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23.04.2024 à 06:00

En Turquie, l'opposition retrouve de la vigueur après les municipales

Laurent Perpigna Iban

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Le président turc Recep Tayyip Erdoğan l'a reconnu : les élections municipales du 31 mars marquent un sérieux revers pour sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP). Devenu à la faveur de ce scrutin le premier parti du pays, son rival kémaliste, le Parti républicain du peuple (CHP), savoure une victoire historique. Quant au mouvement kurde, conforté de résultats probants, il entame un bras de fer décisif afin de conserver ses acquis. Dix mois à peine après (...)

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Texte intégral (2881 mots)

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan l'a reconnu : les élections municipales du 31 mars marquent un sérieux revers pour sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP). Devenu à la faveur de ce scrutin le premier parti du pays, son rival kémaliste, le Parti républicain du peuple (CHP), savoure une victoire historique. Quant au mouvement kurde, conforté de résultats probants, il entame un bras de fer décisif afin de conserver ses acquis.

Dix mois à peine après un double scrutin législatif et présidentiel qui a assis encore un peu plus confortablement au pouvoir la coalition menée par le président Recep Tayyip Erdoğan, le vent du changement est-il en train de souffler sur la Turquie ?

C'est en tout cas, au terme des élections municipales qui se sont déroulées le 31 mars 2024, la conviction à laquelle s'accrochent les opposants au président. Pour le Reis, qui avait fait de ce scrutin une priorité, le revers est cinglant. Les cinq plus grandes métropoles, ainsi que la majorité de leurs arrondissements, sont passées entre les mains du Parti républicain du peuple (CHP). Pour la première fois depuis sa création en 2002, la formation qu'il dirige, le Parti de la justice et du développement (AKP) n'est plus la principale force politique du pays.

Le mouvement kurde, lui aussi, sort de ce vote la tête haute. Le Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples (DEM) — étiquette sous laquelle se présentaient les candidats du Parti démocratique des peuples (HDP), toujours visé par une procédure d'interdiction —, a ravi plus de 80 municipalités, soit quinze de plus qu'en 2019.

Pourtant, la joie ne peut être totale dans le camp kurde, tant les élus de DEM savent que leur mandat ne tient qu'à un fil. Cible privilégiée du pouvoir et de la justice turques depuis l'implosion des pourparlers de paix entre l'AKP et la guérilla kurde du PKK en 2015, c'est presque un miracle si le HDP, avec plus de 5 000 membres et sympathisants incarcérés, est encore en état de marche.

D'autant que le mouvement kurde, rompu depuis des décennies à une répression intense, mène campagne sur un terrain miné. Sur le front des élections locales, le HDP fait face depuis 2016 à une politique systématique de destitutions d'élus. Ainsi, 48 des 65 municipalités conquises dans les urnes en 2019 ont vu leurs co-maires1 révoqués par la justice turque et remplacés par des administrateurs proches du pouvoir. Pas de quoi, à la lecture des résultats, décourager les sympathisants du parti de donner leur voix à DEM, mais suffisamment pour semer le doute quant à l'avenir des municipalités gagnées.

Une bataille qui ne fait que commencer

En dépit des déclarations de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sitôt la fin des comptages promettait de respecter le résultat des urnes, l'offensive contre les municipalités DEM ne s'est pas fait attendre. D'ores et déjà, et à l'heure où nous écrivons ces lignes, 17 recours ont été déposés par l'AKP auprès du Haut conseil électoral (YSK). C'est notamment le cas à Urfa, où un nouveau scrutin a été programmé le 2 juin prochain.

Mais c'est à Van, une ville nichée dans l'extrême sud-est du pays, que s'est déroulé un bras de fer des plus symboliques. Immédiatement après les élections, le candidat Abdullah Zeydan, élu avec 55,48 % des voix, était déclaré inéligible, et sommé de laisser sa place au concurrent de l'AKP, pourtant loin derrière avec seulement 27,15 % des suffrages. Selon des informations transmises par DEM, la commission électorale aurait contesté les « droits politiques » de ce dernier, « de manière inexplicable, quelques heures à peine avant le scrutin ».

Face à la mobilisation importante des habitants dans les rues de Van, le pouvoir va d'abord interdire toute manifestation, ainsi que l'accès à la ville à toute personne ou groupe de personnes « susceptibles de participer à des rassemblements illégaux ». En vain : quelques jours plus tard, le Haut conseil électoral validait — au moins temporairement — la nomination de l'édile, visiblement pressé par une vague d'indignation qui s'est étendue au-delà du sud-est du pays.

Un renversement de situation presque providentiel, qui ravive, pour beaucoup de Kurdes, l'espoir de jours meilleurs. Car si, comme le pointe l'historien Hamit Bozarslan, lors des destitutions de maires HDP opérées depuis 2016, « le système dans sa totalité a fonctionné en tant que destruction démocratique sans que le monde politique ne réagisse », la mobilisation de plusieurs personnalités de premier plan semble avoir pesé lourd dans l'affaire de Van. C'est notamment le cas du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, qui a sur X (anciennement Twitter) jugé cette décision « inacceptable », appelant à réagir dans un contexte « d'élections gâchées par des décisions judiciaires politiquement motivées ». Un véritable point d'inflexion pour le désormais co-maire de Van, Abdullah Zeydan, qui explique :

La volonté ainsi que l'unité affichée par différents segments du public turc contre cette usurpation de nos droits est précieuse, et nous espérons que cela débouchera sur un nouveau processus. J'espère que cette solidarité rendra le droit et la justice plus fonctionnels en Turquie et constituera un tournant dans le retour à l'État de droit.

« C'est une petite victoire, répond le directeur des études turques de Strasbourg, Samim Akgönül. Ces dernières années, les élus kurdes destitués n'avaient pas bénéficié d'un soutien politique au niveau national ». Phénomène encore plus surprenant, comme le note l'ancien diplomate et membre du conseil du Parti communiste de Turquie (TKP), Engin Solakoğlu, « il y a eu pour la première fois dans l'ouest du pays, et même à l'intérieur de l'AKP, des contestations, comme si l'anti-démocratie avait ses limites ».

Reste que la mobilisation massive des habitants de Van paraît avoir joué un rôle majeur dans ce rétropédalage, car de telles démonstrations de colère dans les provinces kurdes n'avaient pas été observées depuis les graves troubles qui avaient agité la région en 20152.

Néanmoins, dans le cas de Van, l'affaire ne semble pour autant pas réglée : si le co-maire élu a pu prendre ses fonctions, le collège des juges et des procureurs a lui ouvert une enquête contre la 5e cour pénale de Diyarbakir, qui a décidé de restituer les droits de l'édile.

« Des vaches à lait pour l'AKP »

Si les cadres de DEM s'attendent à des jours difficiles, c'est bien que les séries de destitutions menées récemment par la justice et les autorités turques ont laissé des traces dans l'inconscient collectif. Élue en 2019 co-maire d'Ergani dans le cadre du système paritaire de mixité femme-homme mis en place par le HDP, Mervan Yıldız a été destituée par le pouvoir après 11 mois d'activité, faisant face à des charges aussi diverses que farfelues. Aujourd'hui encore dans l'attente d'un procès, elle a été remplacée par un administrateur « directement sous les ordres de l'AKP », et n'a pu que constater les dégâts sur sa municipalité : « l'administrateur nous a tout pris, pas uniquement nos postes, mais les emplois, les biens de la collectivité. L'AKP a d'ailleurs fait campagne à ces élections grâce aux fonds de la municipalité ».

« C'est un des pires abus de pouvoir constatés ces dernières années, et pas seulement sur la question de la destitution de ces maires, embraie Hamit Bozarslan. Ces municipalités déchues sont devenues des vaches à lait pour l'AKP, avec un népotisme, une corruption, et des détournements de fonds à grande échelle. Beaucoup d'avoirs appartenant à ces municipalités ont été transférés à l'État ».

L'ancien diplomate Engin Solakoğlu poursuit : « L'AKP utilise toutes les mairies qu'il possède afin de s'enrichir. Mais il ne faut pas oublier que c'est une pratique très commune en Turquie. On constate d'ailleurs un phénomène similaire dans certaines mairies glanées par le CHP ».

Alors, doit-on s'attendre, comme beaucoup de Kurdes le redoutent, à ce qu'une nouvelle vague de destitutions secoue le sud-est de la Turquie dans les semaines et les mois à venir ? Serra Bucak, la co-maire de Diyarbakır fraichement élue, reste optimiste, bien que les résultats dans sa ville fassent l'objet d'une contestation de la part de l'AKP :

Je ne pense pas que ce scénario va se reproduire. Cette stratégie ne marche pas, d'autant que nous faisons face à différentes crises économiques, sociales, ou politiques. S'il nous révoquait, le pouvoir paralyserait la région. Et nous, ce que nous voulons, c'est expliquer et réparer les dégâts qu'ils ont faits lors de ces dernières années.

Reste à savoir, au-delà du cas de Van, quelle serait la réaction du champ politique turc en cas de nouvelles vagues de révocations. Pour les Kurdes, les premiers signaux en provenance du CHP sont rassurants, puisque les hommes forts du parti — dont Özgür Özel, président de la formation —, se sont positionnés fermement contre toute destitution.

Un soutien qui, de toute évidence, vient également donner le change au coup de pouce des électeurs DEM dans les grandes villes turques, qui, malgré l'absence de consignes de vote de leur parti, semblent avoir fait barrage à l'AKP en prêtant massivement leurs voix au CHP.

La politique israélienne d'Erdoğan sanctionnée

Si le revers du parti présidentiel semble la conséquence d'une somme de griefs et de préoccupations aussi bien locales que nationales, le double jeu d'Erdoğan envers Israël a profondément ébranlé sa base militante. Car, en dépit de gesticulations presque théâtrales à l'égard de son homologue israélien Benyamin Nétanyahou, le Reis s'est refusé, pendant de longs mois, à mettre un terme aux échanges économiques avec le partenaire israélien.

Une situation qui a tourné à l'inacceptable après la publication par Metin Cihan, un journaliste exilé en Allemagne, de centaines de documents attestant de la poursuite des relations commerciales entre les deux pays. « Le noyau dur de l'électorat de l'AKP a été très secoué, il est temps que la guerre à Gaza se finisse », pointe l'ancien diplomate Engin Solakoğlu, ajoutant :

Il faut être rationnel : la Turquie avec ou sans Erdoğan restera aux côtés d'Israël. L'infrastructure du pouvoir est telle qu'il est contraint au pragmatisme, d'autant que la Turquie est intégrée à l'alliance occidentale.

Le président Erdoğan semble avoir tiré les premières leçons de son affaiblissement et s'active à réparer les blessures au sein de son propre camp. Officiellement en réponse au refus israélien d'autoriser un largage d'aide humanitaire en provenance de Turquie sur Gaza, le ministère du commerce a annoncé une restriction drastique des exportations vers Israël. Temporairement du moins, « jusqu'à ce qu'un cessez-le-feu immédiat soit décrété et que soit autorisé l'accès continu de l'aide humanitaire à Gaza ».

Reconfiguration de l'opposition

Pour autant, malgré un regain d'enthousiasme qui agite depuis le 31 mars une partie importante de la société, Recep Tayyip Erdoğan conserve toujours les coudées franches pour diriger le pays d'une main de fer. Les brillants résultats de l'opposition ne devraient en rien limiter son pouvoir, tant la Turquie reste plus que jamais centralisée, ne laissant aux municipalités que des prérogatives extrêmement réduites.

« Cependant, la dynamique de victoire est cruciale en Turquie, note Engin Solakoğlu. Après ce scrutin, elle est passée dans le camp de l'opposition, peut-être encore un peu plus puisque le CHP a obtenu une victoire historique sans même faire alliance avec d'autres formations politiques ».

Car c'est bien là un enseignement majeur de ce suffrage. Exit la « Table des six » où cohabitaient il y a encore quelques mois kémalistes, kurdes révolutionnaires et ultra-nationalistes, le CHP joue désormais presque seul un rôle de contrepouvoir face à la coalition présidentielle. Cette recomposition remet à l'ordre du jour la configuration traditionnelle du champ politique turc entre droite nationaliste, centre droit séculier et gauche kurde.

Pris à la gorge par une crise économique d'ampleur — la livre turque a perdu 40 % de sa valeur face au dollar en un an —, le Président turc aura néanmoins fort à faire pour redresser la barre d'un pays assailli par les difficultés, d'autant qu'il se sait sous la pression d'une opposition revigorée. Définitivement, pour Recep Tayyip Erdoğan, les quatre années qui séparent le pays du prochain cycle électoral ne seront pas de trop s'il veut pérenniser sa présence à la tête de l'État.


1Depuis plusieurs années, le HDP a mis un place un système de représentation paritaire femmes-hommes.

2À l'automne 2015, un cycle de violences urbaines entre une partie de la jeunesse kurde sympathisante du PKK et les différents corps de sécurité a agité la région pendant plusieurs mois.

22.04.2024 à 06:00

De Tel-Aviv à Haïfa : « Tu crois que c'est la fin d'Israël ? »

Jean Stern

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Après six mois de guerre à Gaza, chauffée à blanc par des médias aux ordres, l'opinion israélienne est tiraillée par la peur. Elle s'interroge sur le jour d'après dans un pays où l'extrême droite messianique pousse à l'épuration ethnique. La gauche a de son côté du mal à retrouver un cap. Les Palestiniens d'Israël, eux, sont soumis à de sévères restrictions de leurs libertés publiques. De notre envoyé spécial en Israël-Palestine Sur les plages de Tel-Aviv, en ce radieux samedi de (...)

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Texte intégral (6715 mots)

Après six mois de guerre à Gaza, chauffée à blanc par des médias aux ordres, l'opinion israélienne est tiraillée par la peur. Elle s'interroge sur le jour d'après dans un pays où l'extrême droite messianique pousse à l'épuration ethnique. La gauche a de son côté du mal à retrouver un cap. Les Palestiniens d'Israël, eux, sont soumis à de sévères restrictions de leurs libertés publiques.

De notre envoyé spécial en Israël-Palestine

Sur les plages de Tel-Aviv, en ce radieux samedi de mars, tribus urbaines et familles profitent du soleil. Pique-niques, musiques et bières. Gaza est à 70 kilomètres. Les armes de réservistes visibles à droite et à gauche en témoignent. Un peu à l'écart, en équilibre sur une digue de pierres, un homme buriné fume une cigarette. Moki vient de Leningrad, a émigré en Israël en 1997 et fait la guerre au Liban en 2006. À 54 ans, il travaille dans un pressing. L'interrogeant sur la situation en Israël, il me jauge et répond : « Pays de merde ». La veille, dans un restaurant branché de Tel-Aviv, je croise Hanna, 27 ans. Cette jeune russe est née à Saint-Pétersbourg et plus Leningrad, affaire de génération. Elle est arrivée il y deux ans pour fuir la Russie de Poutine et son infecte guerre en Ukraine. L'ironie tragique de son parcours fait sourire. Hanna dit la même chose que Moki, elle compte reprendre sa route.

Elle ne sera pas la seule : un diplomate européen de haut rang explique en off que les demandes de passeports sont en forte hausse dans les consulats occidentaux, cinq fois plus que l'année dernière à la même époque. Cinq millions d'Israéliens auraient déjà un second passeport, soit la moitié de la population.

« Pays de merde », dit aussi Gabriella, croisée dans le village de tentes de Jérusalem le 1er avril, installé sur un boulevard entre la Knesset, le Parlement et la Cour suprême. Les bénévoles distribuent matelas de camping et oreillers pour rendre moins rude le séjour militant à même le bitume. Gabriella a manifesté une partie de l'année 2023 pour défendre cette fichue Cour suprême, vigie myope d'une démocratie s'accommodant de nombreuses discriminations contre les Palestiniens. Sa colère est grande contre ce « gouvernement de losers », incapable de libérer les otages et de gagner « cette horrible guerre » qu'il a déclenché. « Qu'ils foutent le camp », hurle Mariana. « Ce sont des minables ! Cette guerre ne nous mène nulle part. Ce sont des planqués », soupire un autre manifestant près de la Knesset le 4 avril, alors que le général Yaïr Golan achève son discours enflammé. « Gouvernement de merde, ce sont des incapables enfermés dans leur messianisme », ajoute Nitzan Horowitz, ancien dirigeant du Meretz, le parti de la gauche sioniste pour l'heure en perdition, et ex-ministre de la santé. « Le gouvernement a tellement failli qu'il ne peut s'en sortir qu'en surjouant sa propre rage », constate un diplomate européen, qui déplore les « terribles erreurs de méthode » de Benyamin Nétanyahou et de son cabinet.

« Qu'il parte ! Qu'ils partent tous ! »

Après plus de six mois de guerre, le niveau de haine à l'égard de Nétanyahou atteint un niveau jamais vu en Israël. Les Israéliens s'indignent d'apprendre que son fils Yaïr s'est mis à l'abri à Miami, protégé par deux hommes du Mossad, tandis que Sara, la femme du premier ministre, a fait installer un salon de coiffure à la résidence officielle pour ne plus avoir à affronter la foule en rogne autour de son adresse favorite de Tel-Aviv. « Nétanyahou n'a plus d'autres idées que de sauver sa femme, son fils et ses proches, déplore Nitzan Horowitz. Les gens disent “allez on oublie les poursuites, mais qu'il parte, qu'ils partent tous !” ».

« Pays de merde », dit encore un habitant palestinien de Haïfa, qui craint comme bien d'autres de manifester sa solidarité avec les gens de Gaza de peur de voir sa vie brisée par la répression. Les Israéliens peuvent manifester leur rage, cependant les Palestiniens citoyens d'Israël sont assignés au silence. Un boulevard pour les uns, des matraques pour les autres.

« Pays de merde », la trivialité de l'expression amuse Ruchama Marton mais ne la surprend pas. À 86 ans, cette figure de la gauche israélienne, haute comme trois pommes et regard malicieux, a été la fondatrice de Physicians for Human Rights, qui a publié début avril en Une du Haaretz la liste des 470 professionnels de santé tués à Gaza depuis le début de l'offensive israélienne. Elle a compris la nature d'Israël dès 1956. À 20 ans, Ruchama Marton servait dans le Sinaï. Elle a vu les soldats de la brigade Givati abattre d'une balle dans la tête et sans sommations des prisonniers égyptiens.

Tout cela vient de loin.

Samson, le héros national religieux, raconte Yoav Rinon, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, était un « égoïste forcené » qui avait « besoin d'humilier ». La figure emblématique des messianistes qui co-gouvernent Israël croyait que sa force le rendrait invincible. Ce mythe rabâché pour manuels scolaires propagandistes est en train de prendre fin. Sage érudit, Yoav Rinon pense qu'il est temps de

passer d'une idée fondée sur le meurtre et le suicide à une pulsion de vie. L'idée de partage doit se fonder sur un renoncement au droit exclusif sur cette terre. Il faut en faire un espace de vie et non un espace de mort judéo-palestinien1.

Beau vœu pieux car pour l'instant, « les Israéliens ont anéanti Gaza par rage et non par nécessité », résume un diplomate et « tout encore peut arriver ». « Nétanyahou continue de promettre aux Israéliens une "victoire totale", mais la vérité est que nous sommes à deux pas d'une défaite totale », observe ainsi l'historien libéral Yuval Noal Harari2. Pour lui, le premier ministre a fait preuve « d'orgueil, d'aveuglement, de vengeance » tout comme Samson.

Pourtant, l'évocation de « ce héros vaniteux » selon Harari illustre une évidence : le modèle actuel du pays, basé sur la violence et la domination a vécu. La défaite menace l'avenir d'Israël. Tout le monde en parle, en privé, en famille, avec l'ami de passage. La gauche israélienne fracturée par la question coloniale, et cela bien avant le 7 octobre, doit aussi se réinventer, alors que le gouvernement mène une guerre totale contre les Palestiniens à Gaza, les harcèlent dans les territoires, et menacent leurs libertés – et par rebond celle de tous les citoyens — dans les frontières d'Israël de 1948.

Dans un surprenant effet miroir, « tu crois que c'est la fin d'Israël ? » est la question que pose à haute voix la plupart des Israéliennes et Israéliens, juifs, chrétiens ou musulmans, croyants ou non, autant pour eux que pour le journaliste de passage. Autant de personnes qui ont voulu la paix, imaginé un avenir commun. « On a déjà connu des jours sombres, des attentats, des périodes où on se retrouvait à 50 pour des manifestations. Mais là... c'est très difficile de parler », dit un architecte de Tel-Aviv. « Tout le monde va mal, tout le monde se porte mal, même les gens qui prétendent aller bien », confirme une amie de Jérusalem. Beaucoup ont peur aussi, ce qui jette un voile gris sur le pays. On parle peu de cette peur, certains disent même avoir « retrouvé la fierté d'être Israéliens », cependant ils partagent cette angoisse du clap de fin.

Sortir de l'impasse mortifère est au cœur de l'action d'Orly Noy. Née en Iran, journaliste, traductrice, elle vient à 54 ans de prendre la présidence de B'Tselem, la plus puissante des ONG sur les droits humains en Israël, qui a profondément évolué depuis dix ans sur la caractérisation de l'apartheid israélien. Le regard affûté de cette militante de longue date a contribué au succès du magazine en ligne +972, à l'origine de révélations terrifiantes sur l'utilisation par l'armée israélienne à Gaza de l'intelligence artificielle3. Elle s'en prend « aux désenchantés, aux désillusionnés, aux lassés », à tous ceux se disant de gauche nombreux à soutenir la guerre. Comme ces chanteurs et ces comédiens qui ont multiplié les messages énamourés aux soldats et les tournées sur le front. Orly Noy ironise sur « leurs égarements gauchistes » passés, tandis que d'autres dénonçaient sa complaisance supposée à l'égard du Hamas4.

Pour elle, « le crime haineux » et « injustifiable » du 7 octobre ne peut pas faire oublier « les années d'occupation, de blocage, d'humiliation et d'oppression cruelle des Palestiniens, partout et surtout à Gaza ». Le positionnement d'Orly Noy a provoqué quelques départs à B'Tselem, toutefois elle n'a pas lâché sur la solidarité avec les Palestiniens massacrés à Gaza. « Des intellectuels de gauche nous disent qu'ils veulent sauver les Palestiniens des souffrances que le Hamas leur impose. Mais pourquoi alors leur imposer d'autres souffrances ? », résume un observateur palestinien de ces débats pour réinventer la gauche.

Avril 2024. Sur la place Dizengoff au coeur de Tel-Aviv, un lieu de rassemblement pour rendre hommage aux otages israéliens du 7 octobre.
Jean Stern

« Les généraux c'est la plaie d'Israël »

De son côté, le général Yaïr Golan vise la relance d'une gauche plus classique puisqu'il ambitionne de prendre la tête du parti travailliste Haavoda pour l'heure exsangue avec seulement quatre députés. Cet ancien vice chef d'état-major « est comme tous les généraux. Quand ils arrêtent le service ils se mettent à parler de la paix, car ils savent qu'il est impossible de gagner la guerre », résume une intellectuelle. Député et ministre du Meretz entre 2020 et 2022, il a été un héros national le 7 octobre en se rendant seul, à trois reprises, sur le lieu de la rave pour sauver des participants menacés. Pour le général, « nous devons changer de direction de façon radicale, car il est impossible de détruire le Hamas. Israël n'a pas de vision sur la façon de continuer cette guerre tout en avançant politiquement : c'est une honte ».

La candidature du général Golan à la tête d'une future coalition de gauche, si elle séduit les militants des manifestations de Tel-Aviv et Jérusalem, rencontre beaucoup de résistances. « Les généraux, c'est la plaie d'Israël », dit une ex-militante du Meretz. De plus, « la gauche sioniste n'aime peut-être pas Nétanyahou, cependant elle apprécie sa politique. Elle a soutenu la Nakba en 1948, puis l'apartheid de fait, la colonisation et maintenant le génocide », ajoute Jamal Zahalka, un ancien député de Balad5, qui connait bien cette « gauche-là » pour l'avoir longtemps côtoyée à la Knesset.

Yael Berda n'entend pas ménager la chèvre et le chou comme la gauche sioniste. Cette anthropologue et universitaire est bien ancrée dans ses convictions, fait rare à Tel-Aviv. « Je suis de gauche et soutiens les droits des Palestiniens, je suis contre l'occupation et l'État colonial. Mais je ne peux pas comprendre ceux qui n'arrivent pas à dire que le 7 octobre est une horreur. Je ne peux pas l'accepter. » Pour Yael Berda, la guerre est aujourd'hui la pire des solutions : « Il faut se donner le temps de parler, alors que l'on passe notre temps à demander aux Palestiniens de se justifier puis de se défendre. » L'universitaire pense que l'arbitraire qui domine depuis trop longtemps doit stopper et qu'un nouveau modèle de pays est à inventer. « Il ne peut y avoir de pays avec des millions de gens sans droits. Il faut donc donner des droits aux Palestiniens ».

Remettre la Palestine au centre du jeu est pour Berda un enjeu central de la gauche israélienne, même si rien ne laisse penser que le pays change de cap dans les prochains mois. Malgré des manifestations qui ont retrouvé de la vigueur depuis mi-mars, la gauche israélienne n'a pas de programme clair, notamment sur la paix, la grande oubliée du moment dans un pays tout entier dans la guerre. Le premier ministre est solidement installé avec une majorité de 64 sièges. En dépit de tiraillements avec l'extrême droite sur la portée de l'offensive à Gaza et avec les partis religieux sur l'extension du service militaire aux ultra-orthodoxes, Nétanyahou tient sa majorité. Certes, début avril, avant l'offensive aérienne iranienne, sa popularité était tombée à 30 %. Cela dit, avec l'opposition officielle d'un Benny Gantz participant au cabinet de guerre et d'un Yaïr Lapid soutenant la guerre, Nétanyahou n'a pas de souci à se faire. « Gantz et Nétanyahou, franchement, c'est du pareil au même », note un diplomate.

La gauche a aussi délaissé un autre front, plus insidieux encore, ouvert par le gouvernement : les atteintes aux libertés, notamment pour les Palestiniens de l'intérieur. « La mauvaise herbe », disent-ils, est souvent traitée comme une cinquième colonne. Arrestations préventives, mises en cause publiques, inculpations injustifiées... Tout un arsenal liberticide s'est mis en place.

« Punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens »

Il y a d'abord les médias. « La presse israélienne est comme un orchestre où les musiciens joueraient tous le même instrument, explique Ari Remez, responsable de communication de l'ONG de défense des droits des Palestiniens Adalah. Il n'y a jamais ou presque de Palestiniens sur les télés. Les médias mainstream et même libéraux soutiennent la guerre et les crimes du gouvernement ». Chez beaucoup de gens, Palestiniens comme Israéliens, l'écoute d'Al-Jazira est indispensable pour une information diversifiée. Cependant, le gouvernement a voté une loi visant à interdire de diffusion la chaîne qatarie. « La brutalité est choquante, mais ce qui est encore plus choquant c'est la manière dont les médias israéliens soutiennent cette brutalité et nous vendent des héros israéliens, poursuit Jamal Zahalka. La plupart des gens ne savent pas ce qu'il se passe pour la liberté d'expression, ou ils s'en fichent ».

Les médias ont par exemple participé à la mise en cause publique de gens innocents, comme si cela contribuait à défendre un Israël humilié depuis le 7 octobre. Haro sur la liberté d'expression des Palestiniens et de leurs rares soutiens, c'est pour le régime et les médias aux ordres une sorte de revanche. « Comme s'il s'agissait d'abord de punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens », commente un avocat.

Punir et humilier sont les bases de la « déshumanisation » des Palestiniens. Comme si, au-delà du macabre bilan des victimes de Gaza, que beaucoup de Palestiniens d'Israël pleurent en raison de liens de parenté maintenus malgré l'exil et la colonisation, des millions de personnes n'avaient plus de pensées autonomes, de droit d'être autre chose qu'une menace. Ni protestations contre l'offensive israélienne, ni larmes pour les morts de Gaza. Le ministre de la défense Yoav Gallant, a parlé « d'animaux » à leur propos. Pour empêcher toutes protestations, la répression s'est brutalement abattue sur les universités et les collèges. Adi Mansour, conseiller juridique de l'ONG Adalah basé à Haïfa s'en inquiète.

Les libertés des Palestiniens d'Israël sont menacées, toute critique est perçue comme une démonstration de traitrise et la criminalisation des médias sociaux et des expressions publiques est en marche. C'est sans précédent cette criminalisation des paroles libres.

Il suffit d'exprimer de la sympathie envers les Gazaouis pour que cela devienne de la sympathie à l'égard du terrorisme. « Plus de 95 étudiants de 25 collèges et universités ont été inculpés, près de la moitié ont été relaxés, mais ce n'est pas pour autant un succès pour nous », poursuit Adi. Selon lui, les procédures criminelles sont utilisées pour punir des délits d'opinion supposés dans le cadre de la guerre. Des personnes sont sanctionnées en raison de ce qu'elles pensent. Certaines mises en cause tiennent de la farce. Une étudiante qui avait posté, quelques jours après le 7 octobre, une image de champagne et de ballons pour un événement personnel a été accusée de soutenir le Hamas et le terrorisme.

Le harcèlement des étudiants Palestiniens en Israël
Depuis le début de la guerre, 124 étudiants de 36 universités et collèges israéliens ont contacté Adalah pour obtenir une aide juridique concernant les plaintes déposées contre eux pour leur activité sur les réseaux sociaux. 95 d'entre eux ont effectivement été assisté par l'ONG, qui a fourni ces données actualisées au 12 avril 2024 en exclusivité pour Orient XXI. Trois observations : ce sont majoritairement des étudiantes qui sont mises en cause, les suspensions sont très nombreuses et pénalisent gravement la poursuite des études pour ces personnes.

L'avocat ajoute que « ce qui est en jeu, c'est la mise en cause des libertés académiques et du droit des étudiants. Qui peut décider ce que l'on a le droit de dire dans le champ académique ? ». Le gouvernement met la pression sur les professeurs d'universités et de collèges pour s'assurer de la « loyauté » des étudiants. Le ministre de l'intérieur est à la manœuvre pour imposer des normes sur les réseaux sociaux. Les procédures judiciaires sont au service de la propagande politique. Ce professeur israélien à l'université Ben-Gourion du Néguev fait part de « ses inquiétudes pour les libertés publiques et académiques, car le climat général n'est pas à la discussion ». Il juge prudent de demander à ses étudiants de se taire, au moins sur les réseaux sociaux, même si leurs opinions sur la situation à Gaza n'ont rien à voir avec leur cursus universitaire. Une de ses collègues de l'université hébraïque de Jérusalem, Nadera Chalhoub-Kevorkian, vient d'ailleurs d'être placée en garde à vue 24h après avoir été renvoyée de l'université, en raison de ses critiques sur la guerre à Gaza.

Censure, arrestations, menaces, « les autorités deviennent dingues à propos de la solidarité avec Gaza. On ne fait que des petites manifestations, car les gens ont peur de se faire tirer dessus », témoigne Majd Kayyal, un écrivain de Haïfa qui anime le site Gaza Passages dédié à des textes d'autrices et d'auteurs de Gaza et publié dans une douzaine de langues.

« Le problème, c'est notre pays »

Pour Adi Mansour, il s'agit d'abord d'empêcher les gens de verbaliser ce qu'ils sont, c'est-à-dire Palestiniens : « Tout cela sert d'abord à museler la société palestinienne. Chaque arabe devrait se sentir libre et en sécurité en Israël ». C'est de moins en moins le cas, et c'est un autre défi pour la gauche israélienne de ne pas laisser les libertés filer.

Face au bilan monstrueux d'une guerre dont nul ne voit l'issue, plus de 35 000 morts, au moins 50 milliards de dollars de destructions à Gaza, face à la poursuite d'une offensive génocidaire, l'horizon paraît sombre. Pour une militante de Tel-Aviv,

ce que nous avons connu, ce que nous avons accepté depuis tant d'années, même si nous n'étions pas d'accord, a finalement infusé dans la population. Le racisme, l'idée générale de “faire partir les Arabes” nous entraine vers une possible disparition.

« On peut se demander si la fin d'Israël est une question de temps ou une question de soutien », s'interroge un intellectuel de Naplouse. La fin d'Israël ? « C'est la fin d'un modèle, sans aucun doute, mais pas la fin d'un pays », tempère un diplomate.

« Que va-t-il se passer le jour d'après ? », s'interrogeaient début avril les manifestants de Tel-Aviv et de Jérusalem. « Le problème, ce n'est pas la gauche ni la droite, c'est notre pays », me disait Gabriella à Jérusalem, en réclamant une force internationale à Gaza et la fin de l'occupation en Cisjordanie. « Cela ne peut plus durer ! Qu'on leur donne un pays ! », ajoutait-elle. « Il va nous falloir du courage et de la lucidité », soupire le général Golan, ajoutant que le gouvernement ne possède ni l'un ni l'autre.

1er avril 2024. Au village des tentes à Jérusalem, où les manifestants israéliens organisent un sit-in de quatre jours près du Parlement appelant à la dissolution du gouvernement et au retour des Israéliens retenus en otages à Gaza depuis le 7 octobre.
Jean Stern

En attendant, pour un intellectuel palestinien de Haïfa,

tout semble parfois normal à deux heures de Gaza. C'est dingue pour moi qu'Israël ait réussi à créer des réalités différentes ici, à Gaza, à Jérusalem et dans les territoires. Je suis tout près de Gaza, j'y pense tout le temps, et cela me rend fou, ce génocide en cours contre lequel personne ne fait rien.

Ultime soirée sur une terrasse semi déserte de Dizengoff, au centre de Tel-Aviv. Sept gaillards picolent et braillent. Au moins deux sont armés, revolver niché entre la ceinture et le bas de leur dos. Une douce odeur de jasmin monte des jardins, c'est le printemps au Proche-Orient. La ville est très calme. L'un des hommes attablés me demande, sur un ton légèrement agressif, d'où je viens. Et inévitablement ce que je pense de la guerre. Semblant lire dans mes pensées, sans me laisser le temps de répondre, il dit : « on doit nous faire confiance, sinon c'est la fin du pays ».

On le voit, le sujet est sur la table.

Jamal Zahalka : « Tous ou presque vont dans le même sens. Tuez-les ! Détruisez-les ! »

Ancien dirigeant du Balad, ancien député de la Liste arabe unie, Jamal Zahalka est une figure centrale de la gauche arabe en Israël. À 69 ans, il livre quelques observations à Orient XXI.

Ici nous sommes directement confrontés aux civils israéliens, aux politiques israéliens, aux journalistes israéliens, aux intellectuels israéliens. Tous ou presque vont dans le même sens : « Tuez-les ! Détruisez-les ! » C'est la brutalité même du sionisme qui est en cause. Prenez un pilote israélien. Il va monter dans son avion de chasse, pousser sur un bouton, tuer 100 personnes et rentrer chez lui écouter une symphonie de Beethoven en lisant du Kafka. La distance entre la victime et le tireur rend à leurs yeux la guerre plus propre.

Les Palestiniens de l'intérieur ont du mal à parler d'abord parce qu'ils voient ce qu'il se passe à Gaza tous les jours. Mais leurs sentiments sont mitigés car Israël n'a pas obtenu une victoire à Gaza. Même si les Palestiniens ont eu le sentiment d'être abandonnés, les manifestions de solidarité un peu partout dans le monde leur ont fait chaud au cœur. Les gens comprennent que la discrimination, l'apartheid, la colonisation, c'est du même tonneau. Ils ont pour la plupart saisi ce qu'était la face sombre d'Israël.

Personne sur la scène politique israélienne n'est prêt à un compromis. Les Américains ne sont pas prêts à bouger, les Européens en sont incapables, les Russes et les Chinois sont en observation. La situation est très volatile. Le Hamas ne veut lâcher Gaza, et l'Autorité palestinienne ne peut travailler à Gaza sans l'accord du Hamas. Il faudrait un gouvernement de technocrates et discuter car la clé, c'est l'unité des Palestiniens. La véritable contre-attaque doit venir de l'unité des Palestiniens.

Une économie qui tient le coup

Pour l'instant dans un contexte politique, militaire et moral chaotique, l'économie tient le coup. Un emprunt d'État de huit milliards de dollars a été souscrit 4 fois, toutefois la guerre pourrait coûter 14 points de PIB à Israël, ce qui est considérable. Le secteur du bâtiment est loin d'être au ralenti à Tel-Aviv comme dans les colonies. L'industrie de l'armement tourne à plein régime. Israël a également reçu des dizaines de milliards d'aides américaines, en munitions, en armes. Et en crédits, plus de 14 milliards de dollars tout récemment.

Freinée par l'importante mobilisation cet hiver, la high tech qui représente 10 % de l'activité mais 20 % des réservistes, est tellement connectée mondialement que les soubresauts d'Israël l'atteignent moins. Ce secteur très sensible est à la pointe de la contestation contre le régime. Plusieurs entreprises de high tech financent d'ailleurs le général Golan. Quant au tourisme, il est très menacé, notamment à cause d'un trafic aérien réduit au minimum. Ce secteur représentait environ trois milliards de recettes pour Israël en 2023. Nul ne sait encore, par exemple, si la Gay Pride aura lieu le 7 juin prochain à Tel-Aviv. Pour l'heure les rassemblements de plus de 1 000 personnes sont interdits en Israël.


1Yoav Rinon, « The Destructive Wish for Revenge Followed by Suicide Is Rooted in the Israeli Ethos », Haaretz, 16 mars 2024.

2Yuval Noal Harari, « From Gaza to Iran, the Netanyahu government is endangering Israëls survival », Haaretz, 18 avril 2024

3Yuval Abraham, « Lavender : the AI machine directing Israel's bombing spree in Gaza », +972, 3 avril 2024.

4Orly Noy, « Guerre à Gaza : comment la gauche israélienne a rapidement perdu toute compassion pour les Palestiniens », Middle East Eye, 25 mars 2024.

5Fondé en 1995, Balad est un parti progressiste arabe, qui compte également des juifs. Il a été l'un des piliers de la liste arabe unie, qui a remporté 13 sièges à la Knesset en 2015.

22.04.2024 à 06:00

« De nouvelles maladies graves sont apparues à Rafah »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 20 avril 2024. (...)

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Texte intégral (1643 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 20 avril 2024.

Ahmed, un de mes voisins à Rafah, fait partie des gens qui viennent me voir tous les matins pour me demander si j'ai des informations sur ce qu'il se passe. Mais aujourd'hui, il est venu pour autre chose. Il est venu demander si j'ai des connexions avec Médecins sans frontières (MSF) ou d'autres médecins qui viennent de l'étranger.

Son fils Adam qui a cinq ans souffre d'un problème rénal qu'on n'arrive pas à diagnostiquer. Il était allé plusieurs fois à l'hôpital Rantissi, à Gaza-ville, le principal hôpital pédiatrique de la bande de Gaza. Adam avait trois ans quand il a commencé à parler et à dire qu'il avait mal aux reins. Son père n'a pas arrêté d'aller consulter. Les médecins lui ont dit qu'il fallait une opération chirurgicale par endoscopie ; une procédure sophistiquée qui nécessite un transfert médical.

Tout était prêt… et puis la guerre a commencé

Quand l'Autorité palestinienne (AP) s'est installée dans la bande de Gaza en 1994, Yasser Arafat a créé un système pour transférer gratuitement les patients nécessitant des traitements compliqués en Cisjordanie, en Israël, en Jordanie ou en Égypte. Quand Mahmoud Abbas a pris le pouvoir, il a annulé la possibilité pour les Gazaouis de se faire soigner dans les hôpitaux israéliens. Adam devait être forcément transféré en Égypte.

Ahmed avait tout préparé, il ne manquait qu'une signature. Et puis la guerre a commencé… Ahmed ne sait plus quoi faire. Il me dit que son fils souffre, qu'il n'arrête pas de pleurer. La malnutrition aggrave ses douleurs : « Je ne peux donner à ma famille que des boîtes de conserve. Je n'ai pas les moyens de leur acheter des légumes, ils sont trop chers. »

Je suis allé me renseigner pour lui à l'hôpital koweïtien, ils m'ont dit que malheureusement, ils ne pouvaient rien faire parce qu'ils n'en avaient plus les moyens. Ahmed est allé à l'hôpital principal de Rafah, Abou Youssef El-Najjar, il a obtenu la même réponse. Je lui ai demandé si Adam était suivi par un médecin. Il m'a dit que oui, qu'il avait un bon médecin, mais que ce dernier est parti pendant la guerre, avec toute sa famille. Il n'est pas le seul. Beaucoup de médecins ont quitté la bande de Gaza pour fuir la mort et pour travailler ailleurs. D'où sa requête à propos de médecins étrangers travaillant avec des ONG à Rafah.

Je les comprends. Tout le monde a le droit de fuir cette machine de guerre, ces boucheries, ces massacres. Un médecin, c'est quelqu'un qui travaille pour l'humanité. Même si cela me fait mal au cœur de savoir que tant de médecins aient quitté la bande de Gaza, je sais qu'ailleurs, ils serviront l'humanité. Il y a beaucoup de bons médecins palestiniens partout dans le monde. Quelque chose s'éteint à Gaza, mais qui va renaître à l'étranger.

Je sais ce que c'est de ne rien pouvoir faire pour un enfant qui a mal

Ahmed sait que pour faire cette opération sur un enfant de cinq ans, il faut sortir de la bande de Gaza. Mais peut-on au moins calmer la douleur d'Adam ? Il se demande aussi s'il y a possibilité de transférer son fils vers la France, ou ailleurs. Le problème c'est que je suis nouveau dans ce quartier où je me suis installé, et qu'on me prend pour le grand journaliste qui sait tout, ou comme une sorte d'ambassadeur de France à Gaza, ou encore comme le roi des connexions avec les ONG parce que j'ai pu aider des amis quelques fois. Mais je n'ai pas tant de connexions et les besoins ici sont énormes. Et surtout, je n'ai pas la possibilité de faire transférer un enfant pour le faire soigner à l'étranger, encore moins en France.

Je sens que les gens sont un peu déçus quand je leur dis que je vais essayer et que je n'arrive pas à trouver une solution. Je sais très bien ce que c'est de ne rien pouvoir faire pour un enfant qui a mal. Quand on est arrivés à Rafah, Walid est tombé malade, et je souffrais de cette impuissance, de ne pas arriver à le faire soigner. Beaucoup d'enfants sont malades à Gaza. De nouvelles maladies graves sont apparues, comme l'hépatite A, les diarrhées dont Walid a beaucoup souffert, des maladies dermatologiques dans les écoles où s'entassent les déplacés, des maladies respiratoires à cause des feux où on brûle du bois mais aussi du carton, ou du plastique où on fait bouillir l'eau. Sabah, ma femme, en a souffert également.

La peur d'accoucher sous une tente

Un autre exemple dans notre famille : Amal la sœur de Sabah est sans nouvelles de son mari depuis le premier jour de la guerre. Elle ne sait pas s'il est vivant, s'il est prisonnier en Israël ou s'il est mort. Quand les Israéliens arrêtent quelqu'un, il disparaît. Avant, dès qu'une personne était arrêtée, on pouvait donner son nom à la Croix-rouge et on avait des nouvelles. Depuis le 7 octobre, ce n'est plus possible. Donc, on ne peut rien savoir de la situation d'Ismaïl, le mari d'Amal. Des gens disent que son taxi a été bombardé, mais ce n'est pas sûr.

Lui et Amal ont une petite fille qui s'appelle Jouri. Elle est née après dix ans de mariage, grâce à la fécondation in vitro (FIV). Ce mois-ci, Amal doit donner naissance à un deuxième enfant, lui aussi conçu grâce à une FIV. Ismaïl et Amal ont mis toutes leurs économies pour donner un frère ou une sœur à Jouri. Et Amal n'arrive pas à trouver un médecin pour l'accouchement, parce qu'elle a besoin d'une césarienne. Il y a l'hôpital émirati à Rafah, il y a aussi l'hôpital Awda à Nusseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Mais Amal est une déplacée, elle vit sous une bâche. Elle est originaire de Nusseirat, mais elle ne sait pas si elle doit accoucher à l'hôpital émirati ou bien tenter d'aller chez elle à Nusseirat, car elle craint une incursion israélienne. Elle a entendu parler de centaines de femmes qui ont accouché sous la tente sans aide médicale ; des accouchements parfois prématurés à cause de la fatigue.

Les Israéliens ont détruit les piliers de toute société

L'armée israélienne a détruit le système de santé à Gaza. Elle a détruit des hôpitaux, en commençant par l'hôpital Al-Shifa. Elle a dit que les sous-sols de l'hôpital abritaient le commandement militaire du Hamas. Une vidéo en 3D a même été réalisée pour montrer qu'il y avait quatre niveaux de sous-sols. Mais les Israéliens n'ont rien trouvé. C'était fin novembre, ou début décembre, je ne sais plus. J'ai un peu perdu la notion du temps depuis le début de la guerre.

Il n'y avait pas de sous-sols, il n'y avait pas d'infrastructure militaire. Il n'y avait rien du tout. Plus tard ils sont revenus, ils ont détruit tout le complexe hospitalier, ils ont tué 200 personnes et en ont arrêté 300, en prétendant qu'ils étaient tous membres de la branche militaire du Hamas. Comme d'habitude, tout le monde a repris leurs déclarations sans les vérifier. Maintenant l'hôpital Al-Shifa n'est plus qu'une carcasse. Les Israéliens ont aussi détruit l'hôpital principal du nord de la bande, Kamal Adwan. Le seul qui fonctionne encore, c'est l'hôpital Baptiste (Al-Ahly), à Gaza-ville, mais très partiellement. Il n'arrive même plus à soigner les maladies saisonnières. L'hôpital Nasser de Khan Younès a également été attaqué avec les mêmes prétextes. Il n'a ni électricité ni groupe électrogène aujourd'hui.

Le vrai but de tout cela, c'est de détruire le système de santé, comme les Israéliens ont fait avec le système d'éducation ; détruire les piliers de toute société. Samedi, ils ont rasé la plus grande usine de fabrication de médicaments de la bande de Gaza, à Deir El-Balah.

J'espère qu'Adam sera enfin opéré, et qu'Amal n'accouchera pas sous une tente.

19.04.2024 à 06:00

Égypte. La querelle du chawarma

Dalia Chams

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On les voit partout, ces viandes disposées en tranches fines sur une broche tournante, et grillées verticalement. Plat globalisé et fascinant, le chawarma se présente comme un élément d'échange, mais aussi de discorde. Au Caire, il est devenu le symbole d'un combat identitaire livré contre les immigrés, notamment syriens. L'énorme broche de chawarma est là, esseulée. Elle tourne lentement, laissant s'écouler la graisse et griller la viande à feu doux. À deux heures de la rupture du (...)

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Texte intégral (2982 mots)

On les voit partout, ces viandes disposées en tranches fines sur une broche tournante, et grillées verticalement. Plat globalisé et fascinant, le chawarma se présente comme un élément d'échange, mais aussi de discorde. Au Caire, il est devenu le symbole d'un combat identitaire livré contre les immigrés, notamment syriens.

L'énorme broche de chawarma est là, esseulée. Elle tourne lentement, laissant s'écouler la graisse et griller la viande à feu doux. À deux heures de la rupture du jeûne, les travailleurs d'une célèbre enseigne de restauration rapide levantine préparent les repas qui seront bientôt servis. Ils parlent entre eux dans un mélange de dialectes et d'accents différents. Certains viennent du Caire, d'autres du Delta du Nil, sans compter ceux originaires de Syrie, parfois même de Palestine. Leur employeur est quant à lui jordanien. Avec son partenaire local, ils ont ouvert plusieurs branches de leur chaîne de restaurants Al-Agha. À côté des autres spécialités maison offertes sur le menu, le chawarma reste le plat qui séduit quasiment tout le monde.

Pourtant, ce mets est depuis quelques temps dans le collimateur de certains habitants qui regardent les vendeurs de chawarma d'un œil suspicieux, telle l'avant-garde d'envahisseurs étrangers. Leurs réactions en disent long sur les crises du Proche-Orient et leurs retombées au Caire, mais aussi sur la géopolitique de la région, l'histoire partagée, les trajectoires migratoires, le problème des réfugiés, la crise économique qui sévit dans le pays et le fort nationalisme qui remonte par conséquent à la surface.

Monnayer les réfugiés

Ces derniers mois, les hashtags appelant au boycott des snacks syriens se sont répandus sur la toile, notamment sur la plateforme X (ex-Twitter). Mais ce n'est pas la première fois. Depuis une dizaine d'années, ces vagues de dénonciations des immigrés reviennent selon l'air du temps et surtout, en fonction des directives de l'État. Récemment, plusieurs déclarations officielles ont souligné que l'Égypte accueillait déjà 9 millions de réfugiés et d'immigrés, dont 4 millions de Soudanais, 1,5 million de Syriens, 1 million de Libyens et autant de Yéménites1.

Dans l'attente de monnayer le rôle de l'Égypte comme rempart contre l'immigration en Méditerranée et de recevoir une aide conséquente de la communauté internationale, les autorités traitent les immigrés de « fardeau ». Elles demandent aux réfugiés de régulariser leur statut de résidence. Cela implique sans doute une rentrée d'argent en devises pour un pays qui en manque cruellement. Sans faire la distinction entre les réfugiés, les immigrés et les demandeurs d'asile, ces chiffres visent à faire monter la facture en dollars exigée par Le Caire. Ils se traduisent sur les plans populaire et médiatique par une campagne de boycott à l'encontre des Syriens, très actifs dans le secteur de la restauration rapide. Leurs étals dédiés à manger sur le pouce et leurs commerces ouverts sur la rue accroissent leur visibilité en ville. Le chawarma est ainsi devenu le symbole de la xénophobie et du nationalisme rampant.

Pourtant, les différentes études sur l'insertion des Syriens dans le marché du travail montrent qu'ils ont réussi à fonder plusieurs grandes et moyennes entreprises, que leurs salariés sont en majorité Égyptiens et que leurs investissements tournent autour de 800 millions de dollars (750 millions d'euros), concentrés dans les secteurs de l'alimentation, des textiles et du mobilier. Ils sont certainement mieux organisés que les autres communautés, dès lors qu'ils ont créé une association d'hommes d'affaires en 2014, un conseil pour les investisseurs, des pages Facebook et des plateformes facilitant l'intégration et le recrutement. Sur ces dernières, des petites annonces apparaissent souvent signalant : « Recherche un chef chawarma avec expérience »2.

Un sandwich, plusieurs variantes

Nohad Abou Ammar a vu les choses évoluer depuis son installation au Caire en 2005, bien avant l'arrivée en masse de ses compatriotes. Son grand-père avait ouvert une enseigne de restauration rapide syrienne en 1999. À l'époque, la concurrence était limitée : seul le chawarma syrien d'Abou Mazen qui avait commencé son activité en 1994 était présent. Abou Ammar senior avait jugé qu'il pouvait se faire une place sur le marché. Le défi était d'introduire les recettes syriennes dans les habitudes culinaires égyptiennes, et de faire accepter ses déclinaisons en sandwich. Car la recette du chawarma varie d'un pays à l'autre, mais aussi d'une région à l'autre, voire d'un restaurant à l'autre. Seuls les patrons connaissent le secret des ingrédients et du mélange d'épices. Et ils ne le révèlent à personne, même pas à leurs collaborateurs les plus anciens. Ils laissent ces derniers préparer la viande, retirer la graisse, ajouter du vinaigre, ciseler le bœuf en fines lamelles, le faire mariner au moins 10 heures, puis restituer les tranches de viande sous forme de cône sur la broche verticale, auréolée de quelques morceaux de lard de mouton. Ils gardent cependant pour eux le dosage magique des arômes et des épices.

« Nous sommes originaires de la ville de Zabadani, dans le gouvernorat de Rif Dimachq, à proximité de la frontière libanaise », souligne Nohad Abou Ammar. Devant son grand snack dans le quartier d'Héliopolis, où il emploie essentiellement des Égyptiens dont certains sont là depuis vingt ans, il raconte :

J'ai fait des études d'ingénierie aéronautique, mais je suis venu rejoindre mes oncles et mon grand-père qui ont élu domicile au Caire et fondé leur business. Nous aurons bientôt quatre branches dans la capitale, toutes gérées par la famille après la mort de notre aïeul en 2018. L'Égypte nous a toujours été proche. Un de mes oncles était officier dans l'armée de la République arabe qui a uni l'Égypte et la Syrie entre 1958 et 1961, au temps du panarabisme nassérien. Il a trouvé la mort pendant la guerre d'octobre 1973 contre Israël.

Pour le mois du ramadan, Nohad Abou Ammar a prévu des repas à emporter à distribuer aux pauvres qui viennent timidement demander leur part. Le directeur de la chaine qui a perdu une partie de son accent au fil du temps continue à faire la cartographie des magasins de chawarma et à épingler ceux qui prétendent être syriens pour tirer profit de la réputation et du savoir-faire de ces derniers.

Les goûts ont changé aujourd'hui avec la présence d'un grand nombre de restaurateurs de chez nous. À quelques pas d'ici se trouve Abou Haïdar, installé dans le coin depuis 1968. Ses héritiers gèrent actuellement le commerce, mais leur chawarma est plus proche de la version égyptienne. La direction d'Abou Mazen a été reprise par un Égyptien après le départ de l'ancien propriétaire. La chaîne Karam Al-Cham, présente un peu partout, notamment au centre-ville, a été fondée par un vétérinaire égyptien d'Alexandrie, qui s'est lancé sur le marché de la nourriture levantine et a également ouvert une chaîne de pâtisseries orientales. Plusieurs restaurants se dotent de noms donnant l'impression que les propriétaires sont originaires de Damas ou d'Alep, alors que pas mal d'entre eux sont Égyptiens. Certains ont même travaillé pour nous, avant de se mettre à leur compte.

« Les Fils de Kemet »

Sur les sites Internet, des groupes tel que Les Fils de Kemet se réclament d'un nationalisme égyptien. Kemet renvoie à la « terre noire fertile » de la vallée du Nil, par opposition à la « terre rougeâtre » du désert qui l'entoure. Par extension, le nom renvoie ici à l'Égypte en opposition aux pays étrangers. Ces groupes disent chercher à défendre l'identité et la culture du pays, à un moment où celui-ci serait envahi de partout et fragilisé économiquement. Dans ce contexte, le chawarma est l'un de leurs champs de bataille. Ils affirment que la marinade égyptienne est meilleure que toutes les autres, et que la recette syro-libanaise est plutôt fade. Plus encore, l'information non confirmée historiquement qui prétend que l'origine de cette rôtisserie orientale remonte à l'Égypte ancienne est reprise en chœur. Selon cette légende, des inscriptions sur le temple du pharaon Ramsès II à Béni Soueif, dans le sud, démontrent que des femmes ont créé, il y a environ 6 000 ans, un repas rapide à partir de minces lamelles de viande parfumées d'épices et de jus d'oignon, après les avoir exposées au feu, pour que leurs époux et leurs enfants puissent casser la croûte en travaillant dans les champs.

La percée de ces groupes a coïncidé avec la parade pharaonique des momies de reines et de rois, organisée en grande pompe par l'État en avril 2021 pour les transférer au nouveau Musée national de la civilisation égyptienne. On retrouve l'usage de slogans comme « L'Égypte d'abord » à un niveau officiel, et dont l'objectif est de mobiliser les foules. Dans cet esprit, même le chawarma est un prétexte.

Chassé-croisé à travers l'Orient

Il n'est pas facile de retracer l'histoire du chawarma tant ceux qui en revendiquent l'invention sont nombreux. D'aucuns disent que cette recette de viande a été mentionnée pour la première fois dans un écrit datant du XIVe siècle et qu'elle était connue des nomades en Asie. D'autres affirment que c'était un mets de luxe à la cour royale indienne du XIIIe siècle. Selon la version la plus répandue, ce serait une invention turque arrivée d'Anatolie à la moitié du XIXe siècle, grâce à Iskandar Effendi, restaurateur dans la ville de Bursa. Chawarma serait ainsi la déformation du mot turc çevirme qui signifie « tourner » ou « pivoter ». Le plat se serait ensuite propagé en Syrie, pendant les voyages du hajj, le pèlerinage à la Mecque, ou à travers un certain Seddiq Al-Khabbaz qui, après avoir quitté son emploi chez Iskandar Effendi à Bursa, aurait ouvert son propre restaurant à Damas. Il aurait alors ajouté à sa marinade des graines de cardamone qui caractérisent le goût du chawarma syrien jusqu'à aujourd'hui. Les Syro-Libanais (chawâm) qui sont arrivés en Égypte à travers deux grands flux migratoires au XVIIIe et XIXe siècles, jouant le rôle d'intermédiaire entre les diverses communautés existantes, ont par la suite aidé à populariser le sandwich sur le plan local et à le démocratiser.

Ahmed Abou Ali, l'un des chefs chawarma qui travaille depuis quatre ans pour Al-Agha a appris les mille et une ficelles du métier dans les années 1980 en Irak. Là-bas, la broche est beaucoup plus longue, et le chawarma est surnommé « al-gass » ou les « cisailles », parfois cuit avec des légumes. Son parcours fait de lui un véritable connaisseur de toutes les variétés du plat puisqu'il a passé plusieurs années en Jordanie avant de revenir au Caire. Abou Ali surveille la broche de viande en train de rôtir, précisant que le chawarma au poulet est une invention syrienne, et que son secret réside dans le mahaleb, épice aromatique tirée du noyau de la cerise noire. Il a vu le prix du sandwich passer de 35 livres égyptiennes à 105 (soit de 70 centimes à 2 euros) en l'intervalle de 4 ans. À cause de la crise économique et de la cherté de la vie, les prix de certaines denrées alimentaires ont quadruplé, tandis que d'autres ont été multipliés par dix. « Les petits commerces n'ont pas survécu à la crise du Covid-19, seuls les grands ont pu tenir le coup », explique-t-il.

Son assistant de 18 ans, Ghayth, Syro-Palestinien, acquiesce d'un signe de tête. Arrivé au Caire il y a deux ans pour rejoindre son frère aîné, un grand chef de cuisine vivant là depuis une dizaine d'années, il a promis à son père, resté à Damas, de ne rentrer qu'après être devenu un grand chef chawarma. Ce séjour lui permettra sans doute de découvrir les différentes manières de se réapproprier un plat. La sociologue et universitaire Malak Rouchdy souligne dans son étude « The Food Question in the Middle East »3 :

Tout ingrédient, tout plat, originaire d'un endroit précis, voyage et connaît plusieurs vies. En Égypte, très pauvre en herbes jusqu'au XIXe siècle, la nourriture a toujours été liée au commerce. De tous temps, les épices et les herbes aromatiques ont été ramenées d'Afrique ou du Levant. Et dès lors qu'il s'agit de faire du commerce, les plats ont été adaptés pour satisfaire les goûts. Avec les échanges et la globalisation, commencés avec la Route de la soie, des transferts ont eu lieu. Les Syriens, qui sont futés, vont ainsi modifier l'alimentation égyptienne, et façonner les saveurs comme ils l'ont déjà fait. C'est normal : nous n'avons pas en Égypte une cuisine complexe. Aujourd'hui, des gens très simples utilisent la mélasse de grenade pour revisiter les recettes traditionnelles, ce qui n'était pas du tout fréquent avant.

Et les peurs que cela provoque ? Pour elle : « Les voix qui s'élèvent pour sauver l'identité nationale reflètent un désir de se survaloriser, de se démarquer, de dire : après tout vous êtes chez nous ! Mais entre l'assimilation et la démarcation, il existe aussi de nombreuses nuances, des zones grises. »


1Ces chiffres sont tirés du rapport publié par le conseil des ministres sur le nombre de réfugiés, d'immigrés et de demandeurs d'asile, en janvier 2024. Ces quatre nationalités constituent environ 80 % des étrangers qui résident en Égypte.

2Mai Ali Hassan, « The Insertion of Syrian Refugees in the Egyptian Labor Market : with Special Focus on Food and Restaurants Sector », AUC Knowledge Fountain, The American University in Cairo, 2021. Sajeda Khattab, « Syrian Investments and the Insertion of Displaced Syrians in the Egyptian Labor Market », AUC Knowledge Fountain, American University in Cairo, 2024.

3Dans Cairo Papers in Social Science, vol.34, no.4, American University Press, 2017.

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