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11.04.2024 à 12:46

Que peuvent faire les syndicats pour endiguer la spirale de la dette souveraine en Afrique ?

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Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette (...)

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Texte intégral (2299 mots)

Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette multilatérale (IADM) sont apparues comme des lueurs d'espoir, promettant un sursis face à l'emprise étouffante de la dette souveraine. Malgré leurs succès initiaux en termes de réduction du fardeau de la dette, ces initiatives n'ont pourtant pas permis de résoudre les problèmes structurels sous-jacents, laissant une fois de plus les nations africaines au bord du gouffre du désespoir.

Dans le sillage des récentes crises mondiales, y compris les retombées persistantes de la pandémie de Covid-19 et le conflit entre la Russie et l'Ukraine, les pays africains se retrouvent plongés plus profondément encore dans la tourmente budgétaire. Dans un contexte d'instabilité macroéconomique généralisée, de nombreux pays n'ont d'autre issue que de recourir au Fonds monétaire international (FMI) et au cadre commun du G20 pour les traitements de dette. Les pays africains se trouvent cependant confrontés à une réalité brutale : les taux d'intérêt exorbitants appliqués aux emprunts éclipsent ceux des autres pays, entravant par-là même la croissance de la productivité et perpétuant un cycle de déshérence économique.

En novembre, l'organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique) a lancé sa campagne phare de lutte contre la crise de la dette souveraine en Afrique, qui a atteint 1.800 milliards USD en 2022, soit près de 29 % du PIB du continent, selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Une étude empirique réalisée par l'Institut de recherche et d'éducation ouvrière de la CSI-Afrique (ALREI) sur la question de la dette souveraine a permis de mettre en lumière un certain nombre de problèmes.

L'étude montre notamment que le niveau élevé de la dette par rapport à la taille de la plupart des économies africaines est associé à une baisse des investissements publics dans les soins de santé, l'éducation et la protection sociale, et ce à des niveaux statistiquement significatifs.

Cette situation a engendré pour de nombreux pays (comme le Ghana, le Kenya, la Zambie, le Tchad, le Nigeria et l'Éthiopie) des problèmes de liquidité (difficultés à honorer leurs obligations financières à court terme envers leurs créanciers) et pour d'autres (comme le Ghana, la Zambie et le Tchad), des risques de solvabilité (difficultés persistantes à rembourser le principal de la dette), ce qui a entraîné pour le continent la nécessité d'une restructuration de la dette, tant volontaire que mandatée par le FMI. Le rapport souligne en outre que la proportion élevée de dette intérieure coûteuse contribue à l'imposant surendettement public. Par ailleurs, les efforts de restructuration globale de la dette sur le continent doivent tenir compte de l'augmentation de la dette intérieure, plus coûteuse et à échéance plus courte.

À tous les niveaux, la dette a des implications à la fois directes et indirectes sur le bien-être des travailleurs, comme le souligne un autre rapport attendu dans le courant du mois d'avril et préparé par la Confédération syndicale internationale (CSI), dont le siège est à Bruxelles. Ce rapport porte sur l'impact de la dette mondiale croissante sur les droits des travailleurs dans le monde entier. Il montre que l'accumulation de la dette extérieure est corrélée à des pertes d'emploi, au gel de l'emploi et des salaires dans le secteur public et à la dépréciation de la monnaie, qui entraîne une baisse des salaires réels pour l'ensemble des travailleurs. Il est donc impératif que les travailleurs organisés se mobilisent contre l'endettement public. Le rapport recommande des campagnes et des actions de plaidoyer séquencées et intégrées en faveur d'une utilisation responsable de la dette sur le continent africain. Pour cela, des réformes juridiques et institutionnelles sont nécessaires afin de garantir que la dette contribue au développement durable.

Le rapport recommande en outre que la CSI-Afrique collabore et forge des alliances avec d'autres organisations partageant les mêmes idées, dans le but de défendre les réformes du système financier mondial, notamment contre la domination des trois agences de notation (S&P, Fitch et Moody's contrôlent 95 % des parts de marché). Il s'agit aussi de proposer des alternatives aux plans d'austérité inspirés par le FMI, qui réduisent drastiquement les dépenses en matière de santé, d'éducation et de protection sociale pour permettre aux pays africains de faire face à leurs obligations en matière de dette extérieure.

La CSI-Afrique et ses syndicats affiliés doivent s'efforcer de surveiller en permanence les signes précurseurs d'une crise de la dette, tels que l'accumulation rapide de la dette extérieure, afin de pouvoir prendre les mesures qui s'imposent pour éviter qu'ils n'atteignent le seuil de la crise. En résumé, les gouvernements africains doivent adopter des politiques fiscales progressives et efficaces afin d'augmenter les recettes nationales. En outre, les stratégies de gestion de la dette des pays africains doivent être étayées par une transparence et une divulgation accrues.

Pourquoi les syndicats doivent se préoccuper de la dette publique

Il est essentiel pour la CSI-Afrique et ses syndicats affiliés de comprendre les implications de la dette publique, dans la mesure où celle-ci revêt une profonde importance pour le bien-être des travailleurs à travers le continent. Les tendances récentes mettent en évidence le lien pernicieux qui existe entre la dette publique croissante et l'instabilité économique. À ce titre, plusieurs études révèlent une tendance inquiétante : dans beaucoup de pays africains, les crises économiques sont souvent précédées d'une augmentation significative du ratio de la dette au PIB.

Les données empiriques montrent en effet que ces crises conduisent invariablement à une augmentation des taux de chômage, en particulier chez les jeunes travailleurs et les femmes, dont la participation au marché du travail est en hausse. En ces temps troublés, les travailleurs sont les plus durement touchés par l'adversité, confrontés à l'insécurité croissante de l'emploi, à la stagnation des salaires, à la réduction du temps de travail et à l'alourdissement du fardeau de la dette des ménages.

Il est donc impératif que les syndicats surveillent de près les niveaux de la dette publique, compte tenu de la corrélation directe qui existe entre ceux-ci et le bien-être des travailleurs.

Contrairement aux idées reçues, la dette n'est pas, en soi, intrinsèquement nuisible ; c'est plutôt la gestion et l'utilisation prudentes de la dette qui méritent notre attention. Les syndicats et les coalitions ont une occasion unique d'influencer les politiques d'endettement, en garantissant des pratiques d'emprunt responsables et le remboursement en temps voulu de la dette.

En outre, un engagement proactif est essentiel pour anticiper les crises provoquées par la dette, permettant aux syndicats d'identifier les signes d'alerte précoce et de préconiser des mesures de protection afin de sauvegarder les droits des travailleurs dans un contexte de turbulences financières.

En s'opposant activement aux intérêts des sociétés financières et des multinationales, les syndicats représentent une voix vitale, garantissant que les travailleurs ne soient pas laissés à eux-mêmes pour supporter les fardeaux des récessions économiques. Les syndicats jouent un rôle crucial dans le cadre de cette collaboration en plaidant pour des réponses politiques équitables et en favorisant un paysage économique plus juste et plus résilient pour les travailleurs, mais aussi pour les communautés.

Recommandations politiques

Pour inverser le fardeau de la dette de l'Afrique, la CSI-Afrique propose les mesures suivantes :

1. Renforcer la mobilisation des ressources intérieures et une gestion prudente de la dette : pour faire face à l'augmentation du fardeau de la dette, les pays africains doivent donner la priorité à la mobilisation des ressources intérieures. Les gouvernements doivent élargir l'assiette fiscale en formalisant les économies du secteur informel, en assurant une répartition plus équitable des charges fiscales et en luttant contre la corruption en matière de collecte des recettes. En outre, des pratiques prudentes de gestion de la dette, notamment des conditions d'emprunt transparentes et une évaluation rigoureuse des projets, sont essentielles pour éviter une accumulation insoutenable de la dette. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en plaidant en faveur de la formalisation, en examinant minutieusement les accords d'emprunt et en surveillant les trajectoires de la dette afin d'influencer les interventions politiques précoces.

2. Promouvoir des dépenses sociales inclusives : les gouvernements doivent donner la priorité à des dépenses sociales inclusives, en particulier dans les secteurs critiques tels que la santé et l'éducation. Malgré des obligations considérables en matière de service de la dette, un financement adéquat de ces secteurs est crucial pour le bien-être des citoyens et les résultats du marché du travail. Les syndicats peuvent collaborer avec les gouvernements pour veiller à ce que les allocations budgétaires donnent la priorité aux besoins des travailleurs et plaider en faveur d'une élaboration des politiques fondée sur des données probantes afin d'optimiser l'efficacité des dépenses publiques.

3. Mettre en œuvre des programmes ciblés d'allègement de la dette : les décideurs politiques doivent envisager des programmes ciblés d'allègement de la dette afin d'alléger le fardeau du service de la dette, en particulier pour les populations vulnérables. Les dispositions à prendre peuvent inclure la négociation de conditions favorables avec les créanciers, l'extension des périodes de remboursement et la restructuration de la dette. Les syndicats doivent participer activement aux négociations sur la dette afin de défendre les intérêts des travailleurs et de s'opposer aux mesures d'austérité préjudiciables qui compromettent les droits des travailleurs et la sécurité de l'emploi.

4. Renforcer la transparence et la responsabilité publique : les gouvernements doivent accorder la priorité à la transparence et à la responsabilité publique dans la gestion des finances publiques afin de favoriser la participation et la confiance des citoyens. Des informations accessibles sur l'utilisation de la dette et son impact sur les services sociaux permettent de prendre des décisions en connaissance de cause. Les syndicats peuvent plaider en faveur d'une plus grande transparence et demander aux gouvernements de rendre compte de leurs décisions fiscales, afin de garantir une gestion responsable des ressources publiques.

5. Les interventions sur le marché du travail doivent tenir compte de la dimension de genre : il est essentiel de s'attaquer aux disparités de genre exacerbées par le recours excessif à l'emprunt. Les décideurs politiques doivent mettre en œuvre des interventions sur le marché du travail qui tiennent compte de la dimension de genre afin d'atténuer l'impact disproportionné de la dette sur les femmes et les personnes hautement qualifiées. Les syndicats peuvent plaider en faveur de politiques promouvant l'égalité des genres, telles que la législation sur l'égalité salariale et les initiatives visant à lutter contre la discrimination sur le lieu de travail, afin de garantir une croissance économique inclusive.

Quelles mesures supplémentaires les syndicats peuvent-ils prendre ?

Les syndicats doivent conduire les efforts de plaidoyer par le biais d'une approche à multiples facettes, en s'appuyant sur les partenariats stratégiques, la communication fondée sur des données probantes et la mobilisation de la base. Les objectifs sont notamment de sensibiliser le public à l'impact socio-économique de la dette, d'influencer les changements politiques et de construire des coalitions en vue d'une action collective. Les messages clés devront mettre l'accent sur la transparence de la dette, des dépenses sociales inclusives, la responsabilité publique et l'égalité des genres. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en travaillant avec les institutions multilatérales, en formant des partenariats stratégiques, en organisant des événements collaboratifs et en plaidant en faveur de politiques sensibles à la dimension de genre.

Les syndicats jouent un rôle crucial en demandant des comptes aux gouvernements, en plaidant pour des alternatives politiques fondées sur des preuves et en travaillant avec les institutions financières mondiales en vue de la promotion d'une gestion responsable de la dette. Les actions spécifiques comprennent la participation aux initiatives de réforme multilatérales, le développement de partenariats, la promotion de la responsabilité publique et une plus grande prise en compte de la dimension de genre dans la crise de la dette. En mobilisant stratégiquement des ressources et en s'appuyant sur leur voix collective, les syndicats sont à même de conduire des changements positifs et d'atténuer les effets négatifs du surendettement sur les travailleurs et les communautés à travers l'Afrique.

08.04.2024 à 05:00

Les marchés urbains de contrebande en Bolivie : une planche de salut insoutenable pour un pays en proie à des indices élevés d'emploi informel

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Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.
La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises (...)

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Texte intégral (2462 mots)

Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.

La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises sans payer de taxes, est un problème persistant dans ce pays andin et reflète une réalité largement répandue en Amérique latine. Selon l'Organisation mondiale des douanes, 80 % de la contrebande mondiale se trouve concentrée dans cette région. De par sa position géographique et le laxisme dont elle fait preuve en matière de contrôle de ce commerce irrégulier, la Bolivie s'est avérée un terrain fertile pour ce type d'activité.

Selon une étude présentée par la Chambre nationale des industries (Camara Nacional de Industrias, CNI), la contrebande en Bolivie aurait généré plus de 26 milliards de dollars US au cours de la dernière décennie, ce qui représente une augmentation de 44 % entre 2013 et 2022. Pour la seule année 2022, ce chiffre dépassait les 3,3 milliards USD, soit environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) du pays.

Dans un entretien avec Equal Times, la directrice exécutive de l'INESAD (Instituto de Estudios Avanzados en Desarrollo), Beatriz Muriel, explique que le commerce de contrebande est devenu pour les travailleurs une source de revenus dans un contexte de coûts élevés, entraînant par-là même un déplacement important de la population active vers ce secteur d'activité, a fortiori dans un contexte où le contrôle de l'État est rendu difficile par la forte concentration de travailleurs dans l'économie informelle.

Outre l'impact économique de la contrebande, une autre réalité s'impose indéniablement dans ce pays andin : plus de 80 % de la population vit dans l'informalité économique, selon l'Organisation internationale du travail (OIT). Ce taux, l'un des plus élevés de la région, touche principalement les femmes, qui représentent 87 % des personnes qui en vivent.

« Ces gens sont en quête de travail et le commerce représente une entrée facile. Il faut signaler, en outre, une grande expérience du commerce, les peuples Aymara et Quechua étant porteurs d'une longue tradition commerciale, qui remonte à l'époque coloniale. Le commerce n'a donc pas de secrets pour eux. Qui plus est, il se transmet de génération en génération », explique Fernanda Wanderley, directrice et chercheuse principale auprès de l'Institut des recherches socio-économiques (IISEC) à l'Université catholique bolivienne.

Dans ce contexte, la contrebande se nourrit de l'informalité économique, tirant parti de la carence de débouchés et de la désillusion associées à un emploi formel qui ne se matérialise jamais. Selon les estimations, deux millions de personnes (sur une population d'environ 12 millions) travaillent dans le marché de la contrebande. Cette voie ne garantit toutefois pas la sécurité sociale, la retraite et les autres prestations liées à l'emploi formel.

Néanmoins, « les familles qui se consacrent à la vente vont de la subsistance aux hauts revenus, en fonction du produit de contrebande. Les articles en vente sur les marchés de contrebande peuvent aller des simples fournitures scolaires jusqu'aux voitures », explique Mme Muriel.

Entre-temps, la croissance manifeste des activités de contrebande en Bolivie se trouve reflétée dans l'expansion de ces marchés informels vers les principaux centres urbains. La présence de familles est aussi révélatrice de la réalité que vivent ces marchands qui, malgré le fait qu'ils occupent le dernier maillon dans la chaîne de la contrebande, se voient criminalisés, ce qui est d'autant plus paradoxal dans un milieu social qui consomme ouvertement les produits de contrebande écoulés sur ces marchés.

L'économie informelle et la contrebande, un phénomène structurel persistant

« Dans de nombreux pays d'Amérique latine, l'informalité s'est intensifiée à partir des années 1980 et 1990, lorsque sont entrées en jeu les politiques néolibérales. Dans le cas bolivien, cette informalité était antérieure et est allée croissant au cours de la période en question. La Bolivie n'a, en effet, jamais connu une majorité de travailleurs formels, ça n'a jamais été le cas au cours de son histoire contemporaine », indique Mme Wanderley, précisant que l'informalité économique en Bolivie est structurelle et historique et que, dans ce contexte, le commerce a de tous temps constitué une activité dominante.

Au milieu de la cohue des marchés urbains, on entend des phrases comme « Que vas a llevar, case ? » (littéralement « Que vas-tu emporter l'ami »), une façon affectueuse d'interpeler les clients. Les étals sont tenus majoritairement par des femmes, qui excellent dans l'art de la persuasion et proposent une variété de produits alimentaires, de produits d'entretien et de produits cosmétiques. Parmi la foule, une cliente explique qu'elle fréquente ces marchés principalement en raison des « prix plus abordables » qui y sont proposés par rapport aux commerces officiels, révélant là une réalité économique partagée par de nombreux Boliviens.

« Dans une population où les salaires sont bas, la contrebande permet de contrôler l'inflation, tout en rendant possible une consommation accrue. Par exemple, les vêtements ou les appareils électroménagers usagés reviennent moins chers. Les jouets sont meilleur marché que dans n'importe quel commerce officiel qui est soumis à l'impôt et qui cotise pour les travailleurs. Ici [dans les marchés clandestins], il n'y a pas de salariés [avec une fiche de paie]. Tout est informel. Les prix sont donc moins élevés », explique Fernanda Wanderley.

C'est aussi pourquoi les transactions qui ont lieu sur ces marchés très animés ne se résument pas, loin s'en faut, à de simples échanges commerciaux, mais racontent plutôt l'histoire de liens humains qui se tissent au hasard des besoins et de la résilience.

Lorsque les vendeurs exposent leurs marchandises de contrebande, la population réagit et est consciente de sa participation à cette dynamique. Le bénéfice est mutuel.

« Au début, ils vendaient exclusivement à partir de leurs voitures, généralement des breaks. Les ventes se faisaient à la sauvette, en ouvrant et en fermant les portières. Petit à petit, ils se sont installés sur les trottoirs et dans les rues », explique Virginia Flores, analyste indépendante.

Selon Mme Flores, pendant la pandémie, de nombreuses familles des villes ont eu recours à la contrebande pour faire face à la crise. Ce qui était autrefois une réalité propre aux zones frontalières et qui fait désormais partie du quotidien des principales villes du pays, est le reflet, selon la chercheuse, d'un jeu intriqué de dynamiques et de modes de consommation qui fournissent des informations précieuses sur les différents acteurs intervenant dans la contrebande et, donc, sur la complexité de ce phénomène dans le contexte actuel.

« Ce groupe de personnes [au sein de la chaîne de contrebande] ne constitue pas une masse homogène, et il est très important de le comprendre. On distingue parmi ces personnes une stratification sociale, alors que beaucoup d'entre elles appartiennent à des groupements familiaux. Ce qui n'empêche qu'elles peuvent être de classe supérieure, moyenne ou inférieure [...]. Puis, il y a celles qui gagnent beaucoup d'argent, que l'on pourrait qualifier de riches. Il y a les intermédiaires. Et enfin, il y a les petits vendeurs [des marchés], qui se trouvent dans une situation précaire », ajoute Mme Wanderley.

Derrière chaque offre, un monde d'histoires personnelles

Dans le contexte économique bolivien, « derrière les grands groupes d'entreprises, tels que l'industrie pétrolière, se trouvent les grandes entreprises importatrices, qui appartiennent généralement à la classe moyenne ou supérieure. On y trouve des familles d'origine aymara et quechua, par exemple celles qui font construire les “cholets” d'El Alto [bâtiments au style architectural détonnant unique à La Paz], mais aussi des personnes [d'ascendance espagnole] de milieu aisé, qui gagnent beaucoup plus d'argent et s'enrichissent grâce aux marchés de contrebande. En fait, quand on se rend dans les marchés, on ne voit que les vendeurs, on ne voit pas toute la chaîne qui se cache derrière », explique Mme Wanderley.

Or, il suffit de visiter les marchés de contrebande, qui fonctionnent sans restriction même pendant la journée, pour découvrir des histoires bien connues relatant les expériences vécues par les personnes qui se trouvent au bas de la chaîne de contrebande, celles qui portent le fardeau du commerce de la contrebande : vendre dans un contexte d'extrême vulnérabilité.

Juana (nom d'emprunt), 38 ans, mère de cinq enfants, incarne parfaitement la situation des familles qui écoulent sur leurs étals les marchandises distribuées par les importateurs. « Le besoin t'oblige à aller de l'avant », confie Juana, qui, avec énormément de charisme et de joie, rend hommage à la résilience notoire des femmes boliviennes.

L'histoire de Juana reflète également la réalité que vivent un grand nombre de femmes qui sont, en quelque sorte, le visage du commerce informel dans le pays andin. En plus d'affronter les dangers de la nuit ou de porter de lourdes caisses, elles doivent faire face aux aléas de la météo. Elles doivent en outre endosser le double rôle de mère et de chef de famille, en conciliant les soins prodigués à leurs enfants et les exigences du travail de la rue.

« Je fais tout moi-même. Pendant la journée, je m'organise, je me lève, je m'occupe de mes enfants. À midi, je leur donne bien à manger, je termine ce que j'ai à faire à la maison et à 16 heures, je vais vendre sur le marché jusqu'à 10 ou 11 heures du soir et je rentre à la maison à minuit. Même chose le lendemain. C'est fatiguant », explique Juana. Prothésiste de formation, la difficulté à trouver un emploi formel l'a contrainte à travailler pour le compte d'autrui, en vendant des produits de contrebande.

Selon Mme Wanderley, les marchés de contrebande révèlent clairement une situation d'exploitation, caractérisée par la prédominance d'emplois informels, précaires et non réglementés. Prédominance féminine aussi, qui conduit, à terme, au regroupement de nombreux autres membres de la famille (dans certains cas, de nouveaux arrivants en provenance des zones rurales).

Lucia (nom d'emprunt), une jeune femme de 20 ans venue de la campagne à la ville pour aider sa tante à vendre sur les marchés, relate les complexités de cette réalité, qui s'accompagne parfois d'expériences de harcèlement. « C'est compliqué car, en plus des tracas de la vente, en tant que jeune femme, on ne peut même pas vendre sans être inquiétée. Il y a toujours quelqu'un [qui essaie, au cours de la transaction] de dépasser les bornes », explique-t-elle.

Sœur aînée de deux filles dont elle doit également s'occuper, Lucia rêve d'émigrer à l'étranger à la recherche de meilleures opportunités. Contrainte par les bas salaires qui sont la norme dans le secteur formel en Bolivie, elle ne considère pas non plus la vente de produits de contrebande comme une solution viable pour améliorer la situation de sa famille.

« Les prix [que nous donnent les intermédiaires] sont maintenant plus élevés. C'est-à-dire que ce ne sont plus les prix d'avant, et c'est ce qui est compliqué aujourd'hui. Avant on vendait bien, maintenant on ne vend plus, on vend très peu », explique Lucia.

Juana attire également l'attention sur la criminalisation dont elles font l'objet en tant que vendeuses. « On est contraint par le besoin, il n'y a pas d'autre issue. Combien de professionnels travaillent aujourd'hui comme chauffeurs de taxi ou comme chauffeurs ? C'est-à-dire qu'ils ne travaillent pas dans leur profession. C'est une bien triste réalité », dit-elle.

Bien que les droits des travailleurs soient inscrits dans la Constitution bolivienne, la majorité des citoyens de ce pays d'Amérique du Sud se trouvent toujours piégés dans des emplois précaires, selon le rapport El desafío de contar con trabajos dignos para todos (Le défi de l'emploi décent pour tous) de l'INESAD.

Le rapport souligne l'informalité et la contrebande comme des facteurs clés contribuant à cette situation et affectant négativement le secteur formel, soulignant la nécessité d'améliorer les conditions. La lutte contre l'informalité en Bolivie est toutefois entravée par des problèmes structurels et historiques profondément enracinés qui freinent l'émergence de nouvelles alternatives.

« La situation est d'autant plus préoccupante lorsque l'on sait que 70 % de la population ne contribue pas aux caisses de retraite [AFP]. Les gens ne peuvent donc pas arrêter de travailler, de générer des revenus. La situation des personnes âgées, dont le nombre augmente, devient de plus en plus compliquée. Il est interdit de vieillir », affirme Mme Wanderley à propos des répercussions futures.

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