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17.04.2024 à 11:01

« Tant qu’il n’y aura pas de sanctions, ni de cessation de livraison d’armes à Israël, les responsables israéliens continueront »

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En dépit du vote d’une résolution de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » dans la bande de Gaza le 25 mars dernier, grâce à l’abstention des États-Unis, Israël continue de bombarder et de massacrer la population civile palestinienne quasiment sans répit depuis fin 2023. Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, y voit le signe d’un … Continued
Texte intégral (3581 mots)

En dépit du vote d’une résolution de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » dans la bande de Gaza le 25 mars dernier, grâce à l’abstention des États-Unis, Israël continue de bombarder et de massacrer la population civile palestinienne quasiment sans répit depuis fin 2023. Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, y voit le signe d’un profond sentiment d’impunité chez les dirigeants israéliens. Interviewé par QG, ce dernier souligne l’hypocrisie, voire la duplicité des pays occidentaux qui continuent de livrer des armes à Israël tout en se positionnant favorablement à l’idée d’un cessez-le-feu. Un comportement qui pourrait bien un jour coûter très cher aux pays de l’OTAN, le conflit israélo-palestinien accentuant la désoccidentalisation du monde, notamment à travers la plainte déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice en janvier dernier. Interview par Jonathan Baudoin

Didier Billion est directeur adjoint de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et auteur de « Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde » (éditions Agone, 2023)

QG : Pourquoi le vote de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » n’a pas marqué de tournant dans la bande de Gaza ?

Didier Billion : Il y a deux éléments de réponse à apporter. Le premier, c’est qu’on est, tout de même, à l’orée d’une nouvelle étape puisqu’on se souvient que, depuis le 7 octobre, à trois reprises, les États-Unis avaient posé leur veto à des résolutions portées au Conseil de sécurité, visant à obtenir un cessez-le-feu. Cette fois-ci, ils se sont abstenus et on sait très bien que dans le fonctionnement du Conseil de Sécurité, une abstention permet de passer ladite résolution. De ce point de vue, il y a une véritable évolution de la part des États-Unis.

Rappelons toutefois que cette résolution n’est pas contraignante à l’encontre de l’État d’Israël. La meilleure preuve, c’est que depuis l’adoption de cette résolution, les dirigeants israéliens continuent de bombarder de façon aussi intensive et sauvage que lors de ces derniers mois. Et surtout, en matière d’aide, notamment militaire, de la part des États-Unis à l’État d’Israël, rien n’a changé. Il y a une forme de duplicité de la part des États-Unis. Ils ont bougé dans la mesure où ils se sont abstenus de leur veto. Tant mieux ! C’est un point d’appui. Mais dans le même mouvement, il y a eu 100 envois aériens de livraisons d’armes à Israël depuis le 7 octobre. C’est quelque chose d’énorme. Il faudra suivre cela, mais ce serait une aide militaire de plusieurs milliards de dollars. Tant qu’il n’y aura pas de sanctions, ni de cessation de livraison d’armes à Israël, les responsables israéliens continueront.

Que faudrait-il pour contraindre l’État d’Israël à stopper l’opération militaire en cours ?

Je pense qu’il n’y a pas 36 solutions. Il y a la nécessité, pour ma part le souhait, que dans les plus brefs délais, les accords d’association avec Israël, concernant les États-Unis, mais aussi l’Union Européenne, dont la France, doivent être suspendus, voire dénoncés, car on sait fort bien, vu la composition du gouvernement israélien, que seul le rapport de force peut peser sur la situation. La seule manière de faire plier Israël est de lui imposer des sanctions économiques. Les dirigeants israéliens ne comprennent que la force, qu’ils utilisent brutalement contre les Palestiniens. Le propos, c’est d’être aussi rudes et brutaux qu’eux, sans opération militaire bien entendu. Je parle de sanctions économiques, politiques. Ce sont des décisions qui peuvent se prendre concrètement. Les bonnes résolutions, les déclarations, sont nécessaires. Mais totalement insuffisantes.

Lundi 25 mars 2024, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte une résolution réclamant un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, grâce à l’abstention des États-Unis, ici représentés par l’ambassadrice Linda Thomas-Greenfield

J’observe le secrétaire général de l’ONU qui mène un combat de principes depuis des semaines. Il a raison sur ce qu’il déclare. Il a dénoncé la politique israélienne à maintes reprises. Mais comme il n’a pas les moyens d’imposer des sanctions envers qui que ce soit, les dirigeants israéliens continuent leur œuvre de mort méthodique comme si de rien n’était. C’est une leçon de ces six derniers mois, mais on peut remonter beaucoup plus loin dans le temps du fait que les dirigeants israéliens jouissent d’un total sentiment d’impunité. À un moment donné, il faut dire stop ! On dénonce tel accord d’association. On arrête les livraisons d’armes. On arrête les livraisons économiques. Et là, peut-être que leur position évoluerait. Il y a urgence car pendant ce temps-là, il y a des gens qui meurent de faim dans des conditions d’inhumanité barbare.

Depuis le lancement des représailles après l’attaque du Hamas du 7 octobre, le gouvernement israélien – et ses soutiens en Occident – accusent l’ONU ou d’autres instances internationales d’antisémitisme. N’est-ce pas plutôt sa politique à l’égard des Palestiniens qui fait désormais monter l’antisémitisme dans le monde?

Oui. À nouveau, il y a deux niveaux de réponse. Tout d’abord, les Israéliens sont passés maîtres, depuis longtemps, dans l’art d’accuser d’antisémitisme toute personne, toute institution ou tout gouvernement qui ose porter une critique à l’égard de leur politique. C’est une ritournelle classique qui, depuis le 7 octobre, prend une ampleur considérable.

Mais ce qui est terrible, dans cette histoire, c’est qu’à travers le monde, cette politique de la terre brûlée, dont la Cour internationale de justice a évoqué des intentions génocidaires, peut nourrir, et c’est regrettable, des critiques, des actions, des manifestations dont certaines peuvent en effet avoir un caractère antisémite. Honnêtement, je crois que c’est là un aspect infiniment minoritaire. Qu’il y ait des antisémites, je le regrette et le condamne. Mais pour l’instant, dans le mouvement de solidarité internationale à l’égard des Palestiniens, l’immense majorité des positions, qu’elles soient individuelles, d’intellectuels, de responsables politiques, de gouvernements, ne peuvent pas être qualifiées d’antisémites. Elles sont critiques à l’égard de la politique d’Israël. Mais à travers le monde, le mouvement de solidarité est réel, tant dans les pays dits du Sud que dans les pays occidentaux. Les fondements politiques de ce mouvement de solidarité au peuple palestinien sont la dénonciation de la barbarie, de la colonisation, de la volonté d’annexion. Ce sont des engagements et des objectifs politiques. Cela n’a rien d’antisémite. Il faut déconstruire ces pseudo-accusations israéliennes.

Manifestation en soutien au peuple Palestinien à Paris, samedi 30 mars 2024. Photo : Serge D’Ignazio

Que vous inspire la démarche entamée par la Cour internationale de justice le 26 janvier dernier pour prévenir un « risque de génocide » ?

Je pense que la Cour internationale de justice avait raison, et que tout converge à terme dans le sens d’une qualification de génocide. C’est ce que je pense. Ceci étant dit, l’accusation est très grave et elle doit être fondée juridiquement. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là. La Cour internationale de justice, fin janvier, a évoqué le risque génocidaire. Elle n’a pas qualifié la politique israélienne de génocide. Et nous savons, malheureusement, que pour instruire ce dossier, cela va prendre des mois, voire des années. Or, il y a une urgence absolue. De mon point de vue, il y a tous les éléments d’une politique génocidaire, mais pour le moment cela reste une qualification politique. Pour la qualification juridique, il faudra que le dossier soit instruit. Et tant que nous sommes encore dans la phase actuelle du conflit, l’instruction n’ira pas à son terme. On peut regretter que la justice internationale n’ait pas un rythme correspondant à celui des nécessités humanitaires que nous avons sous les yeux. C’est le propre des actes de justice de ne pas correspondre au temps politique.

Si d’aventure l’État d’Israël est jugé comme un État génocidaire, est-ce que des pays tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne pourraient être visés par des plaintes d’autres pays pour complicité de génocide devant la CIJ ?

D’un point de vue strictement juridique, oui. Mais nous savons que le droit international est dépendant des rapports de force politiques. Dans l’hypothèse où des actes génocidaires seraient établis par la Cour internationale de justice, alors oui, des États comme ceux que vous avez cités pourraient être accusés de complicité de génocide. C’est tout à fait envisageable. Mais cela dépendra des rapports de force car quel État, quelle entité pourrait vouloir accuser les États-Unis, la France ou d’autres États et quelle serait la poursuite juridique ? Cela n’est pas écrit d’avance.

En tout cas, au niveau politique, on peut considérer qu’il y a une forme de complicité de la part d’États comme les États-Unis, la France, et de nombreux autres, face à ce qui se passe actuellement parce que si j’évoquais tout à l’heure une duplicité des États-Unis s’abstenant au Conseil de sécurité tout en livrant des armes à Israël, la France ne vaut guère mieux sur le principe. Je sais que la France livre beaucoup moins d’armes que les États-Unis à Israël, mais elle pourrait se battre, au sein de l’Union européenne, pour la dénonciation ou la suspension des accords d’association avec Israël. Elle ne le fait pas. On regarde pudiquement ailleurs pour éviter de prendre les responsabilités.

Gaza détruite par les bombes israéliennes, le 8 octobre 2023. Photo : Wafa

Il a fallu près de six mois pour qu’il y ait une résolution onusienne pour un cessez-le-feu. N’est-ce pas un aveu d’impuissance de la part de l’instance internationale ?

Là aussi, il y a deux niveaux de réponse. Une des leçons qu’on peut d’ores et déjà tirer, c’est l’inadéquation des organisations internationales pour peser sur la résolution des conflits. Celui de Gaza est singulièrement terrifiant. Il y en a beaucoup d’autres à l’égard desquels ladite « communauté internationale » a fait preuve de son inefficacité. Cela nous pose un sacré défi collectif. J’entends, dans certains débats, que l’ONU ne sert à rien. Je ne suis pas d’accord. L’ONU, j’en vois toutes les limites, notamment sur la question palestinienne, parce qu’on parle, à raison, de l’actualité chaude. Mais rappelons-nous toujours de la résolution 242 de l’ONU, de novembre 1967, qui n’est toujours pas appliquée. Ce n’est pas tout à fait nouveau et on peut constater qu’à propos de la Syrie par exemple, que ladite « communauté internationale » a fait preuve de son impuissance.

En tant que chercheur, journaliste, citoyen, nous avons notre mot à dire sur la nécessaire refondation de l’ONU parce que si on veut être efficace, si on veut que l’ONU soit un instrument efficient de régulation des relations internationales, il faut la modifier de fond en comble. Facile à dire, infiniment compliqué à faire, je le sais. Mais le constat actuel, et cette crise palestinienne, le prouvent tragiquement: c’est qu’il n’y a plus d’instance de régulation internationale fonctionnelle et efficace.

Il y a un deuxième niveau de réponse, si on zoome sur la singularité de la question israélo-palestinienne. On sait bien que nombre d’États occidentaux ont une sorte de mauvaise conscience à l’égard d’Israël en raison de l’Holocauste. Il est vrai qu’on évoquait le sentiment d’impunité et cette expression est parfaitement juste pour décrire la façon dont les dirigeants israéliens, qu’ils soient travaillistes, du Likoud ou d’extrême-droite, ont compris que ladite « communauté internationale », notamment sa composante occidentale, n’ose pas prendre des sanctions parce qu’il y a toujours ce rapport singulier à l’égard de l’État d’Israël. C’est insupportable parce qu’encore une fois, être exigeant, voire sévère à l’égard d’Israël, ce n’est pas du tout faire preuve d’antisémitisme ! C’est tout simplement vouloir faire respecter le droit international. Il est important, intéressant, que ce soit l’Afrique du Sud qui ait saisi la Cour internationale de justice. Un État dit « du Sud ». Je pense que c’est un indicateur de ce qu’on appelle le basculement du monde. Il y a quelques mois, j’ai co-écrit, avec un ami, Christophe Ventura, un livre qui s’appelle Désoccidentalisation-Repenser l’ordre du monde. Je pense que c’est un fait majeur des relations internationales. La désoccidentalisation du monde n’est pas un concept géographique, mais un concept politique. Le fait est que nombre d’États ne veulent plus passer sous les fourches caudines des exigences occidentales. Le fait que ce soit un État du Sud qui ait saisi la CIJ est donc tout à fait révélateur du cours actuel des relations internationales qui va, sûrement, s’approfondir dans les années à venir. C’est un phénomène marquant et je pense que dans ce cadre-là, les dirigeants israéliens seraient bien à même de méditer ce basculement du monde parce que je pense que leur sentiment d’impunité risque, peu à peu, de disparaître parce que des États comme l’Afrique du Sud, comme le Brésil, la Turquie, ne sont pas en situation d’avoir les mêmes préventions à l’égard d’Israël que les États occidentaux. Il y a là quelque chose d’essentiel pour l’avenir. Les rapports de force internationaux sont en train de se modifier profondément.

Naledi Pandor, Ministre des Relations Internationales d’Afrique du Sud ayant saisi la Cour Internationale de Justice pour la Palestine, lors d’une conférence au Palais des Nations en 2022. / Photo : Violaine Martin

Est-il nécessaire de réformer en profondeur le fonctionnement de l’ONU, notamment celui du Conseil de Sécurité ? Si oui, faudrait-il supprimer les sièges permanents et le droit de veto allant avec ?

Je pense qu’il faudrait le faire. Mais chacun comprend que cela ne pourra pas se réaliser d’un coup de baguette magique. C’est impossible aujourd’hui parce qu’évidemment, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité jouissent de ce pouvoir inouï de droit de veto, qui est insupportable. L’ONU, dans son essence, c’est l’égalité entre tous les États puisque chaque État a une voix. On sait bien que ce droit de veto est le produit des rapports de force issus de la Seconde guerre mondiale, avec un tour de force des Français pour obtenir ce droit de veto d’ailleurs. Ces cinq États s’arc-boutent sur une prérogative absolument injuste.

La tâche, dans les années à venir, c’est que le Conseil de sécurité ne fonctionne plus de cette façon. Déjà, il faut l’élargir à d’autres États. Il faut aussi modifier la règle du veto. Mais vous imaginez bien que ni les Russes, ni les États-Uniens, ni les Chinois, ni les Britanniques et ni les Français ne veulent voir cette prérogative être supprimée ! Pourtant, c’est la voie vers laquelle on doit se diriger. Il est incroyable qu’il n’y ait pas de pays africains, pas de pays latino-américains, pas de pays moyen-orientaux qui soient représentés, de façon permanente, au Conseil de sécurité. Je pense que la marche de l’Histoire sera celle d’élargir le Conseil de Sécurité et de supprimer le droit de veto. Encore une fois, ce n’est pas pour tout de suite. Cela va prendre du temps. Ce sera une bataille politique acharnée pour parvenir à ce résultat.

Il y a d’autres réformes du fonctionnement de l’ONU à mener. Mais je suis, pour ma part, persuadé, en dépit de toutes ses faiblesses, que c’est un instrument à conserver, à réformer, à refonder, parce qu’on n’a pas inventé mieux pour tenter de réguler les relations internationales. Je pense qu’il faut maintenir une enceinte où les conflits, les tensions, les différends, peuvent être discutés, plutôt que de multiplier les conflits guerriers. J’espère que ce n’est pas un vœu pieux de ma part. C’est du travail. Rien ne sera mécanique, automatique. C’est la volonté politique qui comptera.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Didier Billion est politologue, directeur adjoint de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques). Il est l’auteur de : Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde (avec Christophe Ventura, éditions Agone, 2023) ; La Turquie, un partenaire incontournable (éditions Eyrolles, 2021) ; Géopolitique des mondes arabes (éditions Eyrolles, 2021)

Image d’ouverture : Pancarte « Stop arming Israël » affichée à Paris lors d’une manifestation en soutien au peuple palestinien, samedi 30 mars 2024. Photo: Serge D’Ignazio

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« Une réforme de l’assurance chômage est nécessaire pour atteindre le plein-emploi ». Ces mots du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 6 mars 2024, témoignent de l’empressement du gouvernement à durcir davantage les conditions d’existence des chômeurs et à faire des économies sur leur dos. Pour QG, l’économiste Anne Eydoux, maîtresse de conférences au CNAM … Continued
Texte intégral (2700 mots)

« Une réforme de l’assurance chômage est nécessaire pour atteindre le plein-emploi ». Ces mots du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 6 mars 2024, témoignent de l’empressement du gouvernement à durcir davantage les conditions d’existence des chômeurs et à faire des économies sur leur dos. Pour QG, l’économiste Anne Eydoux, maîtresse de conférences au CNAM et membre du collectif les Économistes Atterrés, analyse ce projet, ainsi que d’autres tels que le RSA sous condition d’activité, la suppression de l’Allocation spécifique de solidarité ou la réforme de Pôle emploi devenu France Travail. Autant de mesures de coercition destinées à exercer une forte pression sur le monde du travail entier, dans la logique d’une politique néolibérale pratiquant une austérité sélective, qui frappe les plus pauvres, épargne les plus riches, et échoue invariablement depuis 40 ans, notamment par rapport à l’objectif du plein-emploi. Interview par Jonathan Baudoin

Anne Eydoux est économiste, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNRS) et du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET)

QG : Comment analysez-vous la sortie du Premier ministre Gabriel Attal, déclarant que « travailler est un devoir », et ses déclarations affirmant la nécessité d’une nouvelle réforme de l’assurance chômage ?

Anne Eydoux : Sur le premier point, le Premier ministre dit vrai. Le Préambule de la Constitution de 1946 indique bien que « chacun a le devoir de travailler ». Mais ce même Préambule affirme aussi le « droit à l’emploi » (article 5), ainsi que celui « d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » (article 11) lorsqu’on ne peut travailler, que ce soit pour des raisons liées à l’âge, à la santé, ou à la « situation économique ». Or les politiques de l’emploi ne garantissent en rien l’effectivité du droit à l’emploi. Quant aux réformes du service public de l’emploi et de l’insertion, elles remettent de plus en plus nettement en question le droit à des « moyens convenables d’existence ». Elles sont déséquilibrées : elles se focalisent sur les devoirs au détriment des droits.

S’agissant de la réforme de l’assurance chômage, on assiste depuis quelques années au détricotage du système bismarckien créé en 1958. C’était un système protecteur, à la fois pour les travailleurs et pour l’économie. Financé par les cotisations des salariés et des employeurs, géré par les partenaires sociaux, ce système assure, en cas de perte d’emploi, un revenu de remplacement proportionnel au salaire antérieur. Il garantit aux chômeurs une relative continuité de leurs revenus et soutient l’économie en cas de récession, en évitant l’effondrement complet du pouvoir d’achat.

Or, conformément au programme du candidat Macron à la présidentielle de 2017, la loi de financement de la Sécurité Sociale 2018 a supprimé, au nom du pouvoir d’achat, les cotisations salariales d’assurance chômage. C’est une goutte d’eau pour le pouvoir d’achat, mais ça change la nature même du système d’assurance chômage. Les salariés qui ne cotisent plus ont moins de raisons de bénéficier d’un revenu de remplacement en cas de chômage, et les syndicats qui les représentent sont moins légitimes pour cogérer le système. C’est un pilier du système bismarckien qui s’est effondré, en silence. L’État en a profité pour reprendre la main sur les objectifs et l’agenda des négociations en imposant, dès 2019, des coupes sévères dans les indemnités chômage, au détriment des plus précaires.

Photo de Bruno Le Maire: crédit Benedikt von Loebell

Aujourd’hui, le ministre de l’Économie annonce une reprise en main « définitive » du système par l’État. Est-ce la fin du paritarisme et le parachèvement d’une « beveridgisation » du système [du nom de William Beveridge, principal instaurateur de l’État-Providence au Royaume-Uni après la Seconde guerre mondiale, NDLR] ? Que va-t-il advenir des cotisations employeurs qui permettent encore d’assurer à une partie des chômeurs des revenus de remplacement proportionnels à leur salaire antérieur ?

Avec les dernières dispositions prises par le pouvoir en matière de droits sociaux – suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), coupe dans l’assurance-chômage, RSA sous condition de 15h de travail hebdomadaire, réduction du délai de contestation d’un licenciement, peut-on dire que c’est une guerre aux plus pauvres qui est menée?

Ce qui est clair est que le gouvernement ne fait pas la guerre à la pauvreté ni à la précarité, mais préfère s’en prendre aux plus vulnérables. La loi Plein-emploi de décembre 2023 a prévu la généralisation du RSA sous condition d’activité, sans attendre les résultats des évaluations du RSA conditionné. La condition d’activité devrait d’ailleurs concerner l’ensemble des demandeurs d’emploi, au RSA ou non, sans qu’on sache à partir de quelle durée de chômage. Mais les ressources pour organiser ces 15 heures d’activité manquent, si bien que cette généralisation ne sera vraisemblablement pas effective avant 2025. Si elle a lieu, ce sera la porte ouverte à une forme de « workfare » à la française (politique de travail obligatoire en contrepartie des aides).

Ce qu’on peut dire déjà de la réforme France Travail, c’est qu’elle est financée par les chômeurs. L’État n’a pas remis un sou dans la machine. Le budget consacré par le ministère du Travail au programme 102 « accès et retour à l’emploi » a même très légèrement diminué. Les ressources allouées à France Travail sont donc essentiellement puisées dans le budget de l’assurance chômage (Unedic). Cette dernière contribuait déjà largement au budget de Pôle emploi [désormais France Travail, NDLR]. Sa contribution devrait passer de 4,33 milliards d’euros en 2023 à 6 milliards d’euros à l’horizon 2026.

À cela s’ajoute la suppression prochaine de l’Allocation spécifique de solidarité (ASS), qui bénéficiait aux chômeurs en fin de droits. Derrière le maintien du budget « accès et retour à l’emploi » du ministère du Travail, il y a donc de nouveaux services pour l’activation des chômeurs (accompagnement, activités, mais aussi contrôles et sanctions) financés par la baisse des montants qui leur sont alloués. Une partie des chômeurs va basculer au RSA. Une autre partie, notamment les personnes en couple dont le conjoint a un revenu supérieur au seuil d’éligibilité au RSA, devra se contenter de la solidarité familiale. Les femmes en couple seront probablement les premières concernées, comme lors des réformes Hartz en Allemagne il y a 20 ans.

Peter Hartz, ancien directeur du personnel de Volkswagen, est à l’origine des réformes du marché du travail de 2005 en Allemagne

C’est une illustration de plus du caractère sélectif de l’austérité en France. Les économies budgétaires se concentrent sur les plus vulnérables, tandis que les ménages aisés et les entreprises bénéficient de baisses d’impôts et/ou de cotisations. Les catégories qui ont besoin d’aide sont mises à contribution quand celles qui pourraient contribuer profitent du soutien sans faille de l’État.

Doit-on craindre un dépeçage quasi-complet des droits sociaux dans les années à venir ?

Difficile à dire. Je ne pense pas que le RSA disparaisse, par exemple. Par contre, à cause de l’érosion de l’assurance-chômage, il va prendre davantage de place dans le soutien au revenu des chômeurs. Mais il offrira un soutien dégradé, d’autant qu’il n’a pas été assez revalorisé pour assurer un « revenu convenable d’existence ». On est sur une pente de réduction continue des droits et des acquis sociaux de l’après-Seconde guerre mondiale. À l’époque de la création de l’Unedic en 1958, personne ne se posait la question de savoir si l’assurance chômage était trop généreuse et risquait de décourager de travailler. Les indemnités étaient généreuses mais le chômage était très bas : les chômeurs retrouvaient facilement du travail parce qu’il y avait des emplois. Depuis le début des années 1980, on reste loin du plein-emploi, même quand le chômage se réduit. Les gouvernements successifs préfèrent rejeter la faute sur les chômeurs et les précaires plutôt que d’admettre l’inadéquation des politiques de l’emploi.

Peut-on dire que le gouvernement Attal, composé pour moitié de millionnaires selon les révélations de nos confrères de l’Humanité, est un gouvernement « bourgeois », complètement déconnecté des réalités économiques et sociales des Français ?

Je dirais que ce sont des néolibéraux, à la fois dogmatiques et autoritaires. Je ne suis pas sûre qu’ils soient déconnectés de la réalité, ils savent quels intérêts ils servent. Il est rare qu’une manifestation contre une réforme, même massive, parvienne à l’empêcher complètement. Par exemple, la loi Plein-emploi et la réforme France Travail mettent en œuvre, sous une autre forme, le projet de Revenu universel d’activité (RUA) qui avait été abandonné en 2020 lors de la crise sanitaire. Derrière ce nom censé être à la mode se cachait peut-être déjà un projet de remise en cause du système paritaire d’assurance-chômage: le fameux « revenu universel », financé par l’impôt, qui assurerait aux chômeurs un minimum social.

Logo de France Travail, ayant remplacé Pôle emploi depuis le 1er janvier 2024

Quelles alternatives à la politique économique et sociale en place seraient à mettre en œuvre?

Il me semble qu’il faudrait d’abord réaffirmer les grands principes de notre Constitution, au-delà du devoir de travailler qui reste incantatoire quand le volume d’emplois à pourvoir est insuffisant. D’abord le droit à un « revenu convenable d’existence » sans condition, parce que c’est le devoir d’une société riche de ne laisser personne sans ressources, et parce que certains allocataires du RSA ont une famille, des enfants. Ensuite, le droit à l’emploi. On sait que celui-ci ne peut être assuré par les politiques de l’emploi classiques mais nécessite des politiques macroéconomiques. Or ces dernières doivent être repensées pour viser la transition écologique et sociale plutôt que la croissance. Les enjeux en termes de travail et d’emploi sont considérables : réduire l’activité des secteurs polluants, organiser les transitions professionnelles, répondre aux besoins sociaux (services publics sociaux, de santé, d’éducation) et environnementaux (services publics de transport, d’énergie, isolation des logements), réduire le temps de travail. Cela demande une ambition et des moyens tout aussi considérables. Il faut sortir des politiques d’austérité, du moins telles qu’elles sont conçues aujourd’hui. C’est aujourd’hui aux ménages aisés et aux entreprises qui ont des ressources (tout en ayant l’empreinte carbone la plus élevée) de contribuer à la transition écologique et sociale et de la rendre vivable pour les plus précaires. Ce qui suppose aussi de soutenir ces derniers et de revaloriser leurs emplois.

Avec les réformes punitives du service public de l’emploi et de l’insertion, on en est très loin. Les allocataires du RSA, les jeunes suivis par les Missions locales et les personnes en situation de handicap accompagnées par Cap emploi seront automatiquement inscrits à France Travail et priés de s’activer. Mais le nouveau service public de l’insertion et de l’emploi aura-t-il des ressources pour proposer des activités ? Celles-ci seront-elles adaptées aux besoins et aux contraintes des nouveaux demandeurs d’emploi ? Leur permettront-elles de retrouver un emploi décent ? S’agira-t-il d’activités utiles à la collectivité ? On peut craindre que l’objectif du gouvernement soit plutôt d’activer un nombre toujours plus grand de demandeurs d’emploi pour satisfaire les demandes des employeurs et pourvoir les postes les plus pénibles. L’objectif paraît être le plein-emploi pour les employeurs et non le plein-emploi au sens d’un accès à l’emploi pour celles et ceux qui en sont privés. C’est aussi le plein-emploi des capacités productives, aux antipodes de la transition écologique et sociale.

Jonathan Baudoin

Anne Eydoux est économiste, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNRS) et du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), membre du collectif les Économistes Atterrés. Elle est l’auteure de : Misère du scientisme en économie. Retour sur l’affaire Cahuc-Zylberberg (avec Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, Agnès Labrousse, André Orléan, éditions du Croquant, 2017) ; Faut-il un revenu universel ? (avec Didier Gelot, Jean-Marie Harribey, Marc Mangenot, Christiane Marty, Henri Sterdyniak, Stéphanie Treillet, éditions de l’Atelier, 2017)

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Au cours des quatre dernières décennies, les institutions financières internationales n’ont vraiment pas eu bonne presse, si tant est qu’elles l’aient eu un jour. Créés dans les derniers mois de la Seconde guerre mondiale, le Fonds Monétaire International (FMI) et ce qui deviendra la Banque mondiale ont accumulé au tournant du 21ème siècle des pouvoirs colossaux qui leur permettent d’influencer à leur guise les politiques économiques nationales de certains de leurs États-membres, sous prétexte de favoriser la « stabilité financière internationale » et de stimuler le commerce mondial. Dans le Sud global, au sein de l’ancien espace soviétique, mais aussi dans l’Union Européenne, les institutions financières internationales ont consenti des crédits aux États en proie à des difficultés budgétaires ou monétaires. Elles ne l’ont pas fait sans contrepartie, puisque la logique de « conditionnalité » de l’aide exigeait que les États concernés engagent des programmes d’austérité, de privatisations et de suppression des barrières douanières en retour du déblocage des fameux crédits, avec comme cap inchangé de favoriser l’accroissement des échanges au niveau mondial, supposée clé de voûte de la prospérité économique.

Il ne fait guère mystère que les résultats en termes de bien-être à moyen terme ont rarement été satisfaisants pour les citoyens des pays concernés. Au Mali, l’État a été tellement désossé par les plans d’ajustement structurel successifs que la désespérance sociale a jeté des franges importantes de la jeunesse dans les bras du djihadisme, l’intervention de l’OTAN en Libye ayant par-dessus le marché mis en circulation des milliers d’armes au nord du continent. En Hongrie, la cure d’austérité imposée par l’Union Européenne et le FMI a contribué à propulser le parti Fidesz au pouvoir en 2010. Est-il utile d’évoquer le cas grec, où la fameuse « Troïka » (les experts représentant le FMI, la Commission Européenne et la Banque Centrale Européenne) imposa son cortège de conditionnalités (privatisations, coupes dans les services publics, réformes du marché du travail) en échange des « plans de sauvetage » de 2010 et 2012 ? De toute évidence, les acteurs de la « gouvernance économique mondiale » paraissent aujourd’hui bien en peine de réaliser le projet de « paix perpétuelle » que les partisans de l’internationalisme et de la libéralisation des échanges nous promettent depuis au moins Kant.

Réunion annuelle des gouverneurs du FMI et de la Banque Mondiale. Marrakech, octobre 2023

Dater l’origine de ce type d’ingérence économique institutionnalisée n’est pas chose aisée. À partir de quand a-t-on pu tolérer que des institutions supranationales non-élues s’immiscent à ce point dans les affaires internes d’États souverains ? On aurait tendance, un peu trop facilement, à associer cela au « tournant néolibéral » de la fin des années 1970, au cours duquel ces organisations internationales auraient perdu le sens de leur mandat originel, celui de promouvoir une forme de mondialisation des échanges compatible avec le Keynésianisme et l’État providence. La répudiation du cadre protecteur offert par les accords de Bretton Woods (1944) à la suite de la décision de Richard Nixon de mettre fin à la convertibilité du dollar en or en 1971, est souvent présentée comme l’une des catalyses politiques de ce changement de braquet idéologique.

Mais ce narratif souffre d’une certaine myopie historique : de puissantes institutions financières opéraient déjà au niveau transnational bien avant la conférence de Bretton Woods. Les innovations produites par ces dernières ont même transformé la manière dont l’économie mondiale était gouvernée : revenir à elles nous permet ainsi de comprendre que l’ingérence légale d’institutions financières internationales dans les affaires économiques d’autres pays ne date pas de l’ère néolibérale. Elle trouve son origine dans la reformulation d’anciennes pratiques impériales, dont les contours trop ouvertement coercitifs devaient être adoucis pour tenir compte des fortes revendications d’auto-détermination exprimées à la suite de la Grande guerre.

Paru en 2022, le livre de Jamie Martin, historien à l’Université Harvard, s’attache à remettre en cause ce récit. Dans The Meddlers. Sovereignty, Empire and the Birth of Global Economic Governance (Presses universitaires de Harvard, non encore traduit en français), Martin explore la manière dont les toutes nouvelles organisations internationales créées à la suite de la Première guerre mondiale se sont attachées à imposer des mesures d’austérité, le principe d’indépendance des banques centrales, et bien d’autres régulations économiques et financières vouées à rendre acceptable des pratiques impériales que le premier conflit mondial et la prépondérance donnée par les vainqueurs à la question de la « souveraineté » avaient contribué à rendre moins avouables. L’ouvrage trace donc la naissance et l’histoire de ces meddlers (« ceux qui s’immiscent »), à savoir les institutions qui ont, de multiples manières, violé la souveraineté des pays emprunteurs afin de protéger les intérêts de créanciers originaires de pays dits « développés ». Ce faisant, elles ont posé les premiers jalons de ce que l’on nomme aujourd’hui la « gouvernance économique mondiale ».

En s’appuyant sur un impressionnant travail d’archives, Jamie Martin entreprend ainsi une plongée passionnante aux racines de l’ingérence politique et économique ; son livre documente l’influence capitale des organisations internationales créées dans la première partie du 20ème siècle, et notamment de la Société des Nations (SDN), sur le rôle de laquelle cette recension va principalement se pencher. Ce faisant, il dresse un panorama saisissant de la naissance de la gouvernance économique mondiale, développant une analyse à même de nourrir des débats importants sur la souveraineté – devenue mot-clé des politiques de tous bords – et sur les ramifications des politiques de développement telles que nous les connaissons aujourd’hui.

Qui gouverne l’économie mondiale ?

Avant de rentrer dans le détail des arguments qui nourrissent la thèse de Jamie Martin, il est bon de revenir sur ce que l’on entend exactement par l’expression « gouvernance économique mondiale ». Très présente dans la littérature anglophone, l’expression global economic governance renvoie à un ensemble d’activités, de normes et de politiques publiques visant à assurer de bonnes performances macroéconomiques, par le biais notamment d’un certain nombre de politiques monétaires et fiscales. Il est communément admis que la charge de réguler ces activités, d’édicter ces normes et de mettre en œuvre ces politiques incombe aux États, ainsi qu’aux organisations financières internationales – telles le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale – au sein desquels ces derniers sont réunis ; du point de vue du droit, les États qui sont membres de ces organisations sont tous sur un pied d’égalité. Peu satisfaisante, cette définition appelle d’emblée une question plus large : de bonnes performances économiques, certes, mais dans quel but ? Et en faveur de qui ?

Façade du siège de la Banque Mondiale avec une affiche « End poverty » à Washington DC, 2013

Pour une fertile problématisation de ces questions, on peut se tourner vers les écrits de Susan Strange (1923-1998), figure historique de la London School of Economics et fondatrice de l’économie politique internationale en tant que champ académique. Susan Strange était une autodidacte géniale, et donc une insatiable curieuse. Loin de se cantonner à une spécialisation ou à une discipline, elle souhaitait comprendre le monde dans sa globalité, et ne s’interdisait en conséquence pas de poser effrontément des questions d’ordre extrêmement général. Le genre de questions promptes à engendrer des réflexions qui pourraient éclairer à elles seules la logique et la signification de l’ensemble des comportements humains.

En 1975, elle publie What is economic power, and who has it? (« Qu’est-ce que le pouvoir économique, et qui le possède ? ») dans The International Journal. En cherchant à savoir en quoi consistait la puissance économique, Strange s’attaquait à une énigme très ancienne, mais qui se posait avec une acuité nouvelle dans le contexte troublé du milieu des années 1970. Dans la foulée de la guerre du Kippour, le monde était engouffré dans une crise énergétique d’envergure. Au terme de deux décennies de relative abondance, les nations industrialisées, stupéfaites, se retrouvaient confrontées à des ruptures d’approvisionnement en pétrole et à des prix de l’énergie en très forte hausse. Des sanctions économiques en étaient la cause : la proclamation par l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) d’un embargo, en réponse à la décision des États-Unis de poursuivre leur soutien militaire à l’État d’Israël.

L’intérêt de Strange pour la question n’était pas simplement académique, il était aussi existentiel : l’enjeu de savoir comment la puissance économique se répartissait était au cœur des « grands sujets qui déterminent le futur de l’humanité et des sociétés humaines ». Elle affirme d’emblée que le système international ne saurait être le théâtre des seules relations entre États. Avec l’interdépendance croissante des économies nationales, l’hypothèse de l’agression ou de l’invasion par un tiers avait d’ailleurs cessé de constituer la plus grande menace à l’intégrité et à l’autonomie des États. Le sujet de préoccupation principal était bien plutôt devenu la « subtile, silencieuse et insidieuse pénétration des sociétés nationales par des acteurs transnationaux », fussent-ils publics ou privés.

L’économiste Susan Strange, auteur de « What is economic power, and who has it? » (1975)

Le pouvoir, dans le système international, ne sort jamais de nulle part. La capacité d’agir des États – leur puissance matérielle, financière ou militaire – n’a pas de valeur intrinsèque. Cette puissance est fondamentalement relationnelle : l’on n’est jamais puissant en soi, mais toujours vis-à-vis d’un autre acteur. La puissance peut ainsi découler d’une relation militaire (une alliance sécuritaire comme l’OTAN ou le défunt Pacte de Varsovie), ou bien d’une relation idéologique (comme le requérait la logique d’« alignement » qui a structuré les blocs de la Guerre froide). Mais d’après Strange, l’impact de ces relations sur l’équilibre du système international demeure somme toute relativement marginal. Pour elle, le pouvoir est avant tout défini en termes de relations économiques entre acteurs publics, entre acteurs privés, et entre acteurs publics et privés.

Il peut s’agir des relations entre vendeur et acheteur, producteur et consommateur, employeur et employé, et bien entendu – et c’est là tout l’objet de l’ouvrage de Jamie Martin – entre créancier et emprunteur.

Appréhendées dans leur diversité, ces relations économiques donnent corps au capitalisme contemporain. Elles façonnent nos modes de production et de reproduction sociale ; ces relations économiques déterminent notre rapport à la société (les manières dont la hiérarchie, la répartition et l’accumulation de richesse s’exercent à une période donnée), mais également notre rapport à nous-même (les manières dont nous subvenons à nos besoins essentiels, fussent-ils corporels, intellectuels ou émotionnels). Instable et inégalitaire, ce système est si propice aux crises qu’il s’en nourrit. C’est pourquoi toute tentative de comprendre les logiques qui le composent – les relations sociales qu’il engendre, ses règles d’opération, ses structures de gouvernance – nécessite d’adopter une perspective de longue durée. Fort opportunément, c’est ce à quoi Jamie Martin s’emploie avec rigueur dans son livre.

La Société des Nations, pionnière de l’ingérence économique

« L’État a fait la guerre, la guerre a fait l’État » est un adage qui résonne dans la majorité des cours d’introduction à la science politique nord-américaine. Par cette formule, le sociologue Charles Tilly (1929-2008) entendait souligner la relation intime entre un fait social (la guerre) et une institution politique (l’État), révolution militaire et construction de l’État étant deux phénomènes intimement liés. Des débats mettront ensuite en cause l’universalité de la formule, questionnant l’applicabilité automatique de cette vérité occidentale dans les pays du Sud.

Logo de la Société Des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU, crée en 1919 pour promouvoir la coopération internationale et maintenir la paix, dissout en 1946

D’après Jamie Martin, la guerre a en tout cas posé les premiers jalons des futures organisations financières internationales. En l’occurrence, il s’agissait des conseils de guerre transnationaux érigés entre membres de la Triple-Entente pour damer le pion aux Pouvoirs Centraux sur le plan économique lors de la Première guerre mondiale. Ces conseils coordonnaient strictement les politiques économiques des Alliés, en contrôlant par exemple le prix des matières premières et en organisant collectivement le transport et de la distribution de celles-ci. Malgré l’insistance des Français à perpétuer ces conseils après la fin des combats, les Américains s’en désintéressèrent, et ils furent abandonnés. Ils contribuèrent néanmoins à former un certain nombre de fonctionnaires internationaux qui rejoindront les rangs de la Société des Nations (SDN), créée à la suite du Traité de Versailles en 1920.

Comme le montre Martin, ces fonctionnaires provenaient d’un tout petit milieu ; c’étaient pour la plupart des hommes nés dans les années 1870-80 en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Europe continentale. Leurs carrières, déjà, fluctuaient entre public et privé, mêlaient le national et l’international. Il pouvait s’agir d’illustres inconnus, zélés technocrates occupés depuis des décennies à correctement huiler les relations entre banques et gouvernements, ou bien de célébrités intellectuelles à l’internationalisme chevillé au corps telles John Maynard Keynes ou Jean Monnet. Le retour à la paix a ainsi donné naissance à une véritable classe bureaucratique transnationale, faite d’élites intellectuelles et politiques et de financiers, une congrégation de diplomates et de banquiers qui jouera également un rôle important dans l’unification économique de l’Europe après la Seconde guerre mondiale.

Ces bureaucrates transnationaux faisaient face à un défi commun : organiser économiquement la paix, et par là-même inventer de nouveaux moyens de projection et de contrôle pour les puissances impériales qui se relevaient de la grande guerre. À l’époque, les concepts d’auto-détermination des peuples et de souveraineté populaire étaient effectivement sur toutes les lèvres, après quatre longues années de désastre aux mains des grandes puissances. Ils auront loisir d’expérimenter des méthodes allant dans ce sens au sein de la Société des Nations, et plus particulièrement au sein de son « Organisation économique et financière ».

John Maynard Keynes, économiste et haut fonctionnaire britannique

Mais que sait-on, au fond, de la Société des Nations ? Les uns l’associeront au personnage sans grande envergure d’Adrien Deume, jeune fonctionnaire à la SDN qui ne rêve que d’ascension sociale dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Pour la majorité d’entre nous, l’acronyme SDN évoque surtout une organisation naïve et inoffensive, dont l’idéalisme et l’impuissance diplomatique n’ont su prévenir le déclenchement de la Seconde guerre mondiale. Ce prisme étroitement militaire explique pourquoi le rôle historique de l’organisation est bien trop souvent négligé. Elle a pourtant posé de très importants jalons pour les institutions qui lui succèderont après 1945. La SDN s’est livrée à des expérimentations d’ingérence économique institutionnelle de grande ampleur sur des pays au statut subalterne (vaincus, postcoloniaux, ou nés des empires que la guerre avait fendus), et ces techniques ont ensuite nourri des formes d’ingérence de plus en plus sophistiquées sous l’influence des États-Unis dans la seconde moitié du 20ème siècle.

Il est vrai qu’à ses débuts, le Pacte de la SDN (1919) dotait l’organisation de pouvoirs économiques très limités. Mais les économistes internationalistes cités plus haut firent tout pour accroître ses prérogatives, arguant du fait qu’une économie mondiale si interdépendante nécessitait des formes d’autorité économique supérieures, qui plus est dans un contexte d’après-guerre extrêmement instable sur le plan financier, avec une succession ininterrompue de crises inflationnistes et déflationnistes. Les « remèdes » à ces tourments étaient grosso modo les mêmes que ceux préconisés aujourd’hui : hausse des taux d’intérêt, coupes drastiques dans les dépenses publiques, assurer l’indépendance des banques centrales et, à l’époque, rétablir si possible la convertibilité de la monnaie nationale en or.

Seulement, bien peu de gouvernements avaient le cran d’imposer ces mesures impopulaires à des populations fraîchement traumatisées de la boucherie qui venait de s’achever. C’est ici que l’Organisation économique et financière de la SDN entre en jeu. De manière absolument novatrice, la toute jeune institution internationale proposa de jouer le rôle d’intermédiaire entre les États en proie à l’instabilité financière et leurs créanciers privés. Dans le but de « restaurer la confiance » des créditeurs, elle se proposait de dépêcher des « conseillers » qui formuleraient un certain nombre de priorités à mettre en œuvre sur les plans monétaire et fiscal, et seraient dotés d’un pouvoir de veto sur les décisions économiques des États en difficulté, ce qui pouvait notamment impliquer de forcer la main des administrations pour licencier des fonctionnaires, ou de retirer des prérogatives économiques aux parlements nationaux.

Image des membres de la commission de la Société Des Nations (SDN), 1919

À l’évidence, ce type d’ingérence n’allait pas laisser les pays concernés indifférents, tant il rappelait les Commissions financières instaurées dans la seconde moitié du 19ème siècle en Chine, en Tunisie, en Égypte, ou dans l’empire Ottoman, qui avaient privé ces pays du contrôle de leurs revenus fiscaux et de leurs politiques publiques. Le procédé semblait constituer une humiliante renonciation à des prérogatives gouvernementales essentielles : lever l’impôt, battre monnaie, dépenser et gérer les biens publics. Le statut « civilisationnel » des États concernés était donc en jeu, puisque les Commissions financières avaient jusqu’alors toutes été installées dans des États maintenus dans un statut semi-colonial.

Du point de vue des idées, la période n’était d’ailleurs guère propice à l’ingérence : l’éclatement des empires, les 14 points de Wilson et les principes fondateurs de la SDN allaient dans le sens d’une reconnaissance de la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes, et les notions de souveraineté et d’auto-détermination irriguaient les discours des puissants. Par-dessus le marché, le pouvoir d’attraction du bolchévisme faisait craindre des élans révolutionnaires, surtout à l’est. On ne pouvait donc pas faire l’expérimentation de ces pratiques sur n’importe qui. Les États laboratoires devaient être faibles, ou en situation de faiblesse. De préférence nouvellement créés donc, ou vaincus. Ainsi étaient posés les critères de la SDN dans la sélection de ses cibles.

La conditionnalité de l’aide internationale comme principe directeur 

Ayant conquis son indépendance en 1913, menacée militairement par ses voisins et en proie à une grande instabilité financière et politique, l’Albanie semblait constituer le laboratoire idéal. Aubaine supplémentaire, ses dirigeants eux-mêmes demandèrent l’aide de la SDN en 1922 pour stabiliser leurs finances et attirer les investisseurs. Martin démontre qu’il était absolument essentiel aux yeux des fonctionnaires de la SDN que la personne envoyée pour « mettre de l’ordre » dans l’économie albanaise ait une solide expérience dans l’administration coloniale britannique ou hollandaise. Ils sélectionnèrent un certain Jan Hunger, qui découvrit vite à ses dépens qu’il était bien difficile de forcer la main à un gouvernement en place quand on ne disposait plus de la force de coercition de l’administration coloniale hollandaise. Les modalités de l’austérité recommandée étaient si drastiques que le gouvernement albanais renvoya Hunger, accusé de s’immiscer de trop près dans les affaires internes du pays. Ce rejet de l’ingérence étrangère deviendra l’un des mots d’ordre de la révolution qui amena au pouvoir l’évêque orthodoxe Fan Noli en 1924. Un coup d’épée dans l’eau pour la SDN, en somme.

Ahmet Zogu, clé de voûte de la politique albanaise dans les années 1920

L’organisation porte alors son attention sur l’Autriche, État-successeur de l’empire Austro-hongrois qui subit une hyperinflation extrême. L’intervention fut ici de bien plus grande ampleur. Là encore, l’institution émit des conditions à sa médiation avec les créanciers : elle recommanda des vagues de licenciement massives, exigea que la banque centrale devienne indépendante du pouvoir politique, et fit tout pour étouffer l’opposition du parlement autrichien. Paradoxalement, le chancelier Ignaz Seipel ne pouvait pas mieux demander. Le fait que la SDN impose ces mesures lui permettait de neutraliser ses opposants sociaux-démocrates, rejetant la faute sur l’organisation internationale, dont la mise en œuvre des préconisations n’était pas discutable si l’Autriche souhaitait stabiliser son économie ; une tactique politique cynique que l’on retrouvera plus tard chez de nombreux dirigeants qui accepteront les prêts du FMI. L’opposition aux mesures s’étendait pourtant bien au-delà des cercles de gauche. Il était vu comme une humiliation suprême qu’un « pilier du christianisme occidental », autrefois membre éminent du Concert européen, se retrouve relégué à un rang subalterne, soudainement déchu d’une souveraineté dont le droit de jouissance était encore conditionné par des critères raciaux, religieux ou civilisationnels. Aux yeux des critiques, on assistait à une véritable « ottomanisation » de l’Autriche, soumise à une forme de tutelle jusque-là strictement réservée à l’Afrique du Nord, au Moyen-Orient, ou aux Balkans.

Mais les représentants de la SDN répondirent habilement à ces protestations. Ils rétorquèrent que les États concernés par ces mesures étaient des membres de plein droit de l’organisation, qu’ils l’étaient par leur bon vouloir et conservaient donc le droit de refuser cette assistance et les formes de conditionnalité qui lui étaient associées. Nous n’étions donc plus dans une situation où les banques forçaient directement la main des États ; elles le faisaient désormais par une voie détournée, via une organisation internationale. Ainsi, des insultes à la souveraineté et à l’auto-détermination étaient présentées comme des pratiques de « coopération » internationale. L’habillage était plus subtil, mais la source d’inspiration demeurait bien le type d’ingérence qui avait prévalu au 19ème siècle en Chine, dans l’empire Ottoman ou en Amérique latine. Du fait de sa défaite, l’Autriche avait dégringolé dans la hiérarchie des États : pour la première fois, un pays européen se trouvait donc victime de formes d’ingérences jadis réservées aux pays sous tutelle semi-coloniale. Le gouvernement autrichien licencia ainsi plus de 100.000 fonctionnaires et accepta que sa banque centrale devienne indépendante des pressions démocratiques. Au milieu des années 1920, la situation financière de l’Autriche semblait être stabilisée, et la SDN se félicita de ce succès retentissant.

Enhardie par cette réussite apparente, l’organisation chercha à étendre ses activités au cours de la même décennie, jusqu’à poser les fondements même de pratiques que l’on désignera plus tard comme de « l’aide au développement », en encadrant notamment l’octroi et le remboursement de prêts consentis par des acteurs privés étrangers dans un pays tiers. Le sens commun dicte d’ordinaire que les politiques de développement international ont émergé au cours de la Guerre froide ; elles sont ainsi souvent associées à l’administration Truman et aux programmes de la Banque mondiale. Pourtant, la première fois qu’une institution internationale supervisa des investissements étrangers sous la forme d’un programme de développement économique fut en Grèce, au milieu des années 1920. Il ne s’agissait pas d’un plan pour reconstruire un pays dévasté par la guerre, pour juguler une inflation galopante, ou pour opérer des changements institutionnels d’envergure. Il s’agissait plutôt de financer l’installation et les activités agricoles sur le sol grec d’environ un million de réfugiés orthodoxes en provenance de Turquie. Ce rapatriement intervenait à la suite d’un important échange de population entre les deux pays, conséquence de la conclusion de la guerre gréco-turque (1919-1922) qui opposa les autorités helléniques aux révolutionnaires kémalistes.

Quartier général grec en Asie mineure durant la guerre gréco-turque, 1921

Pour favoriser l’installation des réfugiés, la SDN proposera d’encadrer des prêts financés largement par les banques britanniques et états-uniennes, et dont la conditionnalité principale était la mise en place d’une commission isolée de tout contrôle démocratique et responsable de la manière dont la moindre drachme était dépensée. La commission supervisera donc la construction de maisons, de ponts, de routes, mais décide également de l’allocation des parcelles, du bétail et des machines aux milliers de familles paysannes, dont le fruit du labeur était censé rembourser le fameux prêt. En effet, les excédents produits par les paysans fraîchement rapatriés servaient à amortir la créance. Cette architecture financière avait l’avantage de mettre complètement de côté l’État grec, tout en musclant les capacités du pays à produire et à exporter ses récoltes de tabac ou de blé vers des pays plus industrialisés.

Comme le note Jamie Martin, ces mesures suscitèrent le même type de résistance qu’en Albanie ou en Autriche. À plusieurs reprises, le gouvernement grec attaqua la légitimité de la commission, en particulier après le coup d’État fasciste du général Theodoros Pángalos en juin 1925. L’historien souligne d’ailleurs que les pressions les plus fortes venaient des réfugiés eux-mêmes. Néanmoins, la SDN ne manquait pas de menacer le gouvernement grec de détruire sa réputation d’emprunteur à la moindre invective. En d’autres termes, si l’autonomie et les pouvoirs de la commission n’étaient pas respectés, l’État grec se retrouverait dans l’incapacité de sécuriser de futures créances. Cette situation ravivait des souvenirs douloureux pour les autorités helléniques : dès 1898, la Grèce avait été mise sous tutelle étrangère, avec une commission internationale qui gouvernait ses finances et ses actifs.

Cependant, la nouveauté radicale des années 1920 venait du fait que la Grèce était un membre actif de la SDN. Une fois de plus, l’appartenance à l’institution semblait agir comme une garantie de légitimité et de non-coercition. Pourtant, les pouvoirs cette fois déployés par la commission allaient bien au-delà de tout ce que la Grèce avait jusqu’alors connu : elle déterminait quand et comment les réfugiés pouvaient vendre leur bétail, contrôlait la productivité des tisseuses travaillant dans les ateliers, organisait la collecte des loyers ainsi que les expulsions locatives, et même l’emprisonnement des paysans incapables de rembourser les coûts de leur rapatriement auprès de la commission.

Le général Theodoros Pángalos, responsable du coup d’État de 1925 en Grèce

La SDN dût néanmoins lâcher du lest. De plus en plus de paysans refusaient de payer leurs créances ; le risque insurrectionnel devenait manifeste. Malgré le succès réitéré dont se félicitaient les membres de l’organisation, la dangerosité de ces pratiques se faisait jour, si bien que de nombreux pays pourtant désespérément en manque de capitaux étrangers refusèrent fermement l’assistance de la SDN. Ce fut le cas de la Chine, du Libéria, du Portugal, de la Pologne, de la Roumanie, de la Yougoslavie ; ces pays ne voulaient tout simplement pas connaître le même sort que l’Autriche ou la Grèce. Après le plan grec, Genève décida donc de mettre ces pratiques impopulaires à distance pour un temps. Mais cette pause fut de courte durée. Temporairement remisées aux oubliettes au cours de la Grande Dépression, ces formes d’ingérence financière institutionnalisée réémergeront dès le début des années 1940.

Les fondements du système de Bretton Woods

Alors que la SDN était en majorité dominée par des représentants de l’empire britannique et, partant de la Banque d’Angleterre, le second conflit mondial avait renforcé la tendance de fond qui datait de la fin du premier : les États-Unis étaient sans conteste devenus la puissance économique hégémonique, devant la Grande-Bretagne. Le déclin britannique constituera l’un des facteurs qui joueront en défaveur des options préconisées par l’un des deux architectes du système de Bretton Woods, l’économiste anglais John Maynard Keynes, au profit des solutions proposées par son homologue américain Harry Dexter White. En effet, un sujet de contentieux au cœur des négociations qui menèrent à la naissance en 1944 du Fonds Monétaire International et de ce qui deviendra la Banque Mondiale se trouvait la question des limites à fixer dans les pouvoirs d’intervention de ces nouvelles institutions financières internationales.

Au terme de la Seconde guerre mondiale, un consensus s’était bâti parmi les élites anglo-américaines autour de la construction d’un régime de taux de change fixe mais flexible, ancré sur la convertibilité du dollar en or. Pour garantir la stabilité financière internationale, les émissaires réunis à Bretton Woods souhaitaient créer des conditions qui favoriseraient le libre-échange et décourageraient les États de recourir à des dévaluations compétitives, tout en consentant à délivrer des capitaux aux États en proie à des crises de la balance des paiements. La question majeure de discorde portait sur l’étendue des pouvoirs alloués aux organisations concernant les politiques monétaires et fiscales des États-membres : seraient-elles habilitées à dire aux États ce qu’ils avaient le droit de faire ou de ne pas faire si des politiques nationales mettaient en péril les priorités fixées au niveau global, ou si les États tardaient à rembourser leurs emprunts ?

Signature des accords de Bretton Woods mettant en place une organisation monétaire mondiale, juillet 1944

Du point de vue de Wall Street, il allait sans dire que si des créanciers états-uniens mettaient des capitaux à disposition de gouvernements étrangers via ces organisations, ils étaient en droit d’exiger ou de proscrire certains comportements. Toute politique menaçant de près ou de loin les intérêts stratégiques ou commerciaux américains devait être bannie. D’un autre côté, les représentants du Trésor américain cherchaient à ne pas s’aliéner Keynes, le persuadant que le FMI ne s’opposerait pas à la mise en place d’un État providence en Grande-Bretagne, une perspective ébauchée dans le rapport Beveridge de 1942. L’auteur de la Théorie générale était anxieux à l’idée que les États-Unis s’arrogent un pouvoir démesuré au sein des organisations nouvellement créées. Ses craintes étaient justifiées, puisque les plans de Dexter White prévoyaient effectivement un pouvoir de veto disproportionné en faveur des États-Unis, instaurant de fait des relations économiques de type asymétrique, puisqu’aucun autre État n’aurait la capacité de dicter à l’hégémon sa conduite. Les plans furent finalement adoptés, l’ambiguïté des termes utilisés dans les accords négociés dans le New Hampshire à l’été 1944 suffisant à convaincre le parlement britannique de ratifier le texte.

Quelques années plus tard, force était de constater que les ingénieuses méthodes de « blanchiment » de pratiques impériales orchestrées par la SDN avaient fait des émules. Plutôt que « l’automaticité » sur laquelle Keynes insistait, c’était bien la logique de la conditionnalité qui était redevenue maîtresse dans l’allocation des capitaux par les grandes institutions financières internationales, conformément aux vœux de Wall Street. Dès les années 1950, le FMI pouvait ainsi bien plus facilement avoir son mot à dire sur les politiques monétaires et fiscales des États-membres ; les premiers pays à subir le retour de ces pratiques pas si nouvelles furent les États d’Amérique latine, qui n’en finissaient plus de souffrir les affres de la doctrine Monroe.

À partir des années 1970, la conditionnalité de l’aide au développement était devenue véritablement incontournable. Cette logique n’était donc pas d’inspiration néolibérale : elle préexistait largement le tournant à droite qui a caractérisé les années 1980 dans le monde occidental. Nous avons plutôt été en présence d’anciennes pratiques de l’entre-deux-guerres remises au goût du jour, avec cette fois-ci les capacités économiques colossales des États-Unis pour les orchestrer. Comme avec les institutions financières d’antan, le rôle dévolu au FMI était celui de médiateur, l’organisation faisant en quelque sorte tampon entre les États endettés et leurs créanciers (bien souvent) américains.

Une gouvernance économique mondiale asymétrique

Au terme de la démonstration de Jamie Martin, les origines et les structures de la gouvernance économique mondiale paraissent mieux dessinées. La naissance des premières institutions financières internationales trouve sa source dans la nécessité de transformer de vieilles pratiques impériales pour leur conférer des atours plus respectables et légitimes – ceux de la « coopération » et de l’aide au développement – à une époque où le concept d’auto-détermination favorisait la naissance de nouveaux États souverains. Un nouvel écosystème fut donc développé pour créer des intermédiaires entre des États légalement souverains et des créanciers internationaux qui entendaient bien récupérer leur dû.

Jamie Martin, historien, et son ouvrage « The Meddlers : Sovereignty, Empire and the Birth of Global Economic Governance » (Presses universitaires de Harvard, 2022)

De manière évidente, tous les États ne subissaient pas ces admonestations avec la même intensité. Du fait de son caractère profondément asymétrique, cette forme de gouvernance mondiale en venait à considérer comme négligeable la souveraineté formelle des États nouvellement indépendants, postcoloniaux ou vaincus. Les règles au cœur de ces formes de « coopération » n’avaient donc absolument rien d’universel. Entérinant un ordre du monde rigoureusement hiérarchique, elles ne garantissaient nullement aux États une autonomie égale : rares au fond étaient ceux qui pouvaient se prévaloir d’un droit de non-ingérence dans leurs affaires économiques.

Le bel ouvrage de Jamie Martin nous amène donc à nous interroger sur les représentations que nous nous faisons de l’ordre économique dans les trois décennies qui suivirent 1945. Le narratif dominant laisse entendre que la période précédant les chocs pétroliers représentait un compromis social prospère dans lequel les États pouvaient bénéficier des fruits de la mondialisation, tout en préservant une autonomie leur permettant le recours aux solutions keynésiennes et la construction d’États providence. Le capitalisme libéral aurait à l’époque été « encastré », pour reprendre la célèbre notion du politiste et juriste John Ruggie (« embedded liberalism »), paraphrasant Karl Polanyi pour souligner le caractère régulé et socialement pacifié de ladite période.

L’auteur considère que ces interprétations sont fort discutables : ce type d’arrangement n’a jamais été valide que pour une toute petite fraction d’États (de fait, le monde en comptait quatre fois moins en 1945 qu’aujourd’hui). Les pays qui pouvaient en bénéficier se situaient dans l’Atlantique nord, et étaient des alliés stratégiques des États-Unis. Mais dans le reste du monde, le FMI ne s’est pas privé d’utiliser ses pouvoirs pour asseoir précisément le type de politiques publiques austéritaires et de dérégulation que Keynes redoutait, et qui apparaissaient non-conformes à « l’esprit » de Bretton Woods. L’asymétrie originelle qui caractérisait les activités des premières organisations financières internationales comme la SDN n’a jamais cessé de constituer le principe ordonnateur des relations économiques entre États.

Thibault Biscahie

Thibault Biscahie est chercheur postdoctoral au Centre de recherche en droit public (CRDP) de l’Université de Montréal et collaborateur régulier de QG

Ouvrage ici recensé : Jamie Martin (2022). The Meddlers. Sovereignty, Empire and the Birth of Global Economic Governance. Harvard University Press

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« Ce qui est à l’œuvre désormais en France, et sous des formes à chaque fois plus brutales, c’est bien une inhospitalité d’État »

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Peut-on parler de la France comme d’un État raciste ? Voilà une question qui est sur la table depuis quelques temps, notamment à la suite des violences policières que subissent nombre de Français ayant des racines extra-européennes, et qui furent notamment à l’origine des émeutes de l’été 2023 consécutives à la mort du jeune Nahel … Continued
Texte intégral (2761 mots)

Peut-on parler de la France comme d’un État raciste ? Voilà une question qui est sur la table depuis quelques temps, notamment à la suite des violences policières que subissent nombre de Français ayant des racines extra-européennes, et qui furent notamment à l’origine des émeutes de l’été 2023 consécutives à la mort du jeune Nahel Merzouk. Pour QG, Olivier Le Cour Grandmaison, auteur de Racismes d’État, États racistes (éditions Amsterdam), souligne que, si la France n’est pas un État raciste, un racisme institutionnel s’exprime néanmoins dans l’Hexagone, en lien avec les politiques coloniales sous les Troisième et Quatrième Républiques, et d’une cécité des différentes gauches sur ce sujet. En outre selon lui, les tenants d’un discours « pseudo-universaliste » entretiennent une confusion volontaire entre racisme institutionnel (ou racisme d’État) et État raciste (à la manière de l’ex-Afrique du Sud), car ils craignent une remise en cause du « roman national-républicain » partagé à droite comme à gauche, et décrédibilisent la recherche académique sur ces concepts en lui attribuant une origine américaine alors qu’elle a été développée par des intellectuels tout à fait français tels que Michel Foucault ou Colette Guillaumin. Interview par Jonathan Baudoin

Olivier Le Cour Grandmaison est historien spécialiste de l’histoire coloniale, politologue, et auteur de « Racismes d’État, États racistes » (éditions Amsterdam, 2024)

QG : Peut-on dire qu’il y a désormais une « union sacrée » entre les paternalistes de droite et les fraternalistes de gauche sur la question du racisme en France?

Olivier Le Cour Grandmaison : À supposer que la droite ait été un jour paternaliste à l’endroit des personnes racisées, cette période est, à l’évidence, révolue en raison de l’extrême-droitisation de plusieurs partis de gouvernement. D’une part, cela concerne les toujours plus mal nommés « Républicains » (LR) qui, depuis longtemps maintenant et avec une constance qui ne se dément pas – à preuve les débats relatifs à la remise en cause du droit du sol à Mayotte qu’ils souhaitent, comme le Rassemblement National (RN), étendre à l’Hexagone – défendent des propositions toujours plus radicales, toujours plus illibérales et, ce faisant, toujours plus attentatoires aux droits et aux libertés fondamentaux comme à la Convention de Genève sur les réfugiés. D’autre part, cela concerne aussi le parti aujourd’hui au pouvoir (Renaissance), la majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement et, bien sûr, le président de la République lui-même. En témoigne la loi dite Darmanin, lequel n’a fait que transformer en dispositions législatives les orientations fixées à l’Élysée et défendues, par la suite, par l’ex-première ministre, Élisabeth Borne. Ce qui est à l’œuvre désormais, et sous des formes à chaque fois plus brutales, c’est bien une inhospitalité d’État qu’il faut qualifier aussi de xénophobie d’État puisqu’elles sont toutes les conséquences de politiques publiques nationales et, faut-il le préciser aussi, d’orientations européennes. De là, plus généralement et pour revenir à la France, une offensive assumée contre les libertés publiques, qui a débuté dans les quartiers populaires où vivent de nombreux habitants racisés et qui s’est étendue par la suite à l’ensemble des mouvements sociaux. Rappelons à celles et ceux qui penseraient que cette analyse est excessive et donc insignifiante, qu’elle est également celle du juriste, écrivain et académicien François Sureau dans son livre Sans la liberté (Gallimard, 2019). Très libéral au plan économique et social, il n’en est pas moins un défenseur intransigeant des libertés fondamentales individuelles et collectives, et le tableau qu’il brosse de leur remise en cause est accablant parce qu’il est précis, circonstancié et rigoureux.

Quant à « la gauche », comme beaucoup disent, alors qu’il faut en parler au pluriel, puisqu’elles sont depuis longtemps fort diverses, certaines en effet, je pense en particulier au Parti Socialiste et à plusieurs associations proches pour ne pas dire inféodées comme SOS Racisme, persévèrent dans une sorte de fraternalisme habillé aux couleurs avantageuses de l’antiracisme moral. Qualification impropre en vérité qui permet aux mêmes de revendiquer le monopole de la moralité en faisant croire, cela peut être implicite ou explicite, que l’antiracisme politique auquel ils s’opposent serait amoral ou immoral. Impropre, cette auto-caractérisation de l’antiracisme dit « moral » par ses défenseurs, qui doit s’analyser comme une auto-promotion destinée à disqualifier les autres formes d’antiracisme, l’est aussi parce qu’elle masque leurs présupposés : à savoir une conception au fond individualiste du racisme reposant sur la croyance que les ressorts de ce phénomène sont essentiellement personnels car liés à une socialisation et à une culture réputées déficientes qui doivent être comblées par des rencontres et des apprentissages divers. De là, un prêchi-prêcha moralisateur, superficiel, dépolitisé et dépolitisant qui est impuissant, à cause de ces présupposés mêmes, à combattre le mal auquel il prétend s’attaquer. 

Affiche de l’association SOS Racisme, 2009

En quoi les concepts de racisme d’État et d’État raciste diffèrent d’une part, mais peuvent se confondre d’autre part ?

Pour faire pièce à la doxa officielle, défendue par de nombreux responsables politiques de droite comme de gauche, d’une certaine gauche en tout cas, par une multitude de démagogues divers et par des bateleurs médiatiques qui se croient journalistes, commençons par rappeler ceci : les catégories de racisé, de racisme d’État, de racisme institutionnel, de xénophobie d’État ou de xénophobie institutionnelle ne sont pas des catégories forgées à l’étranger, aux États-Unis notamment, par des Afro-étasuniens d’extrême-gauche. La fonction de cette légende, sans rapport avec la réalité, est claire : disqualifier par avance ces catégories et celles et ceux qui les utilisent en faisant croire qu’elles sont des produits d’importation aux origines militantes. Conclusion, ces catégories seraient sans pertinence pour analyser les réalités françaises et ceux qui s’obstinent à les employer seraient de dangereux idéologues portant atteinte à l’histoire, aux traditions et à la République française.

En ce qui concerne le concept de racisé, rappelons qu’on le doit à Colette Guillaumin dans un ouvrage majeur paru en 1972 : L’idéologie raciste. Relativement au racisme d’État, Michel Foucault y a consacré un cours célèbre au Collège de France en 1976 dans lequel il utilise ce concept pour analyser l’avènement de la biopolitique et ses conséquences pour les institutions, les populations et les guerres, notamment. Intitulé « Il faut défendre la société », ce cours a été publié par les éditions du Seuil et Gallimard en 1997. À l’époque, ni le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, ni la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Alice Saunier-Seïté, tous deux peu suspects de laxisme, n’ont émis de critiques. Leurs lointains successeurs d’aujourd’hui, qui se prétendent fort modernes et libéraux, n’ont ni ces pudeurs, ni ces prudences. De plus, Pierre Bourdieu en 1996, lors de la mobilisation des sans-papiers et de l’intervention brutale des forces de l’ordre à l’église Saint-Bernard, notamment, puis Achille Mbembe lors des révoltes des quartiers populaires de novembre 2005, ont mobilisé les catégories de xénophobie et de racisme d’État pour rendre compte au mieux des événements qu’ils analysaient.

Illustration et citation de Colette Guillaumin, auteur de « L’idéologie raciste », paru en 1972. Illustratrice: Julie Bois

Enfin précisons, à la suite de Michel Foucault, que le racisme d’État ne saurait être confondu avec un État raciste puisque le premier se caractérise entre autres par ceci que les discriminations systémiques, institutionnelles et étatiques dont sont victimes les personnes racisées demeurent, en dépit d’atteintes substantielles à des droits et libertés majeures, compatibles avec des institutions de type démocratique. Là où les États racistes reposent sur une conception hiérarchisée du genre humain et la légalisation de deux ordres juridiques et politiques distincts. L’un qui organise l’assujettissement d’une ou de plusieurs minorités raciales en ruinant de façon radicale les droits fondamentaux de leurs membres, et en les exposant à des dispositions répressives spécifiques et à des violences particulières. L’autre qui, opposable aux membres de la race dite « supérieure », est destiné à garantir leur domination économique, sociale, politique et symbolique. Les cas les plus notables d’États racistes à l’époque contemporaine furent, entre autres, l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis, de 1787 à 1967, date à laquelle fut censurée par la Cour suprême l’ultime législation mixophobe de Virginie interdisant les mariages interraciaux. Michel Foucault prend lui pour exemple le cas de l’Allemagne nazie qu’il tient pour la réalisation la plus terrible d’un État raciste et antisémite qui, au cours de sa radicalisation criminelle, s’est transformé en un État génocidaire articulant une thanatopolitique – l’extermination industrielle des Juifs, notamment – à une biopolitique destinée à faire vivre et prospérer les Aryens dans un « espace vital » purifié sur le plan racial par cette extermination même et le déplacement forcé de millions d’habitants.

Est-ce que les débats récents sur la loi immigration ou sur l’idée d’une suppression du droit du sol dans le département de Mayotte renforcent votre argumentation sur le mythe de la France « terre d’accueil », à travers l’étude de lois spécifiques envers les Roms par exemple ?

En ce qui concerne Mayotte, il s’agit clairement d’une involution stupéfiante de la politique xénophobe voire raciste conduite par l’Élysée et le gouvernement, qui est destinée à établir une législation d’exception dans ce département. Après la loi asile-immigration votée récemment, c’est aussi la confirmation inquiétante du cours illibéral désormais suivi par les autorités françaises qui prennent de plus en plus de liberté avec des dispositions majeures et des droits fondamentaux. La situation des gens du voyage et des Roms français et étrangers est autre puisqu’elle a été juridiquement établie par la loi du 16 juillet 1912 imposant à ceux qui étaient identifiés comme appartenant à ces minorités des dispositions discriminatoires destinées à organiser leur surveillance sur l’ensemble du territoire et à limiter leur liberté de circulation et d’installation. Toutes ces dispositions ont été maintenues jusqu’en 1969, date à laquelle elles n’ont pas été abrogées mais seulement réformées. Il faut attendre la loi du 27 janvier 2017 pour qu’il en soit enfin ainsi, en précisant que cette très tardive abrogation n’a pas mis un terme, bien au contraire, aux politiques publiques romanophobes qui sont d’une rare violence sociale et policière.

Pancarte « Fin du droit du sol ? Manu, t’as perdu la boussole ! » brandie lors d’une manifestation contre la loi immigration, le 21 janvier 2024 à Paris. Photo: Serge D’Ignazio

Peut-on dire que les tenants d’un discours que vous qualifiez de « pseudo-universaliste » dans votre livre veulent masquer une vision eurocentriste du monde, dont les effets ont été néfastes sur le reste de l’humanité depuis plusieurs siècles, sans même remonter jusqu’à l’esclavage ou la colonisation ?

Assurément, mais il est nécessaire de préciser aussi que la situation française est singulière car, à la différence d’autres pays dits occidentaux, et sans céder si peu que ce soit à une vision enchantée, force est de constater que c’est dans l’Hexagone que les résistances aux analyses précitées sont sans doute parmi les plus vives, pour ne pas dire les plus violentes. De même, faut-il le souligner, pour les approches intersectionnelles jugées par beaucoup, y compris à gauche, comme sans pertinence. À tous, rappelons que dans son dernier rapport rendu public au cours de l’été 2020, Jacques Toubon, Défenseur des droits, s’était prononcé en faveur d’une telle démarche qu’il estime indispensable pour mettre au jour de façon aussi précise et complète que possible les discriminations cumulatives, sociales, raciales, religieuses ou encore liées au genre, subies par certains.

Ces résistances françaises sont entre autres liées aux particularités du roman national-républicain. Il repose notamment sur ce que je nomme l’exceptionnalisme français, pour faire entendre qu’il s’agit d’une construction discursive, politique et idéologique, entretient sans fin la mythologie hexagonale selon laquelle la France, étant la fille aînée des Lumières, des Déclarations des droits de l’homme et du citoyen, de la Révolution et de la République, serait ainsi un pays d’exception presque toujours soucieux d’accomplir sa prétendue mission civilisatrice, universaliste et émancipatrice. Pour aller à l’essentiel, c’est la majeure du syllogisme qui rend possible l’énonciation de la mineure : grâce à cela, l’Hexagone serait historiquement et politiquement immunisé contre les maux racistes et xénophobes qui affectent gravement d’autres États. De même pour les discriminations. Mineure qui ressortit à ce que j’appelle la mythologie immunitaire. Sa conséquence principale est d’entretenir cette croyance que si le racisme, la xénophobie et les discriminations existent, tous ne sont au fond que résiduels et liés à une somme de comportements individuels qui ne concernent en rien les institutions publiques et l’État. De là, in fine, la violence des réactions à l’endroit des analyses et des revendications qui remettent en cause ces fondements du roman national-républicain.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Image d’ouverture : pancarte brandie lors de la manifestation contre la loi immigration, le 21 janvier 2024 à Paris. Photo : Serge D’Ignazio

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