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14.03.2024 à 09:52

Intelligence sous influence - La lettre du 14 mars 2024

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Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
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Bonne lecture
IA : pour qui roulent nos champions ?
Le mercredi 13 mars, le Parlement européen a officiellement approuvé l'« AI Act », législation européenne destinée à réguler les produits et services basés sur l'intelligence artificielle. Le texte a été largement vidé de sa substance par rapport aux (…)

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Texte intégral (2133 mots)

Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.

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Bonne lecture

IA : pour qui roulent nos champions ?

Le mercredi 13 mars, le Parlement européen a officiellement approuvé l'« AI Act », législation européenne destinée à réguler les produits et services basés sur l'intelligence artificielle. Le texte a été largement vidé de sa substance par rapport aux ambitions initiales, en particulier depuis que les start-ups européennes du secteur, comme Mistral AI en France et Aleph Alpha en Allemagne, ont réussi à convaincre leurs gouvernements respectifs de réduire leurs obligations au minimum.

Ces prétendus « champions » ont largement obtenu gain de cause. « Dans sa forme finale, l'AI Act est tout à fait gérable pour nous », se félicitait ainsi Arthur Mensch, cofondateur et directeur de Mistral AI dans un récent entretien avec Le Monde. Le patron d'Aleph Alpha, Jonas Andrulis, est plus direct encore : « La version actuelle de l'AI Act est bonne. Il y a eu beaucoup de travail qui a mené à des améliorations importantes près de la ligne d'arrivée. »

Nous nous sommes penchés sur le travail d'influence mené par ces start-ups dans le cadre d'une enquête menée en collaboration avec LobbyControl et Corporate Europe Observatory.

Nous y revenons bien entendu sur le rôle clé joué par Cédric O, ancien secrétaire d'État au Numérique devenu actionnaire et lobbyiste en chef de Mistral AI (lire notre article)... tout en continuant à conseiller le gouvernement dans le cadre d'un comité sur l'IA.

Ledit comité vient d'ailleurs de rendre son rapport, également ce mercredi 13 mars. Il prône notamment plusieurs milliards de financements pour développer l'IA en France, ainsi qu'un accès facilité aux données personnelles et aux « données culturelles » (entendre : les œuvres artistiques et intellectuelles qu'ils exploitent pour entraîner leurs modèles). Pas très étonnant, puisque ce comité, outre Cédric O, compte aussi parmi ses membres le patron de ce dernier au sein de Mistral AI ainsi que des représentants de Google et de Meta.

Mistral AI et Aleph Alpha, les prétendus champions européens, ont-ils surtout au final servi de paravent pour le lobbying des GAFAM ? C'est la question que se posent certains observateurs. Et ils se la posent de manière encore plus vive depuis que Mistral AI a annoncé, à la fin du mois de février, un partenariat de grande ampleur avec Microsoft, certainement négocié depuis des mois.

Tout ceci ne semble pas déranger outre mesure le gouvernement français. Derrière les grands discours sur la « souveraineté numérique », il y a surtout une politique d'attractivité vis-à-vis des géants américains du web et de soumission inconditionnelle à leur vision du monde, que nous avions soulignée dans notre rapport GAFAM Nation.

Lire notre enquête : AI Act : le troublant lobbying des « champions » européens, Mistral AI et Aleph Alpha

Plus vite, plus haut, plus fort : le CAC40 en mode olympique

Le printemps arrive (plus ou moins), et avec lui la saison des assemblées générales annuelles et les annonces des profits et de dividendes.

Cette année encore, le CAC40 surfe à ses plus hauts niveaux historiques. 38 entreprises de l'indice – hormis Alstom et Pernod-Ricard qui publient en année décalée - ont successivement dévoilé leurs résultats ces dernières semaines. Il affichent des profits cumulés de plus de 153 milliards d'euros, en hausse de 10% par rapport à l'année dernière, pourtant déjà record. Ils prévoient de redistribuer près des deux tiers de cette manne à leurs actionnaires, sous la forme de dividendes (en légère hausse) et de rachats d'actions (en hausse plus nette). Comme quoi, malgré les crises géopolitiques et la grogne sociale, l'ère des superprofits n'est pas finie.

Le CAC40 a aussi battu son record historique la semaine dernière en passant au-dessus des 8000 points. L'indice français est loin d'être isolé puisque les bourses américaines et européennes battent elles aussi des records ces jours-ci. Selon Janus Henderson, les dividendes mondiaux s'établissent à 1660 milliards de dollars en 2023. Un record (oui, cela devient répétitif).

En matière de rémunération patronale également – ce qui est logique dès lors qu'elles sont aujourd'hui intimement liées à la performance boursière des entreprises concernées (lire La démesure des rémunérations patronales, et ce qu'il y a derrière) -, les limites n'arrêtent pas d'être repoussées. Carlos Tavares, le patron de Stellantis, touchera au titre de l'année 2023 une rémunération d'au moins 23 millions d'euros, qui pourrait même monter jusqu'à 36 millions d'euros grâce à une prime de performance. C'est 518 fois le salaire moyen au sein du groupe.

Nous ferons le point sur les chiffres publiés par le CAC40 dans quelques semaines.

Focus sur les liaisons dangereuses entre TotalEnergies et l'Etat français

La Commission d'enquête sénatoriale sur « les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France », lancée à l'initiative des sénateurs écologistes en janvier dernier, poursuit ses travaux.

L'Observatoire des multinationales a eu droit à son audition le lundi 11 mars. Nous y sommes notamment revenus sur nos analyses et propositions en matière d'encadrement du lobbying et notamment des « portes tournantes » public-privé (cf. notre page spéciale). Portes tournantes dont le groupe TotalEnergies fait lui aussi abondamment usage, notamment pour soigner ses liens avec la diplomatie française, comme nous l'avions montré dans une enquête à propos de ses projets en Ouganda (lire Comment l'État français fait le jeu de Total en Ouganda).

Nous avons aussi présenté les conclusions de notre étude de décembre dernier TotalEnergies : comment mettre une major pétrogazière hors de nuire. Le président de la commission, le sénateur Roger Karoutchi, a d'ailleurs déclaré qu'elles lui faisaient « un peu peur ».

S'il y a peu de chances que ces travaux débouchent sur une remise en cause profonde des rapports ambigus entre TotalEnergies et l'État français ou sur une reprise en main du premier par le second, peut-être permettront-ils d'avancer sur certaines revendications assez consensuelles en matière de transparence de l'influence et des relations entre décideurs et intérêts économiques.

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En bref

La directive européenne sur le devoir de vigilance n'en finit pas de ne pas être adoptée. Une nouvelle réunion du Conseil de l'UE doit se tenir cette semaine pour tenter de réunir une majorité d'États et valider définitivement le texte. Un accord de principe avait été trouvé en décembre dernier, mais certains pays – l'Allemagne notamment – ont changé d'avis, sous prétexte de ne pas pénaliser leurs entreprises. La France leur a emboîté le pas, trop heureuse de réduire encore la portée d'une directive dont elle a déjà réussi à faire exempter une large partie du secteur financier (lire La boîte noire de la France à Bruxelles). Elle a obtenu que les seuils d'applications soient relevés, de sorte qu'un nombre beaucoup plus restreint d'entreprises soient couvertes.

Pendant ce temps, en France. En attendant le déblocage ou blocage définitif de la directive européenne, l'application de la loi française de 2017 sur le même sujet continue de faire débat. La toute nouvelle chambre créée au sein de la Cour d'appel de Paris pour traiter des affaires liées au devoir de vigilance des multinationales s'est réunie pour examiner trois plaintes déclarées irrecevables en première instance, contre TotalEnergies pour sa responsabilité climatique, contre EDF pour des atteintes aux droits des communautés lors de la construction de parcs éoliens au Mexique, et enfin contre Suez pour des atteintes au droit à l'eau dans le cadre de sa gestion privée au Chili. Le délibéré a été fixé au 18 juin prochain. Dans le même temps, on apprenait que La Poste - première entreprise à avoir été jugée sur le fond dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, pour son recours à la sous-traitance dans des conditions problématiques en France – faisait appel de la décision de première instance qui l'avait condamnée à mettre à jour son plan de vigilance. Les batailles judiciaires sont loin d'être terminées.

Victoire pour les travailleurs des plateformes. Contrairement à ce qui s'est passé pour la directive devoir de vigilance, l'opposition de la France et de l'Allemagne n'aura pas suffi. Une victoire inespérée a été arrachée au Conseil de l'UE, et la directive sur les droits des travailleurs des plateformes a bien été adoptée malgré l'opposition acharnée d'Uber et des autres entreprises du secteur. Nous avions documenté il y a quelques mois le travail de sape mené par Uber et compagnie contre le projet de directive, soutenus par la France (lire Les coursiers du lobbying). Bien qu'en deçà du projet initial, la nouvelle directive crée une présomption de salariat, selon des modalités différentes selon les pays. En d'autres termes, il deviendra plus facile pour les travailleurs des plateformes de se faire reconnaître comme salarié, avec les droits associés.

Plainte contre Nestlé et d'autres marchands d'eau en bouteille. Fin janvier, la cellule investigation de Radio France et Le Monde avaient révélé que les groupes Nestlé Waters (Perrier, Contrex, Hépar, Vittel, entre autres) et Alma (Chateldon, Vichy-Célestins, St-Yorre, etc.) recouraient à des traitements non autorisés de l'eau avec la bénédiction implicite du gouvernement français, qui a eu connaissance des faits mais a choisi de maintenir l'omertà. Un tiers des eaux en bouteille vendues en France seraient concernées. L'association foodwatch a identifié neuf infractions (pratiques commerciales déloyales, non-conformité, défaut d'étiquetage et manquement au devoir d'information, etc.) et porté plainte devant le tribunal de Paris. Quant à l'association Transparency, elle a fait un signalement à la Haute autorité de la transparence pour la vie publique, puisque Nestlé avait dédaigné de divulguer – comme l'entreprise y est tenue par la loi – ses contacts avec le ministère de l'Industrie au sujet de cette affaire.

12.03.2024 à 18:23

Notre audition dans le cadre de la commission d'enquête sénatoriale sur TotalEnergies

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Le lundi 11 mars 2024, Olivier Petitjean, coordinateur de l'Observatoire des multinationales était auditionné dans le cadre de la commission d'enquête du Sénat sur « les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France ».
On retrouvera ci-dessous l'enregistrement de cette audition, au cours de laquelle Olivier Petitjean a notamment tiré (…)

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Le lundi 11 mars 2024, Olivier Petitjean, coordinateur de l'Observatoire des multinationales était auditionné dans le cadre de la commission d'enquête du Sénat sur « les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France ».

On retrouvera ci-dessous l'enregistrement de cette audition, au cours de laquelle Olivier Petitjean a notamment tiré les leçons de nos enquêtes sur les portes tournantes et sur l'usage qu'en fait le groupe pétrogazier français, et présenté les conclusions de notre étude pour 350.org, TotalEnergies : comment mettre une major pétrogazière hors d'état de nuire.

Voir la page de la commission d'enquête pour le programme et les captations des autres auditions.

11.03.2024 à 23:49

AI Act : le troublant lobbying des « champions » européens, Mistral AI et Aleph Alpha

Olivier Petitjean

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Sous prétexte de ne pas nuire au développement de potentiels champions comme Mistral AI en France, les gouvernements de l'UE ont considérablement atténué la portée de la nouvelle loi sur l"intelligence artificielle qui doit être validée à Bruxelles ce mercredi. Au bénéfice de qui au final ?
Ce mercredi 13 mars, le Parlement européen doit donner son approbation finale à l'AI Act, future loi européenne sur l'intelligence artificielle. Le texte soumis au vote est le résultat de mois de (…)

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Sous prétexte de ne pas nuire au développement de potentiels champions comme Mistral AI en France, les gouvernements de l'UE ont considérablement atténué la portée de la nouvelle loi sur l"intelligence artificielle qui doit être validée à Bruxelles ce mercredi. Au bénéfice de qui au final ?

Ce mercredi 13 mars, le Parlement européen doit donner son approbation finale à l'AI Act, future loi européenne sur l'intelligence artificielle. Le texte soumis au vote est le résultat de mois de débats et de négociations. Que va-t-il changer concrètement ? C'est malheureusement la question que l'on ne peut manquer de se poser à propos des législations concoctées à Bruxelles, particulièrement lorsqu'elles donnent lieu – comme cela a été le cas pour l'AI Act – à d'intenses batailles de lobbying.

En l'occurrence, cependant, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce ne sont pas OpenAI ni Microsoft, Meta (Facebook) ou Google qui ont été au premier plan de cette bataille - du moins sur la dernière ligne droite. Ce sont les start-up européennes du secteur, à commencer par l'allemande Aleph Alpha et la française Mistral AI. Et, grâce au soutien appuyé de leurs gouvernements, ces prétendus « champions » ont largement obtenu gain de cause. « Dans sa forme finale, l'AI Act est tout à fait gérable pour nous », se félicitait ainsi Arthur Mensch, cofondateur et directeur de Mistral AI dans un récent entretien avec Le Monde. Le patron d'Aleph Alpha, Jonas Andrulis, est plus direct encore : « La version actuelle de l'AI Act est bonne. Il y a eu beaucoup de travail qui a mené à des améliorations importantes près de la ligne d'arrivée. »

De fait, dans la version finale de la loi européenne, leurs modèles à usage général ne sont plus classifiés comme à risque, de sorte que leurs produits – et quasiment tous les autres à l'exception de ChatGPT – ne plus sont soumis qu'à des obligations minimales de transparence... dont la teneur et la mise en œuvre restent encore à préciser. Sous prétexte de ne pas nuire au développement de potentiels champions européens, nos gouvernements ont de fait renoncé à réguler concrètement une grande partie du secteur de l'intelligence artificielle. Mais au bénéfice de qui au final ?

Ambitions revues à la baisse

C'est en 2021 que la Commission européenne a présenté sa proposition de loi initiale sur l'AI. Celle-ci reposait sur un principe simple : celui de séparer les pratiques et technologies entre celles qui doivent être purement et simplement interdites, celles qui doivent être soumises à des régulations plus fortes et celles qui peuvent en être dispensées. La publicité faite autour de ChatGPT lors de son lancement en 2022 a changé la donne. À l'initiative du Parlement européen, la loi européenne a intégré la problématique de l'intelligence artificielle générative, jusqu'alors absente du texte. Les eurodéputés ont introduit des mesures plus contraignantes pour les modèles d'IA dits “à usage général”, du fait des risques que pourraient engendrer certaines utilisations.

Inacceptable pour les grandes entreprises du secteur, qui sont immédiatement entrées en action. Sur l'année 2023, le projet de loi a donné lieu à pas moins de 122 de réunions de lobbying à la Commission européenne, soit une tous les deux jours ouvrables, dont 78% avec les industriels. Mais dans les derniers mois de cette lutte d'influence, les Microsoft, Meta, Google et autres se sont fait plus discrets. Ce sont les acteurs européens, Mistral AI et Aleph Alpha en tête, qui ont été les têtes de pont de la bataille, en intervenant dans les médias et auprès des politiques. Jusqu'il y a peu, ils étaient totalement inconnus du grand public, voire des dirigeants politiques. Les statuts de Mistral AI n'ont été déposés qu'en mai 2023, il y a moins d'un an. Mais ils ont su trouver les arguments pour convaincre les gouvernements des grands pays européens de réduire les ambitions de l'AI Act. Il y a quelques mois encore, le patron d'Aleph Alpha se plaignait :« Nous sommes leaders en matière d'innovation, mais pour l'instant nous avons fait zéro lobbying. » Depuis, les choses ont bien changé.

Mistral AI est peut-être la plus jeune entreprise à avoir jamais obtenu un rendez-vous avec les dirigeants de la Commission européenne. Un peu plus de deux mois à peine après sa création, les représentants de Mistral AI rencontraient Roberto Viola, le patron de la DG Connect, pour discuter d'AI générative. Un second rendez-vous a eu lieu début mars 2024 avec le cabinet de la commissaire européenne responsable des dossiers numériques pour “présenter l'entreprise”. Mais Mistral semble déjà bien présente à Bruxelles où elle a rencontré deux députés européens clés sur le sujet de l'IA et elle a également rencontré en novembre les représentants belges, qui assurent actuellement la présidence tournante du Conseil. En novembre, un de ses cadres avait déjà participé à un événement sur l'AI organisé par le prédécesseur de la Belgique : l'Espagne.

« Si on perd des leaders ou des pionniers à cause de ça... »

De fait, c'est surtout à travers les gouvernements des plus gros États-membres, et notamment ceux de la France et de l'Allemagne – alliés à l'Italie – que l'offensive a été menée. Dans les derniers mois de l'année 2023, les dirigeants de ces trois pays ont multiplié les critiques contre les velléités de régulation du Parlement européen. Lors d'un sommet organisé en novembre 2023 à Rome en présence d'industriels, les ministres des trois pays ont martelé le message. « Je suis tout à fait d'accord avec mes collègues italien et français pour dire que nous avons besoin d'une régulation favorable à l'innovation dans le domaine de l'AI, y compris l'AI à usage général, a ainsi expliqué l'allemand Robert Halbeck. (…) Les règles doivent être établies lorsque des risques spécifiques surviennent dans l'application [des modèles]. » « Nous devons travailler ensemble sur ce sujet au niveau de l'UE, main dans la main avec l'industrie », a renchéri son homologue italien Adolfo Urso.

Même après qu'un texte de compromis a été validé – théoriquement de manière définitive – au niveau du Conseil de l'UE, les dirigeants français sont revenus à la charge. « Il faut éviter d'écraser les innovateurs européens sous une réglementation trop lourde », avait ainsi réagi Jean-Noël Barrot, le ministre délégué au Numérique, évoquant « les discussions qui vont nécessairement se poursuivre pour régler un certain nombre de détails » Quelques jours plus tard, à l'occasion du deuxième anniversaire du plan France 2030, Emmanuel Macron abondait dans le même sens : « On peut décider de réguler beaucoup plus vite et beaucoup plus fort que nos grands compétiteurs mais on régulera des choses qu'on ne produira plus ou qu'on n'inventera pas. Ce n'est jamais une bonne idée. »

Et le président français d'en appeler à une évaluation régulière de l'AI Act et de ses conséquences : « Si on perd des leaders ou des pionniers à cause de ça, il faudra revenir. C'est clé. » Pour les dirigeants politiques, l'enjeu est bien là : garder les fleurons français et allemands de l'AI en Europe même, et éviter qu'ils ne partent aux Etats-Unis ou, plus près, à Londres, où le gouvernement conservateur leur fait les yeux doux en promettant une régulation plus souple. Le patron de Aleph Alpha n'a pas hésité à brandir explicitement la menace : « Si nous ne pouvons pas survivre en Europe, nous devrons agir. »

Des gouvernements travaillés au corps

Du côté allemand, le travail d'influence mené par Aleph Alpha auprès de leurs dirigeants est bien documenté. Nos partenaires allemands de LobbyControl ont retrouvé la trace de pas moins de douze rendez-vous de lobbying entre juin et novembre 2023 entre la start-up et des membres du gouvernement fédéral, à commencer par le ministre de l'Économie Robert Habeck, des Verts, et le ministre du Numérique Volker Wissing, du parti libéral FDP. Les dirigeants d'Aleph Alpha ont même rencontré une fois le chancelier Olaf Scholz lui-même [1]. Les dirigeants d'Aleph Alpha ont été auditionnés à plusieurs reprises et ont transmis au gouvernement allemand nombre d'argumentaires, désormais rendus publics. L'enquête menée par LobbyControl montre que les ministres allemands ont repris point pour point les éléments de langage avancés par Aleph Alpha contre une régulation trop contraignante des modèles à usage général l'AI. Notamment l'idée, martelée aussi bien par les GAFAM, qu'il ne fallait pas réguler les modèles, mais seulement les usages.

En France, faute du niveau minimal de transparence similaire que l'on constate outre-Rhin ou à Bruxelles, nous en sommes réduits à observer les traces publiques du lobbying de Mistral AI. Par exemple les multiples occasions, depuis le salon Vivatech en juin 2023 jusqu'au récent forum de Davos, où les dirigeants de la start-up ont été invités à partager la scène avec Emmanuel Macron ou d'autres leaders français, en passant par des dîners à l'Élysée en marge de conférences publiques [2]. Ces derniers mois, les dirigeants de start-ups spécialisées dans l'AI se sont vu dérouler le tapis rouge. Stanislas Polu, fondateur de Dust, une autre start-up d'IA invité au même dîner, a bien résumé l'ambiance : (« Pour la première fois de ma vie, j'ai eu l'opportunité de dire quelque chose une semaine et de voir le plus haut échelon de l'Etat faire une annonce en ce sens la semaine suivante. »

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Collaboration public-privé

Mais c'est évidemment le débauchage par Mistral AI de Cédric O, proche d'Emmanuel Macron et ancien secrétaire d'Etat au numérique, comme actionnaire et responsable des relations publiques via sa société de conseil, qui retient l'attention (lire notre article). Il faut dire qu'il n'a pas hésité à tenir sur la régulation de l'AI un discours exactement inverse à celui qu'il tenait alors qu'il était au gouvernement. En 2022 à New York, il affirmait encore : « Nous avons besoin de plus de réglementation. Si le prix à payer est d'avoir un cadre différent aux États-Unis et dans l'Union européenne, alors nous le paierons. » Un peu plus d'un an plus tard, la tonalité était toute différente : « Les investisseurs attendent de voir quelles seront les conséquences de l'IA Act (future législation européenne sur l'intelligence artificielle). S'ils estiment qu'il empêche de créer des champions de rang mondial, alors ils investiront dans des entreprises américaines. »

Le 30 juin 2023, avec René Obermann, président du géant de l'aérospatiale et de la défense Airbus, et Jeannette zu Fürstenberg, du fonds de capital-risque technologique La Famiglia, Cédric O a été l'un des initiateurs d'une lettre ouverte signée par 150 entreprises européennes affirmant que la loi sur l'IA « mettrait en péril la compétitivité et la souveraineté technologique de l'Europe ».

Sur le réseau Linkedin, l'ancien secrétaire d'État s'est félicité, à propos du sommet sur l'AI organisé par le gouvernement britannique en novembre dernier (OpenAI, Google/Deepmind, Anthropic, Inflection, Meta... et Mistral AI), de la collaboration entre secteur public et secteur privé français : « J'ai participé à nombre de ces réunions lors des 5 ans que j'ai passés au service de l'État. La France était toujours du côté des régulateurs, jamais des acteurs. Cette fois, les Français étaient des deux côtés de la table (Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot pour le gouvernement, Arthur Mensch et moi-même pour Mistral AI)... et ça change tout. »

Alors qu'il joue le rôle de lobbyiste en chef de Mistral AI, Cédric O a gardé ses attaches dans le public puisqu'il a été nommé en octobre 2023 au « comité de l'intelligence artificielle générative » mis en place pour conseiller le gouvernement sur sa politique en matière d'IA. Présenté comme simple « consultant » sur le site de Matignon [3], il y siège d'ailleurs aux côtés de son patron et co-actionnaire Arthur Mensch.

Lire aussi Les bonnes affaires de Cédric O, ex secrétaire d'État

Cédric O n'est pas le seul chez Mistral AI à emprunter les « portes tournantes » entre public et privé. William El Sayed, lui aussi sorti de Polytechnique et recruté en juillet 2023 pour aider les fondateurs de Mistral AI, a fait de janvier à juin 2023 son stage de fin d'étude auprès du ministre chargé du Numérique et des Télécommunications. Sa mission ? La conception de la stratégie IA dans le cadre du plan France 2030. Le monde est petit.

Porte-voix des GAFAM ?

Mistral AI et Aleph Alpha, les prétendus champions européens, ont-ils surtout au final servi de paravent pour le lobbying des GAFAM ? C'est la question que se posent certains observateurs. Et elle se pose de manière encore plus vive depuis que Mistral AI a annoncé, à la fin du mois de février, un partenariat de grande ampleur avec Microsoft, avec à la clé un investissement de 15 millions d'euros de ce dernier. Les modèles de Mistral AI seront désormais entraînés et distribués sur les serveurs du géant américain, dans le cadre d'un arrangement qui n'est pas sans rappeler – même s'il reste à ce stade de bien moindre ampleur – celui passé par le même Microsoft avec OpenAI.

« Cette transaction était-elle en cours de préparation alors que l'AI Act était en cours de négociation ?, se demande ainsi le journaliste spécialisé Luca Bertuzzi. Il semble irréaliste qu'un tel partenariat puisse être conclu en moins d'un mois. De nombreuses personnes impliquées dans l'AI Act ont d'ailleurs remarqué que le lobbying des GAFAM sur l'AI à usage général s'était soudainement calmé vers la fin. Cela s'explique par le fait qu'ils n'avaient pas besoin d'intervenir puisque Mistral faisait le "sale boulot" pour eux. Les arguments de Mistral étaient remarquablement similaires à ceux de Big Tech. »

Les eurodéputés verts ont immédiatement demandé aux commissaires européens Thierry Breton et Margrete Vestager d'examiner si Mistral AI n'avait pas servi de faux nez au lobbying de Microsoft, en violation des règles de transparence et de prévention des conflits d'intérêts. La direction de la Concurrence de la Commission a précisé quant à elle que l'accord entre Mistral et Microsoft serait étudié dans le cadre de l' examen préliminaire” qu'elle vient de lancer sur le partenariat entre Microsoft et OpenAI – soupçonné d'être une acquisition masquée.

La France, meilleure amie de la Silicon Valley

À écouter les discours des dirigeants de la start-up française – non seulement ceux qu'ils tiennent en France, mais aussi ceux qu'ils tiennent à l'étranger –, difficile de ne pas percevoir la trace d'un certain opportunisme. D'un côté, ils ne manquent pas une occasion de faire miroiter l'émergence d'un champion français et européen enfin capable de redorer le blason technologique du vieux continent. De l'autre, par exemple lors d'un entretien avec le Financial Times, ils minimisent leurs liens avec l'Etat français, qu'ils assurent « maintenir à distance » de leurs affaires.

De bonne guerre, peut-être, du point de vue des entreprises concernées. Mais qui fait sonner les grands slogans gouvernementaux sur la « souveraineté numérique » particulièrement creux. Derrière la prétention à faire émerger des champions européens, il y a surtout en réalité une politique d'attractivité visant à faire de la France le partenaire privilégié de la Silicon Valley en Europe. « L'autre question, ajoute Luca Bertuzzi, est de savoir dans quelle mesure le gouvernement français était au courant de ce partenariat à venir avec Microsoft. Il semble peu probable que Paris ait été tenu complètement dans l'ignorance. »

Cette ambiguïté se retrouve dans la composition de ce fameux comité consultatif à Matignon évoqué plus haut. Outre Cédric O et Arthur Mensch, on y retrouve des représentants de grandes entreprises comme Dassault Systèmes ou Renault, mais aussi Google et de Meta – en la personne de Yann Le Cun, lauréat du prix Turing et vice-président de Meta, très en pointe sur la défense publique de l'AI – ainsi que d'institutions financées par ces dernières, comme le « Paris Artificial Intelligence Research Institute ».

Lire aussi GAFAM Nation

Il est vrai que, dans le domaine de l'AI comme du numérique en général, les GAFAM sont aussi omniprésents qu'incontournables. Les trois fondateurs de Mistral AI, passés par l'école Polytechnique, sont des anciens de Meta et de Google, tout comme plusieurs de leurs employés.

Et cet effet de trait d'union entre l'Etat français et les GAFAM se retrouve enfin du côté des financements. Mistral AI a fait pour l'instant deux levées de fonds, de 105 millions d'euros en juin 2023, puis de 385 millions d'euros en décembre 2023 – une somme qui n'a été dépassée que par Aleph Alpha. Parmi les participants à ces levées, on retrouve à la fois Bpifrance, bras armé financier de l'État français, des grandes firmes de « venture capital » américaines comme Lightspeed, quelques poids lourds comme BNP Paribas et CMA-CGM, et des fonds liés aux grandes entreprises de la tech (Nvidia, Salesforce) ou aux grandes fortunes françaises ou européennes (Xavier Niel, JC Decaux, la famille Motier des Galeries Lafayette, Exor de la famille Agnelli, Sofina...). À quoi s'ajoute désormais Microsoft. Une intéressante convergence d'intérêts.

Le diable dans les détails

L'accès privilégié dont les entreprises comme Mistral AI et Aleph Alpha bénéficient auprès de leurs gouvernements et de la Commission européenne – et l'absence criante de points de vue alternatifs - sont d'autant plus préoccupants que le travail de régulation de l'intelligence artificielle ne fait que commencer. Une fois que l'AI Act dans sa version allégée sera adopté, il faudra ensuite le mettre en œuvre. Ce qui, dans un domaine aussi technique, et avec des règles offrant tant de marges d'interprétation, ne sera sans doute pas une mince affaire.

L'AI Act, par exemple, établit un seuil à partir duquel un modèle à usage général est considéré comme comportant un risque systémique, avec à la clé des obligations renforcées. Pour Mistral AI et Aleph Alpha, il s'agissait justement de ne pas tomber dans cette catégorie, et ils ont obtenu gain de cause. Pour l'instant, seul GPT4, le dernier modèle d'OpenAI, est concerné. Pourrait-il être rejoint un jour par les modèles développés par les start-up européennes ? En réalité, le seuil fixé par le texte, une puissance de calcul cumulée de plus de 10^25 FLOPS, offre une marge d'interprétation qui le rend facile à contourner – c'est peut-être ce qu'Arthur Mensch qualifiait de « gérable » dans son entretien au Monde.

De même, les obligations de transparence précises qui s'imposeront aux modèles restent à fixer dans le cadre de « discussions techniques avec la Commission européenne, auxquelles nous participons », ajoute le cofondateur de Mistral AI. Il en va de même pour de nombreux autres détails de la mise en œuvre du texte, sans garantie que d'autres points de vue que ceux – largement convergents – des start-ups européennes et des GAFAM soient entendus.

L'AI Act prévoit enfin la création d'une nouvelle agence européenne dédiée, à laquelle serait associé un conseil consultatif, dont la composition est pour l'instant peu claire. Si la future instance suit le même modèle que celui du comité de Matignon, il y a peut-être du souci à se faire.

Comme le rapporte L'informé, la région Ile-de-France s'est d'ailleurs déjà portée candidate pour accueillir le siège de cette nouvelle agence, en lien avec la ville de Paris et l'État. L'un de ses principaux arguments de vente ? La présence sur place de champions européens comme Mistral AI.

Olivier Petitjean


23.02.2024 à 10:57

L'Observatoire des multinationales propose une nouvelle série de formations

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Comment enquêter sur les multinationales ? Sur leur lobbying ? Comment décrypter et exploiter les rapports annuels du CAC40 ? Tel est le programme de la nouvelle série de formations que nous lançons ce printemps.
Nous proposons tout d'abord une formation introductive Comment enquêter sur les multinationales sur deux jours les 23 et 24 avril prochains à Paris, en partenariat avec le React Transnational et l'institut Alinksy. Cette formation offre un aperçu général des informations utiles (…)

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Comment enquêter sur les multinationales ? Sur leur lobbying ? Comment décrypter et exploiter les rapports annuels du CAC40 ? Tel est le programme de la nouvelle série de formations que nous lançons ce printemps.

Nous proposons tout d'abord une formation introductive Comment enquêter sur les multinationales sur deux jours les 23 et 24 avril prochains à Paris, en partenariat avec le React Transnational et l'institut Alinksy. Cette formation offre un aperçu général des informations utiles sur les multinationales et des méthodes et sources pour les trouver et les exploiter. Informations et inscriptions ici.

Les 13 et 14 mai, nous proposons une nouvelle édition de notre formation très demandée sur Comment enquêter sur le lobbying à Paris et à Bruxelles ?. Programme et inscription ici. Elle est également organisée en partenariat avec le ReAct Transnational et
l'institut Alinsky.

Nous inaugurons enfin cette année un nouveau module de formation, sur une seule journée, spécifiquement dédié aux groupes du CAC40 et à l'utilisation de leurs rapports annuels. Elle aura lieu le 19 juin 2024, toujours à Paris. Informations et inscription ici.

Ces formations sont conçues pour un public de journalistes et de salariés ou militants de la société civile, mais nous nous efforçons de répondre à tous les besoins.

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