Le blog d' Alain Granjean
Publié le 20.03.2023 à 15:47
L’économie au défi de la biodiversité
Harold Levrel et Antoine Missemer, qui viennent de publier l’ouvrage ‘L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution’ (Les Petits Matins, 2022), nous invitent à envisager une économie d’un nouveau genre qu’ils appellent « économie de la coévolution ». Ils explorent dans leur livre toute une série d’innovations, notamment institutionnelles, visant à modifier […]
The post L’économie au défi de la biodiversité appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 08.03.2023 à 18:49
Notre civilisation peut-elle devenir plus propre, sobre et égalitaire ?
Rappelons l’argument de notre dernier post « la surabondance va t’elle conduire au retour de la pénurie ? » : nous sommes face à une grande bifurcation[1]. Soit nous prolongeons nos trajectoires de développement actuelles, et nous provoquerons une pénurie physique de ressources naturelles, une destruction massive des écosystèmes, dans un climat déstabilisé et déstabilisant. Des inégalités massives […]
The post Notre civilisation peut-elle devenir plus propre, sobre et égalitaire ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 10.02.2023 à 09:36
La surabondance va-t-elle conduire au retour de la pénurie ?
Les hommes ont été hantés par la peur de la famine pendant des millénaires[1]. L’histoire des deux derniers millénaires est marquée par de multiples famines et disettes. On doit aux révolutions scientifique et thermo-industrielle la sortie, pour une partie de l’humanité, de cette tragédie. Les deux dernières famines occidentales datent de 1851 en Irlande et de […]
The post La surabondance va-t-elle conduire au retour de la pénurie ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 09.01.2023 à 14:19
Gouvernance économique européenne et climat : une proposition de réforme insuffisante
Mise en place progressivement à partir du traité de Maastricht (1992), la gouvernance économique européenne consiste en un ensemble de règles et de procédures visant à faire respecter une discipline budgétaire par les États membres, à faciliter la coordination de leurs politiques économiques et à prévenir les déséquilibres macroéconomiques. Presque exclusivement centrée sur la surveillance […]
The post Gouvernance économique européenne et climat : une proposition de réforme insuffisante appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 03.01.2023 à 16:06
L’optimisme peut-il constituer une valeur pro-environnementale ? Billet invité – Jacques Lecomte
Parmi les militants environnementaux, certains se déclarent plutôt pessimistes, d’autres choisissent plutôt l’optimisme. Que nous dit la psychologie scientifique sur ce sujet ? L’optimisme présente globalement plutôt des avantages, mais peut parfois générer des comportements contre-productifs. Ceci m’a amené à créer il y a quelques années le néologisme optiréalisme. J’aimerais exprimer ici pourquoi. Il y a énormément […]
The post L’optimisme peut-il constituer une valeur pro-environnementale ? Billet invité – Jacques Lecomte appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 27.10.2022 à 11:46
La sobriété comme alternative politique
Benjamin Brice nous livre dans ce post les principales conclusions de son livre La sobriété gagnante. Pouvoir d’achat, écologie, déficits : Comment sortir de l’impasse ? L’originalité de sa démarche est qu’il relie directement la question de la sobriété aux enjeux économiques et sociaux de la France. Dans sa perspective, la révision de notre consommation ne serait pas […]
The post La sobriété comme alternative politique appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 20.03.2023 à 15:47
L’économie au défi de la biodiversité
Harold Levrel et Antoine Missemer, qui viennent de publier l’ouvrage ‘L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution’ (Les Petits Matins, 2022), nous invitent à envisager une économie d’un nouveau genre qu’ils appellent « économie de la coévolution ». Ils explorent dans leur livre toute une série d’innovations, notamment institutionnelles, visant à modifier notre rapport avec le vivant et nous en livrent ici la synthèse.
–
L’économie se propose de travailler sur la rareté des ressources et sur leur gestion en vue de permettre à notre espèce de croître ou, a minima, de se maintenir dans un territoire donné. À l’échelle d’une histoire longue – les Anglo-saxons parlent de « big history » –, l’être humain a d’abord fonctionné comme n’importe quelle autre espèce, collectant dans la nature les plantes à consommer et chassant les proies à sa disposition. Cette économie de la prédation était fondée sur le prélèvement direct de ressources. Pendant l’holocène, dans un contexte de raréfaction des proies animales, l’être humain a petit-à-petit commencé à contrôler les dynamiques du vivant permettant la reproduction des ressources nécessaires à sa survie. La révolution néolithique a ainsi conduit à l’apparition progressive de l’élevage et de la culture de la terre. L’être humain est passé à une économie de la production caractérisée par un contrôle de la chaîne trophique. Au fil des siècles, il a perfectionné ces méthodes de production et utilisé un nombre croissant de sources d’énergie pour en augmenter les rendements, jusqu’à produire des aliments sur des sols artificiellement fertilisés. Cette dynamique, poussée à son paroxysme au XXe siècle, a conduit à ce que 96 % de la biomasse de mammifères de notre planète soient composés d’animaux domestiques ou d’êtres humains, ne laissant qu’une portion congrue aux espèces sauvages. Cela n’a pas été sans conséquences sur l’ensemble des fonctions écologiques de la biosphère.
En ce début de XXIe siècle, alors que de nombreuses espèces et équilibres écosystémiques sont en péril, il devient impérieux d’envisager une économie d’un nouveau genre, une économie de la coévolution, où l’être humain cohabiterait avec la nature sans chercher à la contrôler à tout prix. L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution (2023, Les Petits Matins & Institut Veblen) explore ainsi toute une série d’innovations, notamment institutionnelles, visant à modifier notre rapport avec le vivant.
Face à des théories économiques inadaptées pour penser la complexité du monde vivant, l’économie écologique constitue une voie prometteuse
Dans le champ de la pensée économique tout d’abord, les théories dominantes fondées sur un anthropocentrisme extrêmement fort, mais aussi sur une vision mécanique du fonctionnement du monde, sont appelées à être questionnées. La complexité des dynamiques auxquelles l’être humain fait face et la multiplication d’événements extrêmes imprévisibles conduisent à penser que la théorie économique devrait davantage prendre en considération les interactions non linéaires, les effets de seuil, qui animent le monde naturel. La montée en puissance des éthiques environnementales et la reconnaissance du bien-être animal mettent par ailleurs à mal une morale qui ne serait que conséquentialiste et instrumentale, ne visant qu’à augmenter le bien-être humain. L’économie écologique, née à la fin des années 1980 et connaissant aujourd’hui une vitalité forte, apparaît comme une alternative prometteuse. Elle constitue un champ de recherche interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, qui s’intéresse aux mutations institutionnelles, techniques, symboliques, écosystémiques, questionnant les interactions entre tous ces éléments. Dans cette perspective, Richard B. Norgaard a proposé d’appréhender les problèmes de trajectoires de développement à partir d’une analyse dite coévolutive, examinant les interactions entre ces différentes sphères, en fonction de chaque territoire. L’approche d’Ignacy Sachs en termes d’écodéveloppement, datant elle des années 1970, s’avère également utile en ce qu’elle prête attention aux spécificités écologiques et sociales des territoires pour imaginer des formes de gestion planifiées et participatives des ressources de la nature.
Ces manières d’appréhender les relations entre économie et environnement connaissent un champ d’application particulièrement fécond dans le domaine de l’agriculture.
Aujourd’hui, alors que le modèle productiviste reste dominant, notamment à la faveur d’un discours sur la souveraineté alimentaire, il est important de rappeler qu’il conduit à de nombreux problèmes écologiques, en matière d’érosion de la biodiversité mais aussi de réchauffement climatique – l’agriculture et le secteur agro-alimentaire sont responsables d’environ 20% des émissions de gaz à effet de serre et sont la première cause de destruction de la diversité du vivant en France. À rebours de ce modèle, des milliers d’agriculteurs ont, depuis quelques décennies, commencé à renoncer à l’objectif unique d’augmentation des niveaux de productivité, pour adopter des pratiques visant à réinsérer de la diversité dans leurs modes de production. Cela s’est traduit par l’usage de semences rustiques certes moins productives mais aussi moins fragiles face aux aléas naturels, par le recours à des rotations entre les cultures, par le couplage entre élevage et culture pour bénéficier de fertilisants naturels, par un aménagement des écosystèmes agricoles redonnant une place aux dynamiques naturelles grâce à la restauration de talus et de milieux dédiés à l’hébergement d’espèces dites auxiliaires (pollinisateurs, oiseaux chassant les ravageurs, etc.). Renoncer à des rendements maximums et appréhender la complexité de pratiques plus adaptées aux spécificités des territoires dans lesquels on se situe est le signe d’un changement des mentalités et des institutions dominantes dans certains pans du secteur agricole – un changement à encourager, notamment par la réorientation des aides publiques à l’agriculture.
L’importance de revoir nos indicateurs et d’envisager de nouvelles comptabilités
Dans ce contexte, il semble inadapté de vouloir mesurer la richesse produite par les activités humaines uniquement à l’aune d’indicateurs de croissance économique ou de production. Tout au contraire il devient central de pouvoir renseigner des indicateurs qui renvoient à l’état écologique des milieux dans lesquels s’inscrivent ces activités mais aussi au bien-être humain et aux conséquences sociales de ces activités. Cette mutation est en cours à travers le renseignement de nouveaux outils macro à l’échelle des pays – notamment grâce à la comptabilité économique et environnementale de l’ONU –, mais aussi à travers ce qui est appelé le reporting extra-financier des entreprises. Ce dernier est devenu obligatoire en Europe et voit son domaine d’application s’étendre. Les entreprises doivent ainsi renseigner non seulement leur bilan financier mais aussi leur bilan social et environnemental. Toutes ces informations restent pour l’heure marginales dans l’élaboration des politiques publiques, et tendent donc aussi à rester au second plan dans les décisions privées d’investissement, mais cela pourrait changer dans les années à venir. Une telle comptabilité des organisations, capable de renseigner les dettes et les créances non seulement du point de vue financier mais aussi du point de vue social et environnemental, est appelée à devenir un atout précieux de la transformation écologique de nos économies.
Faire une place à la biodiversité sauvage dans les territoires
Cette comptabilité ne peut cependant pas se résumer à une information qui concernerait seulement les ressources de la nature contribuant directement aux activités productives – ce que l’on appelle habituellement en économie le « capital naturel ». Elle doit aussi tenir compte de toutes les entités vivantes vis-à-vis desquelles des dettes peuvent être accumulées – ne serait-ce parce que les activités économiques dégradent leurs habitats – sans que ces entités ne participent directement à la production. On peut penser notamment aux grands mammifères.
Étendre la comptabilité environnementale dans cette direction apparaît d’autant plus nécessaire que les populations d’espèces sauvages tendent à augmenter en Europe et en Amérique du Nord. Le retour du loup, des rapaces, des phoques, sont autant d’indices permettant de conclure que nos sociétés sont aujourd’hui prêtes, sous certaines conditions, à accueillir des espèces qui étaient il y a encore une cinquantaine d’années considérées comme uniquement source de nuisances. Grâce à des lois qui protègent les individus de ces espèces mais aussi en raison d’une opinion publique souvent favorable à leur retour, nous nous retrouvons de nouveau à cohabiter avec de grands mammifères à qui il faut bien laisser de la place. En plus de nouveaux enjeux d’aménagement du territoire, cela se traduit par la reconnaissance de droits formels, avec de possibles réparations à effectuer en cas de préjudice subi par ces espèces sauvages. Tous ces éléments forment la structure d’un contrat social renouvelé impliquant l’intégration de non-humains, dessinant par la même les prémices d’un contrat naturel que Michel Serres appelait de ses vœux à la fin du XXe siècle.
Reconsidérer la notion de ressources en ne considérant plus uniquement le seul point de vue humain
Cela peut nous amener finalement à questionner le périmètre des savoirs et des activités économiques, car la notion de ressources n’a été le plus souvent envisagée que du point de vue des êtres humains jusqu’à aujourd’hui. Désormais, des ressources spatiales (c’est-à-dire des morceaux de territoires), des ressources trophiques, voire des ressources en travail humain, ne sont plus uniquement dédiées à la satisfaction de nos besoins mais aussi à celle des besoins d’autres espèces. L’humain doit être prêt – il semble déjà l’être dans certaines circonstances – à partager les ressources fournies par la biosphère, quitte à ne plus avoir une position dominante dans la chaîne trophique impliquant une vision strictement instrumentale du vivant. Ce partage n’est pas motivé par un simple intérêt bien senti fondé sur une prise de conscience de notre dépendance envers des relations écologiques complexes. Non, il s’agit d’une reconnaissance aux autres composantes du vivant de droits à utiliser les ressources que nous avions jusqu’alors confisquées. L’idée de communs, tant discutée aujourd’hui en sciences sociales, n’est alors plus à envisager uniquement dans une perspective étroite de ressources communes entre êtres humains, mais bien de ressources communes entre des êtres humains et des individus appartenant à d’autres espèces.
Comment mettre en place de nouvelles règles de partage de l’accès et de l’usage de ces ressources ? Comment établir des compromis socialement acceptables à ce sujet ? Il n’y a pas de réponse univoque à ces questions mais des initiatives et des expériences en ce sens sont menées aujourd’hui un peu partout dans le monde à la faveur d’une augmentation des interactions entre l’être humain et les espèces sauvages dans des territoires partagés. Nul doute que le chemin à parcourir ne sera pas sans embûche et que les difficultés éthiques, techniques, organisationnelles vont rendre la tâche délicate. Mais il s’agit d’expériences appelées à alimenter une transformation de grande ampleur, presque civilisationnelle. Face aux périls écologiques contemporains, le jeu en vaut très certainement la chandelle.
Dans L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution, les lecteurs trouveront de nombreuses matières à réflexion, aussi bien théoriques que pratiques, pour tracer les voies de cette économie de la coévolution. Ils n’y trouveront pas de recette tout faite, mais de quoi construire, individuellement comme collectivement, un projet économique et écologique ambitieux pour le XXIe siècle.
Harold Levrel (AgroParisTech, CIRED) et Antoine Missemer (CNRS, CIRED)
Informations sur le livre
L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution, 2023, Paris : Les Petits Matins & Institut Veblen, 256 pages, 19€
The post L’économie au défi de la biodiversité appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 08.03.2023 à 18:49
Notre civilisation peut-elle devenir plus propre, sobre et égalitaire ?
Rappelons l’argument de notre dernier post « la surabondance va t’elle conduire au retour de la pénurie ? » : nous sommes face à une grande bifurcation[1]. Soit nous prolongeons nos trajectoires de développement actuelles, et nous provoquerons une pénurie physique de ressources naturelles, une destruction massive des écosystèmes, dans un climat déstabilisé et déstabilisant. Des inégalités massives en résulteront. Les plus riches et / ou les plus puissants s’en sortiront, au moins dans un premier temps. Les plus défavorisés connaîtront des difficultés matérielles croissantes, souvent létales. Soit nous acceptons de changer radicalement, d’inventer et de faire vivre de nouveaux modèles et nous nous mobilisons pour y arriver. Il s’agit alors de faire en sorte collectivement que ces nouveaux modèles soient compatibles avec les limites planétaires. Par nécessité, ces nouveaux modèles seront sobres en ressources et bas-carbone et viseront à ce que chacun ait « en suffisance ». Dès lors, ils intègreront nécessairement les questions d’équité dès leur conception.
Je vais tenter ici de montrer que le deuxième scénario, apparemment le plus improbable, comme je l’ai écrit dans le post précédent, peut se réaliser et même va se réaliser, pour autant que nous nous y attelions avec ardeur et ambition, chacun à sa place et avec ses moyens, mais avec conviction et confiance.
Cette affirmation peut sembler osée voire insensée tant l’histoire humaine semble n’être que bruits et fureurs (en écho au roman dystopique de William Faulkner, Le bruit et la fureur). Les horreurs, civiles et militaires, les guerres à répétition, la brutalité des régimes autoritaires, des régressions parfois spectaculaires (la culture nazie et ses horreurs se sont imposées rapidement à un peuple « civilisé ») semblent en faire une copie du mythe de Sisyphe. Plus récemment, la guerre militaire et économique que mène Vladimir Poutine à l’Ukraine et l’Union européenne, les risques qu’elle dégénère en un troisième conflit mondial, est bien représentative de ce caractère chaotique et parfois régressif[2] de l’histoire en marche.
Peut-on croire que cette histoire est quand même aussi une perpétuelle « montée vers le plus humain » qui se fait par étapes, acquisitions/innovations et capitalisation[3] des acquisitions antérieures ?
1. Le progrès, une idée dépassée
Née avec la Philosophie des Lumières, l’idée du progrès humain a été particulièrement importante au XIXème siècle.
Son sens moderne (de progrès temporel au caractère cumulatif) est attribué à Bacon ; elle est au cœur de la philosophie des Lumières. Ce progrès consiste en une transformation de l’esprit humain (l’humanité étant considérée comme perfectible) et de l’organisation de la société.
Cette idée a été très portée au XIX°siècle. Ainsi Auguste Comte, l’inventeur et le « pape » de la « religion » positiviste divisait l’histoire humaine en trois âges :
- l’âge théologique où règne le surnaturel ;
- l’âge métaphysique où domine la réflexion abstraite et qui voit peu à peu s’éliminer l’aspect divin des choses ;
- l’âge positif qui voit la société renoncer à spéculer sur l’absolu pour se concentrer sur ce qui est démontrable ; par exemple les vérités scientifiques (Comte 1839).
La notion de progrès était centrale dans le monde scientifique, perçu comme la pointe avancée de la civilisation, la sortant de l’obscurantisme et faisant éclore le règne de la raison. Elle motivait aussi les actions sociales et politiques qui visaient à plus d’humanité dans les rapports sociaux et imprégnait par exemple la philosophie politique de Montesquieu, sa conception de la démocratie et sa théorie des trois pouvoirs.
Elle reste présente aujourd’hui chez certains, croyant ardemment en la science et la technique qui seraient capables de résoudre nos problèmes, y compris ceux qu’elles ont contribué à créer. Il s’agit d’une foi en une science devenue providence, comme l’a montré Nicolas Bouleau, dans son ouvrage Ce que nature sait (PUF, 2021), Cette croyance est extrêmement dangereuse car elle fait perdre toute la prudence alors que nous n’en avons jamais eu autant besoin dans le domaine scientifique. L’exemple de la biologie de synthèse qu’il analyse en détail est particulièrement frappant : concevoir et construire de nouveaux systèmes et fonctions biologique par tes techniques « d’ingénierie » c’est jouer à l’apprenti-sorcier en croyant imiter la nature, sans disposer aucunement des sécurités liées aux processus naturels. Nous prenons le risque de faire apparaître des organismes aux propriétés imprédictibles, d’une dangerosité potentiellement infinie pour le vivant actuel.
Cela étant, dans cette version « techno-optimiste », le progrès est beaucoup moins global qu’aux siècles passés : ils se limite aux questions matérielles et techniques. Elle n’a, heureusement, pas de flamme ni de capacité d’entraînement des peuples vers un avenir « meilleur ». Au mieux, elle rassure celles et ceux qui ne veulent pas abandonner leurs privilèges et leur confort (et ceux qui vivent de ces recherches et applications technologiques).
Cette idée de progrès s’est fracassée au XX° siècle sur des récifs massifs
1-La première guerre mondiale, une véritable boucherie, a éclaté et s’est prolongée au cœur même de la civilisation se croyant et se disant la plus avancée ; l’arrivée du nazisme et de ses horreurs, l’usage de la bombe atomique et le fait que l’humanité peut s’autodétruire ont « fermé le ban ». La suite de l’Histoire n’est guère plus encourageante. La capacité des États-Unis, nation dominante, à confondre le bien et ses propres intérêts et « l’axe du mal » avec ses adversaires ne laisse que peu de crédibilité à une lecture bienveillante des conflits militaires qui ont suivi la deuxième guerre mondiale.
2- Les travaux des historiens ont montré la brutalité de la civilisation européenne vis-à-vis des autres peuples (que ce soit l’esclavage organisé des Africains, les exactions contre les Amérindiens, la colonisation, ou la guerre de l’opium). Ils ont démystifié le récit selon lequel l’Europe avait apporté la civilisation au monde et montré que la croyance dans le progrès dissimulait un appétit de puissance et un sentiment de supériorité. Les peuples premiers étaient vus évidemment comme inférieurs tout comme les civilisations et cultures moins « avancées » que l’européenne (à l’aune évidemment des valeurs européennes et de la notion de progrès en vogue alors) ; et si la culture européenne se considérait comme à la pointe de l’humanité, ses thuriféraires n’en méprisaient pas moins les classes sociales qu’ils considéraient comme inférieures.
3-La prétention plus récente de la Chine à incarner une nouvelle civilisation écologique fait frémir. Le caractère dictatorial de ce régime ne fait aucun doute, tout comme sa capacité à réprimer violemment la moindre contestation et plus généralement à empêcher les individus de s’exprimer ou de faire preuve de créativité, si cette dernière n’est pas dans la ligne du parti. Que ce pays puisse contribuer par ses investissements colossaux à faire émerger à la bonne échelle les indispensables technologies bas-carbone ne fait guère de doute. Qu’il prétende incarner un projet de civilisation positif est une sinistre plaisanterie, qui fait profondément douter de la notion de sens de l’histoire.
4-La culture no limit et la généralisation mondiale d’un modèle économique et social prédateur, qui flatte nos appétits les plus primaires et détruit le socle naturel sur lequel il est construit, donnent plutôt à penser qu’une gigantesque régression s’est produite depuis 1950. Comment considérer qu’Homo economicus est en quoi que ce soit plus évolué que le paysan du Danube qui savait se contenter du fruit de la terre et de son travail ?
5- Selon la théorie de l’évolution biologique initiée par Charles Darwin au XIX°s l’histoire de la vie n’est pas mue par une quelconque force ascendante – ou par la volonté de Dieu – mais, pour faire simple, par le jeu du hasard et de la sélection naturelle. La représentation enseignée actuellement de l’histoire de la vie et de celle de l’humanité ressemble à un immense écheveau indémêlable ne faisant pas apparaître de sens d’ensemble qui pour les scientifiques s’apparenterait à du finalisme, notion contraire au déterminisme sous-jacent au raisonnement scientifique. Le positivisme d’Auguste Comte ne pouvait d’ailleurs résister au sein de la communauté scientifique. Les biologistes évolutionnistes contemporains s’attachent à repérer toute tentative de donner un sens à l’évolution et à l’assimiler à un relent de créationnisme ou de religion masquée[4]. Donner un sens à l’histoire humaine est encore plus tabou, et par ailleurs impossible si on adopte une démarche trop « micro », qui se perd dans les détails. Le sens de tout phénomène ne peut se voir qu’en prenant du recul et de la hauteur, tout comme une image ne peut s’interpréter sans prise de distance : vouloir en voir chaque pixel la rend incompréhensible…
6-Les travaux d’anthropologie au XX°siècle ont été très marqués par le besoin de tourner la page de « l’ethnocentrisme » régnant en Europe au XIX°siècle. Claude Lévi-Strauss a beaucoup œuvré pour que cette discipline se départisse de la subjectivité du regard de l’anthropologue. Et ce fut une grande réussite intellectuelle. Nous ne regardons plus les peuples premiers comme des barbares incultes mais comme ayant construit des civilisations qui n’ont ni nos valeurs, ni notre conception du monde. Dès lors, prétendre qu’ils seraient moins évolués que nous, car arrivés plus tôt sur cette planète, est devenu inacceptable. Paradoxalement, cette grande réussite alimente le propos que nous allons développer ci-après : ces travaux ont accru notre propre conscience de l’humain en nous et autour de nous.
2. Reconsidérer le progrès
Face à la bifurcation qui est devant nous, il est nécessaire de reconsidérer la question du progrès et du sens de la vie. Si, en effet, on reste persuadé que l’histoire humaine comme celle de la vie n’a ni queue ni tête, qu’elle est soumise uniquement à la sélection naturelle ou à la « loi du plus fort », alors on peut considérer que le premier scénario va arriver inéluctablement, sauf coup de chance extraordinaire, sur lequel aucune prise n’est concevable. Est-il alors bien utile de se battre pour une cause perdue d’avance ? Certes, l’énergie du désespoir peut alimenter quelques bonnes volontés ; mais certainement pas l’ensemble de tous celles et ceux qui peuvent agir pour que se réalise le deuxième scénario.
Mais si l’on discerne un sens dans l’histoire de la vie et de l’humanité alors la question de la bifurcation devant laquelle nous nous trouvons se pose en d’autres termes.
Tenter de discerner un sens dans l’Histoire humaine c’est forcément se mettre en position de surplomb et, pour éviter l’écueil « ethnocentriste », bien distinguer la vision de ce progrès d’une quelconque supériorité de celui qui la discerne. Le paradoxe évident de la position « européocentriste » du XIX°s c’était que les Européens manifestaient une violence dans leurs actes incompatibles avec l’idée du progrès et les valeurs qu’ils défendaient.
C’est aussi bien voir qu’un progrès éventuel de la conscience humaine ne peut naître que de motivations internes, communes à tous les hommes, dont certains ont manifesté des qualités humaines exceptionnelles et ce à toutes les époques. La bonté et l’amour n’ont évidemment pas attendu aujourd’hui pour se vivre et s’extérioriser ; comme le démontre Jacques Lecomte dans son livre La bonté humaine (2012, Odile jacob), la bonté est par ailleurs beaucoup plus présente en l’être humain que la représentation qui en est faite généralement. Et le rapport à la nature pour les peuples premiers est, d’une certaine manière, plus évolué que le nôtre et nous donne la voie à suivre.
Enfin, bien évidemment, à chaque époque, les êtres humains en chair et en os, ne sont pas tous habités par la même qualité ou ampleur de conscience. Et ce pour une raison simple, la conscience ne se transmet que par l’éducation et la culture. C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’adhésion à la thèse du progrès de la conscience humaine est si difficile : à voir la bêtise, la cruauté ou l’égoïsme de certains de nos contemporains, il est évident qu’ils ne pourraient en aucun cas être considérés comme plus humains que les artistes peintres de Lascaux !
3. Les progrès de la conscience humaine
Une fois ces précautions prises on peut tenter un survol des progrès manifestes réalisés par l’espèce humaine au plan de la conscience (au sens de la qualité d’un être conscient).
Voici quelques-uns des sauts de conscience qui ont été faits par l’espèce humaine depuis 400 000 ans. Il ne s’agit ici que d’une évocation et pas d’une démonstration, qui nécessiterait des développements bien plus importants. Ils ne sont pas présentés par ordre d’importance ou d’apparition dans l’histoire.
La fin de l’anthropophagie et des sacrifices humains[5]
La brutalité de la Nature brute nous choquerait si nous y projetions nos sentiments : le monde des bactéries est celui de destructions massives, les batraciens et poissons pondent des milliers d’œufs pour un succès très faible en taux de naissance. Les « individus » semblent en permanence ne compter pour rien face aux enjeux de leur espèce ou de l’évolution. Les « sacrifices individuels » sont la loi pour les fourmis et pour l’immense majorité des espèces vivantes. A l’apparition des mammifères, la relation entre la mère et l’enfant qu’elle a porté change de nature. Progressivement, la transmission culturelle prend sa place dans les mécanismes de l’évolution. Il faut attendre l’arrivée des humains pour que se découvre l’amour conscient de lui-même.
Mais pendant des millénaires, l’humanité va procéder à des sacrifices humains, pour s’attirer les faveurs des dieux ou des esprits. Cette pratique vécue comme vitale dans plusieurs civilisations – et sacralisée – disparaît pourtant, progressivement ou brutalement comme dans les civilisations sud-américaines avec leur extinction.
L’invention du bien et du mal
Un être préconscient ou faiblement conscient comme l’étaient nécessairement les premiers hommes ne peut distinguer le bien du mal. Le lion dévore sa proie sans émotion morale, il se nourrit et son instinct lui dicte largement sa conduite. Homo sapiens était dès l’origine un prédateur brutal qui tue sans intention de faire du mal, dont il n’est pas conscient. Il est devenu avec sa puissance technologique une force qui fait jeu égal avec les forces naturelles et dont le potentiel de destruction est sans précédent.
Il a fallu des centaines de milliers d’années pour faire émerger les notions de bien et de mal, et pour faire naître la « règle d’or », une éthique de réciprocité, présente dans la plupart des cultures : « Traite les autres comme tu voudrais être traité » ou « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
Si les notions de bien et de mal ont bien évidemment changé dans leur contenu (autres temps, autres mœurs), cette distinction reste essentielle pour tenter de discerner une évolution : n’est-il pas manifeste que des actes considérés comme acceptables deviennent progressivement inacceptables pour au moins une partie de l’humanité et qu’il y a là un progrès ? Nous venons d’évoquer le cas de l’anthropophagie et des sacrifices humains, nous allons en voir dans la suite quelques autres exemples.
L’abolition de l’esclavage
L’esclavage n’est pas encore éradiqué dans le monde[6]. Pour autant, l’abolition de l’esclavage peut être considérée comme acquise dans nos consciences. Les systèmes de valeur et de pouvoir actuels, dans les pays raisonnablement démocratiques, sont globalement incompatibles avec un retour de l’esclavage officiel. Certes les régimes totalitaires ne s’en privent pas, comme le fait la Chine avec les Ouighours. Mais ce constat ne contredit pas notre propos.
L’émergence progressive de cette abolition n’a rien d’une promenade de santé. L’esclavage est en effet très ancien. Il existe avant l’homme et s’observe chez les fourmis (où l’on a même observé des révoltes d’esclaves). L’esclavage existe à l’époque antique, il est mentionné dans les toutes premières traces écrites, comme le Code d’Hammourabi et d’autres écrits analysés comme des transcriptions d’histoires orales. L’ampleur impressionnante de certains vestiges (pyramides, monuments, digues, etc.) donne à penser que l’esclavage y était bien présent.
Si on trouve historiquement des exemples ponctuels et localisés d’affranchissement des esclaves, l’interdiction légale de l’esclavage, étendue à toutes les catégories de population, resta rare jusqu’à l’époque contemporaine. À la fin du XVIII°siècle et au XIX°siècle à partir de l’Europe, un mouvement historique d’ampleur internationale conduisit à l’abolition de l’esclavage au sein des États américains et des sociétés colonisées par l’expansion européenne. Au début du XX°siècle, l’interdiction de l’esclavage était acquise dans les principaux États de la planète.
Les dernières étapes de cette conquête[7] s’achèvent en 1957. L’organisation internationale du Travail adopte une convention visant à « supprimer le travail forcé ou obligatoire et à n’y recourir sous aucune forme« . Dès lors, l’arsenal législatif et réglementaire visant à abolir l’esclavage moderne s’élargit, pour y englober toutes ses nouvelles formes.
Comme on le voit, l’histoire de l’esclavage est centrée sur les avancées morales et juridiques. Mais aurait-il disparu si l’on n’avait pas maîtrisé l’énergie thermodynamique, qui nous a dotés d’esclaves mécaniques[8] ? L’invention de la machine à vapeur date du XVIII° siècle. L’Angleterre en est équipée de 15 000 en 1830. Si Napoléon rétablit l’esclavage en 1802[9], c’est bien parce qu’il y a encore une forte demande de main d’œuvre gratuite. On se souvient de l’argumentation ironique de Montesquieu : « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. »[10] Sans les progrès de productivité considérables permis par les machines, il est douteux que les sociétés aient si facilement aboli le recours à une organisation violente mais nécessaire pour assurer le niveau de vie des dominants et leurs « affiliés ». Il est donc assez clair que la dynamique abolitionniste a été jusqu’à son terme grâce à la maîtrise des énergies fossiles. Il est aussi clair qu’un scénario de pénurie généralisée nous ferait régresser sur ce plan. Que cette prise de conscience effective ait été possible grâce aux machines ne la rend pas moins ….effective.
La réduction de la violence civile.
Considérant la violence criminelle à la lumière des archives judiciaires européennes, l’historien Robert Muchembled constate dans son livre une Histoire de la violence, que, depuis le XIIIè siècle, les rapports humains apparaissent comme progressivement moins brutaux (contrairement à l’impression que peuvent donner les médias qui mettent en évidence quotidiennement des violences). Un modèle de gestion de la violence qui parvient progressivement à canaliser les pulsions agressives individuelles émerge et s’installe dans l’Europe moderne puis contemporaine. Encadrée par l’institution, la violence change peu à peu de statut pour devenir un tabou majeur de la culture occidentale.
Dans ces travaux, l’historien met à jour ce processus d’apaisement des relations sociales et familiales, de transformation des sensibilités collectives qui, policées par un nouveau système de normes, met progressivement à distance les affrontements. Comme dit plus haut (note 2) ce constat ne signifie pas que les hommes soient devenus incapables de violence, militaire en particulier, et même civile si les conditions – par exemple le retour de la pénurie – la rendent fatale si ce n’est légitime.
L’émergence de l’individu puis des droits universels de l’homme.
L’animal n’est pas conscient ; la conscience est le phénomène humain, pour reprendre l’expression de Pierre Teilhard de Chardin. Cette conscience émerge chez les mammifères à la suite d’un long processus biologique de croissance de l’encéphalisation[11], qui lui-même suit un profond mouvement d’autonomisation des organismes vivants.
Mais cette conscience ne nait pas dans toute son ampleur dès l’origine, où elle n’est que potentielle. Prendre conscience de quelque chose c’est cesser d’en être inconscient. L’enfant grandit intérieurement par de multiples prises de conscience, relatives à son corps et aux fonctions internes qu’il apprend à maîtriser, relatives à sa relation avec sa mère puis aux autres etc. Chaque acquisition est irréversible (sauf lésions cérébrales ou autres pathologies). Il en est de même pour l’humanité dans son ensemble. Cette conscience s’élargit encore grâce aux outils et instruments qui prolongent notre perception. En particulier, avoir vu la Terre complètement éclairée grâce à la très célèbre photo de la bille bleue prise en 1972 par l’équipage d’Apollo 17 lors de son voyage vers la Lune, n’est en rien une anecdote ; cette image a participé à l’élargissement de notre conscience, en mettant en évidence la finitude de notre planète et la fragilité de l’humain au sein de l’univers.
La place de l’individu dans la société a connu une évolution en profondeur grâce à un processus multimillénaire d’individuation. A l’exception des puissants, l’individu n’a pas vraiment d’existence sociale pendant des millénaires. Les pyramides égyptiennes sont une image parlante de la place relative dans la vie et de la mort des pharaons dans la société : ils étaient pour ainsi dire les seuls à exister.
Sur un autre plan, celui de la création, ce n’est qu’à la Renaissance que les artistes commencent à signer leurs œuvres. On peut penser que c’est la conséquence lointaine de l’apport du christianisme pour qui les êtres humains sont à l’image de Dieu – ce qui, en contrepoint, a conduit le monde chrétien, sauf exceptions, à dévaloriser le monde vivant non humain.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[12] est une invention proprement révolutionnaire. Elle était totalement inconcevable par les tenants de l’Ancien Régime en France et ailleurs, qui ne voyaient pas dans leurs serviteurs des semblables, dont la misogynie était aussi généralisée qu’inconsciente, qui se demandaient si les noirs avaient une âme (on se souvient de la célèbre controverse de Valladolid) et pratiquaient l’esclavage et le servage sans difficulté. Comme pour l’esclavage, la généralisation de ces droits s’est faite au XX°s (avec son adoption en 1948 par l’Organisation des Nations Unies) même si elle n’est évidemment pas respectée partout dans le monde.
Insistons ici sur le fait que l’idée de l’égalité des droits de chaque humain a émergé et s’est généralisée dans la conscience humaine ; sans doute peut-on en discerner des prémisses dans la naissance de la démocratie grecque et dans les débuts du christianisme[13]. Mais on est alors très loin de la moindre diffusion de l’idée d’égalité dans les consciences humaines.
Que la déclaration des droits de l’homme se situe sur le plan juridique n’enlève rien, au contraire, à sa portée en termes de conscience. La conscience humaine s’élargit aussi en comprenant qu’il est nécessaire d’aligner les institutions et le droit avec l’idée morale.
Certes, il existe de nombreux pays où l’égalité des droits n’est pas inscrite formellement dans les textes juridiques voire pas diffusée dans la culture (et donc la conscience humaine), il n’en reste pas moins que cette idée s’est installée et ,précisément, permet par de nombreux moyens de prendre conscience de cette situation et mobilise des peuples entiers pour conquérir ces droits.
En Chine, Xi-Jinping prend des distances par rapport à la déclaration des droits de l’homme en théorie et surtout en pratique (comme dit plus haut), en les justifiant par la sortie de la misère de centaines de millions de Chinois et par une priorité donnée au développement. Il est certes extrêmement puissant et semble vouloir imposer ses valeurs au monde entier. Cela peut rendre pessimiste sur notre avenir. Mais comme dit plus haut l’histoire de la vie et celle de l’homme ne sont pas de longs fleuves tranquilles. La fascination pour la puissance ne doit pas nous faire oublier que les empires ne sont pas éternels.
La naissance et le développement de la démocratie
Même si la démocratie n’est que le « pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill, 1947), le déploiement de ce mode de gouvernement dans le monde est un indicateur de progrès pas seulement juridique mais aussi au plan de la conscience humaine. Le nombre de démocraties a significativement progressé depuis 1945. Aujourd’hui, selon les méthodologies, on en dénombre entre 75 et 98 (sur 195 États reconnus).
Certes, on constate aussi, plus récemment, un affaiblissement des démocraties et une montée des régimes autoritaires qui n’est pas sans rapport avec les crises écologiques et sociales en cours. Il n’y a clairement pas de loi historique qui ferait croitre linéairement ce mode d’organisation politique et sociale. Et comme on l’a vu, le scénario d’effondrement, fatal en cas de poursuite de notre mode de développement, conduirait au contraire à l’effondrement de la démocratie. Mais nous avons expérimenté la démocratie à grande échelle et cette expérience est inscrite irréversiblement dans nos mémoires.
Le refus de la fatalité de la douleur
Avec la naissance et les progrès fulgurants de la médecine et de l’hygiène, le rapport au corps s’est transformé. Michel Serres nous a rappelé à quel point la douleur pouvait être, pour nos ancêtres, une expérience inévitable et quotidienne, à quel point le corps pouvait être marqué par les maladies et pour finir que l’âge moyen des décès, inférieur à 40 ans jusqu’au XIX°siècle, rendait la mort proche, voire quotidienne. Nous ne l’avons pas vaincue, malgré les rêves délirants des transhumanistes, mais nous avons appris à ne pas en faire une fatalité à tout âge et que nous pouvions la mettre à distance tout comme la douleur et la maladie. En particulier, la douleur n’est plus vue comme une fatalité (également dans les accouchements) ni comme signe utile dans l’exercice de la médecine.
Le rapport aux animaux et à la Nature
Les peuples premiers ont été obligés d’apprendre à composer avec les forces naturelles pour ne pas être broyée par elle. Comme l’a montré l’anthropologue Philippe Descola leur relation à la nature n’est pas du tout semblable à ce que fut généralement la nôtre depuis la révolution industrielle. Et celle-ci est également en train d’évoluer ; nous quittons progressivement une position d’extériorité pour comprendre que nous faisons partie de la nature.
A partir de la sédentarisation, et de l’invention de l’élevage et de l’agriculture, l’humanité a franchi une étape et réussi à sortir de cette soumission aux diktats de la nature. Elle a réussi progressivement à mieux la comprendre voire dans certaines situations à la dominer. Qu’on pense tout d’abord à la création d’habitats résistant à la pluie et aux intempéries, à la canalisation des fleuves, mais aussi bien sûr à la médecine, à la compréhension des lois de la physique, à la capacité à extraire/ capter, transformer et utiliser différentes sources d’énergie etc. Dans le domaine agricole, l’humanité a transformé radicalement les processus naturels et est sortie, en partie , de la famine par le développement des engrais[14], des pesticides et de la maitrise des semences (sans même parler d’OGM) et de l’élevage intensif.
Cette étape s’achève par une prise de conscience progressive des destructions que nous faisons subir à notre environnement naturel, de notre responsabilité dans le changement climatique et du caractère fini de notre planète. La possibilité de détruire la nature la dévoile. Nous prenons conscience de notre appartenance à une espèce prédatrice en conflit avec le vivant, du risque de destruction du vivant et d’autodestruction de notre espèce, du fait de nos comportements et de notre puissance.
Plus spécifiquement, nous prenons conscience, en en étant plus informés par les travaux scientifiques en la matière, de la sensibilité animale et des souffrances qu’endurent les animaux dans une grande partie des élevages industriels puis dans les abattoirs. Plus récemment, de puissants mouvements s’opposent à l’alimentation carnée, à l’abattage en masse et visent à donner des droits nouveaux au vivant et à la Nature.
Nous entrons cahin-caha dans une troisième étape de reconnaissance des droits à accorder aux êtres sensibles que sont les animaux et plus généralement à la nature[15].
Le philosophe Michel Serres a plaidé il y a trente ans pour l’établissement d’un contrat naturel. « La nature nous conditionne et, désormais, nous conditionnons la nature. Ancienne et nouvelle, cette interdépendance appelle l’établissement d’un « contrat naturel », fondement d’un droit nouveau, d’une symbiose vitale, qui termine par un pacte la guerre que nous menons contre la nature. Passé entre les humains et le monde, jadis laissé hors-jeu par le contrat social, le Contrat naturel octroie une dignité juridique à la nature et définit les devoirs de l’humanité envers elle. »
Les vifs débats sur la manière de créer ces nouveaux droits sont une preuve que le sujet est devenu majeur aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’un retour aux conditions des peuples premiers car la puissance acquise par l’humanité sur la nature oblige à des renoncements, de la prudence et des décisions conscientes délibérées. De la même manière, sa capacité à se représenter la complexité de la nature est sans commune mesure avec celle de ces peuples, quel que soit par ailleurs leur humanité.
Rapports homme-femme
Nos civilisations ont été et sont en large majorité encore à domination masculine ; la reconnaissance par les hommes du caractère complètement infondé de leur prétention à se croire supérieurs aux femmes est récente mais à nouveau irréversible. Il en résulte la possible conquête de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes certes longue[16] et loin d’être achevée. Mais ce mouvement est largement entamé, comme le montre par exemple la série d’études Les femmes, l’entreprise et le Droit, publié par la la Banque Mondiale[17] et a atteint des proportions jamais observées dans l’histoire humaine.
Là aussi le droit, les institutions et la conscience interagissent pour nourrir ce mouvement. Un petit humain qui nait maintenant peut accéder à cette conscience, soit grâce à son éducation, soit via les transferts d’informations rendus possibles par internet. Certes tout dépend de son lieu de naissance et de son accès à l’information. Mais ceci n’était pas possible sauf exceptions, il y a encore quelques siècles, pour la raison très simple que cette prise de conscience n’était pas faite.
Conclusion
Nous venons d’illustrer par quelques exemples la montée de la conscience humaine, des libertés et droits individuels, en bref de « l’humanisation » de l’humanité, qui s’est réalisée tout le long de son histoire pourtant émaillée de violences et de régressions politiques et sociales. Cette évolution prolonge celle de la vie, une inexorable montée de la complexité, de l’autonomie et de la socialisation des êtres vivants. L’évolution de la vie sur notre planète ne s’est pas faite de manière linéaire ; des extinctions massives ont eu lieu, des accélérations fortes se sont parfois produites (comme l’explosion des formes du vivant au Cambrien). « L’arbre de la vie » est buissonnant, les mammifères ne sont pas les héritiers directs des dinosaures dont ils ont pris la place à la fin de l’ère tertiaire quand une météorite les a fait disparaître. Mais il est possible de discerner le sens profond de l’histoire humaine, qui poursuit l’aventure biologique, c’est tout simplement …l’humanisation, processus encore inachevé et lui aussi arborescent. C’est la participation à cette aventure collective qui donne une énergie « surhumaine » à toutes celles et ceux qui se battent pour sa poursuite, même dans les conditions de vie les plus tragiques et même face à des pouvoirs apparemment inébranlables.
La bifurcation actuelle va et doit nous conduire à abandonner les valeurs effectives de notre civilisation actuelle, la culture no limit et ses rêves de puissance. Cela ne va ni se faire tout seul par continuité, ni par un réformisme progressif, comme le suggère le chercheur Denis Dupré, dans une conférence intitulée « Du chaos, de l’amour et de l’insurrection ». Nous sommes au pied du mur : comment ne pas voir qu’il n’y a plus une seconde à perdre ? Mais ne désespérons pas, face à l’ampleur de la tâche ou en étant habités de la sensation d’être David face à Goliath. Pour quelle raison les forces d’humanisation à l’œuvre depuis des millénaires seraient-elles incapables de s’opposer aux artisans de l’apocalypse ? Soyons certains au contraire que nous sommes en train de créer une nouvelle civilisation, fondée sur une nouvelle conception de la nature dont nous devenons partie intégrante et des modèles sociaux et économiques sobres, circulaires, à l’image de l’organisation de la biosphère, où chacun a sa juste part.
Alain Grandjean
Notes
[1] Pierre Veltz a titré son dernier livre Bifurcations, Réinventer la société industrielle par l’écologie, (2022, Editions de L’aube) « Le mot transition est un mot trop doux pour décrire les changements qui sont nécessaires. »
[2] C’est ce qui fait dire à l’historien Stéphane Audoin Rouzeau, grand spécialiste de la première guerre mondiale, à propos de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, « C’est une dure leçon, mais nous ne sommes qu’en apparence, j’en suis persuadé, des sociétés à « haut niveau de pacification », comme le croyait le sociologue allemand Norbert Elias. Ce que nous nommons la « civilisation » est une mince pellicule posée sur le fond de barbarie. »
[3] Pour prendre un exemple technologique : tant que le feu n’est pas maîtrisé on ne peut développer la production d’outils en fer ; nous en verrons plus loin de nombreux exemples
[4] C’est par exemple le cas de la dénonciation de la thèse du dessein intelligent, promu par des cercles conservateurs.
[5] Guy G. Strousa, La Fin du sacrifice, les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Odile Jacob, 2005.
[6] L’Organisation des Nations Unies estime qu’il y aurait aujourd’hui 200 à 250 millions d’esclaves adultes à travers le monde auxquels s’ajouteraient 250 à 300 millions d’enfants de 5 à 14 ans au travail. Maurice Lengellé-Tardy, L’esclavage moderne, PUF, coll. Que sais-je ?
[7] En 1930, le Bureau International du travail adopte une convention visant à supprimer le travail forcé. En 1948, les Nations Unies proclament dans l’article IV de la Déclaration universelle des droits de l’homme que nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude : « l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes« . En 1949 puis en 1956 de nouvelles conventions précisent ce qui est maintenant un acquis de la conscience humaine.
[8] Voir Combien suis-je un esclavagiste ? sur le site de Jean-Marc Jancovici.
[9] Le 4 avril 1792 l’Assemblée nationale avait décidé d’accorder la pleine citoyenneté à tous « les hommes de couleur et nègres libres » . Par la loi du 20 mai 1802, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage dans les territoires restitués à la suite du traité d’Amiens. Cela permit aux négriers français de recommencer leurs expéditions pour quelques mois…
[10] De L’esprit des lois, 1748, Livre quinzième, Chapitre V.
[11] Le coefficient d’encéphalisation est le rapport entre la masse du cerveau réelle et la masse du cerveau moyen pour un mammifère de taille équivalente ; elle ne cesse de croitre dans l’évolution des mammifères. Voir sur Wikipedia
[12] Celle de 1789 adoptée pendant la Révolution française, mais aussi toutes les autres (voir sur wikipedia par exemple)
[13] Pour le christianisme (notamment par les prises de position de Saint-Paul) tous les hommes sont à l’image de Dieu.
[14] La synthèse de l’ammoniac due à Fritz Haber (également inventeur des gaz de combat et du zyclon de sinistre mémoire) est probablement déterminante dans la croissance démographique humaine du XX°s comme l’ a montré l’expert Vaclav Smil.
[15] Les vifs débats sur la manière de créer ces nouveaux droits sont une preuve que le sujet est devenu majeur aujourd’hui. Le récent livre des économistes Harold Levrel et Antoine Missemer, L’économie face à la Nature, De la prédation à la coévolution, fait le point sur ces évolutions en cours et leur place dans l’ensemble des dispositifs à considérer et mettre en œuvre pour transformer nos façons de produire et de consommer, et notre rapport au monde.
[16] Voir cette histoire pour la France en quelques dates clefs.
[17] Ce rapport annuel a pour objectif d’évaluer dans 190 pays l’évolution des droits juridiques des femmes dans huit domaines qui influent sur leur participation à la vie économique (mobilité, travail, rémunération, mariage, parentalité, entrepreneuriat, actifs et retraite). Il montre une progression continue depuis les années 1970 malgré une nette tendance au ralentissement, voire à la stagnation.
The post Notre civilisation peut-elle devenir plus propre, sobre et égalitaire ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 10.02.2023 à 09:36
La surabondance va-t-elle conduire au retour de la pénurie ?
Les hommes ont été hantés par la peur de la famine pendant des millénaires[1]. L’histoire des deux derniers millénaires est marquée par de multiples famines et disettes. On doit aux révolutions scientifique et thermo-industrielle la sortie, pour une partie de l’humanité, de cette tragédie. Les deux dernières famines occidentales datent de 1851 en Irlande et de 1866 en Finlande. Depuis, nous les Occidentaux, et les plus riches des autres pays, n’avons plus peur de la faim. Certes, la pauvreté n’a pas été éradiquée mais la faim si. Et une partie d’entre nous souffrons au contraire de maladies liées à des excès alimentaires.
Cette courte période -à l’échelle de l’histoire humaine- de surabondance alimentaire et plus généralement matérielle est en revanche génératrice de graves désordres écologiques, rendant très difficile la vie quotidienne de nombreux habitants de notre planète et menaçant à terme la survie de centaines de millions voire de milliards d’êtres humains. Et il est mathématiquement évident que nous devons abandonner le rêve d’une croissance mondiale exponentielle de nos prélèvements de matière[2].
Si nous poursuivons le chemin de cette croissance, la pénurie frappera inexorablement et brutalement des milliards de personnes dans les décennies à venir. De la même manière, la poursuite de notre rythme actuel d’émissions de gaz à effet de serre (GES) conduit inexorablement à transformer notre planète en une étuve inhospitalière[3] où ne pourrait vivre ou survivre qu’une petite fraction de la population actuelle. Apparent paradoxe : ce qui a permis à une partie de l’humanité de sortir de la pénurie pourrait l’y reconduire toute entière.
Cette analyse, très résumée ici, en termes de ressources (bio)physiques doit cependant être complétée par une analyse politique et économique.
Pénurie physique ou sociale et politique ?
L’économiste Amartya Sen a montré[4] que les situations de famine ne s’expliquent pas forcément par des situations de pénurie alimentaire, mais par des choix politiques. Son analyse met en évidence les inégalités engendrées par les mécanismes de distribution et d’accès à la nourriture. De la même manière, les famines en Occident frappaient très inégalitairement les populations. Amartya Sen en déduit notamment que, pour réduire ces famines, il faut commencer par encourager le contrôle démocratique des gouvernements, car, comme il le rappelle, les démocraties n’en connaissent pas.
Mais est-il possible qu’il en soit autrement, en situation de pénurie ? Si les ressources sont insuffisantes pour satisfaire le minimum vital de chacun, une répartition strictement égalitaire conduit à la mort de tous…cruelle loi d’airain. Dans une situation de pénurie, pour que la population ne disparaisse pas entièrement, une minorité doit avoir accès à plus que ses besoins vitaux quand une partie de la population ne peut que manquer du nécessaire. Dans cette situation, l’histoire a montré qu’une caste de dominants (une oligarchie) accapare des ressources en excès, exploite à son profit la peur de manquer de l’immense majorité de la population et use des méthodes les plus brutales pour conserver ses privilèges.
Dans tous les cas, pour « faire régner l’ordre » (c’est-à-dire sa propre domination), elle s’appuie sur une partie de la population, ses « sbires », à qui elle distribue en contrepartie quelques miettes de son festin[5] et garantit un niveau (en général très bas) de sécurité matérielle. Dans tous les cas, des castes rivales tentent de « prendre la place » en faisant espérer des progrès à la population dominée. Quand l’une d’entre elles a pris la place, elle se comporte ensuite comme la caste précédente…
Notons que la peur de la famine a été exploitée et même théorisée au plan économique en Europe au XIX° s. pour justifier l’absence de « filets de sécurité » (qui ont cependant été mis en place progressivement puis largement avec la « sécurité sociale » après la Seconde guerre mondiale en France) avec l’idée que des employés ayant peur de mourir de faim ou peur de la misère travaillent plus et mieux. C’est la même logique qui fait apprécier par certains patrons un taux de chômage, ou plus généralement de sous-activité, élevé car ils pensent que la peur de se faire licencier rend les salariés plus obéissants et plus performants.
Enfin, il est bien établi qu’au niveau mondial la sous-nutrition actuelle de plus de 800 millions de personnes n’est pas due à un manque de ressources alimentaires[6], mais à la répartition inégale de leur accès et de leur distribution. Dans les dernières décennies, la production de céréales a cru plus que ce qu’il aurait été nécessaire pour nourrir tout le monde, croissance démographique comprise, mais on a consacré une part croissante de ces céréales aux animaux et…aux biocarburants.
Il faut, cependant, insister ici sur le fait que la libération due aux machines et à la relative abondance qu’elles ont permise, même si elle a été durement ressentie dans les moments où elles prenaient la place des travailleurs, est une révolution politique majeure ; l’avènement des démocraties est impensable dans un monde de pénurie. Y retourner, c’est inévitablement retourner dans un monde dominé par des oligarchies.
En résumé, la pénurie liée à l’insuffisance de ressources est nécessairement inégalitaire et conduit à l’emploi des méthodes autoritaires et brutales, et la pénurie qui ne résulte pas d’un manque de ressources provient d’un régime politique inégalitaire et autoritaire. De ces simples constatations on peut conclure que parier, comme certains, sur des régimes autoritaires voire totalitaires pour faire advenir un monde sobre, bas-carbone et raisonnablement juste est faire fi des leçons de l’histoire. Il est possible que ce type de régime nous fasse éviter la catastrophe climatique mais au prix d’inégalités et de pertes de liberté proprement insupportables.
Notre avenir : sobriété ou pénurie ?
Nous faisons aujourd’hui collectivement face à une alternative. Une « grande bifurcation » est devant nous.
Soit nous prolongeons nos trajectoires de développement actuelles, en les affublant ou non du vocable de croissance verte[7] ce qui provoquera une pénurie physique de ressources naturelles, une destruction massive des écosystèmes, dans un climat déstabilisé et déstabilisant. Des inégalités massives en résulteront. Les plus riches et / ou les plus puissants s’en sortiront, au moins dans un premier temps. Les plus défavorisés connaîtront des difficultés matérielles croissantes, souvent létales.
Soit nous acceptons de changer radicalement de « modèle », d’inventer et de faire vivre de nouveaux modèles et nous nous mobilisons pour y arriver. Il s’agit alors de faire en sorte collectivement que ces nouveaux modèles soient compatibles avec les limites planétaires. Par nécessité, ces nouveaux modèles seront nécessairement sobres en ressources et bas-carbone et viseront à ce que chacun ait « en suffisance[8] ». Dès lors, ils intègreront nécessairement les questions d’équité dès leur conception.
Le premier scénario peut sembler inéluctable, car il maintient à court terme le statu quo pour les classes moyennes, qui peuvent le croire conforme à leurs intérêts immédiats. Habitées par la culture no limit, elles ne semblent pas, dans leur grande majorité, prêtes à perdre leur niveau de vie et à changer substantiellement de mode de vie. Ce premier scénario est aussi dans l’intérêt des plus puissants et des plus riches, qui ont le plus de pouvoir aujourd’hui et dont on peut penser qu’ils vont en priorité défendre leurs intérêts. Les plus riches des occidentaux, les oligarques au pouvoir en Russie, en Chine, dans les pays du Golfe ou ailleurs semblent déterminés à assurer leur train de vie et renforcer leur patrimoine, au détriment de l’immense majorité des populations qu’ils dominent directement ou indirectement. La destruction des ressources naturelles pourrait en attirer inconsciemment ou non certains d’entre eux qui considéreraient que ces destructions dégraderont les conditions de vie des peuples soumis mais pas les leurs ; et que de ce fait leurs privilèges seront encore plus exorbitants. Or il est démontré depuis longtemps que la jouissance exclusive, preuve d’un privilège, d’un bien ou d’un service est plus déterminante dans les choix des plus riches que la qualité intrinsèque dudit bien ou service. Enfin, ils peuvent croire qu’ils disposeront de moyens suffisants pour échapper aux désastres à venir.
Mais l’histoire humaine permet de penser que les choses peuvent se passer autrement. Je suis personnellement convaincu qu’elles se passeront autrement et pour une raison profonde qui va faire l’objet d’un prochain post.
Alain Grandjean
Notes
[1] Il n’est pas facile de savoir ce qu’il en était avant la révolution néolithique et l’invention de l’agriculture. Les hommes étaient des chasseurs cueilleurs très peu nombreux. Il est envisageable (comme le pense Marshall Sahlins) qu’ils aient su adapter leur démographie aux ressources de leur territoire. Il est possible aussi qu’ils aient su adapter leurs besoins à leurs ressources. Mais la récurrence des famines est attestée depuis des centaines d’années dans toutes les sociétés.
[2] Une consommation croissant exponentiellement finit par épuiser, et ce très rapidement, tout stock fini. Or la Terre et ses ressources sont finies, et les rêves d’usage de matières extraites dans des astéroïdes délirants. Prenons l’exemple de l’acier, en suivant la démonstration de François Grosse. Nous produisons annuellement de l’ordre de 1 milliard de tonnes d’acier par an, soit trente fois plus qu’au début du XXe siècle. La croissance aura été, sur cette période, d’environ 3,5 % par an. A ce rythme, la production cumulée d’acier en un siècle est égale à 878 fois la production de la première année. Si on prolongeait cette tendance, la production annuelle serait multipliée par 100 tous les 135 ans. On produirait ainsi, dans 270 ans, 10 000 fois plus d’acier qu’aujourd’hui !… Inutile d’être très précis dans l’estimation des réserves de minerai de fer pour comprendre qu’un tel rythme est impossible à maintenir. Voir François Grosse, « Le découplage croissance/matières premières. De l’économie circulaire à l’économie de la fonctionnalité : vertus et limites du recyclage », Futuribles, Juillet-Août 2010, numéro 365.
[3] Voir Mora, C., Dousset, B., Caldwell, I. et al. Global risk of deadly heat, Nature Climate Change (2017) (téléchargeable ici)
[4] Dans Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford: Clarendon Press; 1981. où il traite des famines en Inde, au Bangladesh et dans des pays d’Afrique subsaharienne.
[5] On pourrait objectiver cette situation par l’observation d’un indice de Gini très élevé, comme aujourd’hui dans les pays les plus inégalitaires, comme l’Afrique du Sud. Voir Revenus : quels sont les pays les plus inégalitaires au monde ?, Observatoires des inégalités (2022).
[6] La « ferme Terre » est à même de produire suffisamment de nourriture pour une humanité comptant 10 milliards d’individus. Voir La tension sur les ressources alimentaires n’est pas une question de croissance démographique, Pour la science (2022)
[7] Le projet Neom de « smart city « en plein désert d’Arabie saoudite en est un exemple spectaculairement caricatural. Pour en savoir plus sur la notion de croissance verte voir le module sur « PIB, croissance et ressources planétaires » de la plateforme The Other Economy.
[8] Dans son dernier rapport le groupe 3 du GIEC donne une place substantielle à la notion de sufficiency.
The post La surabondance va-t-elle conduire au retour de la pénurie ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 09.01.2023 à 14:19
Gouvernance économique européenne et climat : une proposition de réforme insuffisante
Mise en place progressivement à partir du traité de Maastricht (1992), la gouvernance économique européenne consiste en un ensemble de règles et de procédures visant à faire respecter une discipline budgétaire par les États membres, à faciliter la coordination de leurs politiques économiques et à prévenir les déséquilibres macroéconomiques. Presque exclusivement centrée sur la surveillance des finances publiques , elle néglige les autres enjeux stratégiques de l’UE qu’ils soient économiques, écologiques ou sociaux. En novembre 2022, la Commission européenne a publié une Communication posant les grands principes d’une réforme de cette gouvernance économique. Ollivier Bodin, qui est intervenu plusieurs fois sur ce blog à propos des politiques européennes, publie ce jour une note d’analyse de cette Communication. Il en ressort que la proposition de réforme est largement insuffisante voire contreproductive quant à la prise en compte des enjeux de la transition écologique.
Introduction de la note
Focalisée sur les risques liés au niveau de la dette publique, la proposition de réforme de la gouvernance économique publiée par la Commission européenne n’apporte qu’une attention marginale et biaisée aux risques climatiques. Les approches macroéconomiques traditionnelles sous-jacentes ignorent les détériorations de l’environnement engendrées par les activités humaines de même que les risques que cette détérioration fait peser sur l’économie et plus généralement la société.
Les risques climatiques (physique et de transition) encourus à court, moyen, et long terme, sont indéniables, mais inédits et, de ce fait, largement imprévisibles avec les méthodes statistiques basées sur les expériences passées. Cette part d’inconnu impose d’appliquer les principes de précaution et de prévention exposés dans l’article 191 du TFUE.
Les politiques budgétaire, de réforme économique et d’investissement déterminent à la fois la trajectoire de la dette, sa « soutenabilité financière », la résilience du système social, économique et financier et la soutenabilité environnementale des activités humaines. Une approche holistique et préventive de la gouvernance économique est de ce fait devenue nécessaire. La nouvelle gouvernance économique devrait donc inclure – au même titre que les vulnérabilités liées à l’endettement public – une surveillance des vulnérabilités encourues par l’économie dans son ensemble, les ménages, les entreprises et les institutions financières du fait du dérèglement climatique et des politiques de transition.
Par ailleurs, la complémentarité entre politique économique et budgétaire d’un côté, et réglementation prudentielle du système financier de l’autre doit être valorisée. La transition peut faire peser des risques non négligeables sur les banques et les autres institutions financières du fait de la dévalorisation d’actifs carbonés. Ces risques peuvent être réduits tant par la qualité et la régularité des politiques économique et budgétaire que par la réglementation financière. Ceci demande d’un côté des politiques de transition précoces et ordonnées et de l’autre une réglementation accélérant la réorientation des financements bancaires vers les activités neutres en carbone. Une défaillance de l’une des politiques freinerait la mise en oeuvre de l’autre et accroîtrait significativement les risques de la transition.
Plan de la note
1. Les trois piliers de la réforme proposée: programme économique national, soutenabilité de la dette, surveillance des risques et déséquilibres macroéconomiques
2. La « soutenabilité » de la dette : un compas très politique
3. Les risques climatiques sont très marginalement pris en compte dans la proposition de la Commission
4. La proposition de la Commission ne prend pas en compte l’impact des politiques budgétaires et des réformes sur les risques climatiques
5. La gouvernance économique doit mieux appréhender et surtout contribuer à prévenir les risques climatiques
6. Cinq principes fondamentaux à mettre au cœur de la gouvernance économique européenne
7. Sept propositions opérationnelles pour une nouvelle gouvernance économique européenne intégrant les risques climatiques
- Téléchargez l’intégralité de la note (Une version anglaise de cette note est en ligne sur le site bilingue de l’ASBL Greentervention).
Ollivier Bodin, Ancien haut fonctionnaire international, Fondateur de l’ONG Greentervention
Pour en savoir plus sur la Gouvernance économique européenne consultez la fiche dédiée sur la plateforme The Other Economy.
The post Gouvernance économique européenne et climat : une proposition de réforme insuffisante appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 03.01.2023 à 16:06
L’optimisme peut-il constituer une valeur pro-environnementale ? Billet invité – Jacques Lecomte
Parmi les militants environnementaux, certains se déclarent plutôt pessimistes, d’autres choisissent plutôt l’optimisme. Que nous dit la psychologie scientifique sur ce sujet ? L’optimisme présente globalement plutôt des avantages, mais peut parfois générer des comportements contre-productifs. Ceci m’a amené à créer il y a quelques années le néologisme optiréalisme. J’aimerais exprimer ici pourquoi.
Il y a énormément d’études scientifiques sur l’optimisme-pessimisme, et diverses théories interprétatives. Le sujet est complexe et en voici un résumé succinct. Mon propos tient ici en quatre points : 1/ la dualité optimisme-pessimisme : un regard sur le futur et sur le présent ; 2/ les impacts de l’optimisme-pessimisme 3/ les limites de l’optimisme et la pertinence d’un optimisme réaliste 4/ les implications pour la communication et l’engagement environnementaux.
La dualité optimisme-pessimisme : un regard sur le futur et sur le présent
Les deux principales théories sont celles de Carver et Scheier (qui concerne le regard sur le futur) et de Seligman et Peterson (qui concerne l’interprétation du présent). Les uns et les autres ont respectivement élaboré une échelle d’optimisme-pessimisme, à partir d’un questionnaire (Life Orientation Test et Attributional style questionnaire).
L’optimisme comme regard porté sur le futur
Pour Carver et Scheier, l’optimisme est « l’attente que les résultats d’une personne seront généralement positifs. »[1]. Selon eux, c’est une variable de personnalité assez stable. En d’autres termes, il y a des individus optimistes et d’autres pessimistes, selon un continuum. La différence entre les deux se constate dans diverses circonstances, en particulier face à l’adversité. Un optimiste a tendance à se centrer sur la résolution des problèmes afin de trouver des solutions. Le pessimiste a plutôt tendance à adopter une approche plus passive et fataliste. Par ailleurs, les optimistes adaptent leur niveau d’engagement à la priorité perçue. Face aux difficultés, si l’enjeu leur semble important, ils persévèrent, si l’enjeu leur semble faible, ils diminuent leur engagement.
L’optimisme comme interprétation du présent
Pour Seligman et Peterson, en revanche, ce ne sont pas nos attentes de l’avenir qui jouent le rôle principal, mais notre interprétation du présent, même si évidemment cela comporte des implications pour l’avenir[2]. Cette interprétation concerne trois dimensions : l’internalité / externalité, la stabilité / instabilité et la globalité / spécificité. L’explication optimiste d’un événement positif consiste à s’en attribuer personnellement la responsabilité (internalité), à penser qu’il est fort probable que cet état de fait soit durable (stabilité) et que de multiples facettes de la vie sont affectées par cet événement (globalité). Le pessimiste a tendance à penser le contraire. Et tout cela est inversé face aux événements négatifs.
Impacts de l’optimisme-pessimisme
Diverses études montrent les impacts globalement positifs de l’optimisme.
Dans les comportements
Comme je viens de le signaler, les optimistes consacrent plus d’efforts et sont plus persévérants dans leurs engagements. Ce qui a plusieurs conséquences :
En santé physique[3]
L’optimisme réduirait la probabilité d’occurrence des maladies, ainsi que leur gravité. Il accélérerait la vitesse de récupération et diminuerait les risques de rechute. Les personnes les plus optimistes bénéficient d’une durée de vie plus longue, particulièrement s’il s’agit de personnes âgées.
En santé mentale[4]
L’optimisme est inversement corrélé à la dépression et à l’anxiété ; il augmente les performances sportives et les résultats scolaires, ainsi que la satisfaction conjugale,
Les limites de l’optimisme et la pertinence d’un optimisme réaliste
Tout ce qui précède doit être nuancé, pour au moins trois raisons[5].
- Les résultats constatés sont des tendances statistiques, qui ne peuvent donc pas être systématisées. Par exemple, pour certaines personnes, c’est plutôt le pessimisme qui les pousse à l’action.
- Par ailleurs, l’opposition pessimisme-optimisme est parfois artificielle. L’idée initialement défendue par Carver et Scheier d’une personnalité stable (optimiste ou pessimiste) est aujourd’hui partiellement remise en question. Diverses études ont montré que l’on peut être à la fois optimiste et pessimiste. Cela dépend notamment de la vision temporelle (à court, moyen ou long terme) et des thèmes abordés (par exemple, on peut être optimiste sur sa santé personnelle et pessimiste sur l’environnement). Et l’on peut évoluer au cours de l’existence, vers une orientation plus optimiste ou pessimiste.
- Une certaine forme d’optimisme est néfaste, et une certaine forme de pessimisme est bénéfique.
Optimisme néfaste : Les chercheurs qualifient d’optimisme irréaliste la tendance à surestimer notre aptitude à contrôler les événements. Beaucoup d’études[6] ont montré que la majeure partie d’entre nous manifeste ce type de biais : nous nous estimons meilleur que la moyenne des gens pour la conduite routière, l’éducation parentale, les compétences professionnelles, etc. Cela a des facettes positives (en facilitant une bonne santé mentale), mais également négatives (en nous cachant les difficultés d’une situation). Diverses situations problématiques peuvent être générées par cette illusion, par exemple le jeu pathologique et même les guerres.
Pessimisme bénéfique : on parle dans ce cas de pessimisme défensif. Cela a surtout été analysé avec des étudiants en période d’examen. Certains s’inquiètent d’échouer, ce qui les incite à réviser encore plus leur matière et à obtenir finalement une bonne note. Ainsi, certaines personnes, plutôt optimistes en général, deviennent temporairement plus pessimistes face à un problème particulier, ce qui les amène à envisager les risques d’échec et donc à éviter de commettre des erreurs.
Implications pour la communication et l’engagement environnementaux
Différentes études appliquées à l’environnement confirment cette pertinence d’un optimisme réaliste. En voici trois, parmi d’autres :
Selon une étude, les personnes très préoccupées par l’environnement, mais désillusionnées, sont les plus désireuses de s’engager pour l’environnement, mais ne manifestent pas plus de comportements dans ce sens que les autres[7].
Selon une autre étude, la préoccupation environnementale incite à adopter des comportements pro-environnementaux, mais seulement chez les personnes ayant un niveau élevé d’optimisme[8].
Une autre étude distingue entre l’espoir constructif (conscience des problèmes liés au changement climatique + conviction que l’on peut agir) et l’espoir basé sur le déni[9]. L’adhésion à l’espoir constructif est positivement corrélée aux comportements pro-environnementaux, tandis que l’adhésion à l’espoir lié au déni y est négativement corrélée.
Plusieurs chercheurs ont évolué à propos de leur regard sur l’optimisme-pessimisme. Le cas le plus remarquable me semble être le couple formé par Nancy Knowlton et Jeremy Jackson. Ces deux biologistes marins ont passé plusieurs décennies à donner des cours sur le déclin de la biodiversité des océans, au point qu’ils étaient appelés « Professeurs catastrophe ». Mais dans un article d’opinion publié dans Nature intitulé « Une vision catastrophiste ne sauvera pas le monde », Nancy Knowlton écrit : « Nous avons rapidement pris conscience de la folie de nous focaliser autant sur les problèmes – nous pouvions voir cela sur le visage de nos étudiants. Il y avait un autre chemin. Après tout, dans les facultés de médecine, on se focalise sur la préservation de la vie, pas sur la description de la mort. »[10] Cette prise de conscience les a conduits à diverses initiatives : des rencontres universitaires appelées « Au-delà des nécrologies » (Beyond the obituaries), où sont présentées des réussites dans la conservation des océans, puis la création des sites OceanOptimism[11] et EarthOptimism[12]. De nombreux jeunes lui ont dit, ainsi qu’à ses collègues, que les messages d’optimisme les stimulaient et les inspiraient. Certains ont alors reconnu qu’ils avaient failli quitter cet univers en raison du caractère démoralisant des cours qu’ils suivaient auparavant.
Tout ceci n’empêche évidemment pas ce couple de rester très lucide sur les multiples menaces qui pèsent sur notre Terre.
Conclusion
Pour ma part, comme je l’ai indiqué en préambule, j’ai opté pour le néologisme optiréalisme. J’ai d’ailleurs créé un site appelé Chroniques optiréalistes.
PS : J’ai souvent entendu citer cette phrase de Gramsci dans les débats de ce type : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. ». En fait, Gramsci l’a empruntée à Romain Rolland.
Et on peut lui juxtaposer (lui opposer ?) cette citation d’Alain : « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté. » Alain (1928). Propos sur le bonheur, Gallimard, p. 233.
Jacques Lecomte, Docteur en psychologie
Notes
[1] Carver, C. S., & Scheier, M. F. (2014). Dispositional optimism. Trends in Cognitive Sciences, 18 (6), 293-299 (p. 295). Voir aussi Carver, C. S., Scheier, M. F., & Segerstrom, S. C. (2010). Optimism. Clinical psychology review, 30 (7), 879-889.
[2] Peterson, C., & Seligman, M. E. (1987). Explanatory style and illness. Journal of personality, 55(2), 237-265. Seligman, M. E. (2012). La force de l’optimisme, Pocket.
[3] Verlhiac, J. F., & Meyer, T. (2014). Entre Candide et Cassandre : la nécessaire complémentarité de l’optimisme et du pessimisme, in J. Lecomte (dir.). Introduction à la psychologie positive, Dunod, 33-46 (p. 41).
[4] Martin-Krumm, C. (2012). L’optimisme : une analyse synthétique, Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 93, 103-133 (p. 110).
[5] Verlhiac & Meyer, (2014), op. cit.
[6] Voir notamment la synthèse de Makridakis, S., & Moleskis, A. (2015). The costs and benefits of positive illusions. Frontiers in psychology, 6, 859, 1-11.
[7] Grund, J., & Brock, A. (2019). Why we should empty Pandora’s box to create a sustainable future: Hope, sustainability and its implications for education. Sustainability, 11 (3), 893.
[8] Landry N, Gifford R, Milfont TL, Weeks A, Arnocky S. (2018). Learned helplessness moderates the relationship between environmental concern and behavior, Journal of Environmental Psychology, 55, 18-22.
[9] Ojala, M. (2012). Hope and climate change: the importance of hope for environmental engagement among young people, Environmental Education Research, 18 (5), 625-642.
[10] Knowlton, N. (2017). Doom and gloom won’t save the world. Nature, 544, 271.
[11] http://www.oceanoptimism.org/
[12] https://earthoptimism.si.edu/
The post L’optimisme peut-il constituer une valeur pro-environnementale ? Billet invité – Jacques Lecomte appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.
Publié le 27.10.2022 à 11:46
La sobriété comme alternative politique
Benjamin Brice nous livre dans ce post les principales conclusions de son livre La sobriété gagnante. Pouvoir d’achat, écologie, déficits : Comment sortir de l’impasse ? L’originalité de sa démarche est qu’il relie directement la question de la sobriété aux enjeux économiques et sociaux de la France. Dans sa perspective, la révision de notre consommation ne serait pas seulement bénéfique pour diminuer l’empreinte écologique du pays et renforcer sa résilience ; elle permettrait également de rééquilibrer la balance commerciale, de relocaliser des activités industrielles et de dégager des marges de manœuvre financières pour investir dans l’avenir. Voilà qui pourrait permettre d’envisager la sobriété d’une manière beaucoup plus positive.
———–
La France vit au-dessus de ses moyens
Une difficulté majeure rencontrée par la France aujourd’hui est qu’elle vit clairement au-dessus de ses moyens. Tel est ce que nous rappellent les crises que nous subissons depuis quelques années : Gilets jaunes, covid-19, guerre en Ukraine et phénomènes climatiques extrêmes.
Une empreinte écologique trop forte
Au cours du dernier demi-siècle, notre niveau d’abondance matérielle n’a cessé d’augmenter. Ainsi, chaque personne en France consomme 10 kg de viande de plus qu’en 1970 (FranceAgriMer, en équivalent carcasse), le nombre de kilomètres parcourus par habitant a été multiplié par plus de 3 depuis 1960 (Aurélien Bigo) et la surface des logements par personne a augmenté de près d’un tiers entre 1984 et 2013 (INSEE). Sans compter la hausse du taux d’équipement pour l’électroménager et les appareils numériques.
Or, en France, comme en Europe, nos modes de vie reposent actuellement sur l’exploitation d’un volume trop important de ressources : hydrocarbures, minerais, sols, eau, etc. D’après le dernier rapport du 3ème groupe de travail du GIEC, la consommation d’un Européen émet en moyenne presque 8 tonnes de CO2 équivalent ; or, l’objectif d’émission de gaz à effet de serre d’ici 2050 se situe plutôt vers 2 tonnes de CO2 équivalent par habitant. D’une manière générale, la consommation d’un Européen entraîne l’extraction annuelle de 22 tonnes de matières : biomasse, combustibles fossiles, métaux et minerais non métalliques (Material Flows). Ici, même si l’estimation est beaucoup plus hasardeuse, il semblerait qu’un niveau d’extraction soutenable à l’échelle mondiale tournerait plutôt autour de 6-12 tonnes par personne (Bringezu, 2015). Nous sommes loin du compte.
Il va donc falloir consommer moins de matière et d’énergie, ce qui suppose de grands efforts en termes d’efficacité, en termes de nouvelles technologies et en termes de changement des modes de vie.
Un déficit commercial qui s’accroît année après année
La France est un pays qui a été particulièrement touché par la désindustrialisation au cours des dernières décennies. Ainsi, entre 2000 et 2020, le pays a perdu un million d’emplois industriels ; depuis 1982, le taux de chômage des ouvriers a été en moyenne de 12 % (INSEE).
Par conséquent, le solde commercial de la France pour les biens se dégrade depuis une vingtaine d’années. Pour les seuls produits manufacturiers, nous sommes passés d’un excédent record de 16 milliards d’euros en 2002 à un déficit record de 66 milliards d’euros en 2021 (Douanes). À cela s’ajoute la facture énergétique qui risque de s’alourdir à l’avenir.
Le résultat ? La France s’endette de plus en plus vis-à-vis du reste du monde pour sa consommation matérielle, elle s’est placée dans une situation de grande dépendance pour ses approvisionnements et toute hausse des prix entraîne une exacerbation des tensions sociales, comme on le voit aujourd’hui.
Des dépenses publiques contraintes malgré de forts besoins d’investissement
Il y a enfin une troisième dimension qui fait que nous vivons au-dessus de nos moyens. Étant donné les tensions géopolitiques, les menaces écologiques et les profondes divisions qui parcourent le pays, la France a besoin de moyens budgétaires. De moyens pour investir dans sa défense, dans la transition écologique, dans l’éducation, dans la recherche, dans la justice, dans les hôpitaux et ainsi de suite.
Or, au cours de la dernière période, nous avons négligé ces dépenses d’avenir, ce qui risque de nous coûter très cher sur le long terme. En 2019, la France consacrait un point de PIB de moins à ses dépenses intérieures d’éducation que 20 ans auparavant ; entre 2010 et 2019, l’investissement par étudiant à l’université a même chuté de 1 000 euros (DEPP). Entre 1995 et 2019, les dépenses de R&D augmentaient de 0,6 point de PIB en moyenne dans l’OCDE, mais elles stagnaient en France (OCDE). D’après le journal Le Monde, le délai moyen de traitement des affaires civiles et commerciales en première instance est passé de 280 jours en 2010 à 420 jours en 2018, contre une médiane européenne à 200 jours.
Nous vivons donc beaucoup sur nos acquis, alors qu’il faudrait engager des dépenses pour préparer l’avenir, afin que le pays ne s’abîme pas dans les divisions et le déclassement.
La réponse des gouvernants : davantage de politiques de compétitivité
Dans l’esprit de nos dirigeants, le principal problème de la France est un déficit de compétitivité. Contrairement aux pays anglo-saxons à partir des années 1980, aux pays scandinaves à partir des années 1990 et à l’Allemagne à partir du début des années 2000, la France n’aurait pas su adapter son modèle de société à la concurrence étrangère. Il s’agirait donc de rattraper le retard, pour tirer enfin parti de la mondialisation. Emmanuel Macron est sans doute le Président qui a présenté ce cap avec le plus de franchise.
Voici les principaux leviers activés pour rendre l’économie française plus compétitive : diminution du coût du travail (baisse des cotisations sociales, prime d’activité), introduction de plus de flexibilité, réduction de l’imposition sur le capital et, pour financer l’ensemble, maîtrise des dépenses publiques.
Malheureusement, tout cela ne permet toujours pas à la France de vivre à la hauteur de ses moyens.
Sur le plan écologique, l’ouverture accrue à la concurrence étrangère a eu deux effets négatifs : une augmentation de notre abondance matérielle, avec comme conséquence l’accroissement des pressions environnementales, et la délocalisation de certaines activités industrielles dans des pays où le bilan environnemental de la production est beaucoup moins bon.
Sur le plan commercial, les exportations ont bien été stimulées, mais jamais autant que les importations. Entre 2000 et 2019, les exportations de biens et de services augmentaient de 4,3 points de PIB, contre une hausse de 5,5 points de PIB pour les importations (Banque mondiale). À force de se concentrer sur la production, nous avons oublié que notre consommation nous coûtait de plus en plus cher.
Enfin, l’adaptation à la concurrence étrangère a remis en cause plusieurs équilibres. Les baisses de cotisations sociales ont été compensées par une forte hausse des impôts, notamment des impôts non progressifs qui pèsent beaucoup en bas de l’échelle sociale. En parallèle, les politiques d’austérité ont dégradé l’état des services publics et empêché de suffisamment investir dans l’avenir. Si l’on ajoute à cela les efforts demandés aux classes populaires (classes moyennes inclues) en termes de conditions de travail et de précarité, il devient aisé de comprendre le sentiment d’injustice exprimé par toute une partie de la population, un sentiment qui mine profondément la cohésion sociale et la capacité des gouvernants à agir.
Les résultats électoraux sont d’ailleurs parlants. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, seulement 42 % des suffrages exprimés allaient aux partis dits « de gouvernement » (Ministère de l’intérieur). Au second tour, moins d’un quart de l’ensemble des inscrits ont voté Emmanuel Macron « par adhésion » (Ipsos).
L’alternative de la sobriété
Mais alors, que faire ?
À mon sens, dans la conjoncture qui est la nôtre, la priorité ne doit plus être la production et les exportations, mais la consommation et les importations. Nous avons besoin de politiques de sobriété, des politiques qui visent à réduire notre consommation de matière et d’énergie.
Aujourd’hui, la France s’endette vis-à-vis du reste du monde pour consommer des combustibles fossiles et des biens industriels qui ont une empreinte écologique trop forte, qui nous rendent dépendants de nombreux pays, qui contraignent énormément le budget des ménages et qui ne nous laissent pas assez de moyens budgétaires pour investir. Réduire notre consommation de matière et d’énergie s’accorde donc très bien avec nos intérêts collectifs.
Tâchons d’illustrer cela avec deux exemples simples. Augmenter la durée de vie de nos équipements électroniques permettrait à la fois de réduire les besoins d’extraction – la seule consommation numérique de la France entraîne l’extraction annuelle de 4 milliards de tonnes de terre et de roche à travers le monde (GreenIT) –, de diminuer le déficit commercial – 18 milliards d’euros de déficit en 2021 pour les téléphones et les ordinateurs (Douanes) – et de baisser la contrainte sur le pouvoir d’achat que fait peser le renouvellement accéléré des appareils.
Les voitures neuves sont de plus en plus surdimensionnées et de plus en plus sophistiquées. Outre l’impact écologique négatif, cette évolution est très défavorable aux classes populaires, puisque, en dix ans, le prix d’un véhicule neuf est passé, en euros constants, de 20 000 à 27 000 euros (Argus). Et le pays ne s’y retrouve pas sur le plan commercial, car le solde commercial pour le secteur automobile ne cesse de se dégrader ; il a atteint un record en 2021 avec 18 milliards d’euros de déficit (Douanes). Ici, il apparaît clairement que nous aurions tout intérêt à favoriser des véhicules plus sobres, surtout si nous les fabriquions localement.
Il existe d’ailleurs une vraie convergence entre sobriété et relocalisation d’activités industrielles. D’une part, produire en France permet de réduire les distances de transport, de bénéficier d’une électricité bas carbone et d’appliquer des normes environnementales strictes. D’autre part, le surcoût de la main-d’œuvre entraîne généralement un renchérissement des prix, ce qui oblige, en retour, à revoir nos modes de consommation. Sans compter le fait que la demande de relocalisation industrielle est particulièrement forte au sein des classes populaires.
Au final, La sobriété gagnante montre qu’un effort collectif de sobriété, associé à la relocalisation des quelques points de PIB de déficit commercial, aurait d’importants bénéfices pour le pays. En voici quatre :
- La création d’activités industrielles en dehors des métropoles permettrait de rééquilibrer les rapports entre territoires, d’enrayer la disparition des services publics et de rendre plus visible la contribution des classes populaires à la prospérité du pays.
- Dépenses d’avenir. Du fait de l’augmentation des recettes fiscales et de la diminution du poids des transferts sociaux liés au chômage (et à la précarité), la collectivité disposerait de plus de moyens pour régler les difficultés sociales actuelles et préparer le futur.
- Équilibre entre classes sociales. Dans la dernière période, les principaux efforts de compétitivité ont été demandés aux classes populaires. Une politique de sobriété impliquerait un rééquilibrage, puisque ce sont les classes supérieures qui devraient fournir le gros de l’effort. En effet, ce sont elles qui ont davantage de marges de manœuvre financière pour agir et ce sont elles qui fixent habituellement les normes de consommation au sein de la société.
- Fonctionnement de notre démocratie. Le cap de compétitivité des dernières décennies est devenu de plus en plus impopulaire, ce qui a introduit une grande défiance entre gouvernants et gouvernés. Un nouveau cap pourrait aider à débloquer les choses, surtout si les bénéfices pour la collectivité permettaient à une fraction importante de la population d’y adhérer.
Benjamin Brice, docteur en sciences politiques de l’EHESS
Informations sur le livre
La sobriété gagnante. Pouvoir d’achat, écologie, déficits : Comment sortir de l’impasse ? Edition Librinova – 373 pages – Juillet 2022 – Acheter le livre
The post La sobriété comme alternative politique appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.