Le blog d' Alain Granjean
Publié le 25.08.2023 à 17:31
La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire.
L’économie sociale et solidaire (ESS)[1] rassemble les entreprises organisées sous forme de coopératives, banques et sociétés d’assurances mutualistes[2], mutuelles, associations ou fondations, et les sociétés commerciales qui remplissent un certain nombre de critères fixés dans la loi[3] qui cherchent à concilier activité économique et utilité sociale. D’après l’observatoire national de l’ESS, elle représenterait près de […]
The post La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire. appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 25.07.2023 à 18:01
Faut-il sortir du capitalisme pour sauver la planète?
La capacité de destruction des écosystèmes et de déstabilisation des régulations naturelles par l’humanité est née avec la révolution thermo-industrielle et s’est accrue dans un monde largement capitaliste. Si l’Union internationale des sciences géologiques statue sur la création d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène, sa date de démarrage se situera probablement autour de 1950, date du […]
The post Faut-il sortir du capitalisme pour sauver la planète? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 03.07.2023 à 15:40
Pour éviter un crime écologique de masse – Claude Henry
Comment expliquer que les institutions et les bénéficiaires d’un ordre millénaire, cet Ancien Régime qui a duré jusqu’en 1789, n’aient pas étouffé la marche à la Révolution? Dans le Livre III de L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville décrit et analyse le fourmillement de visions nouvelles et d’initiatives hardies, apparues en France dans […]
The post Pour éviter un crime écologique de masse – Claude Henry appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 12.06.2023 à 18:56
L’immobilier démarre sa transition, la finance est l’une de ses clés
L’Union européenne (UE) a décidé d’être neutre en carbone en 2050 et met en place différents instruments pour décliner sa vision d’une économie « moderne, compétitive, prospère et neutre pour le climat ». Beau programme, dont une large partie s’appuie sur la « réorientation des flux financiers » que l’on appelle aussi « sustainable finance » ou « finance verte ». Concrètement l’UE […]
The post L’immobilier démarre sa transition, la finance est l’une de ses clés appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 01.06.2023 à 13:57
La croissance est elle nécessaire pour financer la dette publique et la protection sociale ?
L’un des donateurs[1] de l’association The Other Economy, que nous avons créée fin 2022, a soulevé deux questionnements intéressants à l’interface entre enjeux écologiques, économiques et sociaux. Les voici en synthèse : 1/ On entend souvent dans le débat public que la croissance serait nécessaire à la réduction des inégalités et à la justice sociale, ou que, […]
The post La croissance est elle nécessaire pour financer la dette publique et la protection sociale ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 26.05.2023 à 09:28
Nous venons de vivre un grand moment. Deux jours après la publication d’un rapport très attendu sur l’incidence économique de l’action climatique, commandé par et remis à Elisabeth Borne, le ministre des finances tacle deux des principales recommandations : le recours à la dette publique et à un impôt exceptionnel sur le capital. Une telle impression […]
The post La dette ou le climat ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 25.08.2023 à 17:31
La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire.
L’économie sociale et solidaire (ESS)[1] rassemble les entreprises organisées sous forme de coopératives, banques et sociétés d’assurances mutualistes[2], mutuelles, associations ou fondations, et les sociétés commerciales qui remplissent un certain nombre de critères fixés dans la loi[3] qui cherchent à concilier activité économique et utilité sociale. D’après l’observatoire national de l’ESS, elle représenterait près de 165 000 unités légales employeuses (principalement des associations), 2,4 millions de salariés, soit 10,5% de l’emploi salarié en France (et 14% de l’emploi salarié privé) et 12 millions de bénévoles. Le ministère de l’économie indique quant à lui que l’ESS contribuerait au PIB à hauteur de 10 %[4]. Les trois piliers partagés des formes de l’ESS sont la gouvernance participative ou démocratique, la poursuite d’un projet d’utilité sociale et une lucrativité encadrée (limitée ou interdite). Dans cet article, nous nous penchons plus spécifiquement sur ce troisième pilier : en quoi consiste cette lucrativité encadrée ?
1. Comment sont rémunérés les apporteurs de capital d’une société capitaliste « normale » ?
Le terme capital a des sens différents selon le contexte où il est employé[5]. Nous nous intéressons ici au capital au sens comptable du terme : c’est-à-dire les ressources de l’entreprise apportées par les investisseurs se matérialisant sous la forme d’action.
Lors de la création d’une entreprise, les fondateurs apportent des ressources (le plus souvent sous forme monétaire mais cela peut aussi consister en biens ou en nature) : c’est le capital social de l’entreprise. Celui-ci est ensuite divisé en titres financiers (les actions) et chaque apporteur de capital (actionnaire, ou associé, ou sociétaire) en reçoit un nombre fonction de son apport initial. Ces actions peuvent ensuite être vendues (soit sur un marché si la société est cotée en bourse, soit à d’autres investisseurs).
Au cours de la vie de la société, ses dirigeants peuvent demander aux actionnaires initiaux de réinvestir ou alors faire appel à de nouveaux investisseurs : de nouvelles actions sont alors créées.
Les apporteurs de capitaux peuvent se rémunérer de deux façons différentes :
- Si l’entreprise fait des bénéfices, les actionnaires réunis en assemblée générale peuvent décider de se reverser tout ou partie de ces montants sous forme de dividendes.
- Les actions peuvent prendre de la valeur (parce que l’entreprise a de bons résultats financiers, parce qu’elle est dans un secteur porteur, parce que les marchés sont globalement orientés à la hausse) et donc générer une plus-value pour les actionnaires s’ils décident de les vendre (que ce soit sur une bourse pour les entreprises cotées, ou dans le cadre d’accords bilatéraux pour les entreprises non cotées).
2. Que signifie la lucrativité limitée d’une structure de l’ESS ?
Ce terme recouvre deux significations :
D’une part, les bénéfices (ou excédents) éventuels d’une structure de l’ESS doivent être prioritairement réinvestis dans la structure elle-même[6] (et consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de son activité) et/ou partagés avec les salariés. Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées. Pour les sociétés, la distribution de dividendes[7] est soit accessoire soit interdite. En cas de liquidation (ou, le cas échéant, de dissolution), l’ensemble du « boni de liquidation[8] » doit être redistribué à une autre structure de l’économie sociale et solidaire.
D’autre part, les apporteurs de fonds propres (que ce soit lors de la création ou au cours de la vie d’une structure de l’ESS) ne peuvent espérer un accroissement de la valeur de ces fonds ; ils ne peuvent donc s’enrichir du fait de ces apports. C’est évident dans le cas des associations et des fondations qui n’émettent pas de parts sociales et ne sont la propriété de personnes, les fonds apportés étant l’équivalent de dons[9]. Pour les mutuelles (qui sont des sociétés de personnes) l’apport se fait via des cotisations ; les mutuelles sont incessibles (c’est pour cela qu’on assiste essentiellement à des fusions dans ce secteur). Il est donc impossible de récupérer les fonds. Enfin, dans les coopératives[10] les banques et assurances mutualistes et les sociétés commerciales, l’apport de fonds se fait en contrepartie de parts sociales ou d’actions qui peuvent être revendues dans des conditions définies et très généralement sans pouvoir faire l’objet de plus-value.
Tableau récapitulatif des modalités d’encadrement de la lucrativité selon les types de structures
|
Versement des excédents éventuels |
Cessibilité des parts sociales (ou assimilées) |
Revalorisation des parts sociales (ou assimilées) |
Coopératives en règle générale |
Rémunération des parts sociales possible, n’excédant pas le taux de rendement des obligations privées fixé annuellement par l’État (TMO) majoré de 2 points et après mise en réserve obligatoire d’au moins 15 % du résultat. Possibilité de « ristournes » [11] coopératives. |
Oui si agrément [12] |
Cession à la valeur d’achat en général avec des exceptions [13] |
SCIC |
57,5% minimum aux réserves « impartageables » Solde peut être versé aux actionnaires (avec un plafond et en respectant la règle ci-avant) |
Cf ci-dessus |
non |
SCOP |
-Part travail (= ristourne) minimum de 25% (en pratique 40 à 45%) -Part entreprise minimum de 16% (en pratique 40 à 45%) -Le solde peut être versé aux actionnaires |
Cf ci-dessus |
non |
Associations/Fondations |
Les bénéfices quand il y en a sont intégralement mis en réserve |
La cession de fonds à une association ou une fondation ne donne pas lieu à l’émission d’actions ou de parts sociales. Cependant un droit de reprise des fonds peut être prévu. |
NA |
Banques mutualistes |
Excédents financiers majoritairement mis en réserve. Rémunération plafonnée au taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées (TMO) majoré de deux points.[14] |
oui |
Remboursement au prix initial |
Sociétés d’assurance mutualiste |
Excédents financiers majoritairement mis en réserve. Peuvent être redistribués aux sociétaires sous forme de ristournes ou de réductions de primes d’assurance. |
Oui |
Remboursement au prix initial |
Les mutuelles[15] |
Les excédents sont entièrement réinvestis. |
NA |
NA |
Quelles sont les conséquences de cette lucrativité limitée ?
Dans tous les cas, les structures de l’ESS ne peuvent pas conduire à l’accumulation du capital de leurs fondateurs et successeurs. En général, elles ne rémunèrent pas le capital apporté et ne garantissent pas le maintien de sa valeur : en effet, le rachat au nominal (c’est-à-dire au prix initial), quand il est possible, ne compense pas la perte liée à l’inflation. Un calcul élémentaire montre ainsi qu’a priori l’apport de capital se fait à pertes[16]. En revanche, dans le cas des coopératives, les gains liés à la position de coopérateur peuvent surcompenser dans certains cas ces pertes en capital.
Cette contrainte a une contrepartie positive en cela qu’elle permet une forme de sécurisation et de pérennisation des structures de l’ESS qui sont protégées des cessions et autres restructurations liées aux opérations « capitalistiques » (c’est-à-dire ayant pour objet principale de dégager de la valeur pour les actionnaires ou propriétaires de parts sociales).
Cependant, cela signifie également que ces structures ne peuvent attirer de manière massive l’épargne des ménages ; elles ne rémunèrent ni le risque, ni la privation de l’usage de l’argent placé (et la préférence pour le présent de la plupart des épargnants), ni le coût d’opportunité (le gain lié aux options alternatives). Elles peuvent uniquement offrir des rendements limités pour les sociétaires[17] les coopérateurs[18]. Ces structures relèvent donc fondamentalement d’une forme de capital très patient[19],de dons et des subventions à même d’assumer une partie des risques.
Notons que ce constat ne veut pas dire que ces structures ne soient pas capables d’investissements ni de développement, comme le montre par exemple le cas des sociétés d’assurance mutualistes ou de certaines coopératives agricoles. En plus des apporteurs de fonds propres, elles peuvent être financés[20] par autofinancement, par emprunts, dons ou subventions.
Mais ce développement ne sera simplement pas au profit des apporteurs de capitaux. Les principes régissant le partage de la valeur dans l’ESS semblent privilégier d’une part la qualité d’usager sur celle d’apporteur de capitaux (avec notamment la « double qualité » des sociétaires ou coopérateurs qui sont à la fois apporteurs de capitaux et usagers) et d’autre part la continuité de la structure sur l’enrichissement de l’apporteur de capitaux.
La logique de l’ESS, au plan financier, est donc bien orthogonale à celle des sociétés capitalistes.
Ce n’est pas le cas du deuxième pilier (utilité sociale) qu’on peut trouver dans les entreprises à mission ou à impact positif et pour le premier (la gouvernance) cela peut se discuter : les gouvernances « capitalistes » peuvent être plus ou moins participatives (à défaut d’être démocratiques) et celles de l’ESS peuvent être en pratique moins démocratiques qu’elles ne devraient l’être en théorie.
Alain Grandjean
Notes
[1] La loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014 a renouvelé le cadre juridique de l’ESS.
[2] Les banques et sociétés d’assurance mutualistes sont soumises au régulateur (l’ACPR) qui impose des règles spécifiques et en assure le contrôle.
[3] Ces conditions sont fixées dans l’article 1 de la loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014. Il peut s’agir par exemple des entreprises adaptées (AE), des services d’aides par le travail ESAT, des structures d’insertion par l’activité économique(SIAE) et des structures bénéficiant de l’agrément ESUS (entreprise solidaire à utilité sociale).
[4] Ce chiffre est cependant assez largement contesté d’une part car il ne repose sur aucune source et d’autre part car comme le PIB lui-même il ne tient absolument pas compte des contributions que les 12 millions de bénévoles apportent à l’économie.
[5] Pour en savoir sur les différentes significations du mot capital voir la fiche dédiée sur la plateforme The Other Economy.
[6] La loi de 2014 sur l’ESS (art. 1) a posé la limite suivante à la redistribution de bénéfices pour les sociétés commerciales : au moins 50 % des bénéfices (après imputation des pertes antérieures) doit alimenter le report bénéficiaire et les réserves obligatoires.
[7] A noter que dans tous les cas, les entreprises de l’ESS ne peuvent ni amortir leur capital ni procéder à une réduction de celui-ci non motivée par des pertes, sauf si cela assure la continuité de l’activité. On sait que la réduction du capital est pour les entreprises capitalistes une manière déguisée de distribuer des dividendes.
[8] Un boni de liquidation est un paiement effectué aux actionnaires lorsqu’une entreprise liquide ses actifs. Une fois les dettes remboursées, les recettes sont ainsi partagées par les actionnaires. Autrement dit, il s’agit de la somme distribuée aux actionnaires à la fin du processus de liquidation.
[9] Un droit de reprise des fonds apportés peut cependant être prévu.
[10] Le cas des coopératives est le plus diversifié. Il existe trois types de coopératives : coopératives d’entrepreneurs (agricoles, artisans, transports, commerçants, etc.), d’usagers (banques, consommateurs, etc.), de salariés (Scop, Scic).
[11] Une « ristourne» est un montant qui est affecté aux coopérateurs (ou aux sociétaires pour les assurances mutualistes) si les « excédents » sont suffisants ; cette ristourne ne dépend pas du montant du capital apporté mais est fonction de l’usage des services de la coopérative par les coopérateurs.
[12] Une clause d’agrément dans les statuts, obligatoire pour les coopératives, signifie que la cession à des tiers non associés n’est possible qu’avec l’accord des associés.
[13] Voir l’article La cession de parts sociales dans les sociétés coopératives : oui, mais à quel prix ? Trinity avocats (2015)
[14] Voir l’article Les parts sociales des banques mutualistes sur le site La finance pour tous
[15] Voir le site de la mutualité française
[16] Le calcul est fait dans l’article L’évaluation financière des coopératives modernes, Revue Française de Gestion, Patrick Sentis (2014), pour le cas des coopératives, mais il est instantanément généralisable
[17] Les sociétés mutualistes ont le droit d’émettre des « certificats mutualistes » dénués de droits de vote, qui peuvent offrir une rémunération limitée mais pas de perspectives de plus-values.
[18] La loi de modernisation des coopératives du 13 juillet 1992 autorise les coopératives à émettre différentes catégories de parts sociales :
– des parts ordinaires, comportant ou non le droit à un intérêt ;
-des parts à avantages particuliers (intérêt plus élevé que les parts ordinaires, remboursement prioritaire, imputation réduite en cas de pertes). Elles sont librement négociables entre associés mais les restrictions sur leur cession interdisent de les qualifier de valeurs mobilières ;
-des parts à intérêt prioritaire (à droit de vote suspendu), dont la souscription est réservée aux associés non usagers ou même à des tiers non associés, garantissant un intérêt statutaire prioritaire.
Elles peuvent également émettre, mais uniquement si elles ont la forme de société anonyme, des titres de capital dits certificats coopératifs d’investissement, qui sont les seuls titres de capital des coopératives reconnus par la loi comme des valeurs mobilières.
[19] Voir la thèse de Kristina Rasolonoromalaza, Recherche sur le droit du financement des entreprises sociales et solidaires. 2018
[20] Voir l’article Financements dédiés aux projets de l’Économie sociale et solidaire (ESS) sur le site BPI France
The post La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire. appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 25.07.2023 à 18:01
Faut-il sortir du capitalisme pour sauver la planète?
La capacité de destruction des écosystèmes et de déstabilisation des régulations naturelles par l’humanité est née avec la révolution thermo-industrielle et s’est accrue dans un monde largement capitaliste. Si l’Union internationale des sciences géologiques statue sur la création d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène, sa date de démarrage se situera probablement autour de 1950, date du début de la « grande accélération »[1]. Andréas Malm propose de nommer cette période capitalocène et non anthropocène pour bien marquer l’idée que ce ne serait pas notre espèce biologique qui serait en cause, mais un système socio-économique spécifique : le capitalisme. Coïncidence temporelle n’est pas causalité et le débat sur la ou les causes de la destruction en cours du vivant n’est pas clos. De mon côté, je pense que l’émergence de l’anthropocène est liée à une révolution de nature anthropologique qui s’est produite au XVII° s. en même temps que la révolution scientifique moderne : c’est le basculement de l’Occident vers l’adoption de valeurs de transgression des limites (j’appelle cela la « culture no limit » ) qui se généralisent à toutes les civilisations[2]. Le capitalisme n’aurait pas émergé sans cette révolution culturelle, et il l’a entretenue. Il est clair aussi que sa puissance et son efficacité, liées à celle de la démarche scientifique, ont une responsabilité majeure dans la crise actuelle. Peut-on faire la part des choses ? Peut-on répondre à la question posée dans le titre de ce billet, et en conséquence se poser les bonnes questions, celles relatives aux mesures essentielles à prendre maintenant pour sortir de la crise écologique et sociale ? Il ne s’agit pas ici d’imaginer un système économique idéal dans l’abstrait, sans rapport avec l’urgence de la situation mais bien d’identifier les leviers à mobiliser et les actions à amplifier et accélérer.
1. Qu’est-ce que le capitalisme ?
Le terme capitalisme est associé à de nombreux affects (il peut être repoussoir ou l’objet d’idolâtrie) et il n’est pas facile à définir. Mais il est important de tenter une définition pour discerner au mieux ce qu’il faut changer aujourd’hui.
Le capitalisme est un système socio-économique dans lequel une partie (généralement majoritaire mais cette part peut varier fortement) des moyens de production est la propriété de « sociétés » à capitaux financiers majoritairement privés[3] qui en attendent rémunération (à plus ou moins long terme).
Ce système repose d’une part sur l’organisation (par la puissance publique, dont le rôle est essentiel dans la formation des institutions nécessaires au fonctionnement du capitalisme) de marchés, d’institutions garantissant le droit de la propriété et de ses limites, et d’autre part sur toute une série d’innovations juridiques, comptables et financières qui se sont produites depuis le XI°s[4].
Le pouvoir de décision dans les entreprises à capitaux privés est réparti entre les représentants de ces capitaux (qui veillent en priorité à leur propre intérêt, celui de valoriser et d’accumuler du capital) et ceux des autres parties prenantes (dont les employés) selon des modalités variables[5] dans le temps et l’espace. Notons que si l’accumulation du capital est pour les actionnaires un moteur évident, cela ne veut pas dire que cette accumulation se fasse fatalement au détriment de la nature et des autres agents économiques : en particulier on pourrait conditionner les bénéfices réalisés à la juste prise en compte des effets sur le « capital naturel » et le « capital social ». C’est ce que tentent de faire les comptabilités en multiples capitaux[6].
Le bon fonctionnement du capitalisme implique de clarifier, préciser et limiter les prises de risque, les responsabilités, les rétributions et les sanctions (civiles ou pénales) associées, des parties prenantes au projet concerné dont celles des actionnaires. On peut s’étonner d’ailleurs que la responsabilité des actionnaires soit limitée[7] dans les Sociétés Anonymes. Elle pourrait ne pas l’être, notamment au regard des effets de l’activité des dites sociétés sur les parties prenantes et la nature, et suite à la prise de conscience qui a conduit par exemple à la notion et au droit européen en matière de devoir de vigilance).
Le capitalisme permet de séparer[8] les apports en capital (financier) et en travail et de rémunérer de manière spécifique ces apporteurs ; la question de la juste répartition entre ces rémunérations dépend de rapports de force et aussi de décisions publiques (en termes de droits du travail, des sociétés et des affaires, de limitations des périmètres d’agissements des entreprises (lois anti-concentration, réglementations spécifiques à de nombreuses activités, limitations au commerce international, fiscalité, etc.).
Pour conclure cette tentative de définition, insistons sur deux constats.
1/ Le capitalisme ne peut se passer de la puissance publique qui non seulement en est un régulateur mais surtout le rend possible ;
2/ Le capitalisme a pris de nombreuses formes en fonction du poids relatif de la puissance publique et des entreprises privées, et de la financiarisation de l’économie.
2. Quels sont les apports/vertus du capitalisme ?
Le capitalisme a plusieurs vertus :
1/ Il permet d’organiser de manière assez précise, variée et évolutive (au gré des attentes sociales et individuelles) à la fois les rapports de pouvoir (et les désirs / besoins de pouvoir comme…de soumission) et d’argent au sein de collectifs petits ou grands grâce à des outils juridiques solides ; dès lors, il peut mobiliser des capitaux de manière massive ;
2/ Il permet d’aligner des intérêts (ceux des diverses parties prenantes à l’entreprise) notamment grâce à une comptabilité universellement définie -et évolutive – et un droit sophistiqué, adaptée à cet objectif ;
Ces deux premières « vertus » rendent le capitalisme très efficace (au sens d’aptitude à atteindre des objectifs en limitant les moyens humains et financiers).
3/ Il permet par la focalisation des entreprises sur leur raison sociale de produire des biens et services adaptés aux attentes variées de leurs clients et de leurs désirs, versatiles et évolutifs ;
4/ En tant que système d’ensemble, il permet la cohabitation d’entreprises à capitaux et d’entreprises de personnes comme celles de l’Économie Sociale et Solidaire, et de modèles de gouvernance multiples;
5/ Il permet de mobiliser l’épargne disponible vers des projets qui ont besoin de capitaux et, si besoin est, de créer des financements nouveaux (par les prêts bancaires et la création monétaire);
6/ Il permet l’innovation, la capitalisation de savoir-faire et les progrès individuels et collectifs, ce qui correspond à une attente fondamentale de l’être humain ;
7/ Il rend possible (mais pas nécessaire comme le montre le cas de la Chine) la séparation des pouvoirs économiques et politiques, conditions nécessaires à la liberté de chacun.
3. Quels sont les impacts négatifs du capitalisme dans sa forme actuelle?
Le capitalisme, dans sa forme actuelle (mondialisée et financiarisée), génère des impacts négatifs, d’autant plus importants que c’est un système efficace[9], et qui peuvent devenir catastrophiques voire conduire à son effondrement si des correctifs puissants ne sont pas mis en place rapidement:
1/ Il exerce une pression excessive, et potentiellement létale, sur les écosystèmes et l’ensemble des régulations naturelles ;
2/ Il contribue à la croissance des inégalités entre les humains (qu’elles soient de revenu, de patrimoine, de genre, de géographie, liées à l’origine familiale et patrimoniale, etc.) ;
3/ Il contribue à la « privatisation du monde » et à transformer le temps et les biens communs en marchandises ;
4/ Il a conduit à des concentrations excessives dans de nombreux secteurs (énergie, numérique, médicament, agro-alimentaire etc.). La domination exercée par quelques très grosses entreprises dans des secteurs vitaux ou stratégique met en risque la démocratie et rend très difficiles la mise en œuvre de régulations (environnementales et sociales) assez fortes ;
5/ Il contribue à faire de l’argent la valeur suprême, ce qui a des effets culturels délétères profonds et dévalorise la gratuité, le don, l’amour et les rapports humains fraternels « désintéressés » ;
6/ Il est aveugle au long terme (tragédie des horizons).
Le capitalisme au service des machines : un fait historique mais pas une fatalité. Le capitalisme a permis l’allocation du capital financier (issu de l’épargne et du crédit) au capital physique (les machines, les bâtiments, les infrastructures) ; la révolution thermo industrielle et le développement de l’économie depuis trois siècles ont nécessité et continuent à nécessiter des investissements considérables dans l’extraction et la transformation des énergies fossiles, leur transformation, les infrastructures, les usines de production et leurs équipements, les moyens de transport des marchandises et des personnes etc. Le capitalisme permet de financer ces investissements de manière efficace. Le pouvoir dominant des apporteurs de capitaux sur les entreprises, les a conduit à privilégier l’accumulation du capital physique et réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée ce qui a permis des gains de productivité extraordinaires : les machines ont remplacé la main d’œuvre ou plus exactement lui ont permis à la fois d’être infiniment plus performante et un peu moins enchaînée au travail, du moins dans une large partie du monde. En même temps, la nécessité faite aux entreprises de vendre leurs produits à une clientèle solvable contraint les actionnaires à verser des salaires suffisants pour écouler ces produits mis en quantité phénoménale sur le marché par les machines et leurs assistants salariés. Cette ambivalence du capitalisme est un facteur clef de l’explication de son rôle dans la destruction de la nature, opérée essentiellement par nos machines qui sont sales et gourmandes en ressources énergétiques et naturelles et leurs produits dont la consommation génère également pollutions et destructions de ressources naturelles. Pour autant ce puissant mécanisme peut être mis au service de la planète : il peut financer les « capitaux physiques » (l’ensemble des équipements et dispositifs matériels) permettant la réparation des dégâts actuels et la capacité à produire sobre, propre et bas carbone. Il peut également financer les actifs incorporels permettant les indispensables transformations massives de la culture de consommation sans limite qui a été créée ex nihilo en quelques décennies. Cette mutation ne se fera pas spontanément par les seules forces de marché mais elle peut s’envisager pour autant que les règles du jeu édictées par la puissance publique soient adaptées à cette fin. |
4. Peut-on mettre le capitalisme au service de la planète ?
1/ Des investissements considérables sont à réaliser rapidement pour :
- rendre propres nos équipements, infrastructures et bâtiments (sans doute des centaines de milliards de tonnes cumulées);
- en détruire proprement certains et financer les pertes économiques associées ;
- nettoyer la planète (retirer le plastique des océans, dépolluer les sols…) quand c’est encore possible ‘ ;
- construire des équipements, infrastructures et bâtiments d’une part propres, sobres et bas-carbone et, d’autre part, adaptés au changement climatique à venir ;
- transformer profondément notre modèle agricole ainsi que la gestion des forêts ;
- rendre désirable une consommation sobre et bas-carbone (ce qui supposera des centaines de milliards d’euros de publicité[10]), outre le fait qu’il faudra également encadrer fortement la consommation qui ne peut que baisser pour les plus riches d’entre nous au niveau planétaire (les classes moyennes française étant donc incluses dans ce nous[11]) si l’on veut respecter les limites planétaires.
Il faut donc pouvoir mobiliser des capitaux considérables, ce qui est l’un des premiers atouts du capitalisme, comme indiqué plus haut. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas aussi recourir à la puissance publique ni à la force de frappe de la banque centrale et des banques publiques. Mais cela veut dire qu’il serait contre-productif de se passer des savoir-faire accumulés par les acteurs privés et de leur argent pour contribuer financièrement à cette « révolution ».
2/ Il n’y a pas de raison intrinsèque au capitalisme tel que défini pour qu’il ne puisse pas être transformé pour produire propre, sobre et bas-carbone.
Les leviers pour y arriver sont bien identifiés[12]. Il n’y a pas de raison pour que le capitalisme repose inéluctablement sur la croissance des flux matériels[13] et qu’il ne puisse pas au contraire, faciliter et stimuler leur décroissance. Mais bien sûr cela suppose une action publique forte et déterminée, comme par exemple une réelle planification écologique; cela ne peut provenir spontanément des forces du marché ni d’une action simplement incitative de l’État.
3/ Il n’y a pas non plus de raison pour que ce système ne puisse pas être beaucoup plus juste.
D’une part, les inégalités sociales ont été extrêmement fortes avant le capitalisme (elles ne sont donc pas dues à ce système) ; d’autre part elles ont beaucoup varié et varient beaucoup d’une forme à une autre du capitalisme. Enfin, les leviers sont connus (politique des revenus, fiscalité des revenus / patrimoine / succession, services publics de qualité etc.). Mais bien sûr, cela suppose également une action publique forte et déterminée, s’opposant à des forces du marché faisant spontanément croitre les inégalités.
A l’inverse, que veut dire concrètement sortir du capitalisme ? Et quelles sont les étapes et le calendrier pour y arriver ?
Conclusion
Aujourd’hui, la priorité de tous nos efforts doit être d’identifier les leviers les plus efficaces pour sortir de la crise majeure actuelle. Ce billet a tenté de montrer que la sortie du capitalisme n’est en rien un préalable et qu’il est sans doute plus utile de tenter de mettre le capitalisme – tel que défini ici – au service de la planète et de la réduction des inégalités sociales. Cela n’est pas contradictoire avec l’expérimentation de modèles nouveaux. Et cela ne veut pas dire qu’il faille conserver la forme qu’a prise le capitalisme dans les dernières décennies, bien au contraire. De nombreuses réformes sont à mener qui doivent conduire à des évolutions en profondeur des rapports. Mais ne nous trompons pas de combat. Le temps nous est compté.
Alain grandjean
Notes
[1] Voir Colin N. Waters et al (2023), Response to Merritts et al. (2023): The Anthropocene is complex. Defining it is not Earth-Science Reviews et la définition de la Grande Accélération sur Wikipedia
[2] Dont la caractéristique commune avant cette révolution est précisément la mise en place de régulations, morales ou physiques, éventuellement féroces pour que les humains dans leur quasi-totalité limitent leurs désirs à leurs possibilités et les acceptent, la seule exception étant bien sûr les dominants eux-mêmes (on devine le faste dans le quel devaient vivre les pharaons, et la misère qu’ils imposaient au peuple, pour ne prendre qu’un exemple).
[3] Dans les sociétés capitalistes contemporaines peuvent cohabiter des entreprise publiques, « mixtes » (à capitaux publics et privés) et des entreprises de l’ESS (Economie sociale et solidaire).
[4] Voir la fiche « Le capitalisme face aux limites planétaires » chapitre 3 C.
[5] Pour ne prendre qu’un exemple la codétermination – qui consiste en la participation, au sein du conseil d’administration ou de surveillance, de représentants désignés par les salariés- se fait selon des modalités très variables en Europe. Voir Christophe Clerc (2018) La codétermination : un modèle européen ?, Revue d’économie financière.
[6] Voir le module comptabilité de la plate-forme The Other Economy.
[7] Cette limitation, qui est apparue plutôt récemment dans l’histoire économique, a sans aucun doute été un facteur de dynamisme du capitalisme car elle facilite considérablement la prise de risque entrepreneuriale. Sur l’histoire de cette limitation voir Guillaume Vuillemey (2020), La responsabilité des actionnaire doit-elle toujours être limitée ?, Opinons & débats – Institut Louis Bachelier.
[8] La possibilité de cette séparation est essentielle et son intérêt souvent mal compris. Certains projets ont des besoins de capitaux considérables (qu’on pense aux infrastructures, aux usines, ou à la recherche de nouveaux médicaments) qui excèdent largement la capacité de financement des collaborateurs qui s’y engagent. Par ailleurs, dans le cadre d’une bonne gestion de risques il est utile pour chacun de pouvoir ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier de sorte que les revenus du travail, l’épargne et la constitution d’une retraite ne soient pas dépendantes de la même entreprise (le scandale ENRON…est illustratif de ce propos).
[9] La Chine communiste comme la Russie n’étaient pas tendres avec la nature ; mais la capacité de nuisance environnementale de la Chine, depuis qu’elle a adopté un capitalisme d’État, est sans commune mesure avec celle qu’elle avait quand elle était communiste.
[10] Les produits et services qui permettent à leurs consommateurs/ utilisateurs d’être sobres doivent être connus d’eux. Si la publicité a été mise au service du consumérisme et du « toujours plus », ce n’est pas une fatalité. Mais la mettre au service de la construction d’un monde propre, sobre et bas-carbone ne se fera ni facilement, ni spontanément et passera par une régulation bien plus ferme qu’aujourd’hui.
[11] Voir notre tribune parue dans le Monde : Compter sur les riches pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas (21/09/22).
[12] C’est l’un des objets de la plateforme The Other Economy.
[13] L’idée selon laquelle le capitalisme repose intrinsèquement sur la croissance se discute ; ce système a résisté aux récessions, aux dépressions et aux guerres. Il est encore plus discutable de postuler qu’il repose sur la croissance des flux de matières. Le PIB peut croitre si la valeur des biens et services (donc les rémunérations des parties prenantes) croit ce qui peut provenir d’effets de qualité ou de rareté.
The post Faut-il sortir du capitalisme pour sauver la planète? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 03.07.2023 à 15:40
Pour éviter un crime écologique de masse – Claude Henry
Comment expliquer que les institutions et les bénéficiaires d’un ordre millénaire, cet Ancien Régime qui a duré jusqu’en 1789, n’aient pas étouffé la marche à la Révolution? Dans le Livre III de L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville décrit et analyse le fourmillement de visions nouvelles et d’initiatives hardies, apparues en France dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, convergeant vers le renversement de l’ordre ancien et l’émergence, douloureuse, d’un monde nouveau. Visions et initiatives, aussi diverses et imaginatives que l’étaient celles du XVIIIème siècle, foisonnent aujourd’hui sur le chemin d’une transition écologique et économique vers un monde plus durable. Convergeront-elles à temps, et s’imposeront-elles face à l’ordre actuel, plus ancré encore et beaucoup plus puissant que l’était l’Ancien Régime ? C’est tout l’objet du livre Pour éviter un crime écologique de masse, (Editions Odile Jacob, 2023).
Prêts pour le transition écologique et économique
S’il est évident que certaines applications de la science constituent une des principales causes des maux dont nous souffrons, il est évident aussi que la méthode et la connaissance scientifiques sont cruciales pour comprendre ces maux et – dans des conditions politiques, sociales et économiques appropriées – engendrer des instruments qui aident à les surmonter. Les moyens scientifiques, techniques et organisationnels, ainsi que des structures économiques et sociales innovantes, sont dès à présent ou seront prochainement disponibles au service de l’indispensable transition; c’est dans une certaine mesure une surprise, en tout cas encourageante.
Nous en présentons dans ce livre (chapitres 1 et 4) un large éventail, qui atteste d’une capacité remarquable à inventer et innover sur des fronts très divers. Qu’il s’agisse de transformer les rayons du soleil, le souffle du vent ou la balle du riz en électricité, ou de substituer des pompes à chaleur aux climatiseurs traditionnels, qui aggravent le dérèglement climatique; de pratiquer une agriculture qui travaille avec la nature et non contre elle, de multiplier par six à huit le rendement d’une culture par goutte d’eau d’irrigation en l’apportant à la plante juste où il faut quand il faut ; d’extraire de plantes cultivées sur des terres abandonnées des plastiques recyclables et biodégradables ; d’enrôler mangroves, marais, parcs à huitres ou à moules aux défenses des côtes à la mer ; de s’associer à l’ordre naturel des rivières et des forêts et de les protéger notamment en leur conférant une personnalité juridique ; de coopérer et partager dans le cadre d’institutions traditionnelles ou nouvelles, de manière à concilier impératifs écologiques et sociaux. Dans chacune de ces avancées s’incarne la même alliance entre ressources offertes par la planète et ingénuité humaine, alliance dont on a trop longtemps sous-estimé, ou voulu ignorer, le potentiel.
Affrontés à des obstacles et des adversaires formidables
Avec une telle palette d’instruments, on devrait arriver à assurer la transition, à condition cependant de pouvoir et vouloir les mobiliser rapidement à l’échelle planétaire. Ceci est loin d’être acquis : d’une part, nous sommes confronté à des obstacles et des adversaires formidables, d’autre part les conditions de la vie sur la terre ont subi de terribles dégradations au long des cinquante dernières années, au cours desquelles la Terre a plus souffert aux mains des hommes que pendant toute l’histoire antérieure de l’humanité. Aujourd’hui, l’eau douce indispensable à la vie se raréfie dangereusement – pour un quart de l’humanité elle est même devenue presque inaccessible – les sols fertiles s’épuisent, l’extinction d’un grand nombre d’espèces végétales ou animales est en cours, enfin le climat qui a si bien servi l’humanité se retourne contre elle du fait même d’activités humaines. Nous contribuons tous à ce processus de dégradation ; nous avons donc tous quelque chose à faire pour y remédier. Mais nous n’avons pas tous les mêmes impacts, ni donc les mêmes responsabilités, et pas non plus les mêmes moyens.
Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres, observe George Orwell dans La ferme des animaux. A l’assaut de la planète, il y a des cochons – ce sont eux qui ont pris le pouvoir à la ferme – considérablement plus égaux que les autres : les entreprises qui produisent et distribuent les combustibles fossiles, et dans une moindre mesure d’autres ressources minérales ; les entreprises de la chimie, particulièrement à travers la domination qu’elles exercent sur l’agriculture industrielle ; et toutes celles qui exploitent intensivement les organismes vivants, particulièrement dans les forêts et les mers (chapitres 2 et 3). Directement ou indirectement, arrogantes et cyniques, elles tuent la vie ; c’est d’ailleurs une des principales sources de leurs profits.
Nous avons les instruments pour assurer la base matérielle de la transition. Nous travaillons à construire les institutions pour permettre la mise en œuvre et la diffusion de ces instruments. Nous rendons progressivement nos comportements plus conformes à la logique et à l’esprit de la transition (Chapitre 5). Mais tout ceci est vain si nous ne parvenons pas à maîtriser le rouleau compresseur qui écrase toute vie sur terre.
Rouleau compresseur ? Jugez-en.
Les entreprises produisant et distribuant les combustibles fossiles possèdent des réserves, enfouies dans le sol mais bien identifiées, de charbon, de pétrole ou de gaz, dont la combustion provoquerait des émissions de CO2 sept fois supérieures à 400 milliards de tonnes. Or 400 milliards de tonnes, c’est la quantité totale qu’on peut encore injecter dans l’atmosphère sans, espère-t-on, faire monter la température moyenne de la terre de plus de 1,5°C au-dessus du niveau d’avant la révolution industrielle. La science nous avertit qu’au-delà de ce seuil les désagréments que nous connaissons depuis quelques années – vagues de chaleur, périodes prolongées de sécheresse, inondations et tempêtes hors de proportion avec celles d’un passé encore récent, apparitions et diffusion de pathogènes dangereux – se transformeraient en bouleversements tels qu’ils rendraient la vie impossible sur des territoires progressivement de plus en plus étendus.
La transition comme révolution
Dans ces conditions, il paraîtrait raisonnable de ne pas, pour le moins, chercher à augmenter encore des réserves, qui ne seraient que très partiellement utilisées si on veut éviter une catastrophe climatique.
Ce n’est pas ainsi que les entreprises concernées voient les choses. Depuis l’Accord de Paris sur le Climat en décembre 2015, elles n’ont pas, comme espéré par les signataires, freiné, elles ont accéléré. Au cours des années 2016 à 2019, elles ont financé – avec leurs profits, des subventions publiques et des participations et prêts bancaires – plus de 1200 milliards de dollars d’investissements dans la recherche et l’exploitation de gisements nouveaux. D’après ce que l’on connait de leurs projets pour la décennie actuelle, elles s’apprêtent à investir davantage encore. D’autres investissements, n’impliquant pas les combustibles fossiles mais provoquant des destructions massives de plantes, d’animaux et d’écosystèmes, c’est-à-dire de biodiversité, sont financés par les grandes banques mondiales et d’autres institutions financières pour des montants encore plus importants.
Entreprises, banques et autres institutions financières, mais aussi autorités publiques complices, forment un syndicat du crime de masse écologique. Sur ces plans la transition sera nécessairement une révolution prenant le contrôle des entreprises impliquées et réorientant l’action publique en matière de fiscalité et de régulation, en particulier financière
Qu’espérer ? L’humanité est conduite par de vieux mâles que leurs préjugés, leurs intérêts et leur mépris des autres font détester la perspective même d’une transition. Tant pis pour l’avenir des jeunes, dont dans ces conditions seule la mobilisation et l’action en masse peuvent encore changer le cours des choses. S’ils amorcent un mouvement assez puissant, alors ils entraîneront nombre de leurs aînés, qu’il auront libérés de leur complexe d’impuissance.
Claude Henry
Pour éviter un crime écologique de masse, Editions Odile Jacob, avril 2023.
TABLE DES MATIERES
Chapitre 1 : Introduction : Un pas dans la bonne ou la mauvaise direction
Chapitre 2 : Tuer ses amis ou s’en faire des ennemis
Chapitre 3 : Capitalisme de pillage, de mensonge et de manipulation
Chapitre 4 : Un puzzle d’innovations à assembler
Chapitre 5 : Croyez ce que vous savez
Chapitre 6 : La transition est une révolution
Chapitre 7 : Desserrer l’étreinte du temps
Quelques mots avant de baisser le rideau
Références bibliographiques
The post Pour éviter un crime écologique de masse – Claude Henry appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 12.06.2023 à 18:56
L’immobilier démarre sa transition, la finance est l’une de ses clés
L’Union européenne (UE) a décidé d’être neutre en carbone en 2050 et met en place différents instruments pour décliner sa vision d’une économie « moderne, compétitive, prospère et neutre pour le climat ». Beau programme, dont une large partie s’appuie sur la « réorientation des flux financiers » que l’on appelle aussi « sustainable finance » ou « finance verte ». Concrètement l’UE souhaite réorienter la finance et guider les investissements vers des produits qui sont compatibles avec son ambition de neutralité carbone et met en place pour cela des réglementations financières ambitieuses pour assurer la transparence (CSRD, SFDR) et l’atteinte des objectifs (Taxonomie). Et là, on a tout de suite les alertes qui se mettent en route : « Green Washing » ; « si on confie la réussite de la transition environnementale aux financiers, on sait où cela va nous mener ». Je n’ai pas l’ambition ici de balayer l’impact de ces leviers réglementaires sur l’ensemble des activités économiques, mais l’analyse du secteur immobilier me semble un éclairage intéressant pour ne pas enterrer trop vite la finance verte.
Définition – Taxonomie, SFDR, CSRD La taxonomie est un règlement européen qui met en place une classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement. Son objectif est d’orienter les investissements vers les activités « vertes ». SFDR et CSRD sont 2 réglementations de reporting qui visent la transparence sur les enjeux ESG pour les fonds (SFDR) et les entreprises (CSRD), et notamment l’alignement à la Taxonomie. Pour plus de détails, voir le site de l’AMF |
La transparence peut conduire à un signal de marché
Le secteur de l’immobilier considérait jusque-là que les démarches ESG (Environnementales Sociales et de Gouvernance) étaient une façon cosmétique de prendre en compte des critères extra-financiers et mettre en valeur un verdissement de leur stratégie, à côté de leur stratégie financière classique d’investisseur immobilier. L’ESG se mettait alors en valeur via une multitude de labels, certifications ou reporting volontaires. On entendait d’ailleurs souvent le petit refrain des sceptiques « une forêt d’initiatives, c’est bien que ça ne doit pas être si clair que ça l’ESG ».
L’arrivée de la réglementation financière et en premier lieu d’une réglementation de reporting a changé la donne en quelques années. L’exemple du règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) sur l’immobilier me semble particulièrement intéressant à analyser.
L’idée est assez simple, l’UE vient mettre une obligation de reporting permettant de classer ou « tagger » les fonds ou produits financiers afin de rendre visibles auprès des investisseurs des informations ESG normalisées. En gros, les acteurs financiers doivent classer leurs fonds en trois catégories : pas de reporting (article 6, encore possible aujourd’hui) ; reporting sur la performance des immeubles (art 8 – « light green ») ; reporting sur la performance et stratégie d’amélioration (art 9 – « dark green »). Cette classification permet aux investisseurs d’avoir une idée de l’ambition ESG et bientôt de l’alignement de ces produits par rapport à la trajectoire européenne vers la neutralité carbone, et in fine dans l’immobilier, de la performance CO2 des actifs (immeubles). L’Europe crée ainsi un cadre qui donne une première visibilité aux investisseurs : « les produits dans lesquels vous investissez sont-ils compatibles avec une économie devenant neutre en carbone ? »
Le cercle vertueux de la moutonnerie financière
L’immobilier est l’un des secteurs dans lequel l’alignement entre un signal de marché valorisant des produits « verts » (ce qui signifie un immeuble performant en termes d’émissions de CO2 par rapports aux autres immeubles) et la valeur financière peut être assez rapide. L’investissement dans un immeuble se fait pour plusieurs années et le risque financier associé peut être envisagé à court terme et moyen/long terme : la performance CO2 des immeubles est un sujet à court-terme pour la location à des entreprises de plus en plus exigeantes et à moyen/long terme sur la valeur des immeubles (non-conformité, investissements liés à la rénovation à intégrer pour réduire l’écart à la trajectoire bas-carbone, …). La transparence dans la classification ESG des fonds apportée par SFDR conduit les investisseurs à orienter les investissements dans les fonds les plus ambitieux au plan ESG pour limiter le risque financier associé. La notion de « stranded asset » que l’on pourrait traduire par « actif échoué ou obsolète » commence à être bien comprise et utilisée par les acteurs de l’immobilier. Elle traduit bien un risque financier associé à un écart à la trajectoire de neutralité.
Afin d’attirer les investisseurs et de réduire leurs risques, les fonds engagent des mesures de transparence et des stratégies d’amélioration de la performance de leurs actifs qui in fine tendent vers un alignement à la trajectoire européenne (étude des investissements nécessaires dès la due diligence, plans d’investissements pluriannuels au niveau des assets managers, …).
Le signal donné par l’Europe et son obligation de reporting conduisent donc à une prise de conscience rapide des investisseurs, en premier lieu, qui est en train de se répercuter sur l’écosystème immobilier : sociétés de gestion, assets managers, conseils et qui arrivera d’ici quelques mois sur la promotion, construction.
Tout n’est pas si rose mais la lueur est suffisamment rare pour la souligner
Non, SFDR n’est pas une réglementation parfaite, et la peinture de la taxonomie n’est pas encore bien sèche, mais il semblait tout de même nécessaire de signaler cette lueur d’espoir que représente la rapide intégration de l’ESG dans le métier des asset manager immobiliers européens, et en particulier du signal fort sur la décarbonation du parc immobilier géré par les investisseurs institutionnels.
La récente réglementation financière européenne a donné un souffle nouveau à la décarbonation de l’immobilier. En quelques années, les fonds immobiliers plutôt timides jusque-là s’engagent dans des stratégies ambitieuses et a minima dans la connaissance de la performance de leurs immeubles (reporting).
Les acteurs cherchent encore les bonnes formules et SFDR évoluera pour encore mieux prendre en compte la trajectoire européenne de décarbonation. Des fonds spécialisés pourraient se créer pour mieux différencier les produits performants (fonds uniquement dédiés aux actifs les plus performants – best in class) des produits d’amélioration (investissement dans la rénovation des actifs non-performants- best in progress).
La vraie finance verte est peut-être finalement en route. L’adjectif « vert » devrait disparaître. Il ne restera qu’une seule finance et elle sera compatible à une économie européenne neutre en carbone. Ne ratons pas cette opportunité.
Emmanuel Blanchet, Co-fondateur www.deepki.com
The post L’immobilier démarre sa transition, la finance est l’une de ses clés appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 01.06.2023 à 13:57
La croissance est elle nécessaire pour financer la dette publique et la protection sociale ?
L’un des donateurs[1] de l’association The Other Economy, que nous avons créée fin 2022, a soulevé deux questionnements intéressants à l’interface entre enjeux écologiques, économiques et sociaux. Les voici en synthèse :
1/ On entend souvent dans le débat public que la croissance serait nécessaire à la réduction des inégalités et à la justice sociale, ou que, en l’absence de croissance, les comptes publics d’un Etat providence serait « par nature » déséquilibrés. Ces affirmations sont-elles fondées ?
2/ Quelles devraient être les bonnes règles de gestion budgétaire d’une nation qui se retrouverait dans un « état stable », sans croissance ni décroissance ? Quel impact sur les dettes et déficits publics ? Si on maintient un déficit permanent dans un monde sans croissance, la dette ne va-t-elle pas progresser éternellement ?
Sans prétendre apporter des réponses définitives, vous trouverez ci-après les résultats des échanges que nous avons eu à la suite de ces questionnements. N’hésitez pas à réagir et à nous signaler des ressources complémentaires afin d’enrichir le débat !
Les questions initiales posées par notre lecteur
Croissance, inégalité et justice sociale
« Certains, parmi lesquels je me situe, considèrent que le débat croissance-décroissance doit être dépassé, le défi auquel nous sommes confrontés étant de trouver le chemin de la « meilleure prospérité », qui ne se réduit pas au seul PIB, dans un monde où les contraintes sont de plus en plus fortes (dérèglement climatique, disponibilité des ressources, effondrement de la biodiversité…).
Pour d’autres, la croissance doit être recherchée car elle serait une condition de la réduction des inégalités et de la justice sociale (laquelle repose en particulier sur un modèle « d’État providence » dont les comptes sociaux ont besoin de la croissance pour être équilibrés).
D’où ma première question : pourquoi la croissance serait-elle nécessaire à la réduction des inégalités et à la justice sociale qui appellent plutôt, me semble-t-il, une juste répartition des revenus, quel que soit le niveau de la production de richesse (nul besoin de produire beaucoup ou toujours plus pour distribuer sans attendre équitablement). Pourquoi, en l’absence de croissance, les comptes de l’État Providence seraient-ils « par nature » déséquilibrés. Je ne vois aucune fatalité à ce que l’on ne sache pas équilibrer les recettes et les dépenses. Que ce soit difficile est une chose, dire que c’est impossible en est une autre »
Croissance / état stable, dette et déficit public.
« Je ne suis pas un « décroissant » au sens qui signifierait que nous devrions, en France, nous « astreindre » à baisser notre production de richesse (c’est-à-dire à faire de la décroissance un « instrument de la transition »), mais je lis tout de même qu’il existe des risques substantiels que la transition écologique vienne plutôt peser sur la croissance que la stimuler. Certains vont même jusqu’à dire que la décroissance va nous tomber dessus fatalement du fait des limites planétaires. Du coup je me pose la question théorique de ce que devraient être les bonnes règles de gestion budgétaire d’une nation qui se retrouverait dans un « état stable », sans croissance ni décroissance. Je lis souvent, en particulier chez les économistes qui appartiennent au courant de pensée dans lequel vous semblez vous situer, qu’il ne faut pas diaboliser les déficits et la dette publics.
Tout en comprenant l’importance de mobiliser les budgets publics pour mener la transition, ces prises de positions me semblent s’appuyer elles aussi sur des hypothèses de croissance perpétuelles. Dit autrement, je me demande si l’absence de croissance, ou plutôt un état stable n’oblige pas tout de même à rechercher un équilibre des finances publiques. Si on maintient un déficit permanent dans un monde sans croissance, la dette n’est-elle pas vouée à progresser éternellement ? Si c’est exact, est-ce vraiment envisageable ou cela n’oblige-t-il pas de temps en temps à purger partiellement au moins cette dette, soit par l’inflation, soit en l’annulant, ce qui reviendrait à sacrifier une partie de l’épargne qui la finance ?
Notez que je ne veux pas dire qu’il ne faille pas dans les années à venir continuer à augmenter la dette pour financer la transition. J’essaye juste de raisonner dans le cadre d’un monde post-transition qu’on pourrait souhaiter dans quelques décennies. J’ai besoin de me projeter sur une telle perspective car je crois en particulier que tenir un propos clair sur cette question aujourd’hui peut être une manière d’apaiser les inquiétudes sur l’effet des déficits que nous aurons très nécessairement à financer dans les années à venir et qui doivent nous permettre de sortir du très mauvais pas dans lequel la menace climatique nous a mis. »
Les résultats de nos échanges
1. Comprendre de quoi on parle : PIB et croissance sont, comme toutes les statistiques, des données construites et faisant l’objet de très nombreux arbitrages conventionnels.
En préalable, il est important de bien comprendre de quoi on parle : Qu’est-ce que le PIB ? Qu’est-ce que la croissance ? Comment sont-ils calculés ? En effet, nombre de ceux qui parlent de croissance ou du PIB ne savent pas réellement ce qu’il y a derrière. Nous n’entrons pas ici dans ces explications car nous les avons largement développées dans le module PIB, croissance et limites planétaires de The Other Economy.
Insistons surtout sur le fait que PIB et croissance sont des données construites qui ont évolué dans le temps et qui continueront à évoluer. En voici quelques exemples (également développés dans le module PIB, croissance et limites planétaires) :
- L’économie « non observée » (travail non déclaré, fraudes, et activités illégales) sont estimés dans le PIB (et il est évident que cela ne contribue pas à l’État Providence).
- Jusque récemment, les dépenses de Recherche & Développement étaient classées comme consommation intermédiaire (donc non incluses dans le PIB). A partir de 2014, la convention statistique évolue : elles sont désormais classées parmi les investissements donc incluses dans le PIB. Cela change évidemment le niveau du PIB nominal de 2014 ! A noter que, quand ce type de changement est réalisé, les comptables nationaux refont les calculs pour les années antérieures de façon à avoir les mêmes règles dans le temps. Ceci étant dit, l’impact sur la croissance peut tout de même être important (par exemple, pour un pays menant à partir d’une certaine date une politique volontariste de développement de la R&D).
- Concernant le futur, l’exemple irlandais (avec un PIB totalement surévalué par rapport à la structure productive du pays _ voir ici) montre de façon extrême à quel point les modes de calcul actuels du PIB rendent difficile l’attribution d’une production à un territoire donné du fait du développement des chaines de valeur mondialisées et la part importante des actifs immatériels (logiciels, R&D, bases de données, marques etc.)
2. Croissance, dette et déficit publics
Sur le sujet de la poursuite de la croissance, il est important de bien distinguer deux périodes :
1/ Celle de la transition c’est-à-dire de la transformation massive du système productif actuel d’un modèle très carboné, consommateurs et destructeurs de ressources naturels et générateur de pollutions vers un modèle plus sobre et moins destructeur. (Sur ce sujet, il est également nécessaire de faire une distinction selon le niveau développement de chaque pays _ voir point 3 ci-après).
2/ L’état de l’économie une fois que cette transformation a eu lieu, et qui pourrait être une économie « globalement » stationnaire au niveau mondial (hors aléas conjoncturels toujours possibles).
Pour réaliser la transformation des pays « développés » il faudra :
- Investir beaucoup : il s’agit en effet de transformer l’ensemble du capital productif actuels (réseaux d’eau, d’énergie, de transport, de communication ; production d’énergie ; gestions des déchets, parcs de machine, de bâtiment, de véhicules, process industriels etc.) afin de le décarboner, de le rendre plus économe en ressources, moins polluant etc. Cela implique d’investir d’un côté (pour rénover les infrastructures, les bâtiments, dépolluer les sols, transformer le modèle agricole etc.) et de « désinvestir » de l’autre (une partie du capital productif existant ne pourra pas être entièrement reconverti ou perdurer dans un monde qui a réussi sa transition : centrales électriques fossiles, oléoducs, outil de production des industries du tout jetable etc.)
- Réduire nos consommations et faire évoluer fortement nos secteurs de « consommation » donc de production (et donc accompagner et investir dans les transitions professionnelles) : consommer nettement moins de ressources naturelles implique de consommer moins de biens et services. Pour prendre l’exemple du textile, dans une économie qui a réussi sa transition les modèles de fast fashion ne peuvent que disparaître au profit de filières de vêtements beaucoup plus durables, réparables, réalisés à partir de matières facilement réutilisables et recyclables.
- Relocaliser partiellement afin de rapprocher les sites de production des lieux de consommation afin de renforcer la résilience des économies et également réduire les transports (et pollutions associées) au niveau mondial.
Tout cela aura (si on le met en œuvre !) des effets en sens variés sur le PIB dont on ne peut pas savoir à l’avance si cela se manifestera par de la croissance ou de la décroissance dans la période de transition. On est sûr par contre que cela changera profondément le contenu du PIB.
Certains travaux économiques comme le récent rapport sur Les incidences économiques de l’action pour le climat, de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz tentent d’estimer ces effets. Cependant la lecture de ces rapports ne permet pas de vraiment conclure quoi que ce soit en termes d’impacts sur le PIB. D’une part, ces travaux reposent sur des modèles macro-économiques aux hypothèses méthodologiques beaucoup trop simplificatrices du monde réel (postulat d’une croissance éternelle du PIB en l’absence de toute intervention, hypothèse de rationalité des agents, équilibre général ou partiel etc.[2]). D’autre part les incertitudes sont innombrables (notamment en ce qui concerne les politiques publiques mises en œuvre ou les choix technologiques) et les éléments pris en comptes sont nécessairement restreints (le nombre de secteurs économiques considérés est limité, seul l’aspect réduction des émissions de gaz à effet de serre est intégré mais pas celui sur la réduction de l’usage des ressources naturelles ou des autres pollutions). Par ailleurs, ces modèles ne tiennent pas compte des rétroactions des effets du réchauffement climatique sur l’activité économique ou alors de façon particulièrement contestable[3].
Dans tous les cas, s’il est un point de consensus c’est que les évolutions nécessaires vont générer des besoins de financement qui peuvent être provisoirement très élevés.
Seulement cette question du financement n’est pas le premier problème : l’économie « réelle », physique (le climat, les matières premières, les compétences etc.) sera nettement plus contraignante.
Dette et croissance : est-ce vraiment le sujet ?
– Commençons par un éclaircissement : un déficit permanent entraine une augmentation de la dette en valeur absolue qu’il y ait croissance du PIB ou pas. Par contre, avec de la croissance le rapport dette / PIB peut baisser (voir ici) mais cet indicateur ultra dominant aujourd’hui (en particulier en Europe du fait des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance) n’est pas nécessairement pertinent[4].
– En théorie, la dette (qu’elle soit publique ou privée) est sensée permettre d’investir c’est-à-dire de préparer l’avenir. Les gains futurs liés à l’investissement devraient permettre de rembourser la dette. Il y a donc là deux questions fondamentales : que finance la dette (les dépenses actuelles ou un patrimoine valorisable dans le futur[5]) ? Et, comment est définie la valeur (s’agit-il uniquement de gains financiers calculés selon les méthodes actuelles ou alors peut-on considérer que la préservation du patrimoine naturel a de la valeur même si ce n’est pas comptée monétairement[6]) ?
– Plus généralement, il est important de comprendre que si la dette publique est souvent présentée comme une question technique c’est en fait un débat profondément politique, qui sous-tend de nombreux choix de politiques publiques impactant notre façon de faire société (champs des services publics, niveau de l’investissement public, des prestations sociales, niveau et assiette des prélèvements obligatoires, modalités de financement de l’État hors fiscalité). Depuis longtemps, nous soutenons le fait qu’il faudrait séparer les dépenses qui relèvent d’aujourd’hui (et les financer par l’impôt) et celles qui relèvent des investissements pour le futur (à financer par la dette ou par la création monétaire publique, sujet tabou !).
Nous ne disons pas que la dette est une panacée mais que les niveaux actuels de dette ne doivent pas empêcher les investissements nécessaires à la transition écologique.
– Il est arrivé à de nombreuses reprises dans l’histoire que la dette publique soit « purgée » (à commencer par l’annulation de la dette allemande, consécutive au deux guerres mondiales).
– A noter que dans un monde post transition, il y a aura quand même besoin d’investissements.
Faudra-t-il alors avoir recours à la dette, à la création monétaire, à la fiscalité, à des dispositifs tels le circuit du trésor, ou inventer encore autre chose ? C’est difficile d’y répondre aujourd’hui (d’autant qu’on ne sait pas si un tel monde existera vraiment !).
Une chose est sûre cependant : l’argent est une convention humaine, nous pouvons donc changer les règles. Ce n’est pas le cas de la réalité physique du monde.
3. Croissance, inégalité et justice sociale
Il faut distinguer la question de la pauvreté et celle des inégalités.
Le débat n’est pas le même dans les deux cas.
La taille du PIB (qui a pour objet de refléter le niveau de la production) est importante pour savoir si un pays produit suffisamment pour subvenir aux besoin de sa population (ou générer via des exportations les revenus nécessaires pour importer ce qui lui manque _ à noter que sur ce dernier point, le fait que la monnaie soit convertible ou non et le taux de change sont fondamentaux_ voir ici ).
En gros, si le gâteau est trop petit il y a aura de la pauvreté et de la précarité dans le pays concerné.
C’est pourquoi la question de la croissance ne se pose pas du tout dans les mêmes termes dans nos pays et les pays les plus pauvres[7].
Concernant la question des inégalités, vous avez raison il s’agit avant tout d’une question de répartition.
En cela, il n’y a pas de lien mécanique entre croissance et inégalités : la croissance augmente la taille du gâteau, mais rien n’assure que la différence entre les plus pauvres et les plus riches se réduira au même rythme. Ainsi, il existe des exemples de pays où la croissance du PIB est concomitante de la croissance des inégalités.
C’est ce que montre par exemple l’évolution du coefficient de Gini[8] des États-Unis, première économie mondiale (voir les données sur le site de la Banque Mondiale).Selon l’OCDE, « au cours des trente dernières années, le fossé entre riches et pauvres s’est creusé dans la plupart des pays de l’OCDE tandis que le coefficient de Gini progressait de trois points, pour atteindre une valeur moyenne de 0,32. » (source ici). Voir aussi les travaux de Piketty sur les inégalités au niveau mondial.
Ce sont bien les mécanismes distribution des revenus, de transferts et de redistribution (et non la croissance en elle-même) qui permettent la baisse des inégalités via :
1. Des dispositifs réglementaires avec en particulier le droit du travail (le salaire minimum, la plus ou moins grande « flexibilité » du travail notamment en matière de travail précaire, les limites au temps de travail etc.), mais aussi l’imposition d’écarts de revenus maximum dans les entreprises publiques (une idée complémentaire serait d’obliger les administrations publiques ou les entreprises à tenir compte des écarts de rémunération dans les critères leur permettant de choisir les entreprises privées répondant à des appels d’offre).
2. La fiscalité qui peut permettre de réduire les écarts de revenus et/ou de patrimoine.
3. La protection sociale : c’est à dire les mécanismes collectifs d’assurance des citoyens contre les risques sociaux (selon les systèmes les risques couverts ne sont pas les mêmes : vieillesse, invalidité, maladie, précarité et pauvreté, perte d’emploi, logement, arrivée d’un enfant etc.)
Il existe différentes façons de catégoriser les modèles de protection sociales : i/ modèle universaliste (touche tout le monde) vs limités à certaines catégories de populations (droits ouverts via le travail salarié) ii/ financement par l’impôt ou par les cotisations assises sur le travail iii/ logique assurantielle (cotisation en fonction de ses moyens) vs assistancielle (prestations en fonction des besoins minimaux des gens et pas de droits ouverts via des cotisations). Les différents systèmes vont évidemment emprunter plus ou moins à chacune des catégories[9].
4. L’existence de services collectifs publics plus ou moins gratuits (éducation et hôpital public mais aussi existence de transport en commun publics, accès à la culture plus ou moins couteux etc.)
> Ce dernier point dépasse celui des seules inégalités monétaires parce que si la dimension financière est importante, ce n’est pas la seule. Par exemple, à revenu équivalent, ce n’est pas du tout la même chose d’être pauvre en France, où l’école et l’hôpital sont gratuites, et aux États Unis où ce n’est pas le cas. Sur ce sujet l’INSEE a fait une fiche très intéressante montrant l’impact des prestations sociales et des dépenses collectives sur la réduction des inégalités.
Les différents points ci-avant permettent de comprendre que la question des inégalités n’est pas uniquement liées à l’État Providence : en lui-même l’impôt assure déjà une réduction des inégalités, de même que les dispositifs légaux et réglementaires.
Concernant l’argument selon laquelle la croissance serait nécessaire au financement de l’État providence.
Sur ce point, il faut tout d’abord bien comprendre les deux termes de l’équation.
- Les besoins.
Les besoins de protection sociale ne sont pas donnés une fois pour toutes. Ils évoluent en même temps que la société à la fois dans les attentes de la société (droit au logement par exemple) et de la structure de la société (notamment démographique). Ainsi, les besoins en termes de retraites augmentent avec l’allongement de l’espérance de vie. De même, le fait de vivre de plus en plus vieux crée un nouveau besoin : celui d’accompagner la dépendance des personnes âgées voire très âgées. Notons que le dérèglement climatique et plus largement la crise écologique, vont générer de nouveaux risques et donc de nouveaux besoins qui ne seront pas nécessairement couverts par les assureurs privés.
- Les recettes.
Les points 3 et 4 ci-avant relèvent des dépenses publiques (que ce soit de la dépense budgétaire stricto sensu ou des transferts sociaux transitant par un organisme de sécurité social)
Ils sont donc financés par les administrations publiques et en premier lieu par les prélèvements obligatoires (taxe et impôts d’un côté, cotisations sociales de l’autre voire un mix des deux) or les assiettes de financement sont plus ou moins sensibles à la conjoncture économique.
Par exemple, il est évident que si l’assiette c’est le travail (ce qui est le cas des cotisations sociales), un fort taux de chômage fait baisser les ressources (tout en augmentant les dépenses). Si l’assiette c’est la consommation (TVA, taxes sur l’énergie), une crise économique provoquant une contraction de la demande réduit les ressources. Par contre, la taxe foncière ou la taxe d’habitation sont moins sensibles à la conjoncture.
C’est pour cela que le lien est systématiquement fait entre croissance économique et financement de l’État providence. Si les besoins augmentent, il faut plus d’activité économique (donc de la croissance) afin de générer plus de ressources pour pouvoir financer lesdits besoins. Si l’activité se rétracte, les ressources diminuent et les besoins existants ne peuvent être financés.
Plusieurs argument peuvent cependant être opposés à ce raisonnement qui conditionne le financement de notre modèle social à la poursuite de la croissance :
- Plus de croissance ne veut pas nécessairement dire plus d’emploi[10]. C’est le cas, si les « fruits de la croissance » se traduisent en hausse des profits plutôt qu’en création d’emploi (ou en hausse des salaires). C’est le cas également si la croissance est tirée par des secteurs hautement technologiques employant peu de travailleurs très qualifiés, (et potentiellement pas mal de travail précaire) ce qui est le cas du secteur du numérique. Cela pose évidemment un problème en matière de ressources publiques. Cela pose également un problème si les impositions sur les profits des entreprises et sur les haut revenus sont plafonnés à des niveaux relativement bas.
- Il y a des liens entre ressources et dépenses : par exemple réduire les écarts de revenus dans les entreprises a un impact sur les ressources (plus de gens ont des niveaux de salaire suffisants pour payer des impôts sur le revenu, pour payer des cotisations sociales) et potentiellement sur les besoins également (moins de travailleurs précaires, c’est potentiellement moins d’aides ciblées).
- Il faut bien faire attention avec les exercices prospectifs qui projettent des dépenses à long terme. Ils se fondent, en effet, sur des hypothèses : le choix des paramètres est déterminant dans les projections à long terme. Le débat actuel sur les retraites en fournit un bon exemple : les scenarios retenus en matière de hausse de l’espérance de vie, et de niveau du solde migratoire creusent les déficits à long terme alors qu’ils ne sont pas cohérents avec les évolutions observées lors de la dernière décennie.[11]
- On peut également réfléchir sur les besoins. Par exemple, concernant le domaine de la santé, une grande part des dépenses concerne les maladies chroniques (diabètes, cancer, maladies cardio-vasculaires), qui sont en partie liée à l’hygiène de vie : consacrer des moyens conséquents à des politiques d’éducation et de prévention pourrait donc être un bon investissement à long terme (éducation à l’alimentation, développement du sport, tabac, alcool etc.). On pourrait aussi imaginer de faire monter en compétence la population en général en matière de santé par exemple en développement massivement des formations aux premiers secours. Réfléchir également sur la consommation de médicaments, et sur le fait que les systèmes de santé ont tendance à favoriser la prise trop importante de médicaments[12]. Enfin, se pose la question de jusqu’où on va dans le soin : à quel moment met-on un frein à l’acharnement thérapeutique ?
- Enfin bien sûr se pose la question des modes de financement de l’État avec d’un côté les prélèvements obligatoires (et la réflexion sur quelle assiette, ou quel type de population repose l’impôt sans oublier l’évasion et la fraude fiscale) et de l’autre la question du recours à l’emprunt et de la création monétaire.
Pour conclure sur ce point, la gestion de l’équilibre besoins / ressources pose la question démocratique des arbitrages qui devront être menés, et qui se complexifieront avec la matérialisation croissante des dégâts écologiques. Face à cette réalité, la préservation de notre modèle social ne pourra pas être résolue par un appel constant à la croissance dont on ne sait pas si elle restera possible, ou à quel niveau, face aux contraintes auxquelles nous faisons face (limites planétaires). C’est pourquoi il est fort dommageable que si peu de travaux de macro-économie se penchent concrètement sur les questions soulevées par cet article.
Marion Cohen et Alain Grandjean
Notes
[1] Benoît Cogné, par ailleurs signataire de l’article « Climat : la planification au défi de l’urgence » publié par La Grande Conversation en octobre 2022.
[2] Voir notamment La croissance du PIB n’est pas expliquée par les modèles macroéconomiques les plus utilisés sur la plateforme The Other Economy et Comparaison des modèles météorologiques, climatiques et économiques, Alain Grandjean et Gaël Giraud, Working Paper de la Chaire Energie et Prospérité (2017).
[3] Voir la fiche Réchauffement climatique : un impact négligeable sur la croissance ?
[4] C’est ce que comme nous avons essayé de le montrer dans l’article « Au-delà d’un certain niveau, la dette publique (rapportée au PIB) serait insoutenable » sur la plateforme The Other Economy.
[5] Voir par exemple, En face de la dette publique il y a un patrimoine, et l’idée reçue La dette publique serait un fardeau injustement légué aux générations futures
[6] Voir par exemple, l’article Le système économique est aveugle aux destructions de la nature car elle est invisible dans nos outils comptables
[7] Pour en savoir plus sur la notion de pauvreté, vous pouvez regarder la fiche sur les différentes mesures la pauvreté sur la plateforme The Other Economy.
[8] En savoir plus sur le coefficient de GINI dans notre fiche sur la mesure des inégalités monétaires
[9] Retrouvez une explication assez claire sur les différents modèles de protection sociale sont assez clairement expliqués sur le site viepublique.fr
[10] ou plus d’emplois générant des ressources financières pour les administrations publiques : en effet, nombre de politiques publiques visent à encourager l’emploi en réduisant les cotisations sociales sur les plus bas salaires.
[11] Voir l’article Hervé Le Bras : « Les scénarios du Conseil d’orientation des retraites sont irréalistes en matière de mortalité » Le Monde Fév. 2023
[12] Voir l’article Trop de personnes prennent trop de médicaments, Le Nouvel Economiste, 06/05/23
The post La croissance est elle nécessaire pour financer la dette publique et la protection sociale ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 26.05.2023 à 09:28
Nous venons de vivre un grand moment. Deux jours après la publication d’un rapport très attendu sur l’incidence économique de l’action climatique, commandé par et remis à Elisabeth Borne, le ministre des finances tacle deux des principales recommandations : le recours à la dette publique et à un impôt exceptionnel sur le capital. Une telle impression de dissensions au sein du gouvernement sur une question majeure est très préoccupante ce d’autant que les alternatives proposées par Bruno Le Maire sont pour le moins illusoires, comme on le verra. Qui a raison ? Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, les auteurs du rapport qui relativisent le risque lié à la hausse de la dette publique ou le ministre des finances qui descend les herses à ce sujet? Y a-t-il d’autres options pour financer l’action climatique ?
1. Quelques-unes des conclusions de ce rapport nous semblent bien établies :
- L’action climatique n’attend pas et doit être amplifiée, à la fois pour tenir nos engagements internationaux et pour nous adapter à un climat qui se dérègle de plus en plus.
- Nous devons faire croître les investissements publics de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an (et les acteurs privés devront également investir des montants du même ordre de grandeur).
- Il est irréaliste de penser[1] qu’on pourra financer ce surcroît par un simple « redéploiement » des dépenses existantes.
- S’il faut recourir à la hausse de la dette publique[2], cette hausse reste soutenable à la fois parce que la note française est parmi les meilleures au monde[3] et parce que les taux d’intérêt réels sont proches de zéro (et inférieurs au taux de croissance du PIB).
- Une augmentation des impôts pourrait être nécessaire et dans ce cas elle devra cibler les plus aisés sous peine d’un rejet de l’action climatique par la majorité de la population, qui serait extrêmement dommageable pour tous. Un prélèvement sur le patrimoine est sans doute la moins mauvaise des options.
- Les propositions faites par la Commission européenne pour réformer le cadre budgétaire sont insuffisantes[4] face aux enjeux climatiques et, comme noté dans le rapport « L’Europe ne peut pas se permettre d’afficher une grande stratégie climatique tout en restant dans le flou quant à sa mise en œuvre effective. Il importe qu’elle définisse et mette en place une nouvelle gouvernance climatique à la mesure de son ambition. » (p.143).
2. Comment interpréter les déclarations de Bruno Le Maire ?
Dans ce cadre, les déclarations du ministre des finances, dont on peut penser qu’il a bien conscience de l’ampleur du défi climatique et du défi de son financement peuvent être interprétées sous trois angles.
Premièrement, cette sortie fracassante est sans doute liée au Momentum :
- Après les tensions relatives à la réforme des retraites, comment les Français pourraient-ils réagir en constatant qu’en fait il est possible à l’État français de s’endetter davantage ?
- L’agence Standard & Poor’s va annoncer prochainement si elle dégrade sa notation de la dette publique comme l’a fait récemment Fitch et les taux d’intérêt sont à la hausse.
- Les négociations européennes sur la réforme des règles budgétaires sont dans une phase cruciale, et il n’est peut-être pas adroit de laisser entendre publiquement à nos voisins que nous ne sommes pas prêts du tout à accepter une trajectoire de réduction de la dette, bien au contraire.
Deuxièmement, la sortie de Bruno Le Maire peut être interprétée en termes idéologiques ; il fait partie d’une famille politique qui ne cesse de crier au loup et de faire croire que la France est au bord de la faillite. La volonté de mettre les dépenses publiques sous un carcan peut être comprise comme un moyen de satisfaire le patronat qui (pour des raisons également idéologiques mais aussi d’intérêt économique) réclame en permanence des baisses fiscales ; elle peut également être comprise comme un levier pour privatiser certains secteurs.
Cette idéologie est clairement infondée[5], ce qui ne veut pas dire non plus que la dette publique peut monter jusqu’au ciel.
Troisièmement, on ne peut pas complètement écarter l’hypothèse selon laquelle Bruno Le Maire joue aussi une carte politique personnelle en pariant que l’opinion ne veut pas d’augmentation d’impôt et serait de plus en plus favorable à un discours de rigueur (au motif habituel que la rigueur doit être partagée y compris par les administrations).
3. Les pistes évoquées par Bruno Le Maire sont inconsistantes
Le ministre des finances évoque 4 pistes pour financer l’action pour le climat tout en évitant la croissance de la dette publique ou de l’impôt : le recours à l’épargne privée, aux banques publiques, aux entreprises privées et au verdissement de la fiscalité.
Or si ces « solutions » (loin d’être innovantes !) peuvent être mobilisées pour les dépenses privées, elles sont inopérantes pour les investissements publics nécessités par la décarbonation de notre économie, qui rappelons-le se chiffrent en dizaine de milliards[6]. Toute dépense publique rentre, en effet, dans le calcul du déficit public, quel que soit le financeur (acteur privé ou banque publique). Il est donc illusoire de croire qu’on peut éviter le débat posé par le rapport sur l’incidence économique de l’action climatique. Si l’on refuse la croissance de la dette et des prélèvements obligatoires toute hausse de dépenses publiques oblige à faire des réductions de dépenses à due concurrence.
NB : On peut aussi parier sur la croissance du PIB pour réduire le ratio Dette/PIB en augmentant le dénominateur. C’est en parti ce sur quoi parie Bruno Le Maire avec une trajectoire du PIB plutôt volontariste. Le rapport de Jean Pisani-Ferry est plus prudent en attirant l’attention sur un choc négatif d’offre lié au fait qu’on devra remplacer des actifs bruns (qui sont « échoués « ou en passe de l’être) sans création de valeur par les actifs verts en contrepartie. Ce choc négatif réduirait l’effet macroéconomique du choc positif lié au programme d’investissements. Le débat est important et pas tranché. A ce stade, il n’invalide pas nos conclusions car la trajectoire de la dette publique serait toujours fortement croissante dans les projections du rapport avec une croissance du PIB proche de celle qu’a adoptée à ce stade l’exécutif. Par ailleurs, il est sur le fond pour le moins imprudent de conditionner le financement d’investissements vitaux à un taux de croissance qui est soumis à de nombreux aléas, que la multiplication des crises ne peut qu’augmenter en nombre et en intensité.
Cela signifie très concrètement que ce que sous-entend cette déclaration est tout simplement un programme de baisse des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ce que la Première Ministre a demandé à ses ministres (réduire leur budget de 5%) et c’est ce qui figure dans les trajectoires de dépenses publiques annoncées fin 2022.
4. Y a-t-il d’autres pistes de financement ?
Tout d’abord il est essentiel de rappeler que l’inaction climatique conduira nécessairement à des désordres dont les conséquences économiques et financières ne peuvent être que majeures, affaiblissant chaque année davantage l’économie et rendant le financement des investissements nécessaires plus difficile. On ne peut d’ailleurs que regretter que le rapport de Jean Pisani-Ferry soit beaucoup trop timide sur ses conséquences, en relayant des estimations économiques extrêmement discutables[7].
Dans ces conditions, la priorité est bien de faire évoluer la doctrine budgétaire européenne : il est absurde de séparer les discussions budgétaires purement comptables et numériques et les discussions sur le contenu des dépenses et investissements ; tout comme il est absurde de sacrifier des réalisations matérielles indispensables à l’autel d’un raisonnement discutable sur la dette. S’il y a une variable d’ajustement c’est bien la dette comptable et un incontournable ce sont les investissements à programmer et à réaliser.
En la matière, les discussions européennes sont en pleine effervescence et l’on peut regretter que le ministre des finances donne à penser qu’il s’aligne sur les positions allemandes alors qu’il devrait incarner une ambition bien plus forte sous peine que la position française soit balayée. Il y a encore des marges de manœuvre à créer même sous le joug apparent des règles du 3% de déficit et du 60 % de dette inscrites dans le marbre des traités européens.
Si les discussions conduisent néanmoins à un blocage sur les déficits et dettes publiques nationales, il sera nécessaire de recourir à des mécanismes européens comme la Facilité pour la Reprise et la Résilience[8] qui a été créée pour faire face à la crise de la COVID, et est entrée en vigueur le 19 février 2021.
Au plan national, il est possible d’envisager, dans certains cas, des solutions qui contournent les règles formelles des traités qui sont susceptibles d’interprétation. C’est d’ailleurs ce qui fait que les sanctions pour déficit excessif n’ont jamais été prises, alors que les déficits ont dépassé les plafonds théoriques. On peut citer en particulier le projet SFTE qui, dans le domaine de la rénovation énergétique des bâtiments publics, vise à permettre son financement par le secteur privé (bancaire et opérationnel) sans augmentation de la dette publique.
Conclusion
Le Commissaire européen à l’économie Paolo Gentiloni, ferme la discussion sur les règles budgétaires en martelant dans un échange avec le député européen Philippe Lamberts « la dette c’est la dette » ; on pourrait lui répondre que les émissions de gaz à effet de serre sont des émissions de gaz à effet de serre. Il est pour le moins curieux de prioriser une convention comptable par rapport aux réalités du changement climatique. S’il est possible, comme l’histoire du dernier millénaire le montre, de vivre avec un niveau élevé de dette publique, la planète va devenir progressivement inhabitable. Il est donc proprement absurde de conditionner l’action climatique à un niveau supposé maximal de dette publique. Il est plus que souhaitable au contraire de faire preuve d’imagination pour trouver des solutions compatibles avec des contraintes formelles mais qui résolvent les problèmes réels fondamentaux.
Annexe
Les incidences économiques de l’action pour le climat, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz (Mai 2023). Page 115
Alain Grandjean
Notes
[1] Page 120 du rapport : « Pour souhaitable qu’il soit, un financement intégral par redéploiement (i.e. par la réduction de dépenses, brunes ou autres) apparaît cependant peu réaliste »
[2] La croissance envisagée de la dette publique à horizon 2030 est de 10% du PIB soit de l’ordre de 300 milliards d’euros . Voir annexe du présent article.
[3] Voir Eric Heyer, Dégradation de la note française : faut-il vraiment s’inquiéter du niveau de la dette ? The Conversation (Mai 2023)
[4] Page 142 « Sur insistance allemande, les dernières propositions législatives de la Commission sont en retrait des lignes directrices initiales, elles-mêmes assez timides. Comme on l’a dit au Chapitre 10, l’endettement public n’est pas le premier instrument de financement de la transition. Contraindre à l’excès la possibilité d’y avoir recours risque cependant de compliquer encore la tâche des décideurs publics. »
[5] Voir un article récent sur le sujet Eric Heyer, Dégradation de la note française : faut-il vraiment s’inquiéter du niveau de la dette ? The Conversation (Mai 2023) et le module dette et déficit publics de la plateforme The Other Economy.
[6] Pour en savoir plus sur la nécessité de l’investissement public pour réaliser la transition vous pouvez consulter la proposition « Lancer un plan de reconstruction écologique » sur la plateforme The Other Economy.
[7] En page 22 il est écrit « Des travaux ultérieurs ont abouti à des impacts plus marqués du changement climatique sur l’activité économique globale : la perte de PIB à l’horizon 2100 serait ainsi comprise entre 7 % et 23 % ». Ces travaux minorent clairement ces pertes (voir la fiche sur les impacts du changement climatique de The Other Economy
[8] Cette facilité finance les réformes et les investissements dans les États membres depuis le début de la pandémie en février 2020, et ce jusqu’au 31 décembre 2026.
The post La dette ou le climat ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.