Collectif Ruptures
Publié le 10.09.2024 à 14:51
Le dix-septième numéro du journal du collectif est paru.
Au sommaire :
– « Gouverner une population, c’est lui livrer la guerre ». Entretien avec les auteurs du Manifeste Conspirationniste
– Editorial : Le recyclage est une ordure
A retrouver en papier d’ici quelques jours dans différents lieux grenoblois.
Si vous voulez participer à la diffusion, à Grenoble ou ailleurs, faites-le nous savoir.
Et à télécharger ici.
Bonne lecture.
Publié le 10.09.2024 à 14:51
En 2022, 62 millions de tonnes de déchets électroniques ont été produits dans le monde. Chaque Européen génère annuellement 17,6 kilos de déchets électroniques, et il jette 11 kg de matières textiles.
Une partie importante de ces déchets est exportée vers des pays pauvres et notamment au Ghana. L’exportation de déchets dangereux d’un pays à l’autre est normalement interdite depuis 1992, sauf si ceux-ci peuvent être réutilisés ou réparés. Et c’est là-dessus que le trafic s’appuie : sous prétexte de donner des objets qu’on utilise plus en Occident, mais qui pourraient être réparés et réutilisés dans des pays plus pauvres, des containers entiers de smartphones, écrans plats, panneaux photovoltaïques, appareils électroménagers, vêtements… sont vendus (et non pas donnés) au Ghana. Dans ces containers, on trouve effectivement des appareils de seconde main qui pourront être réparés, mais on trouve surtout des déchets irréparables, qui finiront dans des décharges locales ou dans la nature. Ces déchets contiennent de nombreuses substances toxiques, cancérigènes, ou perturbateurs endocriniens.
Des objets frappés d’obsolescence programmée sont ainsi fabriqués par des esclaves modernes, en Inde ou au Bangladesh, utilisés pendant quelques années en Occident, puis ils sont envoyés polluer les plages et les eaux du Ghana.
Pourtant, les décisions politiques continuent à favoriser la production de déchets en imposant la mise en service de technologies à faible durée de vie : par exemple, le rapport E-waste Monitor estime qu’en 2023 2.4 million de tonnes de déchets de panneaux photovoltaïques seront produits. Pourtant, en France, depuis le 1ier juillet 2023, la loi « Climat et Résilience » impose à tous les sites dotés de parkings de plus de 1 500 mètres carrés, soit 65 000 établissements, d’installer des panneaux photovoltaïques sur au moins la moitié de leurs parcs de stationnement. Le « Pacte Solaire » quant à lui, prévoit notamment l’installation d’ici fin 2025 de deux giga-usines de panneaux solaires. Panneaux solaires qui ont une durée de vie comprise entre 25 et 30 ans, couplés à des batteries qui fonctionnent en moyenne entre 4 à 15 ans, et des ondulateurs, dont la longévité est comprise entre 8 et 12 ans. Voilà de quoi bien remplir les décharges du Ghana pour les années à venir.
Ruptures, le 4 septembre 2024
éditorial publié dans La nouvelle vague n°17, septembre 2024
Publié le 10.09.2024 à 14:51
Il y a quatre ans, l’arrivée de la pandémie de Covid-19 en France a déclenché une série de mesures sanitaires destinées à la juguler. De confinements en couvre-feux, de fermetures de lieux publics en pass sanitaire et vaccinal, c’est souvent l’aspect policier de la gestion de la pandémie qui a pris le pas sur l’aspect purement sanitaire sans que cela ne soulève d’énormes vagues de contestation. Dans une tentative de conjurer cette stupeur, le Manifeste conspirationniste, (publié en 2022) resitue la gestion de la crise du Covid dans le temps long : celui du travail fourni par de nombreuses institutions pour manipuler l’opinion et conditionner les masses.
Nous partageons certaines analyses avec ce livre touffu et très documenté, et nous voulions éclaircir certains points (sur le complotisme, la nocivité du virus ou l’extrême-droite). En effet, quand un livre comme celui-ci est publié (puis dépublié, comme on l’apprendra en lisant l’entretien ci-dessous), il est nécessaire de le mettre en débat – l’accueillir avec un silencieux dédain serait ridicule. C’est pourquoi nous avons adressé une série de questions aux auteurs. À lire leurs réponses, notre principale divergence porte sur les dangers d’une position de contre-expertise. Il ne nous semble pas nécessaire de s’appuyer sur des études médicales ultra-spécialisées pour répondre à des questions d’ordre politique, tout comme il nous semble possible de prendre des positions politiques, et même radicales, sans se référer à quelque « vérité » que ce soit. Bonne lecture !
Le trauma, dit un certain Freud, provient de la conjonction de l’effroi et de la surprise. Toutes sortes de documents gouvernementaux publiés depuis lors 1 l’attestent : la gestion de crise du Covid a consciemment manié ces deux leviers, en Chine tout autant qu’en Europe. Il y a là l’exercice par le pouvoir d’un trauma de masse, à l’échelle de pays entiers. Comme le plus souvent après un trauma, ce qui prévaut depuis lors est le silence sur l’épisode, le refus sourd de revenir dessus, l’élusion gênée face à son évocation et, pour finir, une soudaine et tremblante vulnérabilité face à tout ce qui le réactive – les QR codes pour les Jeux Olympiques, une nouvelle campagne vaccinale, le chantage à la mort sociale, à tout propos, pour quiconque ose questionner le consensus imposé sur la guerre en Ukraine, les massacres en Palestine, le « fascisme qui vient », etc. Ce silence témoigne, dans les conversations comme dans les media, du déni dont le trauma fait l’objet. Année après année, le trauma s’approfondit ainsi dans l’inconscient de l’époque d’où, invisiblement, il finit par tout diriger. C’est ce qui fait de ce moment du Covid non un épisode « dystopique », mais un véritable acte constituant qui dessine en un éclair une nouvelle configuration du monde – le genre de moment d’exception par quoi le souverain instaure un nouvel ordre.
La puissance du déni est si grande, si impérative, si générale qu’il a fallu, dans le cas du Manifeste conspirationniste, inventer une procédure sans précédent pour le faire disparaître de la circulation : sa dépublication par Le Seuil après plus d’un an de diffusion du titre – et cela bien sûr dans le silence le plus complet. La perfection de la censure est atteinte quand on censure jusqu’au fait que l’on censure. La question qui se pose à nous tous depuis lors est : comment lutte-t-on contre le déni ? Suffit-il de parler pour cela, au risque de faire de la gestion de crise du Covid une obsession, quand le plus grand nombre « s’efforce de n’y pas penser » (Freud, Au-delà du principe de plaisir) ? Avec 85 % de la population adulte française « vaccinée » deux fois, comment faire ? Qui a envie d’admettre ce qui figure désormais dans les revues médicales les plus « établies » 2, à savoir que le remède « vaccinal » était plus néfaste que le mal qu’il prétendait prévenir pour la plupart des gens, ainsi que le Manifeste osait l’affirmer si scandaleusement ? Comment continue-t-on de vivre en toute innocence quand il s’avère que ce vieil ami qui ne s’est jamais remis des AVC subis suite à la deuxième et la troisième dose est mort de votre bienveillance, sur suggestion de l’entière « société » ? Que dit-on à ceux qui ont perdu leur gamin trop sportif d’une crise cardiaque à quinze ans ou leur compagnon d’un cancer fulgurant du pancréas dans le mois qui a suivi l’injection ? Comment bondir hors du rang des assassins ? Avec le Manifeste, nous avons fait le pari qu’une des façons de ne pas devenir fou de douleur est de prendre un peu de recul, de s’accorder un peu de profondeur, notamment historique. Qui veut se réveiller du cauchemar qu’est l’Histoire doit bien s’attacher à comprendre la succession de désastres qui nous ont amenés à ce point de démence mondiale. C’est la fonction de toutes les généalogies qui figurent dans le Manifeste – non pas un exercice d’érudition, mais une tentative d’exorcisme. Nous sommes les premiers à avoir été affligés de constater la scrupuleuse confirmation de ces généalogies, un mois après la parution du livre, avec la « nouvelle guerre froide » déclarée dans l’affaire ukrainienne. Toute cette rhétorique de la mobilisation totale, tout ce pathos de l’union sacrée, toute cette nouvelle économie vert kaki sont la suite logique de l’offensive lancée à l’occasion du Covid.
Permettez-nous de citer le Manifeste conspirationniste : « L’aberration n’est pas le complotisme, mais le sous-complotisme : le fait de ne discerner qu’un grand complot, alors qu’il y en a d’innombrables qui se trament dans toutes les directions, partout et tout le temps. » (p. 55) Le minimum de sens dialectique requiert de s’abstenir des généralités historiques lorsque l’on s’applique à la compréhension d’une conjoncture particulière. Il y a un petit détail à garder en tête pour qui entend déchiffrer la période actuelle : depuis la fin du XIXème siècle, jamais, à l’échelle sociale autant que mondiale, la richesse et le pouvoir n’ont été si concentrés. Or, comme le dit la préface à l’édition américaine du Manifeste, « il y a un degré d’accumulation de la richesse et du pouvoir tel que les équipes dirigeantes, malgré tout leur empirisme, peuvent déployer des plans et non plus de simples stratégies. » Des plans, vous avez bien lu, non un seul.
Nous ne saurions trop vous recommander la lecture du Manifeste conspirationniste. Contrairement à ce qu’a pu avancer la campagne de diffamation journalistique qui l’a curieusement visé avant même sa parution, il y est question d’« un virus à peine trois fois plus létal que la grippe saisonnière » (p. 255), ce dont tout statisticien sérieux vous dira aujourd’hui, avec le recul, que c’est déjà assez généreux. Face à l’onde mondiale de révoltes qui culmine à l’automne 2019, le Manifeste constate que l’apparition de ce nouveau coronavirus a représenté pour les gouvernants de ce monde une « divine surprise » (p. 91) – ce que la contre-révolution qui se poursuit depuis lors atteste suffisamment.
Il y a quelque chose de touchant dans la façon dont on tente désespérément d’ignorer, en France, les découvertes, les études et les révélations autour de la question du Covid-19 qui paraissent à l’étranger. Qui a entendu parler, en France, du scandale déclenché cet été en Allemagne par la divulgation de l’ensemble de la correspondance concernant la gestion du Covid entre l’Institut Robert Koch et le gouvernement allemand 3 ? Ou de ce que révèlent les statistiques anglaises de mortalité toute cause confondue en fonction du statut « vaccinal » 4, ou de l’étude japonaise sur les effets secondaires de la « vaccination » 5 et des comiques circonstances de sa rétractation ? Qui a eu vent des auditions désopilantes en mai et juin dernier par une commission du Congrès américain d’Anthony Fauci 6 et de Peter Daszak 7, ou de la publication des mails de ces gens-là, ou du projet de l’association écologiste EcoHealth Alliance déposé à la DARPA en 2018 en vue d’introduire dans la protéine Spike d’un coronavirus ce site de clivage de la furine qui rend le SARS-Cov 2 si contagieux chez les humains tout en en faisant une telle anomalie au regard de tous les autres sarbecovirus 8, et d’ y travailler à Wuhan ? Une curieuse magie des esprits veut que ces nouvelles-là ont le plus grand mal à franchir les frontières françaises. A dire vrai, on fait aussi la sourde oreille lorsqu’un historien de la Première guerre mondiale au CNRS, Nicolas Mariot, revient sur l’aberration du confinement, avec ses auto-attestations, ses interdictions dans certains départements d’acheter une seule baguette ou un seul journal à la fois, son déploiement policier inédit, pour y déceler l’expression des « vieilles habitudes de gestion punitive des populations » en France et un degré de bourrage de crâne digne de l’Union sacrée en 1914.
Il y a quelque chose de touchant, aussi, dans la façon dont gauchistes et écologistes se cramponnent, depuis les premiers jours de 2020, à la thèse de la zoonose, du pangolin ou du chien viverrin. Nous comprenons bien tout ce qu’il y aurait d’idéologiquement réconfortant, pour eux et pour nous tous, dans le fait qu’un virus meurtrier ayant « mis la planète à l’arrêt » soit issu des conditions de vie concentrationnaires imposées aux animaux domestiques par l’élevage industriel – que soit enfin reconnu par cette société-même la toxicité et le caractère suicidaire de son organisation. Cette heureuse perspective est seulement contrebattue par toutes les révélations, intervenues depuis lors, sur les recherches de gain de fonction sur des coronavirus potentialisés dans des laboratoires BSL-2 9 à Wuhan. Tout pointe malheureusement vers l’Institut de Virologie de Wuhan. La thèse de la zoonose a en outre ce défaut rédhibitoire que nul n’a jusqu’ici trouvé l’intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme. Permettez-nous de vous renvoyer exceptionnellement au New York Times 10, sans mentionner le Sénat américain 11. Il y a bien une étude portant sur la diffusion du SARS-CoV-2 autour du marché aux fruits de mer de Wuhan en décembre et janvier 2019, soit plus de deux mois après son apparition si l’on en croit son horloge moléculaire 12, mais celle-ci ne saurait porter sur son origine, seulement sur sa propagation. En outre, nous avons à présent un aperçu convaincant de l’ambiance de réelle conspiration qui a entouré, en février-mars 2020, la disqualification par Fauci, Daszak, Farrar ou Collins, de la thèse de la fuite de laboratoire, avec ses réunions clandestines, ses téléphones jetables, ses messages effacés et ses adresses mail ad hoc 13. On sait maintenant que ceux qui ont présidé à la publication dans Nature medecine de la tribune de mars 2020 fustigeant comme « théorie de la conspiration » la thèse d’une fuite de laboratoire en étaient d’abord plutôt partisans, ayant observé la structure moléculaire du SARS-CoV-2. Mais comme l’écrivait alors l’un d’eux : « Un débat prolongé sur de telles accusations [de fuite de laboratoire] distrairait inutilement de leurs devoirs les chercheurs de pointe et causerait inutilement du tort à la science en général, et à la science chinoise en particulier. » Tout est dit, non ?
C’est la même disposition, en nous, qui résiste à l’évidence d’un SARS-CoV-2 échappé d’un laboratoire, au constat de l’aberration propre aux mesures « sanitaires » contre la syndémie 14 de Covid-19, aux preuves du maniement conscient du traumatisme par les gouvernements d’alors ou à prendre la mesure de la cynique malfaisance des multinationales pharmaceutiques. Admettre que les gouvernants ne sont pas juste des nuls et des incompétents qui « font ce qu’ils peuvent », mais que gouverner une population, c’est essentiellement lui livrer la guerre, que donc nous sommes entre les mains de gens qui ne nous veulent aucun bien, c’est voir soudainement le sol se dérober sous l’essentiel de nos certitudes. Cela contredit le rêve si commun d’avoir enfin la paix. Voilà pourquoi tant de victimes de pervers trouvent des excuses à celui qui les traumatise. Les retorses conceptions de la guerre contre-insurrectionnelle au sein de la population sont depuis longtemps passées de l’armée aux services marketing, aux agences de communication et aux sommets des entreprises comme des Etats.
Si nous étions vous, plutôt que d’évangéliser les « conspirationnistes » égarés, nous nous préoccuperions davantage de tous ces contestataires « éclairés», de toutes ces consciences « politisées », de tous ces militants dévoués et bonnes âmes de gauche, qui, à force de s’identifier à la société, se retrouvent périodiquement – à l’occasion d’une pandémie, d’un mouvement de contestation, d’une élection ou de jeux olympiques – à faire exactement ce que les stratèges gouvernementaux veulent qu’ils fassent, et en outre à le justifier idéologiquement et moralement. Il n’y a qu’eux pour ne pas voir que leur façon de débusquer des « fascistes » partout, y compris chez des gens dénués de la moindre consistance politique, flatte certes leur ego, mais fascise effectivement ceux qu’ils dénigrent. Après tout, il n’est pas si simple d’avoir vraiment, singulièrement, sereinement une position, à l’époque du trollage gouvernemental généralisé. Quant à la complicité systémique entre le cœur du pouvoir macroniste et le RN, elle est établie par de multiples sources 15 depuis la séquence électorale de juin et juillet dernier – et il y a encore des idiots de gauche pour voter Elisabeth Borne en se bouchant le nez. Que voulez-vous ?
Non. Comme nous le précisions, le Manifeste conspirationniste a été dépublié au printemps 2023 suite à des pressions internes comme externes au Seuil. En matière éditoriale, la dépublication est une procédure inédite, une invention qui honore assurément le livre pour lequel il a fallu l’imaginer. On dépublie des post Facebook ou des tweets, mais un livre…, qui de surcroît se vend bien. Une « dépublication », pour un livre, cela consiste en une restitution unilatérale aux auteurs de tous les droits, de toutes les sommes et de tous les livres, agrémentée de son effacement du catalogue de la maison d’édition. La France est – faut-il le préciser ? – le seul pays où cela lui soit arrivé. Autant dire que le Manifeste est désormais disponible dans la plupart des « grandes » langues du monde, en dehors de sa langue d’origine. C’est assez génial, non ?
Il y a dans toute cette histoire quelque chose d’assez poutinien, il faut dire. Car non seulement les services de police se sont permis, en amont de la publication, de surveiller nos rencontres pourtant discrètes avec le patron du Seuil, mais ils sont allés jusqu’à intercepter et détruire notre correspondance avec lui, dès lors que nous l’informions avoir grillé leur filature mal faite. La dernière nouvelle, concernant le Manifeste, date de mai dernier : les propriétaires du Seuil ont décidé d’en virer sans sommation le PDG pour, entre autres griefs, avoir osé publier ce livre. Même s’il s’agit seulement pour eux de dissimuler les motivations essentiellement politiques de ce licenciement, il est notoire qu’un certain nombre de gens n’ont jamais digéré sa parution au Seuil.
Neutraliser l’arme rhétorique que constitue, depuis Popper, l’épithète « conspirationniste » en l’assumant dans un sens nouveau – être partisan du fait de conspirer – reste pourtant une bonne idée, et une chose plus que jamais nécessaire. Qui ne voit pas que cette arme sert quotidiennement à disqualifier toute critique de l’existant qui porterait un peu à conséquence ? Mais voilà : nous vivons dans un monde qui manque singulièrement d’Umour ! C’est peut-être cela, au fond, le premier signe du « fascisme ».
Entretien finalisé le 8 septembre 2024.
Article publié dans La nouvelle vague n°17, septembre 2024.
Sur le même sujet, nous vous renvoyons à trois textes publiés antérieurement dans La nouvelle vague et disponibles sur notre site :
Notes
Publié le 27.06.2024 à 17:15
Mercredi 15 juin, l’école de management de Grenoble (GEM) organisait un colloque faisant l’apologie des partenariats entre le monde de l’entreprise et l’armée, et se félicitant des ventes d’armes au niveau international. Sur le parvis : un rassemblement de protestation à l’appel du collectif STopMicro et de la Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme. Nous en avons profité pour poser quelques questions à deux membres du groupe lyonnais de la CRAAM.
La Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme (CRAAM) est une coordination de groupes, qui s’est formée il y a deux ans à Lyon et progressivement étendue à Grenoble et Saint-Étienne. Notre but c’est de répertorier et de lutter contre les forces économiques locales qui travaillent pour la défense.
Nous travaillons régulièrement avec l’Observatoire des Armements (Obsarm) de Lyon, une ONG fondée par des antimilitaristes dans les années 80 qui agit autant pour la préservation de la documentation et de la mémoire antimilitariste, que pour la production d’analyses sur les questions militaires actuelles. Ils mènent des campagnes et des plaidoyers (par exemple la campagne ICAN pour l’abolition des armes nucléaires et la transparence sur les ventes d’armes).
Il y a deux ans, l’Obsarm a publié le rapport La guerre se fabrique près de chez nous. Ce dossier dénonçait plus particulièrement les entreprises régionales exclusivement militaires (comme Arquus ou Nexter) ou militaro-civiles (comme Sofradir devenue Lynred, Corpguard, Métravib, Nobel Sport) dont les produits ont été utilisés pour réprimer des populations et mener des guerres un peu partout sur la planète. Suite à une réunion d’information sur ce rapport, nous avons lancé notre groupe sur Lyon.
On était d’accord avec l’Obsarm : il faut parler de choses concrètes et que l’on peut cibler sur le terrain. Et le concret, c’est la production d’armement par l’État français et par des entreprises françaises.
La région Rhône-Alpes est bien dotée dans ce domaine : en banlieue de Lyon, l’entreprise Arquus produit tout ou partie des véhicules blindés pour l’armée. A Roanne et Saint-Etienne, on trouve deux sites du groupe KNDS, le « leader européen de la défense terrestre », qui produit du matériel militaire pour le combat terrestre, aéroterrestre, aéronaval et naval. A Saint-Héand, en banlieue de Saint-Etienne, Thalès produit des composants optroniques pour les combattants, comme des jumelles de vision nocturne. A Villeurbanne, Safran Landing Systems produit des systèmes d’atterrissage et de freinage, pour l’aviation notamment militaire.
Au-delà de ces grands groupes, la région Rhône-Alpes héberge également de nombreuses PME spécialisées dans le domaine militaire. Il y a par exemple Metravib Defence qui produit des détecteurs de tirs acoustiques pour la défense, la protection des soldats, des sites sensibles et des véhicules. Ou encore PGM Precision, qui produit des fusils pour les armées française, suisse, saoudienne, slovène et lettone. D’autres entreprises ont des activités duales, comme Delta drone ou Elistair, qui produisent à la fois des drones civils et militaires. La dualité (qui consiste à fabriquer des objets qui peuvent être utilisés à la fois par le civil et par le militaire) est très recherchée. Elle est encouragée à la fois par la Délégation Générale de l’Armement (DGA) dont le slogan est « Forger les armes de la France » et par le monde économique. En effet, en France, la plupart des marchés militaires sont trop réduits pour permettre à une entreprise de développer des produits et être rentable. La dualité permet d’augmenter les marchés et d’éviter aux entreprises d’être « coincées » sur les marchés militaires, qui sont parfois un peu risqués. La plupart des PME implantées sur les marchés de la défense, la sécurité ou la sûreté sont membres du cluster EDEN.
Le cluster EDEN est un regroupement créé en 2009 par la Direction Générale de l’Armement (DGA) et la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Lyon, Saint-Étienne et Roanne pour mieux connaître sa Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD). À l’origine régional, ce cluster a maintenant des délégations dans toute la France et compte plus de 120 entreprises, certaines qui ne font que du militaire, d’autres qui font seulement une partie de leur chiffre sur l’armement. Vous pouvez consulter la liste des PME qui font partie de ce cluster sur son site internet. Il y a par exemple Paraboot, une marque de chaussures de luxe qui fait aussi des chaussures pour l’armée ; ou Bollé, qui fait des casques de vélos… mais aussi des casques militaires. On trouve aussi des entreprises qui font des tissus techniques, qui peuvent être utilisés pour l’aviation, ou pour le camouflage…
Le cluster EDEN est hébergé par la CCI, il touche des financements de la Région AuRA, notamment pour être présent dans des salons internationaux sur la défense et la sécurité. La CCI joue un rôle important dans la promotion de l’industrie militaire. Elle s’est par exemple lancée dans la création d’un campus européen de la sécurité globale.
Ainsi, si à Grenoble, c’est le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), qui est au centre du système, à Lyon c’est la CCI de Lyon Saint-Étienne Roanne qui semble jouer ce rôle d’impulsion et de développement commercial dans le domaine militaire. Elle y a d’ailleurs une longue tradition car elle possède le Banc National d’Épreuve qui est le seul organisme autorisé en France à tester les armes légères (civiles et militaires) et les blindages.
Nous avons commencé par des séries d’affiches qui dénonçaient les entreprises militaires ou duales (c’était la campagne « Qui suis-je ? ») ou la propagande de l’armée.
Nous avons aussi organisé des rassemblements avec tractage devant la CCI pour dénoncer l’existence du cluster EDEN, et récemment, à l’occasion des vœux de la CCI en janvier 2024, l’implication d’entreprises du cluster dans les exportations clandestines d’armes vers la Russie (Elistair par exemple), les ventes d’armes à Israël mais aussi au Sénégal, à la Turquie… L’actualité ne doit pas faire oublier que l’industrie de l’armement doit être dénoncée dans sa globalité. C’est pour cela que nous avons aussi co-organisé avec Écran Total une action contre le Salon de l’Internet Des Objets (SIDO) de Lyon à laquelle a participé STopMicro. Nous étions aussi présents avec tracts et banderoles aux manifs de StopMicro et à celles des opposants à Arkema.
Le militaro-sécuritaire s’appuie sur des produits plus ou moins sophistiqués (des missiles aux puces high tech en passant par les tonfas ou les sels de lithium et les PFAS) dont la conception, la fabrication, la commercialisation et l’utilisation mettent en jeu des ressources naturelles, des usines, des technologies, de l’exploitation de main-d’œuvre, la recherche de profit, des idéologies (sécuritaires, technophiles, militaristes), la destruction de l’environnement et des humains. Tout cela forme un système capitaliste global qu’il faut combattre.
On sait que nos affiches ont fait réagir l’entreprise Corpguard, une société militaire privée, elle-même issue de Secopex, fondée par plusieurs anciens militaires dont Pierre Marziali, un ancien du 3e régiment de parachutistes d’infanterie de marine, qui était lié à différents services secrets.
Le PDG de Corpguard donc, David Hornus, un ancien paramilitaire, a fait des posts incendiaires sur Linkedin avec des photos de nos affiches en menaçant de porter plainte, parce que ça mettait en cause sa « réputation ». En fait c’est ça qui leur fait encore très peur : les « dommages réputationnels », la peur de perdre des marchés parce que d’autres entreprises ne voudraient pas être associées à eux.
C’est ce qui est arrivé récemment à Lynred avec Philips qui a rompu un contrat avec eux suite aux informations de l’Obsarm et de Blast sur leurs exportations clandestines de matériels en Russie. Ces exportations ont continué allègrement en 2023.
Un autre aspect est le financement. Avoir des refus de financement de la part de banques – parce qu’en réalité les banques sont pour l’instant assez frileuses pour financer l’économie de guerre – les ennuie.
Les banquiers ne sont pas si chauds que ça pour se lancer dans le secteur de l’armement, pas pour des raisons de morale ou de pacifisme mais parce qu’existent des « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance » (ou critères ESG) européens qui permettent d’évaluer la performance extra-financière d’une entreprise sur, entre autres choses, sa politique de développement durable, la protection de la biodiversité et la lutte contre la corruption.
Ils sont donc en train de magouiller au niveau européen pour que ces critères ne s’appliquent pas pour la « finance patriotique » liée à l’industrie militaire.
Les entreprises miliaires ont donc des fragilités, sur lesquelles il est possible d’appuyer. Elles ont perdu l’habitude de se faire embêter. On voit que dès qu’on leur pose des questions, très vite leur moralité de façade s’effondre. Elles veulent bien vendre des trucs dégueulasses dans le monde entier mais dans la discrétion.
Sur la question de l’impact, comme il n’y avait plus beaucoup de mobilisation contre l’industrie de l’armement, disons que nous sommes en progression et que notre impact, bien que modeste, participe à la repolitisation et à la critique du système militaire.
Les secteurs du militaire et du sécuritaire sont très liés. Des chercheurs ont théorisé cette liaison sous le nom de « continuum de sécurité globale », qui englobe la police publique ou privée, les armées publiques ou privées, les chercheurs, les administrations… Depuis la fin de la guerre froide, c’est une doctrine qui vise à rapprocher, à créer des liens entre les multiples facettes du militaire et du sécuritaire : armée, police, industrie, etc. Ces liens et autres « retours d’expérience » partagés bénéficient à tous les acteurs du monde militaro-sécuritaire, et donc aux États qui les tiennent en laisse. Dans les faits, on se rend compte que les guerres ont pris de plus en plus des aspects de « maintien de l’ordre » (la guerre en Ukraine est une exception), et que la police se militarise, autant au niveau du matériel que de la doctrine.
Le fait est qu’il y a un climat très plombé, qui est entretenu. Le Covid a eu un effet d’opportunité pour les gouvernants. Par exemple avec la mise en place du Conseil de défense sanitaire, qui était quelque chose qui échappait à tout contrôle démocratique, et qui échappait même au contrôle des ministres concernés. Le Covid a aussi vu l’émergence de tout un discours étatique basé sur la peur et l’obéissance aveugle.
À présent, c’est avec les menaces de guerre que les gouvernants ont décidé de faire peur. La rhétorique militaire est très présente.
C’est au niveau local qu’on peut agir. Nous, ce que nous essayons de faire c’est de montrer l’impact et les implications de ces industries. De les replacer dans une critique globale et de repolitiser cette question. On essaye de balayer devant notre porte : plutôt que d’être dans des combats lointains, on s’en prend aux industriels près de chez nous.
Il y a aussi tout un discours et des pratiques anti-militaristes à reconstruire. Celui-ci, encore très présent de l’après 68 aux début des années 90, a quasiment disparu en tant qu’expression politique et sociale. C’est lié à la suppression du service militaire par Chirac et à la croyance des « dividendes de la paix » liés à la disparition de l’URSS, mais aussi au passage à une armée professionnelle réduite par rapport à celle qui existait avant, au relatif effacement de la rhétorique patriotique, au discours « humaniste » sur les missions de paix menées par cette armée, et au non-renouvellement de la génération militante qui a porté des luttes historiques (insoumission et objection, Larzac).
Sur la guerre en Ukraine par exemple, dans les rares discours anti-militaristes qu’on a vu circuler à l’échelon international, il y avait un côté très moralisateur et idéologique. Sincèrement : nous, en tant qu’antimilitaristes en France nous avons vraiment du mal à dire ce que nous aurions fait dans une situation comme celle-là. S’engager ? Fuir ? Résister ? Et de quelle manière ?
Nous pensons d’ailleurs qu’en tant qu’antimilitaristes, si on peut lutter contre la guerre c’est avant qu’elle n’arrive. Une fois qu’elle est là, c’est beaucoup plus compliqué et l’on fait comme on peut. Alors, au vu du climat international, ce serait vraiment le moment d’avoir un discours construit et des interventions pour freiner l’implication de la France dans ces dynamiques.
Tout est à réinventer. Par notre action à l’échelle locale, on essaye d’y contribuer.
Entretien finalisé le 12 juin 2024.
Pour aller plus loin : https://craam.noblogs.org et https://obsarm.info
Article publié dans La nouvelle vague n°16, juillet 2024.
Publié le 27.06.2024 à 16:56
Le seizième numéro du journal du collectif est paru.
Au sommaire :
– Editorial : Du Pass sanitaire au Pass jeux
– « C’est au niveau local qu’on peut agir ». Entretien avec des membres de la Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme (CRAAM)
– Tu veux ma photo ?
A retrouver en papier d’ici quelques jours dans différents lieux grenoblois.
Si vous voulez participer à la diffusion, à Grenoble ou ailleurs, faites-le nous savoir.
Et à télécharger ici.
Bonne lecture.
Publié le 27.06.2024 à 16:52
Du 18 au 26 juillet prochain, pour accéder à la « zone grise » où se dérouleront les jeux olympiques à Paris, les piétons et cyclistes (y compris les riverains) devront présenter un pass jeux, sous la forme d’un QR code, délivré par la préfecture de police.
Lorsque notre groupe s’est formé, le gouvernement venait juste d’instaurer le pass sanitaire : beaucoup pensaient alors que l’obligation de présenter un QR code pour accéder à un certain nombre de lieux n’était qu’une mesure provisoire prise dans une période de crise. Mais cette période a profondément changé les mentalités et nous nous sommes résignés à la généralisation de ce dispositif qu’est le QR code, de sorte qu’il ne semble plus possible de revenir en arrière.
Que ce soit pour prendre le bus ou le train, pour aller voir un spectacle, pour participer à un festival, pour visiter un musée… nous nous sommes habitués à devoir présenter ce précieux sésame. La personne qui le flashe a souvent accès à des données auxquelles elle n’aurait normalement pas accès, comme nos noms, prénoms, ou encore notre date de naissance. Il est de plus en plus difficile de circuler, de voyager ou de se rendre des lieux qui font partie de la vie quotidienne de façon anonyme.
A l’heure où de nombreuses voix s’inquiètent, à juste titre, de la possibilité qu’un gouvernement d’extrême droite prenne le pouvoir en France, nous nous interrogeons. L’autoritarisme caractéristique de notre époque est autant technologique qu’économique et social. La banalisation de pass électronique est aussi inquiétante que le vote de lois anti-migratoires, la venue au pouvoir du RN, les appels à une « économie de guerre » ou encore que les militaires lourdement armés qui sillonnent nos rues. Tout cela forme un continuum de mesures techno-autoritaires, contre lesquelles nous devons lutter.
Ruptures, le 26 juin 2024
éditorial publié dans La nouvelle vague n°16, juillet 2024
Publié le 03.06.2024 à 16:52
A l’occasion de la sortie du journal La nouvelle vague n°15, le collectif Ruptures vous invite à une présentation de l’article « Le cauchemar de l’écologie technocratique », à propos de la bande dessinée Le monde sans fin de Jancovici et Blain.
Jeudi 13 juin 2024, 19h
à l’Université Autogérée
921 rue des résidences, campus de Saint-Martin d’Hères
Vous pouvez lire l’article ici et télécharger le journal ici.
Publié le 12.05.2024 à 13:48
Peut-être, comme beaucoup de nos concitoyens, avez-vous oublié la période orwellienne du confinement/couvre-feu/pass sanitaire/obligation vaccinale commencée au printemps 2020. C’était il y a quatre ans et, pour tout vous dire, à Ruptures, cette difficile période nous reste encore en travers de la gorge ! Mais nous ne sommes pas les seuls : il y aussi le CNRS.
Ce dernier a publié en avril un entretien avec un chercheur qui a étudié la gestion de la crise du Covid par les différents États européens. Le sociologue et historien Nicolas Mariot1 démontre ainsi que la France a été parmi les pays d’Europe où la surveillance, le contrôle et la contrainte ont été les plus fortes. Il l’explique par des causes structurelles de constitution de l’État français, notamment sa maîtrise du maintien de l’ordre depuis les années 1960.
Mais ceci n’explique pas tout. Nous pensons que cet autoritarisme libéral a aussi des causes politiques. De Macron à EELV en passant par LR, LFI et le RN, on sent bien une crispation dans les discours et les directives de ceux qui sont au gouvernement (ou qui souhaitent l’être). Tous les prétextes semblent bons pour aller vers la guerre, compliquer la vie des pauvres et durcir les rapports au travail : contexte géopolitique belliciste (il faut répondre aux attaques), crise environnementale (il faut sauver la planète), montée du chômage (les chômeurs touchent trop d’allocs), menace terroriste (etc). Ceux qui en profitent : les puissants de ce monde.
Les États forts sont renforcés dans leur rôle de « gendarmes de la planète », interceptant des missiles iraniens, tout en sonnant le clairon de la guerre atomique ; les gros industriels voient leurs chiffre d’affaires exploser (les ventes de canons comme au bon vieux temps de la Guerre froide y contribuent) ; le CAC 40 est toujours au beau fixe malgré les crises environnementales et les contestations… Et pendant ce temps nos politiques affûtent leurs couteaux pour les européennes – et surtout les présidentielles de 2027. On ne se risquera pas à des pronostics, mais tout ce que l’on sait c’est que les amis de la liberté et de l’autonomie ont du souci à se faire ! A moins que…
Ruptures, le 7 mai 2024
éditorial publié dans La nouvelle vague n°15, mai 2024
(1) Auteur avec Théo Boulakia de L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Anamosa, 2023.
Publié le 12.05.2024 à 13:47
Le quinzième numéro du journal du collectif est paru.
Au sommaire :
– Editorial
– Le cauchemar de l’écologie technocratique, à propos de la BD Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Blain
– La bombe atomique écolo
– Qui a peur?
A l’occasion de la sortie de ce numéro, nous organisons une soirée de présentation ou nous pourrons discuter de l’article central. La date n’est pas encore fixée à l’heure actuelle : elle sera annoncée ici même et via notre liste mail.
A retrouver en papier d’ici quelques jours dans différents lieux grenoblois, parmi lesquels : librairie Les Modernes (rue Lakanal), librairie La Nouvelle Dérive (place Sainte-Claire) bibliothèque Antigone (rue des Violettes), bar Le Square (place docteur Martin), bar Le Saint Bruno (rue Abbé Grégoire), Le Café vélo (rue Nicolas Chorier), centre social tchoukar le 38 (38 rue d’Alembert), bar Le Trankillou (boulevard Joseph Vallier), bar Le Coq-tail (rue de Turenne), la Salle Noire…
Si vous voulez participer à la diffusion, à Grenoble ou ailleurs, faites-le nous savoir.
Et à télécharger ici.
(version pdf en cahier ici)
Bonne lecture.
Publié le 10.05.2024 à 23:02
A propos de la BD Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Blain
Comme plus de 820 000 lecteurs, nous avons lu la bande dessinée Le monde sans fin, publiée en 2021. Ce livre resitue la crise climatique dans une histoire longue des sociétés humaines et de leur consommation énergétique et propose un scénario de « sortie de crise » basé sur… le nucléaire ! Si nous partageons un certain nombre de constats avec les auteurs, nous pensons que Le monde sans fin est emblématique de l’écologie technocratique qui a le vent en poupe, et qui est une fausse bonne idée – en fait, un vrai cauchemar.
Nous avons apprécié certains éléments du livre. Ainsi, il montre de façon pertinente que notre mode de vie dépend entièrement d’infrastructures matérielles énergivores, y compris dans des domaines où l’importance de l’énergie est souvent un impensé. Derrière chaque élément de confort dont on bénéficie (eau courante, électricité, chauffage, isolation, canalisations, câbles, routes nourriture, etc.) se cache une dépense d’énergie, qui repose sur la consommation de ressources (pétrole, nucléaire, hydroélectricité…)1.
Le monde sans fin essaye de mettre en perspective les liens entre les structures sociales, la productivité et la consommation d’énergie. Le livre rappelle par exemple que si la productivité agricole a été très largement augmentée au cours des dernières décennies, cela s’est fait au prix d’une dépendance au pétrole très importante. C’est le pétrole qui sert à nous nourrir et à nous épargner des efforts. Le livre décrit même un rapport causal entre abondance énergétique et changements sociaux. L’« État Providence » (congés payés, aides sociales, services publics de qualité…) est apparu en même temps que l’énergie abondante. Le monde sans fin affirme que c’est parce que la productivité et les richesses ont augmenté que les luttes sociales ont pu imposer une meilleure répartition des richesses. Mais ce lien est présenté par les auteurs comme mécanique, nécessaire. Nous y reviendrons.
Parmi les autres points que nous pourrions reprendre à notre compte, il y a le rappel que les énergies renouvelables ne remplacent aucune autre source d’énergie, mais qu’elles s’y ajoutent : il n’y a pas d’énergie verte, chaque type d’énergie a ses inconvénients lorsqu’elle est utilisée massivement. Par exemple, le solaire artificialise des terres, l’éolien demande beaucoup d’espaces, dégrade les sous-sols, et les deux demandent beaucoup de métaux pour leur construction, tout en ne durant que peu de temps…
Et puis, évidemment, Jean-Marc Jancovici défend des propositions de bon sens : relocaliser la production, ne pas tenir pour responsables du désastre environnemental les agriculteurs (qui en sont en partie les victimes), supprimer les centres commerciaux, privilégier des aménagements où on peut se déplacer à pied, etc.
Pourtant, au-delà de ces préoccupations communes, la vision politique exposée dans cette bande dessinée nous semble faire partie du problème, et non des solutions. En effet, cette vison est formée sur le même modèle que celle qui nous a conduits à l’impasse actuelle : c’est une vision d’expert. L’expert, c’est celui qui se présente comme un simple interprète de forces supposées prédictibles. C’est celui grâce à qui on pourrait analyser scientifiquement l’ensemble des forces en présence et en déduire mécaniquement les décisions à prendre. Notre principale critique s’adresse à cette manière de penser qui ne donne le statut de connaissance qu’à ce qui est quantifiable. Le reste (l’amitié, l’expérience, les choix politiques, l’éthique…) serait négligeable. On peut qualifier ce raisonnement basé sur le calcul de pensée technicienne. Et cette pensée a hélas envahi bon nombre d’analyses de la crise écologique et de manières d’en penser des solutions.
Le monde sans fin applique ce qu’on pourrait appeler un réductionnisme énergétique : toutes les choses et tous les êtres (humains, voitures, plantes, structures sociales…) sont vus comme des systèmes convertisseurs d’énergie. Le cycliste convertit l’énergie organique en coups de pédales tout comme l’éolienne transforme la force du vent en électricité. Cycliste, éoliennes, animaux de trait, tracteurs, structures sociales : même combat. Ainsi, la bande dessinée assimile les êtres vivants à des machines. Considérés comme de simples vecteurs d’énergie, ils deviennent alors manipulables, gouvernables et prévisibles. Cette « écologie » à coups de « crédit individuel carbone »2 ouvre la voie à la tentation de l’ingénierie sociale. Celle-ci prétend réguler la vie des individus « pour leur bien et celui de la planète » en traitant les humains, les voitures, les plantes, comme des flux, des variables dans une équation.
Finalement, voici le cœur de l’argumentation du livre : l’énergie est ce qui nous permettrait d’échapper à la pénibilité d’une vie courte et misérable. Pour seule preuve, la répétition sans cesse que « c’était pire avant », ce qui est le meilleur moyen de relativiser notre mal-être présent et de couper court à toute contestation de la fuite en avant technologique : « Je n’en peux plus de la numérisation de l’administration, mais bon, avant on mourait à 30 ans. »
Appliquant ce « technicisme », Le monde sans fin nous met face à un choix ultime : le nucléaire ou le chaos. En effet, le nucléaire est présenté comme un parachute d’urgence, obligatoire à utiliser – au moins provisoirement – pour surmonter les effets du dérèglement climatique. Et pour, éventuellement, aller vers une société où l’on consommerait moins.
Nous pensons au contraire que prôner le recours à l’énergie nucléaire est un moyen aberrant pour aller vers la décroissance. Le développement du nucléaire nous rend encore plus vulnérables aux conséquences du dérèglement climatique. Que surviendrait-il en cas d’accident nucléaire lié à l’accroissement de ce dérèglement ? Voyez l’impact des canicules et sécheresses sur la sécurité des centrales nucléaires qui, pour refroidir, ont besoin de beaucoup d’eau. De plus, il n’y a pas d’« atterrissage » possible avec le nucléaire, il ne peut être une énergie de transition : la gestion de ses déchets nous enchaîne à lui pour des milliers d’années, créant une dette insolvable3.
Par sa promotion du nucléaire, la vision portée par Jean-Marc Jancovici implique donc des compétences hyper spécialisées et hiérarchisées que seuls des États peuvent fournir, comme il l’affirme lui-même : « On ne fait pas de nucléaire de manière sérieuse dans un pays sans un État planificateur et constant »4. Son écologie est donc une écologie du haut, qui repose à la fois sur des spécialistes (à même de faire fonctionner des infrastructures ultra-complexes), et sur un État (à même d’assurer l’existence et la sécurité de ces infrastructures). Elle s’oppose radicalement à la nôtre, une écologie du bas mue par le principe d’autonomie, c’est-à-dire par la capacité à avoir une prise sur nos conditions d’existence, une écologie du plus grand nombre qui repose sur des savoirs assimilables et appropriables par tout un chacun.
Cette tendance techniciste gagne aujourd’hui du terrain. En atteste la popularité de Jean-Marc Jancovici, les ventes de cette BD ou le retour en force du nucléaire qui fait consensus de Macron à une certaine frange d’EELV et de ses sympathisants ; et c’est ce qui justifie que nous nous intéressions à cette bande dessinée trois ans après sa sortie. Le discours dominant centré autour du réchauffement climatique conduit à se focaliser sur la promotion de technologies dites « décarbonées », comme le nucléaire. Pourtant, se focaliser sur les émissions de CO2 occulte les autres composantes de la crise écologique : l’amenuisement des ressources, l’acidification des sols et des océans, la perte massive de biodiversité, les pollutions variées, etc. Surtout, cette grille de lecture ne remet pas en cause ce qui constitue le fondement de la crise écologique : le capitalisme industriel.
Bien loin de la question des émissions carbone, historiquement, c’est autour de la lutte contre le nucléaire civil que l’écologie politique a vu le jour en France dans les années 1970, avec des luttes comme celles de Fessenheim, Plogoff ou Creys-Malville. L’opposition des premiers écologistes au nucléaire reposait à la fois sur le risque que faisaient peser les radiations sur l’être humain et la nature, mais aussi sur le caractère antidémocratique et technocratique du nucléaire, ainsi que sur une critique du capitalisme industriel et de la société de consommation de masse qui l’accompagne. L’un des textes importants de l’écologie politique donne le ton : « Le nucléaire, dans la mesure où il comporte des risques irréversibles et où il est imposé de façon autoritaire, montre bien que les populations n’ont pas aujourd’hui le pouvoir de gérer leur vie. Gérer sa vie, c’est ça la Politique ! La politique, c’est enlever dès maintenant le monopole des décisions qui nous appartiennent des mains des technocrates et des experts scientifiques et politiques (…) Nous dénonçons un choix de société qui repose sur la surconsommation, née de l’étalage de la marchandise et de l’intoxication publicitaire et sur le gaspillage industriel, qui conçoit ces produits sans tenir compte de l’épuisement prochain des réserves de matières premières de la planète. » (Plateforme de Porsmoguer, 6 décembre 1975)
Le monde sans fin soulève pourtant un point très juste : critiquer la société industrielle doit nous conduire à rejeter une part immense de ce qui constitue nos quotidiens. C’est-à-dire l’abondance et le confort permis par l’industrialisation et les énergies fossiles. Mais que faire, alors ? Face à cette emprise du capitalisme industriel sur nos existences, c’est souvent un vide vertigineux qu’on imagine lorsqu’on évoque la déprise. Les écologistes radicaux sont alors sommés d’expliciter le futur souhaitable, et on nous pose tout un tas de questions existentielles auxquelles nous ne sommes pas en mesure de répondre. Quel degré de technologies serions-nous prêt-es à accepter ? Faut-il garder les IRM ? Les trains ? Les moissonneuses-batteuses ? Comment nourrir huit milliards d’êtres humains sans énergies fossiles ? Et quel programme pour décroître ? Etc. C’est à cet exercice périlleux que Jean-Marc Jancovici tente de répondre : comment changer de direction ? Et c’est une des raisons qui lui vaut ce succès, car il est rassurant lorsqu’on navigue en eaux troubles de s’imaginer suivre un cap !
Évidemment, ces questions ne sont pas absurdes : nous aimerions nous aussi pouvoir répondre à ce que serait un changement de cap. Mais nous savons à quel point il est malaisé d’aborder avec légèreté ces questions et de prétendre proposer un « programme », une « société idéale » clé en main. Ce serait en décalage complet avec la marche du monde : emballement de la consommation, explosion de la production, augmentation de la présence des technologies dans nos vies. De plus, il nous semblerait présomptueux d’esquisser les traits de la société que nous appelons de nos vœux tant les paramètres de ce qui constituera « le futur » sont inédits. De la gestion des communs négatifs (fleuves et nappes phréatiques contaminées, industries et technologies polluantes), au contexte géopolitique belliciste, en passant par le panel de possibles crises écologiques (zoonoses, grands feux, sécheresses, etc.) : comment prétendre suivre un plan de changement de cap quand le futur apparaît si incertain ? Et quand bien même ces paramètres seraient maîtrisables, est-ce bien à cinq ou six sur un coin de table en écrivant un article pour La nouvelle vague ou une BD pour Dargaud, qu’on fait des projets de société ? Ce n’est pas une question d’experts, cela devrait se débattre et se trancher de façon démocratique. C’est justement ce point qui fait la différence entre son écologie et la nôtre. Car si les réponses apportées à ces questions cruciales viennent d’en haut, l’« écologie » du futur pourrait bien se transformer en un véritable cauchemar.
Alors, nous pensons que c’est dans le présent qu’il convient d’agir, afin de saborder le futur promis. La marche du monde est au développement technologique, ce qui nous éloigne toujours davantage de nos capacités d’autonomie et de subsistance. C’est donc ce développement qu’il convient de freiner pour minimiser la dette à venir. Nous aspirons à une société du moins, de la limitation et de la simplicité. Une société humaine consciente du fait qu’elle s’inscrit dans un milieu écologique avec ses propres besoins, parfois antagonistes aux siens et avec lesquels il lui faut donc composer. Une société qui prenne en compte les limites spatiales, physiques, biologiques, temporelles, etc. que des décennies de développement technologique ont fait oublier en nous donnant l’illusion que tout est possible (hypermobilité, hyperconnectivité, abondance, déni du corps, de la terre, etc.). C’est guidés par des principes d’autonomie, de solidarité, d’émancipation et de responsabilité que nous cherchons à aiguiller le futur, en diffusant nos idées et grilles d’analyse. Afin que germent des alternatives à ces visions technicistes et autoritaires de l’écologie. Car l’écologie est une question politique, et non une question d’experts.
Ruptures, le 7 mai 2024
Article publié dans La nouvelle vague n°15, mai 2024.
Pour aller plus loin :
Notes :
(1) Nous avons évoqué ce point dans « Énergie : le virage autoritaire », La nouvelle vague n°7, décembre 2022.
(2) Le Journal des activités sociales de l’énergie, avril 2021.
(3) Nous avons fait l’historique du développement du nucléaire en France dans « Nucléaire : la société du risque », La nouvelle vague n°11, juin 2023.
(4) Le Journal des activités sociales de l’énergie, avril 2021.