Le blog d'un maître de conférences en sciences de l'information.
Publié le 06.08.2022 à 18:48
Publié le 02.08.2022 à 16:28
L'oiseau, le milliardaire et le précipice.
Publié le 26.07.2022 à 14:26
Facebook et l'algorithme du temps perdu
Publié le 15.06.2022 à 07:13
Publié le 12.06.2022 à 17:05
State Of The Map France. Le web a la carte.
Publié le 17.05.2022 à 11:42
Buffalo (Supremacist) Soldier.
Publié le 06.08.2022 à 18:48
Il y a de cela 8 ans, en Janvier 2014, Google rachetait la société Nest, qui fabriquait des thermostats connectés. Difficile alors d'y voir clair dans la stratégie de la firme qui excellait et exerçait sa domination économique et technologique dans de tout autres secteurs. Pourtant ce rachat scellait une nouvelle triangulation entre un espace privé physique, des usages connectés et une société en capacité d'en analyser et d'en exploiter l'essentiel. Dans mon article "domicile terminal" j'écrivais à l'époque :
"autant d'objets qui sont autant de possibles nouvelles dépendances numériques nous reliant à la firme ; autant d'objets qui sont autant d'espaces publicitaires à investir. Domicile terminal. Parce que le dernier espace non numérique relevant de l'habitation, de l'intime, est investi. Plus qu'une simple intrusion sur le secteur de la domotique, Google ambitionne de faire de chacun de nos domiciles, un data-center comme les autres."
Au coeur de l'été 2022, et pour la somme d'1,7 milliards de dollars, Amazon s'apprête à acheter la société iRobot dont l'un des produits phare est l'aspirateur connecté Roomba. Capable donc de nettoyer la maison en votre absence et de tout un tas de trucs merveilleux [non] :
"Cet aspirateur robot connecté au Wi-Fi repère et évite les obstacles tels que les déjections animales et les câbles de chargeurs pour aller jusqu’au bout de sa tâche."
C'est beau comme l'Antique. Et le site de Roomba (qui coûte entre 800 et 1000 euros) d'ajouter également que Roomba "apprend et cartographie" (sic). Car voilà l'enjeu. Le principal en tout cas. Disposer d'une cartographie aussi précise que possible de l'espace intérieur de nos maisons. Même si le créateur de Roomba jurait en 2017 que jamais ô grand jamais il ne vendrait les données collectées. Hahaha.
Après être déjà en capacité d'en maîtriser l'espace frontal, le seuil de nos portes, grâce à sa sonnette visiophone Ring qui est aussi connectée que controversée, Amazon vise aujourd'hui à cartographier avec une précision et une dynamique nouvelle l'intérieur de chacune de nos habitations. Via un aspirateur. Un aspirateur à données. Comme beaucoup de chercheurs et d'observateurs le documentent depuis plusieurs années, Amazon est avant tout une "surveillance company", une entreprise de surveillance.
(capture d'écran du site iRobot)
Sur l'image ci-dessus, une question simple : l'aspirateur est-il l'assistant de la jeune femme ou la jeune femme est-elle l'assistante de l'aspirateur ?
On peut bien sûr s'amuser et rire (jaune) de cette société d'aspirateurs cartographes et de frigos qui parlent, on peut aussi s'en alarmer et continuer de documenter ces errances. Plus fondamentalement, ce qui est me semble-t-il en jeu, c'est la redéfinition totale et irréversible de ce qui constituait jusqu'ici la notion d'espace privé et la manière dont nous l'investissons. Rien que pour Amazon, entre Roomba l'aspirateur cartographe, Ring la sonnette mouchard connectée et Alexa l'enceinte qui enregistre en continu tout ce qui se dit y compris lorsqu'elle est supposément "éteinte", on pourra mesurer à quel point ma phrase de 2014 annonçant la tendance à "faire de chacun de nos domicile un data-center comme les autres" était ... sinon visionnaire du moins programmatique.
Lentement mais aussi inexorablement que sûrement et méthodiquement on nous apprend en nous en faisant la démonstration quotidienne qu'il est des intrusions légitimes dans la sphère privée. Que c'est en tout cas le prix à payer pour notre confort numérique. Mais en redéfinissant ainsi notre "entendement" de ce qu'est un espace privé, on redéfinit aussi par capillarité la perception que nous avons de ce qu'est ou de ce que peut-être un espace public. Et en nous amenant en permanence à jouer sur des zones frontières, sur ces liminarités qui fondent notre rapport au monde et aux autres, on fabrique de nouvelles formes de sociétés, de nouveaux habitus de comportement, et de nouveaux réflexes de consentement.
"C'est la saison des pollens, augmentez la fréquence de nettoyage."
"Rayez le ménage de votre liste et ajoutez [faire] la cuisine à votre programmation."
Qui parle ici derrière ces "recommandation" de Roomba l'aspirateur cartographe ? Et que produisent ces "recommandations" ? Quelle est leur limite ? Quel type de comportement au service de quel type d'intérêt s'agit-il de servir et d'asservir ?
Un nouveau triangle, qui n'a rien d'amoureux, voit le jour, en 3 "d" :
Domicile -> Dissimulation / Dissémination -> Domination.
Je m'explique. L'enjeu est bien celui d'une forme capitaliste de domination (sur nos désirs, sur nos comportements) qui passe par la dissémination, dans notre domicile, de dispositifs techniques qui agissent par dissimulation. Dissimulation car on ne savait pas que les enceintes connectées continuaient de capter les conversations même quand elles n'étaient pas supposer le faire ; dissimulation car on ne savait pas que les sonnettes connectées collaboraient avec la police et notamment la police de l'immigration ; dissimulation car on n'achète pas un aspirateur connecté pour qu'il cartographie notre domicile.
Et voilà l'autre enjeu majeur qui vient après celui de la redéfinition de toute forme d'espace privé (et donc d'espace public en miroir). Ce sont les causalités invisibles que le numérique induit, en tout cas dans sa forme industrielle. Il est devenu impossible de passer l'aspirateur (connecté) dans une maison sans en tracer simultanément la cartographie ; il est devenu impossible de déployer un interphone connecté sans l'inscrire dans un dispositif de surveillance collaborant avec la police ; il est devenu impossible de parler à une enceinte connectée sans accepter qu'elle soit tout le temps à l'écoute ; il est devenu impossible de remplir des Captchas sans collaborer à des programmes militaires américains.
Je développe depuis longtemps dans mes travaux la question de ce que j'appelle une "anecdotisation des régimes de surveillance" et je ne choisis pas le terme d'anecdotisation au hasard. Il ne s'agit pas en effet seulement d'une "banalisation" ou d'une "trivialisation" même si la surveillance est, de facto, devenue banale et triviale. Une anecdote c'est ce qui se produit "en marge des événements dominants et [qui est] pour cette raison souvent peu connu". Etymologiquement cela vient du grec "a" privatif et "ekdotos", ce qui n'est pas publié, et donc ce qui n'est pas rendu public, étant entendu que comme l'expliquait Bernard Stiegler : "la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique."
Chaque fois que nous (ne) passerez (pas) l'aspirateur connecté, chaque fois que vous (n')ouvrirez (pas) votre porte en visiophone équipée, chaque fois que vous (ne) parlerez (pas) à votre enceinte connectée, souvenez-vous, souvenons-nous que la démocratie tient essentiellement par la garantie d'une articulation claire entre espace public et espace privé et ce qui est toléré et possible dans l'un mais non dans l'autre. Et qu'au-delà de l'anecdote, nous devons impérativement continuer de construire une histoire des régimes de surveillance et de la manière dont ils s'articulent avec différentes formes de pouvoir.
Le nom de l'aspirateur cartographe, "Roomba" est mal choisi : il aurait dû s'appeler Tango, à l'image de celui, funèbre, que chantait Brel.
"Ah, je les vois déjà (...) Ils ouvrent mes armoires / Ils tâtent mes faïences / Ils fouillent mes tiroirs / Se régalant d'avance / De mes lettres d'amour / Enrubannées par deux / Qu'ils liront près du feu / En riant aux éclats."
Publié le 02.08.2022 à 16:28
L'oiseau, le milliardaire et le précipice.
Republication (avec Bonus Tracks à la fin) pour archivage personnel de l'article paru le 2 mai 2022 sur AOC après embargo de 3 mois. Cet article (sans les Bonus Tracks) a donné lieu a rémunération de son auteur (moi). Depuis sa parution il y a 3 mois, l'affaire est toujours en cours, Elon Musk a voulu renoncer à l'achat et dénoncer l'accord au motif que Twitter ne lui aurait pas donné le bon chiffre d'utilisateurs actifs et aurait minoré le nombre de "bots", le board de Twitter a tenté de lui forcer la main et c'est désormais ... un procès qui se tiendra entre le 17 et le 21 Octobre et qui devrait être riche d'enseignements sur la place de marché des vanités numériques :-) Bonne lecture.
Twitter vaut-il vraiment 44 milliards de dollars ? Personne n'en sait rien. Mais pour quelques éléments de contexte et d'histoire il faut se souvenir, c'était la préhistoire, que Google fit l'acquisition de Youtube pour 1,65 milliards de dollars en 2005. En 2021 et pour 20 milliards Microsoft rachetait la société "Nuance", spécialisée dans l'intelligence artificielle conversationnelle. En 2016, Microsoft encore, sortait 26 milliards de dollars pour racheter LinkedIn. En 2014 Facebook rachetait WhatsApp pour 22 milliards de dollars, la moitié de la somme qu'investit aujourd'hui Musk pour acquérir Twitter. Et en 2012 le même Facebook rachetait Instagram pour 1 milliard de dollars. La société en vaut aujourd'hui 100 fois plus. Toutes les sociétés cibles de ces acquisitions ont une histoire. Et les plus grosses offres ne font pas toujours les meilleures histoires.
Pourquoi Twitter ? Au regard des entreprises que dirige Musk aujourd'hui, pourquoi acquérir Twitter qui est aussi loin du secteur de l'aérospatial (SpaceX), que de celui des télécommunications (Starlink), des travaux publics (Boring Compagny construit des tunnels pour résoudre le problème des embouteillages urbains), de l'automobile (Tesla) ou des interfaces neuronales (Neuralink) ? Formulons quelques hypothèses.
Peut-être parce que Twitter est la meilleure agence de relations publiques (RP) de la planète et qu'aucun grand patron ne renoncerait à la possibilité de s'en attacher l'exclusivité des services. Peut-être parce que dans le grand concours de mâles toxiques dominants du secteur de la "tech", il était insupportable pour Musk que Zuckerberg possède Facebook (et WhatsApp et Instagram), que Bezos possède le Washington Post et que lui ne possède qu'un parc de voitures et de fusées. Peut-être que celui qui disposait de 80 millions de followers avant de disposer désormais de 436 millions d'utilisateurs actifs mensuels, et qui tweetait de manière compulsive trouvait insupportable de pouvoir s'exprimer autant et avec autant de jouissance sur un média qui ne soit pas le sien. Peut-être qu'il opère sa transition vers ce que Mc Kenzie Wark appelle la "classe vectorialiste" :
"Ici, dans le monde surdéveloppé, la bourgeoisie est morte. Elle a cessé de régir et de gouverner. Le pouvoir est aux mains de ce que j’ai appelé la classe vectorialiste. Alors que la vieille classe dominante contrôlait les moyens de production, la nouvelle classe dominante éprouve un intérêt limité pour les conditions matérielles de la production, pour les mines, hauts fourneaux et chaînes de montage. Son pouvoir ne repose pas sur la propriété de ces choses, mais sur le contrôle de la logistique, sur la manière dont elles sont gérées. Le pouvoir vectoriel présente deux aspects, intensif et extensif. Le vecteur intensif est le pouvoir de calcul. C’est le pouvoir de modéliser et simuler. C’est le pouvoir de surveiller et calculer. Et c’est aussi le pouvoir de jouer avec l’information, de la transformer en récit et poésie. Le vecteur extensif est le pouvoir de déplacer l’information d’un endroit à un autre. C’est le pouvoir de déplacer et combiner chaque chose avec toute autre chose en tant que ressource. Encore une fois, ce pouvoir n’a pas uniquement un aspect rationnel, mais aussi poétique." Wark McKenzie, Degoutin Christophe, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198.
Peut-être parce qu'il a simplement les moyens de tous ses caprices et que lesdits caprices peuvent être lus comme ceux de l'homme le plus riche de la planète se décrivant lui-même comme atteint de troubles du spectre autistique (il se décrit comme Asperger). Et que même en restant à l'abri de toute forme de psychologisation de comptoir, l'histoire des comportements et des décisions de Musk doit être lue en gardant ces deux prismes en tête. Peut-être enfin parce qu'il y a dans l'ingénierie algorithmique conversationnelle de Twitter et dans le volume de données qui y circule, des éléments stratégiques pour le déploiement et l'optimisation de technologies d'intelligence artificielle dont Elon Musk a fait l'une de ses priorités et sur laquelle nous allons revenir. Mais avant cela, encore une question. Fondamentale.
Qu'a-t-il acheté avec 44 milliards de dollars ? 44 milliards de dollars c'est un prix considérable pour une plateforme privée, mais c'est un prix dérisoire pour un espace public numérique qui occupe aujourd'hui la place d'un "commun" de l'information, ou en tout cas celle d'une infrastructure informationnelle et conversationnelle "commune". Je dis bien "commune" tout en gardant en tête le fait que les réseaux sociaux se définissent aussi par le nombre de celles et ceux qui n'y sont pas et que Twitter ne compte "que" 436 millions d'utilisateurs mensuels actifs. Mais l'influence de Twitter, en tout cas en Europe et aux Etats-Unis, s'étend bien au-delà de sa seule base d'utilisateurs.
Pour 44 milliards de dollars Elon Musk s'est offert (au moins) trois choses. D'abord donc, une base d'utilisateurs. Ensuite une volumétrie de données (et de métadonnées ...) absolument colossale. Et enfin il s'offre ce qui est probablement la plus grande banque de donnée conversationnelle directe ayant jamais existé : en un lieu et un seul, derrière une adresse web et une seule, www.twitter.com, ce sont 6000 tweets par seconde, 350 000 par minute, 500 millions par jour, 200 milliards par an.
Que faire d'une telle base d'utilisateurs ? La monétiser, par la publicité.
Que faire d'une telle volumétrie de données et de métadonnées ? L'exploiter pour, notamment, affiner les routines algorithmiques de sélection, de recommandation qui dopent les interactions de la plateforme.
Et que faire de ces centaines de milliards de tweets qui sont a minima des dizaines de milliards de conversations ? De conversations sur tous les sujets, sur tous les tons, dans tous les registres linguistiques, dialectiques, narratifs, et qui se tiennent aussi bien entre deux ou trois personnes comme entre des dizaines ou parfois des centaines, et en lien avec toutes les actualités du monde, des plus tragiques aux plus inessentielles ? Avant de répondre à cette question je veux vous raconter une histoire.
L'hypothèse Google Books. La scène se passe en 2005. Google, qui est déjà à l'époque devenu le moteur de recherche indépassable, fait alors ce qui semble à tout le monde être une "folie". Il annonce un programme massif de numérisation d'ouvrages du domaine public, qu'il mettra ensuite gratuitement à disposition sur son moteur de recherche et dont il fournira également une copie numérique aux bibliothèques partenaires. Cette numérisation d'une ampleur inédite représente un coût très important et un investissement à perte. Et tout le monde s'interroge : pourquoi Google fait-il cela ? Pourquoi le moteur de recherche le plus puissant de la planète se lance-t-il dans ce projet ? Il y gagne bien sûr un peu en termes d'image et de notoriété mais il n'en a à l'époque nul besoin. On découvrira plus tard que l'enjeu était de s'installer sur le marché de la vente en ligne de livres sous droits et que la numérisation d'ouvrages du domaine public n'était à ce titre que la technique du pied dans la porte. Mais l'autre raison de cet apparent coup de folie, la vraie raison, c'est que Google avait besoin "d'entraîner" ses algorithmes linguistiques. Et quel meilleur entraînement que des textes dans toutes les langues, de grands auteurs, de styles, d'époques et de genres différents. Bien avant que l'on ne parle de "deep learning" ou de "machine learning", dès 2005, Google va entraîner, affiner, optimiser et "doper" son algorithme d'indexation et de traitement linguistique grâce à cette extraordinaire et inédite base de donnée littéraire numérique.
Vous avez maintenant la réponse à la question de savoir ce qu'Elon Musk pourrait faire de ces centaines de milliards de tweets et de dizaines de milliards de conversations : entraîner, affiner, optimiser, doper différentes technologies d'intelligence artificielle (IA) qui irriguent les entreprises qu'il détient. A commencer par son projet transhumaniste Neuralink. Mais l'IA est également au coeur de mécanismes de conduite autonome de Tesla. A la fois dans la dimension conversationnelle qu'il imagine dans le pilotage "autonome" des véhicules mais aussi dans la complexité des données et des chaînes décisionnelles à prendre en compte pour garantir cette conduite autonome.
La relation d'Elon Musk à l'IA est profondément ambivalente. Ambivalente car il en a souvent dénoncé les dangers, rappelant à qui voulait l'entendre qu'un scénario à la Skynet (du film Terminator) était non seulement possible mais probable et prophétisant une "apocalypse de l'IA" (c'était en 2014 pendant un discours au M.I.T). Mais dans le même temps il n'a eu de cesse d'en vanter les mérites et de mettre en avant comme à la parade des robots humanoïdes conversationnels, promettant des flottes entières de taxis autonomes pour 2020 (raté), et revisitant le vieux fantasme du couplage de l'homme à la machine au travers d'implants neuronaux pour, précise-t-il, que l'humanité reste au contrôle des machines.
A dire vrai personne ne sait aujourd'hui si le plan d'Elon Musk est de se servir de Twitter pour travailler sur le domaine de l'intelligence artificielle. Mais l'accès à l'intégralité de la base conversationnelle de Twitter, ce que l'on appelle le "Firehose", représente un Graal à bien des égards, et imaginer qu'Elon Musk n'ait aucune idée de ce qu'il pourrait en faire ou en tirer serait, je le crois, une erreur colossale.
Pour le reste et par delà le cas du rachat de Twitter, nous avons un double problème de gouvernance, un double problème de nature "cybernétique" (au sens de Norbert Wiener, c'est à dire la science du contrôle des communications).
Le premier est qu'il y a une trop grande incarnation des plateformes à l'ombre de la décision d'un seul, dont nous nous trouvons réduits à espérer qu'il se conduise en despote éclairé. Facebook (désormais "Méta") c'est Zuckerberg. Amazon c'est Bezos. Et Twitter c'est Musk. Je ne sais pas s'il faut toujours séparer l'homme de l'artiste, mais il est certain qu'il devient de plus en plus difficile de séparer l'homme ... de la plateforme qu'il dirige.
Notre autre problème est le champ de ruine de la gouvernance de ces nouveaux espaces numériques dans le cadre de leur impensé par 30 ans de politiques publiques qui n'ont - au mieux - raisonné qu'en termes "d'équipements". Les gens avaient besoin d'espaces de dialogue citoyen et la puissance publique se demandait combien de chaises elle pouvait fournir. C'est tout le paradoxe de nos "technocraties" : n'avoir pas vu venir le technopouvoir. Technocraties y compris aujourd'hui structurellement incapables de formuler autre chose qu'une forme de pensée magique (la start-up nation et ses "licornes") et inaptes à mesurer l'impact du pouvoir de la technique pour ce qu'il est, ou préférant n'y projeter que l'irénisme libéral d'une potentialité de réduction de coûts (et de droits).
On a longtemps cru ou imaginé qu'il pourrait exister un espace médiatique numérique public ouvert à chacun en participation égale comme peuvent l'être fondamentalement les réseaux socio-numériques (pour autant que l'on parvienne à faire intellectuellement abstraction de leur modèle économique et de leurs intérêts propres). Le web fut en partie cela à ses débuts, cette utopie concrète. Mais cet espace médiatique numérique public n'adviendra pas, quoi qu'en dise d'ailleurs le fondateur et ex-PDG de Twitter, Jack Dorsey, qui déclare qu'il aurait aimé que Twitter soit un "bien commun" à l'abri de toute forme de publicité. Et puisque cela n'adviendra pas, il faut donc, a minima et de manière urgente proposer de nouveaux cadres contraignants de régulation de l'actionnariat des médias (traditionnels et sociaux). Le DSA (Digital Service Act) européen va dans ce sens pour les médias sociaux mais il devra se donner les moyens de ses ambitions, ce qui est encore loin d'être acquis. Et à le lire attentivement il souligne à quel point se fait aussi sentir l'absence d'un "Media Service Act" s'appliquant à la régulation de l'audiovisuel privé.
Sociology is The Key. Il y a une sociologie déterminante et en partie déterministe des espaces numériques. Le fait qu'ils soient plutôt investis par des hommes ou par des femmes, par des jeunes ou par des vieux, le fait que l'expression des minorités y soit plutôt favorisée ou empêchée (par exemple via la gestion de l'anonymat ou des pseudonymats), le fait que beaucoup de journalistes ou d'universitaires y soient ou non présents, le fait qu'ils soient directement associés à d'autres espaces numériques adjacents, familiaux, professionnels ou militants comme ceux par exemple des messageries, etc.
A partir de cette dimension sociologique première, l'algorithme ou plutôt "les algorithmes" produisent leurs effets à l'unisson des fonctionnalités proposées par ces espaces, mais aussi de la "culture" propre à chaque plateforme (qui peut-être plutôt centrée sur le texte, sur l'image, sur la musique, sur la vidéo, avec à chaque fois des temporalités et des rythmes propres, etc.). Dès lors, chaque plateforme sociale dispose de ses propres "affordances", c'est à dire de sa capacité à suggérer ses propres modalités d'utilisation de manière aussi implicite que les CGU peuvent être (parfois) explicites.
Pour prendre l'exemple de Twitter, rien n'indique explicitement qu'il est mieux d'y faire preuve de raillerie ou de sarcasme. Rien n'indique non plus qu'il faut s'y indigner aussi souvent que possible. C'est pourtant à ces modalités expressives à la fois suggérées et façonnées collectivement que nous "adhérons" au sens presque physique du terme, et ce sont elles qui façonnent notre intérêt pour la plateforme. Or si Elon Musk met en place - c'est encore loin d'être acquis - l'ensemble de ce qu'il a annoncé (moins de modération, possibilité d'éditer les tweets, identification renforcée des utilisateurs, version payante sans publicité, etc.) il y aura inévitablement une modification des "affordances" de la plateforme, et dans le même temps une modification structurelle de sa sociologie (sans pouvoir aujourd'hui prédire si elle sera substantielle ou marginale).
Une étude du Pew Research Center de Novembre 2021 montrait que :
"La plupart des Républicains qui consomment des informations sur Twitter (63%) disent que le site est surtout mauvais pour la démocratie américaine, tandis que seulement 26% des Démocrates partagent cette opinion. Les consommateurs Démocrates de nouvelles sur Twitter sont plus enclins à dire que Twitter est surtout une bonne chose pour la démocratie (54%). Dans l'ensemble, les consommateurs de nouvelles sur Twitter sont plus susceptibles que les autres utilisateurs de Twitter (et que les Américains en général) d'être démocrates, d'avoir un diplôme universitaire et d'être relativement jeunes. Les consommateurs d'informations sur Twitter sont également plus engagés sur le site en général - 46 % disent visiter Twitter tous les jours."
Pour reprendre une terminologie issue de la théorie cybernétique, c'est l'homéostasie de Twitter, c'est à dire la capacité du système à garder son équilibre, qui pourrait être remise en cause et chanceler. Et c'est en tout cas entre la possibilité de ce changement sociologique de la composition de la base d'utilisateurs et celle de ses principales affordances que va se jouer, pour l'essentiel, l'avenir de la plateforme et la capacité d'Elon Musk en garder le contrôle. Et ce changement a déjà commencé avec pour l'essentiel des comptes de personnalités politiques, d'éditorialistes et de personnalités publiques d'extrême-droite dont le nombre de followers monte en flèche depuis l'annonce officielle du rachat. Il faudra suivre attentivement ces basculements organiques dans les prochaines semaines pour analyser leur dimension conjoncturelle ou structurelle.
Le poète Eugène Guillevic écrivait "Il y a des moments / Où le moindre chant d'oiseau / Est un précipice / Qui s'avance pour t'avaler."
44 milliards de dollars, c'est le prix du précipice.
Bonus Track.
Réflexions en vrac non incluses dans la parution originale sur AOC.
A l'échelle des réseaux sociaux actuels, et en tenant compte à la fois de leur architecture technique et de leur densité de population, il ne peut y avoir de conversations ou d'interactions sans des dispositifs forts de régulation. C'est simplement, basiquement, organiquement impossible autrement. La question est celle de la nature "acceptable" de la régulation et du caractère suffisamment stable et explicite de ses règles. Elon Musk dit à la fois vouloir "ouvrir" l'algorithme pour le rendre plus transparent mais aussi diminuer la modération pour lutter contre une forme de censure ou de silenciation contrainte. Toute la "doctrine" de Musk sur le sujet tient dans l'un de ses derniers tweets :
"Par "liberté d'expression", j'entends simplement ce qui correspond à la loi. Je suis contre la censure qui va bien au-delà de la loi. Si les gens veulent moins de liberté d'expression, ils demanderont au gouvernement d'adopter des lois à cet effet. Par conséquent, aller au-delà de la loi est contraire à la volonté du peuple."
La logique d'Elon Musk est une aporie sociale : elle figure que tous les comportements autorisés (et toutes les expressions privées comme publiques) devraient l'être explicitement par la loi, et que tout ce qui n'est pas explicitement interdit par la loi deviendrait, de facto, autorisé ; mais en actant également que la loi n'a ni pour objet ni pour fonction de définir l'ensemble des comportements sociaux acceptables. Peu importe l'aporie, il suffit de hurler "liberté d'expression" pour l'emporter, au moins sur Twitter ;-)
Sur les plateformes sociales, aux Etats-Unis comme ailleurs, la liberté d'expression n'est jamais "totale". Ainsi les appels à la haine ou au meurtre ou même au harcèlement sont interdits et modérés. Mal modérés, insuffisamment modérés, souvent trop tardivement modérés, mais modérés. Il y a donc une régulation. Ce que vise Elon Musk c'est l'application de deux des éléments clés de la doctrine libertarienne. Premièrement l'axiome de non-agression (de Murray Rothbard dans le "Manifeste libertarien") défini comme le fait que "aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété." Et l'autre axiome c'est celui du "crime sans victime" : devient alors possible y compris ce qui est pénalement réprimé parce que considéré comme immoral ou dangereux, tant que ces actes ne portent pas atteinte à la personne ou à la propriété d'autrui. Ainsi et par exemple dans le cas de la pornographie, de la prostitution, ou de la consommation de drogue, par un renversement caractéristique du libertarianisme, c'est alors la répression de ces actes qui est considéré comme une agression.
Voilà probablement un autre point qui viendra redessiner l'avenir des l'ensemble des plateformes sociales généralistes. Jusqu'ici le credo et le confiteor de leurs dirigeants consistait à revendiquer une forme de neutralité politique et à ne pas vouloir s'ériger en "arbitres des vérités". Deux positions déjà incompatibles en logique pure : pour qu'une neutralité politique existe de manière crédible cela suppose d'arbitrer un certain nombre de vérités, au moins pour pointer celles qui caractérisent une position idéologique.
Avec l'arrivée d'Elon Musk, c'est une bascule dans l'explicite qui s'opère : non seulement les plateformes sociales ne sont pas neutres mais elles dépendent directement des postures idéologiques et des croyances de leurs dirigeants. Or puisque l'ensemble des conversations numériques publiques, mais aussi des conversations numériques privées, se tiennent à l'ombre de ces plateformes, c'est l'ensemble des règles du jeu qui se trouvent entièrement faussées.
Et pour finir, quelques mèmes explicites sur cette affaire et sa vanité première.
(Source : Bon Pote, compte Instagram)
Musk by Grégory Chatonsky
Andrei Lacatusu. "Social Decay".
Publié le 26.07.2022 à 14:26
Facebook et l'algorithme du temps perdu
Facebook (désormais Meta) va - encore - changer d'algorithme. Ou plus exactement Facebook va (encore) changer la présentation et l'affectation que ce que nous y voyons. De ce qu'il nous laisse voir et entrevoir.
Il y a de cela quelques courtes années (2018), il opérait un changement présenté comme radical en annonçant vouloir davantage mettre en avant les contenus issus des publications de nos amis ainsi que de la dimension "locale" (ce qui se passe près de là où nous sommes géo-localisés). En France nous étions alors en plein mouvement des Gilets Jaunes et j'avais surnommé ce changement "l'algorithme des pauvres gens". Il fait aujourd'hui exactement ... l'inverse.
Le 21 Juillet 2022 exactement, "Mark Méta Facebook Zuckerberg" annonce officiellement le déploiement d'une nouvelle version dans laquelle les publication de nos amis seront rassemblées dans un onglet qui ne sera plus celui de la consultation principale, laquelle sera toute entière trustée par les recommandations algorithmiques de contenus (notamment vidéos) n'ayant plus rien à voir avec nos cercles de socialisation hors le fait qu'ils y soient également exposés. C'est la "TikTokisation" de Facebook.
De l'algorithme des pauvres gens à celui ... de la perte de temps.
Dans les mots choisis par Zuckerberg cela donne ceci :
"L'une des fonctionnalités les plus demandées pour Facebook est de faire en sorte que les gens ne manquent pas les publications de leurs amis. C'est pourquoi nous lançons aujourd'hui un onglet Flux dans lequel vous pouvez voir les publications de vos amis, groupes, pages et autres séparément, par ordre chronologique. L'application s'ouvrira toujours sur un flux personnalisé dans l'onglet Accueil, où notre moteur de découverte vous recommandera le contenu qui, selon nous, vous intéressera le plus. Mais l'onglet Flux vous permettra de personnaliser et de contrôler davantage votre expérience."
A la recherche de l'algorithme du temps perdu. Proust était à la recherche d'une vérité sentimentale, personnelles, mémorielle, qui n'était activable que dans les souvenirs d'un temps "perdu" ; Zuckerberg est à la recherche d'une vérité de l'assignation scopique et cognitive qui n'est activable que dans la prolifération instrumentale de contenus fabriqués pour nous faire oublier qu'il est un temps en dehors de celui du défilement infini.
Les raisons de ce changement sont assez simples. Il s'agit de toujours davantage valoriser des contenus "recommandés" par une "intelligence artificielle" (en fait un algorithme statistique entraîné et nourri par des méthodes d'apprentissage "profond"), contenus suffisamment thématisés pour avoir l'air personnalisés et suffisamment généralistes pour s'affilier au maximum de profils possibles. La normalisation alors produite opère une maximisation des rendements publicitaires : tout le monde voit peu ou prou la même chose tout en étant convaincu de ne voir que des recommandations personnalisées.
L'algorithmie selon Facebook (mais aussi selon Instagram, TikTok, Snapchat, et l'ensemble des réseaux et médias sociaux de masse), c'est la conjugaison parfaite de l'effet Barnum (biais cognitif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même) et de la kakonomie ("l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre").
Effet Barnum et kakonomie auxquels il faut ajouter ce que l'on pourrait appeler, en s'inspirant de la théorie de Mark Granovetter, la force des recommandations faibles.
La force des recommandations faibles.
Facebook et les autres réseaux sociaux nous bassinent en affirmant que leurs "recommandations" sont toujours plus fines, plus précises, et plus personnalisées. La réalité est qu'elles sont toujours plus massives, toujours plus consensuelles, et toujours plus stéréotypiques. Pour Mark Granovetter, dans son article, "la force des liens faibles", paru en 1973 :
"(...) un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits "forts" dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts."
La force des recommandations faibles permet, de la même manière, de diversifier nos pratiques de consultation et d'échange en ligne en jouant principalement sur les deux paramètres fondamentaux que sont le "temps passé" et "l'intensité émotionnelle". Mais cette diversification est instrumentale et biaisée car elle n'a pas vocation à nous permettre d'agir dans d'autres cercles sociaux par des jeux d'opportunité, mais au contraire de massifier et de densifier un seul cercle social d'audience qui regroupe l'ensemble de nos consultations périphériques pour en faire une norme garantissant le modèle économique des grandes plateformes numériques.
Ils ont (encore) changé l'algorithme !
Pourquoi tous ces changements ? Un algorithme dans un réseau social c'est un peu comme un produit ou un rayon dans un supermarché. De temps en temps il faut le changer de place pour que les gens perdent leurs habitudes, traînent davantage et perdent du temps à la recherche de leurs produits et rayons habituels, et tombent si possible sur des produits et rayons ... plus chers. Mais également pour que dans cette errance artificielle ils soient tentés d'acheter davantage. Tout le temps de l'errance est capitalisable pour de nouvelles fenêtres de sollicitations marchandes.
Or la question de l'urgence du changement est particulièrement d'actualité pour la firme qui risque pour la première fois de son histoire de perdre des parts de marché publicitaire, et qui, au cours des trois derniers mois de l'année dernière, avait annoncé qu'elle avait perdu des utilisateurs quotidiens pour la première fois en 18 ans d'histoire.
Dans une perspective historique plus large, il semble que la dimension conversationnelle tant vantée qui fut celle du web, puis des blogs, puis des marchés eux-mêmes (souvenez-vous du Cluetrain Manifesto), et enfin réseaux sociaux, soit arrivée à épuisement. Dans le meilleur des cas, elle a été remplacée par différents types de monologues autour desquels l'essentiel du dialogue se résume à des clics valant autant de claques tantôt approbatoires tantôt d'opprobre. Dans le pire des cas il s'agit de séquences formatées dont la potentialité virale est le seul attribut et dont se repaissent les promoteurs des "intelligences artificielles" dans leurs courses folles au nombre de vues et d'interactions pensées comme autant d'assignations.
Naturellement les conversations ne disparaissent jamais vraiment. Elles sont reléguées dans d'autres espaces numériques (quelques sites dédiés comme 4Chan et l'ensemble des application comme Messenger, WhatsApp, et tout ce que l'on nomme le Dark Social). Mais s'il fut un temps dans lequel l'enjeu des plateformes était de susciter des formes conversationnelles inédites et parfois complexes (des liens hypertextes aux trackbacks en passant pas les forums), l'enjeu n'est plus aujourd'hui que de susciter de stériles appétences pour le contenu suivant.
La part paradoxale de ces changements d'algorithmes ou d'interfaces (ou des deux à la fois) est qu'ils nous renvoient toujours à nos propres pondérations, à nos propres immobilismes, à nos propres routines, à nos propres habitus. Ce n'est pas l'algorithme qui change, c'est l'algorithme qui veut que nous changions. L'autre face sombre de ces changements réside, c'est désormais acquis, davantage dans ce qu'ils tendent à masquer à obscurcir et à ne plus faire voir, qu'à la loi de puissance qui veut qu'une part toujours plus congrue de contenus récolte une part toujours plus massive de visibilité et d'interactions.
Pawel Kuczynski. "Time to rest."