En 2022, 20 fois plus de satellites ont été lancés dans l’espace qu'en 2012. Si l’espace a été un enjeu, souvent exagéré, de la guerre froide, il est désormais un lieu incontournable à la puissance. Bien que 90 pays y détiennent au moins un satellite, seuls une poignée d’États peuvent être considérés comme des puissances spatiales. En outre, certains acteurs privés y sont devenus incontournables, à l’image de SpaceX, propriété d’Elon Musk, et de Blue Origin, propriété de Jeff Bezos. Loin des clichés et des raccourcis, Xavier Pasco, directeur de Fondation pour la recherche stratégique (FRS), décrypte dans son dernier ouvrage les rivalités et les mécanismes à l’œuvre dans l’espace.
La compréhension de la géopolitique de l’espace est entrée récemment dans les programmes du lycée et « De nouveaux espaces de conquêtes » (océans et espace) est désormais l’un des thèmes traités en HGGSP en Terminale.
Nonfiction.fr : Avec les océans, l’espace apparaît comme l’un des derniers espaces de conquête et le lieu d’une compétition entre grandes puissances. Comment définissez-vous l’espace ?
Xavier Pasco : Cette question est essentielle, car l’espace fait l’objet de définitions mouvantes, et ce n’est pas par hasard. L’approche de l’espace a été logiquement géocentrique. Du point de vue juridique et politique, l’espace a été défini en creux. Il est d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas l’espace aérien. On parle donc le plus souvent d’espace extra-atmosphérique ( Outerspace en anglais) qui n’a d’autre définition celle de l’absence d’atmosphère. Cette distinction avec l’espace aérien a été centrale dès le premier lancement de Spoutnik le 4 octobre 1957 alors qu’il fallait établir qu’un satellite n’enfreignait pas la souveraineté des États et que le survol spatial était permis par le droit international. À partir de cette date, aux Nations-Unies comme dans les principaux pays spatiaux, il a été admis que l’espace extra-atmosphérique commençait aux alentours de 100 km d’altitude. C’est la ligne dite de Von Kármán, du nom d’un physicien qui a montré l’absence d’effets aérodynamiques pour tout véhicule qui franchirait cette altitude. Au passage, là encore, on définit l’espace parce qu’il ne permet pas. L’espace apparaît donc essentiellement comme un « extérieur » qu’il est difficile de s’approprier. Il peut donc devenir un bien commun de l’Humanité, ce que va en quelque sorte consacrer le « Traité sur les utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique » du 27 janvier 1967.
On voit aujourd’hui évoquer de nouvelles définitions de limites avec par exemple l’altitude limite de 80 km qui est en discussion et qui marque une évolution conceptuelle. Elle précise non seulement l’altitude à partir de laquelle les véhicules aéronautiques ne peuvent plus voler, mais aussi celle à partir de laquelle un objet pourrait décrire une première orbite terrestre. Elle traduit ainsi une vision qui met plus en avant l’utilisation de l’espace. La maitrise croissante des orbites les plus basses d’un côté et de l’autre l’intérêt des très hautes altitudes pourraient conduire à mieux préciser ces limites. Le surcroît d’activités spatiales que l’on constate depuis quelques années correspond aussi à une nouvelle manière de se projeter dans l’espace, de « l’habiter », et donc de se l’approprier, même symboliquement. On en marque donc de plus en plus la limite.
Dans votre introduction, vous expliquez que le programme Apollo a plus été une incursion qu’un point de départ. Pourquoi cet évènement majeur n’a-t-il pas inauguré une politique spatiale durable et approfondie ?
Apollo a représenté un événement exceptionnel lié à une configuration historique unique, celle de l’affrontement de deux superpuissances qui cherchaient à imposer leur modèle de société au monde. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit pour chacune d’entre elle de prouver sa supériorité dans tous les domaines, du militaire jusqu’à la technologie, la science et l’éducation. L’espace est apparu comme le champ d’affrontement parfait pour répondre à cette ambition. La maîtrise des satellites, en particulier militaires puis la course à la Lune recélait cette dimension nouvelle, universelle, à laquelle aspiraient les États-Unis et l’Union soviétique.
Pour autant, l’espace ne présentait pas d’intérêt en soi qui aurait incité à s’y installer. Il fallait s’en servir pour marquer l’histoire puis passer à autre chose. Aux États-Unis, pour John Kennedy comme pour son prédécesseur Dwight Eisenhower, l’espace se présentait surtout comme un élément d’une politique plus large, très terrestre pour le coup, structurée par la compétition avec l’URSS. On n’y va pas « parce que c’est facile mais parce que c’est dur » avait dit le président démocrate en lançant le programme Apollo. Et de fait, l’espace restait, et reste aujourd’hui, ce milieu hostile où les risques sont grands. Pour les décideurs politiques, les programmes habités sont d’abord synonymes de prise de risque, d’échecs et de tragédies possibles avec la clé de lourdes responsabilités politiques.
Pour ce qui concerne l’exploration, ils n’ont donc pas cherché à développer ces programmes. Nixon s’est empressé d’annuler les deux derniers vols Apollo dès lors que la preuve de la supériorité américaine dans la course à la Lune avait été faite. Et si la Station spatiale Freedom qui deviendra la station spatiale internationale, a été imaginée par la présidence Reagan au milieu des années 1980, c’était là encore pour affirmer la puissance du modèle américain avec un discours vantant les mérites de la libre entreprise et des perspectives économique qu’elle ferait naître. Si ces espoirs économiques ont été déçus, la station n’a jamais eu vocation à se développer comme un avant-poste de l’expansion humaine dans l’espace. A ce titre, les décennies 1980 et 1990 ont été celles d’une forme de repli en comparaison de l’élan initial des années 1950 et 1960.
Cela contraste avec l’accélération connue depuis une décennie, puisque le nombre de tirs de fusées a presque doublé au cours de cette période. En 2023, près de 3 000 satellites ont été déployés. Quelles sont les raisons de cette intensification de l’activité spatiale ?
Il faut noter que cette intensification concerne d’abord les États-Unis et à un moindre titre la Chine. Les technologies spatiales ont évidemment bien évolué et sont aujourd’hui moins couteuses et plus performantes qu’hier. Mais surtout, l’environnement politique et industriel a changé avec la montée en puissance des technologies de l’information depuis plus de 30 ans. Ce secteur est au cœur des stratégies de puissance des grands États modernes, aussi bien pour garantir leur supériorité militaire que pour assurer leur place de leader dans l’économie d’aujourd’hui et dans la compétition industrielle. L’internet, le Cloud et les réseaux sont des infrastructures critiques qu’il s’agit de développer à l’échelle mondiale. C’est à ce titre que les années 2000 ont représenté un tournant pour les activités spatiales.
Le rapprochement des deux secteurs, largement soutenu par la puissance publique, notamment aux États-Unis mais aussi plus récemment en Chine, a constitué un facteur de changement radical. L’industrie de la Tech s’est emparée du secteur spatial pour en faire une infrastructure nouvelle susceptible d’augmenter encore la portée et les usages des réseaux de l’information. Avec des niveaux d’investissement publics et privés sans précédent depuis 10 ans, l’industrie de l’information a contribué à modifier radicalement le visage de l’activité spatiale. Elle l’a fait passer au stade de l’industrialisation et de la fabrication à la chaine. Il s’agit désormais de mailler l’espace avec des milliers, voire des dizaines de milliers de satellites « low cost » dont les performances sont calibrées pour permettre des moissons de données ou jouer le rôle de nœuds de réseau.
Les satellites prennent ainsi leur place dans la production et la circulation en masse d’informations et de contenus. Ils sont appelés à se banaliser, ce à quoi s’emploient les nouveaux magnats de l’espace comme Elon Musk ou Jeff Bezos qui souhaitent étendre leur contrôle sur l’ensemble de la chaine de l’information en créant des constellations par satellites inédites de plusieurs milliers de satellites. Sur 10 000 satellites en service en 2024, 6500 appartiennent à Musk... Il s’agit d’une nouvelle course à l’espace avec l’enjeu d’être le premier à se déployer sur les orbites les plus efficaces pour relayer internet et servir les intérêts des États.
Trois pays se démarquent par leur investissement et leur place dans l’espace : les États-Unis, la Russie et la Chine. Suivent l’Inde et l’Europe. Les trois premiers ont-ils la même stratégie spatiale et y poursuivent-ils les mêmes objectifs ?
C’est un jeu qui se joue à plusieurs. L’espace reste irrigué par l’argent public qui vient surtout des gouvernements américains et chinois. L’Europe, La Russie et l’Inde suivent plus loin. Cette place de premiers bailleurs de fonds sur le plan mondial répond évidemment à l’ambition des deux pays, mais aussi de la Russie, de rester des puissances militaires sans rivales. L’investissement massif dans l’espace (à hauteur d’environ 60 milliards de dollars par an aux États-Unis par exemple) traduit d’abord un projet politique d’ampleur mondiale. La recomposition des rapports de force post-Guerre froide a suscité chez les uns l’objectif de renforcer le différentiel de puissance (États-Unis) et chez les autres l’occasion de le réduire (la Chine).
Cette redistribution des cartes ne se fait pas de façon homogène. Depuis plus de 30 ans les États-Unis n’ont eu de cesse que de s’assurer que les énormes investissements militaires consacrés à l’espace et au complexe militaro-industriel pendant la Guerre froide trouvent de nouveaux relais à l’époque contemporaine. Le rapprochement de l’espace et des technologies de l’information donne l’occasion d’une nouvelle suprématie.
La Chine elle a misé sur l’espace depuis des décennies, d’abord pour rattraper son retard et désormais pour revendiquer sa place dans le nouveau contexte géostratégique. Des satellites qu’elle veut également lancer par milliers jusqu’à un programme lunaire qu’elle veut aussi promouvoir sur la scène internationale, l’effort chinois est tous azimuts et s’inscrit dans la durée. L’ambition ne manque pas alors que la diplomatie spatiale chinoise présente ses multiples projets (constellations de satellites, station spatiale ou projet de station scientifique sur la Lune) comme une véritable alternative politique aux États-Unis. De fait elle fait figure de challenger avec l’adhésion d’un peu plus de 10 États pour prendre part à son projet lunaire par exemple.
La Russie cherche elle à maintenir son statut mis à mal par des difficultés industrielles chroniques. L’essentiel reste pour ses dirigeants de garder un socle de compétence suffisamment développé pour en faire un levier stratégique à défaut d’en faire un véritable axe de développement.
L’Inde enfin dessine un chemin différent à l’origine. L’histoire du spatial indien a d’abord été faite de besoins à satisfaire pour l’agriculture ou le développement du sous-continent. L’Inde s’est ainsi lancée depuis des dizaines d’années dans le développement de satellites d’imagerie et de télécommunication avec une utilisation à toutes les échelles du pays, jusque dans les villages eux-mêmes où les données sont précieuses. Mais l’époque contemporaine a aussi vu s’affirmer une forme d’utilisation plus politique de l’espace. Le premier ministre Modi n’a ainsi pas hésité pas à se servir de de ce qu’il a qualifié de véritables exploits indiens, militaires ou scientifiques, pour renforcer son prestige interne et peser un peu plus dans le concert des États. L’heure est désormais au « multi-alignement », c’est-à-dire à une forme d’autonomie choisie dans les coopérations internationales. A côté de la poursuite des programmes scientifiques d’application, les grands programmes spatiaux indiens sont désormais très largement structurés par cet arrière-plan politique.
Vous consacrez un chapitre à la nouvelle course à la Lune qui oppose la Chine aux États-Unis. Comme le dit John Logsdon, ancien directeur de l’institut de politique spatiale de Washington : « nous avons besoin de compétiteurs pour nous dépasser. » 1 Quelles sont les formes de cette rivalité sino-américaine sur ce sujet ?
Le regain d’intérêt pour Lune aux États-Unis résulte d’abord d’une histoire récente marquée par l’incertitude quant au maintien du vol habité dans ce pays. Sans réel objectif depuis la réussite d’Apollo, le programme lunaire américain a connu un débat intérieur sans fin tout au long des deux premières décennies du siècle. Il s’est finalement soldé par le programme Artemis mis en place sous la présidence Trump qui en avait fait le symbole d’une Amérique de retour dans l’espace. La réalité est plus prosaïque et Artemis a surtout été le produit de l’alignement d’intérêts internes beaucoup plus terre-à-terre ; entre une agence spatiale qui y voyait le moyen de reprendre son rôle de chef d’orchestre après pas mal d’années de flottement ; des nouveaux acteurs qui voyaient dans cette redistribution des cartes industrielles l’occasion de capter d’importants flux d’argent public ; et un exécutif présidentiel capable de retrouver un récit national après des années de questions insistantes sur la perte de sens du programme américain et sur des politiques spatiales jugées très insuffisantes alors que la Chine avait envoyé son premier « Taikonaute » en orbite en 2003, l’année même de la perte de la navette Columbia… Finalement, la Lune a moins été l’objectif en soi de la décision de lancer Artemis qu’elle n’en a été le prétexte. Il faut s’en rappeler, ce programme a été initialement marqué par de nombreux désaccords.
En forme de miroir, la Chine a lancé quelques années plus tard son propre programme de construction d’installations scientifiques sur la surface de la Lune. Le lancement de ce programme s’est fait en coopération avec la Russie, témoignant autant de l’impossibilité faite à la Chine de s’associer au programme Artemis (comme à celui de la Station spatiale internationale des années plus tôt) que d’une volonté d’apparaître à l’égal du projet américain. Comme Artemis, le programme sino-russe, mais aujourd’hui largement guidé par la Chine fait la promotion de son ouverture à la coopération internationale et vise à installer la Chine comme un acteur spatial international majeur. Il s’agit aussi de mettre en évidence les différences liées aux modèles respectifs de coopération. L’engagement sur la durée d’un pays dans le programme Artemis est soumis à la signature d’accords bilatéraux avec les États-Unis, les « Accords Artemis », qui instaurent par exemple des règles de conduite sur la surface lunaire avec l’établissement de zones de sécurité, ou qui posent des principes d’organisation, par exemple d’interopérabilité technique sous la houlette des États-Unis. La Chine se pose évidemment en alternative… Au-delà, c’est aussi pour les deux puissances l’occasion de marquer leur présence aussi bien sur la surface de la Lune que dans son espace proche. La coexistence forcée, que ce soit sur quelques sites de choix ou sur des orbites recherchées, sera la marque de ce nouvel élan lunaire sino-américain.
Vous soulignez le risque d’une multiplication des débris spatiaux et posez la question d’un « New Space vert », porté notamment par des acteurs privés. Quelle est la part de réalité et de communication dans cette expression ?
De façon logique, la multiplication des débris concerne les orbites les plus utilisées. Par exemple à 800 km d’altitude, l’orbite de choix pour l’observation de la terre, ces débris sont de plus en plus nombreux et suscitent une surveillance accrue. Leur multiplication tient d’abord à l’activité elle-même de mise en orbite. La mise à poste d’un satellite se traduit par la production de certains débris. Puis plus récemment, à certains tests de destruction de satellite qui ont été fait en orbite basse ont largement contribué à en multiplier le nombre. En particulier, une destruction d’un satellite chinois par la Chine exactement à une peu au-dessus de 800 km a produit plusieurs milliers de ces débris qui sont encore 17 ans plus tard autant de mines spatiales latentes. On est capable de détecter, de suivre et de cataloguer aujourd’hui près de 30000 débris d’une taille supérieure à de 10 centimètres. Dans le meilleur des cas, lorsqu’un satellite court le risque d’une collision, une manœuvre d’évitement peut alors être programmée. Mais les débris de moins de 10 centimètres ne sont pas détectés. Et si leur taille est comprise en 1 et 10 centimètres, ils constituent une menace invisible et imparable contre les satellites qu’ils détruiront complètement dans la plupart des cas.
Alors bien sûr, il ne faut pas s’imaginer l’espace comme un milieu jonché de débris. Il y a de la place et l’image la plus réaliste est sans doute celle donnée par la pollution maritime, sur de grandes zones. Il reste que le nombre des satellites s’accroit de manière telle que désormais, plusieurs manœuvres d’évitement par semaine sont obligatoires pour de nombreux opérateurs spatiaux. Et dans le cas de collisions avec des débris dont on commence à voir quelques exemples, la crainte est de voir se développer une réaction en chaine, connue comme le syndrome de Kessler, du nom d’un physicien américain qui en a décrit les effets dès les années 1970 au-delà d’une certaine densité d’objets autour de la terre.
Évidemment, cette situation n’est pas propice au développement promis par les acteurs privés d’ensembles de plusieurs dizaines de milliers de satellites et ces industriels comme Elon Musk n’ont de cesse de vouloir montrer qu’ils sont en fait les plus impliqués dans des politiques d’utilisation « durable » de l’espace. Ils veulent d’abord s’emparer du sujet pour éviter d’en laisser la dynamique aux seuls États qui en débattent déjà au sein des Nations-Unies. Mais il est vrai aussi que ces industriels sont concernés au premier chef, car l’impossibilité à terme d’utiliser certaines orbites n'incitera pas les investissements spatiaux dont ils dépendent directement. Ils doivent se montrer plus verts que verts.
Enfin, ils doivent convaincre les États qui ont le dernier mot pour autoriser leurs activités qu’ils ne sont pas irresponsables et qu’ils ont adopté de bonnes pratiques. Ainsi, des sociétés comme Starlink ou OneWeb communiquent constamment sur le fait qu’elles se sont imposées des règles « écologiques » plus drastiques que les agences spatiales elles-mêmes et qu’elles s’y tiennent. De fait, il semble par exemple que le taux de succès des opérations de nettoyage en fin de vie des satellites soit plus élevé chez ces acteurs que pour nombre de missions gouvernementales. Ce qui les conduit parfois, en forme de provocation, à montrer du doigt les agences spatiales pour qu’elles s’alignent sur leur niveau d’exigence… Tout cela fait bien sûr partie de stratégies de communication dont il faudra évaluer la réalité quand plusieurs dizaines de milliers de satellites seront en orbite, ce dont personne, et pas même ces sociétés bien sûr, ne peut prédire les effets.
Parmi ces acteurs privés, Space X se démarque avec 6 000 satellites en orbite en 2024, composant la « constellation Starlink ». Sa capacité innovatrice, à l’image de l’usage de l’IA pour éviter les collisions, en font un acteur incontournable. Quels liens entretiennent Washington et les cadres de Space X ?
Depuis les débuts, Elon Musk n’a jamais entretenu de bonnes relations avec les instances de Washington. Il est même allé jusqu’à faire des procès à ses principaux clients, la NASA et le Pentagone, le type même d’attitude que les industriels se gardent normalement d’avoir ! Et il a gagné ces procès. Le premier pour dénoncer une aide qu’il estimait excessive apportée par la NASA à des anciens de l’agence qui envisageaient à l’époque les premières fusées réutilisables. Le deuxième pour revendiquer le droit de concourir pour des activités militaires jusque-là réservées à Boeing ou à Lockheed Martin. Dans les deux cas, il estime avoir gagné une position de leader en s’étant battu et il tente d’insuffler ce syndrome du « seul contre tous » à toutes ses équipes jusqu’à en faire une image de marque de SpaceX. La réutilisation des lanceurs est l’exemple parfait de cette orientation générale alors que personne ne pensait qu’elle deviendrait réellement opérationnelle.
Ces rapports compliqués se sont répétés pour Starlink ou pour le lanceur lourd Starship. Musk et ses équipes livrent régulièrement bataille à la Federal Communications Commission (FCC) qui réglemente l’octroi de fréquences aux États-Unis et organise le développement de l’internet aux États-Unis à coup de financements publics. Depuis plus de deux ans, Elon Musk s’estime maltraité par cette agence dont les nominations sont présidentielles… La Federal Aviation Administration (FAA) croise régulièrement le chemin de SpaceX quand il s’agit d’accorder des autorisations de tirs, notamment pour le lanceur lourd Starship dont on se rappelle quelques déboires lors de ses premiers tirs. Chargée de garantir la sécurité des tirs, la FAA est régulièrement la cible de Musk qui critique surtout sa lenteur.
L’arrivée pour une deuxième fois de Donald Trump à la présidence des États -Unis pourrait de ce point de vue changer les choses. Le choix de placer Musk à la tête d’une structure de niveau ministériel chargée de « l’efficacité gouvernementale » autorise toutes les craintes ; non seulement au sein de ces administrations qui vont probablement devoir subir de nombreux départs, mais plus largement de la part de nombreux observateurs qui voient se profiler l’ombre de nombreux conflits d’intérêt. Cette perspective ne contribue pas à renforcer l’image de SpaceX au sein de l’appareil administratif actuel. Mais les têtes changeront après l’arrivée de Trump au pouvoir, ce qui devrait faciliter, au moins dans un premier temps, les entreprises de Musk. Mais une trop grande concentration industrielle entre les mains de SpaceX pourrait cependant trouver des limites avec un Congrès, qui, bien que du côté du président, est surtout composé d’élus locaux soucieux de préserver l’emploi dans leurs états. Il sera intéressant de voir jusqu’à quel point SpaceX pourra avoir les coudées franches dans ce contexte, avec un Congrès qui pourrait bien constituer le seul rempart contre cette volonté de puissance.
A lire également sur Nonfiction.fr :
Florence Gaillard-Sbrorowsky, « Peut-on sécuriser l’espace ? », septembre 2023.
Notes : 1 - p.190
Personnalisation démesurée de l’exercice du pouvoir, liquidation des corps intermédiaires, transformation de l’institution juridique en une machine répressive, haine de la transition démocratique, discours paranoïdes agitant le spectre d’un complot qui serait permanent contre la « nation » et déclinaison « orientale » du mythe raciste et hygiéniste du « grand remplacement » : le président autoritaire Kaïs Saïed, dès l’année 2019, et surtout après le coup d’État constitutionnel du 25 juillet 2021, s’est affairé à liquidation systématique des acquis démocratiques de la révolution tunisienne de 2010-2011.
Fin connaisseur et attentif observateur de la chose politique en Tunisie, l’essayiste Hatem Nafti signe, avec Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne , une remarquable étude sur l’étrange défaite de la démocratie dans son pays. Mais loin de se limiter au seul cas tunisien, cette étude est aussi une mémorable leçon d’histoire universelle : au Maghreb, au Machrek comme en Europe et dans le reste du monde, la démocratie est plus que jamais fragile face aux tentations despotiques de ceux qui prétendent incarner la volonté du « vrai peuple », et agir au nom des « véritables valeurs de la civilisation ».
Nonfiction : Qu’entendez-vous par la notion de « démocrature » en contexte tunisien ?
Hatem Nafti : La « démocrature » est une notion assez large qui englobe des réalités diverses. Schématiquement, on peut la définir comme un régime qui utilise des procédures démocratiques pour conquérir le pouvoir, nier la démocratie ensuite. Souvent, dans une démocrature, la pratique démocratique se limite au vote. Après l’installation au pouvoir du président élu au suffrage universel, il s’attaque aux institutions pour les vider de leur sens et de leur pouvoir politique, en recourant à un ensemble complexe de stratagèmes pour se maintenir au pouvoir, affaiblir et criminaliser l’opposition et la contestation sous couvert de « légalité » institutionnelle. Toute possibilité d’alternance se trouve réduite à néant.
Aussi, dans une démocrature, on est dans un régime d’apparence. Les élections se tiennent, les résultats ne sont pas forcément trafiqués, mais on utilise en amont des artifices pour que le jeu soit biaisé d’avance. On parle souvent du cas de la Hongrie où le gouvernement en place contrôle les médias et l’ensemble des instruments du pouvoir qui permettent aux citoyens de choisir une autre politique. A partir de là, le jeu est totalement déséquilibré au bénéfice de celui qui détient le pouvoir.
Dans le contexte tunisien, factuellement, on peut dire que Kais Saïed a organisé des élections sincères et non truquées (d’après les éléments dont on dispose actuellement). Ni manipulation ni fraude massive, mais la mise au pas, la neutralisation de ses adversaires politiques en les empêchant de concourir, y compris quand ils ont été rétablis par le tribunal administratif. Il a fait changer la loi une semaine avant le vote, plusieurs personnalités politiques ont été harcelées, les médias indépendants sont sous pression, notamment de l’instance électorale nommée par Kais Saïed. Donc, on peut difficilement parler d’élections libres et transparentes.
Concrètement, qu’est-ce qui a changé en Tunisie depuis l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed en 2019 ?
Les choses ont commencé à changer après le coup d’État du 25 juillet 2021. A partir de ce moment, les attaques systématiques contre l’ensemble des contre-pouvoirs ont commencé : institutionnels (gèle et dissolution du parlement, limogeage du gouvernement, octroi des pleins pouvoirs grâce à l’état d’exception, imposition d’un nouveau régime ultra présidentiel), judiciaires (la féodalisation de la justice au bon vouloir du chef de l’État), médiatiques, etc. Désormais, toute critique fondée et argumentée du régime peut conduire à la prison, alors que les infox de ce dernier ne cessent de pleuvoir, imposées comme de indépassables « vérités ». La lutte contre les prétendues « fake news » est devenue une véritable panique morale étatique qui poursuit et puni avec acharnement les délits d’opinion.
Avec le décret-loi 54 qui sape toutes les avancées en matière de liberté d’expression après la révolution de 2011, le débat public est réduit à néant. Sonia Dahmani est en prison pour avoir ironisé sur la situation politique des migrants en Tunisie. Pour un trait d’humour, elle se retrouve condamnée en première instance à un an, puis à huit mois de prison. De nombreux journalistes sont en prison en raison de motifs similaires. Le régime veut faire peur, annihiler l’agentivité des contre-pouvoirs. Le résultat ? On se retrouve avec un pouvoir extrêmement fort qui utilise la police et la justice pour se maintenir, qui modifie la règle du jeu à sa guise. La parenthèse démocratique ouverte en 2011 est en train de fermer. Elle avait évidemment des défauts, mais là, on a régressé dans une tyrannie qui est, paradoxalement, quelque part populaire.
Sous la présidence autoritaire de Kaïs Saïed, l’institution juridique est devenue une institution répressive et despotique. Comment ?
Avec la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature, pourtant élu légitimement, il a mis en place un ersatz de ce conseil, il s’est donné le droit de révoquer n’importe quel magistrat d’un simple rapport de police. Depuis lors, Kaïs Saïed a limogé 57 magistrats. Présentement, les juges savent que s’ils ne jugent pas dans le sens que voudrait le régime, ils peuvent être limogés ou mutés de force. Cette peur se voit clairement dans les procès et les verdicts : des abus de procédure qui ne sont guère près de s’arrêter. Même l’ersatz du Conseil Supérieur de la Magistrature est accusé de faire de la « résistance ». Aujourd’hui, c’est la ministre de la Justice qui limoge et mute des juges pour s’assurer d’avoir des tribunaux aux ordres du régime. L’état de la justice en Tunisie n’a jamais été autant dégradé. Certes, certains magistrats résistent, mais c’est une minorité.
Vous parlez d’une « déclinaison tunisienne de la théorie du grand remplacement ». Comment le despote de Carthage a-t-il opéré un tel virage raciste ?
Le régime de Kaïs Saïed gouverne avec la théorie du complot généralisée, au premier chef celle du « grand remplacement ». Pourquoi je parle de déclinaison tunisienne du grand remplacement ? Un parti d’extrême droite, le Parti national tunisien, a échafaudé une théorie semblable à celle de Renaud Camus en 2010, mais avec une adaptation au contexte tunisien. Elle est basée sur deux principaux éléments : la focalisation sur la visibilité des migrants subsahariens en Tunisie ; l’interprétation de cette visibilité comme un « complot » qui serait destiné à remplacer une population arabo-musulmane par une population noire, et dont une partie est chrétienne. Et comme à l’accoutumée, on accusera les « élites décadentes occidentales et sionistes » de vouloir déstabiliser un « authentique pays arabo-musulman ».
Les discours complotistes et racistes diffusés par le Parti national-tunisien s’appuient, pour « argumenter » leurs paniques morales et crispations identitaires, à des vidéos de militants et d’influenceurs afrocentristes qui défendent des thèses selon lesquelles « les Arabes sont des colons en Afrique ». L’hypermédiatisation de ce baratin touche à l’intime des citoyens tunisiens. Hélas, nombre d’entre eux ont cédé aux discours de peur et de haine qui leur disaient : « vous êtes menacés dans votre existence, ils vont vous grand-remplacer ». On retrouve ces éléments discursifs dans le style paranoïde de Kaïs Saïed. Ce qui explique, en partie, explique l’explosion des violences anti-Noirs de février et juin 2023.
Dans quel état se trouvent les mouvements sociaux en Tunisie aujourd’hui ? Y aurait-il un traitement particulier réservé aux luttes des mouvements féministes ?
Après le coup d’État, Kaïs Saïed a généré des clivages au sein de tous les mouvements sociaux tunisiens. Jusqu’à présent, une partie du mouvement social le soutient. Une association, Le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux, qualifie la génération de ces clivages d’« endiguement doux ». Aujourd’hui, les principales figures du mouvement social tunisien qui ont pu croiser le président dans une vie sont courtisées par le régime. On leur fait miroiter des postes de gouverneur, de délégué, de hautes responsabilités sur le plan local et national. Par de telles pratiques, la boussole du mouvement social – chômage de masse, déséquilibres régionaux, crise socioéconomique et sociale, etc. – est mise en déroute. La situation est extrêmement dangereuse et le populisme discursif du président ne fait qu’exacerber le déni d’État sur des problématiques sociales éminemment explosives.
Quelle est la nature des relations qu’entretient le régime de Kaïs Saïed avec l’Europe, la France et l’Italie au premier chef ?
En apparence, Kaïs Saïed tient un discours altermondialiste et anti-occidentaliste, même s’il ne prononce jamais le mot « Occident ». Il parle volontiers de « puissance coloniales », sans nommer aussi la France et l’Union Européenne. Mais cela relève du discours. Dans la pratique, c’est bien différent. Il entretient d’excellents rapports avec Giorgia Meloni et l’Union Européenne dont les obsessions pour la question migratoire ne sont pas à démontrer. Il leur donne plusieurs gages, il est leur garde-frontière. J’en veux pour preuve le mémorandum signé en 2023, en pleine crise migratoire en Tunisie.
L’Italie, la France et l’Europe plus généralement sont satisfaits de l’endiguement migratoire réalisé par le président tunisien. On parle des tiers des migrants qui ont été empêchés de venir en Europe. Tant que cela dure, le « monde libre » sera satisfaits des performances politiques de Kaïs Saïed et la question des droits humains ne sera évoquée que furtivement. Le pire, c’est que tout est assumé. Cela dit, il ne faut pas demander aux Occidentaux d’intervenir. Mais là, clairement, on est dans le soutien de la dictature, une autre forme d’ingérence, et le titre de mon livre fait référence à « Notre ami le roi » et « Notre ami Benali », mais également à Emmanuel Macron qui a déclaré en 2022, en marge du Sommet de la Francophonie, quand il était interrogé sur le tournant autoritaire du régime, qu’il soutenait le coup d’Etat (une ingérence) et a dit que KS était très attentif aux droits et aux libertés. Il s’agit là de ne pas perdre d’un relai d’influence. La Tunisie reste dans l’orbite occidentale. Et c’est le prix, le soutien à la dictature, pour que Kaïs Saïed ne se tourne pas vers l’Iran, la Chine ou la Russie.
La « démocrature » de Kaïs Saïed s’inspire-t-elle des méthodes et des politiques répressives du voisin algérien ? Voyez-vous une ressemblance entre la répression du hirak en Algérie et la liquidation systématique des acquis démocratiques et sociaux de la révolution tunisienne de 2010-2011 ?
En dépit de certaines similitudes, les contextes algériens et tunisiens demeurent bien différents. En Algérie, le hirak, fait partie de ce que les spécialistes appellent la « deuxième vague des printemps arabes », a été stoppé par le Covid-19 ; en Tunisie, le Covid a servi de prétexte pour le coup d’Etat. La comparaison trouve sa limite assez vite, mais on ne peut qu’être attentifs aux influences mutuelles entre les deux États. Prenons par exemple le style de légitimation politique de Kaïs Saïed : la théorie du complot généralisée.
Dans sa prétendue lutte contre la spéculation et la contrebande (qui n’explique que très partiellement les problèmes d’approvisionnement), il a promulgué une loi éminemment restrictive, destinée officiellement à neutraliser les groupes qui se livrent à des pratiques commerciales illégales. Empiriquement, cette loi n’a rien réglé. Plus tard, on a découvert que des pans entiers de ce texte venaient d’une loi promulguée quelques mois auparavant par les autorités algériennes (un article de Jeune Afrique le prouve). C’est dans de telles pratiques politiques qu’on voit la proximité avec le régime algérien. Le régime algérien est l’un des rares régimes de la région qui soutient sans réserve ce qui se passe en Tunisie. Tebboune s’est très vite déclaré en faveur du coup d’État du 25 juillet 2021.
Un rebond démocratique en Tunisie serait-il envisageable dans les années à venir ?
C’est très difficile à prévoir. Aujourd’hui, l’avenir semble être compromis. La Tunisie était l’îlot maghrébin et arabe des expériences démocratiques. Il existe un fort acharnement des pétro-monarchies du golfe Persique et des autres dictatures militaires de la région arabophone pour en finir avec les expériences démocratiques tunisiennes. Récemment, le président vient d’être reconduit pour cinq ans dans une situation très difficile. Mal élu, avec une forte abstention, et volontariste dans ses discours, les raisons de la colère sont toujours les mêmes. Le régime de démocrature demeure fragile, mais son éventuelle chute n’est pas pour demain, et rien n’indique que cette chute conduirait au rétablissement de la démocratie. L’anéantissement total de la démocratie en Tunisie est un risque sérieux.
* Crédit photo : Wassim Ben Rhouma (flickr.com).
D’après son étymologie latine ( intimus ), l’intime est ce qui est le plus à l’intérieur de nous, et par extension tout ce qui relève de la vie privée. Le mot apparaît en France au cours du XVIII e siècle. Mais c’est au XIX e siècle que cette notion s’impose, avec l’émergence d’une classe bourgeoise qui sépare la vie professionnelle de la vie familiale, tout autant que les activités masculines et féminines. La notion d’intime s’est ensuite profondément modifiée au XX e siècle, et surtout dans les premières décennies du XXI e siècle, avec les techniques de protection et de surveillance, les réseaux sociaux et les confinements. Les frontières entre privé et public sont devenues plus floues et poreuses, engendrant de nombreux débats.
En retraçant l'évolution des représentations de l'intime, il s’agit de savoir s'il est devenu une tyrannie, dans une société trop narcissique qui oublie la chose publique, ou s’il est menacé par tous ces récents changements. C’est ainsi que dans un article intitulé « I Will Survive : vivre sans domicile fixe », Maria Teresa Feraboli s’interroge sur la préservation de l’intime dans la précarité. Que reste-t-il de l’intime et comment le protéger lorsqu’on se trouve en situation précaire, privé d’un espace à soi, qu’il s’agisse du sans-abri, du migrant, du prisonnier ou du malade ?
Au cœur des objets et des représentations
L’intime s’est peu à peu transformé, comme en témoignent les objets d’art décoratifs, le design , les œuvres d’art, les images et les objets du quotidien. Chambres, lits, objets et images liés au bain ou aux commodités, à la beauté, à la sexualité, au repos ou à l’être-ensemble parlent de nos manières de vivre et de leur évolution. C’est ainsi que Sam Bourcier consacre un article au « design genré de la pisse et de la merde : bourdaloues, pisse-debout et autres prothèses de genre ».
Le processus de civilisation a entraîné, surtout à partir du XVIII e siècle, une domestication des pulsions, une hausse du contrôle social et du seuil de la pudeur qui n’avait guère de signification jusqu’alors. La notion de délicatesse apparaît alors dans les actes du quotidien, les fonctions corporelles se devant d’être peu à peu dissimulées. Uriner en public grâce au bourdaloue, pot de chambre utilisé par les femmes du XVIII e siècle (et qui tire son nom – attesté en français en 1762 – de la longueur des sermons du célèbre prédicateur, qui imposait l’usage de cet objet aux dames venues l’écouter), se soulager sur un cabinet d’aisance ou une chaise percée, voire dans l’espace public, ne sont bientôt plus des pratiques familières. L’invention moderne de l’hygiène et de l’intimité modifie les lieux d’aisance, qui deviennent l’objet d’interdits au XIX e siècle.
Nadeije Laneyrie Dagen, pour sa part, propose une « histoire de la salle de bains, du XVIII e siècle à nos jours », tandis que Claire Ollagnier s’intéresse aux « transformations de la chambre, du XVIII e au XIX e siècle ».
S’interrogeant également sur les lieux et les objets de l’amour ainsi que sur la construction des apparences et de la beauté au cœur de l’intime, ce catalogue présente aussi quelques images de journaux intimes provenant du fonds de l’APA (Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique) situé à Ambérieu-en-Bugey. Il s’agit alors de tenir une conversation avec soi-même, pour reprendre le titre d’un livre de Louis Antoine de Caraccioli écrit en 1761. Cette pratique du journal perdure sous d’autres formes aujourd’hui, et devient l’espace de l’intime ultime.
Pourquoi un si grand nombre d'électeurs votent-ils pour le Rassemblement national ? Qu'est-ce qui les motive, et à quoi aspirent-ils ? C'est la question à laquelle le politiste Luc Rouban s'attache dans ce nouveau livre, Les ressorts cachés du vote RN (Presses de Sciences Po), issu des enquêtes qu'il mène au Cevipof. Il a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre.
Nonfiction : Les derniers succès électoraux du Rassemblement national ne s’expliquent pas par une soudaine montée du racisme ou de la xénophobie, ni par le fait qu'un plus grand nombre d'électeurs souhaiteraient que le pouvoir puisse échoir à un homme ou une femme forte, censée incarner le peuple dans une projection idéelle (c’est l’argument du populisme). Quels arguments devraient nous en convaincre ?
Luc Rouban : Le RN a connu un succès historique lors de la séquence électorale de 2024, des élections européennes aux élections législatives. Je rappelle qu’au premier tour des législatives, il engrange, malgré parfois des candidats à la qualité fort douteuse, près de 11 millions de voix contre 4,5 millions environ lors du premier tour des législatives de 2022. À cette avancée quantitative s’ajoute une avancée qualitative, puisqu’il a presque fait le plein des voix dans les catégories populaires (43% en suffrages exprimés) mais qu’il recueille de plus en plus celles des catégories moyennes (29%) et mêmes supérieures (21%). La question de recherche que je pose est simple : comment expliquer un tel succès notamment auprès d’électeurs diplômés ? Les explications utilisées pour analyser le vote pour l’ancien FN ne conviennent plus pour l’électorat du RN. Il y a évidemment des racistes et des xénophobes parmi les dirigeants du RN comme parmi ses électeurs. Comme il y en a dans l’électorat de Reconquête ! Et comme il y en a dans l’électorat LR. Mais réduire le vote RN à un vote raciste, c’est faire un raccourci simpliste et daté, qui ne tient pas compte des conditions sociales d’émergence de cet électorat.
Il faut prendre en considération plusieurs arguments. Le premier, c’est que les enquêtes scientifiques montrent que la tolérance s’est accrue sur le long terme dans la société française et que le niveau de racisme et de xénophobie a baissé. On ne peut donc dire tout et le contraire de tout, qu'il y a moins de racisme et qu'il y en a davantage. Un second argument, qui invalide l'explication ethnique du vote blanc, tient au succès du RN en outre-mer. Je rappelle que Marine Le Pen a obtenu en moyenne 58% des voix dans l’ensemble des outre-mer au second tour de la présidentielle de 2022. Aux législatives de 2024, le RN a fait des scores également très importants à La Réunion et à Mayotte. Ce sont là des faits électoraux que l'on ne doit pas faire semblant d’ignorer. Le troisième, c’est que si l’immigration reste au centre du vote RN, c’est aussi et peut-être surtout pour ses effets sur le marché du travail et la mise en concurrence de socialités différentes dans une société française marquée par l’anomie et le délitement de l'idée de communauté nationale, ce que je montre dans l’ouvrage. Enfin, l’étude des modes de leadership préférés par l’électorat RN nous ramène aux demandes des Gilets jaunes : un leadership de proximité, bien éloigné du « líder maximo » recherché par les populistes. La verticalité est bien plus demandée dans l’électorat macroniste.
À quoi aspirent alors les électeurs du RN ? Vous expliquez qu'une attente centrale est celle d'une reconnaissance sociale, et d'une autonomie individuelle et collective, dont l’immigration serait une sorte de critère d’évaluation inversée. C'est cette attente qui inciterait à placer sa confiance dans un volontarisme politique marqué à droite, et nostalgique d’un passé révolu, caractérisé par une plus grande maîtrise du devenir collectif et du destin personnel. Pourriez-vous expliciter un peu ces différents points ?
La crise des Gilets jaunes ne s’est jamais terminée. Elle est porteuse d’aspirations relayées par le RN. L’une des grandes attentes de son électorat est de retrouver la maîtrise de sa vie dans le cadre d’une mondialisation qu’incarne effectivement l’immigration, reflet d’une précarisation et d’une indifférenciation généralisées au nom des affaires et de la macro-économie. Ce point est central, car il rejoint le sentiment de mépris que ressentent nombre d’électeurs, y compris des cadres, qui voient bien que leur autonomie sociale et professionnelle n’est que résiduelle et seulement opérationnelle, ou des diplômés très vite déçus par les conditions réelles de leur vie au travail et de leurs tâches : autant de phénomènes confirmés par l’analyse sociologique.
La question centrale, qui a effectivement échappé à la gauche, n’est plus tant celle de l’égalité des revenus ou des conditions de vie que celle de l’équité et de la reconnaissance de l’effort produit. Ce qui explique d’ailleurs largement le refus quasi-général de la réforme des retraites. Une fracture s’est opérée entre le discours d’en haut, macro-économique, et la réalité quotidienne, faite de services publics saturés, de carrières décevantes ou en dents de scie, de réussites improbables. Le vote RN, dans la foulée des demandes des Gilets jaunes, c’est la critique de la règle du jeu social fortement faussée en France, un pays où la réussite est plus difficile que dans bien d’autres pays européens.
Vous expliquez que le RN a su tirer parti de ces aspirations, qui rentrent en conflit violent avec l’adaptation constante au monde, dictée par l’économie, mais également avec l’absence de perspective politique, qui caractérise le macronisme. Là aussi pourriez-vous en dire un mot ?
De fait, le RN n’aurait pas engrangé autant de voix s’il n’avait pas constitué en réalité la seule opposition au macronisme, lui-même construit, rappelons-le, par d’anciens socialistes pro-européens et libéraux. Le macronisme est le porteur d’une injonction simple, qui reste chargé d’une lucidité cruelle : la mondialisation est là, il faut vous y adapter. Ce à quoi le RN répond : non, il faut s’en protéger. Et ce à quoi ces électeurs rétorquent : nous n’avons pas les moyens de cette adaptation, qui n’est envisageable que pour les catégories supérieures disposant d’importantes ressources économiques et sociales. Le macronisme reste une forme de darwinisme social (« il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien »), qui parle la langue d’un libéralisme mondialisé dans une société, en France, construite et réglée par l’État. Un État jugé, précisément, défaillant dans ses fonctions régaliennes élémentaires par les électeurs du RN.
Chez les électeurs du RN, cette demande de reconnaissance s’accompagne d’une volonté d’éviter que la puissance publique, qu'ils souhaitent voir restaurée, n’empiète sur la sphère privée. En cela, ils seraient à l’opposé de la gauche radicale. Là encore, pourriez-vous en dire un mot ?
Le vote RN exprime une volonté de protection de la sphère privée, des modes de vie. On le voit très bien lorsqu’on étudie les réactions face au changement climatique. L’électorat RN est très négatif à l’encontre de toutes les injonctions faites au nom du réchauffement climatique concernant les moyens de transport ou le style de consommation. On décèle dans l’électorat RN l’idée libérale originelle d’une séparation stricte entre sphère publique et sphère privée, une idée développée par les philosophes du XVII e siècle comme John Locke : le souverain doit s’occuper de ses affaires régaliennes mais ne pas empiéter sur la liberté privée, tant dans le domaine économique que dans celui des croyances. Du reste, on retrouve clairement cette philosophie dans le discours de Donald Trump ou d’Elon Musk : gardez vos leçons de morale et ne nous faites pas d’injonctions sur notre mode de vie ou notre façon de nous exprimer ! Le RN a gagné du terrain car la gauche, en se radicalisant autour de LFI, joue exactement sur le terrain opposé, qui est celui de l’intérêt collectif et de ses exigences à l’égard de la sphère privée, ce qui implique un engagement politique.
Vous montrez que ces aspirations font place à un libéralisme économique, qui s’écarte du libéralisme que vous appelez budgétaire (impliquant la réduction des dépenses publiques et celle du nombre de fonctionnaires, le rejet de la fiscalité redistributive, etc.), et qui se traduit par une confiance dans les entreprises. Que dire de cette confiance, commune à l'ensemble des électeurs de droite, qui les distingue de ceux de gauche ?
La question du libéralisme est souvent très mal posée, ce qui conduit à tout mélanger et à ne pas comprendre ce qui se joue au sein des droites. Je montre qu’il existe deux libéralismes économiques. Le premier est le libéralisme budgétaire, qui conduit très classiquement à réduire les dépenses publiques, le nombre des fonctionnaires, les prestations sociales. Il est clairement défendu par Les Républicains comme par les macronistes. Le second est le libéralisme entrepreneurial, qui consiste non pas à réduire les dépenses publiques, mais à favoriser la création d’entreprise, à faire confiance aux entrepreneurs, à réduire les contrôles de l’État sur la vie économique.
Ces deux libéralismes ne sont pas synonymes, loin de là, car seuls 30% environ des enquêtés y adhèrent en même temps (pour l’essentiel, des électeurs macronistes). Or, les électeurs du RN, s'ils sont assez peu libéraux sur le plan budgétaire, le sont fortement sur le plan entrepreneurial, ce qui confirme d’ailleurs leur appétence pour l’autonomie économique. Ils veulent des services publics accessibles et une plus grande mobilité sociale ascendante. C’est ainsi que le RN piège LR, qui, fidèle à sa doctrine budgétaire, n’est pas ou plus en mesure de capter l’essentiel des voix de droite. Cela étant, le RN reste aussi confronté à des choix difficiles, comme on l’a vu sur la question des jours de carence dans la fonction publique. Car il faudra, s’il veut gagner en 2027, qu’il s’aligne de plus en plus sur la droite classique pour satisfaire des électeurs de classe moyenne ou supérieure qui ne veulent pas payer plus d’impôts.
L’escamoteur est le troisième album du duo formé par Philippe Collin et Sébastien Goethals. Après les succès du Voyage de Marcel Grob (Futuropolis, 2018), Prix Historia de la meilleure bande dessinée historique en 2019 et Prix Découverte (Prix des lycées) à Angoulême en 2020, et de La Patrie des frères Werner (Futuropolis, 2020), Philippe Collin et Sébastien Goethals s’attaquent aux années de plomb en France entre 1974 et 1984, en suivant les pas de l’énigmatique Gabriel Chahine.
Comme la maison d’édition Futuropolis l’indique, « on est tous dépositaires d’une histoire », et ce constat explique la genèse de ce roman graphique. Sébastien Goethals confesse un souvenir d’enfance, qui marque son entrée abrupte dans le monde des adultes, point de départ de ce récit. Pour cette nouvelle collaboration, le duo se met en cases dans des flash-back identifiables grâce aux couleurs distinctives employées (sépia et bleu pastel). Nous suivons leur enquête de terrain tout en arpentant à rebours les sentiers de l’Histoire. S’inscrivant à mi-chemin entre l’enquête journalistique, la Bande dessinée de reportage et la Bande dessinée historique, les deux auteurs montrent leurs hésitations, leurs questionnements et la minutie de leurs recherches, afin de s’approcher au plus près d’une vérité qui semble leur échapper et, par la même occasion, nous échapper en tant que lecteurs. Cette reconstitution de leur travail de terrain permet plusieurs pauses dans un récit d’une grande densité et d’une certaine complexité.
Éloge du doute ou éloge de la tromperie ?
À la lecture de leur enquête, nous découvrons le personnage qui est aussi le fil conducteur de ce récit, le fameux Gabriel Chahine, artiste peintre un peu hippie, anar séduisant et charmeur. Un type qu’on a tous envie d’aimer, bien qu’il nous paraisse insaisissable. Le 20 septembre 1974, Chahine rencontre le second personnage fondamental de cette histoire, Jean-Marc Rouillan, au bar Le Florida, sur la place du Capitole, au centre de la ville rose. Après plusieurs entrevues et plusieurs anecdotes, les deux hommes deviennent inséparables, jusqu’à l’arrestation de Rouillan, pour son implication dans l’enlèvement du directeur de la succursale française de la Banque de Bilbao, M. Suárez. Alors que le lecteur découvre, entretemps, que Chahine est également un indic des Renseignements généraux (RG), ce dernier réapparaît en 1977 dans la vie de Rouillan, et lui suggère de dérober L’Escamoteur , le tableau de Jérôme Bosch. Ce vol est le commencement d’un nouveau chapitre entre Chahine et Rouillan, puis avec Action directe ; un mélange d’attraction-répulsion, méfiance-confiance. Le mystérieux et insondable artiste se meut en véritable caméléon entre les groupuscules d’extrême gauche et les arcanes du pouvoir, à la fois anarchiste charismatique, séducteur et taupe pour les RG. Un double jeu à l’issue tragique se met en place dans ce tourbillon politique, où tout semble être manipulation, faux-semblant et opportunisme.
D’un point de vue graphique, cette œuvre est très plaisante à lire et à regarder. Sébastien Goethals privilégie les gros plans et propose un découpage irrégulier, bien que relativement classique. Ces choix soutiennent la tension narrative et accentuent les réactions des personnages, tout en rendant lisible le rythme effréné de cette traque, de ce combat coup pour coup entre Action directe et les services de police de l’État. L’utilisation de couleurs et de tons différents peut complexifier la lecture, mais il est indéniable que d’un point de vue esthétique, ce choix donne une patine 1970 à l’ouvrage.
Complément d’information
L’extension du roman graphique est importante (environ 300 pages). Si le lecteur désire se saisir pleinement de l’histoire, de ses tenants et de ses aboutissants, il lui faudra renouveler plusieurs fois son expérience de lecture. La galerie des personnages secondaires nécessite une réelle concentration pour appréhender les jeux de pouvoir qui se tissent entre eux. Cela étant, les auteurs parviennent à reconstruire une période complexe durant laquelle les relations se font et se défont dans un immense jeu de dupes. L’aspect le plus séduisant de ce roman graphique est sans conteste l’exploration de la zone grise du protagoniste, c’est-à-dire cette dimension qui rend si humain Chahine, héros ou antihéros, collabo ou anar : une personnalité mouvante, difficile à cerner et à saisir, mais qui dispose de tous les ingrédients pour en faire un magnifique personnage romanesque.
L’Escamoteur est un roman graphique exigeant, entre polar, biographie historique, enquête journalistique et Bande dessinée reportage, mais qui permet au lecteur d’appréhender une période intense et complexe de notre histoire récente.
Jérémie Foa publie cette année Survivre. Une histoire des guerres de religion (Seuil, 2024), trois ans après la première édition de Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy (La Découverte, 2021, réédité en poche en 2024).
Ces Chemins d'histoire reviennent sur les tactiques pour tenir dans un monde soudain hostile dans lequel le voisin peut dénoncer, le boucher empoisonner, votre accent vous trahir, le fils égorger, le mari mentir, et la rue naguère familière devenir guet-apens. Ils le font dans un empan chronologique large, des années 1560 à la fin des années 1590, soit pendant toutes les guerres civiles où de Religion : un chrononyme qui mérite lui-aussi d'être interrogé.
* Chemins d'histoire est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 201 e .
L’invité : Jérémie Foa , maître de conférences, habilité à diriger des recherches à Aix-Marseille Université, auteur de Survivre. Une histoire des guerres de Religion (Seuil, 2024) et de Tous ceux qui tombent . Visages du massacre de la Saint-Barthélemy (La Découverte, 2021, nouvelle édition en format poche, 2024).