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23.09.2023 à 19:27

Au Portugal, le sacrifice annoncé d’un territoire d’exception au nom du lithium

Nicolas Guillon

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture[1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément […]
Texte intégral (2458 mots)

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture[1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.

Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.

En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quintareconvertie en écomusée (en nombre dans la région[2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.

Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre (…) une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc[3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.

Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »

La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation[4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.

Aussi Josépromet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.

Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an[5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.

Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.

Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).

Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026

« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.

Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.

Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publiques »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine dit « intelligente » sera en partie gérée à distance.

André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Pour Joao, « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants.

Néanmoins, les gens ne s’illusionnent pas trop : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.

Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.

Notes :

[1] www.fao.org

[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.

[3] www.savannahresources.com

[4] Certains prénoms ont été modifiés.

[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde

[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.

22.09.2023 à 17:00

Etats-Unis : la grève des ouvriers de l’automobile largement soutenue par les Américains

Luke Savage

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par […]
Texte intégral (966 mots)

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par d’importantes caisses de grèves. D’après les enquêtes d’opinion, les Américains se reconnaissent largement dans les paroles du président de l’UAW, qui a déclaré « se battre pour le bien de l’ensemble de la classe ouvrière ». Par Luke Savage, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Pour la première fois depuis presque quatre-vingt-dix ans, le syndicat United Automobile Workers (UAW) a entamé une grève chez les trois plus grands constructeurs automobiles. La décision audacieuse qui fait écho au ton offensif et très militant de sa nouvelle direction, élue lors d’un vote historique il y a quelques mois. Parmi les revendications de l’UAW figurent la fin du système des rémunérations à deux vitesses, l’amélioration de la protection sociale et des pensions de retraite et une augmentation des salaires de 40 %.

Dans la lignée des plus grandes heures de la tradition syndicale américaine, son président Shawn Fain n’a pas hésité à présenter cette grève comme un élément d’une stratégie de plus grande envergure menée au nom des ouvriers contre le pouvoir des grandes entreprises. « S’ils ont de l’argent pour Wall Street, ils en ont forcément pour les ouvriers qui fabriquent les produits. » a-t-il souligné récemment. « Nous luttons pour le bien de toute la classe ouvrière et des pauvres. » La conviction de Fain n’est pas infondée : rien qu’au cours de la dernière décennie, les trois grands constructeurs automobiles (Ford, General Motors et Stellantis) ont engrangé quelque 250.000 milliards de bénéfices – pour l’essentiel au cours des quatre dernières années, qui ont vu les profits exploser de 65 %.

Alors qu’on dit souvent les Américains réticents à la lutte des classes et à l’action sociale, un nombre considérable d’Américains semblent d’accord avec Fain. Le soutien de l’opinion publique aux syndicats a considérablement augmenté ces dernières années ; en 2021 l’institut de sondage Gallup a enregistré un niveau d’approbation de l’action syndicale de 67%, un chiffre jamais atteint depuis cinquante-six ans et qui demeure à peu près stable depuis. L’évolution est assez spectaculaire : en 2009, seuls 48% des Américains se disaient favorables aux luttes syndicales. Ce soutien massif de l’opinion explique sans doute pourquoi Joe Biden a eu des paroles plutôt positives à l’égard des syndicats – même si son action sur le sujet n’est pas brillante – comparé à son prédécesseur démocrate Barack Obama.

Si ces dernières années les syndicats ont recueilli toujours plus l’approbation de l’opinion publique dans son ensemble, le soutien apporté à l’UAW apparaît à la fois écrasant et transpartisan. Selon un autre sondage Gallup, réalisé juste avant la fête du Travail, quelque 75 % des Américains se disent solidaires des ouvriers de l’automobile. D’autres actions syndicales en cours, telle la grève des scénaristes de cinéma et de télévision et celle des acteurs, jouissent également d’un fort soutien.

Le climat actuel est donc sensiblement différent de celui qui régnait lors de la dernière crise économique d’ampleur que le pays a connue après 2008. Même si le paysage politique et culturel est sans doute plus polarisé aujourd’hui qu’à l’époque, la cause syndicale résonne désormais à un degré jamais atteint depuis au moins une génération.

À cet égard, la grève conduite par l’UAW est à même de déboucher sur un changement significatif, et potentiellement porteur de transformations, au-delà de l’industrie automobile – surtout si les ouvriers finissent par remporter la mise. Ainsi, comme le déclarait l’historien Nelson Lichtenstein, auteur d’un ouvrage sur le syndicalisme à Detroit, dans Jacobin : « Shawn Fain et les ouvriers de l’automobile retrouvent l’enthousiasme et le soutien dont jouissait l’UAW quand il était synonyme d’avant-garde en Amérique. »

Un chiffre témoigne de ce regain d’intérêt pour les syndicats et le recours à la grève : avant même que l’UAW ne se mette en grève, les débrayages avaient déjà augmenté de 40 pour cent en 2023 par rapport à l’an dernier. Partout aux États-Unis, les ouvriers cessent le travail et ce faisant bénéficient d’un large soutien de l’opinion publique. « Je sais que nous sommes du bon côté dans ce combat », a fait remarquer Fain en début de semaine avant que la grève ne commence. « C’est un combat de la classe ouvrière contre les nantis, des pauvres contre les riches, de ceux qui n’ont rien contre la classe des milliardaires. » Massivement, les Américains semblent en convenir.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin

21.09.2023 à 10:33

Quelle révolution l’art peut-il produire ?

Agathe Dorra

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de […]
Texte intégral (2278 mots)

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de Monet. Ces actions fortement médiatisées avaient suscité de vifs débats, entre les partisans d’un art sanctuarisé et ceux revendiquant son utilisation au service de la cause climatique. Est-il utile et juste de détruire, même de manière factice, une œuvre d’art pour rendre visible l’urgence climatique ? Les relations entre l’art, la vie et le politique sont en réalité plus complexes que ne le suggère ce questionnement utilitaire. En effet, la création artistique peut effectuer ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme, dans son livre sur le peintre Édouard Manet, une « révolution symbolique » : transformer les catégories mêmes à travers lesquelles le réel est perçu et révéler des possibilités de l’existence individuelle et collective.

Pour une sociologie des révolutions symboliques

Le travail du sociologue Pierre Bourdieu peut nous éclairer sur deux aspects. Tout d’abord, au sujet du rapport à l’art construit à travers les musées, comme autant de lieux de reproduction des inégalités sociales où risque de se creuser un fossé entre expérience vécue et appréciation artistique légitime. Dans son livre L’amour de l’art (1979), il s’essaie notamment à penser les liens entre les institutions muséales, comme gardiennes des œuvres de la « culture légitime » et les structures de domination économiques et sociales. Alors que les musées semblent être ouverts à tous, et que des politiques de démocratisation de ces institutions en permettent une visite relativement peu coûteuse, Bourdieu et son équipe réalisent une enquête en interrogeant les visiteurs à leur sortie de l’institution. Ils constatent ainsi que la grande majorité des visiteurs sont issus des classes dominantes. De plus, il remarque que le temps passé devant une œuvre mais aussi la façon de l’aborder diffère considérablement en fonction de la classe sociale. Il montre ainsi les formes d’intimidation que ces institutions provoquent et qui révèlent les inégalité en termes de « capital culturel ».

La création artistique peut néanmoins aller à l’encontre de ces barrières sociales – les artistes se construisant parfois en rupture avec les codes dominants du discours artistique de leur temps. C’est pourquoi, le deuxième aspect du travail de Bourdieu nous invite à considérer l’art comme le lieu de possibles insoupçonnés. Dans son dernier cours au collège de France, consacrée à une analyse détaillée de l’œuvre d’Édouard Manet, Bourdieu explore la notion de « révolution symbolique ». Alors que le peintre est désormais considéré comme un artiste « légitime » par excellence, il semble difficile d’imaginer le scandale qu’ont provoqué ses tableaux au moment de leur première exposition. L’exemple typique est celui du Déjeuner sur l’herbe (1863), aujourd’hui si peu subversif, et canonisé par l’histoire de l’art, qu’il est même représenté sur des boîtes à gâteaux.

Tout dans ce tableau brisait pourtant les codes artistiques établis au dix-neuvième siècle, comme en témoigne le choc des critiques d’art, constituant le « champ culturel » dans lequel le peintre était plongé. Le grand format du tableau, généralement réservé aux sujets de « valeur » comme les scènes épiques ou celles de batailles, était cette fois utilisé pour une scène de vie quotidienne – un pique-nique impliquant des personnages visiblement issus des classes populaires. Manet insère également un modèle nu, probablement une prostituée, qui regarde le spectateur, et trouble sa contemplation passive. Quant à la nature morte, sur le côté gauche du tableau, exécutée cette fois-ci selon les codes en vigueur, elle est interprétée par Bourdieu, comme un clin d’œil du peintre aux critiques, cherchant à signifier qu’il est aussi bien capable de maîtriser les codes de son temps, que de les transgresser.

« Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. »

Bourdieu cherche ainsi à comprendre le geste créatif du peintre et suggère qu’il contribue à transformer les normes du champ artistique, par le décalage qu’il opère entre les attentes du champ social dans lequel il s’inscrit et l’expérience sensible qu’il engage. Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. Pour autant, le rapport de l’artiste à son champ social suffit-il à approcher les enjeux du geste de création ? Il en va peut-être aussi d’une révolte personnelle, pouvant transmettre le courage nécessaire à des créations futures.

De l’artiste au public : révolutionner le quotidien

Qu’en est-il alors de l’expérience qui ramène l’artiste face à la toile ? Il s’agit d’une lutte première, plus ou moins consciente, dont des artistes comme Van Gogh témoignent, et qui se manifeste d’abord dans la relation du peintre avec l’espace de la feuille de papier ou de la toile. Van Gogh écrit ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Tu ne sais pas combien il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : “Tu n’es capable de rien” ; la toile a un regard idiot, et elle fascine certains peintres à tel point qu’ils deviennent eux-mêmes idiots. Beaucoup de peintres ont peur de la toile blanche, mais la toile blanche a peur du peintre véritable, passionné, qui ose – et a surmonté la fascination de ce “tu n’es capable de rien”. »

Van Gogh exprime ici la nécessité de puiser dans une certaine expérience marginale, pour contester réellement les fausses évidences de la vie. Ce sont alors les possibilités d’une « folie » inventive qui surgissent, dont quelque chose sera peut-être communiqué au spectateur. Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. Que le peintre ait d’ailleurs rencontré d’extrêmes difficultés à vendre ses toiles est une preuve supplémentaire des bouleversements artistiques qu’il a occasionnés.

« Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. »

Van Gogh cherchait avant tout à peindre la réalité. Dans une lettre réagissant à un tableau de Gauguin, il déclarait par exemple : « moi, j’adore le vrai, le possible ». Une obstination qui n’est toutefois pas aussi univoque dans les lettres qu’il adresse à son frère Théo, notamment lors de son passage à l’asile de Saint-Remy entre 1989 et 1990. Sa « folie créatrice » y lutte avec sa maladie, tandis que sa clairvoyance semble faire défaut : la portée de son œuvre est minimisée par le peintre, qui ne soupçonne guère son apport à venir pour l’histoire de l’art.

Qu’il s’agisse du temps de la production et de la réception de l’œuvre d’art, de la place de la folie dans l’art, ou du rôle de la traduction du passé dans les œuvres d’art, ces questions se voient renouvelées dans la correspondance entretenue par Van Gogh avec son frère. On y trouve, en quelque sorte, les traces d’une effraction du profondément singulier dans l’histoire de l’art. Effractions qui sont des armes politiques, révélant par leur existence même les énigmes et les illusions de la marchandisation de l’art.

Résister à la marchandisation de l’art

« Qu’est ce qui vaut plus ? L’art ou la vie ? », interpellait Phoebe Plummer, l’une des membres du collectif « Just Stop Oil », juste après avoir aspergé de soupe Les tournesols de Van Gogh. Si la démarche peut être comprise dans le cadre d’une action militante, elle n’en reproduit pas moins une opposition discutable entre « l’art » et « la vie » et l’associe au vocabulaire marchand de la valorisation. Cette opposition avait pourtant été fortement ébranlée au vingtième siècle, dans le sillage des mouvements surréalistes et situationnistes, qui récusaient cette distinction, et n’avaient pas été sans influence sur les révoltes de 1968. « L’art est mort ! Libérons notre vie quotidienne » écrivaient alors les insurgés sur les murs des villes. Les hiérarchies entre les différentes productions créatives étaient ainsi abolies : les arts plastiques, les affiches engagées, le cinéma, le dessin associatif, les jeux comme le cadavre exquis, les œuvres réalisées par des enfants ou encore dans les asiles, tous contribuaient à l’expression artistique, loin des canevas imposés par l’ordre culturel.

Bien que, comme le souligne l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar, la cible des actions de « Just Stop Oil » n’ait pas été les œuvres en elles-mêmes mais les institutions qui les abritent, il n’en demeure pas moins utile de questionner cet « activisme dans les musées » et les méthodes qu’il emploie. Politiser les lieux culturels – qui risquent de devenir des lieux mémoriels, préservant le passé, sans souci d’un avenir possible – n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. Il s’agirait plutôt de reconnaître ce qui se joue dans un geste de création comme celui de Van Gogh, permettant peut-être à d’autres d’en avoir l’audace.

« Politiser les lieux culturels n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. »

Car, en mettant l’art et la vie en opposition sur une échelle de valeur (ce qui « vaut le plus »), ces activistes risquent d’être piégés par la logique de marchandisation qu’ils combattent. Phoebe Plummer a d’ailleurs elle-même reconnu dans des interviews réalisées après coup que cette séparation était à nuancer, pensant même son geste comme une sorte d’hommage à Van Gogh et déclarant : « Van Gogh a dit : “Que serait la vie si nous n’avions pas le courage de tenter quoi que ce soit ?” J’aime à penser que Van Gogh serait l’une de ces personnes qui savent que nous devons passer à la désobéissance civile et à l’action directe non violente. »

Une interrogation qui peut faire songer aux œuvres d’art sabotées, qu’illustre par exemple le cas tout à fait particulier de Banksy. En 2018, l’artiste avait en effet partiellement détruit son propre tableau La petite fille au ballon lors d’une vente aux enchères – avec un broyeur à papier caché dans son cadre – au moment où elle était vendue à une collectionneuse européenne pour 1,185 million d’euros. Deux ans plus tard, en décembre 2021, le tableau s’est à nouveau vendu, cette fois, pour 21,8 millions d’euros. Il avait été renommé L’amour dans la poubelle. Comment comprendre alors cette destruction partielle, revendiquée comme une opposition à la marchandisation, mais finalement récupérée par les mécanismes du marché ?

On aurait tort de s’en tenir à cette appréciation contradictoire. Car le sens d’une création est aussi ailleurs, hors de ces dimensions marchandes et symboliques, avec lesquelles les productions artistiques se confrontent continuellement. Ce qui fait art tient, en effet, au combat qui se mène à l’intérieur de structures pour faire advenir des possibles inattendus. Ces éléments inclassables, qui ont affaire avec la relation entre l’art et la vie, se perçoivent particulièrement lorsque des créateurs vont justement à l’encontre des déterminations de l’art, au risque d’être incompris, ignorés ou rejetés. Ainsi l’art authentique commence-t-il peut-être, énigmatiquement, toujours dans les marges.

20.09.2023 à 15:12

Accès à la santé : faut-il réguler l’installation des médecins ?

Victor Barel

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant […]
Texte intégral (2983 mots)

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant à réguler l’offre de soins ont connu le même sort : le manque de volonté politique des gouvernements successifs, largement dû au fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, est responsable d’une dégradation de l’accès à la santé des Français, particulièrement les plus défavorisés. Pour contrer cette tendance à la politique du ruissellement en matière de santé, la régulation de l’installation des médecins constitue une alternative. C’est d’ailleurs le souhait de la majorité des Français : 84 % d’entre eux sont favorables à une obligation d’implantation dans certains territoires lors des premières années d’exercice pour une répartition plus équitable.

Un accès aux soins dégradé et inégal

L’accès à la santé se dégrade pour les Français en général, mais pour certains plus encore que pour d’autres. L’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL) moyen1 aux médecins généralistes, qui mesure le nombre de consultations par an et par habitant auxquelles les Français peuvent avoir accès, est ainsi passé de 4,06 en 2016 à 3,93 en 2018, soit une diminution de plus de 3 % en deux ans2. Cette dernière est plus prononcée dans les communes les moins bien dotées : les 10 % des Français les moins bien dotés ont accès à 2,24 fois moins de consultations que les 10 % les mieux dotés en 2018, contre 2,17 fois en 2015.

In fine, le nombre de Français vivant dans un territoire de vie-santé sous-dense, c’est-à-dire ayant accès à moins de 2,5 consultations par an et par habitant, est passé de 2,5 millions d’habitants en 2015, soit 3,8 %, de la population, à 3,8 millions en 2018, soit 5,7 %. Et ces déséquilibres ne se résorbent pas, ils semblent au contraire s’aggraver dans le temps, voire s’étendre autour de zones déjà faiblement dotées3. Le constat vaut aussi pour les spécialistes4 : en 2017, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste variait de 4 jours pour les 10 % des Français les mieux dotés à 189 jours pour les 10 % les moins bien dotés, soit 47 fois plus ; pour les pédiatres, les délais variaient de 0 jour à 64 jours, soit plus de deux mois pour obtenir un rendez-vous pour 10 % de Français.

« La carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par Hervé Le Bras. »

Si cette dégradation s’explique en partie par un manque global de médecins, elle est surtout due à leur répartition très inégale sur le territoire. Trop peu de médecins exercent en France, dans un contexte d’augmentation soutenue de la demande de soins. Certes, leur nombre est resté relativement stable au cours des dernières années (214 000 médecins de moins de 70 ans en activité en 2021, contre 216 000 en 2016), même si généralistes et spécialistes ont connu des évolutions divergentes, en l’occurrence une baisse des premiers et une hausse des seconds.

Cependant, la densité médicale standardisée, c’est-à-dire prenant en compte la consommation de soins, a fortement diminué sur la période du fait d’une consommation de soins en augmentation, causée par le vieillissement de la population : elle est passée de 331 à 312 pour 100 000 habitants entre 2012 et 2021. De fait, la Drees indique que cette densité devrait continuer à diminuer au cours des 15 prochaines années, avant de retrouver son niveau de 2021 en 20355. Il y a donc bien une pénurie de médecins, largement due à une application trop stricte du numerus clausus (originellement mis en œuvre à leur demande) entre le début des années 1990 et la fin des années 2000.

Mais au-delà de ce constat largement partagé, il faut prendre conscience du rôle majeur que jouent les inégalités territoriales de densité médicale dans les difficultés d’accès à la santé de plus en plus de Français. L’hétérogénéité de la répartition des médecins sur le territoire en 2022 est ainsi particulièrement frappante. Pour l’ensemble des médecins, l’écart va de de 1 à 5,5 entre Paris, le département le mieux doté (884 médecins pour 100 000 habitants), et l’Eure, le moins bien doté (163 médecins pour 100 000 habitants)6 ; pour les généralistes, il est de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes, le département le mieux doté (272 généralistes pour 100 000 habitants) et l’Eure, le moins bien doté (89 généralistes pour 100 000 habitants)7 ; pour les spécialistes, les plus touchés par le phénomène d’extrême concentration, il est de 1 à 9 (!) entre Paris, département le mieux doté (648 spécialistes pour 100 000 habitants) et l’Ain et l’Eure, les deux départements les moins bien dotés (74 spécialistes pour 100 000 habitants)8.

Au total, le coefficient de variation, qui mesure la dispersion autour de la moyenne, s’établit à 38% pour les médecins, et à 53 % pour les spécialistes, contre seulement 20 % pour les pharmaciens, dont l’installation est régulée. Et ces différences sont encore plus marquées au niveau infra-départemental. Elles ne s’expliquent pas en fonction des spécificités locales en termes de pyramide des âges : il n’existe aucune corrélation entre la densité de médecins par habitant et la part des 65 ans et plus au sein de la population. Elles sont, plus vraisemblablement, le résultat des préférences des professionnels de santé pour les zones du territoire possédant les meilleures aménités.

Cette inégale répartition des médecins sur le territoire amplifie les difficultés d’accès à la santé des Français qui résident déjà dans les zones les moins attractives ; elle agit donc comme une sorte de double peine, en pénalisant les plus défavorisés. De fait, la carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par le démographe Hervé Le Bras9.

Les limites de la politique du ruissellement médical

Alors que la levée (partielle) du numerus clausus ne permettra de remédier à l’obstacle de la pénurie de médecins qu’à long terme, aucune mesure n’a été prise pour lutter efficacement contre leur concentration sur le territoire. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus : désormais, le nombre d’étudiants admis en deuxième année est fixé par les universités, en fonction de leurs capacités de formation et des besoins du territoire, sur avis conforme de l’Agence régionale de santé (ARS), et au regard d’objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former établis par l’État.

Outre le fait que la « suppression » du numerus clausus est en réalité en trompe-l’œil (puisqu’un contingentement est maintenu), ses premiers effets ne devraient pas intervenir avant 2035, du fait du temps nécessaire à la formation de nouveaux médecins supplémentaires. Par ailleurs, les investissements nécessaires à l’accueil des nouveaux étudiants (dans l’université, mais aussi dans l’hôpital pour encadrer les stagiaires) n’ont pas été réalisés à un niveau suffisant. Surtout, l’augmentation globale du nombre de médecins ne peut constituer à elle seule une réponse efficace aux difficultés d’accès à la santé. En effet, contrairement à l’idée défendue par les tenants de la théorie du « ruissellement » en matière de santé, qui semble être partagée par le gouvernement, l’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits10.

« L’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits. »

Pour lutter contre les inégalités territoriales d’accès à la santé, les gouvernements successifs ont préféré l’adoption de plusieurs mesures incitatives, reposant sur des aides financières généreuses à l’installation. Pour ne donner qu’un exemple, le contrat d’aide à l’installation pour les médecins (CAIM) consiste en une aide forfaitaire pouvant atteindre jusqu’à 50 000 € pour une installation en zone sous-dense, avec simple engagement d’y exercer pendant cinq ans de suite. Ces mesures n’ont jamais fait l’objet d’un recensement ni d’une évaluation générale, et leur coût est très difficile à estimer11. Leur inefficacité en revanche est bien établie : à l’issue d’une vaste comparaison internationale, la Drees conclut que « le recours à ces mesures de manière isolée ne suffit pas à attirer et à retenir les médecins »12. La Caisse d’assurance maladie a ainsi procédé en France à une évaluation des incitations financières mises en place en 2007 sous forme de majorations tarifaires (de 20 %) dans les zones sous-denses. Elle montre que sur les trois premières années d’application, la mesure a conduit à un apport net de 60 médecins, pour un coût de 20 M€ par an. La Cour des comptes a par ailleurs estimé qu’elle avait essentiellement constitué un effet d’aubaine pour les professionnels déjà en place.

La frilosité des gouvernements successifs s’explique en grande partie par le fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, du fait de la bonne organisation de la profession, de sa présence importante au sein des instances décisionnaires – à l’instar des ministres de la Santé, souvent eux-mêmes médecins – et de son rôle de relais électoral. Dans les faits, cette politique a minima est pourtant responsable de l’aggravation des inégalités d’accès à la santé, au détriment de la cohésion sociale et territoriale, et du droit à la protection de la santé, garanti à la fois aux niveaux législatif et constitutionnel.

À l’international, le choix de la régulation

La régulation de l’installation des médecins, couplée à des mesures de soutien, apparaît comme une politique plus efficace pour mieux les répartir sur le territoire, et ainsi limiter les difficultés et inégalités d’accès à la santé. Nombreux sont d’ailleurs les pays à avoir adopté un tel système de régulation. Au Danemark, par exemple, les médecins généralistes sont libéraux, mais doivent passer contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. Les effectifs nécessaires par zone géographique sont fondés sur la taille des listes de patients inscrits auprès des médecins et les distances d’accès aux cabinets : les patients doivent avoir le choix entre au moins deux cabinets dans un rayon de 15 kilomètres, et un généraliste peut décider de fermer sa liste à partir du moment où elle atteint 1 600 patients. S’il y a un manque de médecins dans une zone, la région ouvre des postes supplémentaires.

Autre méthode, en Allemagne, le territoire a été découpé en 395 circonscriptions médicales, classées en trois catégories (urbain, périurbain, rural) avec plusieurs sous-catégories en fonction de la densité de population. Pour 14 groupes de spécialités, dont la médecine générale, une densité cible a été définie par type de territoire, exprimé par un ratio de nombre d’habitants par médecin. Dans une circonscription donnée, l’installation est possible aussi longtemps que le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110 % du ratio.

En Norvège, en Finlande et au Royaume-Uni, un système de régulation vise également à assurer l’équité territoriale du système de santé. Il ressort de ces expériences internationales que la régulation de l’installation conduit à une distribution géographique plus équitable : la dispersion des médecins sur le territoire est en effet nettement plus faible qu’en France dans l’ensemble de ces pays14. Seule exception au niveau national, le cas des pharmaciens, qui sont soumis à une autorisation préalable d’installation de l’ARS, et apparaissent en effet bien mieux répartis que les médecins sur le territoire : l’écart va seulement de 1 à 2,5 entre le département le moins bien doté et le département le mieux doté, et le coefficient de variation, comme vu précédemment, est de seulement 20%. Il faut cependant noter que, dans les pays considérés, la régulation n’évite pas les pénuries dans certaines zones lorsque le nombre global de médecins est insuffisant sur le territoire.

« La régulation de l’installation constitue un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. »

La régulation de l’installation constitue donc un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. Elle pourrait prendre la forme d’une autorisation d’installation accordée aux médecins par les ARS en fonction d’un indicateur de densité, qui prendrait en compte à la fois le nombre d’habitants du territoire vie-santé et la composition de la population. L’installation pourrait être conditionnée, au-delà d’un certain seuil de densité, au départ d’un ou plusieurs médecins présents sur le territoire. En cas de refus, le médecin se verrait déconventionné.

Une telle mesure doit cependant être accompagnée de mesures plus positives de soutien aux médecins qui s’installent, de manière à être à la fois mieux acceptée par ces derniers et plus efficace. De manière générale, les actions visant à faciliter l’exercice collectif et pluriprofessionnel (soutien au développement des maisons de santé et des centres de santé) sont certainement celles qui peuvent avoir les effets les plus structurants. L’exercice en maisons de santé répond au souhait de s’impliquer dans un projet collectif ; il permet aussi de mieux concilier la réponse aux besoins de la population et les aspirations des professionnels en matière d’organisation de leur temps de travail. Les données empiriques montrent d’ailleurs que les maisons et pôles de santé contribuent à consolider l’offre dans les espaces ruraux et périurbains où ils sont installés15. Plusieurs autres leviers pourraient être activés en complément, comme des formations adaptées à l’exercice futur en zone rurale, qui ont un effet positif sur l’installation future en zone sous-dotée16, ou le financement de la présence de deux médecins dans les communautés à un seul médecin, pour éviter l’isolement des nouveaux praticiens.

[1] Mesuré au niveau communal.

[2] B. Legendre (Drees), « En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6% de la population », 2020.

[3] Alors que la plupart des zones sous-denses le restent d’une période à l’autre, les zones nouvellement sous-denses s’étendent la plupart du temps à partir de ces dernières.

[4] C. Millien et al (Drees), « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », 2018

[5] M. Anguis et al (Drees), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques ? », 2021.

[5] Pour une moyenne de 340 médecins pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[7] Pour une moyenne de 148 généralistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[8] Pour une moyenne de 192 spécialistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[9] La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez (nouvelobs.com)

[10] D. Polton et al (Drees), « Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale », 2021. Les exemples internationaux sont très nombreux. Ainsi au Royaume-Uni, les inégalités de distribution des généralistes sont restées similaires sur la période 1974-1995 malgré un accroissement global de l’offre médicale (H. Gravelle et M. Sutton, « Inequality in the geographical distribution of general practitioners in England and Wales, 1974-1995 », 2001).

[11] Cour des comptes, « L’avenir de l’Assurance maladie », 2017.

[12] D. Polton et al (Drees), op.cit.

[13] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, 2014.

[14] D. Polton et al (Drees), op.cit

[15] G. Chevillard et al, « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale : proposition d’une typologie des territoires de vie français », 2015.

[16] Voir notamment : R. B. Hays et al, « Why doctors leave rural practice », 1997.

18.09.2023 à 22:09

De quoi la peur des BRICS est-elle le nom ?

Branko Marcetic

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les […]
Texte intégral (3612 mots)

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de super-puissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. Le risque principal du renforcement des alliances n’est pas que le monde se retrouve sous emprise chinoise – c’est plutôt que rien ne change fondamentalement [1].

Le quinzième sommet des BRICS, marqué par l’adhésion de six nouveaux membres, a fait l’objet des commentaires les plus contradictoires au sein de la presse occidentale. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », peut-on lire sur CNN. Mais Foreign Policy défend que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ». Elle marque tout de même « un échec du leadership américain », selon Bloomberg, bien que Deutsche Welle ajoute que les États-Unis sont « détendus » face à cette évolution. « Les BRICS sont réellement en train de construire un monde multipolaire », lit-on ailleursà moins que qu’il ne s’agisse « de rien d’autre que d’un acronyme vide de sens » ?

Bien sûr, tout cela ne peut être vrai en même temps. Mais les multiples contradictions de ces réactions établissent que l’on s’aventure en terres inconnues, et que les élites occidentales ne savent qu’en penser.

Un défi au règne du dollar

Les réactions ont oscillé entre rejet et crainte. Côté rejet, les commentateurs ironisent sur l’événement, qui aurait rencontré un faible succès – quand il n’aurait pas consisté en un « agrandissement du salon de discussion » pour la Chine. Les trois jours de délibérations n’auraient donné lieu qu’à un « défilé de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre », dont « les actes et les paroles allaient du semi-grotesque à l’insignifiant ».

Côté crainte, on souligne la « bataille pour la suprématie mondiale » menée par Pékin et sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’hégémonie américaine », visant à rivaliser avec le G7, voire avec l’OTAN et les alliances militaires telles que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le QUAD) ou AUKUS. Un article de Bloomberg a synthétisé l’ensemble de ces réactions : l’événement est qualifié de « Sommet des superpuissances subalternes », et les BRICS de « vaisseau dominé par la Chine ».

Les uns et les autres se trompent. Ce sommet n’a pas consisté dans le fiasco que certains appelaient de leurs voeux, mais n’a pas tout à fait marqué l’entrée vers un nouvel ordre mondial non plus. Avec l’arrivée de six nouveaux États membres – l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) -, le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial et réunit désormais la moitié de la population mondiale. Le G7, quant à lui, n’en regroupe que 10 %. Il ne s’agit pas d’une évolution insignifiante, à l’heure où une partie croissante du monde tente de se défaire de l’influence pesante des États-Unis et de l’Union européenne.

Plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont imposés au cœur du commerce mondial du pétrole. Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs mondiaux (l’Arabie saoudite, la Russie, l’Iran et les Émirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).

En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42 % de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils détenaient auparavant, et de 36 % de la consommation mondiale de pétrole. Cela représente une part considérable des échanges – qui plus est dans un contexte où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont caractérisées par une tension croissante.

Or, on sait l’importance de l’axe américano-saoudien dans le maintien de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui permet la domination des États-Unis sur le système financier international – une suprématie au moins aussi essentielle à leur position superpuissance géopolitique que leur armée. Ce rôle précis joué par le dollar est précisément une cible de choix des membres fondateurs des BRICS.

Avant même ce sommet, le système des pétrodollars avait déjà subi quelques coups d’estoc. L’Inde, troisième importateur mondial d’or noir, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des devises autres que le dollar – parmi lesquelles le yuan. Pékin et le gouvernement saoudien ont quant à eux discuté de l’éventualité d’échanges pétroliers en yuan. L’expansion des BRICS, on le devine, pourrait accroître cette dynamique.

D’aucuns pourraient être rassurés par la froideur avec laquelle l’appel du président brésilien Lula en faveur d’une monnaie commune a été accueilli – avec l’exception notable de la Russie. Le sommet s’est toutefois concentré sur la manière dont les États-membres pourraient accroître l’utilisation de leurs propres monnaies dans leurs échanges commerciaux. Si rien de précis n’a été convenu en la matière, une grande partie du commerce mondial du pétrole est contrôlée par les membres élargis des BRICS, et s’effectue entre eux : faire de cette résolution une réalité ne semble pas hors de portée.

La Nouvelle banque de développement (NBD), créée en 2014 comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de réduire le montant de la dette mondiale détenue en dollars. « Les monnaies nationales ne sont pas des alternatives au dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Dilma Rousseff à ce propos.

Ainsi, même si la « dédollarisation » que de nombreux pays appellent de leurs vœux n’a pas beaucoup progressé, les éléments nécessaires à la contestation de la suprématie du dollar semblent se mettre en place. Le développement de systèmes de paiement alternatifs à SWIFT, un autre moyen potentiel de contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis, a également été discuté. Il s’agit de grandes avancées sur des mécanismes qui sont pratiquement demeurés intacts depuis plus d’une décennie.

Pourquoi maintenant ? Si le krash de 2008 et le rejet de la diplomatie par les sanctions de Washington alimentent une hostilité de longue date au billet vert, c’est la tentative infructueuse de conduire l’économie russe vers un effondrement qui constitue le véritable catalyseur de cette nouvelle donne. De nombreux « experts », dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact des sanctions financières américaines en termes de dédollarisation.

L’union autour des matières premières

Bien entendu, ce n’est pas seulement du billet vert dont il est question. Un tel poids dans le commerce des matières premières les plus importantes confère des avantages géopolitiques incontournables, et le pétrole n’est qu’un élément du tableau.

Selon une analyse datant de 2019 commanditée par ABN AMRO, les BRICS fournissaient déjà près de la moitié de l’offre – et de la consommation – mondiale de matières premières. On leur devait notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café – et environ un tiers du maïs. Il faut ajouter à cette configuration un grand producteur de café et d’or – l’Éthiopie -, un grand exportateur de blé et de maïs – l’Argentine – et un grand producteur de gaz naturel – l’Égypte.

Le groupe compte également quatre des quinze premiers détenteurs de réserves de lithium – dont le second détenteur au monde avec l’Argentine. Le pays qui possède les réserves les plus abondantes, la Bolivie, a également déposé une demande d’adhésion.

Étant donné l’opposition des BRICS au système financier dominé par les États-Unis, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette alliance peut sembler attrayante pour des pays comme Cuba, le Venezuela ou la Syrie – soumis à des années de sanctions brutales depuis des années. Du reste, les quatre premiers membres des BRICS ont soigneusement refusé de signer les sanctions américaines à l’encontre de leur partenaire russe, tout comme les nouveaux membres.

On aurait également tôt fait de sous-estimer l’aura des BRICS dans l’intégralité du monde « en développement ». Depuis leur création, les BRICS ont toujours prétendu porter leur voix. Inclure l’Afrique du Sud en leur sein, en 2010, n’avait pas grand sens en termes étroitement économiques. Mais la signification politique de cette décision était considérable, car elle permettait d’y inclure une voix africaine. Il en va de même pour l’intégration de l’Éthiopie, l’un des pays africains les plus peuplés et à la croissance la plus soutenue.

Que quarante pays aient exprimé leur intérêt pour les BRICS et que vingt autres aient officiellement déposé leur candidature suggère que le « Sud global » voit dans l’intérêt affiché des BRICS pour les pays « en développement » autre chose qu’un effet rhétorique. En creux, ces chiffres illustrent le degré de rejet de l’ordre mondial dominé par les États-Unis.

La peur d’un monde multipolaire

Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi une certaine partie du commentariat européen et américain a exprimé un rejet marqué pour les nouvelles initiatives prises par les BRICS.

Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a sonné l’alerte : les BRICS étaient en train de devenir « le fan club d’un aspirant hegemon ». Il soulignait en partie l’entrée nouvelle de pays « redevables à la Chine par des liens de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte. Un autre article prétend dévoiler le « projet du gouvernement chinois pour un ordre mondial alternatif » – ce qui rejoint très exactement la rhétorique officielle des BRICS eux-mêmes !

De quoi cet alarmisme est-il le nom ? Malgré les parallèles ave l’OTAN et l’AUKUS que l’on a pu lire ici et là, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire. Et on aurait tôt fait de sous-estimer les divisions entre pays-membres. Imagine-t-on l’Inde, dont les ambitions géopolitiques sont bien connues, tout comme ses conflits avec Pékin, devenir un simple « vassal » de la Chine ? De même, des divisions sont apparues quant à l’élargissement de l’alliance : le Brésil et l’Inde étaient moins enclins que d’autres à accueillir autant de pays nouveaux.

On ne comprendra rien à l’attrait des BRICS si on y voit une alliance chapeautée par la Chine. L’attrait pour un monde multipolaire est profond – un monde dans lequel les pays n’auraient pas à s’aligner sur une puissance dominante et se retrouver à sa merci.

La consolidation des BRICS n’accroîtrait pas nécessairement les tensions internationales. Il faut rappeler que de nombreux pays des BRICS n’ont pas rompu avec Washington. Pour le moment, les relations entre Lula et l’administration Biden sont au beau fixe. L’Inde demeure l’un du Quad dirigé par les États-Unis. Quant à l’Égypte, elle est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine. Quant à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, on ne pourrait trop souligner l’obséquiosité dont les États-Unis font preuve à leur égard – comme le montre leur soutien continu à leur guerre criminelle au Yémen.

Le renforcement des BRICS pourrait faire progresser le caractère multilatéral de l’ordre mondial et conduire à une désescalade. Le sommet fut pour l’Inde et la Chine l’occasion de progresser dans la désescalade des tensions liées à leur différend frontalier. L’entrée de l’Iran et de l’Arabie saoudite suggère une intensification du rapprochement entre les deux pays sous l’égide de la Chine. L’entrée de l’Iran ouvre d’ailleurs la voie à un accroissement du commerce bilatéral, qui permettrait d’atténuer l’effet des sanctions épouvantables imposées par Washington.

Et si, comme le note le Financial Times, l’objectif des BRICS est de démocratiser les Nations unies, quel mal pourrait en résulter ? L’invasion de l’Ukraine par la Russie – et le droit de veto dont dispose cette dernière – ne montre-t-elle pas l’urgence d’une réforme du Conseil de sécurité ? S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait avantager la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à une transition post-pétrole parce qu’elle pourrait avantager les États-Unis…

Bien sûr, il faut se garder de pécher par excès d’irénisme. On peut être dubitatifs face à la surenchère séductrice de la Chine et des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite. Mais c’est un état de fait qui n’est pas né avec les BRICS…

Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ?

S’il est difficile de prendre au sérieux les avertissements concernant la nature autoritaire et antidémocratique des BRICS – à l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États-membres ont de bonnes relations avec Washington – il faut se garder d’idylliser les régimes de ses pays-membres. Nombre d’entre eux subissent une montée d’un nationalisme autoritaire, tandis que leur prétention au rang de grandes puissances indique qu’ils aspirent davantage à remplacer les dominants de l’ordre actuel qu’à le bouleverser.

En finir avec l’alarmisme

Ce serait une bien triste réussite pour les BRICS que substituer à l’exploitation du Sud par les sociétés occidentales une exploitation multinationale du monde entier. Et si un monde véritablement multipolaire devait voir le jour, on ignore encore si les BRICS – avec sa structure lâche, voire inexistante et ses divisions internes – sera ou non l’agent qui lui permettra d’émerge. Pour autant, un « monde multipolaire » ne serait ni nécessairement dominé par la Chine, ni à craindre. Comme levier pour accroître l’influence de la grande majorité de la population mondiale sur le cours des choses, il doit demeurer un horizon.L

La population américaine elle-même aurait à y gagner. Elle serait libérée du fardeau de l’aventurisme militaire sans fin à l’étranger, et de l’obsession de sa classe dominante à conserver sa suprématie. Ce serait pour elle l’occasion de réorienter ses ressources vers la résolution de la myriade de crises intérieures que connaissent les Américains…

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin, sous le titre « The BRICS expansion is not the end of the world order – or the end of the world ».

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