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19.04.2024 à 04:00

Jean Bonald G. Fatal, Jacques Belzin : « En Haïti, pour régler de manière concrète et définitive l'insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l'emploi »

Frédéric Thomas

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Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l'étranger et dans l'incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.
Sous l'égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, (...)

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Texte intégral (1619 mots)

Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l'étranger et dans l'incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.

Sous l'égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, a été mis en place. Il devra nommer un Premier ministre par intérim et organiser une phase transitoire en vue d'organiser des élections. La communauté internationale et singulièrement les États-Unis appellent ainsi à organiser dans l'urgence une transition qu'ils ont obstinément rejetée alors qu'elle était au cœur du projet de l'Accord de Montana, signé le 30 août 2021, réunissant un large éventail d'acteurs de la société civile, dont les syndicats.

Quelle analyse les syndicats haïtiens font-ils de la crise actuelle et du Conseil présidentiel ? Comment voient-ils le rôle des acteurs internationaux et de la mission multinationale armée sollicitée par Ariel Henry, autorisée en octobre 2023 par l'ONU, et qui devrait se déployer sous autorité kényane ?

Jacques Belzin, président de la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et Jean Bonald G. Fatal, président de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP) ont donné un entretien à Equal Times.

Comment arrivez-vous à travailler dans la situation actuelle ?

Jean Bonald G. Fatal : Personnellement, je ne peux pas travailler. Je travaille comme fonctionnaire, mais beaucoup de bâtiments de l'État sont occupés par les gangs ou ont été brûlés par eux. D'autres sont fermés par peur des incendies et des pillages. D'autres encore sont occupés par des gens qui ont dû fuir leurs maisons à cause de la violence. Pratiquement tout le monde est terré chez soi. Il n'y a, à Port-au-Prince, aucune possibilité d'organiser des réunions présentielles, alors nous faisons des réunions virtuelles.

Jacques Belzin : On est bloqué chez soi, mais, en tant que responsable d'une organisation syndicale, on est obligé de travailler, d'assumer sa responsabilité, de porter les revendications des travailleurs. Il faut préciser cependant que le problème de l'insécurité frappe tout particulièrement Port-au-Prince, qui est occupé à plus de 90% par les gangs armés ; les autres départements du pays fonctionnent, les gens travaillent et on doit les accompagner.

Comment analysez-vous la situation et la mise en place, facilitée par la Caricom, de ce Conseil présidentiel qui aurait la charge d'assurer la transition ?

J.B.G.F. : Nous sommes dans une crise, conçue, nourrie par la communauté internationale, et celle-ci continue dans les mêmes erreurs. Ainsi, la Caricom a invité comme acteurs pour discuter de la crise les mêmes personnes qui ont provoqué cette crise. Par exemple, les employeurs, parmi lesquels ceux qui avaient signé l'accord du 21 décembre 2022 de l'ex-premier ministre, Ariel Henry. Ils sont présents alors que le secteur formel ne représente qu'entre 8 et 12% de l'économie et que les syndicats, qui représentent les travailleurs et travailleuses tant de l'économie formelle qu'informelle, n'ont pas été invité à la table de négociation !

Exclusion des syndicats, mais aussi des femmes. Dans ce conseil de neuf personnes, il y a huit hommes et une seule femme. Et une femme désignée à la toute dernière minute, à la suite du retrait d'un homme, qui est observatrice ; elle n'aura aucun droit de vote. Ceux qui vont décider seront sept hommes.

J.B. : Le dossier Haïti est maintenant entre les mains de la Caricom. Nous lui avons adressé une correspondance pour demander l'intégration des représentants des travailleurs et travailleuses à la table des négociations. On pourrait dire que le secteur syndical se fait représenter indirectement à travers Fritz Jean qui a été désigné comme le représentant de l'Accord de Montana dont nous faisons partie, mais la CTH et la CTSP ont demandé de participer directement aux négociations.

C'est aussi que l'accord de Montana est en partie dénaturé. Des partis politiques traditionnels l'ont intégré, puis se sont retirés. D'autres ont même rejoints Ariel Henri pour affaiblir cet accord. Les politiques ne pensent qu'à leurs intérêts politiciens et dénaturent l'objectif de cet accord qui est d'engager « une transition de rupture ». Il faut que la société civile organisée arrive – ce n'est pas encore le cas – à instituer une masse critique qui fasse levier pour constituer un pouvoir de transition.

Vous ne mettez guère d'espoir dans le Conseil présidentiel ?

J.B.G.F. : C'est une montagne qui va accoucher d'une fourmi. Haïti a fait plusieurs expériences de ce mode de gouvernance, sans résultat ; cela a, à chaque fois, échoué.

J.B. : En 1986, après le départ de Duvalier, on a eu une sorte de conseil présidentiel ; cela n'a pas donné de résultats. Je ne veux pas être prophète de malheur ni un oiseau de mauvais augure, mais il y a peu de chance pour que ce Conseil présidentiel remplisse la mission pour laquelle il a été créé. Est-ce que les choses vont évoluer ?

Qu'en est-il de la perspective de la mission multinationale armée ?

J.B.G.F. : C'est une mauvaise blague. En-dehors du problème de légitimité d'une intervention internationale, cette force n'a aucune capacité pour résoudre la crise. Si on voulait vraiment aider Haïti, il faudrait soutenir les forces armées et policières haïtiennes, leur donner des équipements et des armes. Le problème, ce n'est pas la police en tant que tel, mais sa gouvernance ; les politiques qui prennent les décisions et fixent les grandes lignes de la stratégie de la police.

J.B. : Il faut une force pour contrecarrer les actions de ces bandits - je parlerais même de « terroristes », car les actes qu'ils commettent sont de nature terroriste. Sans cela, il n'y aura pas de paix. La police nationale est là, mais, il faut le dire, elle est gangstérisée. On doit quand même réformer ses structures pour la renforcer. Il faut d'abord attendre l'installation du Conseil présidentiel. Mais pour que le Conseil soit installé, il faut un dégel de la situation sécuritaire. On est dans un cercle vicieux.

En tant qu'organisations syndicales, avez-vous des propositions pour sortir de cette crise ?

J.B.G.F. : En-dehors des gangs, le problème, c'est le chômage. Plusieurs milliers de jeunes font partie des bandes armées car ils n'ont aucun espoir. L'espoir est mort. Nous voulons éradiquer les gangs, mais on ne peut pas le faire uniquement avec les armes. Il faut attaquer le problème à ses racines. Le problème des armes est ponctuel, mais pour régler de manière concrète et définitive l'insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l'emploi, ainsi que d'autres perspectives à la jeunesse haïtienne.

J.B. : Le chantier économique est prioritaire. Il ne peut pas y avoir de paix sans une économie qui fonctionne. Nous vivons dans un pays centralisé où tout se trouve à Port-au-Prince, où la douane est vandalisée, où nous avons perdu plus de 26.000 emplois dans le secteur textile et où l'État n'arrive même pas à payer ses fonctionnaires. Il faut mettre sur pied une commission économique multisectorielle et que l'État et les bailleurs renforcent l'économie nationale.

Quel rôle peuvent jouer les acteurs internationaux ?

J.B.G.F. : On parle de l'Ukraine, de Gaza, alors que notre situation est tout aussi grave. On voudrait que la Confédération syndicale internationale (CSI) soit plus exigeante envers l'OIT, Organisation internationale du travail, qui a aussi été créée pour empêcher ce type de crimes contre la population. On compte sur les syndicats pour soulever la conscience internationale sur ce qui se passe en Haïti car nous vivons dans un pays où les gangs tuent, pillent, violent en toute impunité. Il faut un réveil national et international.

J.B. : Il faut que cesse l'hypocrisie de la communauté internationale. Elle a contribué à créer une situation et nous sommes en train d'en payer les conséquences. En ma qualité d'Haïtien, je ne demande pas à la communauté internationale de venir régler la crise à notre place, mais elle a une grande responsabilité. D'ailleurs, d'où proviennent les armes des gangs ?

Pourquoi les États-Unis donnent tant d'argent à Israël pour écraser la Palestine et rien ou si peu pour renforcer notre police, alors que nous sommes leurs voisins, à moins de deux heures de vol ? Et il faut que l'Europe ne se laisse pas entraîner par les États-Unis, que les citoyens européens sachent qu'on a besoin de leur solidarité.

17.04.2024 à 10:13

Rencontre avec Yaya Coulibali, marionnettiste malien menacé par des djihadistes

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17.04.2024 à 10:04

La remise en cause du gouvernement suédois contre l'aide au développement est une attaque contre le syndicalisme et la démocratie

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[Ce texte est une tribune conjointe de la Confédération suédoise des syndicats (LO), la Confédération suédoise des employés professionnels (TCO) et la Confédération suédoise des associations professionnelles (SACO).]
Les droits syndicaux sont des droits démocratiques. Ce constat s'impose de plus en plus dans un monde où un nombre croissant de régimes limitent la liberté d'expression et le droit à la syndicalisation. Dans les pays où le pouvoir est entre les mains de dirigeants autoritaires, les syndicats (...)

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[Ce texte est une tribune conjointe de la Confédération suédoise des syndicats (LO), la Confédération suédoise des employés professionnels (TCO) et la Confédération suédoise des associations professionnelles (SACO).]

Les droits syndicaux sont des droits démocratiques. Ce constat s'impose de plus en plus dans un monde où un nombre croissant de régimes limitent la liberté d'expression et le droit à la syndicalisation. Dans les pays où le pouvoir est entre les mains de dirigeants autoritaires, les syndicats sont souvent parmi les premiers à être interdits d'activité. Grâce à des accords de coopération conclus avec l'Agence suédoise de coopération internationale pour le développement (connue sous l'acronyme SIDA pour Swedish International Development Authority), le mouvement syndical suédois, à l'instar d'autres secteurs de la société civile, a longtemps été un acteur important de l'aide suédoise au développement.

L'activité syndicale internationale est fondée sur notre mission syndicale principale et s'appuie sur les conventions des Nations unies et de l'Organisation internationale du travail relatives aux droits humains, syndicaux et démocratiques, que la Suède a également approuvées. La décision de la SIDA de mettre un terme à tous les accords avec la société civile suédoise, annoncée en mars, risque d'avoir des conséquences gravement négatives sur la capacité du secteur suédois de l'aide au développement à atteindre les objectifs du Programme à l'horizon 2030 pour le développement durable, à savoir la réduction de la pauvreté et le développement de la démocratie notamment.

En coopération avec des organisations locales, les syndicats et le reste de la société civile suédoise sont bien ancrés dans les sociétés où nous travaillons, ce qui est souvent une condition préalable à une aide au développement efficace. Par l'intermédiaire de l'organisation d'aide au développement Union to Union, le mouvement syndical suédois soutient, entre autres, 100 projets de développement syndical dans autant de pays.

Au travers de projets de développement, nous œuvrons collectivement pour des conditions d'emploi sûres, contre les menaces, la violence et le harcèlement, pour un espace démocratique élargi, pour le renforcement de l'égalité entre les hommes et les femmes et pour l'utilisation durable des ressources de la planète.

Dans un contexte de mondialisation, les activités des entreprises s'étendent au-delà des frontières et il faut donc que les activités syndicales fassent de même.

Par exemple, une première étape dans les activités syndicales soutenues par Union to Union pourrait consister à renforcer la possibilité pour les employés de se syndicaliser dans une usine et de commencer à négocier avec l'employeur pour obtenir de meilleurs salaires et des conditions de travail plus décentes. Cette étape n'est pas facile. Dans de nombreux pays, créer un syndicat peut signifier une menace pour la vie ou la santé.

SIDA, reconsidérez cette décision !

Il y a plus de 100 ans, la syndicalisation avait constitué le premier pas vers le modèle de marché du travail performant que nous connaissons aujourd'hui en Suède ; un modèle qui a contribué à réduire le nombre de jours de grève et donc à favoriser le développement économique des entreprises suédoises et de la Suède dans son ensemble.

Depuis quelque temps, la SIDA est chargée par le gouvernement d'étudier les changements à apporter à l'aide financière accordée aux organisations stratégiques partenaires. Le gouvernement souhaitait notamment que la SIDA prenne elle-même en charge la distribution de l'aide financière aux organisations locales dans les pays partenaires. Cela sonnerait pour ainsi dire le glas du rôle de la société civile suédoise dans l'aide suédoise au développement. En vertu de la mission qui lui a été confiée, la SIDA devait soumettre ses propositions au gouvernement pour le 8 avril au plus tard.

Or, la SIDA a choisi de mettre un terme à tous les accords conclus avec la société civile. Pour les personnes concernées, cela se traduira par des coupes sombres et l'arrêt complet des opérations dans différentes parties du monde.

Dans son programme de réforme de l'aide au développement, le gouvernement précise qu'il souhaite contribuer à une société civile forte et soutenir les organisations, les mouvements démocratiques, les acteurs et les réseaux qui défendent les droits humains et qui surveillent et protègent la démocratie et les principes de l'État de droit. La décision de la SIDA va dans la direction opposée.

Nous exhortons la SIDA à réviser sa décision hâtive et nous demandons au gouvernement de montrer rapidement qu'il s'engage à encourager l'agenda des réformes. Cela permettrait non seulement d'ancrer l'aide au développement dans les pays bénéficiaires, mais aussi d'en asseoir les fondements dans la société civile suédoise. Les activités syndicales mondiales créent la démocratie. Et le monde a besoin de plus de démocratie, pas moins.


Cet article a initialement été publié en suédois sur le site Web d'actualités Arbetet.

16.04.2024 à 14:25

Sénégal : les défis d'un souverainisme démocratique

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15.04.2024 à 08:05

La terre dans la mémoire : 80 ans plus tard, l'Espagne recherche toujours ses disparus

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Trois personnes travaillent en silence au-dessus d'un trou dans le sol. Certaines d'entre elles travaillent penchées, d'autres s'agenouillent et l'une d'entre elles s'allonge pour mieux travailler. Devant elles, une nature morte composée d'ossements. Bras, humérus, bassin et autres côtes émergent des profondeurs du sol. Plusieurs crânes aussi. De l'extérieur, on en voit pas moins de cinq. En dessous, il y en aurait au moins cinq autres.
Nous sommes dans le ravin de Víznar, dans la province andalouse de (...)

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Texte intégral (3086 mots)

Trois personnes travaillent en silence au-dessus d'un trou dans le sol. Certaines d'entre elles travaillent penchées, d'autres s'agenouillent et l'une d'entre elles s'allonge pour mieux travailler. Devant elles, une nature morte composée d'ossements. Bras, humérus, bassin et autres côtes émergent des profondeurs du sol. Plusieurs crânes aussi. De l'extérieur, on en voit pas moins de cinq. En dessous, il y en aurait au moins cinq autres.

Nous sommes dans le ravin de Víznar, dans la province andalouse de Grenade, en Espagne. Entre septembre et novembre 1936, ce sont pas moins de 173 personnes qui ont été tuées ici et jetées dans des fosses communes, dans le contexte de la guerre civile espagnole (1936-1939). Auparavant, en juillet et août, juste après le coup d'État militaire qui a déclenché la guerre, il y avait eu d'autres victimes, dont le poète Federico García Lorca, dont on n'a toutefois conservé aucune trace.

Quoi qu'il en soit, l'équipe dirigée par Paco Carrión et composée d'archéologues, de géophysiciens, d'anthropologues, de médecins légistes et d'historiens a pour mission, depuis 2021, de retrouver le plus grand nombre possible de dépouilles. Pour l'instant, 16 fosses ont été localisées et 116 corps récupérés. Trente quatre étaient des femmes, les autres des hommes. Ils étaient tous du côté républicain, tous des civils, des gens ordinaires : des paysans, des ouvriers, des enseignants, des tisserandes, tous assassinés et enterrés en un lieu inconnu. C'est pour cette raison qu'ils utilisent des géoradars, des détecteurs de métaux, des tomographies électriques pour localiser les fosses, des technologies combinées à des techniques plus rudimentaires — un pinceau, un aspirateur — pour mettre les corps au jour. Un travail lent et minutieux.

« Entre le moment où nous commençons les travaux de fouille et celui où nous dégageons les corps, les exhumons, les documentons et les photographions, il peut s'écouler environ un mois ; environ trois semaines par fosse. Tout dépend du nombre d'individus. Dans celle-ci, par exemple, il y en a dix, mais le terrain nous indique qu'il pourrait y en avoir davantage en dessous », explique à Equal Times Félix Bizarro, l'un des archéologues.

Mais ce n'est que le début. Ensuite, il conviendra de dégager, tamiser et analyser non seulement les os, mais aussi les objets (boucles d'oreilles, bagues, boucles de ceintures) qui sont indispensables pour identifier, conjointement aux échantillons d'ADN, chaque corps, afin de lui redonner son nom. C'est la véritable finalité de tout le processus : les identifier et les remettre à leurs familles, qui attendent depuis plus de 80 ans. Ce retard est révélateur du dilemme auquel est confrontée l'Espagne quant à sa mémoire, si tenace à déterrer.

La recherche des disparus, soutenue par les Nations unies et assombrie par le débat politique et ses soubresauts, a tout juste réussi à exhumer totalement ou partiellement 800 fosses au cours des deux dernières décennies (sur un total avoisinant les 3.500 fosses). Un acquis fragile, fait d'avancées et de reculs continus, de périodes de soutien et de périodes d'abandon total. Aujourd'hui, dans des fosses comme celle de Víznar, les travaux se poursuivent, mais rien ne garantit qu'ils ne devront pas à nouveau faire marche arrière.

Les premières exhumations

Aucune certitude n'existe quant au nombre de victimes qu'a fait la guerre d'Espagne. Le chiffre qui sert habituellement de référence et qu'utilise par exemple l'hispaniste Paul Preston est de 150.000 victimes : environ 100.000 d'entre elles sont mortes aux mains des insurgés du général Francisco Franco et un peu moins de 50.000 des mains des républicains. Tous sont victimes, mais tous n'ont pas reçu le même traitement.

« Les premières politiques de remémoration n'ont été menées que pour les morts d'un seul camp. Pendant la dictature, l'ordre a été donné d'exhumer les fusillés et les disparus de la violence républicaine : quelque 33.000 d'entre eux ont été transférés vers le Valle de los Caídos [ “Vallée des personnes tombées au combat” ndt], érigé comme un gigantesque mémorial. Or, ces politiques n'ont jamais été appliquées à tous les Espagnols et l'exhumation des personnes fusillées par les troupes franquistes n'a jamais été autorisée », explique Matilde Eiroa San Francisco, docteure en histoire contemporaine de l'université Carlos III de Madrid.

En outre, la fin de la guerre n'a pas mis un terme à la violence. La répression menée par la dictature de Franco (1939-1975) a continué à alourdir la liste des disparus, dont le nombre exact n'est toujours pas connu à ce jour. Le seul document faisant état d'un chiffre est une ordonnance de 2008 du juge de l'Audience nationale de l'époque, Baltasar Garzón, qui, sur la base de témoignages de membres de la famille, évaluait à 114.266 personnes le nombre de disparus, mais ce chiffre n'est pas non plus définitif.

Le silence imposé par la dictature, mais aussi au cours des premières décennies de la démocratie, dans un souci de « réconciliation » nationale supposée, a empêché les familles de ces victimes de représailles de réclamer leurs dépouilles. Certaines les ont recherchées secrètement par leurs propres moyens. On sait qu'entre 1978 et 1979 (après la mort du dictateur), plusieurs enfants de disparus ont ouvert des fosses clandestinement, de leurs propres mains. Cependant, ce n'est qu'avec l'arrivée des petits-enfants que la parole a commencé à se libérer.

« La visibilité de la mémoire repose sur la mobilisation de la génération des petits-enfants », explique Mme Eiroa. « Cette rupture du silence a été historique. Les réseaux sociaux ont joué un rôle fondamental, ils les ont aidés à s'unir, à former une communauté ».

C'est en 2000, 60 ans après la fin de la guerre, qu'a eu lieu la première exhumation d'une tombe républicaine à l'aide de méthodes scientifiques. Treize hommes ont été retrouvés dans la municipalité de Priaranza del Bierzo (dans la province de León), dont le grand-père d'Emilio Silva. « Si nous, les familles et les petits-enfants, ne nous étions pas manifestés, tout cela serait resté dans le silence, comme cela avait été le cas après la mort de Franco. Nous, les petits-enfants, étions un accident, nous n'étions pas prévus sur la feuille de route », assure l'actuel président du principal collectif de défense de la mémoire en Espagne, l'Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica.

2007 : une loi incomplète

En 2009, Paco Carrión abandonnait l'étude des fossiles d'il y a quatre ou cinq mille ans pour se consacrer à la recherche des victimes de la guerre civile. Il fut l'un des premiers à le faire. « Je pense qu'il s'agissait là d'une dette en souffrance de notre pays », explique aujourd'hui cet archéologue et géophysicien de l'université de Grenade à Equal Times.

Au début, les choses n'ont pas été faciles, car ceux qui fouillaient dans le passé le plus récent n'étaient pas très bien vus, ils travaillaient seuls. Aujourd'hui cependant, M. Carrión dispose d'une équipe pluridisciplinaire de professionnels qui travaille à Víznar, mais aussi à Cordoue dans d'autres fosses distribuées entre deux cimetières.

M. Carrión a pu se consacrer à ces exhumations grâce à l'élan donné par la loi sur la mémoire historique de 2007, un engagement du gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero qui, pour la première fois, incluait la reconnaissance de toutes les victimes de la guerre et de la dictature et s'engageait à soutenir la recherche des disparus grâce à des aides financières. La loi a été critiquée par les milieux conservateurs, qui craignaient de « rouvrir les plaies », mais elle a aussi été remise en question par certains membres des familles et même par l'ONU, qui lui reprochait plutôt sa frilosité. Bien que l'État ait contribué au financement des recherches, il n'a à aucun moment endossé la « responsabilité » de celles-ci, les laissant entre les mains des familles.

Quelque temps plus tard, le rapporteur spécial de l'ONU Pablo de Greiff avait critiqué cette « privatisation des exhumations » en vertu de laquelle toutes les responsabilités et même le recrutement des archéologues étaient délégués aux victimes elles-mêmes.

Le droit à la vérité, à la justice et à la réparation prévu par l'ONU n'étant pas suffisamment protégé, lorsque Mariano Rajoy, du Parti populaire conservateur, est arrivé au pouvoir en 2011, sans abroger la loi, il l'avait privée de son budget. Plusieurs dizaines de projets ont été paralysés, les familles ont dû payer de leur poche des interventions qui leur revenaient de droit, seuls certains gouvernements régionaux ont maintenu leur aide, et même dans ces cas-là, elle était insuffisante pour payer les équipes. Pourtant signataire à la Convention internationale contre les disparitions forcées, l'Espagne tournait une fois de plus le dos à ses disparus.

Une nouvelle loi et une nouvelle menace

Dans le ravin de Víznar, le sol a étonnamment bien conservé les ossements. Cela facilite les choses, surtout pour les anthropologues légistes comme Laura Gutiérrez. Elle est chargée d'identifier le sexe et l'âge des victimes, dont la plupart ont entre 25 et 35 ans, les blessures aux alentours de la période de la mort et l'ampleur de la violence. « Presque toutes les victimes ont été exécutées au moyen d'un pistolet près du crâne ou au contact. En général, il y a plus d'une balle : deux, trois, quatre voire six balles, rien que dans le crâne », explique-t-elle. C'est aussi à cela que servent les exhumations : découvrir ce qui s'est passé.

Le projet dans le ravin, qui en est à sa quatrième phase, la dernière, est désormais financé par deux administrations (l'État et le gouvernement régional) et se déroule sous la protection de la nouvelle loi sur la mémoire démocratique, approuvée en 2022 pour remplacer l'ancienne loi et suite à l'arrivée au pouvoir d'un nouveau gouvernement socialiste, celui de Pedro Sánchez. Le mandat de ce dernier avait commencé par une déclaration d'intention : l'exhumation de la tombe du dictateur Francisco Franco du Valle de los Caídos et son transfert vers une case privée. Cette déclaration a été suivie du rétablissement des aides aux exhumations et de la nouvelle loi.

La différence avec la loi précédente, explique la professeure Matilde Eiroa, « c'est qu'aujourd'hui l'État prend ses responsabilités, assume le budget, mais comprend aussi qu'il fait partie de ses responsabilités d'apporter une solution ». Cela signifie que la recherche devient publique, que les administrations (locales et régionales également) prennent l'initiative et que les fonds sont engagés tous les quatre ans dans le cadre d'un plan quadriennal. « Aujourd'hui, nous disposons de sommes importantes qui nous permettent de mettre en place une équipe de professionnels et de travailler pendant une période prolongée », explique Paco Carrión.

Au cours des deux premières années qui ont suivi l'entrée en vigueur de la nouvelle loi, 4.500 corps ont été récupérés. Sur l'ensemble de la période 2000-2019, à peine 9.700 ont été exhumés. Le rythme s'accélère certes, mais il reste insuffisant pour certaines victimes. « Nous sommes assez critiques, car le modèle n'a pas changé avec la loi, il reste celui de subventionner la recherche des disparus », défend Emilio Silva. « Ce qu'il aurait fallu faire, c'est créer un bureau qui ne dépende pas de la couleur du gouvernement. Quand le gouvernement change, il n'y a pas de débat sur la question de savoir si les droits des victimes du terrorisme sont en danger, il devrait en être de même pour les victimes du franquisme ».

De cette manière, soutient-il, on éviterait la peur de l'avenir. Plus précisément, la peur des discours conservateurs de la droite et de l'extrême droite qui menacent d'abroger la loi. Certains d'entre eux se sont déjà concrétisés dans des régions comme la Cantabrie, gouvernée par la coalition Parti populaire et Vox (NDT Droite et extrême droite, respectivement).

Même si d'autres gouvernements conservateurs, comme celui du Parti populaire en Andalousie, maintiennent pour l'instant leur soutien à des projets comme celui de Víznar, il semble évident que les exhumations se trouvent dans une situation d'équilibre très précaire. « Naturellement, nous redoutons un retour en arrière », admet M. Carrión. « Nous devrions rester éloignés de la politique, ce que nous faisons est humanitaire ».

L'actuel rapporteur des Nations unies, Fabián Salvioli, partage son avis : « Il ne s'agit pas de questions qu'un État peut choisir. Il s'agit d'obligations légales qui découlent d'engagements internationaux », rapporte le quotidien El País.

Comment, dès lors, mettre fin à la polarisation politique autour de cette question ? Selon Emilio Silva, en construisant « une culture de la mémoire », ce qui ne peut se faire qu'en « créant une complicité avec toutes les forces politiques. Nous devons les inviter aux cérémonies de commémoration, leur ouvrir la porte. Tous doivent assister à une exhumation ».

« Enterre-le à côté de moi »

« La finalité d'une exhumation n'est pas seulement de récupérer les victimes au sens physique, de retrouver leurs corps ; il s'agit aussi de récupérer leurs vies, leurs biographies et de reconstituer qui elles étaient ». Ces mots sont ceux du sociologue Fran Carrión. Son travail dans les fosses de Víznar est presque aussi délicat que celui de creuser la terre. Il est le lien avec les membres de la famille. « Il s'agit d'un groupe très fortement négligé depuis des décennies. Cela fait des années qu'il supporte d'être ignoré, de ne pas voir ses souffrances reconnues. Le contact avec eux est émouvant ».

Par l'intermédiaire d'un groupe WhatsApp, il les informe quotidiennement de la progression de l'exhumation, répond à leurs interrogations et leur apporte tout le soutien possible. Ils sont plus d'une centaine, dont quelques enfants, mais surtout des petits-enfants et arrière-petits-enfants.

« Une guerre ne s'achève pas tant qu'il n'y a pas de paix dans les cœurs », déclare María. Âgée de 67 ans, elle est la petite-fille d'un disparu. Son grand-père Francisco est l'une des 173 personnes qui, selon les archives historiques, devraient se trouver dans le ravin. Paysan instruit, associé à des mouvements syndicaux, né à Fuentevaqueros comme Lorca, il a été tué un mois après ce dernier.

« Depuis mon plus jeune âge, je savais que mon grand-père avait été tué pendant la guerre, mais ma mère n'abordait pas le sujet, elle en a eu peur toute sa vie. Plus tard, j'ai appris qu'il était là », explique María. « Je pense souvent à lui, je ne l'ai pas rencontré, mais c'est comme s'il était en moi, il fait partie de moi parce que je porte une partie de son sang ».

María, comme quarante autres proches des victimes, a fourni des échantillons de son ADN afin qu'ils soient comparés aux ossements retrouvés et ainsi tenter de trouver une correspondance tant attendue. Les personnes identifiées seront rendues à leur famille, celles qui ne le sont pas seront enterrées dignement dans un mémorial. Malgré tout, les espoirs restent teintés de prudence. L'ADN ne permet d'identifier qu'un corps sur trois (dans le meilleur des cas), les chaînes génétiques s'altérant au fil des générations. Le temps qui passe est le pire ennemi de la mémoire. « Il suffit que l'on en trouve un pour que nous pleurions tous », assure Maria, « et pour que nous allions tous à cet enterrement parce que ce sera une de notre grand-père ».

Les résultats génétiques prendront encore du temps, ils exigeront un peu plus de patience, mais ce n'est rien comparé à ce qu'ils ont déjà attendu. « Au cimetière, une place est réservée à mon grand-père, à la droite de ma mère », explique María. « Avant sa mort, elle m'a dit : “si tu le trouves, enterre-le à côté de moi, même si ce n'est qu'un seul os.” Je fais cela pour tous les deux. Pour lui et pour elle ».

11.04.2024 à 12:46

Que peuvent faire les syndicats pour endiguer la spirale de la dette souveraine en Afrique ?

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Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette (...)

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Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette multilatérale (IADM) sont apparues comme des lueurs d'espoir, promettant un sursis face à l'emprise étouffante de la dette souveraine. Malgré leurs succès initiaux en termes de réduction du fardeau de la dette, ces initiatives n'ont pourtant pas permis de résoudre les problèmes structurels sous-jacents, laissant une fois de plus les nations africaines au bord du gouffre du désespoir.

Dans le sillage des récentes crises mondiales, y compris les retombées persistantes de la pandémie de Covid-19 et le conflit entre la Russie et l'Ukraine, les pays africains se retrouvent plongés plus profondément encore dans la tourmente budgétaire. Dans un contexte d'instabilité macroéconomique généralisée, de nombreux pays n'ont d'autre issue que de recourir au Fonds monétaire international (FMI) et au cadre commun du G20 pour les traitements de dette. Les pays africains se trouvent cependant confrontés à une réalité brutale : les taux d'intérêt exorbitants appliqués aux emprunts éclipsent ceux des autres pays, entravant par-là même la croissance de la productivité et perpétuant un cycle de déshérence économique.

En novembre, l'organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique) a lancé sa campagne phare de lutte contre la crise de la dette souveraine en Afrique, qui a atteint 1.800 milliards USD en 2022, soit près de 29 % du PIB du continent, selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Une étude empirique réalisée par l'Institut de recherche et d'éducation ouvrière de la CSI-Afrique (ALREI) sur la question de la dette souveraine a permis de mettre en lumière un certain nombre de problèmes.

L'étude montre notamment que le niveau élevé de la dette par rapport à la taille de la plupart des économies africaines est associé à une baisse des investissements publics dans les soins de santé, l'éducation et la protection sociale, et ce à des niveaux statistiquement significatifs.

Cette situation a engendré pour de nombreux pays (comme le Ghana, le Kenya, la Zambie, le Tchad, le Nigeria et l'Éthiopie) des problèmes de liquidité (difficultés à honorer leurs obligations financières à court terme envers leurs créanciers) et pour d'autres (comme le Ghana, la Zambie et le Tchad), des risques de solvabilité (difficultés persistantes à rembourser le principal de la dette), ce qui a entraîné pour le continent la nécessité d'une restructuration de la dette, tant volontaire que mandatée par le FMI. Le rapport souligne en outre que la proportion élevée de dette intérieure coûteuse contribue à l'imposant surendettement public. Par ailleurs, les efforts de restructuration globale de la dette sur le continent doivent tenir compte de l'augmentation de la dette intérieure, plus coûteuse et à échéance plus courte.

À tous les niveaux, la dette a des implications à la fois directes et indirectes sur le bien-être des travailleurs, comme le souligne un autre rapport attendu dans le courant du mois d'avril et préparé par la Confédération syndicale internationale (CSI), dont le siège est à Bruxelles. Ce rapport porte sur l'impact de la dette mondiale croissante sur les droits des travailleurs dans le monde entier. Il montre que l'accumulation de la dette extérieure est corrélée à des pertes d'emploi, au gel de l'emploi et des salaires dans le secteur public et à la dépréciation de la monnaie, qui entraîne une baisse des salaires réels pour l'ensemble des travailleurs. Il est donc impératif que les travailleurs organisés se mobilisent contre l'endettement public. Le rapport recommande des campagnes et des actions de plaidoyer séquencées et intégrées en faveur d'une utilisation responsable de la dette sur le continent africain. Pour cela, des réformes juridiques et institutionnelles sont nécessaires afin de garantir que la dette contribue au développement durable.

Le rapport recommande en outre que la CSI-Afrique collabore et forge des alliances avec d'autres organisations partageant les mêmes idées, dans le but de défendre les réformes du système financier mondial, notamment contre la domination des trois agences de notation (S&P, Fitch et Moody's contrôlent 95 % des parts de marché). Il s'agit aussi de proposer des alternatives aux plans d'austérité inspirés par le FMI, qui réduisent drastiquement les dépenses en matière de santé, d'éducation et de protection sociale pour permettre aux pays africains de faire face à leurs obligations en matière de dette extérieure.

La CSI-Afrique et ses syndicats affiliés doivent s'efforcer de surveiller en permanence les signes précurseurs d'une crise de la dette, tels que l'accumulation rapide de la dette extérieure, afin de pouvoir prendre les mesures qui s'imposent pour éviter qu'ils n'atteignent le seuil de la crise. En résumé, les gouvernements africains doivent adopter des politiques fiscales progressives et efficaces afin d'augmenter les recettes nationales. En outre, les stratégies de gestion de la dette des pays africains doivent être étayées par une transparence et une divulgation accrues.

Pourquoi les syndicats doivent se préoccuper de la dette publique

Il est essentiel pour la CSI-Afrique et ses syndicats affiliés de comprendre les implications de la dette publique, dans la mesure où celle-ci revêt une profonde importance pour le bien-être des travailleurs à travers le continent. Les tendances récentes mettent en évidence le lien pernicieux qui existe entre la dette publique croissante et l'instabilité économique. À ce titre, plusieurs études révèlent une tendance inquiétante : dans beaucoup de pays africains, les crises économiques sont souvent précédées d'une augmentation significative du ratio de la dette au PIB.

Les données empiriques montrent en effet que ces crises conduisent invariablement à une augmentation des taux de chômage, en particulier chez les jeunes travailleurs et les femmes, dont la participation au marché du travail est en hausse. En ces temps troublés, les travailleurs sont les plus durement touchés par l'adversité, confrontés à l'insécurité croissante de l'emploi, à la stagnation des salaires, à la réduction du temps de travail et à l'alourdissement du fardeau de la dette des ménages.

Il est donc impératif que les syndicats surveillent de près les niveaux de la dette publique, compte tenu de la corrélation directe qui existe entre ceux-ci et le bien-être des travailleurs.

Contrairement aux idées reçues, la dette n'est pas, en soi, intrinsèquement nuisible ; c'est plutôt la gestion et l'utilisation prudentes de la dette qui méritent notre attention. Les syndicats et les coalitions ont une occasion unique d'influencer les politiques d'endettement, en garantissant des pratiques d'emprunt responsables et le remboursement en temps voulu de la dette.

En outre, un engagement proactif est essentiel pour anticiper les crises provoquées par la dette, permettant aux syndicats d'identifier les signes d'alerte précoce et de préconiser des mesures de protection afin de sauvegarder les droits des travailleurs dans un contexte de turbulences financières.

En s'opposant activement aux intérêts des sociétés financières et des multinationales, les syndicats représentent une voix vitale, garantissant que les travailleurs ne soient pas laissés à eux-mêmes pour supporter les fardeaux des récessions économiques. Les syndicats jouent un rôle crucial dans le cadre de cette collaboration en plaidant pour des réponses politiques équitables et en favorisant un paysage économique plus juste et plus résilient pour les travailleurs, mais aussi pour les communautés.

Recommandations politiques

Pour inverser le fardeau de la dette de l'Afrique, la CSI-Afrique propose les mesures suivantes :

1. Renforcer la mobilisation des ressources intérieures et une gestion prudente de la dette : pour faire face à l'augmentation du fardeau de la dette, les pays africains doivent donner la priorité à la mobilisation des ressources intérieures. Les gouvernements doivent élargir l'assiette fiscale en formalisant les économies du secteur informel, en assurant une répartition plus équitable des charges fiscales et en luttant contre la corruption en matière de collecte des recettes. En outre, des pratiques prudentes de gestion de la dette, notamment des conditions d'emprunt transparentes et une évaluation rigoureuse des projets, sont essentielles pour éviter une accumulation insoutenable de la dette. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en plaidant en faveur de la formalisation, en examinant minutieusement les accords d'emprunt et en surveillant les trajectoires de la dette afin d'influencer les interventions politiques précoces.

2. Promouvoir des dépenses sociales inclusives : les gouvernements doivent donner la priorité à des dépenses sociales inclusives, en particulier dans les secteurs critiques tels que la santé et l'éducation. Malgré des obligations considérables en matière de service de la dette, un financement adéquat de ces secteurs est crucial pour le bien-être des citoyens et les résultats du marché du travail. Les syndicats peuvent collaborer avec les gouvernements pour veiller à ce que les allocations budgétaires donnent la priorité aux besoins des travailleurs et plaider en faveur d'une élaboration des politiques fondée sur des données probantes afin d'optimiser l'efficacité des dépenses publiques.

3. Mettre en œuvre des programmes ciblés d'allègement de la dette : les décideurs politiques doivent envisager des programmes ciblés d'allègement de la dette afin d'alléger le fardeau du service de la dette, en particulier pour les populations vulnérables. Les dispositions à prendre peuvent inclure la négociation de conditions favorables avec les créanciers, l'extension des périodes de remboursement et la restructuration de la dette. Les syndicats doivent participer activement aux négociations sur la dette afin de défendre les intérêts des travailleurs et de s'opposer aux mesures d'austérité préjudiciables qui compromettent les droits des travailleurs et la sécurité de l'emploi.

4. Renforcer la transparence et la responsabilité publique : les gouvernements doivent accorder la priorité à la transparence et à la responsabilité publique dans la gestion des finances publiques afin de favoriser la participation et la confiance des citoyens. Des informations accessibles sur l'utilisation de la dette et son impact sur les services sociaux permettent de prendre des décisions en connaissance de cause. Les syndicats peuvent plaider en faveur d'une plus grande transparence et demander aux gouvernements de rendre compte de leurs décisions fiscales, afin de garantir une gestion responsable des ressources publiques.

5. Les interventions sur le marché du travail doivent tenir compte de la dimension de genre : il est essentiel de s'attaquer aux disparités de genre exacerbées par le recours excessif à l'emprunt. Les décideurs politiques doivent mettre en œuvre des interventions sur le marché du travail qui tiennent compte de la dimension de genre afin d'atténuer l'impact disproportionné de la dette sur les femmes et les personnes hautement qualifiées. Les syndicats peuvent plaider en faveur de politiques promouvant l'égalité des genres, telles que la législation sur l'égalité salariale et les initiatives visant à lutter contre la discrimination sur le lieu de travail, afin de garantir une croissance économique inclusive.

Quelles mesures supplémentaires les syndicats peuvent-ils prendre ?

Les syndicats doivent conduire les efforts de plaidoyer par le biais d'une approche à multiples facettes, en s'appuyant sur les partenariats stratégiques, la communication fondée sur des données probantes et la mobilisation de la base. Les objectifs sont notamment de sensibiliser le public à l'impact socio-économique de la dette, d'influencer les changements politiques et de construire des coalitions en vue d'une action collective. Les messages clés devront mettre l'accent sur la transparence de la dette, des dépenses sociales inclusives, la responsabilité publique et l'égalité des genres. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en travaillant avec les institutions multilatérales, en formant des partenariats stratégiques, en organisant des événements collaboratifs et en plaidant en faveur de politiques sensibles à la dimension de genre.

Les syndicats jouent un rôle crucial en demandant des comptes aux gouvernements, en plaidant pour des alternatives politiques fondées sur des preuves et en travaillant avec les institutions financières mondiales en vue de la promotion d'une gestion responsable de la dette. Les actions spécifiques comprennent la participation aux initiatives de réforme multilatérales, le développement de partenariats, la promotion de la responsabilité publique et une plus grande prise en compte de la dimension de genre dans la crise de la dette. En mobilisant stratégiquement des ressources et en s'appuyant sur leur voix collective, les syndicats sont à même de conduire des changements positifs et d'atténuer les effets négatifs du surendettement sur les travailleurs et les communautés à travers l'Afrique.

08.04.2024 à 05:00

Les marchés urbains de contrebande en Bolivie : une planche de salut insoutenable pour un pays en proie à des indices élevés d'emploi informel

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Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.
La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises (...)

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Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.

La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises sans payer de taxes, est un problème persistant dans ce pays andin et reflète une réalité largement répandue en Amérique latine. Selon l'Organisation mondiale des douanes, 80 % de la contrebande mondiale se trouve concentrée dans cette région. De par sa position géographique et le laxisme dont elle fait preuve en matière de contrôle de ce commerce irrégulier, la Bolivie s'est avérée un terrain fertile pour ce type d'activité.

Selon une étude présentée par la Chambre nationale des industries (Camara Nacional de Industrias, CNI), la contrebande en Bolivie aurait généré plus de 26 milliards de dollars US au cours de la dernière décennie, ce qui représente une augmentation de 44 % entre 2013 et 2022. Pour la seule année 2022, ce chiffre dépassait les 3,3 milliards USD, soit environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) du pays.

Dans un entretien avec Equal Times, la directrice exécutive de l'INESAD (Instituto de Estudios Avanzados en Desarrollo), Beatriz Muriel, explique que le commerce de contrebande est devenu pour les travailleurs une source de revenus dans un contexte de coûts élevés, entraînant par-là même un déplacement important de la population active vers ce secteur d'activité, a fortiori dans un contexte où le contrôle de l'État est rendu difficile par la forte concentration de travailleurs dans l'économie informelle.

Outre l'impact économique de la contrebande, une autre réalité s'impose indéniablement dans ce pays andin : plus de 80 % de la population vit dans l'informalité économique, selon l'Organisation internationale du travail (OIT). Ce taux, l'un des plus élevés de la région, touche principalement les femmes, qui représentent 87 % des personnes qui en vivent.

« Ces gens sont en quête de travail et le commerce représente une entrée facile. Il faut signaler, en outre, une grande expérience du commerce, les peuples Aymara et Quechua étant porteurs d'une longue tradition commerciale, qui remonte à l'époque coloniale. Le commerce n'a donc pas de secrets pour eux. Qui plus est, il se transmet de génération en génération », explique Fernanda Wanderley, directrice et chercheuse principale auprès de l'Institut des recherches socio-économiques (IISEC) à l'Université catholique bolivienne.

Dans ce contexte, la contrebande se nourrit de l'informalité économique, tirant parti de la carence de débouchés et de la désillusion associées à un emploi formel qui ne se matérialise jamais. Selon les estimations, deux millions de personnes (sur une population d'environ 12 millions) travaillent dans le marché de la contrebande. Cette voie ne garantit toutefois pas la sécurité sociale, la retraite et les autres prestations liées à l'emploi formel.

Néanmoins, « les familles qui se consacrent à la vente vont de la subsistance aux hauts revenus, en fonction du produit de contrebande. Les articles en vente sur les marchés de contrebande peuvent aller des simples fournitures scolaires jusqu'aux voitures », explique Mme Muriel.

Entre-temps, la croissance manifeste des activités de contrebande en Bolivie se trouve reflétée dans l'expansion de ces marchés informels vers les principaux centres urbains. La présence de familles est aussi révélatrice de la réalité que vivent ces marchands qui, malgré le fait qu'ils occupent le dernier maillon dans la chaîne de la contrebande, se voient criminalisés, ce qui est d'autant plus paradoxal dans un milieu social qui consomme ouvertement les produits de contrebande écoulés sur ces marchés.

L'économie informelle et la contrebande, un phénomène structurel persistant

« Dans de nombreux pays d'Amérique latine, l'informalité s'est intensifiée à partir des années 1980 et 1990, lorsque sont entrées en jeu les politiques néolibérales. Dans le cas bolivien, cette informalité était antérieure et est allée croissant au cours de la période en question. La Bolivie n'a, en effet, jamais connu une majorité de travailleurs formels, ça n'a jamais été le cas au cours de son histoire contemporaine », indique Mme Wanderley, précisant que l'informalité économique en Bolivie est structurelle et historique et que, dans ce contexte, le commerce a de tous temps constitué une activité dominante.

Au milieu de la cohue des marchés urbains, on entend des phrases comme « Que vas a llevar, case ? » (littéralement « Que vas-tu emporter l'ami »), une façon affectueuse d'interpeler les clients. Les étals sont tenus majoritairement par des femmes, qui excellent dans l'art de la persuasion et proposent une variété de produits alimentaires, de produits d'entretien et de produits cosmétiques. Parmi la foule, une cliente explique qu'elle fréquente ces marchés principalement en raison des « prix plus abordables » qui y sont proposés par rapport aux commerces officiels, révélant là une réalité économique partagée par de nombreux Boliviens.

« Dans une population où les salaires sont bas, la contrebande permet de contrôler l'inflation, tout en rendant possible une consommation accrue. Par exemple, les vêtements ou les appareils électroménagers usagés reviennent moins chers. Les jouets sont meilleur marché que dans n'importe quel commerce officiel qui est soumis à l'impôt et qui cotise pour les travailleurs. Ici [dans les marchés clandestins], il n'y a pas de salariés [avec une fiche de paie]. Tout est informel. Les prix sont donc moins élevés », explique Fernanda Wanderley.

C'est aussi pourquoi les transactions qui ont lieu sur ces marchés très animés ne se résument pas, loin s'en faut, à de simples échanges commerciaux, mais racontent plutôt l'histoire de liens humains qui se tissent au hasard des besoins et de la résilience.

Lorsque les vendeurs exposent leurs marchandises de contrebande, la population réagit et est consciente de sa participation à cette dynamique. Le bénéfice est mutuel.

« Au début, ils vendaient exclusivement à partir de leurs voitures, généralement des breaks. Les ventes se faisaient à la sauvette, en ouvrant et en fermant les portières. Petit à petit, ils se sont installés sur les trottoirs et dans les rues », explique Virginia Flores, analyste indépendante.

Selon Mme Flores, pendant la pandémie, de nombreuses familles des villes ont eu recours à la contrebande pour faire face à la crise. Ce qui était autrefois une réalité propre aux zones frontalières et qui fait désormais partie du quotidien des principales villes du pays, est le reflet, selon la chercheuse, d'un jeu intriqué de dynamiques et de modes de consommation qui fournissent des informations précieuses sur les différents acteurs intervenant dans la contrebande et, donc, sur la complexité de ce phénomène dans le contexte actuel.

« Ce groupe de personnes [au sein de la chaîne de contrebande] ne constitue pas une masse homogène, et il est très important de le comprendre. On distingue parmi ces personnes une stratification sociale, alors que beaucoup d'entre elles appartiennent à des groupements familiaux. Ce qui n'empêche qu'elles peuvent être de classe supérieure, moyenne ou inférieure [...]. Puis, il y a celles qui gagnent beaucoup d'argent, que l'on pourrait qualifier de riches. Il y a les intermédiaires. Et enfin, il y a les petits vendeurs [des marchés], qui se trouvent dans une situation précaire », ajoute Mme Wanderley.

Derrière chaque offre, un monde d'histoires personnelles

Dans le contexte économique bolivien, « derrière les grands groupes d'entreprises, tels que l'industrie pétrolière, se trouvent les grandes entreprises importatrices, qui appartiennent généralement à la classe moyenne ou supérieure. On y trouve des familles d'origine aymara et quechua, par exemple celles qui font construire les “cholets” d'El Alto [bâtiments au style architectural détonnant unique à La Paz], mais aussi des personnes [d'ascendance espagnole] de milieu aisé, qui gagnent beaucoup plus d'argent et s'enrichissent grâce aux marchés de contrebande. En fait, quand on se rend dans les marchés, on ne voit que les vendeurs, on ne voit pas toute la chaîne qui se cache derrière », explique Mme Wanderley.

Or, il suffit de visiter les marchés de contrebande, qui fonctionnent sans restriction même pendant la journée, pour découvrir des histoires bien connues relatant les expériences vécues par les personnes qui se trouvent au bas de la chaîne de contrebande, celles qui portent le fardeau du commerce de la contrebande : vendre dans un contexte d'extrême vulnérabilité.

Juana (nom d'emprunt), 38 ans, mère de cinq enfants, incarne parfaitement la situation des familles qui écoulent sur leurs étals les marchandises distribuées par les importateurs. « Le besoin t'oblige à aller de l'avant », confie Juana, qui, avec énormément de charisme et de joie, rend hommage à la résilience notoire des femmes boliviennes.

L'histoire de Juana reflète également la réalité que vivent un grand nombre de femmes qui sont, en quelque sorte, le visage du commerce informel dans le pays andin. En plus d'affronter les dangers de la nuit ou de porter de lourdes caisses, elles doivent faire face aux aléas de la météo. Elles doivent en outre endosser le double rôle de mère et de chef de famille, en conciliant les soins prodigués à leurs enfants et les exigences du travail de la rue.

« Je fais tout moi-même. Pendant la journée, je m'organise, je me lève, je m'occupe de mes enfants. À midi, je leur donne bien à manger, je termine ce que j'ai à faire à la maison et à 16 heures, je vais vendre sur le marché jusqu'à 10 ou 11 heures du soir et je rentre à la maison à minuit. Même chose le lendemain. C'est fatiguant », explique Juana. Prothésiste de formation, la difficulté à trouver un emploi formel l'a contrainte à travailler pour le compte d'autrui, en vendant des produits de contrebande.

Selon Mme Wanderley, les marchés de contrebande révèlent clairement une situation d'exploitation, caractérisée par la prédominance d'emplois informels, précaires et non réglementés. Prédominance féminine aussi, qui conduit, à terme, au regroupement de nombreux autres membres de la famille (dans certains cas, de nouveaux arrivants en provenance des zones rurales).

Lucia (nom d'emprunt), une jeune femme de 20 ans venue de la campagne à la ville pour aider sa tante à vendre sur les marchés, relate les complexités de cette réalité, qui s'accompagne parfois d'expériences de harcèlement. « C'est compliqué car, en plus des tracas de la vente, en tant que jeune femme, on ne peut même pas vendre sans être inquiétée. Il y a toujours quelqu'un [qui essaie, au cours de la transaction] de dépasser les bornes », explique-t-elle.

Sœur aînée de deux filles dont elle doit également s'occuper, Lucia rêve d'émigrer à l'étranger à la recherche de meilleures opportunités. Contrainte par les bas salaires qui sont la norme dans le secteur formel en Bolivie, elle ne considère pas non plus la vente de produits de contrebande comme une solution viable pour améliorer la situation de sa famille.

« Les prix [que nous donnent les intermédiaires] sont maintenant plus élevés. C'est-à-dire que ce ne sont plus les prix d'avant, et c'est ce qui est compliqué aujourd'hui. Avant on vendait bien, maintenant on ne vend plus, on vend très peu », explique Lucia.

Juana attire également l'attention sur la criminalisation dont elles font l'objet en tant que vendeuses. « On est contraint par le besoin, il n'y a pas d'autre issue. Combien de professionnels travaillent aujourd'hui comme chauffeurs de taxi ou comme chauffeurs ? C'est-à-dire qu'ils ne travaillent pas dans leur profession. C'est une bien triste réalité », dit-elle.

Bien que les droits des travailleurs soient inscrits dans la Constitution bolivienne, la majorité des citoyens de ce pays d'Amérique du Sud se trouvent toujours piégés dans des emplois précaires, selon le rapport El desafío de contar con trabajos dignos para todos (Le défi de l'emploi décent pour tous) de l'INESAD.

Le rapport souligne l'informalité et la contrebande comme des facteurs clés contribuant à cette situation et affectant négativement le secteur formel, soulignant la nécessité d'améliorer les conditions. La lutte contre l'informalité en Bolivie est toutefois entravée par des problèmes structurels et historiques profondément enracinés qui freinent l'émergence de nouvelles alternatives.

« La situation est d'autant plus préoccupante lorsque l'on sait que 70 % de la population ne contribue pas aux caisses de retraite [AFP]. Les gens ne peuvent donc pas arrêter de travailler, de générer des revenus. La situation des personnes âgées, dont le nombre augmente, devient de plus en plus compliquée. Il est interdit de vieillir », affirme Mme Wanderley à propos des répercussions futures.

04.04.2024 à 05:00

En Azerbaïdjan, une interminable répression s'abat sur l'opposition et les médias indépendants

Clément Girardot

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Une vingtaine d'activistes sont regroupées sur une place, elles sont filmées par quelques reporters et encerclées par des policiers masqués. La photo a été partagée le 8 mars 2024 sur X (ex-Twitter) par l'activiste trans et féministe azerbaïdjanaise Alex Shah. Une autre militante adresse aux médias un message défendant les droits des femmes, dénonçant les féminicides et demandant au gouvernement la libération des journalistes incarcérés et des autres prisonniers politiques.
Ce rassemblement sous haute (...)

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Une vingtaine d'activistes sont regroupées sur une place, elles sont filmées par quelques reporters et encerclées par des policiers masqués. La photo a été partagée le 8 mars 2024 sur X (ex-Twitter) par l'activiste trans et féministe azerbaïdjanaise Alex Shah. Une autre militante adresse aux médias un message défendant les droits des femmes, dénonçant les féminicides et demandant au gouvernement la libération des journalistes incarcérés et des autres prisonniers politiques.

Ce rassemblement sous haute surveillance pour la Journée internationale des droits des femmes est un des rares actes de contestation récents en Azerbaïdjan. Après avoir succédé à son père Heydar Aliyev (un ancien dignitaire soviétique) en 2003, Ilham Aliyev dirige cette république du Sud-Caucase riche en hydrocarbures, grande comme l'Autriche et peuplée de 10 millions d'habitants.

Depuis 20 ans, le pays n'a cessé de reculer dans les différents classements internationaux sur le suivi du respect des principes démocratiques et de la liberté d'expression. L'Azerbaïdjan est notamment passé de la note 6 (en 2005) à 7 (en 2016), considérée alors comme la pire dans l'index concernant les droits politiques et libertés civiles établi par l'ONG étatsunienne Freedom House, rejoignant la catégorie des dictatures dures telles que l'Iran, la Birmanie ou la Corée du Nord. Depuis 2017, l'Azerbaïdjan a continué de chuter dans le classement de Freedom House, qui a adopté une nouvelle forme de calcul, en passant de la note 14 sur 100 à 7 sur 100, en 2024.

Le 7 février 2024, M. Aliyev a été réélu avec 92 % des voix pour un cinquième mandat présidentiel lors d'un scrutin verrouillé, durant lequel les observateurs locaux et internationaux ont dénombré de nombreuses fraudes.

Les principaux partis d'opposition ont boycotté cette élection, alors que de nombreux dissidents sont soit en prison soit en exil. La répression politique n'est pas un phénomène récent, mais elle s'est accentuée dans les mois précédant le scrutin.

Entre février et décembre 2023, le nombre de prisonniers politiques est passé de 80 à 253 selon l'Union pour la Libération des Prisonniers Politiques d'Azerbaïdjan (Azərbaycan Siyasi Məhbusların Azadlığı Uğrunda İttifaq). Le dernier décompte publié mi-mars ne laisse pas entrevoir d'assouplissement, bien au contraire, 288 noms figurent actuellement sur la liste.

L'opposition politique et les journalistes d'investigation sont ciblés

Parmi les personnalités incarcérées durant cette dernière année se trouve notamment l'économiste Gubad Ibadoghlu, président du Parti pour la Démocratie et la Prospérité de l'Azerbaïdjan (Azərbaycan Demokratiya və Rifah Partiyası). Il est en prison depuis juillet dernier, accusé par la justice d' « impression, acquisition ou vente de fausse monnaie » et de « soutien à l'extrémisme religieux ».

M. Ibadoghlu est toujours en détention préventive malgré de graves problèmes de santé. Souffrant de diabète et de problèmes cardiaques, et privé de traitement adéquat, son avocat a affirmé au mois de février qu'il pourrait prochainement tomber dans le coma.

En novembre, ce sont les journalistes d'investigation Sevinc Vaqifqizi et Ulvi Hasanli qui ont été arrêtés, accusés de « complot en vue d'introduire illégalement de l'argent dans le pays ».

Des pressions sont aussi exercées sur leurs proches : « On empêche nos mères d'accéder à leur seule source de revenus, leur retraite, car leurs cartes bancaires sont bloquées alors que les comptes de nos amis ont été gelés et qu'ils sont interdits de sortie du territoire », explique M. Hasanli dans une lettre ouverte rédigée pour sa fille.

Leur site Abzas Media est devenu la bête noire du gouvernement en publiant régulièrement des révélations sur la corruption du régime. Une de leurs dernières enquêtes porte sur un scandale de torture au sein de l'armée. Selon l'ONG Amnesty International, les cas de torture et de mauvais traitements sont aussi très répandus dans les prisons.

Quatre autres journalistes d'Abzas Media ont été arrêtés avant l'élection, ainsi qu'une dizaine de travailleurs des médias, des avocats, des activistes et des responsables politiques de l'opposition, de même que plusieurs membres de la jeune confédération syndicale indépendante nommée Le Bureau des Travailleurs (İşçi Masası) qui avait notamment soutenu en 2022 et 2023 le mouvement de protestation des livreurs à moto.

« Les activistes parlent de seconde grande vague de répression, la première date de 2014 [. Toutes les voix critiques ne sont pas réprimées, mais toutes les formes organisées d'opposition le sont », analyse Cesare Figari Barberis, doctorant à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève et spécialiste du Caucase.

« Le gouvernement s'est aussi engagé dans la voie de l'autoritarisme numérique en ayant par exemple recours à une armée de trolls pour harceler les voix dissidentes sur internet. »

Au mois de mars, de nouvelles arrestations ont touché les journalistes de la chaîne YouTube Toplum TV et le mouvement III Respublika, une nouvelle plateforme de l'opposition libérale qui prévoyait de présenter des candidats aux élections parlementaires de 2025.

« Par le passé, les autorités poursuivaient les activistes et les membres de la société civile pour des activités économiques illégales, maintenant, c'est principalement la contrebande de devises étrangères. L'intention reste la même, supprimer les dernières voix critiques présentes dans le pays », note Giorgi Gogia, directeur associé pour l'Europe et l'Asie Centrale de l'ONG Human Rights Watch.

Cette vague de répression arrive paradoxalement à une période où le régime est relativement peu contesté et a même renforcé sa légitimité en prenant le contrôle total de l'enclave du Haut-Karabakh, de facto indépendante depuis 1991, à la suite des offensives militaires de 2020 et 2023.

« Ilham Aliyev est devenu encore plus répressif après la fin de la guerre du Karabakh. Auréolé de sa victoire, il n'a plus aucune tolérance pour l'opposition politique ou la société civile », observe l'activiste Nil Mammadrzayeva.

Ces dernières années ont aussi été marquées par une radicalisation idéologique. « Le régime est plus nationaliste et militariste que par le passé, il n'a plus de limites », estime le politiste Bahruz Samadov de l'Université Charles de Prague.

Une des illustrations de ce nouveau paradigme est la création du Parc des Trophées Militaires dans la capitale Bakou où sont exposés des équipements militaires confisqués aux forces arméniennes, mais aussi des casques de combattants ennemis tués et des personnages en cire aux traits caricaturaux représentant des soldats arméniens. Des mises en scène que plusieurs observateurs ont qualifiées de « déshumanisantes ».

Une position géostratégique qui renforce le régime

Une conjonction de facteurs internes et externes a permis à Ilham Aliyev de jouir d'un pouvoir absolu. La rente liée aux hydrocarbures a financé le renforcement de l'armée, mais aussi de la police. La répression a décimé une opposition politique qui n'est jamais arrivée à incarner une alternative crédible. « Elle est depuis longtemps divisée et traversée par d'importantes tensions internes. Depuis la fin de la guerre, elle n'a plus de stratégie et est attentiste », continue M. Samadov.

Au niveau international, l'autocratie bénéficie d'une position géostratégique unique. Bakou est l'allié d'Israël et des États-Unis contre le voisin iranien, le partenaire économique privilégié d'une Russie qui a lâché l'Arménie et un « État frère » de la Turquie d'Erdoğan.

Suite au déclenchement de la guerre en Ukraine et aux sanctions contre la Russie, l'Union européenne a signé avec M. Aliyev un accord énergétique concernant l'approvisionnement en gaz, affaiblissant un peu plus la capacité des instances européennes à s'opposer à la dérive autoritaire de l'Azerbaïdjan.

« L'UE a essentiellement légitimé la consolidation du pouvoir d'Aliyev », estime M. Figari Barberis. « La guerre de septembre 2023, qui a conduit au nettoyage ethnique des Arméniens du Karabakh, a poussé le Parlement européen à adopter une résolution non-contraignante condamnant l'Azerbaïdjan, mais la Commission européenne n'a adopté aucune sanction. »

Symbole de l'influence et du statut privilégié de l'Azerbaïdjan sur la scène internationale malgré les violations flagrantes des droits humains, Bakou accueillera en novembre prochain la conférence climatique internationale annuelle de l'ONU. La COP29 s'inscrit dans une stratégie d'organisation de méga-événements visant à accroître la légitimité du pouvoir d'Ilham Aliyev : le concours de l'Eurovision en 2012, les premiers Jeux européens en 2015, un Grand Prix de F1 depuis 2017.

Face à un régime tout-puissant, l'espoir d'un changement de régime est mince pour les activistes et l'ensemble des forces pro-démocratie.

Le principal motif de mécontentement populaire est la situation socio-économique du pays touché par une forte inflation et une stagnation du PIB en 2023. Avant les élections, un visuel avait largement circulé sur les réseaux sociaux, mettant côte à côte une salle de classe délabrée dans une ville du sud du pays et une ferme caprine nouvellement rénovée par le gouvernement et même dotée d'un piano dans la région du Haut-Karabakh.

Pour les internautes, cette juxtaposition illustre l'abandon par les autorités des zones rurales et l'inexistante redistribution de la rente liée aux hydrocarbures en dehors de projets idéologiques. Mais il est peu probable que la colère d'une partie de la population se traduise par une mobilisation collective contre le gouvernement.

« On ne doit pas s'attendre à ce que le peuple azerbaïdjanais renverse Aliyev ni aujourd'hui ni dans cinq ans. À ce rythme, il transmettra le pouvoir à son fils dans quelques années », déplore Mahammad Mirzali, un jeune blogueur réfugié en France depuis 2016.

Dans ses vidéos, il critique vivement les plus hauts dignitaires du régime. En raison de ses opinions, il a fait l'objet de trois tentatives d'assassinat sur le sol français et vit désormais sous protection policière.

Bien qu'il n'occupe aucune fonction officielle, Heydar Aliyev Jr a récemment été photographié en tenue militaire avec son père en train de visiter une base aérienne où sont stationnés des drones de combat. Les prochaines élections présidentielles se tiendront normalement en 2029, Ilham Aliyev aura alors 67 ans et son fils 30 ans.

02.04.2024 à 08:30

Réduire les inégalités et porter la voix des femmes : la diplomatie féministe comme réponse efficace aux crises ?

Camille Grange

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Un mois après sa victoire aux élections législatives d'octobre 2022, le nouveau gouvernement suédois de droite, allié avec l'extrême-droite, effectuait un revirement historique. Quelques heures après sa nomination, Tobias Billström, ministre des Affaires des étrangères, confiait à l'agence de presse suédoise TT, que l'approche féministe de la diplomatie de sa prédécesseuse, Margot Wallström, serait abandonnée sans délai.
Outil d'action politique mis en place en 2014 par l'ancienne ministre suédoise, la « (...)

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Un mois après sa victoire aux élections législatives d'octobre 2022, le nouveau gouvernement suédois de droite, allié avec l'extrême-droite, effectuait un revirement historique. Quelques heures après sa nomination, Tobias Billström, ministre des Affaires des étrangères, confiait à l'agence de presse suédoise TT, que l'approche féministe de la diplomatie de sa prédécesseuse, Margot Wallström, serait abandonnée sans délai.

Outil d'action politique mis en place en 2014 par l'ancienne ministre suédoise, la « diplomatie féministe » est un concept en évolution censé renforcer les droits des femmes dans le monde au travers des relations diplomatiques. Elle repose essentiellement sur trois piliers : les droits, les ressources et la représentation (en anglais, les trois « R » pour « rights », « ressources », « representation »). Son domaine d'action peut aller aussi bien du financement de projets de développement en faveur de l'égalité des sexes, qu'à une meilleure représentation des femmes dans les instances diplomatiques, afin que leur voix soit mieux représentée dans les négociations et les décisions.

Dans le sillage de la Suède, d'autres chancelleries du Canada, de la France, du Mexique, de l'Espagne, du Luxembourg et d'Allemagne ont adopté à leur tour ce type d'approche et l'ont intégré, chacune à leur façon, dans leur politique internationale.

C'est ainsi qu'Annalena Baerbock, première femme nommée ministre fédérale des Affaires étrangères en Allemagne, a voulu inscrire son mandat, débuté en décembre 2021, dans un engagement féministe. En mars 2023, son ministère s'est engagé, dans une feuille de route, à nommer une ambassadrice dédiée à la diplomatie féministe et souhaite augmenter la part des projets qu'il finance pouvant être « sensibles au genre » de 64 à 85 % d'ici 2025. Par ailleurs, 8 % du budget de son ministère devront être destinés à terme à des projets « sources de transformations en matière d'égalité des genres. »

L'État allemand finance par exemple, via des associations locales soutenues par l'UNICEF, la mise en place d'accompagnements médicaux et psychologiques des victimes de violences sexuelles en Éthiopie et en Somalie.

De son côté, la « diplomatie féministe » de la France a choisi de se focaliser sur la promotion des droits sexuels et reproductifs et soutient l'égalité femmes-hommes dans les pays en développement. « La France porte un bel historique de positions progressistes dans les instances multilatérales, notamment pour sa défense du droit à l'avortement au Conseil de sécurité de l'ONU », explique Alice Apostoly, co-fondatrice de l'Institut du genre en géopolitique (IGG), un centre de recherche et de réflexion (think tank) sur les relations internationales sous le prisme du genre.

Associer les femmes dans la négociation et les décisions

La « diplomatie féministe » renvoie en outre à la capacité qu'auraient les femmes d'être plus à même de porter et d'appliquer des valeurs pacifiques durables, faisant fi de certains clivages. Muriel Domenach, ambassadrice de la France à l'OTAN depuis 2019, estime qu'il est indispensable de contrer la diplomatie actuelle, très majoritairement masculine, « qui associe la puissance à la brutalité ».

Dans un article publié par l'Institut du genre en politique, Cassandre Impagliazzo, consultante sur les questions de genre et ex-collaboratrice de l'ambassade de France au Vietnam, « si le virilisme a tendance à appeler la violence, la présence de femmes et de motivations féministes au sein de la diplomatie internationale pourraient permettre de soulever des problématiques rencontrées par les minorités. (…) Une politique étrangère féministe aurait ainsi pour objectif d'œuvrer pour l'intérêt de l'égalité de genre, mais aussi et surtout pour le respect des droits humains dans leur intégralité ».

Autrement dit, le fait de reconsidérer les politiques, en incluant la perspective de genre, amènerait à traiter les problèmes de manière plus universelle.

La recherche académique contribue depuis plusieurs années à montrer que le rôle des femmes dans les processus de recherche de la paix peut avoir un impact significatif.

Récemment, cela a été observé au Yémen, où l'expérience du conflit vécue par des femmes a été écoutée. Tandis qu'en Colombie, pour parvenir aux Accords de paix, signés avec les groupes armées des FARC en 2016, la participation des femmes par leurs témoignages et autour de la table des négociations a été pour la première fois activement encouragée. En conséquence, un chapitre entier des accords fut consacré à la prise en compte des dimensions « sexospécifiques » du conflit et de sa résolution pacifique. Une expérience considérée comme une première du genre, à cette échelle. En Asie du Sud, la coopération interrégionale (ASACR) a mis en place des efforts diplomatiques de longues dates pour garantir les droits des femmes et l'égalité dans des sociétés touchées par les conflits armées comme le Sri Lanka , l'Afghanistan ou le Myanmar.

De fait, la « participation des femmes à la prévention et au règlement des conflits, ainsi qu'à la consolidation de la paix » fait l'objet de la résolution 1325, dite « Femmes, Paix et Sécurité » adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies, depuis plus de 20 ans. Ainsi, une organisation politico-militaire telle que l'OTAN, s'est doté d'une représentante spéciale en charge de cette mission, Irene Fellin. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, celle-ci a rappelé, en mai 2023, lors d'une visite à Kyiv, « qu'il est important que les femmes participent sur un pied d'égalité à la prise de décisions pendant toute la durée de la guerre et après la victoire de l'Ukraine ».

La participation des femmes et la prise en compte des aspects liés au genre sont aussi de plus en plus perçues comme des facteurs d'influence favorable sur l'élaboration de politiques économiques et de développement. L'autonomisation des femmes et des filles est l'un des objectifs de l'Agenda 2030 de l'ONU pour contribuer à faire advenir une société plus juste et égalitaire entre les femmes et les hommes. Pour cela, l'ODD 5.5 demande justement de « garantir la participation entière et effective des femmes et leur accès en toute égalité aux fonctions de direction à tous les niveaux de décision ». Une approche féministe de la politique étrangère doit donc aussi faire sa place dans la négociation de traités économiques internationaux, puisque l'impact du genre est désormais reconnu.

Une représentation féminine qui reste timide

Selon Ann Towns, enseignante-chercheuse suédoise spécialiste des liens entre genre et diplomatie, la présence de femmes dans la diplomatie reste un point crucial. « C'est l'une des branches qui a accepté les femmes tardivement. Lorsque les États démocratiques ont commencé à ouvrir leurs administrations aux femmes – pour beaucoup, après la Seconde Guerre mondiale –, il y a souvent eu une exception pour les corps militaires et diplomatiques », rappelle-t-elle.

La représentation féminine dans les ambassades françaises progresse, d'après l'association Focus 2030, mais « à petit pas ». Aujourd'hui, seulement 39 d'entre elles sont dirigées par une femme. L'année 2021 a connu le plus fort taux de nomination d'ambassadrices : 34 %. « Généralement, les ambassadrices ne sont pas nommées dans les ambassades qui ont une importance géopolitique majeure. L'exemplarité de la France n'est pas forcément respectée et est très timide », poursuit Alice Apostoly. Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) explique :

« Des recherches ont montré que la visibilité et la présence des femmes dans la diplomatie de haut niveau et dans la défense ont certes augmenté au cours des 20 dernières années, mais que la grande majorité des postes de décision sont encore occupés par des hommes, en particulier au sommet de la pyramide ».

Au niveau des instances onusiennes, Alice Apostoly observe : « C'est surtout UN Women qui porte ces enjeux-là, alors qu'ils devraient être traités de façon transversale ». Il y aurait également « un refus de voir des femmes aux tables de négociations », car, d'après elle, « le siège des Nations unies demeure un establishment masculin parmi tant d'autres. Ces valeurs sont défendues par des hommes puissants qui bénéficient d'un certain statu quo ».

Dans une tribune publiée sur le site du journal Le Monde, en 2020, avec sa consœur Déborah Rouach, de l'IGG, elles évoquaient l' « emprise des schémas patriarcaux » sur les décisions internationales et « le retour à des valeurs conservatrices », notamment sur les discussions portant sur la santé sexuelle et reproductive et les violences sexuelles durant les conflits.

Un champ politique variable selon les pays

Bien que présentée sous le prisme des bonnes intentions, la « diplomatie féministe » se heurte inévitablement à des obstacles politiques, économiques et culturels.

Le concept semble encore difficile à délimiter formellement. « Le féminisme peut avoir plusieurs définitions et, par conséquence, la diplomatie féministe également. Il faut voir précisément ce qu'en fait chaque pays. Les observations ne font que commencer », analyse Ann Towns.

« Les mouvements féministes sont loin d'être politiquement homogènes. Tous les militants et intellectuels ne sont pas d'accord sur ce qu'une telle transformation structurelle impliquerait », complète Saskia Brechenmacher, chercheuse en politique internationale à l'université de Cambridge.

Les différences de points de vue et ce manque de cohésion rendent-ils alors plus difficile l'application de la diplomatie féministe ? « Pas forcément, mais cela signifie qu'il y aura inéluctablement des réponses mitigées et des points de vue divergents sur ces politiques. Certains considéreront également que les gouvernements n'en font jamais assez », pondère la chercheuse allemande.

Ainsi, à l'image de ce que l'on observe dans d'autres champs d'action, cette diplomatie volontariste doit se confronter aux intérêts stratégiques des États.

« La France est connue pour sa diplomatie féminisme, mais aussi pour son commerce d'armes. C'est un gros point d'incohérence. Notre politique commerciale ne prend pas en compte le genre. Ces armes vendues sont parfois, par exemple, utilisées au Yémen, contre la population et donc les femmes, les enfants et les filles », constate Alice Apostoly.

Un autre exemple de contradiction stratégique s'est vue avec la réticence de l'Allemagne à soutenir les demandes de résolution à l'ONU pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza, à cause de sa ligne politique de soutien total à Israël. Ce qui a mis en colère les féministes contre Annalena Baerbock, accusée publiquement de ne pas agir pour faire cesser les souffrances des femmes gazaouis et de ne pas prôner fermement la voie pacifiste. « Le comportement de vote de l'Allemagne a provoqué l'incrédulité et l'indignation de celles et ceux qui, dans les pays du Sud, avaient suivi avec enthousiasme l'évolution de la politique étrangère féministe du gouvernement allemand et ses orientations », déplore Lydia Both, à la tête du programme moyen-oriental de la Friedrich-Ebert-Stiftung sur le féminisme politique et le genre, dans un billet d'opinion publié par IPS.

Ceci rappelle que la « diplomatie féministe » n'est pas toujours si facile à mettre en œuvre. Par ailleurs, selon Marie-Cécile Naves, elle peut aussi créer, si on n'y prend pas garde, d'autres formes de visions déformées potentiellement contre-productives : « Des stéréotypes essentialistes peuvent persister, selon lesquels les femmes sont plus pacifistes et les hommes plus violents, et les femmes les principales victimes de la violence dans le monde. Pourtant, de nombreux hommes sont exploités économiquement et sont victimes de violences – y compris sur la base du sexe – comme dans certaines situations de guerre. C'est pourquoi il est important de prendre en compte les questions de la masculinité autant que de la féminité dans la diplomatie que l'on pourrait qualifier de « politique étrangère sensible au genre », et d'impliquer les hommes. »

De leur côté, les féministes africaines, notamment, veulent rester prudentes sur un concept qui peut favoriser des politiques de développement jugées néo-colonialistes. L'écrivaine ougandaise Rosebell Kagumire, collaboratrice de plateforme African Feminism estime : « La politique étrangère féministe occidentale ne devrait pas être présentée comme quelque chose qui est là pour nous sauver. Nous pouvons voir cela comme un cadre utile dans certains cas, mais être conscientes des silences qu'elle entretient, et de ce qu'elle laisse de côté, car qui met [les Occidentaux] mal à l'aise […] comme la question pertinente de la justice raciale ».

28.03.2024 à 10:21

Au Kenya, un ambitieux projet de logements abordables se heurte à des obstacles juridiques majeurs et à une opposition croissante

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En 2018, lorsque le gouvernement du Kenya, dirigé par l'ancien président Uhuru Kenyatta, a lancé son programme « Big Four » pour un développement transformationnel, l'un des principaux piliers était la mise à disposition de logements décents aux personnes à faibles et moyens revenus.
Même si l'article 43.1 (b) de la Constitution du Kenya déclare que « toute personne a droit à un logement accessible et décent, ainsi qu'à des conditions d'hygiène raisonnables », le logement constitue depuis longtemps un défi (...)

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En 2018, lorsque le gouvernement du Kenya, dirigé par l'ancien président Uhuru Kenyatta, a lancé son programme « Big Four » pour un développement transformationnel, l'un des principaux piliers était la mise à disposition de logements décents aux personnes à faibles et moyens revenus.

Même si l'article 43.1 (b) de la Constitution du Kenya déclare que « toute personne a droit à un logement accessible et décent, ainsi qu'à des conditions d'hygiène raisonnables », le logement constitue depuis longtemps un défi majeur au Kenya, en particulier dans les centres urbains, où l'on estime que 61 % des ménages vivent dans des habitations informelles. Selon les données de l'ONG internationale Habitat for Humanity, le gouvernement ne livre actuellement que 50.000 des 250.000 unités de logement nécessaires annuellement pour répondre à la demande de la population kenyane, qui compte 55 millions d'habitants.

Le plan initial de M. Kenyatta prévoyait la construction de 500.000 logements en cinq ans dans les villes et les zones métropolitaines du pays. Le plan s'inscrivait dans le cadre du programme de logements abordables connu à l'époque sous le nom de Boma Yangu (qui signifie « Ma maison » en kiswahili). La contribution des travailleurs était assurée par un système de prélèvement, tandis que les personnes travaillant dans le secteur informel devaient verser des cotisations volontaires pour constituer la caution de 10 % nécessaire pour accéder à la propriété.

Néanmoins, le site internet de recoupement de données Africa Check constate qu'à peine plus de 3 % (13.529) des 500.000 logements avaient été construits à la fin de l'année 2022, et ce, pour un certain nombre de raisons ; notamment un financement insuffisant du programme, des prêts hypothécaires inabordables et un manque de terrains constructibles.

Pauline Wanjiru, marchande de fruits sur un marché en bord de route dans la capitale kenyane, Nairobi, est l'une de celles qui se sont rapidement inscrites au programme, en versant des cotisations mensuelles variables dans le but de réunir 1.900 dollars US (environ 250.000 shillings kenyans ou 1.848,20 euros) en trois ou quatre ans, le montant minimum de la caution requise pour participer au programme. Si une maison venait à lui être attribuée, elle rembourserait alors le reste de sa créance grâce à un prêt hypothécaire d'une durée de 15 à 20 ans.

Même s'il lui arrive parfois de ne pas pouvoir honorer ses paiements pendant un ou deux mois, cette mère de deux garçons continue de cotiser au programme, et ce, malgré les difficultés économiques qui frappent le Kenya depuis la pandémie de Covid-19 en 2020.

« Épargner pour cette maison m'a obligée à renoncer à l'achat d'une belle robe ou d'une paire de chaussures, mais je dois réaliser mon rêve d'avoir une maison à moi », affirme-t-elle.

Cependant, l'avenir du programme (qui a été rebaptisé Affordable Housing Programme ou Programme de logement abordable) est aujourd'hui incertain, du fait de la résistance qui se manifeste contre le prélèvement obligatoire imposé aux travailleurs salariés kenyans par la Loi sur les finances 2023 et servant à financer le capital de base du projet.

Le gouvernement avait créé un Fonds national pour le développement du logement en vue de financer la construction de 250.000 logements par an, qui seraient vendus aux citoyens kenyans éligibles à un prix compris entre 7.600 et 26.600 dollars US (entre 1 million et 3,5 millions de shillings kenyans ou entre 6.469,75 et 27.727,50 euros), en fonction de leur éligibilité à un logement social, à un logement à bas prix ou à un prêt hypothécaire abordable sur le marché libre.

Mais avec un salaire mensuel moyen de 14.000 shillings kenyans (environ 106 dollars US ou 125 euros), selon les statistiques les plus récentes de 2019 de l'Organisation internationale du Travail (OIT), pour certains travailleurs, même un logement dit « abordable » est complètement hors de portée. « Je ne veux pas payer une taxe sur le logement pour une habitation dans laquelle moi ou mes enfants ne vivrons jamais », a déclaré un travailleur à Al-Jazeera.

Démagogie politique

Des particuliers et des associations de travailleurs ont réussi à contester le prélèvement de 1,5 % pour le logement prélevé sur les revenus mensuels bruts des employés (complété par un montant équivalent apporté par leurs employeurs) devant les tribunaux, le déclarant « discriminatoire et irrationnel », ainsi qu'anticonstitutionnel. Alors que le gouvernement loue le projet pour son potentiel à créer des centaines de milliers d'emplois dans le secteur de la construction et à combler la pénurie de logements du pays, les critiques affirment que les travailleurs qui ont déjà été durement touchés par la flambée du coût de la vie au cours des dernières années ne peuvent pas supporter de charges fiscales supplémentaires.

Dans un arrêt du 26 janvier, la Cour d'appel du Kenya a conclu que le prélèvement avait également été introduit sans cadre juridique approprié, confirmant un arrêt de novembre 2023 de la Haute Cour qui avait jugé que la Loi sur les finances de 2023 avait violé l'article 10.2 (a) de la Constitution.

Le prélèvement avait été déduit des salaires des employés depuis juillet 2023. Les travailleurs salariés du secteur formel représentent environ 16 % de la population active totale. Toutefois, le gouvernement n'a pas avancé de proposition claire sur la manière dont les travailleurs du secteur informel seraient taxés par le système, même lorsque leurs revenus sont plus élevés que ceux des travailleurs salariés.

Le projet est en outre embourbé dans des manœuvres politiques démagogiques, l'actuel président William Ruto se l'appropriant comme projet phare de son premier mandat et promettant de le poursuivre, en dépit des protestations des travailleurs qui estiment que ce projet ne profitera qu'aux quelques travailleurs de la classe moyenne qui gagnent suffisamment d'argent et bénéficient d'une sécurité de l'emploi suffisante pour contracter un prêt hypothécaire sur 15 ou 20 ans.

Des controverses ont par ailleurs éclaté quant à la propriété des terrains sur lesquels les logements sont construits, certains gouvernements locaux se plaignant d'être contraints de céder des terrains pour les construire et des expulsions ont également eu lieu pour leur laisser la place.

Le fait que les salariés qui financent le programme n'ont aucune garantie de se voir attribuer un logement suscite lui aussi la controverse, car les logements sont attribués à l'issue d'une procédure de mise aux enchères.

« Une approche multidimensionnelle est nécessaire »

Au début du mois, l'université publique, l'Université des sciences et technologies Jaramogi Oginga Odinga, est devenue la première institution à annoncer qu'elle allait rembourser les déductions, dans ce qui pourrait créer un précédent. La Fédération des employeurs du Kenya a également conseillé à ses membres de cesser immédiatement de déduire le prélèvement pour le logement sur les salaires des employés.

Selon Wahome Thuku, avocat à Nairobi, les employeurs n'ont désormais plus aucune base légale pour imposer ces déductions. « Le pouvoir judiciaire n'a pas empêché le président William Ruto et son gouvernement de construire des logements ni d'embaucher qui que ce soit sur les chantiers de construction. Il est également libre d'utiliser tous les terrains du gouvernement pour construire des appartements. Ce qu'il ne doit pas, ne peut pas et ne fera pas, c'est collecter de l'argent auprès des salariés kenyans pour financer ces projets. C'est cela que le tribunal a bloqué ».

Le gouvernement, par l'intermédiaire du Procureur général, avait la possibilité de faire appel de la décision devant la Cour suprême, mais M. Thuku a exprimé ses doutes quant à la possibilité que la plus haute juridiction casse une décision prise par deux juridictions inférieures.

Selon l'ONG internationale Habitat for Humanity, bien qu'il soit louable que le gouvernement se concentre sur le logement abordable pour les personnes à revenus moyens, il est important qu'il s'intéresse également aux solutions de logement social qui donnent la priorité aux besoins des personnes les plus vulnérables.

« Concernant la récente décision de la Cour d'appel d'arrêter les déductions, Habitat for Humanity Kenya reconnaît la complexité de la question et respecte les procédures juridiques concernées. Nous pensons qu'une approche multidimensionnelle est nécessaire pour répondre efficacement aux besoins en logements des travailleurs et pauvres dans les villes », déclare à Equal Times Anthony Okoth, le directeur national d'Habitat for Humanity Kenya.

Cette approche devrait inclure « l'utilisation de mécanismes de financement innovants », tels que la microfinance immobilière et les partenariats public-privé, explique M. Okoth, afin de permettre aux individus et aux communautés d'accéder à des solutions de logements abordables.

« Il est également nécessaire de mettre en place une planification urbaine globale qui intègre le logement aux services essentiels tels que l'eau, l'assainissement et l'énergie, tout en abordant les questions de propriété foncière et de réforme politique dans le but de créer un environnement propice au développement immobilier durable », ajoute-t-il.

25.03.2024 à 08:00

Les Uru Morato, les « hommes de l'eau » tentent de survivre à la disparition du Lac Poopó en Bolivie

Nils Sabin, Sara Aliaga Ticona

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Dans l'Altiplano bolivien, à plus de 4.000 mètres d'altitude, la communauté de Puñaca Tinta María du peuple Uru Morato lutte pour ne pas disparaître. Pendant des siècles, les Uru Morato ont vécu sur des îles du lac Poopó, d'où leur surnom « d'hommes de l'eau ».
Mais depuis 2015, ce lac est complètement asséché, transformant radicalement leur mode de vie. La disparition du Poopó est due à plusieurs facteurs, parmi lesquels, les exploitations minières de zinc et d'étain très gourmandes en eau, la culture du (...)

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Dans l'Altiplano bolivien, à plus de 4.000 mètres d'altitude, la communauté de Puñaca Tinta María du peuple Uru Morato lutte pour ne pas disparaître. Pendant des siècles, les Uru Morato ont vécu sur des îles du lac Poopó, d'où leur surnom « d'hommes de l'eau ».

Mais depuis 2015, ce lac est complètement asséché, transformant radicalement leur mode de vie. La disparition du Poopó est due à plusieurs facteurs, parmi lesquels, les exploitations minières de zinc et d'étain très gourmandes en eau, la culture du quinoa et le réchauffement climatique qui réduit les pluies et favorise l'évaporation dans l'Altiplano. En plus de cela, la communauté fait actuellement face à une intense sécheresse et il ne reste plus qu'un seul puits pour tous les habitants.

Les photos de ce reportage font partie d'une exposition photographique réalisée par Sara Aliaga Ticona, artiste plasticienne et journaliste. En collaboration avec la communauté, elle a réalisé cette exposition photographique et un court documentaire, intitulé Urus, del agua vengo, où il dépeint la vision du monde, la lutte et la résilience de ce peuple ancestral qui risque plus que jamais de disparaître, ce qui signifierait une perte irréparable pour la Bolivie.

La nation Uru Murato a fondé sa cosmovision sur sa relation avec l'eau, un lien si profond que ce peuple est connu sous le nom d' « hommes de l'eau ». 15 juin 2023, Oruro.

Photo: Sara Aliaga Ticona

« Nous n'avons pas d'eau, nous ne pouvons pas planter et cultiver parce que nous n'avons pas la terre pour cela », se désole Erasmo Zuna, 33 ans, le dirigeant de la communauté. Les dix familles qui vivent encore à Puñaca Tinta María font face à un double défi : tout d'abord développer des activités économiques pour continuer à vivre sur leur territoire ancestral et ensuite réussir à conserver des récits, des souvenirs pour que l'identité et la cosmovision du peuple Uru Morato ne disparaissent pas complètement.

Portrait d'une artisane du peuple Uru Murato, María Choque, dans la communauté de Puñaca Tinta María, municipalité de Poopó. 15 juin 2023.

Photo: Sara Aliaga Ticona

« Avant, nous vivions du lac, de ses poissons, nous chassions les oiseaux qui vivaient sur le Poopó. Nous vivions sur des îles et n'allions presque jamais sur la terre ferme » , raconte Maria Choque, une artiste de la communauté. Sur ses toiles en broderie, elle retrace l'ancienne vie lacustre de son peuple.

Une vie au milieu des roseaux, rendue possible par l'abondance du lac. « Aujourd'hui, nous sommes abandonnés, personne se souvient de nous, il n'y a pas d'eau ou de terres à cultiver, aucune autorité ne nous aide. » De nombreux habitants sont partis dans d'autres régions de Bolivie ou à l'étranger, faute d'envisager un avenir à Puñaca Tinta María.

Vue aérienne de la ville de Poopó, contaminée par une intense activité minière. 13 juin 2023.

Photo: Sara Aliaga Ticona

Les Uru Morato doivent également faire face à l'industrie minière, très importante dans cette zone riche en zinc et en étain, qui a participé à l'assèchement du lac Poopó et qui contamine le territoire de la communauté et notamment l'unique puits. « Regardez le puits, vous avez envie de boire son eau ? » , demande Erasmo Zuna en faisant visiter la communauté. Entre deux planches de bois, il est possible d'apercevoir une eau aux reflets huileux. Les tests menés il y a quelques semaines ont révélé la présence de métaux lourds comme le plomb ou le mercure. « Sans aide extérieure pour acheter de l'eau, on n'a pas le choix, on doit tous boire l'eau de ce puits » , continue, d'un air résigné, le leader de la communauté. Les autres communautés à proximité sont aussi affectées par ce problème.

Le chef de la communauté Uru Murato située à Puñaca Tinta María, municipalité de Poopó, Erasmo Zuna alors qu'il tente de chasser un oiseau appelé Pariguana avec un instrument ancestral de son peuple appelé « Liwi », 15 juin 2023, Oruro, Bolivie.

Photo: Sara Aliaga Ticona

Mais tous n'ont pas baissé les bras et plusieurs activités économiques sont en train de voir le jour. La communauté veut notamment miser sur le tourisme local et culturel, une manière de faire découvrir le mode de vie et la cosmovision des Uru Morato.

Abdón Choque, un jeune de la communauté, s'est formé en tourisme communautaire. Il est à l'origine de l'ouverture d'un petit musée à Puñaca Tinta María qui recense les 38 espèces d'oiseaux qui vivaient sur le lac Poopó. « Chaque espèce avait son utilité », détaille-t-il, « certaines pour la viande, d'autres pour leurs œufs et certaines nous guidaient vers des zones du Poopó riches en poissons » . À terme, il aimerait également recenser les différentes plantes utilisées traditionnellement par les Uru Morato et ouvrir un petit hébergement pour touristes.

Deux autres activités sont également en cours de développement : la production et la vente de sel — favorisée par la salinisation croissante de la zone de l'ancien lac — et la vente d'artisanat sur place et bientôt à Oruro, ville la plus importante du département.

Les chefs du peuple Uru Murato à Puñaca Tinta María, municipalité de Poopó, effectuent un rituel pour demander de l'eau à l'endroit où se trouvait autrefois le lac Poopó, ce rituel n'est effectué que par les sages de la communauté. 14 juin 2023, Oruro.

Photo: Sara Aliaga Ticona

Au sein de la communauté, l'espoir que le lac Poopó revienne un jour existe encore. En effet, ce n'est pas la première fois que le lac disparaît. Entre 1939 et 1944, le Poopó s'était déjà complètement asséché et lors d'autres périodes au XXe siècle, son niveau avait drastiquement baissé, comme par exemple en 1969 et 1973.

Portrait du chef spirituel Felix Mauricio Zuna, alors qu'il effectue un rituel pour demander de l'eau à l'endroit où se trouvait autrefois le lac Poopó, ce rituel n'étant effectué que par les sages de la communauté. 14 juin 2023.

Photo: Sara Aliaga Ticona

Régulièrement, les chefs Uru Morato réalisent un rituel sacré pour faire tomber la pluie et que l'eau revienne. Erasmo Zuna, Felix Mauricio Zuna, l'ancien de la communauté, et Pablo Flores se rendent au cerro Jututilla, un lieu spirituel important pour leur peuple : « Cette colline est comme un dieu pour nous », raconte Erasmo Zuna, « donc on lui demande que le lac revienne. De leur temps, mes grands-parents disaient, « d'ici dix ans, le lac reviendra » et ça fonctionnait. C'est pour ça qu'on suit ces us et coutumes. »

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