16.11.2025 à 06:00
nfoiry
Edward Saïd est l’auteur en 1978 d’un livre fondateur, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, considéré comme étant à l’origine du postcolonialisme. Son concept d’orientalisme alimente sa pensée sur le conflit israélo-palestinien, dont les derniers événements rendent la lecture de cet intellectuel palestino-américain incontournable. Dans notre nouveau numéro, Victorine de Oliveira vous invite à (re)découvrir cet auteur.
novembre 202515.11.2025 à 15:00
hschlegel
Superficiel et frivole, Marivaux ? Marquée par Pascal, son œuvre est au contraire profondément philosophique, comme le montre Nicolas Fréry dans Marivaux penseur. Les raisons du cœur (CNRS, 2025). Pour nous en convaincre, relisons trois de ses œuvres.
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Quand un vent frais soufflait sur le théâtre…Entendons-nous bien : Marivaux (nom de plume de Pierre Carlet, 1688-1763) n’est pas un philosophe, et il n’a jamais prétendu l’être. Il est avant tout un dramaturge dont les comédies de mœurs célèbrent le sentiment amoureux et analysent les ambivalences du désir, mais sans ériger jamais une quelconque théorie de nature philosophique. D’ailleurs, quand il met en scène un personnage de philosophe, celui-ci apparaît souvent plutôt ridicule (L’Île de la raison ou les Petits Hommes, 1727) ou pédant (Hortensius, dans La Seconde Surprise de l’amour, 1727).
“Philippe Sollers souligne la finesse de l’inventivité chez Marivaux, qui a renouvelé un théâtre français alors empesé et tragique”
Marivaux est-il pour autant frivole et superficiel ? En 1994, Philippe Sollers avait signé dans Le Monde un article qui visait à s’élever en faux contre cette réputation méprisante qui lui colle à la peau mais que l’essayiste estimait imméritée : dans « Profond Marivaux », il soulignait la finesse de l’inventivité d’un dramaturge important et vantait sa liberté d’écriture, qui renouvelait la tradition d’un théâtre français alors empesé, tragique, empreint de religiosité et de pathétique. Dans Marivaux penseur, l’universitaire spécialiste de littérature française Nicolas Fréry va plus loin en revisitant la totalité d’une œuvre qu’il ne réduit pas aux seules pièces de théâtre de Marivaux mais qu’il élargit à ses romans ainsi qu’à son « corpus journalistique », aujourd’hui presque totalement oublié, alors que pendant plus de quarante ans, il a activement collaboré aux périodiques de son temps comme Le Spectateur français ou Le Cabinet du philosophe.
Existe-t-il donc une philosophie de Marivaux et si oui, où se situe-t-elle ? Relisons trois de ses œuvres qui donnent à voir un auteur qui se révèle aussi réfléchi qu’il est sensible.
“L’Île des esclaves”, entre dialectique et critique politiqueL’Île des esclaves (1725) semble, à première vue, la plus philosophique des œuvres de Marivaux. Un valet se transforme en maître, et un maître devient un valet : faut-il voir dans cette pièce une préfiguration de la dialectique du maître et de l’esclave telle qu’on la découvre dans la Phénoménologie de l’esprit (1807) de Hegel ? À force de travailler pendant que son maître se repose, l’esclave transforme le monde et se met à le dominer. Attention à ne pas surinterpréter, car ce qui est chez Marivaux une comédie et un jeu de théâtre a une tout autre dimension dans la philosophie hégelienne, où elle désigne une logique essentielle pour la condition humaine. Cela ne signifie pas que la pièce soit dépourvue de toute portée : elle est à l’évidence une critique de l’ordre social, une dénonciation subversive des normes et des inégalités qui anticipe à certains égards les grands débats des philosophes des Lumières sur la liberté, l’égalité et la justice. En inversant les rôles entre Iphicrate et Arlequin, comme entre Euphrosine et Cléanthis, L’Île des esclaves montre que la place qu’occupent les uns et les autres dans la hiérarchie sociale ne vient pas de leurs qualités ou de leur valeur propre, mais est instituée par la société et due au hasard des naissances. Grâce au jeu et au rire, cette comédie propose ainsi une sorte d’expérience à vocation morale, qui invite chacun à s’interroger sur le bien-fondé des rapports de domination et d’humiliation qui traversent la société. L’île en question représente une sorte d’utopie ou de laboratoire social clos, où le spectateur se plaît à expérimenter en pensée et au plateau la possibilité d’une société plus juste, fondée sur des liens sociaux plus doux, plus fraternels et finalement plus égalitaires.
“Le Jeu de l’amour et du hasard” : une philosophie du cœurLe Jeu de l’amour et du hasard (1730) repose sur un stratagème similaire, puisqu’à nouveau, les maîtres Dorante et Silvia échangent leurs vêtements avec leurs domestiques (Arlequin et Lisette). Mais à l’enjeu de classe s’en ajoutent d’autres, qui s’y expriment de manière plus explicite que dans L’Île des esclaves – et notamment la question du sentiment amoureux. En se travestissant, les différents personnages veulent en effet tester la sincérité de l’amour, entre l’être et l’apparaître, en même temps qu’ils explorent aussi leur propre identité, en cherchant à se connaître eux-mêmes. Le doute qui les tenaille n’est pas sans évoquer la manière dont, dans les Pensées de Blaise Pascal, le questionnement sur l’amour rejoint celui qui porte sur l’identité du sujet.
“Si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées”
Pascal, Pensées (posth., 1670)
Aime-t-on jamais quelqu’un ou seulement le masque qu’il nous tend ? Ses qualités d’emprunt ou sa nature profonde, si tant est qu’elle existe ? Chez les deux auteurs, l’interrogation sur la sincérité du sentiment amoureux est, indissociablement, interrogation sur soi. C’est ce genre de rapprochement qui permet à Nicolas Fréry de voir dans l’esthétique de Marivaux l’influence décisive de Pascal. Tout en se gardant « de tenir Marivaux pour un pascalien orthodoxe », il pointe, après d’autres exégètes (Georges Poulet, Leo Spitzer, etc.), tout un ensemble d’échos de la philosophie de Pascal dans l’œuvre marivaldienne : interrogation sur le moi donc, mais aussi vanité des faux-semblants de la vie mondaine, un certain sens de la religiosité chrétienne, et surtout priorité donnée au cœur plutôt qu’à la raison abstraite comme meilleur moyen d’accéder à la vérité de la condition humaine. Le cœur de Marivaux n’est-il pas le même que celui de Pascal – à savoir non seulement le siège des affects mais aussi et surtout un moyen d’accéder à soi-même, voire peut-être le meilleur instrument dont nous disposons pour nous connaître ?
“Le Cabinet du philosophe” : Marivaux lecteur et avocat de PascalCe rapprochement entre Marivaux et Pascal ne doit rien au hasard, dans la mesure où il est avéré que le dramaturge a lu de près l’écrivain-philosophe, et qu’il l’admire profondément. Nicolas Fréry rappelle que Marivaux a pris le parti de Pascal alors même que celui-ci était attaqué par Voltaire à travers le texte « Anti-Pascal » qui paraît en 1734 dans les Lettres Philosophiques. Éclipsé par son théâtre, on trouve en effet dans le reste du corpus de Marivaux un certain nombre de textes qui, sous la forme de fiction ou d’essais, développent des idées dont l’inspiration est proche de celle des Pensées. Mais c’est dans Le Cabinet du philosophe, cette revue créée par Marivaux lui-même en 1726, que s’exprime le mieux son versant pascalien, aussi bien dans la forme que dans le contenu des réflexions qu’il partage avec ses lecteurs.
“Le cœur de Marivaux n’est-il pas le même que celui de Pascal – à savoir le siège des affects, mais surtout le meilleur moyen d’accéder à soi-même ?”
Dans cette publication périodique, à mi-chemin entre le journal introspectif et l’essai, Marivaux adopte expressément la posture d’un « philosophe » au sens où il se fait observateur de la société, penseur qui réfléchit librement sur les mœurs, les passions et les comportements humains. Tour à tour moraliste, psychologue et philosophe, il y développe des thèses qui ont une réelle portée philosophique même s’il ne fait pas de ses idées un système. Comme dans ses pièces de théâtre, mais de manière plus théorique, sa sensibilité laisse une large part au cœur, non seulement dans la connaissance de soi mais dans son apologétique qui mène à Dieu, comme lorsqu’il écrit :
“En fait de religion, ne cherchez point à convaincre les hommes ; ne raisonnez que pour leur cœur ; quand il est pris, tout est fait”
Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, VI
L’étude de l’ensemble de ces « pensées » marivaldiennes fait conclure à Nicolas Fréry :
“Réquisitoire contre l’indifférence des athées, insistance sur le rôle du cœur en matière de foi, comparaison du monde avec une prison, tableau des paradoxes de la condition humaine : à de nombreux égards, [le] Cabinet du philosophe est un concentré de réflexions pascaliennes”
N. Fréry, Marivaux penseur. Les raisons du cœur (2025)
Bien sûr, Pascal ne constitue pas l’unique source d’inspiration philosophique de Marivaux, même s’il en est la principale. On trouve aussi d’autres œuvres qui empruntent d’autres chemins, comme La Dispute (1744) – qui imagine un prince élevant des enfants isolés pour découvrir qui, de l’homme ou de la femme, a trahi le premier dans l’histoire du monde, mais qui conclut par l’impossibilité de connaître la nature humaine – ou encore L’Indigent Philosophe (1727), ce récit d’inspiration épicurienne où le personnage principal est un philosophe qui, réduit à la misère, comprend la vanité de la richesse qui n’apporte ni le bonheur ni la liberté. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que malgré sa légèreté apparente, Marivaux est loin d’être frivole. Son charmant théâtre est la partie émergée et visible d’un esprit alliant la finesse psychologique d’analyse des sentiments à une réflexion profonde et sincère sur la situation de celui qui cherche son chemin entre l’amour, la société des hommes et Dieu.
Marivaux penseur. Les raisons du cœur, de Nicolas Fréry, vient de paraître aux Éditions du CNRS. 528 p., 30€, disponible ici.
novembre 202515.11.2025 à 06:00
nfoiry
Dans cette pièce, à voir en tournée jusqu’en juin 2026, une partie de l’humanité a trouvé refuge sur Mars, après une suite d’effondrements sur Terre. Ces colons ont dû s’engager à faire table rase du passé pour fonder une société nouvelle. L'auteur Tiago Rodrigues imagine alors les échanges entre un père terrien et sa fille martienne, avant que la jeune femme n’oublie vraiment tout. Un lien fragile par-delà l'espace et le temps que vous présente Cédric Enjalbert dans notre nouveau numéro.
novembre 202514.11.2025 à 21:00
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Un spectacle fleuve est représenté actuellement aux Ateliers Berthier du théâtre de l’Odéon, à Paris : Musée Duras, de Julien Gosselin. Attention : il dure dix heures ! Le concept ? Mettre en scène non pas « tout Duras », mais plutôt toute l’écriture de Marguerite Duras, en cinq propositions scéniques distinctes qui prennent la forme d’un musée imaginaire. Rassurez-vous : vous pouvez le voir en continu… ou pas, puisqu’il est, justement, fractionné en performances indépendantes. Cédric Enjalbert vous en dit plus.
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« “On doit pouvoir dire que les occasions de rendre les gens pensifs sont toujours excellentes.” Marguerite Duras le dit dans Hiroshima, mon amour, et ces occasions, Julien Gosselin les multiplie sur scène, avec de l’audace et beaucoup de café. Car en habitué des voyages au long court, il a imaginé un spectacle de dix heures, monté au pas de charge contre les clichés durassiens de l’étirement de la prose, tout contre. Avec seize interprètes sortant du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, le directeur du théâtre de l’Odéon saisit d’un geste toutes les tonalités de cette écriture romanesque, dramatique, cinématographique et critique : d’Hiroshima, mon amour à La Vie matérielle en passant par Suzanna Andler, La Maladie de la mort ou l’Amant… La scénographie très simple, faite d’une allée blanche bordée de deux gradins, se déploie comme une feuille blanche où s’écrivent ces récits d’amour et de mort, intimes et universels, obligeant les comédiens à soigner leurs entrées et leurs sorties. Comme dans la vie ? De part et d’autre, des écrans diffusent ce qu’ils filment sur l’instant, en acteurs et réalisateurs de ce corpus ravivé sans déférence. “La seule façon de se sortir d’une histoire personnelle c’est de l’écrire”, note Duras en 1981, définissant sa pratique de l’extimité, d’un soi branché sur le dehors. Elle fréquente les philosophes – Edgar Morin, Jean-Pierre Vernant, Georges Bataille, Maurice Merleau-Ponty... – mais les convoque rarement explicitement même si elle loue le bonheur puisé “dans l’entendement des choses”. Elle l’affirme dans Le Livre dit : “C’est l’entendement de la vie et de ses contradictions ; c’est là qu’est le bonheur, c’est dans l’intelligence. […] Je pense que Montaigne, par exemple, l’a atteint ; Rousseau, des gens comme ça ; Diderot.” La vie et ses contradictions, voici aussi tout ce qui intéresse Julien Gosselin, qui me confiait dans un entretien vouloir “embrasser directement le monde, sans métaphore”. »
Musée Duras, spectacle représenté aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 30 novembre 2025.
novembre 202514.11.2025 à 17:00
hschlegel
Mis en cause par le philosophe-youtubeur Charles Robin, animateur de la chaîne Le Précepteur, qui lui reprochait d’avoir maltraité son dernier livre, notre rédacteur en chef Martin Legros lui a proposé de débattre en face-à-face. Cela a donné un échange animé mais respectueux et profond de près d’une heure sur Descartes, sur la banalité du mal et sur l’accès du plus grand nombre à la philosophie. Avant de le retrouver ci-dessous en vidéo, Martin Legros nous raconte le making-of d’une rencontre haute en couleur.
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Le désaccord originel : des concepts caricaturés… ou pas ?
« C’est malhonnête et je le prouve » : c’est ainsi qu’était titrée la vidéo publiée le 26 octobre dernier par Charles Robin sur sa chaîne YouTube Le Précepteur, à propos de l’article que j’avais consacré dans le dernier numéro de Philosophie magazine à son nouveau livre, La philosophie, c’est pour vous aussi ! (Larousse, 2025). Une vidéo où il m’interpellait personnellement en ces termes : « Pourquoi mentir, cher Martin Legros, vous qui n’êtes pourtant pas un “hater” ? Surtout quand il me suffit de trois minutes pour démontrer que votre article est tout simplement faux. » Et Charles Robin de reprendre ligne à ligne ce bref article pour valoriser auprès des abonnés à sa chaîne YouTube l’éloge que je faisais de ses talents pédagogiques, mais pour récuser aussi, avec véhémence, la critique que je lui avais adressée de condenser la pensée de certains philosophes dans des résumés qui « virent parfois à la caricature ou au contresens » et d’amenuiser le « vertige de penser » qu’il affirme vouloir partager avec son public. Alerté par une série de personnes qui avaient vu passer cette vidéo, je n’ai pas voulu répondre à cette interpellation par un nouvel article de presse interposé. J’ai préféré proposer à Charles Robin d’affronter directement et en public notre désaccord en allant au fond des choses, dans un débat filmé qui serait diffusé ensuite sur nos médias respectifs. Une proposition que Charles Robin a aussitôt acceptée, sans condition.
Deux “cogito” pour le prix d’unNous nous sommes donc retrouvés, lui à Montpellier, dans le studio de sa chaîne YouTube, moi à Paris, à la rédaction de Philosophie magazine, par écrans interposés, pour une conversation d’une forme inédite, surprenante à plus d’un titre mais à mon sens profonde. Par souci de transparence, aucun protocole et aucun déroulé n’avaient été mis au point en amont. Sans médiateur, nous avons tout de suite trouvé un modus vivendi qui nous a permis d’exprimer ce qui nous avait heurté, chacun, dans l’attitude de l’autre, mais surtout d’aller au fond de nos désaccords philosophiques.
L’échange qui a duré près d’une heure a porté sur trois grands enjeux. D’abord, l’interprétation du cogito de Descartes avec sa formule iconique « Je pense, donc je suis ». Au centre de notre conflit figurait le reproche que j’avais adressé à Charles Robin de réduire cette formule à une « déduction logique », alors qu’il s’agit à mon sens d’une « expérience de pensée » vertigineuse mais partageable par tous, celle d’un esprit qui voit le sol de ses évidences s’effondrer (depuis ses perceptions jusqu’à ses certitudes logiques et mathématiques) et ne trouve de confirmation de son existence que dans la capacité qui est la sienne de s’exercer, au présent : « Je pense, donc je suis, j’existe. » Au terme de nos interventions et clarifications successives, je crois pouvoir dire que nous avons a minima réussi à « stabiliser » la ligne de partage entre nous : là où Charles Robin se réfère au Discours de la méthode (1637) et met en majeure la dimension logique, langagière et rationnelle, du cogito, je me réfère davantage aux Méditations métaphysiques (1641) et valorise l’expérience abyssale que raconte Descartes, pour la première fois peut-être dans l’histoire de la philosophie – c’est un événement de pensée ! –, celle d’un sujet en proie au doute généralisé, y compris quant à la valeur et à la portée de la logique et de la raison, et qui retrouve pied grâce au contact avec lui-même. Une expérience que chacun peut faire, chaque matin, au sortir d’un rêve, quand il reprend place dans le monde. Et sans devoir produire un syllogisme.
Des clarifications fructueusesDeuxième désaccord : le célèbre concept de banalité du mal, de Hannah Arendt. Là où Charles Robin y voit une sorte de « clé » pour comprendre la soumission à l’autorité ou les phénomènes de « bureaucratisation » de la pensée, je m’attache à la dimension problématique du concept eu égard au cas particulier d’Eichmann – qui ne ressemblait pas tout à fait au portrait qu’en dresse Arendt… Et je m’attache aussi à la dimension énigmatique de la banalité du mal dont le ressort est « l’absence de pensée » : non pas seulement une distraction (ne pas considérer les conséquences de son action), mais une inquiétante anesthésie morale qui transforme les hommes en « somnambules » incapables de rendre compte des crimes qu’ils commettent.
Enfin, après avoir reconnu l’un et l’autre que les mots utilisés à distance pour qualifier l’autre (« menteur » et « réducteur ») étaient désobligeants, Charles Robin et moi-même avons mis au jour deux conceptions distinctes de la vulgarisation de la philosophie : l’une axée sur la capacité à rendre clairs, distincts et accessibles les grands concepts et les grands auteurs ; l’autre à faire entrer ces concepts en résonance avec notre existence. Deux conceptions qui ne sont pas antinomiques, mais que chacun de nous articule et pondère différemment. Enfin, nous avons conclu sur le plus important : avoir réussi à trouver une forme qui permette de vider l’abcès et d’aller au fond du désaccord, sans le faire disparaître. En somme, à identifier nos différences dans le respect mutuel, au bénéfice de nos lecteurs et abonnés.
novembre 202514.11.2025 à 15:00
hschlegel
Comment la démocratie peut-elle se muer en son contraire, en un despotisme tranquille qui manipule les citoyens ? Cela peut advenir, considère le penseur français Tocqueville, quand la majorité impose sa tyrannie. Les explications de Nicolas Tenaillon.
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Missionné par la France pour étudier pendant dix mois le système pénitentiaire aux États-Unis, Alexis de Tocqueville (1805-1859), qui deviendra ministre des Affaires étrangères en 1849, profita de son séjour pour analyser la jeune démocratie américaine – avec ses forces et ses faiblesses. Parmi ces dernières, la « tyrannie de la majorité » occupe une place singulière, parce qu’elle représente la mauvaise pente de ce régime de liberté. Mais comment la majorité peut-elle devenir tyrannique ? Et comment lutter contre ce danger ?
La tyrannie de l’opinion publique, ou quand la liberté s’autodétruitChef-d’œuvre de l’analyse politique, De la démocratie en Amérique (1835-1840) eut un succès immédiat aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, qui en achetèrent les manuscrits aujourd’hui conservés à l’université Yale. C’est qu’en forgeant le concept de « tyrannie de la majorité », Alexis de Tocqueville fut l’un des premiers penseurs à percevoir que l’égalisation des conditions qui accompagne la démocratisation des droits peut générer une forme nouvelle de puissance particulièrement dangereuse – parce qu’irrésistible. Tout se passe en effet dans cette démocratie naissante comme si en transférant le pouvoir au peuple, c’est-à-dire à la majorité des citoyens, la liberté se mettait paradoxalement elle-même en danger.
“La majorité génère une mentalité qui étouffe toute voix dissidente”
Pourquoi ? Parce que la majorité n’est pas seulement une règle institutionnelle pour prendre des décisions politiques. Elle génère, en dehors de l’assemblée républicaine, une mentalité (« un état social », écrit Tocqueville) qui conforte son pouvoir et étouffe non seulement la voix des minorités, mais toute forme de dissidence.
“Ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie”
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, ch. 2, 7 (1835)
De quelle tyrannie est-il question ici ? C’est celle de « l’opinion publique », qui oblige à suivre le plus grand nombre et qui, par-là, s’avère être « la première et la plus irrésistible de toutes les puissances ». En effet, dans la démocratie américaine, telle que l’observe Tocqueville, le conformisme règne en maître, et la liberté de pensée est illusoire.
“Je ne connais point de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique”
A. de Tocqueville, ibid.
Non pas que celui qui conteste l’avis majoritaire risque un « autodafé », comme c’était le cas en Europe. Mais il inspirera un tel « dégoût » à son voisin qu’on le marginalisera en lui disant :
“Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous”
A. de Tocqueville, ibid.
Le ferment du totalitarisme, déjà…Existe-t-il des mécanismes correctifs pour lutter contre cette dérive ? Y a-t-il une solution constitutionnelle au problème que pose la tyrannie de la majorité ? Tocqueville estime certes que ce danger majeur qui pèse sur la démocratie peut être tempéré par les garanties libérales du système politique américain : l’équilibre des pouvoirs, l’absence de centralisation administrative, l’esprit légiste, les jurys, l’éducation, les associations (qui servent de contrepoids à l’individualisme conformiste) et surtout la liberté de la presse, parce que « la presse libre est, pour ainsi dire, la seule compensation de la démocratie » (t. I, ch. 2, 3)…
“La presse libre est, pour ainsi dire, la seule compensation de la démocratie” Alexis de Tocqueville
Tous ces éléments sont des atouts de poids. Mais il ne s’agit là que de freins qui ne peuvent inverser la tendance de la majorité à tout absorber. Ce qui fait naître un « despotisme doux », paternaliste, qui « ne brise pas les volontés, mais les amollit, les plie et les dirige » (t. II, ch. 4, 6), de sorte qu’il infantilise ce « troupeau d’animaux timides et industrieux » (ibid.) que constitue le peuple. Visionnaire, Tocqueville voit que cette pente glissante, propre à l’esprit démocratique et qui fait que « la disposition à en croire la masse augmente » (t. II, ch. 2, 2), finira par générer un nouveau régime pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point » (t. II, 4, 6). Ce nouveau régime, ce sera, pour le malheur du XXe siècle, le totalitarisme.
Gardons l’esprit critique !Bien que pessimiste sur ce qu’il observe, Tocqueville apprécie toutefois, comme il le confie dans sa Correspondance et notes de voyage (1831), « la puissance morale » de l’Amérique. Il veut faire œuvre utile en alertant l’État fédéraliste sur ce qui menace sa grandeur. Si « la majorité vit dans une perpétuelle adoration d’elle-même, il n’y a que les étrangers ou l’expérience qui puissent faire arriver certaines vérités aux oreilles des Américains » (t. I, ch. 2, 7). De fait, en dénonçant la toute-puissance d’une opinion publique qui annihile le sens critique des citoyens, l’observateur français aura permis aux moins idolâtres des États-Uniens de prendre du recul sur les déficiences de la mentalité démocratique et de chercher à les corriger avec un certain succès. Reste à appliquer l’analyse de Tocqueville à l’avènement du trumpisme. Et ça, c’est une autre histoire.
novembre 2025