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24.03.2023 à 10:46

La Toile n'est plus à peindre

Emilien Bernard

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Cinquième épisode dédié à la ­trajectoire d'un des hérauts de l'internet libre, Aaron Swartz, disparu il y a dix ans. L'envie de tout brûler est souvent au rendez-vous lorsqu'on scrute le monde de la tech' tel qu'il tourne et déteint sur le monde. Surtout quand on se focalise sur les vilenies quotidiennes des magnats siphonnés de la Silicon Valley – d'Elon Musk cumulant les caprices de sale môme sur son Twitter à Mark Zuckerberg (...)

- CQFD n°217 (février 2023) /
Texte intégral (1083 mots)

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Cinquième épisode dédié à la ­trajectoire d'un des hérauts de l'internet libre, Aaron Swartz, disparu il y a dix ans.

par Rémi

L'envie de tout brûler est souvent au rendez-vous lorsqu'on scrute le monde de la tech' tel qu'il tourne et déteint sur le monde. Surtout quand on se focalise sur les vilenies quotidiennes des magnats siphonnés de la Silicon Valley – d'Elon Musk cumulant les caprices de sale môme sur son Twitter à Mark Zuckerberg s'accrochant à son rêve faisandé de « métavers » pour tous. Pitoyable dystopie bas de gamme, qui dans son idiotie fondamentale n'en emporte pas moins tout sur son passage. À tel point qu'on en oublierait presque qu'il n'y a pas si longtemps les vastes étendues de la Toile étaient agitées de vents d'utopie, clamant qu'il est criminel de commercialiser savoirs et échanges.

Parmi ces pourfendeurs du monde numérique vampirisé, il est une figure presque christique tant ceux qui en perpétuent la mémoire aiment le qualifier de martyr du web libre : Aaron Swartz. Cela fait dix ans qu'il s'est pendu, le 11 janvier 2013, à 26 ans.

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Génie précoce à tropisme geek, cofondateur du site web de discussions par affinités communautaires Reddit, Swartz cochait a priori toutes les cases pour devenir l'un de ces obscènes milliardaires de la tech' dépeints dans le récent essai d'Anthony Galluzzo, Le Mythe de l'entrepreneur. Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley 1. Soit un personnage à la Steve Jobs, faisant don de son génie à l'humanité après avoir commencé dans un garage – clichés débiles mais tenaces. Swartz aurait pu. Il serait à l'heure actuelle en train de contempler sa 26e Ferrari en planifiant de terraformer Mars ou nos neurones. Révulsé par la culture start-up, il a pris le chemin inverse, quittant Reddit pour se focaliser sur les combats pour un autre web, des licences « Creative Commons » à la revendication de l'accessibilité pour tous des travaux universitaires. C'est cette dernière lutte qui le propulsa à la une. Pris la main dans le sac après avoir siphonné 4,8 millions de documents scientifiques provenant de la bibliothèque numérique JSTOR, il fit dès lors les frais de l'acharnement dément d'une justice américaine qui voulait en faire un exemple. Risquant 35 ans de prison et un million de dollars d'amende, il se suicide avant son procès.

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Ce qui est intéressant et foncièrement triste avec le « moment » Swartz, c'est qu'il a marqué la fin d'une période où internet rimait encore avec utopie. Son modèle était d'ailleurs Tim Berners-Lee, l'inventeur du World Wide Web (la partie « navigation » d'internet) qui refusa de monnayer sa création. Une espèce en voie de disparition, dont Swartz semblait l'un des derniers avatars, politisé jusqu'à la moelle. Dans le documentaire L'Enfant d'internet, Brian Knappenberger, 2014, on voit le jeune militant mener des batailles non seulement contre les vampires du numérique mais également contre le gouvernement. C'est ainsi qu'il s'engagea contre le projet américain de loi Sopa (2012), finalement abandonné, qui, sous couvert de protection du copyright, ouvrait grand la voie à une censure généralisée. Sa dernière victoire.

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Dans le processus, une transformation : Swartz passait de geek enfermé dans sa chambre à militant prenant la parole dans les manifestations, mégaphone en main. Une maturation semblable à celles qu'ont connu en France les tenants du logiciel libre et de son monde. Citons notamment les animateurs de La Quadrature du Net, délaissant le thème du numérique pour plonger les mains dans un cambouis plus ancré au terrain, notamment via le projet Technopolice (qui documente les percées sur le territoire français des derniers avatars de la société de surveillance). Le fruit d'un désenchantement mais également l'ouverture à d'autres horizons, ainsi que le formulait dans nos pages2 Félix Tréguer, auteur de L'Utopie déchue, une autre histoire d'internet 3 : « On a perdu beaucoup de temps avec cette focalisation sur l'utopie internet, cette idée que ça allait résoudre tous les problèmes. Là, on est passé à autre chose. »

Un réajustement militant qui ne renie pas la Toile comme outil de mobilisation, mais s'appuie sur un constat : si les écrans vous coupent de la rue, la bataille est perdue.

Émilien Bernard

1 La Découverte, 2023.

2 « La technopolice progresse partout », CQFD n° 183 (janvier 2020).

3 Fayard, 2019.

24.03.2023 à 10:46

La justice, un « champ de bataille » à tenir

Benoît Godin

Piliers du système pénal, police et justice sont des alliées « naturelles », la seconde soutenant quasi sans réserve l'impunité de la première. Pour obtenir vérité et justice, les victimes de la police et leurs proches se retrouvent ainsi à mener d'interminables combats, la plupart du temps sans rien obtenir, ou si peu… quand ils ne se retrouvent pas eux-mêmes sur le banc des accusés. Retour sur trois affaires – Mathieu Rigouste, Laurent Theron, Lamine Dieng – qui racontent des luttes exténuantes, mais (...)

- CQFD n°217 (février 2023) / , ,
Texte intégral (4207 mots)

Piliers du système pénal, police et justice sont des alliées « naturelles », la seconde soutenant quasi sans réserve l'impunité de la première. Pour obtenir vérité et justice, les victimes de la police et leurs proches se retrouvent ainsi à mener d'interminables combats, la plupart du temps sans rien obtenir, ou si peu… quand ils ne se retrouvent pas eux-mêmes sur le banc des accusés. Retour sur trois affaires – Mathieu Rigouste, Laurent Theron, Lamine Dieng – qui racontent des luttes exténuantes, mais essentielles.

Par Clément Buée

« C'est dur de raconter ce que tu as vécu face à un tribunal où tout est mis en scène, jusque dans l'architecture, pour te montrer que tu n'es rien face à l'État », confie Mathieu Rigouste. Malgré ce contexte peu confortable, sa voix est posée lorsqu'il prend la parole devant les juges du tribunal correctionnel de Toulouse le 5 janvier dernier. Il décrit avec précision l'agression qu'il a subie dans cette même ville il y a presque dix ans, la nuit de la Fête de la musique 2013. Il raconte comment il s'est retrouvé avec quelques amis pris au milieu d'une rixe devant une boîte de nuit, non loin de la place Arnaud-Bernard, quand un groupe d'hommes s'en est mêlé brutalement, le plaquant au sol, face contre terre. « Trois d'entre eux se sont mis sur moi, je suffoquais, explique-t-il à la barre. Les gens autour ont tenté d'intervenir pour qu'ils me laissent respirer. »

Les individus sont en civil, mais il est rapidement évident qu'il s'agit d'agents de la BAC

Les individus sont en civil et ne portent ni brassard ni aucun autre signe distinctif, mais il est rapidement évident qu'il s'agit d'agents de la Brigade anti-criminalité, laquelle patrouille fréquemment dans ce quartier encore populaire du centre-ville. Mathieu dit avoir été menotté jusqu'à l'os, traîné par la chaîne des menottes vers un fourgon de police : « On m'a cogné le crâne contre le véhicule en me faisant grimper dedans. Là, j'ai subi brimades, insultes. »

Son récit se poursuit jusqu'au commissariat : « Un des policiers m'a attrapé par la nuque et écrasé deux fois la tête contre le mur. Un autre a ouvert des portes battantes avec ma tête. J'ai été jeté sur le sol dans un couloir. Pendant au moins une heure, j'ai crié “J'ai mal, desserrez les menottes, pourquoi vous m'avez fait ça ?!” Des policiers me donnaient des coups de pied en passant. » Il est finalement conduit au petit matin à l'hôpital où il restera deux jours.

La présidente du tribunal l'interrompt : « Ce qui se passe au commissariat ne nous concerne pas. » Car ce procès n'est pas celui des fonctionnaires : c'est celui de Mathieu Rigouste. Ce chercheur indépendant en sciences sociales, connu notamment pour ses écrits sur « la domination policière »1, vient répondre ce jour-là d'outrage et violences sur personnes dépositaires de l'autorité publique. La version des policiers sur les événements de cette nuit-là est évidemment tout autre que la sienne : eux affirment que le prévenu les a copieusement insultés et attaqués, blessant au moins l'un d'eux.

Des allégations sérieusement mises à mal pendant l'audience. Julien Brel, l'un des avocats de la défense, n'a aucune difficulté à relever les contradictions nombreuses entre les différentes dépositions des policiers, que ce soit sur les raisons de l'interpellation ou les violences commises. Plus inattendu, la procureure tance les fonctionnaires, regrettant qu'ils n'aient pas fait constater par un médecin légiste leurs prétendues blessures – une procédure pourtant standard, que ces professionnels pouvaient difficilement ignorer. Dans son réquisitoire, elle ne retient pas les violences, juste l'outrage pour lequel elle réclame 300 euros d'amende2.

Un cas d'école

Mathieu Rigouste, de son côté, a porté plainte contre les trois policiers dès juillet 2013, mais celle-ci est classée sans suite par le parquet. Il en dépose une seconde en octobre 2014 en se constituant partie civile. Une ordonnance de non-lieu est finalement délivrée à l'été 2021 3. « Nous ne sommes jamais arrivés au procès, constate Mathieu, alors qu'en dix ans, ils ont trouvé le moyen d'amener la plainte des policiers douze fois devant le tribunal. »4 Son dossier semble pourtant bien plus solide que celui des fonctionnaires. Ne serait-ce que parce que ses blessures multiples sont dûment mentionnées, elles, dans un rapport de médecine légale réalisé lors de son séjour à l'hôpital : traumatisme facial avec hématome, œdème péri-orbitaire, fracture du poignet gauche, plaie à la lèvre inférieure, contusion à la cheville droite…

On ne compte plus les fois où policiers ou gendarmes portent plainte contre leurs victimes

Comme tant d'autres, cette affaire est un cas d'école. On ne compte plus les fois où policiers ou gendarmes portent plainte contre leurs victimes pour mieux les délégitimer et « court-circuiter » d'éventuels dépôts de plainte contre eux5. Ce que ne manque pas de souligner dans sa plaidoirie un autre avocat de Mathieu Rigouste, Benjamin Francos, qui évoque le cas du producteur de rap Michel Zecler. En 2020, celui-ci avait été mis en garde à vue pendant deux jours pour « rébellion » et « violences » contre des policiers. Problème, la scène avait été filmée. Les images montrent qu'il avait en réalité subi un passage à tabac en règle de la part des fonctionnaires.

Autre aspect que souligne cette affaire : les plaintes déposées par des représentants des forces de l'ordre, même lorsqu'elles comportent, comme ici, des incohérences flagrantes, aboutissent presque toujours à un procès… Il en va bien autrement des plaintes déposées contre eux. L'hebdomadaire Politis est récemment parvenu à obtenir du ministère de la Justice des chiffres du traitement judiciaire des violences policières entre 2016 et 2021 6. Il en ressort que les personnes dépositaires de l'autorité publique sont proportionnellement bien moins poursuivies pour violences volontaires que la population générale : jusqu'à deux fois moins en 2019.

Un CRS aux assises

Dans ces conditions, la comparution d'un policier devant une cour d'assises représente un événement7, « un symbole fort », nous dit Laurent Theron. Le 15 septembre 2016, alors qu'il manifeste contre la loi Travail à Paris, ce secrétaire médical et syndicaliste est atteint en plein visage par une grenade de désencerclement et perd son œil droit. Les 13 et 14 décembre derniers, le CRS auteur du tir était jugé à Paris.

Un procès rendu possible grâce à l'existence de vidéos montrant parfaitement le déroulement des événements, relate Laurent : « Ce sont les images qui ont permis d'identifier le tireur et l'arme. Quand on ne peut pas le faire, l'affaire est systématiquement classée. On comprend mieux que les flics réclament qu'on interdise de les filmer, car potentiellement ça les envoie au tribunal... Ce qu'ils détestent ! »

L'institution judiciaire aura cependant fait le maximum pour réduire les charges retenues contre le CRS mis en cause et lui éviter les assises, où ne sont jugées que les crimes punissables de quinze ans de réclusion ou plus. « En 2019, le parquet a rendu un réquisitoire dégueulasse qui minimisait le caractère permanent de la mutilation que j'ai subie, explique Laurent. L'argument était que j'allais bénéficier de la pose d'un implant – en fait une simple bille pour retrouver une forme arrondie au niveau de l'œil. Sauf que ça ne change rien, j'ai toujours un œil en moins ! »

« Ce sont des luttes désespérées parce que tu sais qu'à la fin tu ne vas rien obtenir, ou presque »

Le procès est hautement politique, comme le prouve la présence de plusieurs représentants des syndicats policiers – une solidarité qui permet aussi de mettre la pression sur la justice. Mais Laurent et ses soutiens ne parviendront pas à faire des deux jours d'audience une tribune comme ils y aspiraient : « On voulait en profiter pour attaquer l'utilisation d'armes de guerre dans les manifs, les stratégies paramilitaires de maintien de l'ordre, la police en général. On n'a pu le faire que très partiellement. On a été abondamment coupés, pour soi-disant nous ramener aux faits. » Il ajoute, dépité : « Y compris à des moments où je voulais parler de moi, de mon vécu de victime. C'était dur à avaler qu'on n'écoute même pas cette parole-là. »

Au terme des débats, le jury populaire ne suit pas les réquisitions, plutôt clémentes, de l'avocat général qui réclamait deux à trois ans de prison avec sursis et cinq ans d'interdiction de port d'arme. Preuve que le discours pro-police a bien infusé, il retient contre toute évidence la légitime défense et acquitte le prévenu. Laurent ne cache pas son amertume :« On avait dit qu'obtenir la tenue de ce procès représenterait déjà une victoire. Mais, même si une condamnation n'aurait pas bouleversé le système, on espérait que le CRS soit révoqué, qu'au moins ce mec-là n'éclate plus personne. On avait beau être préparés, on a été déçus… »

Un mois et demi après, il dresse un bilan implacable : « Cette violence judiciaire qui vient prolonger la violence policière, je la trouve encore plus brutale. Ce sont des luttes désespérées parce que tu sais qu'à la fin tu ne vas rien obtenir, ou presque. »

Par LL de Mars
« On a eu l'impression que tout cela était un piège »

Faut-il le réécrire : si les forces de l'ordre mutilent, elles tuent aussi. Pour bien des proches qui souhaitent obtenir justice, au deuil s'ajoute souvent un apprentissage cruel, comme le confie Fatou Dieng : « Au début, il y a toujours de l'espoir. On nous enseigne à l'école que si quelque chose va mal, la justice s'en chargera… Mais nous avons vite compris que ça ne se passait pas comme ça. »

Fatou Dieng est l'une des sœurs de Lamine Dieng, Franco-Sénégalais décédé à Paris le 17 juin 2007. Le jeune homme de 25 ans est mort dans un fourgon de police, asphyxié sous le poids de quatre policiers qui se sont agenouillés sur lui et l'ont maintenu ainsi une trentaine de minutes. Des faits qui ne seront établis qu'au terme d'une lutte âpre contre l'institution policière autant que judiciaire8.

« À partir du moment où on est victime de violences d'État, la loi ne s'applique plus »

Aucun procès ne se tiendra : l'instruction débouche sur un non-lieu en 2014, confirmé en appel en 2015, puis par la Cour de cassation en 2017. Les magistrats de cette dernière rejettent toute « faute », arguant que l'usage de la force exercé par les policiers avait « toujours été raisonné et proportionné ». Pire, ils condamnent la famille Dieng à verser un total de 2 000 euros aux huit fonctionnaires mis en cause en dédommagement de leurs frais judiciaires. « On a eu l'impression que tout cela était un piège, dénonce Fatou. À partir du moment où on est victime de violences d'État, la loi ne s'applique plus. À la fin, on était juste pressés que l'affaire soit clôturée pour pouvoir sortir des juridictions françaises. »

Ce qui sera fait quelques mois plus tard lorsque la famille Dieng dépose une requête auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Requête déclarée recevable au nom des articles 2 (« atteinte au droit à la vie ») et 3 (« traitements inhumains ou dégradants lors de son interpellation ») de sa convention. « On a été jusqu'au bout, martèle Fatou Dieng. S'il y avait eu une instance plus haute que la Cour européenne, on y aurait été ! »

En juin 2020, le gouvernement accepte finalement de verser 145 000 euros à la famille Dieng afin de faire cesser les poursuites. Un « règlement amiable » selon la CEDH, une expression qui ne dit pas la dureté de la lutte menée pour faire plier l'État français. Même si celui-ci n'est pas condamné, c'est une victoire sans équivoque, explique Fatou : « Le montant de l'indemnisation a été fixé par la Cour et la France l'a accepté. C'est un aveu, une reconnaissance claire de sa responsabilité. » Elle ajoute : « La somme importe peu, on a dépensé plus durant les dix ans d'instruction et les treize ans de procédure. Pour nous, l'essentiel, c'est la reconnaissance que mon frère ne serait pas mort ce soir-là si sa route n'avait pas croisé celle de la police. »

« Le cœur de la lutte »

Aujourd'hui, Fatou Dieng rencontre régulièrement, notamment avec le collectif Vies volées9, des familles confrontée à des drames semblables à celui qu'elle et les siens ont connu : « On les prévient qu'il leur faudra courage et détermination, que ce sera long, pénible, coûteux. » Mais pour elle, il ne faut pas pour autant fuir le terrain judiciaire : « On est obligés d'en passer par là, c'est le cœur de la lutte. Si on ne fait rien, ce seront toujours les mensonges policiers qui seront mis en avant. Car le but premier, avant même de chercher à obtenir justice, c'est de rétablir la vérité. »

« Le but premier, avant même de chercher à obtenir justice, c'est de rétablir la vérité »

Aussi difficiles que soient leurs parcours, nos trois interlocuteurs défendent l'intérêt de tenir cette ligne de front judiciaire – et pas seulement lorsque l'on est poursuivi et contraint de se défendre comme dans le cas de Mathieu Rigouste. « L'institution judiciaire est structurée par les classes dominantes, analyse le chercheur. Tout est fait pour qu'on perde. Mais il y a un enjeu à y aller malgré tout et à chercher à fragiliser le système d'impunité qui autorise les forces de l'ordre a être violentes. » Même s'il précise : « Il est important de soutenir toutes les victimes, y compris celles qui choisissent de ne pas judiciariser leur cas. »

Plus que son parcours judiciaire, Laurent Theron retient la campagne militante que lui et ses soutiens ont menée autour. Ils ont notamment organisé à l'automne un « procès populaire » de la police, de la justice et de l'État : « Ça a commencé en novembre par une rencontre autour de la fabrique du non-lieu et de l'impunité, un passage en revue des différentes méthodes utilisées : procès-verbaux mensongers, modification d'une scène de crime, fausses expertises… Puis en décembre se sont tenus les réquisitoire contre les institutions policières et judiciaires. Beaucoup de monde y a participé, on a pu créer des liens, libérer la parole… Ça a été des moments utiles, enthousiasmants même. Cette aventure collective, la voilà notre vraie victoire. »

« La justice est un champ de bataille sur lequel on doit s'organiser et se battre, résume Mathieu Rigouste. Mais la plus grande partie du combat se joue en dehors. Par la construction d'un mouvement de masse afin de faire éclater la vérité sur ces affaires ou la mise en place de moyens d'autodéfense concrets pour protéger nos corps, nos quartiers, nos luttes… On gagne surtout à travers les solidarités et les formes d'organisations que l'on crée. » Et de conclure : « Mais on n'aura vraiment gagné que lorsqu'on aura créé une autre société, débarrassée des systèmes de contrôle, de répression et de punition. »

Benoît Godin

1 Pour reprendre le nom d'un de ses ouvrages paru un an avant son agression et dont une édition augmentée est sortie en 2021 (La Fabrique).

2 La décision du tribunal a été rendue le 7 février 2023 : le tribunal a relaxé Mathieu Rigouste en ce qui concerne les « violences », mais l'a condamné à une amende de 300€ pour outrage.

3 Mathieu et ses avocats ont fait appel, la décision devrait tomber dans les prochaines semaines.

4 Le procès a en effet été renvoyé douze fois, essentiellement à la demande des avocats de Mathieu Rigouste qui souhaitaient attendre la fin de l'instruction de sa plainte.

5 « Violences policières : la justice face à son tabou », Politis (08/12/2022).

6 « Violences policières : toujours plus de mis en cause et toujours moins de poursuites », Politis (22/12/2022).

7 À notre connaissance, seuls trois précédents existaient pour des faits de mutilation, le dernier datant de septembre 2022.

9 Vies volées est un collectif de familles victimes de crimes policiers, créé en 2010 par Ramata Dieng, une autre sœur de Lamine. Il est aujourd'hui membre du Réseau d'entraide Vérité et justice.

17.03.2023 à 16:52

Chasse, linceuls et traditions

Alexandra J.

Fin 2020, Morgan Keane, 25 ans, était tué par un chasseur alors qu'il coupait du bois chez lui. Deux ans plus tard, rien n'a été fait pour qu'un tel « accident » de chasse ne se reproduise pas. C'était une chasse du dimanche, un jour de décembre 2020, à l'heure d'entre chien et loup : « Je me poste, racontera plus tard le chasseur, je charge mon arme, je vois une masse sombre en lisière, pas plus haute que ça, je pense que c'est le sanglier que j'ai loupé et je vois cette masse sombre qui remonte dans le (...)

- CQFD n°218 (mars 2023) /
Texte intégral (2465 mots)

Fin 2020, Morgan Keane, 25 ans, était tué par un chasseur alors qu'il coupait du bois chez lui. Deux ans plus tard, rien n'a été fait pour qu'un tel « accident » de chasse ne se reproduise pas.

Par 6col

C'était une chasse du dimanche, un jour de décembre 2020, à l'heure d'entre chien et loup : « Je me poste, racontera plus tard le chasseur, je charge mon arme, je vois une masse sombre en lisière, pas plus haute que ça, je pense que c'est le sanglier que j'ai loupé et je vois cette masse sombre qui remonte dans le sous-bois […]. J'ai attendu que ce soit immobile, j'ai visé et j'ai tiré1. » Une centaine de mètres plus loin, la balle perfore le cœur et les poumons de Morgan Keane. Ce jeune homme de 25 ans agonise pendant un quart d'heure. « Il s'est noyé dans son sang », racontera Benoît Coussy, l'avocat du jeune frère de la victime.

Le 12 janvier dernier, le chasseur auteur de ce tir mortel a été condamné par le tribunal correctionnel de Cahors (Lot) à deux ans de prison avec sursis et une interdiction de chasser à vie. Le directeur de la battue – qui, de l'organisation de la partie de chasse au procès, a pris tout cela très à la légère – a écopé de dix-huit mois de prison avec sursis et de cinq ans de retrait du permis de chasse. Des peines clémentes, alors même que le procureur avait mis en avant « de nombreux manquements hallucinants » à la sécurité, pointé la « désorganisation totale » de la battue et souligné que le tireur, venu chasser pour se « détendre » après avoir vécu un drame familial, avait « déjà réalisé, avant le drame, trois ou quatre tirs en commettant des infractions »2.

Ces condamnations laissent amers les proches et soutiens de Morgan Kane. Son décès avait pourtant suscité une mobilisation sans précédent après un tel événement, à l'image de la marche blanche qui avait rassemblé à Cajarc le 5 décembre 2020, trois jours après la mort du jeune homme, plus de 900 personnes. Face à l'émoi suscité au niveau local et même, pour une fois national, les ami·es et proches de Morgan créaient dans la foulée le collectif Un jour un chasseur.

Un jour un chasseur, collectif d'utilité publique

Au départ, il s'agissait de recenser des témoignages de personnes ayant eu des déboires avec des chasseurs. Ceux-ci étaient publiés de manière anonyme sur les réseaux sociaux, « car les gens ont peur des représailles », nous indiquait Zoé en décembre 20213.Cette membre du collectif expliquait alors : « On reçoit une vingtaine de témoignages par jour, qu'on peut classer en trois catégories : mise en danger de la vie d'autrui, menaces et représailles ; violence sur les animaux domestiques ; sentiment d'insécurité lors des promenades, même aux abords des maisons et dans les forêts publiques. On s'est rendu compte qu'il y avait un véritable problème, que nous n'étions pas face à des cas isolés. »

Le collectif a initié en novembre 2021 une pétition « Contre les morts, violences et abus liés à la chasse », dont le texte résume bien la triste situation : « En 20 ans, les “accidents” de chasse ont provoqué la mort de plus de 400 personnes, auxquels il faut ajouter les 158 accidents par an (en moyenne) déclarés à la gendarmerie. »

À rebours d'une vision trop simpliste qui opposerait pro et anti, Un jour un chasseur propose alors cinq mesures : des dimanches et mercredis sans chasse ; une formation plus stricte et un renforcement des règles de sécurité ; un vrai contrôle et suivi des armes de chasse ; des sanctions pénales à la hauteur des délits commis et la reconnaissance par l'État des victimes de la chasse. « Pour qu'un “accident” comme celui de Morgan ne se reproduise pas », affirme Zoé.

Quatorze mesures sans réelles nouveautés ni contraintes pour les chasseurs

Surprise : la pétition, déposée au Sénat, atteint les 100 000 signatures en moins de deux mois, une commission d'enquête s'ensuit durant laquelle le collectif est auditionné, laissant croire à une réelle volonté d'agir. Hélas, le plan gouvernemental « pour la sécurité à la chasse », dévoilé en janvier, qui s'appuie sur le rapport du Sénat, a montré qu'il n'en était rien : quatorze mesures, la plupart redites de règles déjà existantes, sans réelles nouveautés ni contraintes pour les chasseurs. Bérangère Couillard, secrétaire d'État chargée de l'Écologie, avait pourtant présenté ce plan avec ces mots : « L'objectif […] est de tendre vers le zéro accident. »

Mesure phare du plan, l'instauration d'un délit pour sanctionner la pratique de la chasse « sous l'emprise de l'alcool et de stupéfiants ». Soit le minimum pour des gens qui manipulent des armes. Est annoncée aussi une « application numérique d'État sur les lieux et temps de chasse ». Ce sera donc aux non-chasseurs de vérifier qu'il n'y a pas de chasse en cours lors de leurs sorties, une inversion de la responsabilité effarante. Sans compter que l'appli pourrait ne pas fonctionner dans des zones isolées non couvertes par le réseau.

Pour des pratiques de chasse plus sûres, le gouvernement laisse aux fédérations de chasseurs le soin de « sensibiliser » leurs ouailles et d'organiser le dialogue avec les populations et les collectivités territoriales, avec au moins un débat annuel dans chaque département. Ces rencontres, si elles ont bien lieu, seront à n'en pas douter de grands moments de démocratie participative. Ce plan de « sécurité à la chasse » conforte ainsi la toute-puissance des organisations de chasseurs, seules détentrices du pouvoir d'organiser la chasse et les débats autour de leurs pratiques.

Les campagnes méritent mieux que les chasseurs

Mais les temps changent. Une grande majorité de Français·es sont aujourd'hui favorables à une vraie réforme de la chasse, comme l'indiquent les résultats d'un sondage Ipsos mené en 2018 : 84 % trouvent cette pratique dangereuse pour le public, cruelle pour les animaux et 82 % réclament l'interdiction de la chasse non seulement le dimanche, mais aussi un deuxième jour par semaine et durant l'intégralité des vacances scolaires.

Un petit million de Français se prennent pour les maîtres des campagnes

Ce à quoi Willy Schraen, inénarrable président de la Fédération4, a répondu par cette menace à peine voilée : « Je ne vous donne pas cinq ans et vous avez la ruralité à feu et à sang. » Ainsi, aujourd'hui, un petit million de Français se prennent pour les maîtres des campagnes, seuls défenseurs de la tradition et de la ruralité, soutenus par les gouvernements successifs qui ne cessent de flatter cet électorat traditionnellement à droite.

En face, plus de quinze millions de randonneurs, deux millions de cavaliers, une multitude de simples promeneurs, cueilleurs de champignons, sportifs et autres « usager·ères » de la nature se mobilisent dorénavant pour aller vers un partage de l'espace, en bonne intelligence. Bien des chasseurs les rejoignent aujourd'hui, reconnaissant qu'il y a matière à légiférer. Les morts et les accidents sont légion aussi parmi eux, et dans leurs foyers… Car la chasse, ce sont des millions d'armes à feu en circulation, et bien peu de contrôle5. En 2017, quelque 1 100 personnes seraient mortes par arme de chasse, en dehors des circonstances de chasse, dont 665 suicidés, sur un total de 1 560 morts par armes à feu en France. Les armes de chasse seraient à l'origine de 13 % des homicides et de 8 % des suicides6, et aussi impliquées dans un féminicide sur quatre7.

Une réforme de la chasse est inéluctable, la population y est majoritairement favorable et le minutieux travail de collecte des témoignages mené par Un jour un chasseur aide déjà à briser l'omerta autour des abus et ce qu'on nomme « accident » de chasse : « Pour nous, ce mot crée une banalisation de ce genre de drame, rappelle Zoé. Mourir chez soi à 25 ans en coupant du bois ou à 67 ans dans sa voiture sur une quatre voies8, c'est pas normal. Et que ça soit classé dans des faits divers, ça enlève la faute aux chasseurs alors qu'avoir un fusil en main, c'est pas anodin. »

Alexandra J.

1 Propos tenus lors de son procès le 17 novembre 2022 (La Dépêche.fr).

2 La Dépêche.fr (17/11/2022).

3 Un entretien à retrouver sur la webradio Ondecourte.org.

4 À (re)lire : « Mais qu'est-ce qu'on va faire de… Willy Schraen ? », CQFD n° 217 (février 2023).

5 5,4 millions enregistrées en 2021 par le Système d'information sur les armes. Le ministère de l'Intérieur estime à cinq à six millions les armes non déclarées.

6 Selon une étude de l'association Animal cross, basée sur les chiffres du Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc).

7 « Féminicides, suicides… les ravages des fusils de chasse », Reporterre (09/12/2021).

8 Le 30 octobre 2021, un conducteur était touché par un tir de chasse dans son véhicule, alors qu'il circulait sur une quatre voies à hauteur de Laillé (Ille-et-Vilaine). Il décédait quelques jours plus tard.

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