Démarches collectives pour l'émancipation et la transformation sociale - Animation Adeline de Lépinay
Publié le 23.09.2023 à 11:22
« Femmes politiques » : à propos d’une mobilisation pour l’émancipation et la transformation sociale
Le documentaire « Femmes politiques », réalisé par Daniel Bouy, nous donne à voir la mobilisation de femmes vivant à Stains pour organiser des États généraux de l’éducation et revendiquer une meilleure éducation pour leurs enfants et pour tous les enfants.
Profession Banlieue, centre ressource pour la Politique de la ville en Seine-Saint-Denis et coproducteurs du film, m’a demandé de participé à une projection de ce documentaire à Saint-Denis en octobre 2022, puis d’écrire un article pour accompagner la diffusion du film.
Je reproduis ci-dessous cet article que vous pouvez télécharger sur le site de Profession Banlieue, et vous encourage à voir le film « Femmes politiques » notamment via la plateforme Tenk ou sur Ciné Mutins. Et contactez le réalisateur pour organiser des projections-débats autour du film !
La boussole de l’éducation populaire
Le film de Daniel Bouy débute par l’affirmation des femmes que nous suivrons tout au long du film : « Nous ! ». Cette exclamation, comme souvent les actes qui revendiquent une dignité, m’a donné des frissons.
Parler en « nous », depuis ce que l’on est et où l’on est, c’est d’emblée questionner la société, sa composition, ses contradictions, ses inégalités, ses rapports sociaux. C’est s’affirmer et demander reconnaissance et respect. C’est, depuis sa position particulière, reconnaître l’altérité et revendiquer l’universel pour et par toutes et tous.
Pour ma part, j’ai regardé ce film et j’écris aujourd’hui ce texte depuis mes lunettes de femme blanche de 40 ans, ayant fait ce qu’on appelle de bonnes études et travaillant depuis vingt ans dans le secteur associatif à la croisée des secteurs de la culture, du social, de l’animation et du militantisme. Au-delà, je consacre humblement une part non-négligeable de mon temps et de mon énergie à tâcher d’oeuvrer pour transformer la société vers plus de justice, de libertés, d’égalité, et aussi de joie. J’habite dans un quartier populaire de Seine-Saint-Denis, pour des raisons économiques avant tout, mais aussi parce que j’ai vécu enfant dans ce type de quartiers et que je ne me sens pas capable d’assumer de faire sécession (et bien que je comprenne très bien les raisons des personnes qui font ce choix). Je suis cependant peu ancrée dans mon quartier et dans ma ville car j’ai régulièrement déménagé et que, n’ayant pas d’enfant moi-même, j’ai peu à faire avec les institutions et notamment l’Éducation nationale.
Dans mes analyses et mes pratiques, ma boussole est celle de l’éducation populaire. Mais qu’est-ce donc que l’« éducation populaire » ? Une expression qui, au mieux, veut tout et rien dire, et qui, au pire, est un repoussoir si on l’entend comme l’ambition d’éduquer le peuple. Il y a bien des mouvements d’éducation populaire, dans l’histoire et aujourd’hui, qui veulent éduquer le peuple [1] ; mais les pratiques dans lesquelles je me reconnais, issues du mouvement ouvrier, sont celles qui affirment que l’éducation populaire, ce n’est pas l’éducation du peuple, mais c’est notre éducation à nous-mêmes, en tant que peuple, pour construire notre émancipation et la possibilité d’une transformation sociale.
Les enjeux de l’émancipation
Ce qui nous amène à une autre notion, celle d’« émancipation » : un processus qui ne sera jamais achevé, et qui recouvre pour simplifier deux enjeux.
Se défaire de la culture dominante
D’une part, se défaire de la fatalité, de ce qu’on nous a présenté comme évident, normal : en deux mots, se défaire de la culture dominante et de son lot de normes et d’attendus. Développer ensemble notre capacité d’analyse et notre capacité critique, prendre conscience de la façon dont est structurée la société, comment elle fonctionne et comment ses mécanismes se reproduisent presque indépendamment de la volonté des individus (mais néanmoins très concrètement au bénéfice de certains et au détriment d’autres).
Reprendre prise
D’autre part, reprendre prise sur nos situations. Nous subissons en permanence le formatage issu de notre éducation et des rapports sociaux. L’éducation que nous avons reçue étant enfants, mais également les injonctions et rappels à l’ordre dits ou non-dits, symboliques ou très concrets, qui nous sont faits en tant qu’adultes, via les médias, la culture, les institutions, mais aussi l’ensemble de nos relations et interactions sociales. Cette éducation permanente, nous l’incorporons, nous ne la percevons généralement pas en tant que telle, et bien souvent nous la perpétuons même vis-à-vis des autres (enfants et adultes). Se défaire de ce formatage, c’est avant tout comprendre qu’il pourrait en être autrement, en prendre conscience. Mais cela va plus loin. Car par exemple, ce n’est pas parce qu’on sait qu’on a le droit de prendre la parole qu’on est en capacité de la prendre ; et encore moins de la demander et de la revendiquer quand elle nous est refusée. Le résultat de ce travail de désincorporation rejoint ce que les Nord-Américain·e·s nomment « empowerment » (que je traduis imparfaitement par « empuissantement »), et ce que les professionnel·le·s de l’intervention sociale appellent « développement du pouvoir d’agir » (que je considère être une volonté de développer l’« empowerment » des autres).
Ces deux aspects expliquent pourquoi l’éducation populaire n’a pas grand-chose à voir avec un simple enjeu de formation, un genre d’école parallèle à l’école. Il ne s’agit en effet pas tant de se former que de se déformer. Et cela ne peut se faire que collectivement, et au travers de l’action. Comme le dit Paulo Freire [2], un pédagogue brésilien : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque seul, les gens s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».
Des démarches visant à la transformation sociale
C’est un tel processus d’éducation populaire qui est à l’oeuvre dans l’action du collectif de femmes que Daniel Bouy a suivi dans la préparation des 3e États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, qui se sont déroulés à Stains en novembre 2019, et qui ont été organisés par un collectif de femmes de la ville. Un processus qui les a amenées à développer une compréhension fine de la situation dont elles subissent les effets, à identifier comment agir et quelles revendications porter. Un processus qui les a faites se sentir plus fortes, individuellement et collectivement, plus dignes, plus puissantes.
Les démarches « Voir – Juger – Agir »
En éducation populaire, on pratique des démarches dites de « Voir – Juger – Agir ». Tout le monde ne les nomme pas ainsi : cette dénomination vient de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), mouvement d’éducation populaire. Mais qu’on l’appelle « entraînement mental », démarche développée par le mouvement Peuple et culture pendant la Résistance, ou qu’on ne lui donne pas particulièrement de nom, c’est souvent cette démarche que l’on retrouve partout.
Cela semble simpliste, presque rien. Mais c’est en réalité une démarche puissante qui vise, collectivement, à mieux analyser les situations que l’on souhaite transformer, mieux définir nos moyens d’action, et davantage discuter et définir ce que sont nos valeurs et notre utopie. C’est donc une démarche éthique et politique dont l’objectif est de construire pas à pas et le plus largement possible notre émancipation et la transformation sociale. Et c’est de cette démarche dont témoigne le film « Femmes politiques ».
Voir par l’objectivation
On y suit en effet ces femmes dans la démarche qui les mène à prendre le temps d’élaborer leur réflexion, leurs analyses et leurs revendications à court, moyen et long terme. Elles ne se précipitent pas sur de fausses solutions ni de mauvaises cibles, comme celle d’accuser les enseignants et les professeurs. Elles cherchent les raisons et les pistes du côté de l’organisation de la société. Recherchant dans l’histoire, elles élaborent une « contre-histoire », celle des vaincu·e·s (l’histoire officielle est toujours écrite par les vainqueurs, et invisibilise ce qui a été ou aurait pu être). Par là, elles revendiquent leur dignité et celle de leur classe sociale, ainsi que la nécessité d’une transformation de la société.
Juger par la réflexion et la recherche
Au fil de cette démarche, elles vont nourrir leurs analyses de rencontres, de savoirs et d’expériences. Leur démarche vient avant tout de leur expérience : « Je sais de quoi je parle, je l’ai subi, et mes enfants le subissent encore », dit l’une des femmes. Elle est nourrie de la rencontre et des échanges avec d’autres personnes ayant des expériences proches, notamment les personnes rencontrées lors des 2e États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires qui se sont déroulés à Créteil. Elles ont croisé [3] ces expériences avec des savoirs « savants », issus de recherches scientifiques, en rencontrant Choukri Ben Ayed, sociologue, Laurence De Cock, historienne et Christiane Vollaire, philosophe.
Car les démarches d’éducation populaire sont fondamentalement des démarches de recherche populaire : nul·le n’a la solution, et chercher ensemble est en soi une démarche émancipatrice, une démarche de reprise en main. Il n’est pas ici question que quiconque (universitaire, élu·e, professionnel·le ou autre) vienne « expliquer » ce qu’il faut penser de la situation, et ce qu’il faut faire et revendiquer : l’enjeu est de construire tout cela ensemble, et de se donner les moyens d’agir le plus « efficacement » possible.
Agir collectivement
Car il ne suffira pas de comprendre, de poser un diagnostic et de définir des revendications, aussi justes soient-elles. Il va falloir tâcher de se faire entendre et de peser dans le débat. C’est dans cette optique que les femmes du collectif se forment également sur des questions techniques, comme par exemple comment agir avec les médias.
Cette question de l’efficacité fait partie intégrante de la recherche collective à mener, car elle pose forcément une question éthique et politique : jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller ? Quels outils sommes-nous prêt·e·s à utiliser ? Est-ce que la fin en vaut les moyens, ou est-ce que, tout en tâchant de se donner autant que possible les moyens d’arriver à nos fins, l’éthique reste la valeur supérieure, à laquelle sont subordonnés tous les choix concrets que nous avons à faire ? Ces questions, il faut se les poser collectivement et quasi en permanence, car les moyens utilisés déterminent sans doute les effets qui seront produits, mais déterminent également le fond même du combat qui est mené (« la fin est dans les moyens »).
Et il faudra enfin se lancer, car l’émancipation n’advient pas toute seule : c’est une libération qui nécessite de se mettre en danger. C’est là un paradoxe dans la société actuelle. La doxa libérale considère une émancipation individuelle : elle invite à « se prendre en main », « traverser la rue pour trouver du travail », sur le principe que « quand on veut on peut ». Mais cette injonction est mensongère : il est maintes fois prouvé que vouloir ne suffit pas, et qu’avoir du mérite non plus. Nous vivons dans une société inégalitaire dans laquelle d’une part tout le monde n’a pas les mêmes chances, et d’autre part même si c’était le cas (si les écoles, l’accès au soin etc. étaient égalitaires) tout le monde ne part pas sur la même ligne de départ du fait des inégalités pré-existantes. C’est pourquoi l’émancipation que nous considérons ici est forcément collective, et est inséparable d’une transformation de la société. Néanmoins, elle nécessite de se lancer, et c’est là le paradoxe, la pente sur laquelle il ne faut pas se laisser entraîner et culpabiliser : on ne peut pas s’émanciper tout·e seul·e dans une société inchangée.
Prendre la parole, c’est déjà un pas énorme qui contribue à nous faire reprendre prise. C’est ce que font les enfants lorsqu’ils parlent à la radio lors de la fête de la ville. C’est ce que font les femmes du collectif quand elles montent sur scène. Prendre la parole et agir nécessite de « Tuer les flics qu’on a dans la tête » [4] : c’est nécessaire, tout en étant très clair sur le fait que les barrières ne sont pas avant tout dans nos têtes, mais bien dans l’organisation de la société.
Nombreux sont celles et ceux qui souffrent d’un sentiment d’impuissance : un sentiment de ne pouvoir « ni fuir ni se battre » [5]. À celles et ceux-là, la conception libérale de l’émancipation dit « Cessez donc de vous lamenter, et prenez-vous en main ». Mais l’impuissance est un symptôme, une conséquence des situations de dominations subies. On peut certes tenter de lutter contre l’impuissance, mais ce n’est qu’en luttant contre leurs causes, c’est-à-dire les dominations, les injustices et les inégalités, qu’on pourra en venir à bout.
Un processus sans recette miracle
Or pour lutter et transformer la société, il n’y a pas de mode d’emploi ni de recette miracle. Il existe différentes stratégies. Aucune ne se suffit à elle-même, et bien que complémentaires il n’est pas rare qu’elles se contredisent.
Transformer de l’intérieur
On peut tout d’abord agir « dans le système », en utilisant les institutions telles qu’elles existent. C’est ce que font les femmes du collectif quand elles participent au conseil municipal ; c’est ce que fait la mairie quand elle fait un recours juridique et une conférence de presse. Il s’agit d’élargir des brèches, de faire reconnaître et de gagner des droits.
Rapports de force et alternatives
Mais quand on ne parvient pas à convaincre avec des arguments, il est souvent nécessaire de passer au rapport de force. On va alors utiliser notre nombre pour faire pression et forcer le pouvoir à nous écouter, à faire des compromis. D’autres stratégies peuvent encore exister [6]. Par exemple celle de s’opposer frontalement et totalement au pouvoir, sans même chercher à négocier, mais pour le faire tomber. Ou celle qui consiste à développer des alternatives en-dehors du « système », de ne pas attendre que l’État règle la situation, de la mettre en oeuvre directement.
La bataille de l’opinion publique
En parallèle, il faut mener la bataille des idées. D’abord construire nos idées, nos analyses et nos revendications : c’est le travail collectif d’éducation populaire dont il était question plus haut. Ensuite, on va tâcher de diffuser ces idées le plus largement possible : on est alors dans une bataille de l’opinion publique dans le cadre de laquelle on se bat contre des cabinets de communication experts en manipulation des opinions et des émotions. Sommes-nous prêt·e·s à utiliser les mêmes armes qu’eux ? Il est probablement nécessaire de comprendre comment fonctionne ce champ de la bataille de l’opinion publique (le marketing, la publicité, les médias…), mais il faudra probablement arbitrer entre éthique et « efficacité », et donc avoir régulièrement des cadres collectifs pour discuter des choix à faire.
Accompagner la participation et l’émancipation : la place des allié·es
Il y a des acteurs et actrices qu’on voit beaucoup dans le film et dont je n’ai pas encore parlé : ce sont les professionnel·le·s et élu·e·s qui ne sont pas directement concerné·e·s par la situation (en tout cas, ce n’est pas à ce titre qu’iels interviennent), mais qui se sentent concerné·e·s au point de consacrer beaucoup d’énergie à accompagner et soutenir le collectif de femmes. Alors que le film démarre sur l’affirmation « Nous ! », qui sont ces autres intervenant·e·s, et comment agissent-iels ?
Iels sont ce qu’on peut qualifier d’« allié·e·s ». Iels ont une place différente de celles qu’on appellera les « premières concernées » : iels ont davantage de pouvoir dans la société, mais n’ont pas pour autant de baguette magique pour la transformer selon leurs souhaits. Comment agir en tant qu’« allié·e·s » dans l’intérêt de personnes et de situations dont on se sent solidaires, mais vis-à-vis desquelles nous sommes néanmoins en extériorité ? Comment prendre sa place dans la lutte, prendre toute sa place, mais ne pas prendre toute la place ?
Le rôle des professionnel·les et des élu·es
Avant toute chose, il importe de ne jamais oublier qu’on ne peut pas émanciper autrui (perspective anti-émancipatrice au possible, en plus d’être inefficace). Ce qui amène un paradoxe : si on veut agir pour l’émancipation de toutes et tous, cela ne nécessite-t-il pas forcément d’agir pour l’émancipation des autres ? Comment faire alors ?
Attendre d’être reconnu par les autres
Un premier élément est de considérer qu’on ne peut pas s’autoproclamer « allié·e » : malgré toutes nos bonnes intentions, ce sont les personnes dont on se veut les allié·e·s qui nous reconnaîtront ou non comme tel·le·s. Humilité, donc, dans cette ambition d’aider, de soutenir, d’être aux côtés, d’accompagner. Suite logique de cela : ce n’est pas aux allié·e·s de dire ce qu’il faut que les personnes fassent ou non. On peut avoir un avis et le dire, mais imposer sa vue serait un acte de domination (si on a le pouvoir de l’imposer en effet, or professionel·le·s et élu·e·s ont sans doute ce pouvoir), et dans tous les cas serait parfaitement anti-démocratique et anti-émancipateur (alors même que bien souvent c’est au titre de ces deux idéaux qu’on prétend agir). Agir en tant qu’allié·e nécessite donc d’accepter de se décentrer, d’écouter, d’observer, de comprendre que malgré notre bonne volonté on ne comprend rien, ou en tout cas pas tout.
Mettre ses moyens au service de l’émancipation
Ce qui n’empêche pas de proposer, notamment quand on a accès à des informations ou des financements. Quand Zouina Meddour, directrice de service à la ville de Stains et militante de longue date, propose en tant qu’allié·e à des femmes du Centre social Yamina Setti de Stains d’aller assister à Créteil aux États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, cela aurait pu ne pas susciter d’intérêt. Ainsi, les allié·e·s peuvent se mettre au service de la lutte qu’iels souhaitent soutenir : proposer des moyens (financiers, matériels, etc.), passer la parole (plutôt que de parler à leur place), mais toujours en acceptant que ces propositions soient ou non acceptées. Lutter et s’émanciper sont des dynamiques qui demandent du temps et des moyens : comment les allié·e·s peuvent-iels aider les personnes directement concernées à dégager ce temps, quand leur situation sociale fait que bien souvent le quotidien prend toute la place ?
Les professionnel·les sont-iels prêt·es à se mettre en danger ?
La dynamique gouvernementale actuelle aggrave une tendance en place depuis plusieurs décennies : les libertés citoyennes et associatives se réduisent drastiquement. Quand on travaille dans une institution, comment peut-on soutenir les dynamiques autonomes, quitte à prendre parfois soi-même des risques ? Cette question de la prise de risque des professionnel·le·s est centrale : au-delà de vouloir aider, quels risques prenons-nous ? C’est sans doute là une réponse à la question « En tant que quoi luttons-nous ? ». Par le syndicalisme et/ou d’autres formes de mobilisations collectives, il y a un enjeu déterminant à ce que les professionnel·le·s résistent aux dynamiques à l’oeuvre actuellement, qui pèsent directement sur les citoyen·ne·s et la démocratie.
Très souvent, donc, être allié·e consiste à accepter de se faire dépasser, bousculer. C’est ce dont témoigne Zouina Meddour lors du débat qui a suivi la projection du film au cinéma L’écran de Saint-Denis, en octobre 2022. « En revenant des États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, les femmes qui avaient fait le voyage ont déclaré publiquement à la clôture de la rencontre que la prochaine édition aurait lieu à Stains ! La municipalité a immédiatement encouragé l’initiative. Cependant, dans une autre ville, il m’est arrivé de ne pas être soutenue par ma hiérarchie. J’accompagnais alors un groupe de jeunes qui avait lancé un travail d’analyse juridique des gardes à vue et d’auditions de victimes de bavures [7]. J’ai alors été convoquée, j’étais en désaccord avec les orientations politiques, j’ai choisi de quitter cette municipalité ».
Quels effets attendre des processus d’émancipation ?
L’émancipation est un chemin : un chemin sans fin, au bout duquel personne n’arrivera jamais, mais au fur et à mesure qu’on avance sur celui-ci, on ne revient jamais en arrière. Cette image du chemin vient résonner avec les mots du poète républicain espagnol Antonio Machado : « Il n’y a pas de chemin : le chemin se fait en marchant ». La préoccupation de l’émancipation, pour nous-même et pour toutes et tous, pose la question des moyens que l’on utilise, de la façon dont nous agissons : quoiqu’on fasse, est-ce que ce que nous faisons nous fait collectivement avancer sur le chemin de l’émancipation, et donc de la transformation sociale ? La question essentielle est « Qu’est-ce que ça construit ? ».
L’émancipation est un processus qui prend du temps, d’autant plus qu’il est nécessairement collectif. Au fil du chemin, des questions de fonctionnement vont nécessairement se poser : comment on discute, on élabore, on décide ? C’est la question des pratiques démocratiques (autre idéal jamais complètement atteint et qui demande une attention permanente), et elle transparaît dans le film quand le collectif doit faire des choix. Toute expérience collective est l’occasion de travailler notre pratique du pouvoir collectif, d’être ensemble dans une démarche de recherche concrète. On va tâtonner, expérimenter, tester des choses, faire le bilan, corriger, recommencer, etc. : c’est ainsi que chacun·e d’entre nous doit apprendre à fonctionner démocratiquement, car ce n’est pas ainsi que nous avons été éduqué·e·s.
Sur ce chemin sans fin, comment allons-nous tenir ? Nous allons tenir parce que nous avons la rage de lutter contre les injustices, les inégalités, les dominations. Nous allons tenir parce que nous avons le désir de construire notre dignité collective, et que celle-ci nous donne de la force et de la puissance. La séquence de fin, autour de la chanson « Résiste », et avec le lancer de bouquet (« Je me lève et je vous passe le flambeau ! ») a été pour moi un autre moment qui m’a émue et bouleversée. La démarche de ces femmes est incontestablement politique : elle vise à construire un monde plus juste, plus libre et plus solidaire. Bravo à elles. Et merci.
Notes
1. L’éducation populaire, un phénix toujours renaissant : de la Révolution française au mouvement MeToo, Paul Masson, Éditions du Petit pavé, 2022.
2. Pédagogie des opprimés, Paulo Freire, Éditions Agone, 2021 (parution initiale 1970).
3. ATD Quart Monde parle de « croisement des savoirs » à propos des démarches qui consistent à faire se rencontrer des savoirs scientifiques, des savoirs issus de l’expérience, et des savoirs professionnels.
4. Expression d’Augusto Boal, fondateur argentin du Théâtre de l’Opprimé.
5. Expression du médecin Henri Laborit, cité par Yann Le Bossé, spécialiste du développement du pouvoir d’agir.
6. Ces stratégies sont développées dans Organisons-nous ! Manuel critique, Adeline de Lépinay, Éditions Hors d’atteinte, 2019.
7. Le projet a néanmoins abouti à un film documentaire Garde à toi, garde à vue, mode d’emploi réalisé par La CATHODE en 2005.
Publié le 13.09.2023 à 11:54
Anti-oppression : charte éthique de pédagogie critique
Dans les Cahiers de pédagogies radicales (qui visent à développer les pédagogies inspirées par l’œuvre de Paulo Freire), la chercheuse Irène Pereira invite les pédagogues à réfléchir à leurs règles éthiques quand iels cherchent à mettre en œuvre une pédagogie critique anti-oppressive.
Elle propose une charte, un ensemble de règles, qui ne constitue pas un « code de déontologie » indiscutable, mais au contraire une base de discussion. Ces règles visent à inviter à s’interroger sur ce qu’est un agir éthique en pédagogie critique, et plus particulièrement lorsque cet agir éthique est orienté vers une pédagogie anti-oppressive.
Cette charte a par ailleurs été publiée dans le n°14 de la revue N’autre école : « Critiques, les pédagogies ? »
1- Le parti pris des « opprimé·es »
La première position éthique d’une pédagogie critique est celle d’un parti pris, l’engagement en faveur des « opprimé·es ». Il s’agit d’un choix éthique existentiel. L’histoire met en scène des groupes sociaux aux intérêts antagoniques occupant des positions sociales inégalitaires. Et dans le cadre d’une telle conception de l’histoire, les pédagogies critiques, quelle que soit leur position sociale d’origine, font un choix existentiel, celui de considérer que leur action éducative doit être engagée en faveur des opprimé·es.
2- Se conscientiser
La conscientisation est pour la ou le pédagogue critique une première exigence éthique personnelle. Elle ou il considère qu’il ne peut essayer de mettre en œuvre une pédagogie émancipatrice sans effectuer un travail de conscientisation personnelle qui est sans fin.
Cette exigence d’auto-conscientisation passe par le respect des savoirs des personnes concernées par les oppressions et les discriminations. Cela passe ainsi par le fait d’écouter les récits des personnes directement concernées par des discriminations et des inégalités sociales.
Mais le processus de conscientisation ne se limite pas à cela. Il consiste à confronter ces discours subjectifs à des recherches en sciences humaines et sociales qui proposent une objectivation statistique de ces réalités. La dialectique entre les savoirs sociaux subjectifs et les savoirs scientifiques objectifs est nécessaire pour le processus de conscientisation. En effet, pour qu’il y ait conscientisation, il faut qu’il y ait une dialectique critique qui ne peut avoir lieu que par la confrontation entre des savoirs de nature différente. La confrontation entre des types de savoirs différents permet de construire un esprit critique.
Elle permet aussi de passer de l’expérience subjective émotionnelle qui fait percevoir les oppressions comme des expériences interindividuelles à une conception des oppressions comme des réalités macro-sociales qui structurent la société dans son ensemble. C’est ce que permettent par exemple d’objectiver les études statistiques.
Face à une situation, le ou la pédagogue critique cherche non pas à avoir une lecture individualisante et psychologisante, mais à mettre en lumière les rapports sociaux de pouvoir.
3- Être un ou une allié·e
Prendre le parti des opprimé·es conduit à adopter une posture d’allié·e vis-à-vis des personnes vivant une oppression.
La notion d’allié·e implique la prise en considération qu’il existe plusieurs rapports sociaux entrecroisés. Ce qui fait que la plupart des personnes sont privilégiées sur certains points, mais aussi opprimées sur d’autres.
Un ou une alliée est une personne qui ne vit pas directement une oppression, mais qui souhaite s’engager dans la lutte contre cette oppression.
Le ou la pédagogue critique voit dans les situations d’incident critique non pas uniquement un problème à résoudre, mais une occasion de développer un travail de conscientisation et de déconstruction collective des rapports sociaux.
4- Ne pas agir sur, mais agir avec, pour développer le pouvoir d’agir des opprimé·es
L’allié·e n’adopte pas une position de surplomb où elle ou il agit sur la personne, mais elle agit avec les personnes concernées par les oppressions.
L’éthique de la pédagogie critique implique de refuser une réduction de la relation éducative ou d’enseignement à un rapport de maîtrise technique d’autrui. Être un ou une pédagogue critique ce n’est pas, avant tout, maîtriser des outils, des techniques ou encore une méthode. C’est avant tout construire une relation éthique avec les apprenant·es.
Être attentif et réfléchir aux relations de pouvoir dans la relation d’aide afin de les déconstruire.
Cela suppose de commencer par écouter les personnes les premières concernées et leur vécu sur les oppressions pour connaître leur demande.
Cela implique que les décisions qui sont prises par la suite le sont avec leur accord. Cela signifie également que la ou le pédagogue critique cherche à favoriser la capacité d’auto-organisation des personnes.
5- Avoir une approche inclusive
Se demander si son discours, les supports ou les espaces dans lesquels on agit ou que l’on utilise invisibilisent, excluent ou encore stéréotypisent de manière négative certains groupes.
Faire attention à ce que son discours ne stigmatise pas certains groupes, faire en sorte à ce qu’il visibilise le plus possible la diversité de la société ; Faire en sorte que les affichages ou les supports pédagogiques ne véhiculent pas des stéréotypes négatifs et visibilisent la diversité de la société ; Éviter que se constitue une répartition inégalitaire dans les espaces ou des espaces qui apparaissent comme peu accueillants pour des personnes appartenant à des groupes socialement discriminés, faire en sorte qu’il n’y ait pas de micro-violences dans ces espaces ; Être attentif à une répartition égalitaire et inclusive de la parole des différent·es participant·es6- Intervenir face à une situation d’oppression
Ne pas laisser passer un propos discriminatoire ou un comportement discriminatoire. L’allié·e a conscience que parfois pour les personnes directement concernées, il peut être compliqué d’intervenir directement par elles-mêmes. L’allié·e peut avoir une position de soutien ou intervenir, avec si possible son accord, si la personne concernée n’est pas en mesure de le faire elle-même.
7- L’efficacité ne peut pas prendre le pas sur le respect de la dignité de la personne humaine
La lutte contre les oppressions découle de la reconnaissance d’une égale dignité de chaque être humain. De ce fait, la recherche d’efficacité dans l’action ne peut pas prendre le pas sur le respect de la dignité de la personne humaine, en particulier de celle des opprimé·es.
8- Développer une prudence face aux dilemmes de la pratique
La lutte contre les oppressions et les discriminations s’appuie sur des principes généraux, mais la situation pratique nous oblige à réfléchir au cas par cas à ce qui doit primer dans une situation déterminée.
La prudence désigne la vertu par laquelle on est amené à réfléchir et à agir de manière à déterminer quelle est la règle d’action éthique qui doit être utilisée dans un cas particulier. Le ou la pédagogue critique ne peut pas agir mécaniquement, mais est attachée à la réflexion éthique face aux dilemmes que pose la pratique.
9- La cohérence
La cohérence consiste dans une recherche d’adéquation entre le discours et la pratique. Le ou la pédagogue critique cherche à mettre en œuvre un principe de cohérence.
10- L’éthique et les conditions matérielles
Les pédagogues critiques ont conscience que leur agir éthique est souvent contraint par les conditions sociales matérielles. C’est pourquoi les pédagogues critiques considèrent qu’il est nécessaire de lutter pour des conditions de travail décentes afin de pouvoir parvenir à une plus grande cohérence entre les principes éthiques et l’agir réel.
Annexe : Vidéo « La vertu du social – L’approche anti-oppressive »
Publié le 30.08.2023 à 18:28
Réhabiliter l’éducation populaire politique
Ce texte m’a été signalé par son auteur, Saïd Oner, qui vient de créer le blog https://regardscritiks.blogspot.com . Je reproduis ce texte ici, et vous invite à visiter ce blog et à lire ses articles.
Réhabiliter l’éducation populaire politique
Le champ du travail social, de l’animation et de l’éducation en général s’inscrit dans des orientations diverses et variées, dont l’une peut être celle de l’éducation populaire.
Cette dernière mérite un éclairage afin de mieux comprendre son ancrage historique, ses aspirations et les différentes réappropriations dont elle a pu faire l’objet.
L’on peut remonter à l’entre-deux guerres pour percevoir des aspirations démocratiques et révolutionnaires, notamment à travers le front populaire qui revendiquait alors le droit aux congés payés ou à la semaine de 40 heures, par exemple. A cela on peut ajouter une effervescence autour des questions de pédagogie et d’éducation, mobilisées à des fins d’encadrement d’enfants dans le cadre de séjours de vacances.
Cette époque est traversée par un dynamisme autour d’ambitions émancipatrices qui mobilisent citoyens, collectifs, organismes ou encore formations politiques. C’est aussi une période marquée par le mouvement de l’éducation nouvelle qui cherche à reconsidérer le rapport à l’autre dans des perspectives pédagogiques délestées de tous rapports de domination. Le champ de l’éducation est ainsi bouleversé et cherche à se réinventer, en donnant davantage de place à l’apprenant, en questionnant la toute-puissance du maitre et en revendiquant l’importance de sensibiliser et de former les encadrants à la pédagogie.
Dans ce cadre là, nous pouvons parler d’une période où l’éducation populaire est politique, comprise dans le sens où ce mouvement a permis de développer un regard critique sur la société et a pu mobiliser des populations gagnées par l’ambition de transformer cette société.
Après la libération, les questions d’éducation et de pédagogie continuent de rythmer le quotidien des instructeurs, des encadrants et plus largement de la société. Cependant, l’éducation populaire va progressivement connaître une double transformation. En effet, dès le début des années 1950 et portée par les maisons des jeunes et de la culture, l’éducation populaire est plus ou moins redéfini subrepticement comme étant un champ d’accès à la culture. Il s’agit désormais de démocratiser la culture et de la rendre accessible à tous, l’éducation populaire se voit ainsi dotée de cette mission de démocratisation de la culture pour tous. Ou dit autrement, la démocratisation de la culture devient l’apanage de l’éducation populaire.
Dans le même temps, l’éducation populaire s’institutionnalise. Le statut d’animateur professionnel est créé par l’INEP, l’institut national d’éducation populaire. Dans cette perspective, se développe l’animation socioculturelle. Champ professionnel dans lequel l’éducation populaire est labelisé institutionnellement et qui donc répond à des missions d’accès à la culture dans un cadre défini.
Si les maisons des jeunes et de la culture vont jouer un rôle certain dans l’accès à la culture et aux savoirs, c’est précisément durant cette période que le caractère politique et militant de l’éducation populaire se verra transformé par des ambitions éducatives et culturelles. La capacité critique, la construction d’une conscience politique, l’émancipation et la perspective d’une transformation sociale se voient grandement remplacés par l’accès aux loisirs, aux activités culturelles et plus globalement à l’animation socioculturelle.
Tout cela étant la condition pour obtenir des subventions afin « d’animer » associations et maisons de jeunes et de la culture.
Dans les années 1980, on assiste à l’avènement du néo libéralisme et sa doctrine économique du « New public management » qui consiste à réformer les services publics dans une logique gestionnaire issue du privé et dont le but est d’améliorer la performance. Le service public est donc repensé selon la théorie économique du « new management public » qui fait la part belle à la productivité et à la performance.
Le néo libéralisme amène avec lui aussi tout un discours encourageant une vision apolitique et apolitisée de la société. Il faut coupler à la flexibilisation des entreprises une politique de destruction des structures collectives, afin de ramener l’individu à ce qu’il doit être, à savoir un individu responsable de lui-même. « Le chômeur est responsable de son chômage. »
Cet assaut du néo libéralisme va frapper de plein fouet le champ de l’animation et de l’éducation populaire, ce dernier étant lui aussi soumis aux injonctions de performance et de rentabilité. Dès lors, le caractère politique et militant de l’éducation populaire dont les quelques braises subsistaient encore se voit totalement étouffé par l’imposition de procédures bureaucratiques et de critères de la part des organismes financeurs.
Les années 90, sous fond de crise économique, favorise un léger retour à la dimension originelle politique de l’éducation populaire, notamment à travers l’association ATTAC fondée en 1998 qui milite pour la justice sociale et qui se réclame de l’éducation populaire politique. Néanmoins, la période est également marquée par l’accélération de la « bureautisation » et de la technicisation des associations qui seront sommées de se conformer à la logique d’appels d’offres, instituée dès le début des années 2000.
Cette logique d’appels d’offres va entériner la concurrence entre les différentes associations et structures et va ainsi reconfigurer leurs actions. Désormais, il s’agira d’obtenir de nouveaux marchés dans le but de croître économiquement, et potentiellement de jouir d’un monopole dans un secteur d’activités en particulier. Ici, le public est vu comme un marché, les personnes comme autant d’éléments pouvant participer à la viabilité économique d’une structure.
L’éducation populaire politique parlait de compagnons de lutte, l’éducation populaire labelisée institutionnellement parlait de « public », l’éducation populaire aujourd’hui aura tendance à parler de « marchés », s’alignant ainsi sur des ressorts entrepreneuriaux dans une visée managériale.
Les années 2000 sont aussi l’occasion de réformer en profondeur la formation professionnelle. Dans un continuum néo libéral, les différentes réformes de la formation professionnelle vont introduire un champ sémantique qui renvoie en permanence à la responsabilité de l’individu. Des termes comme « compétences » ou « projet » sont pensés dans une logique de savoir être et de responsabilité de l’individu. Ce dernier doit développer des « compétences » pour se conformer à une autorité, il doit développer son savoir être pour entretenir son employabilité, il doit réaliser un projet pour faire valoir sa motivation…
Ce langage s’inscrit dans une vision néo libérale au sens économique du terme mais aussi dans une vision dépolitisée des rapports de pouvoir. Dans ce cadre-là, la question de l’accès à l’emploi (par exemple) ne se pose pas selon des conditions sociales, économiques et/ou territoriales qui pourraient contraindre l’individu à l’accès à l’emploi. Non, dans ce cadre-là, seul l’individu est responsable et donc s’il souhaite trouver un emploi, il doit travailler sur lui-même. L’individu est invité à chercher des réponses en lui, sans jamais questionner les rapports sociaux.
Terminons par évoquer cette injonction au bonheur et à la positivité qui gagne aussi le milieu de l’éducation populaire. L’arrivée en masse de termes tels que la « bienveillance » ou encore « le vivre ensemble » participe de cette vision dépolitisée de la société. Là encore, ces termes qui orientent la pratique des professionnels encouragent une vision de la société où chacun peut s’il le veut. En étant bienveillant et en étant respectueux de ton prochain, tu évolueras.
Ces mots « valises » s’imposent dans les milieux de l’éducation populaire et sont désormais les décideurs potentiels de l’obtention de nouveaux marchés. Ils sont exploités à des fins de visibilité, de communication et de viabilité économique des différentes structures. Il faut aujourd’hui valoriser le « vivre ensemble » et faire preuve de « bienveillance » pour rester compétitifs sur le marché associatif et de la formation professionnelle.
Aujourd’hui, la société est traversée par des crises économiques, sociales et écologiques comme chacun peut le percevoir au quotidien. Certaines et certains d’ailleurs subissent ces crises plus fortement que d’autres. Les mouvements sociaux récents ont eu le mérite de politiser les colères et de permettre à des personnes de s’impliquer et de s’investir dans des luttes sociales de premier plan, parfois au péril de leur vie. Si le pouvoir politique a rarement la main qui tremble, les manifestations populaires ont pu visibiliser les violences d’état incarnées par les forces de l’ordre. De ce point de vue-là, l’éducation populaire a tout intérêt à renouer avec une certaine forme de radicalité avec en ligne de mire la transformation sociale.
Les militants et autres défenseurs de l’éducation populaire ont sûrement un rôle à jouer quant à l’importance de redéfinir ce mouvement en des termes moins élogieux sur le plan communicatif, mais beaucoup plus radicaux sur le plan de sa finalité originelle. Refuser les termes consensuels qui sclérosent ce mouvement et l’orientent uniquement dans des directions apolitiques et de convenance. Refuser le chantage aux subventions ou aux appels à projets, refuser la logique de marchandisation qui tend à s’imposer, elle aussi, dans les structures se réclamant de l’éducation populaire. Refuser la labélisation des pouvoirs publics. Refuser l’injonction à la rentabilité, à la performance, à la productivité…Bref, refuser finalement tout ce qui relève d’une société débarrassée de services publics et qui vise à faire des rapports sociaux, des rapports de marchandisation et de pouvoirs entre celles et ceux qui décident et celles et ceux qui exécutent.
Oui, l’éducation populaire doit refuser un bon nombre d’impositions, souvent présentées comme « allant de soi ». Or les réformes et les directives données sont des choix politiques et sociétaux, ils s’imposent grâce à un rapport de forces gagnant par celles et ceux qui ont le pouvoir de décider et d’imposer. Si l’éducation populaire veut peser politiquement, elle ne peut fermer les yeux sur les rapports de pouvoir, elle se doit d’en encourager la lecture et la compréhension afin de développer un regard critique, préalable et condition sine qua non à toutes aspirations émancipatrices. On ne s’émancipe d’une domination que si l’on connaît la structure qui nous domine.
Pour autant, refuser est une position défensive qui ne saurait mobiliser avec engagement et enthousiasme. C’est pourquoi le refus doit s’accompagner de tout un imaginaire où le pouvoir d’agir est une des perspectives des classes dominées. Entretenir des perspectives où le champ des possibles se dessine, où la notion de sens et de plaisir retrouve une résonnance véritable dans le quotidien de chacun est absolument fondamental. Il est important de créer des conditions favorables à l’engagement, tout en gardant en tête qu’il ne faut faire à la place d’eux mais permettre à celles et ceux qui vivent les oppressions au quotidien d’imaginer et de construire des perspectives nouvelles.
Comprendre le monde dans lequel on vit est une démarche fondamentale. Créer des espaces où l’expérience et la connaissance de chacune et chacun peuvent se confronter, et s’alimenter est d’une importance capitale. Quand la parole peut être prise par celles et ceux à qui elle a toujours été confisquée, cela peut être le début d’une dynamique de compréhension et de remise en question de « l’état des choses », en plus de travailler à une conscience de classe. La perspective révolutionnaire est aux mains de celles et ceux qui en décideront ainsi, ou pas.
En attendant, la société néolibérale continue de s’exercer en paupérisant et en oppressant les classes dominées. Le discours apolitique de neutralité et le recours à la « bienveillance » ne tiendra plus très longtemps. Il faut ainsi espérer que l’éducation populaire politique aura eu la bonne idée de retrouver du politique dans ses différents champs d’action, afin de permettre à toutes ses colères populaires légitimes de ne pas se tromper de cibles.
Saïd Oner
Publié le 25.06.2023 à 21:06
Voyageur ! Il n’y a pas de chemin
Voyageur ! Il n’y a pas de chemins Rien que des sillages sur la mer. Tout passe et tout demeure Mais notre destin est de passer De passer en traçant des chemins Des chemins sur la mer
Tout passe et tout demeure Mais notre destin est de passer Passer en traçant des chemins Des chemins sur la mer
Jamais je n’ai cherché la gloire Ni voulu dans la mémoire des hommes Laisser mes chansons Mais j’aime les mondes subtils Aériens et délicats Comme des bulles de savon.
J’aime les voir s’envoler, Se colorer de soleil et de pourpre, Voler sous le ciel bleu, subitement trembler, Puis éclater.
À demander ce que tu sais Tu ne dois pas perdre ton temps Et à des questions sans réponse Qui donc pourrait te répondre ?
Chantez en cœur avec moi : Savoir ? Nous ne savons rien Venus d’une mer de mystère Vers une mer inconnue nous allons Et entre les deux mystères Règne la grave énigme Une clef inconnue ferme les trois coffres Le savant n’enseigne rien, lumière n’éclaire pas Que disent les mots ? Et que dit l’eau du rocher ?
Voyageur, le chemin C’est les traces de tes pas C’est tout ; voyageur, il n’y a pas de chemin, Le chemin se fait en marchant Le chemin se fait en marchant Et quand tu regardes en arrière Tu vois le sentier que jamais Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur ! Il n’y a pas de chemins Rien que des sillages sur la mer. Tout passe et tout demeure Mais notre destin est de passer De passer en traçant des chemins Des chemins sur la mer
Antonio Machado Poète républicain espagnol, mort à Collioure en 1939 sur la route de l’exil Extrait de « Proverbios y cantares »
Publié le 11.05.2023 à 16:22
Histoire et actualité de l’éducation populaire
Quand on cherche des livres sur l’éducation populaire, on trouve finalement peu de choses. Il y a maintenant celui-ci, dont je conseille très fortement la lecture :
L’éducation populaire, un phénix toujours renaissant
De la Révolution Française au mouvement Me Too
Un livre de Paul Masson, publié en novembre 2022 aux éditions du Petit Pavé
Paul est un militant invétéré d’éducation populaire. J’ai énormément appris à ses côtés, et sa façon de concevoir l’éducation populaire continue de me guider. Je suis donc tout sauf objective quand je vous recommande chaleureusement la lecture de son livre : je suis enthousiaste Visitez son blog, et notamment la page dédiée au livre. Par ailleurs, Paul avait déjà publié en 2014, toujours aux éditions du Petit Pavé, « Chemins et mémoires », dans lequel il décryptait l’ensemble de sa vie d’adulte, son parcours professionnel et son engagement dans l’éducation populaire. À travers son expérience personnelle, il y donnait un éclairage sur l’histoire sociale de l’après-guerre à nos jours, et sur la façon dont se construit la « culture » en chacun de nous. J’avais reproduit ici son annexe dans laquelle il détaillait l’histoire du mouvement ouvrier chrétien. Et Paul a fait tout un travail sur le poète libertaire Gaston Couté, publiant l’ouvrage « Dans les pas de Gaston Couté » en 2018, toujours aux éditions du petit pavé.
Je vous en dis plus sur ce nouvel ouvrage ci-dessous.
Éducation populaire : qui veut éduquer qui, et dans quel but ?
Le livre s’ouvre sur une question centrale quand on parle ou qu’on entend parler d’éducation populaire : « Éduquer le peuple, de quoi parle-t-on ? » Ce qui nous amène à « Qui veut éduquer qui ? Et dans quel but ? » Et Paul de répondre : « Les différentes réponses à ces questions recouvrent différents modèles de société, différents projets politiques. »
L’éducation populaire jusqu’à la seconde guerre mondiale
Le rapport Condorcet : l’idée d’une instruction qui doit permettre au peuple d’apprendre à raisonner et à exercer son esprit critique. L’instruction publique, avec 3 secteurs : l’enseignement primaire, pour inscrire et moraliser le peuple ; l’enseignement professionnel, pour répondre aux besoins de l’industrie ; et l’enseignement qu’on qualifierait aujourd’hui de supérieur, réservé à la bourgeoisie et à ceux qui doivent diriger. Paul détaille plus loin les tensions autour de ce besoin ambivalent d’instruction publique, entre éclairer les citoyens et former des travailleurs au service du patronat industriel.
Puis Paul détaille trois courants autour desquels se structure l’éducation populaire au XIXè siècle.
Une approche humaniste : le peuple, corps civique, uni dans la République Une instruction républicaine fondée sur la connaissance et la raison, dans l’esprit des Lumières, et pour construire un Peuple uni dans sa diversité sociale. Avec un zoom sur la Ligue de l’enseignement.
Le courant ouvrier : le peuple, corps social des dominés Quand la classe ouvrière prend conscience d’elle-même et s’organise, se développe une nouvelle approche de l’éducation populaire auto-émancipatrice. C’est un courant qui ne peut pas être détaché des soulèvements, émeutes, grèves, révolutions de ce siècle, au cours desquels les acteurs conscientisent collectivement leurs conditions de misère, et où émerge une culture de classe dont la solidarité est la valeur structurante, une culture qui porte des analyses et des paroles autonomes. Au fil des révolutions, notamment après 1848, le peuple ne veut pas seulement une démocratie politique, mais revendique une démocratie sociale. Il s’agit alors, pour l’éducation populaire et selon les mots de Fernand Pelloutier, d’instruire pour révolter. Avec des zooms sur le compagnonage, les bourses du travail, les universités populaires.
Le courant religieux : entre ordre et fraternité Entre le message évangélique et l’aspiration chrétienne à une société fraternelle, et l’alliance qui unit l’Eglise institutionnelle, la bourgeoisie et les « partis de l’ordre ». Avec un zoom sur le mouvement le Sillon, qui entendait réconcilier les classes laborieuses avec l’Eglise et la République, ainsi que sur la JOC, ses équipes de base et ses outils. En offrant une alternative aux mouvements de la gauche anticléricale et « matérialiste », il s’agit pour ce courant de réconcilier les classes sociales en proposant une alternative à la lutte des classes marxiste.
Après un zoom sur les mouvements de jeunesse et sur le Front populaire et sa prise en compte du temps libre, Paul nous parle de l’éducation populaire pendant la guerre et dans la Résistance, au travers de l’école d’Uriage et de Peuple et culture. Vient ensuite la libération, avec un essai manqué en termes d’éducation politique des adultes, et la naissance de plusieurs mouvements d’éducation populaire, et un zoom sur ATD Quart Monde. Puis vient l’interlude de mai 68 : un mouvement qui forme une génération.
Culture, démocratie, éducation, émancipation
Au fil de ces développements, Paul met en évidence deux approches de la culture dans l’éducation populaire : « D’un côté, l’éducation populaire vise à pacifier la société. Il s’agit d’apporter au peuple des connaissances qui doivent lui permettre de s’intégrer, de s’instruire, de s’ouvrir à la culture et aux valeurs morales de la classe dominante. Selon cette approche, la culture est un patrimoine qui s’enrichit progressivement et qu’il convient de mettre à disposition du plus grand nombre. D’un autre côté, l’éducation populaire est une éducation politique, un levier d’émancipation économique et sociale. C’est une démarche collective qui passe par une critique de nos institutions, de nos fonctionnements. Elle nécessite des confrontations, des débats, des expérimentations d’alternatives nouvelles. Selon cette approche, la culture, en construction permanente, est un ensemble de processus qui font vivre la démocratie politique, sociale et économique, jamais définitivement acquise. »
Paul développe également la tension entre deux légitimités démocratiques : celle des urnes, et celle de l’auto-organisation des citoyen·nes. Et, en découlant, celle des institutions garantes de l’ordre sociale, et celle de l’éducation populaire qui interroge en permanence les contradictions de la société au regard des valeurs républicaines, Liberté, Égalité, Fraternité, pour lui permettre d’évoluer.
Qu’est-ce qu’une éducation populaire émancipatrice ? Paul commence par définir les termes, ainsi que ceux d’enseignement, de professeur, d’instruction, de formation. Il s’intéresse ensuite aux acteurs et aux projets, pour poser par exemple la question de l’extériorité (ceux qui veulent éduquer les autres), ou de l’auto-organisation des premiers concernés pour sortir de leurs conditions de misère. En termes de démarche et d’étapes, Paul affirme qu’ « une action d’éducation populaire ne peut se limiter à de la sensibilisation ou à de la formation. Elle ne peut pas non plus se limiter à des actions d’éclat sans suite. Conduire une démarche d’éducation populaire suppose d’articuler dans la durée trois dimensions : de la sensibilisation pour faire reconnaître les situations insatisfaisantes, de la réflexion collective pour découvrir les causes des aliénations et leurs conséquences , et de l’action pour remettre en cause l’organisation sociale aliénante. Il convient également d’accompagner ce processus par de la formation, de manière à ce que les personnes victimes d’assujettissement ou d’asservissement disposent des capacités nécessaires pour s’en émanciper collectivement. » Et pour faire le chemin de l’aliénation à l’émancipation : reconnaître sa propre culture ; articuler action et réflexion (avec par exemple le Voir-Juger-Agir de la JOC) ; confronter les cultures.
L’éducation populaire dans la 2è partie du XXè siècle
Du côté de la culture : « La culture est politique au sens où elle donne aux individus, aux groupes, aux classes sociales opprimées, les moyens de s’émanciper ». Or il y a loin entre les définitions de la culture données par les mouvements d’éducation populaire tels que Culture et liberté, et celles d’abord du Ministère de la culture d’André Malraux en 1959 (qui confond la culture avec la valorisation du patrimoine et la promotion des œuvres d’art), puis du « New Deal de la culture » de Jack Lang en 1981 (qui élargit le champ de la « culture » mais en fait une affaire de choix individuel). Ces conceptions institutionnelles permettent de renforcer « la frontière qui sépare les classes populaires des classes moyennes cultivées. Le culte de la culture contribue à domestiquer les classes moyennes. La rupture est complète entre culture cultivée et culture émancipatrice. »
Du côté de l’animation sociale : L’État social soutien l’essor des mouvements d’éducation populaire entre 1950 et 1970. C’est le développement des grandes fédérations et l’expansion du salariat associatif.
Mais vient alors « l’étreinte mortelle » dans les années 1980 : quand l’argent public ne va plus qu’aux associations qui répondent à la commande publique. D’où il découle une situation où l’éducation populaire est peu à peu dépassée par ses contradictions internes : les moyens prennent la place de la finalité, et la démocratie défendue est mise à mal par le développement des liens de subordination.
Au XXIè siècle, un nouveau départ pour l’éducation populaire
Avec la naissance d’Attac : la réappropriation de la citoyenneté nécessitant la formation du peuple, Attac propose des moyens : publications, universités d’été, stages… Mais avec la profonde contradiction liée au fait que « les initiateurices d’Attac ne sont pas les premières victimes l’ordre injuste qu’iels dénoncent. Issu·es en majorité des classes aisées et moyennes « cultivées », leur attitude est celle de citoyen·nes « éduqué·es » qui souhaitent « éclairer » le peuple. Leur approche est surplombante et non égalitaire / émancipatrice, qui les empêche d’avoir une véritable assise populaire. »
Puis viennent des innovations portées par des militant·es : l’émergence de SCOP, de SCIC, de lieux autogérés. Paul fait des zoom sur l’Année de formation rurale (initiée dans la région Nord-Pas-de-Calais au cours des années 2000), sur une recherche-action autour de la transition agroécologique.
Puis vient le puissant mouvement #MeToo, qui ébranle les conditionnements sociétaux et fait changer l’échelle des valeurs.
Comment donc penser l’éducation populaire ?
Comment sortir des conditionnements sociétaux qui nous oppriment et que nous percevons néanmoins comme dans l’ordre des choses, comme normaux ? « Inscrits dans la culture dominante, ces rapports de domination-servitude sont globalement acceptés par habitude, accoutumance, lâcheté… » « Pour dépasser ces conditionnements sociétaux et permettre aux opprimés d’acquérir leur autonomie, le processus émancipateur est long. Il nécessite à la fois de la sensibilisation, de la formation et de l’action. » D’abord, dépasser la difficulté d’expression dans un contexte hostile. Puis, la reconnaissance : « Pour s’émanciper de l’image de responsable-coupable que la société leur renvoie, les victimes ont besoin à la fois de se reconnaître et d’être reconnues comme faisant partie d’un collectif d’assujetties. Cette reconstruction est la première étape de la conquête d’autonomie. » C’est pourquoi l’ « entre-soi constitue une étape de recentrage nécessaire. » Viennent ensuite différentes étapes du niveau de conscience, que Paul détaille.
Pour faire tout cela, on a vu notamment avec le mouvement #MeToo que les réseaux sociaux avaient pu faciliter une élaboration culturelle collective et une élaboration psychologique individuelle. Mais l’élargissement est ensuite indispensable.
Les résistances au changement
« La non-reconnaissance des faits oppressifs ou des personnes assujetties est la première forme de résistance au changement. Une autre forme identifiée est le retournement de la violence : les victimes sont accusées de violence contre leurs oppresseurs : la violence des salarié·es licencié·es, la violence des gilets jaunes… » « L’homéostasie favorise l’ordre en place et les dominants. L’ambivalence des intérêts, chez chacune et chacun d’entre nous, favorise la servitude volontaire. » Mais « la raison profonde des résistances au changements est que l’émancipation des opprimé·es met fin à certains privilèges. » C’est pourquoi « Sans négliger la confrontation des cultures dans un débat démocratique, les dominé·es, pour s’émanciper, doivent réussir à imposer un rapport de force suffisant pour faire changer les normes de la société. »
Paul développe ensuite le rapport dialectique entre la loi et les mentalités. Il revient ensuite sur les temps de l’émancipation : le temps de sentir, le temps de comprendre, le temps de l’action pour se faire entendre et dépasser les résistances, et enfin le temps du changement dans le temps long (Paul prend les exemples de la lutte écologique, celle de la lutte des Noirs-Américains aux États-Unis, celle contre l’apartheid en Afrique du Sud). Et enfin le temps au-delà du temps et de l’espace, dans la quête incertaine pour affirmer sa dignité.
En conclusion
En conclusion, Paul affirme notamment que « faire vivre une éducation populaire émancipatrice, c’est reconnaître qu’on ne construit pas une société démocratique sans ceux qui la composent, reconnaître la capacité d’intervention de toustes les citoyen·nes, reconnaître l’expérience même de ceux qui sont sans voix, dont le savoir n’est pas académique, reconnaître l’élaboration de savoirs partagés qui sont le fruit d’une expérience humaine. Faire vivre une éducation populaire émancipatrice, c’est organiser la mobilisation des gens qui disent « non » à un ordre social qui les opprime. (…) Faire vivre l’éducation populaire émancipatrice, c’est revenir à un idéal de « subversion » pour la construction collective d’une société plus démocratique où chacune et chacun ont leur place. C’est une démarche profondément politique. »
Affirmant qu’une nouvelle forme démocratique est à inventer, Paul analyse l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat au prisme de l’éducation populaire.
Et il conclut « L’histoire de l’éducation populaire, c’est l’histoire de citoyennes et de citoyens qui se saisissent de leur pouvoir d’action sur les rapports sociaux, économiques, idéologiques et politiques ».
Publié le 18.12.2022 à 14:45
L’ouvrage « Il n’y a pas d’identité culturelle » du philosophe, héléniste et sinologue François Jullien (Ed. L’herne, Coll. Cave canum, 2016, 93 pages) donne à penser la question de l’universel et de la rencontre entre les cultures.
Je reproduis ci-dessous des phrases, nécessairement insuffisantes pour comprendre la pensée de l’auteur, mais qui m’ont marquée à la lecture de cet ouvrage, dont je vous conseille la lecture.
Introduction
La revendication d’une identité culturelle tend à s’imposer, aujourd’hui, de par le monde : par retour du nationalisme et réaction à la mondialisation. L’identité culturelle serait un rempart. Contre l’uniformisation menaçant du dehors et contre les communautarismes qui pourraient miner du dedans. Mais alors où placer le curseur entre la tolérance et l’assimilation, la défense d’une singularité et l’exigence d’universalité ? Ce débat traverse notamment l’Europe, prise soudain de doute quant à l’idéal des Lumières. Il concerne, plus généralement, le rapport des cultures entre elles et ce que peut être leur avenir. Or je crois qu’on se trompe ici de concepts : qu’il ne peut être question de « différences » isolant les cultures, mais d’écarts maintenant en regard, donc en tension, et promouvant entre eux du commun. Ni non plus d’ « identité », puisque le propre de la culture est de muter et de se transformer, mais de fécondités ou ce que j’appellerai des ressources. Je ne défendrai donc pas une identité culturelle française, impossible à identifier, mais des ressources culturelles françaises (européennes) – « défendre » signifiant alors non pas tant les protéger que les exploiter. Car, s’il est entendu que de telles ressources naissent dans une langue comme au sein d’une tradition, en un certain milieu et dans un paysage, elles sont ensuite disponibles à tous et n’appartiennent pas. Elles ne sont pas exclusives, comme le sont des « valeurs » ; elles ne se prônent pas, on ne les « prêche » pas. Mais on les déploie ou on ne les déploie pas, on les active ou on les laisse tomber en déshérence, et de cela chacun est responsable. Un tel déplacement conceptuel obligeait, en amont, à redéfinir ces trois termes rivaux : l’universel, l’uniforme, le commun, pour les sortir de leur équivoque. Comme il conduira, en aval, à repenser le « dia-logue » des cultures : dia de l’écart et du cheminement ; logos du commun et de l’intelligible. Car c’est ce commun de l’intelligible qui fait l’humain. Or, à se tromper de concepts, on s’enlisera dans un faux débat, donc qui d’avance est sans issue.
Extraits
1- L’universel, l’uniforme, le commun
Deux sens de l’universel qu’il faut distinguer : – Sens faible : l’expérience générale – Sens fort : la nécessité, la prescription, l’absolu, l’impératif : c’est sur cet universel fort et rigoureux que les Grecs ont fondé la possibilité de la science.
Il faut revendiquer, dans le domaine à part de la morale, de la conduite, de l’éthique, un droit à l’opposé de l’universel : l’individuel ou le singulier. L’universel ne saurait être une prescription de conduite, une éthique, une morale (VS universalité des droits de l’homme). L’universel est nécessairement singulier.
L’uniforme est ce qui est reproduit à l’identique, principalement pour des raisons économiques. Standard, stéréotype.
Le commun est ce qui se partage. Ce n’est pas le semblable, car c’est le dissemblable qui se partage. Or nous sommes tentés de penser le commun par réduction au semblable, autrement dit par assimilation.
2- Au soubassement européen de l’universel – L’universel est-il une notion périmée ?
L’existence est faite de singulier, d’ambigu, pas d’absolu. La littérature récupère l’individuel qu’a laissé tombé l’universel : en évoquant une émotion, en racontant « une » vie ; en même temps qu’elle récupère l’ambigu, lui qui est inhérent à la vie même et qu’a laissé tomber l’absolu enfanté par cette abstraction.
La citoyenneté universelle de Rome. Le christianisme instaure un nouvel universel : non de la loi, mais de la foi. Abstraction : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme », mais tous sont compris dans le même statut d’enfants de Dieu, ne faisant qu’un en Jésus-Christ. Arrache du même coup les hommes à toutes leurs différences et les établit dans un égalité de principe.
Cette prétention à l’universel, de la part de l’Occident, n’est évidemment plus tenable. Je dis ici l’ « Occident » et non plus l’ « Europe » : non seulement l’Occident déborde géographiquement l’Europe, mais il s’agit aussi d’une notion qui est idéologique et non pas, comme l’est l’Europe, historique – l’ « Occident » se pensant, lui, en termes de puissance, de pôle de valeurs et d’hégémonie.
Quand on croit avoir atteint l’universel, c’est qu’on ne sait pas ce qui manque à cette universalité. Ainsi a-t-on pu parler pendant plus d’un siècle de suffrage « universel » sans songer que les femmes en restaient écartées.
L’universel, autrement dit, est à concevoir à l’encontre de l’universalisme, celui-ci imposant son hégémonie et croyant posséder l’universalité. L’universel pour lequel il faut militer est, à l’inverse, un universel rebelle, qui n’est jamais comblé. Non pas totalisateur (saturant), mais au contraire rouvrant du manque dans toute totalité achevée. Universel jamais satisfait, qui ne cesse de repousser l’horizon et qui donne indéfiniment à chercher. S’il est projeté comme horizon, devant nous, comme horizon qui n’est jamais atteint comme idéal jamais satisfait, l’universel donne à chercher.
3- La différence ou l’écart : identité ou fécondité
Reconfigurer le débat. Déplacement conceptuel. En place de la différence invoquée, je proposerai d’aborder le divers des cultures en termes d’écarts ; en place d’identité, en termes de ressource ou de fécondité.
La différence est classificatrice. Elle procède par distinction pour séparer une espèce d’avec les autres et établir, par comparaison, ce qui fait sa spécificité. Dans la différence, la distinction une fois faite, chacun des deux termes oublie l’autre ; chacun s’en retourne de son côté. La différence est liée à l’identité. Elle est identificatrice. Elle a une fonction différentielle d’identification : d’elle procèdent des propriétés établies en caractéristiques, et, par suite, la possibilité même de la connaissance.
L’écart produit, non pas un rangement, mais un dérangement. Il pousse à sortir de la norme et de l’ordinaire. Il s’oppose à l’attendu, au prévisible, au convenu. Dans l’écart, les deux termes restent en regard, et c’est en quoi l’écart est précieux à penser. Cet en regard reste à l’œuvre, à vif ; il demeure intensif. Chacun reste dépendant de l’autre pour se connaître et ne peut se replier sur ce qui serait son identité.
L’écart, par la distance ouverte entre l’un et l’autre, a fait apparaître de l’ « entre », par conséquent, et cet entre est actif. Or nous ne savons pas penser l’ « entre ». Car l’entre n’est pas de l’ « être ». C’est pourquoi sa pensée nous a si longtemps échappé. Parce que les Grecs ont pensé l’Être, dans les termes de l’ « être », c’est-à-dire en termes de détermination et de propriété, avaient par conséquent horreur de l’in-déterminé, ils n’ont pas pu penser l’ « entre » qui n’est ni l’un ni l’autre, mais où chacun est débordé par son autre, dépossédé de son en-soi et de sa « propriété ».
L’écart nous fait sortir de la perspective identitaire : il fait apparaître, non pas une identité, mais ce que j’appellerai une « fécondité » ou, dit autrement, une ressource. Un autre possible. En sortant de l’attendu, du convenu (« faire un écart »), l’écart, dérangeant comme il est, fait surgir « quelque chose » qui d’abord échappe à la pensée. En quoi il est fécond : il ne donne pas lieu, par classement, à la connaissance ; mais, par la mise en tension qu’il opère, suscite la réflexion. L’écart donne à travailler parce que les deux termes qui s’y détachent, et qu’il maintient en regard, ne cessent, dans la béance apparue, de s’interroger. Chacun reste concerné par l’autre et ne s’y ferme pas.
4- Il n’y a pas d’identité culturelle
Le propre du culturel, à quelque échelle qu’on le considère, est d’être pluriel en même temps que singulier. Il faut se défaire de la représentation commode, mais indélébilement mythologique, selon laquelle il y aurait d’abord une unité-identité culturelle qui en viendrait ensuite, comme par malédiction (Babel), ou du moins par complication (de par sa prolifération), à se diversifier.
Il n’est pas de culture dominante sans que ne se forme aussi – aussitôt – de culture dissidente. Ne pas les isoler et chercher à les fixer chacune dans son identité. Ce serait de toute façon impossible car le propre du culturel est de muter et de se transformer. Une culture qui ne se transforme plus est une culture morte. On ne peut établir des caractéristiques culturelles ou parler de l’identité d’une culture. Cette démarche est un danger politique, qui mène par exemple à l’idée de choc des civilisations.
5- Nous défendons les ressources d’une culture
Fécondités culturelles : – On en est redevables pour notre éducation – On en est responsables pour leur déploiement et leur transmission
Une culture naît et se déploie quelque part, elle se déploie comme un foyer. Au travers du singulier, car seul le singulier est créatif. Mais ces ressources sont ensuite disponibles à tous.
Résister : – À l’uniforme : simulacre d’universel Appauvrissement et aplatissement des cultures par l’uniformisation mondiale et commerciale. Ex : les langues : Babel est la chance de la pensée – Au sectarisme et au repli identitaire Quand le commun, qui n’est plus porté par l’universel, se renverse en son contraire : le communautarisme. A lieu si l’intégration à la communauté ne se fait plus. Le défaut d’intégration se renverse en intégrisme. La revendication identitaire est l’expression du refoulé produit par l’uniformisation du monde et son faux universel.
Défendre des ressources culturelles, c’est prioritairement les activer, les explorer, les exploiter (plutôt que les transmettre).
La démocratie consiste d’abord à traiter les autres en sujets, à promouvoir autrement dit une communauté des sujets. Son ressort, depuis les Grecs, est la capacité de convaincre l’autre par la parole, s’adressant à lui comme à un sujet d’initiative et de liberté, comme tel donc égal à soi, plutôt que de le vouloir sous influence ou d’en venir à la violence. Car seule la persuasion, comme le savait Platon, peut entrer en alternative avec la force brute.
« Sa » culture = appropriation, apprentissage (mais pas possession ou auto-justification). On ne s’identifie pas à une culture (le nazisme a procédé de cette perversion). La culture, ce n’est pas comme les valeurs, qui elles se brandissent, se prônent, se contredisent, s’excluent. Des ressources, elles, ne s’excluent pas. Elles n’appartiennent pas, mais sont disponibles à chacun : elles sont à qui se donne la peine de les exploiter. Des ressources, à proprement parler, ne se transmettent pas. Mais elles sont inépuisables, le temps qu’elles sont ressources et qu’on les exploite. Elles appellent à un investissement nouveau, de la part de quiconque s’intéresse à elles.
6- Des écarts au commun
Sortir la culture de l’ornière de sa tradition, la pensée du confort de son dogmatisme – de sa bien-pensance – et réengagent l’esprit dans une aventure.
Nécessité d’ouvrir sans cesse de nouveaux écarts (comme le fait la philosophie) S’éloigner de l’admis et du convenu. À nouveau frayer – forer – dans la pensée, à nouveaux frais. Le dialogue se fait dans et par les écarts. Sortir chaque pensée de son atavisme, l’ébranler dans ses habitus, redonner à penser à la pensée, aménager des prises obliques sur nos impensés.
La différence qui, faisant couple avec l’identité, isole les cultures et les « essentialise ». C’est la différence qui nous enferme dans l’impasse de l’universalisme et du relativisme (figures inversées et paresseuses).
L’écart met en regard et en tension. Lui seul peut produire du commun. Chacun, en entrant en rapport avec l’autre, doit se défaire de sa suffisance. Intégration dans un commun partagé, et non pas réduction au semblable : relation féconde.
La consistance d’une société tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé. Empêche de s’enliser dans la norme et de s’y atrophier. Écarts et commun : l’un est la condition de l’autre.
Vivre ensemble : ce n’est pas être dans la tolérance et le compromis. C’est être en regard et coopérer au commun : être dans le dialogue.
7- Dia-logue
Les motions de synthèse, en résorbant les tensions et en réduisant les écarts, sont ennuyeuses. Il faut travailler le divers pour le promouvoir en commun. Sinon on perd le singulier et le créatif.
L’Occident ne dialoguait pas : il colonisait. Aujourd’hui il a perdu sa puissance. Mais on n’est pas dans une faux égalitarisme : il y a du rapport de force.
Le dia-logue est d’autant plus fécond qu’il y a d’écart en jeu. Ce n’est pas un monologue à deux, dans lequel l’esprit ne progresse pas. Un dialogue prend du temps : c’est un cheminement. Progressivement, patiemment, les positions écartées et distantes se découvrent, se réfléchissent l’une l’autre, et élaborent les conditions de possibilité d’une rencontre effective. Un commun est alors produit, promu. Ce n’est pas une résorption des écarts, une assimilation forcée.
Faire sortir peut à peu chaque perspective de son exclusivité. Commencer d’entendre l’autre : produit un effet d’intelligence. Se défaire non pas de sa position, mais de ce qu’elle a d’exclusif. Mettre en vis-à-vis de sa position (et à l’intérieur même d’elle) la position de l’autre. Intégrer la position de l’autre dans son propre horizon. Sortir de son évidence.
Dans quelle langue dialoguer ? Nécessairement entre les 2, c’est à dire dans la traduction. Cet inconfort permet l’intelligence. Il évite la perte du singulier.
Remettre sa raison (ses raisons) en chantier.