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08.03.2023 à 18:07
Pour une alliance mondiale des femmes
Matheo Malik
Partout dans le monde, des femmes en lutte se battent pour conquérir des espaces de dignité, de pouvoir et de liberté. Leurs combats doivent nous inspirer. Nous devons les soutenir et fédérer leurs efforts — pour que les femmes soient présentes à toutes les tables de négociations.
Une perspective signée Arancha Gonzalez Laya.
L’article Pour une alliance mondiale des femmes est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (2920 mots)
Éduquer les femmes comme les hommes. C’est l’objectif que je propose. Je ne souhaite pas qu’elles aient un pouvoir sur eux, mais sur elles-mêmes. Ces mots de Mary Wollstonecraft, tirés de son livre Défense des droits de la femme, ont été écrits il y a plus de 200 ans, en pleine Révolution française. Cet enfant non désiré des Lumières — la première vague féministe qui nous a inspirées pendant trois siècles — tenta de faire son chemin dans les rues de Paris ; mais après avoir fait le tour des salons féminins pour diffuser ces idées plus révolutionnaires encore que celles de ses contemporains masculins, l’autrice britannique échoua dans sa tentative d’étendre aux femmes les droits des hommes et des citoyens. Elle retourna à Londres et mourut à peine trois ans plus tard. Le XIXe siècle n’avait pas encore commencé. Aujourd’hui, au XXIe siècle, j’imagine la mère de Mary Shelley arpentant les rues de Kaboul pour distribuer des éditions clandestines de son livre traduit en pachto et participer aux manifestations — de petite ampleur, mais tout aussi puissantes — des femmes afghanes face à un régime taliban qui les a privées de leur droit à l’éducation et, avec lui, de leur principal instrument d’émancipation.
Les femmes afghanes font preuve d’une force énorme ; j’ai appris à les connaître lors de mon passage à l’Organisation mondiale du commerce et aux Nations unies, je les ai soutenues à la Chambre de commerce des femmes afghanes dans leur effort pour se mettre sur la voie de l’autonomie économique et je me sens très proche d’elles. Lorsque le dernier soldat américain a quitté Kaboul en août 2021, il savait qu’il abandonnait près de 20 millions de femmes à leur sort. Elles vivent aujourd’hui sous un apartheid de genre avec un niveau d’oppression inégalé qui les rend prisonnières, les expulsant de toutes les sphères de la vie publique. Mais les thèses du livre de Wollstonecraft et les progrès réalisés depuis ne quitteront jamais leur esprit ; c’est précisément ce qui les pousse à continuer à se battre chaque jour.
Ce sont des femmes qui inspirent et qui s’inspirent de leurs sœurs de l’autre côté de la frontière. Certaines sont interdites d’école et d’autres sont gazées en classe.
L’explosion des manifestations en Iran — les plus importantes depuis 1979 — fit suite au meurtre de Mahsa Amini, arrêtée et torturée par la police des mœurs pour avoir porté le voile de manière inappropriée — comme s’il existait une bonne manière de le porter. Ce meurtre fut le catalyseur d’une colère qui couvait depuis plusieurs années, colère principalement due au manque de libertés individuelles et à la détérioration des conditions de vie dans un pays dont l’économie est de plus en plus touchée par la corruption et les sanctions.
Désignées comme héroïnes de l’année par le magazine Time, elles ne sont pas les seules à se battre pour leur propre liberté, mais elles sont bien celles qui, en ce moment, servent d’inspiration à toutes les autres qui, jour après jour, en divers contextes et circonstances, luttent pour leurs droits et ceux des autres.
Svetlana Tikhanovskaïa lutte pour la démocratie au Bélarus depuis son exil politique ; Lucha Castro se bat au Mexique contre l’impunité des féminicides ; Txai Surui milite au Brésil pour les droits de son peuple et pour sauver l’Amazonie ; Gretchen Whitmer, gouverneur démocrate de l’État du Michigan, s’engage pour l’État de droit après avoir été victime d’un complot d’un groupe d’extrême droite ; Oleksandra Matviichuk, ukrainienne, lutte contre l’impunité des crimes de guerre commis par l’armée russe lors de l’invasion de l’Ukraine.
Toutes ces femmes ont quelque chose en commun : ce sont des femmes qui se battent mais, surtout, ce sont des femmes qui inspirent d’autres femmes — comme moi. Toutes ont été menacées de mort et, pourtant, elles continuent leur chemin. Elles défendent la dignité comme fondement des droits de l’Homme et condition préalable à la construction de démocraties fortes ; c’est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la conquête des droits des femmes.
Malgré cela, ces derniers ne peuvent être limités à une vision réductrice fondée sur le cadre qui oppose les démocraties occidentales au reste du monde. Il est vrai que les priorités sont différentes ; certaines se battent pour le droit à l’avortement et d’autres pour pouvoir aller à l’école ; mais il s’agit bien de droits humains. Il s’agit de conquérir des espaces de dignité et de pouvoir dans chaque régime politique, même dans ceux qui ne sont pas les plus démocratiques.
Au sein des démocraties consolidées, il y a aussi des reculs, pas tant en termes de droits acquis, mais plutôt en termes de discours, ce qui constitue la première étape vers la perte des droits légaux. La contre-offensive du patriarcat consiste d’abord à discréditer et à ridiculiser, puis à délégitimer et à nier l’existence même de la violence et de l’inégalité. Quand on nie les réalités et les statistiques, on nie tout le reste.
Le fait que le féminisme soit plus nécessaire et plus vivant que jamais est une chose que j’ai moi-même pu constater lors de mes récentes participations à des forums internationaux tels que la Conférence sur la sécurité de Munich ou le forum de Davos. Nous devons nous demander ce que nous pouvons faire au niveau international pour améliorer la situation des femmes dans le monde et leurs luttes. Des rencontres que j’ai faites ces derniers mois avec plusieurs des femmes mentionnées ci-dessus, j’ai pu tirer quelques conclusions que je voudrais partager en ce jour si symbolique qu’est le 8 mars.
Tout d’abord, nous avons besoin d’une alliance mondiale des femmes ; je parle là de tisser des alliances mondiales au-delà des alliances nationales et culturelles. C’est pourquoi il est si important que, dans les forums internationaux, on parle de plus en plus de leadership non seulement féminin, mais aussi féministe.
Je suis réconfortée de voir à la même table des femmes iraniennes soutenir les femmes en Ukraine et des femmes espagnoles soutenir des femmes en Afghanistan. Le discours est plus transversal, il ne reste pas isolé dans son combat spécifique, mais circule entre des groupes de femmes confrontés à des situations de crise, des guerres et une discrimination permanente. Une alliance entre les femmes des pays démocratiques et non démocratiques se tisse également. Nous souffrons toutes de la même chose ; à des degrés différents, bien sûr, mais la cause est la même. Quand je parle d’alliance, je parle d’un véritable soutien, au-delà des bonnes intentions ou d’un tweet viral dans lequel on coupe une mèche de cheveux sans guère s’investir au-delà de ce geste symbolique. Cependant, que les forums internationaux se recentrent sur les problématiques féministes ne signifient pas qu’ils doivent seulement être une affaire de femmes.
Cela m’amène à ma deuxième réflexion. En tant que femmes, nous devons obtenir une représentation égale dans les organisations internationales et dans les différents espaces de pouvoir de la gouvernance mondiale. J’ai passé plus de 25 ans à parcourir des forums et des réunions internationales dans lesquels les femmes ont toujours été minoritaires et où notre voix était à peine entendue. Notre rôle de leader doit être intégré dans la conversation mondiale. Cela ne revient pas à dire qu’il devrait y avoir une table pour débattre de géopolitique, une table pour débattre de technologie et une table pour débattre sur les femmes. Il s’agit de faire en sorte que les femmes soient présentes à la table de la géopolitique et à la table de la technologie, pour y apporter leur vision et leur expérience. Nous voulons et devons être présentes à toutes les tables, comme nous l’avons fait en créant le Women-20 (W20), lors du sommet du G20 à Ankara en 2015, pour influencer les décisions économiques et financières des dirigeants du G20.
Cette semaine encore, la Global Women Leaders Voices (GWL Voices), dont je suis membre, a présenté un rapport sur le leadership dans les organisations multilatérales : depuis 1945, seuls 12 % des dirigeants d’organisations multilatérales ont été des femmes. Seul un tiers de ces organisations est aujourd’hui dirigé par des femmes.
C’est aussi ce que devrait être la diplomatie féministe. Nous l’encourageons à partir de notre propre prise de conscience, mais il nous faut savoir franchir les murs de la géopolitique, un monde d’hommes par excellence.
Le fait que les femmes soient correctement représentées dans les sphères du pouvoir est essentiel pour que la communauté internationale s’implique dans la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il s’agit de ma troisième réflexion. Sans le soutien de la communauté internationale, aucun progrès n’est possible. Les femmes qui occupent ou ont occupé des postes de pouvoir ont l’obligation morale d’asseoir la présence de la cause féministe. Lors de la dernière conférence de Munich, les femmes ministres des affaires étrangères ont publié une déclaration commune appelant la communauté internationale à lever les restrictions imposées aux femmes en Afghanistan et à montrer son soutien aux femmes d’Iran. De telles déclarations ne sont pas nouvelles. Elles se produisent dans presque tous les forums internationaux et, bien que cela puisse sembler symbolique, les symboles sont importants parce qu’ils maintiennent un récit en vie, parce qu’ils contribuent à maintenir la présence de l’injustice dans le débat ; parce qu’ils nous empêchent d’oublier, qu’ils aident à faire pression pour mettre en place des sanctions supplémentaires ou qu’ils servent à appeler à plus d’action diplomatique. Même s’il est vrai qu’il est très difficile de faire pression sur un régime taliban, nous devons continuer à insister, en cherchant également les différences qui existent au sein de ces régimes, et continuer à aider les femmes qui fuient et qui attendent dans les ambassades des pays voisins. Il faut mettre en place tous les moyens possibles pour les sortir de cet enfer et accélérer les procédures d’obtention de visas ; car leur vie est en danger dans leur propre pays, mais aussi au Pakistan, où elles peuvent facilement être repérées par les talibans.
Enfin, et cela me préoccupe beaucoup, nous devons être capables de gagner la bataille narrative du féminisme pour en user comme d’une arme dans les nouvelles guerres culturelles. La polarisation croissante dans les démocraties établies a été un cheval de Troie pour le féminisme. Cette bataille culturelle est une menace pour les droits des femmes dans les sociétés prétendument démocratiques.
Les femmes sont de plus en plus autonomes et conscientes de leur capacité à changer les gouvernements, et nous sommes conscientes des différences entre les promesses électorales et les résultats. Les slogans faciles des bannières ne suffisent pas à nous convaincre. Nous avons l’exemple récent de la réponse des femmes américaines à la révocation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, minant la protection du droit à l’avortement aux États-Unis. Lors des midterms de novembre dernier, elles ont fait bloc pour voter en faveur du Parti démocrate, notamment dans les circonscriptions où il y avait des candidats républicains trumpistes plus radicaux ; elles ont ainsi assuré l’équilibre et empêché le Sénat de finir aux mains des républicains. Biden a résisté grâce aux femmes ; Lula a également gagné grâce aux femmes.
En Espagne, la bataille politique place le féminisme au centre du débat. La controverse sur l’entrée en vigueur de la loi surnommée « Seul un oui est un oui » contribue à faire voler en éclats le consensus qui existait autour de l’importance de promouvoir des politiques d’égalité et d’éradiquer la violence envers les femmes. Malheureusement, si nous tombons dans le piège du cadre polarisant et qu’un groupe autoroclamé féministe se plaît à l’idée de se victimiser, les femmes en seront les premières touchées.
Le recul est réel. Les données sont là. Selon le rapport sur l’écart entre les sexes du Forum économique mondial, en 2022, l’écart mondial entre les sexes aurait été réduit de 68,1 %. En d’autres termes, en seulement 3 ans, nous sommes revenus 32 ans en arrière.
Pour éviter de continuer à revenir en arrière, il est important que nous restions connectées et en alerte : que nous continuions à parler des femmes d’Iran et à faire pression, comme Masih Alinejad me demande de le faire chaque fois que je la vois ; que nous continuions à soutenir l’Ukraine dans cette guerre et que nous n’oubliions pas la Biélorussie et son régime autocratique, comme Svetlana me demande de le faire ; ou que nous n’abandonnions pas les femmes afghanes dans l’enfer dans lequel elles sont plongées, comme Manizah Wafeq me le demande.
Elles me demandent de ne pas faire preuve de complaisance. Quant à moi, je me contente de leur demander de continuer à être une source d’inspiration pour les autres.
En fin de compte, nous sommes toutes unies par le voile vaporeux de l’indifférence et de l’invisibilité historiques ; parce que la révolution des femmes est la seule qui ne cesse jamais. Le jour où elle cessera, nous aurons tout perdu. Nous vivons un moment unique pour réaliser tous les changements possibles ; ne le laissons pas passer.
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15.11.2022 à 15:44
Devenir « sœurs » au-delà de la situation coloniale
Alexandre Antonio
Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Œuvrant dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines, l’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
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Texte intégral (2318 mots)
Toutes, d’un même cœur, sans distinction de race, de religion ni d’obédience politique, nous sommes sœurs et devons travailler à l’amélioration des conditions de vie de tous 1. Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Relève-t-il d’une connotation politique à l’image des communistes, d’un lien entre chrétiennes ou encore d’une connotation affective ? Pascale Barthélémy s’attèle ici à comprendre la sororité établie entre des femmes essentiellement originaires d’Afrique et de France, puis insiste sur une solidarité particulièrement forte, empreinte d’une réelle connotation affective pour celles qui emploient ici le mot de sœurs.
Profitant d’un riche corpus de sources collectées à Dakar, Bamako, Paris, Rome, Amsterdam et Bruxelles, mais aussi dans les archives départementales à Bobigny, puis à l’Institut d’histoire sociale de Montreuil, l’historienne réfléchit au lien établi entre un nombre, certes restreint, de femmes africaines et françaises, dans le cadre colonial mais aussi celui de la guerre froide. Pascale Barthélémy présente ce corpus et son questionnement dans une sous-partie bienvenue, intitulée « L’atelier de l’historienne ». Elle y présente son dépouillement guidé par trois objectifs, à savoir : documenter les mobilisations politiques des Africaines, repérer les Françaises présentes en Afrique, puis détecter les situations de contact entre les unes et les autres. Au fur et à mesure de son enquête, l’historienne identifie une réelle sororité entre certaines Africaines et Françaises selon des modalités plurielles. L’ouvrage nous renseigne donc autant sur les discours féministes, que les circulations de femmes et d’idées, les mobilisations politiques en Afrique de l’Ouest et la capacité de chacune à agir en situation coloniale/décoloniale.
Saisir la sororité
Le terme anglo-saxon de sororité désigne en premier lieu la solidarité entre femmes. Il s’est forgé, en partie, en réaction à la notion de fraternité mais relève à la différence de cette dernière d’une nécessité. Le livre de Pascale Barthélémy approfondit cette réflexion par l’analyse de cette solidarité entre colonisées et colonisatrices, sans s’arrêter à ce seul paradigme puisqu’au fil du livre, cette barrière s’estompe à la faveur de combats communs, autres que celui de la décolonisation. L’étude commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors que les sources de l’historienne témoignent d’une surabondance du langage de l’affection autour des termes de « sœurs », « amies », « amitiés » et « amour ». C’est ici l’un des points centraux du livre, l’amitié et l’amour se trouvent au cœur de la sororité étudiée par l’historienne. Pourtant, l’entraide entre l’ensemble des femmes n’est pas systématique. Si le contexte coïncide avec l’obtention du droit de vote pour les Françaises vivant dans les colonies, les femmes de métropole et d’autres issues de certaines colonies, cette conquête n’est en rien une première victoire du militantisme féminin, puisqu’elle a été pensée sans elles. Le droit de vote est, en effet, débattu et établi par les hommes, puis n’est d’ailleurs inscrit que dans le programme final du CNR (Conseil national de la Résistance) alors que certains, tel le député radical Paul Giacobbi, se demandent s’il est bien raisonnable de l’octroyer aux femmes dans une période si troublée. La seconde barrière à la sororité est la division entre les mouvements féministes, par exemple des associations rassemblant essentiellement des femmes africaines et afrodescendantes reprochent à d’autres d’être sous l’emprise de femmes occidentales. Au-delà de la classe et de la « race », les femmes au cœur de l’ouvrage de Pascale Barthélémy évoluent en plus dans un contexte particulier mêlant l’après-guerre, la bipolarisation du monde et les luttes pour les indépendances. Sans se fondre dans ces enjeux, les mouvements féministes se les approprient et les mêlent à leurs premiers combats, essentiellement sociaux.
La période ici étudiée s’ouvre sur une solidarité limitée puisque la situation coloniale écrase la sororité et révèle de nombreux paradoxes, à l’image des femmes des Quatre Communes du Sénégal (Gorée, Dakar Rufisque et Saint-Louis) qui sont alors citoyennes françaises. Celles-ci s’apprêtent donc à voter en 1945 tandis que les autres Sénégalaises en demeurent exclues. Pourtant, ici la couleur prédomine au genre car des Européennes jugent le vote des Sénégalaises des Quatre Communes comme une mesure ridicule et révoltante, à l’opposé des manifestations populaires qui mêlent des femmes à des hommes sénégalais, antillais et français pour la généralisation de ce droit à toutes les femmes. La sororité s’applique donc, ou non, à l’échelle locale en fonction des combats et le militantisme féminin s’avère plus social que politique.
Militer
Deux organisations féminines, fondées par des femmes imprégnées par la lutte contre le nazisme, occupent le cœur de l’ouvrage : la FIDF et l’AFUF. La Fédération internationale démocratique des femmes (FDIF) naît en novembre-décembre 1945 à Paris et est incarnée par sa présidente, la scientifique Eugénie Cotton (1887-1967), qui n’hésite pas à faire l’apologie du régime stalinien et exclure les adhérentes yougoslaves après la rupture du maréchal Tito avec Staline. Pendant la guerre froide, la FDIF fustige les États-Unis et le plan Marshall mais glorifie l’URSS et la Chine de Mao. Bien qu’ouverte aux femmes de tous les continents, les Africaines y sont peu présentes. Le combat pour le droit des femmes n’est pas leur priorité et passe après la cause pacifiste qui apparaît comme leur fer de lance. Elles exaltent également une certaine maternité, qui n’empêche pas une activité dans l’espace public. Si jusque-là la maternité fut un moyen d’inférioriser et de soumettre les femmes, les membres de la FDIF revendiquent une maternité pacifiste et combattante. L’organisation est aussi résolument anticolonialiste et en dénonce les méfaits.
L’AFUF s’avère bien différente par de nombreux aspects. L’Association des femmes de l’Union française se pense d’abord comme un trait d’union entre les Françaises et les Africaines, puis entend participer à la consolidation de l’Union française. Dirigée par Jeanne Vialle de 1946 à 1953, une métisse franco-congolaise ayant rejoint Combat pendant la guerre, l’organisation se veut apolitique, puis cherche à rassembler les femmes françaises et d’outre-mer sans distinction de race, de politique ou de religion. Il s’agit donc de repenser la place des femmes dans le cadre d’une nouvelle forme d’impérialisme.
Bien que fort différentes dans leurs philosophies, la FDIF et l’AFUF revendiquent la même solidarité entre les femmes. Si les Africaines s’affirment dans et hors de ces deux groupes, Pascale Barthélémy montre avec beaucoup de justesse que la cause féministe mobilise seulement une minorité d’Africaines instruites puisqu’en 1960 sur les 8 000 étudiants et élèves africains en métropole, 17 % sont des filles, dont une infime partie est politisée. Néanmoins, la FDIF ne cesse de gagner en visibilité tandis qu’elle dénonce les violences coloniales. Alors que les liens entre les peuples d’Afrique et d’Asie se consolident à l’occasion de la conférence de Bandung en 1955, une véritable solidarité s’établit également avec les femmes algériennes.
Circuler
L’autre réussite de l’ouvrage est de placer la sororité autant dans le cadre du système colonial que dans ceux de la guerre froide et de l’affirmation des pays nouvellement indépendants. Les logiques réticulaires dépassent les seules connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent, puis permettent aux femmes de construire des relations au-delà des frontières à l’image des Ougandaises qui, entre 1945 et 1962, nouent des liens avec des femmes asiatiques, britanniques et africaines 2.
Quelques Africaines parviennent donc à s’insérer dans l’effervescence des idées d’après-guerre, à l’image de Célestine Ouezzin Coulibaly, membre du Parti démocrate de la Côte d’Ivoire, qui quitte Abidjan pour le congrès de la FDIF à Pékin en novembre 1949. Néanmoins, son parcours montre que seules les femmes d’une certaine classe sont concernées puisqu’elle est la fille d’un chef de canton, monitrice d’enseignement et mariée à un instituteur diplômé de l’École normale William Ponty. Elle appartient donc à un « ménage d’évolués » 3 et montre que les femmes capables de s’insérer dans ces réseaux disposent d’un certain capital social, dans le sens défini par Pierre Bourdieu.
Pascale Barthélémy livre donc un authentique travail d’historienne qui fait la part belle aux sources. Les notes de bas de page, particulièrement étayées, contribuent à pleinement saisir le cheminement intellectuel suivi par la chercheuse et appellent à une réflexion sur les sources, en soulignant que les femmes africaines ont elles-mêmes laissé peu de traces. Si le propos est parfois difficile à suivre pour le néophyte, le recours constant aux actrices permet d’incarner le propos et participe ainsi à une meilleure compréhension de l’ensemble 4.
L’ouvrage s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines. Si l’ambition de dépasser le seul cadre de la colonisation peut laisser dubitatif en début d’ouvrage, force est de constater en tournant la dernière page que le pari est relevé. En effet, ces femmes, qui restent certes peu nombreuses, parviennent à s’insérer dans les grands débats internationaux et leur place dans la société coloniale, colonisées ou colonisatrices, ne définit en rien la position choisie dans le cadre de la guerre froide ou la construction d’un nouveau bloc à la recherche d’une troisième voie. Si le droit de vote des femmes est bien délimité à l’époque par des hommes, en deux décennies les actrices ici présentées réussissent à s’emparer des débats structurants les relations internationales et témoignent d’une réelle capacité à agir. L’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
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25.10.2022 à 11:24
« La consultation gynécologique constitue un haut lieu d’argumentation », une conversation avec Aurore Koechlin
Matheo Malik
Dans le monde de la santé et du soin, le suivi gynécologique occupe une place à part. Pour essayer de comprendre cette spécificité, la sociologue Aurore Koechlin a mené une enquête au long cours dont elle présente les résultats dans son nouveau livre La norme gynécologique, paru en septembre chez Amsterdam. Dans cet entretien, elle revient notamment sur ce que cette étude nous dit de la « carrière gynécologique », fruit d'une construction sociale et créatrice de normes.
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Texte intégral (5797 mots)
Qu’est-ce que la norme gynécologique et comment se développe-t-elle ?
J’ai nommé « norme gynécologique » la norme qui enjoint les femmes à consulter régulièrement un ou une professionnelle de santé pour le suivi gynécologique, centré sur la contraception et le dépistage. Le suivi gynécologique a lui-même une triple particularité : d’abord, il instaure une temporalité particulière, idéalement une fois l’an, sans qu’il y ait, ensuite, nécessité d’un motif de consultation, et, il est enfin genré, puisque l’andrologie ne met pas en place une telle prise en charge.
Il s’agit d’une norme dans un triple sens. Premièrement, c’est un construit social et historiquement situé. Il existe, deuxièmement, une pression sociale exercée par différentes instances pour s’y conformer. Enfin, le corollaire à cela est que si on y déroge, on est rappelé à l’ordre de la norme.
Dire qu’il s’agit d’une norme ne veut pas dire qu’elle est mauvaise en soi. C’est le propre de toute société humaine que de se doter de normes, et le rôle de la sociologie, qui les met en lumière, n’est pas d’abord de les remettre en question mais déjà de les visibiliser pour ce qu’elles sont.
En effet, ce qui m’interrogeait en faisant cette recherche, c’était moins l’existence en tant que telle de cette norme que son invisibilisation en tant que norme, et sa justification implicite : l’idée que les corps des femmes nécessiteraient un tel suivi, parce qu’ils seraient plus pathologiques que les autres corps, ou en tout cas davantage à contrôler. Je m’intéressais aussi aux effets d’une telle norme, qui étaient là également peu interrogés.
Dès lors, je démontre dans mon livre les trois points précédents :
1. La norme gynécologique a une histoire ; elle émerge au moment de la légalisation de la contraception, qui est obtenue notamment avec l’idée que la contraception permettra de prévenir les avortements. Pour ce faire, il faut donc que sa prise soit encadrée, et c’est aux médecins, et en particulier aux gynécologues, qu’on confie cette tâche. Parallèlement, comme on manque de recul sur les effets sur le long terme de la contraception, la pratique systématique du frottis et de la palpation des seins se développe au même moment. C’est alors qu’émerge la norme gynécologique.
2. La norme gynécologique est produite et reproduite par un certain nombre d’instances – les médecins, évidemment, mais aussi la famille, en particulier la mère, les pairs, l’école dans une moindre mesure, et les patientes elles-mêmes. Elle est donc le fruit d’un travail incessant pour parvenir à suivre et à être suivie.
3. Les femmes qui dérogent à cette norme, en tout cas de ce que j’ai pu en observer, sont rares, montrant bien par là la force de la norme.
Qu’est-ce qui a mené à la dénonciation de cette norme à travers les « résistances » que vous évoquez dans le dernier chapitre de votre ouvrage, et en particulier à la dénonciation des violences gynécologiques ?
Depuis quelques années, la gynécologie traverse un certain nombre de controverses médiatiques, qui viennent l’interroger. Elle est d’abord remise en question dans ses moyens, avec ce qu’on a appelé « la crise de la pilule » de l’hiver 2012-2013, suite au dépôt de plainte contre les laboratoires pharmaceutiques Bayer d’une patiente qui lie son AVC à la prise de la pilule. Au-delà de la remise en question d’un modèle contraceptif français centré sur la pilule, on a pu assister également à une interrogation quant aux effets des hormones en général, qui sont l’instrument clé de la spécialité.
Questionnée, la gynécologie l’est ensuite dans ses méthodes, ce qui peut prendre la forme paroxystique de la dénonciation des violences obstétricales et gynécologiques. On voit qu’à chaque fois, ce n’est pas la norme gynécologique qui est directement remise en cause. Néanmoins, ces enjeux sont présents en filigrane. Le soupçon porté sur les hormones semble moins être la manifestation d’une promotion du naturel que la demande d’une contraception moins médicalisée, et par là, davantage accessible. De la même façon, la remise en cause des violences gynécologiques montre implicitement ce que l’existence de cette norme peut avoir de violent.
Comment la norme gynécologique s’articule-t-elle avec le concept de « carrière gynécologique », et comment pourrait-on définir ce dernier ?
Le fait de suivre la norme gynécologique implique d’entrer dans une carrière de patiente et de la poursuivre idéalement tout au long de sa vie. La notion de carrière a en fait été une arme dans mon entreprise de dénaturalisation de la norme gynécologique. L’usage du terme de carrière de patientes est assez classique dans la sociologie de la santé. Il permet de mettre en lumière trois choses. D’abord, l’aspect construit et social de la maladie. Dire qu’on entre dans une carrière de patient, c’est montrer qu’il y a des éléments qui ne se réduisent pas à des enjeux biologiques : on est pris en charge par les médecins, par une institution (l’hôpital), qui a des effets propres. Ensuite, le travail spécifique du patient, qui n’est pas un simple réceptacle du soin, mais à qui on confie des tâches et un rôle tout au long de sa carrière. Enfin, ce concept souligne un élément important, la temporalité de la carrière. On entre, on demeure, et on sort de la carrière. Cela implique d’étudier cette temporalité spécifique.
Dans le cas de la gynécologie, nous sommes face à une carrière de patientes qui par bien des aspects ressemble à une anti-carrière : contrairement à la majorité des carrières de patients – non genrées, liées à un diagnostic, et le plus souvent courtes, qu’elles se résolvent par la guérison ou par la mort, sauf dans les cas de maladies chroniques – la carrière gynécologique est liée au genre, et dure idéalement toute la vie. C’est pourquoi il a pu être difficile d’objectiver les différentes étapes de cette carrière, en particulier l’entrée, lors des entretiens que j’ai menés avec des patientes : la plupart d’entre elles n’avaient pas de souvenir d’avoir commencé à consulter. J’ai surmonté cette difficulté notamment par le biais des observations, que j’ai pu croiser avec les entretiens. L’usage du terme a néanmoins été utile, à la fois pour séquencer et rendre intelligible les grandes étapes de cette carrière, et pour ne pas les naturaliser. En effet, le suivi gynécologique se présente souvent comme un suivi de l’évolution biologique des corps : il s’agirait d’accompagner médicalement leurs évolutions, tout au long de la vie (puberté, grossesse, ménopause, pour le dire rapidement). En réalité, il s’agit bien plus souvent d’un suivi de l’intervention médicale sur ces corps : la contraception en premier lieu, la prise d’hormones plus en général, et enfin les examens de dépistage.
De même, la norme gynécologique s’articule avec d’autres concepts, ceux de « norme contraceptive » et de « norme préventive ». Ces différents concepts peuvent s’opposer, se superposer, et se combiner de différentes manières avec la norme gynécologique. Pouvez-vous revenir sur ces articulations ?
La norme contraceptive a été théorisée par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand comme la norme qui enjoint à se contracepter si on ne veut pas avoir d’enfant. La norme préventive, elle, a pu être définie par Gabriel Girard comme une norme « élaborée historiquement autour de la promotion du préservatif », centrée sur la prévention des IST. J’en propose un usage élargi à la prévention non seulement des IST, mais aussi des cancers : il s’agit de la norme qui implique que tout individu doit se faire dépister quand il a un comportement à risque ou quand il fait partie d’une population à risque.
Dans mon livre, je montre comment l’entrée dans la carrière gynécologique repose sur la simultanéité de trois entrées – dans la sexualité hétérosexuelle, dans la contraception et dans la carrière gynécologique. On prend rendez-vous chez la gynécologue lorsque l’on commence à avoir des rapports hétérosexuels afin d’avoir accès à la contraception médicalisée. On voit donc comment la norme contraceptive joue ici dans le sens de la norme gynécologique. Une autre entrée est néanmoins possible, cette fois-ci par la norme préventive. Celle-ci peut alors s’associer à la norme contraceptive – par exemple au moment de l’entrée dans la sexualité hétérosexuelle, en commençant une contraception et en réalisant un dépistage des IST –, ou la remplacer si elle n’a pas fonctionné pour diverses raisons : les patientes peuvent ainsi entrer dans la carrière gynécologique pour réaliser le frottis. L’âge joue à ce titre un rôle déterminant : plus les patientes avancent en âge, plus la norme contraceptive s’affaiblit au profit de la norme préventive – à la fois parce que la ménopause fait disparaître la nécessité de se contracepter, et parce que l’avancée en âge accroît les risques de cancer.
Néanmoins, la norme gynécologique repose plus fortement sur la norme contraceptive que sur la norme préventive, pour plusieurs raisons : l’entrée dans la carrière repose sur cette première norme ; dans l’imaginaire collectif, le lien entre gynécologie médicale et contraception est fort. Enfin, la limitation médicale de l’accès à la contraception constitue un instrument très matériel de renforcement de la norme gynécologique. Si la norme préventive est au cœur du mandat que se fixe la gynécologie médicale, elle a pour le moment moins d’efficace que la norme contraceptive, probablement parce que cette dernière repose davantage sur l’initiative des patientes. Ainsi, le décrochage, au moins ponctuel, de la carrière gynécologique, est souvent lié à l’arrêt de la contraception ou à la ménopause, la seule norme préventive n’étant plus suffisamment forte pour maintenir les patientes dans la carrière gynécologique. Elle n’en demeure pas moins un des piliers de la norme gynécologique.
Pouvez-vous préciser le type d’enquête que vous avez mené, et le statut ambigu que vous avez acquis lors de votre travail sur le terrain, celui de « profane experte », dans le cadre d’une enquête sur l’intime ?
J’ai effectué une enquête ethnographique au long cours, entre 2015 et 2018, à partir de cinq terrains. J’ai ainsi mené des observations et des entretiens en Seine-Saint-Denis et à Paris, en Protection Maternelle et Infantile (PMI), en cabinet, et à l’hôpital. Dans ces cadres, j’ai pu assister à des consultations gynécologiques, et mener des interviews avec des professionnels et des professionnelles de santé de différents statuts et avec des patientes. Enfin, j’ai réalisé un petit terrain auprès de praticiennes féministes de l’auto-gynécologie, à partir d’entretiens et d’observations participantes.
Initialement totalement extérieure au monde médical, j’ai ainsi progressivement occupé un statut de « profane experte » sur le terrain. Sans pour autant être médecin, et demeurant une profane représentant les patientes, j’avais la particularité d’être passée de « l’autre côté » par mon insertion dans le groupe médical, et ainsi d’occuper un statut intermédiaire. Dès lors, j’en savais plus que les patientes sur les questions médicales. Inversement, par rapport aux autres médecins, j’avais développé une connaissance des trajectoires des patientes, de l’histoire des endroits observés, j’avais eu progressivement accès à presque tous les témoignages des équipes médicales. Je disposais ainsi d’une expertise particulière : plus le temps passait, plus j’accumulais des connaissances sur la gynécologie et sur le lieu à propos duquel j’enquêtais. Or comme l’a souligné Everett Hughes cité par Howard S. Becker : « Il n’y a rien que je sache qu’au moins un des membres de ce groupe ne sache également, mais, comme je sais ce qu’ils savent tous, j’en sais plus que n’importe lequel d’entre eux. »
Cette position intermédiaire a eu des effets sur le terrain : ainsi les patientes comme les médecins ont pu me demander d’intervenir en diverses circonstances, demandes que j’ai acceptées ou non. Elle est venue dessiner ma position de sociologue également, à mi-chemin entre les médecins et les patientes, et qui du fait de ce statut même, a la capacité de comprendre les logiques contradictoires qui parfois s’affrontent en consultation, et par là de donner des pistes pour résorber le gouffre. J’ai ainsi essayé de me dégager des controverses médiatiques autour de la gynécologie pour faire un pas de côté, essayer d’éclairer les causes mêmes du débat, replacer la position de tel ou tel acteur ou actrice dans un contexte qui l’explique en partie. C’est pourquoi le livre ne s’est voulu ni pour ni contre la gynécologie ou la norme gynécologique. Néanmoins, ma boussole est demeurée les patientes, parce que mon engagement émotionnel s’est d’abord porté vers elles, qui ont accepté ma présence et qui m’ont confié leurs voix, et que j’ai la responsabilité de porter.
Vous montrez qu’il y a des stratégies mises en place pour réactiver, relancer le suivi, ou rattraper une patiente qui en est sortie. Quelles sont-elles ? Il est d’ailleurs intéressant de voir que ces stratégies ne sont pas uniquement mises en place par les gynécologues : les hôpitaux, mais également la famille et les pairs sont des instances qui permettent le maintien dans la carrière gynécologique.
Tout à fait. Les gynécologues, ou plus globalement les médecins, ne sont qu’une instance parmi d’autres, même si elle est centrale, dans la production et la reproduction de la norme gynécologique. Quatre instances jouent principalement dans le maintien dans la carrière, ou dans son retour une fois qu’on a décroché. Du côté des médecins, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Pour ce faire, ils et elles mettent en place une stratégie que j’ai qualifiée, en reprenant les termes d’une enquêtée, de stratégie du « bâton » et de la « carotte » : il s’agit à la fois de menacer et de récompenser pour convaincre.
La consultation gynécologique a ceci de particulier que, comme toute consultation médicale, les patientes en sont à l’initiative, mais que contrairement aux autres consultations médicales, les patientes ne sont que peu contraintes de s’y rendre par le nécessaire traitement des pathologies. Il s’agit moins d’enjeux de santé immédiats que d’enjeux de prévention (frottis, palpation de seins) et de mode de vie (contraception). Dès lors, les professionnelles et les professionnels de santé utilisent le principal moyen à leur disposition pour garantir le maintien dans la carrière gynécologique des patientes, leur monopole de prescription, en particulier de la contraception. Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi l’arme de la profession pour maintenir le suivi.
Les patientes elles-mêmes sont la deuxième instance clé de maintien ou de retour dans la carrière. Socialisées depuis la puberté et/ou leur entrée dans la sexualité à la nécessité de consulter, elles intériorisent la norme et reprennent globalement à leur compte le discours professionnel selon lequel la consultation gynécologique est un moment « désagréable » mais « obligé ».
Troisième instance d’entrée et de maintien dans la carrière : les femmes de la famille et les pairs, en particulier la mère. Les mères prescrivent et proscrivent les conduites, socialisent aux différentes normes, conseillent pour la contraception, poussent à suivre la norme gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent leur propre gynécologue, elles accompagnent leurs filles en consultation. De façon amusante, en fin de carrière, on assiste à un curieux retournement : ce sont les filles qui re-convainquent leur mère de se conformer à la norme gynécologique. Le retour dans la carrière gynécologique s’effectue comme le miroir inversé de l’entrée dans la carrière.
Enfin, la dernière instance centrale dans la carrière est une instance de rattrapage, l’hôpital. Le rôle de l’hôpital est fondamental car les patientes s’y rendent pour des événements gynécologiques qui ne sont pas liés au suivi, en particulier les urgences gynécologiques, les grossesses, et les IVG. À chaque fois, cela peut être un moment de rattrapage pour les professionnelles et les professionnels de santé : ces derniers et ces dernières essayent alors de faire entrer, de maintenir, ou de faire revenir les patientes dans la carrière gynécologique si elles ont décroché.
La norme gynécologique introduit l’intériorisation du risque chez les patientes, qui peut mener à l’angoisse, à une prévision constante du risque, mais une prévision qui est entachée d’ignorance. Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe du risque, la manière dont il affecte les femmes et produit également la norme gynécologique en associant prévention du risque et suivi gynécologique ?
Il y a plusieurs points de tension autour du risque dans le cadre de la consultation gynécologique, qui se déploient par ailleurs certainement dans d’autres espaces médicaux. Tout d’abord, alors que les causes d’augmentation des risques concernant la santé se situent en premier lieu au niveau environnemental et global, le propre de la consultation est d’essayer d’agir sur les comportements individuels. Cette individualisation entraîne un risque de moralisation des comportements, et une responsabilisation très forte, mais pose aussi question : qui décide en dernière instance de prendre des risques ou non – le médecin ou la patiente ?
Par ailleurs, la médecine préventive implique que la patiente joue de plus en plus le rôle de « sentinelle » pour veiller aux différents signes de son corps et qu’elle sache reconnaître certains symptômes, au moins partiellement. Le paradoxe est que dans le même temps, on ne lui donne pas l’entièreté des moyens pour mener à bien ce rôle, puisqu’elle n’est pas médecin, ne sait pas discriminer entre les symptômes, et ne dispose pas des informations nécessaires pour les reconnaître efficacement. Surtout, elle n’est pas extérieure à son propre corps, et peut difficilement endosser pour cette raison même le regard médical, qui s’est construit sur le principe d’extériorité au corps qu’il traite. La patiente se retrouve ainsi dans une position intenable, entre possession et dépossession de son corps, entre connaissance et ignorance, entre capacité d’agir et nécessité de s’en remettre aux médecins.
J’ai interprété l’angoisse que j’ai rencontrée chez beaucoup de patientes comme un symptôme de cette situation paradoxale. En effet, à ma grande surprise, beaucoup d’entre elles ont exprimé en entretien une angoisse forte liée à des actes pourtant aussi quotidiens dans la pratique gynécologique que le frottis, la palpation des seins, ou l’imagerie des ovaires. En observation, j’ai pu assister à des manifestations paroxystiques de cette angoisse, qui pouvaient d’abord apparaître comme dénuées de sens – comme la peur de ne plus avoir d’ovaires, ou que le stérilet n’explose ou ne rouille à l’intérieur de son corps. Mais plutôt que de l’irrationalité, j’y ai lu un symptôme de la contradiction dans laquelle étaient plongées les patientes.
Vous adoptez, dans un de vos chapitres, une lecture « intersectionnelle » de la relation gynécologique. Pourriez-vous nous expliquer en quoi celle-ci consiste ? Il est par ailleurs intéressant de constater que votre étude ne porte pas uniquement sur la relation gynécologique mais également sur la relation entre les internes, pour faire voir les « coulisses d’une profession », pour reprendre l’expression d’Erving Goffman, que vous citez.
Progressivement sur le terrain s’est imposé ce constat : si le genre structure bien sûr la relation gynécologique de part en part, la classe et la race également. J’avais anticipé la question de la classe, notamment en faisant volontairement le grand écart en termes de terrains entre une PMI de Seine-Saint-Denis entièrement remboursée et une clinique des beaux quartiers parisiens avec des dépassements d’honoraire très importants. Mais j’avais moins anticipé à quelle point la race jouait également fortement. C’est pourquoi j’ai essayé de développer une analyse « intersectionnelle », pour reprendre le terme de Kimberlé Crenshaw, de la consultation gynécologique. Ce terme est source de beaucoup de méprise : en sociologie, nous l’utilisons principalement pour dire qu’un rapport de domination sociale ne peut pas être compris isolément, et qu’il faut penser le genre, la classe et la race ensemble, ainsi que leurs articulations.
Sur mes deux terrains en Seine-Saint-Denis, la race structurait de façon très forte les relations aussi bien entre les médecins eux-mêmes (dont les internes), qu’entre eux et leurs patientes. Ce qui était intéressant était que la race pouvait, en fonction des situations, jouer comme signifiant naturalisé de la classe, ou s’autonomiser totalement d’elle, et signifier surtout l’altérité d’origine et/ou de culture. De la même façon, elle pouvait jouer de façon positive ou négative dans la relation gynécologique. Par exemple, elle fonctionnait de façon positive quand une mutuelle racisation créait une proximité avec le médecin, même si ce rapprochement était souvent initié par les patientes. Mais elle pouvait aussi fonctionner négativement quand les médecins, anticipant une difficile communication, pour des raisons de langue et/ou d’origine, tendaient à présenter de façon succincte les enjeux médicaux de la consultation, ce qui provoquait en réalité un désinvestissement des patientes dans l’échange.
Cette approche mène à une observation intéressante : les femmes de classes supérieures blanches ont d’importantes ressources et sont très impliquées dans les rencontres gynécologiques, mais cela les amène justement à se conformer – parfois même à l’excès – à la norme gynécologique. Symétriquement, les femmes racisées et d’origine moins favorisée peuvent être moins impliquées mais également opposer un refus plus net à cette norme.
Oui. J’ai voulu montrer que dans un sens comme dans l’autre, ce qui apparaît d’abord comme une ressource peut se retourner contre la patiente, et qu’inversement, ce qui est d’abord considéré comme un handicap peut être mobilisé avec succès par elle. Une moindre implication dans la consultation laisse ainsi paradoxalement moins de prises à l’argumentation – un refus net, celui de la pilule par exemple, peut moins facilement être contesté. Inversement, la patientèle blanche de classes supérieures, qui dispose de beaucoup de capitaux et investit, voire surinvestit la consultation gynécologique, notamment par la parole, ou par un rapport très scolaire au savoir et aux prescriptions médicales, peut finalement se trouver piégée par ses propres avantages. En effet, cela crée une très forte compliance, une parfaite intériorisation de la norme gynécologique, qui peut pousser les patientes à devancer les prescriptions médicales, voire à s’y conformer de façon excessive, de l’aveu même des médecins.
Vous étudiez également plus en détail les violences gynécologiques. Malgré le caractère plutôt exceptionnel qu’elles représentent dans votre étude de terrain, vous souhaitez en étudier les « conditions de possibilité ». Quelles sont-elles ?
Un des éléments centraux de la définition des violences gynécologiques est le non-respect du consentement de la patiente aux actes réalisés, en particulier à l’examen gynécologique. L’expression est un terme rencontré sur le terrain, mais aussi médiatique, politique, et féministe. Il est l’objet de fréquents débats quant à sa définition. Pour toutes ces raisons, il est d’un usage compliqué pour la sociologie. Néanmoins, j’ai pu assister lors de certaines consultations gynécologiques à des moments de tension qui étaient anormaux au regard de l’ensemble des consultations observées. Dans ces moments, la détresse exprimée par les patientes était liée à ce qu’il se passait alors dans la consultation et était tout à fait en excès par rapport au cours habituel des consultations – accompagnée par exemple de cris, de pleurs, etc.
Ces situations, pour minoritaires qu’elles ont été, ont existé, et il me semblait difficile de ne pas les évoquer. Dès lors, mon traitement des violences gynécologiques participe de cette volonté que j’évoquais plus haut de décaler le regard par rapport aux débats médiatiques. J’ai ainsi essayé d’interroger ce qui rendait possibles ces violences, c’est-à-dire de réfléchir aux conditions structurelles qui expliquent qu’elles peuvent se produire.
J’ai retenu, dans mon livre, trois conditions structurelles des violences gynécologiques, même s’il en existe sûrement d’autres.
Tout d’abord, la consultation gynécologique constitue une socialisation à la douleur : certains actes peuvent être douloureux, certains le sont presque systématiquement en observations comme en entretien. Les professionnelles et les professionnels doivent donc composer avec la douleur pour pouvoir travailler : c’est le cas pour beaucoup d’actes médicaux, mais la particularité de la consultation gynécologique est sa régularité. Dès lors, pour les médecins comme pour les patientes, la douleur est normalisée, et, de ce fait, ne constitue plus le symptôme potentiel d’une situation anormale.
Ensuite, j’ai constaté que les conditions de travail jouaient tout particulièrement sur les violences. Quand le rythme des consultations est accéléré, dans un contexte précarisé, les professionnelles et les professionnels de santé tendent à s’appuyer davantage sur leurs automatismes, ce qui rend plus difficile le fait d’analyser la particularité de la situation. En outre, l’absence de formation à demander systématiquement le consentement avant tout acte provoque également une réaction différenciée aux manifestations non verbales de l’absence de consentement. Celles et ceux qui sont plus sensibles, qui ont une plus grande expérience, sauront décrypter ces réactions des corps ; les autres non. C’est pourquoi il faut harmoniser la formation autour de ces enjeux.
Enfin, le dernier facteur est l’universalisme médical, cet idéal de neutralité et de non jugement qui est au fondement de la définition moderne du médecin. Même s’il part d’une bonne intention, pour la gynécologie, cela a comme effet paradoxal de vouloir traiter les organes génitaux comme n’importe quels organes, alors que de fait ils sont construits socialement comme relevant d’une exceptionnalité. Les corps sont désexualisés, dégenrés, ils deviennent un objet à traiter. Mais cela va à contre-courant du ressenti d’au moins une partie des patientes, qui disent en entretien vivre la consultation comme un moment dont la dimension genrée et potentiellement sexualisée ne peut jamais totalement être effacée. Cet effacement paradoxal peut là encore conduire à des violences.
Vous étudiez finalement les résistances à la norme gynécologique et vous parlez de la consultation comme d’un « jeu d’ajustement mutuel ». Les médecins peuvent reprendre les arguments des patientes, notamment sur le caractère « naturel » de certains traitements, tandis que les patientes s’approprient la norme préventive pour affirmer leur propre position : c’est au nom d’un calcul bénéfice-risque qu’elles refusent les traitements hormonaux. Pouvez-vous revenir sur cette relation ?
Dans mon livre, j’ai voulu montrer que la consultation gynécologique constituait un haut lieu d’argumentation, qui socialisait autant les patientes aux raisonnements médicaux, que les médecins aux arguments des patientes. Si bien que les arguments peuvent de part et d’autre s’anticiper, et par là s’échanger.
Ce que j’ai appelé « l’argument du naturel » est un bon exemple de cet échange. J’ai constaté que c’est bien plutôt les médecins qui y avaient frontalement recours, pour conseiller une contraception sans hormones par exemple. Le naturel est alors pensé comme un argument pour convaincre la patiente de suivre la norme contraceptive ou gynécologique. Paradoxalement, les patientes utilisent bien moins l’argument du naturel directement, mais mettent plutôt en avant le refus des hormones. Mais ce faisant, elles mobilisent le plus souvent des arguments médicaux – que la balance risque/bénéfice n’est pas positive, ou que le principe de précaution s’impose au regard des controverses récentes autour des hormones.
Il est donc intéressant de constater que du côté des profanes comme des professionnelles et des professionnels de santé, l’argument du naturel ne renvoie jamais à une vraie nature idéalisée et opposée à la technique humaine, mais sert toujours à exprimer autre chose. La réappropriation par les professionnels et les professionnelles de l’argument du naturel n’est par ailleurs pas univoque : à cette logique répond la réappropriation par les patientes des normes médicales. Ce chassé-croisé des arguments est assez remarquable.
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15.06.2022 à 07:57
Le roman d’une femme diplomate en crise
Matheo Malik
Dans Die Diplomatin, Lucy Fricke raconte l’histoire d’une diplomate allemande que rien ne perturbe jusqu’à ce qu’elle devienne témoin de la persécution des journalistes et artistes à Istanbul. Un roman politique d’une grande actualité, phénomène éditorial en Allemagne, illustrant les limites de la diplomatie et la fragilité des relations internationales.
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Texte intégral (879 mots)
Pour écrire son dernier roman, Lucy Fricke, née en 1974 à Hambourg et dont les livres figurent régulièrement sur les listes des bestsellers et des prix littéraires s’est immiscée dans le milieu diplomatique germano-turc. Séjournant à la résidence d’été de l’ambassadeur allemand à Istanbul durant plusieurs mois dans le cadre d’une bourse, elle a eu l’occasion de discuter avec de nombreux et nombreuses diplomates. « Je ne sais pas pourquoi ils et elles ont accepté de me rencontrer, peut-être qu’ils m’ont juste sous-estimée parce que je suis écrivaine et non pas journaliste », s’étonne-t-elle dans une interview avec la Süddeutsche Zeitung.
Il en résulte un roman d’un « étonnant réalisme, notamment lorsqu’il est question d’égalité de sexes dans ce milieu », selon l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas qui a chroniqué le livre pour Die Zeit et qui en recommande la lecture sans hésitation.
Contrairement à Graham Greene ou John Le Carré mettant en scène dans leurs romans des diplomates hommes « vivant dans des pays tropicaux, buvant trop et devenant cyniques », Lucy Fricke a voulu écrire l’histoire d’une femme diplomate en crise. Et voilà comment est née Friederike Andermann, une diplomate d’une cinquantaine d’années qui, après de longues années au service du ministère des Affaires étrangères, réussit à faire évoluer sa carrière en devenant ambassadrice d’Allemagne à Montevideo. « Une petite sensation dans un milieu qui dit manquer de femmes ‘suffisamment compétentes’ ». Contrairement aux postes qu’elle a occupés jusqu’à présent, le quotidien en Uruguay lui semble toutefois assez tranquille et peu exigeant ; sa première mission consistant à choisir les saucisses pour la fête nationale allemande. « J’avais choisi ce métier pour faire bouger les choses ! Et me voilà en train de discuter de saucisses à griller pendant des heures et des heures ».
Ce n’est pas ainsi qu’Andermann avait imaginé le point culminant de son ambitieux parcours depuis son modeste milieu hambourgeois ce qui ne l’empêche pas de garder un humour délicieusement sarcastique démasquant à merveille ce petit monde ultra-privilégie et bien souvent hypocrite : « Nous sommes des fonctionnaires. Ceux aux mensonges bienveillants. Des gens qui, lorsqu’il pleut des cordes, expliquent oh combien cela fait du bien à l’agriculture. Mais heureusement nous en sommes conscients et la plupart du temps nous ne croyons que ce que nous ne disons pas », explique-t-elle. Mais les certitudes de « la diplomate » sont bientôt ébranlées par l’assassinat d’une jeune instagrammeuse, dont Andermann n’a pas pris au sérieux les menaces, ce qui entraine sa mutation à Istanbul où les choses deviennent autrement plus compliquées.
Confrontée au système autocratique d’Erdogan, elle doit assumer son rôle de représentante de l’État allemand qui se veut exemplaire en matière des droits de l’homme sans pour autant l’être complètement. S’inspirant de l’histoire vraie de la journaliste allemande Meşale Tolu, arrêtée à Istanbul en 2017, Lucy Fricke dénonce la brutalité avec laquelle le gouvernement turc s’en prend aux dissidents mais aussi le jeu pas toujours très net que mènent les diplomates allemands avec les autorités turques.
Un sujet délicat que l’auteure illustre à travers le destin de Baris, étudiant en économie à Berlin qui se fait arrêter en rentrant à Istanbul où sa mère, une commissaire d’exposition germano-kurde a été récemment emprisonnée pour avoir montré « des images que le gouvernement ne voudrait pas voir. » Déjà compliqué à résoudre par les moyens diplomatiques, le cas de Baris s’aggrave lorsque l’ambassade allemande révèle au gouvernement turc sa participation à une manifestation en soutien aux dissidents kurdes. Une manifestation d’une dizaine de personnes à peine, ayant eu lieu à Berlin il y a 5 ans. Des faits plutôt insignifiants mais dont les autorités turques s’emparent aussitôt pour monter un dossier à charge contre Baris…
« Je ne voulais pas croire que ces informations venaient de notre ambassade et j’aurais voulu m’enterrer sous mon propre consulat », s’indigne la diplomate qui va devoir progressivement faire face à un dilemme moral et politique, passionnant à suivre pour le lecteur et dont la gravité est atténuée par l’humour de l’auteure.« Dans ce roman Lucy Fricke montre une nouvelle fois son talent de conteuse en décrivant la beauté d’Istanbul non sans masquer la dure réalité politique de ce pays », écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung. En pointant les limites de la diplomatie à l’aune des relations germano-turques elle fait en effet preuve de courage. Un courage d’ailleurs non sans risques concrets pour elle, les autorités turques lui ayant formellement déconseillé de se rendre en Turquie jusqu’à nouvel ordre.
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13.05.2021 à 11:05
Travail et pauvreté : pourquoi une perspective de genre est nécessaire
Matheo Malik
Favoriser l'emploi ne rime pas forcément avec faire baisser la pauvreté : une étude récente du consortium "Working, Yet Poor" pointe des facteurs d'inégalités touchant en majorité les travailleuses femmes. Elle indique qu'il est temps de conjuguer l'effort pour lutter contre les inégalités de genre au prisme de la lutte contre les inégalités socio-économiques.
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Texte intégral (3060 mots)
Key Points
- Le phénomène de la pauvreté des travailleurs dans l’Union européenne est de plus en plus préoccupant et comporte une forte dimension de genre : de nombreuses femmes, tout en travaillant, restent exposées au risque de pauvreté.
- Selon une étude récente du consortium « Working, Yet Poor », les femmes sont ségréguées dans certains secteurs très stéréotypés du marché du travail et encore plus pénalisées par le type de contrats.
- La dépendance économique et la charge des soins ont un impact crucial sur le travail des femmes : les personnes les plus exposées au risque de pauvreté au travail vivent dans une famille avec des enfants, et les femmes actives les plus pauvres sont souvent des mères célibataires. Par conséquent, l’accès aux services de planning familial et à l’avortement doit être compris comme une question de justice socio-économique.
Travailler tout en étant pauvre : en Europe, cela arrive davantage aux femmes qu’aux hommes. Une étude du consortium Working, Yet Poor (WorkYP) 1, composé de onze partenaires, huit universités et trois institutions s’occupant de droits sociaux, et financé par le programme Horizon2020, a récemment résumé dans un rapport l’état des lieux du phénomène de la pauvreté laborieuse dans l’Union européenne. Cet article résume ses principales conclusions.
Depuis des décennies, l’Union lutte contre la pauvreté au moyen de politiques et de stratégies visant à lutter contre le chômage ou l’inemployabilité. La première stratégie européenne pour l’emploi 2 a fixé des objectifs minimaux dans tous les États membres en 1997, et la stratégie de croissance UE2020 suit la même approche et fixe un objectif de seuil d’emploi minimal de 75 % pour tous les États membres.
Une telle approche a sans doute contribué à créer une image opposant la pauvreté au travail, et à instaurer l’idée que si la pauvreté existait toujours, c’est que nous n’avions pas encore créé suffisamment d’emplois. Toutefois, si l’on considère la tendance socio-économique croissante des travailleurs et travailleuses menacés de pauvreté ou vivant sous le seuil de pauvreté, une telle perspective est insuffisante.
Les statistiques montrent que le phénomène de la pauvreté laborieuse comporte une dimension de genre. Les causes qui rendent les femmes plus vulnérables sont nombreuses et variées, et se retrouvent dans les relations de pouvoir institutionnalisées dans les organisations clés de nos sociétés : les institutions politiques, les organisations économiques et la sphère des relations privées.
Les femmes sont victimes de ségrégation dans certains secteurs du marché du travail. Une étude de l’EIGE 3 rapporte qu’elles représentent 86 % de la main-d’œuvre employée dans le secteur de la santé et 93 % dans les services de garde d’enfants et l’enseignement, ce qui renforce le préjugé selon lequel les femmes sont naturellement plus enclines aux travaux de soins, même lorsqu’ils sont rémunérés. En fait, 44 % des Européens pensent que le rôle le plus important pour une femme est de s’occuper de son foyer et de sa famille, tandis que 43 % pensent que la chose la plus importante pour un homme est de gagner de l’argent 4. De fait, même dans les secteurs mentionnés ci-dessus, les femmes n’occupent pratiquement jamais de poste à responsabilité.
Le type de contrat a également un effet profond sur le phénomène de la pauvreté laborieuse, au détriment des femmes. Si l’incidence du travail temporaire ne présente pas d’écart significatif, se situant à 13,6 % pour les hommes et 14,7 % pour les femmes au niveau de l’Union 5, les femmes employées à temps partiel sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, 30,2 % contre 8,5 % 6. Alors que la différence entre le taux d’emploi des femmes et des hommes dans l’Union européenne était de 11,5 % au troisième trimestre 2020 7.
Les chiffres ci-dessus s’ajoutent à un écart de rémunération entre les sexes qui s’élève à 14,1 % en Europe et qui s’aggrave à l’âge de la retraite, atteignant 30 % 8.
En résumé, les femmes en Europe travaillent dans peu de secteurs, elles sont fortement liées au stéréotype qui les considère comme naturellement enclines au travail de soins, elles occupent rarement des rôles décisionnels dans les organisations où elles travaillent, elles travaillent souvent à temps partiel pour concilier vie et travail, et elles sont moins bien payées. Il s’agit du work-in poverty : travailler, parfois même de longues heures, tout en étant exposé au risque de pauvreté.
Le paradoxe est que, d’une part, les travailleuses risquent davantage d’occuper des emplois sous-payés et sous-qualifiés et sont plus susceptibles d’être employées dans le cadre de contrats atypiques ; d’autre part, ces désavantages ne sont pas comptabilisés dans la position socio-économique des femmes, car la pauvreté au travail est mesurée en fonction des ressources globales du ménage. Ainsi, l’inégalité du pouvoir économique et décisionnel entre les membres du ménage – indépendance économique et charge des soins – est négligée, en s’appuyant sur une redistribution supposée équitable des ressources au sein du ménage.
Au contraire, dans près de la moitié des États membres de l’Union, les femmes passent au moins deux fois plus de temps que les hommes à s’occuper de leurs enfants et du foyer 9. Le nombre d’heures hebdomadaires consacrées aux soins non rémunérés varie pour les femmes, d’un maximum de 50 heures en Autriche à un minimum de 24 heures en Grèce. Pour les hommes, elle varie de 29 heures en Suède à 10 heures en République tchèque.
Les personnes les plus exposées au risque de pauvreté laborieuse sont celles qui vivent dans un ménage avec des enfants, et les mères travailleuses les plus pauvres sont souvent des mères célibataires – qui, selon les dernières données d’Eurostat, représentent en moyenne 14 % de tous les ménages des 27 États-membres – ou des parents dans des couples avec trois enfants ou plus (13 %) 10.
Les services de garde d’enfants ne sont pas au même niveau dans toute l’Union et l’insuffisance de ces services empêche de nombreuses mères de réintégrer rapidement le marché du travail, augmente les coûts et réduit les possibilités d’avoir des enfants 11. Seuls 13 États membres ont atteint l’objectif de Barcelone, à savoir que 33 % des enfants de moins de 3 ans fréquentent des structures d’accueil.
La transformation en cours du modèle dominant, où l’homme est le seul soutien de famille, évolue progressivement vers un modèle à double revenu. Un phénomène dont les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19 font aujourd’hui l’objet d’un examen approfondi. Cette tendance a toutefois conduit à la croyance qu’une répartition plus équitable des ressources économiques pouvait être réalisée assez facilement 12. En effet, en 2010 (le chiffre, bien qu’assez ancien, est toujours pertinent), 21 % des ménages hétérosexuels européens dépendaient exclusivement du revenu du partenaire masculin et 37 % des femmes contribuaient moins que les hommes.
Pour les raisons énumérées ci-dessus, pendant la pandémie de Covid-19, les hommes et les femmes n’ont pas été absents du travail pendant la même durée 13. Les proportions les plus importantes se situaient en Lituanie (17,1 % de femmes et 6,5 % d’hommes), en Hongrie (13,2 % et 5,5 %), en Pologne (12,1 % et 5,1 %) et en Lettonie (12,0 % et 5,0 %). Dans aucun des États membres, à l’exception de Chypre, il n’y a eu d’équivalence, et ce toujours au détriment des femmes. Enfin, selon les données de l’Institut statistique Italien (ISTAT) en 2020 14, depuis février dernier, 426 000 emplois ont été perdus en Italie en raison de l’urgence sanitaire : au cours du seul mois de décembre 2020, 101 000 emplois sont partis en fumée, dont 99 000 occupés par des travailleuses.
Dans le scénario ci-dessus, l’accès aux services de planning familial et à l’avortement n’est pas seulement un droit des femmes, mais aussi une question de justice socio-économique, et rendre ces services disponibles, gratuits et sûrs d’un point de vue pratique et pas seulement législatif est l’une des clefs pour lutter contre la pauvreté laborieuse. En Italie, par exemple, seuls 64,9 % des hôpitaux disposent d’un département d’obstétrique et de gynécologie ou uniquement de gynécologie, qui pourrait pratiquer des avortements 15. En 2018, le pourcentage de gynécologues objecteurs de conscience dans le pays a atteint 69 % et celui des anesthésistes 46,3 %.
La maternité non planifiée pourrait affecter le positionnement d’une femme dans le contexte socio-économique. En particulier, dans une période de crise (comme celle donnée par la pandémie de Covid-19) où la discrimination augmente, garantir des services de planification familiale est essentiel non seulement du point de vue de l’égalité des sexes, mais aussi pour les besoins du marché du travail, qui pourrait perdre des talents à un moment critique.
Enfin, nous devons ajouter un élément supplémentaire à l’analyse. Pour analyser la pauvreté sur le marché du travail dans une perspective de genre, il faut observer la réalité des expériences des femmes, en se gardant de simplifications commodes. Les femmes ne constituent pas un groupe indistinct et homogène. La dimension du genre est imbriquée avec d’autres dimensions qui constituent nos identités : l’origine géographique, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la classe socio-économique, le handicap. Celles-ci sont souvent combinées en un réseau dense d’oppressions qui affaiblissent l’action d’une personne et limitent ses possibilités d’échapper à la violence et à la pauvreté : rendre ce réseau invisible revient à mettre en œuvre des politiques moins efficaces.
Toute politique visant à réduire la pauvreté et à créer un marché du travail plus équitable doit tenir compte de cette complexité et en faire un élément central. L’alternative est de traiter la pauvreté en surface, d’augmenter les emplois sans toucher aux inégalités structurelles qui les traversent : changer quelque chose sans rien changer.
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