Lien du flux RSS
Tout reconstruire, tout réinventer - Info politique et générale. Tendance de gauche souverainiste

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

01.04.2024 à 17:42

Réhabiliter l’État pour penser l’alternative

Myriam Slimani

img
« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent […]
Texte intégral (1111 mots)

« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent la gauche. Union européenne, « communs », économie sociale et solidaire, énergie : dans chacun de ces domaines, c’est une optique résolument étatiste qui est défendue. Une démarche bienvenue, servie par une argumentation fournie… à l’exception du domaine monétaire, où l’on regrette que le rôle de l’État soit aussi aisément déconsidéré.

Avec quels leviers, à quelle échelle parviendra-t-on à rompre avec le capitalisme néolibéral ? Les auteurs s’inscrivent en faux avec une sensibilité qui a longtemps dominé à gauche. Finies les illusions post-nationales : le socialisme sera étatiste (« républicain », écrivent-ils) ou ne sera pas.

Les « communs » ? Une utopie « souvent en contradiction avec une gestion socialement rationnelle de la production et des ressources ». C’est qu’à l’inverse des biens publics, les communs sont des biens « privés » aux yeux des auteurs, qui vont à l’encontre du principe de redistribution nationale. À leur actif, ils démontrent de manière convaincante que la généralisation de ce principe, appliqué aux ressources naturelles, aurait des implications à tout le moins individualistes.

L’économie sociale et solidaire ? Une piste intéressante, mais dont il serait naïf de penser qu’elle puisse remplacer les formes traditionnelles d’organisation.

Les frontières ? Une question qui est « souvent source de malentendus et suscite la controverse » à gauche. Alors que celle-ci reste attachée à un idéal d’ouverture, la guerre commerciale s’intensifie, la production se relocalise, et l’horizon apparaît plus protectionniste que jamais.

On appréciera une analyse particulièrement corrosive des institutions européennes, incluant leur tournant post-confinement (« euro-obligations », plans de relance). Contre les discours enthousiastes à propos d’un saut « fédéral » qui aurait été initié, les auteurs établissent à quel point les plans de relance ont servi des objectifs nationaux, parfois concurrents les uns des autres. Sans entraver la dynamique de dumping entre États : tandis que la France d’Emmanuel Macron mettait en place le sien, elle annonçait des exemptions fiscales de plus de dix milliards d’euros pour les entreprises…

Ils rappellent du reste que le montant des fonds de cohésion, censés réduire les écarts entre États-membres, a diminué pour la période 2021-2027 par rapport à la précédente. Rien, donc, qui indique que les fractures traditionnelles de l’Union européenne puissent être résorbées par son inflexion récente. Ou qu’une quelconque « souveraineté européenne » soit à l’ordre du jour : l’ouvrage mentionne avec la lucidité la dépendance croissante du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis depuis le commencement du conflit ukrainien, en termes énergétiques comme militaires.

Sceptiques quant à la voie fédérale, hostiles au statu quo, les auteurs ne suggèrent pourtant aucun axe concret de rupture avec le cadre européen. Une remarque bienvenue, cependant : « il serait illusoire de croire qu’un choix politique aussi fondamental que l’appartenance à une zone monétaire commune puisse être irréversible ».

Cet ouvrage trace les contours d’une gauche qui puise dans Jaurès en matière de philosophie politique, et dans Keynes en matière économique (avec quelques références disparates au courant marxiste). S’il n’échappe pas à certaines simplifications – format court des chapitres oblige -, son argumentation demeure assez convaincante pour porter au-delà des défenseurs traditionnels de cette fibre « socialiste et républicaine ».

Seul véritable bémol : le rôle de l’État en matière monétaire est déconsidéré sans nuances. Remplacer le crédit privé par un système public, régi par la Banque centrale ? « Ce n’est pas son rôle », tranchent les auteurs. Des injections monétaires pilotées par l’État dans certains domaines stratégiques ? Impensable : « il ne faut [d’ailleurs] pas parler de création monétaire mais de financement ». Annuler une partie de la dette française ? Non, la faire rouler (emprunter à un taux inférieur au taux de croissance). Qui plus est, « les dettes publiques sont nécessaires ». Affirmation que d’aucuns jugeront péremptoire.

Les auteurs ajoutent que l’on peut songer à contester une dette uniquement si elle a été contractée par un « régime dictatorial », qu’elle n’a pas été utilisée pour « le bien de la population » et que son remboursement plonge « le peuple dans la misère ». La France d’Emmanuel Macron n’étant pas le Zaïre de Mobutu, on comprendra que cette voie est exclue.

On peut certes les suivre lorsqu’ils dénoncent le discours catastrophiste sur la dette (et son pendant, consistant à faire de sa répudiation un préalable à toute politique sociale). On est néanmoins en droit de leur trouver une certaine légèreté lorsqu’ils écartent la possibilité que la dette puisse être transformée en arme de chantage contre le gouvernement français par les créanciers.

On l’aura compris : cet ouvrage est hostile à la Modern Monetary Theory [courant économique né aux États-Unis, qui prône le remplacement du crédit privé par une création monétaire publique pilotée par Banque centrale NDLR]. Et, ici, l’argumentation est trop peu élaborée pour emporter la conviction. Surtout pour un ouvrage qui défend une voie étatiste dans les autres domaines.

30.03.2024 à 20:28

L’échec des protestations de masse à l’ère de l’atomisation

Anton Jäger

img
L’époque est marquée par une résurgence des protestations, et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique. Que l’on pense à l’invasion du Capitole aux États-Unis à l’issue de la défaite de Donald Trump, ou aux manifestations de masse qui secouent aujourd’hui l’Europe […]
Texte intégral (2854 mots)

L’époque est marquée par une résurgence des protestations, et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique. Que l’on pense à l’invasion du Capitole aux États-Unis à l’issue de la défaite de Donald Trump, ou aux manifestations de masse qui secouent aujourd’hui l’Europe sur la question palestinienne, un gouffre se creuse entre les moyens déployés et l’impact sur le cours des choses. Pour le comprendre, il faut appréhender les décennies d’atomisation qui ont conduit à la situation actuelle, où la politique de masse semble condamnée à l’impuissance. Par Anton Jäger, traduction Alexandra Knez.

Cet article a été originellement publié sur Sidecar, le blog de la New Left Review, sous le titre « Political Instincts ? ».

Deux hommes en tenue paramilitaire de piètre qualité se tiennent l’un à côté de l’autre, leurs casquettes MAGA dépassant la marée tourbillonnante de drapeaux et de mégaphones. « On peut prendre ce truc », s’exclame le premier. « Et après, on fera quoi ? », demande son compagnon. « On mettra des têtes sur des piques ». Trois ans plus tard, ces scènes rocambolesques de l’émeute du Capitole du 6 janvier, désormais bien ancrées dans l’inconscient politique, apparaissent comme un miroir grossissant de l’époque. Elles illustrent surtout une culture dans laquelle l’action politique a été découplée de ses résultats concrets.

Ce soulèvement a incité des milliers d’Américains à envahir le siège de l’hégémonie mondiale. Pourtant, cette action n’a pas eu de conséquences institutionnelles tangibles. Le palais d’hiver américain a été pris d’assaut, mais cela n’a pas débouché sur un coup d’État révolutionnaire ni sur un affrontement entre deux pouvoirs. Au lieu de cela, la plupart des insurgés – des fantassins de la lumpenbourgeoisie américaine, des vendeurs de cosmétiques new-yorkais aux agents immobiliers floridiens – ont rapidement été arrêtés sur le chemin du retour, incriminés par leurs livestreams et leurs publications sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cette fronde trumpienne, alors que l’ex-président se prépare à sa prochaine croisade. Un putsch similaire au Brésil n’a pas non plus abouti.

Une désarticulation similaire affecte toutes les formes de campagnes politiques, des manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, qui ont vu près de vingt millions d’Américains s’insurger contre les violences policières et les inégalités liées à la couleur de peau, aux Gilets jaunes français et à l’actuel mouvement de soutien à Gaza. Si l’on compare avec la longue période de démobilisation et d’apathie relatives des années 1990 et 2000, au cours de laquelle les citoyens protestaient, pétitionnaient et votaient moins, les événements qui ont suivi le krach financier de 2008 ont marqué un tournant décisif dans la culture politique occidentale.

Au début de l’été 2020, The Economist informait même ses lecteurs que « les contestations politiques sont devenues plus répandues et plus fréquentes » et que « la tendance à la hausse de l’agitation mondiale est susceptible de se poursuivre ». Pourtant, ces éruptions n’ont eu que peu d’effet sur le cours des choses ; le mouvement Black Lives Matter n’a pas réussi à démanteler l’institution policière ou à réduire sa brutalité ; et les marches régulières qui s’opposent au parrainage occidental de la campagne de punition collective d’Israël n’ont pas freiné les effusions de sang à Gaza. Comme l’a récemment demandé James Butler dans la London Review of Books : « la contestation, à quoi ça sert ? ».

Il s’agit en partie d’un effet de la répression étatique. Cependant, nous pouvons mieux lire la situation actuelle en examinant une courbe différente, à la baisse plutôt qu’à la hausse. Tout au long de la récente « décennie de contestation », le déclin séculaire des organisations de masse, qui a commencé dans les années 1970 et a été analysé pour la première fois par Peter Mair dans les pages de ce journal, n’a fait que s’accélérer. Les syndicats, les partis politiques et les églises ont continué à perdre leurs adhérents, ce qui a été exacerbé par l’essor d’un nouveau système de médias numériques et le durcissement du droit du travail, et aggravé par l’ « épidémie de solitude » qui s’est propagée à partir de la « décennie de 2020 » actuelle. Il en résulte une reprise curieuse en forme de K : tandis que l’érosion de la vie civique organisée se poursuit rapidement, la sphère publique occidentale est de plus en plus sujette à des cas spasmodiques d’agitation et de controverse. Le monde post-politique a pris fin, mais ce qui l’a remplacé est difficilement reconnaissable par rapport aux modèles politiques de masse du vingtième siècle.

La philosophie politique contemporaine semble mal armée pour expliquer cette situation. Comme le souligne Chantal Mouffe, nous vivons encore à l’ère de la philosophie « apolitique », où les universitaires en sont réduits à se demander pourquoi certaines personnes décident de devenir activistes ou de rejoindre des organisations politiques, compte tenu des coûts prohibitifs de l’engagement idéologique. Soit un postulat de départ symétriquement opposé à l’intuition aristotélicienne, selon laquelle les humains ont un instinct inné de socialisation – caractéristique partagée avec d’autres animaux vivant en communauté, telles les abeilles ou les fourmis, qui présentent également des traits coopératifs marqués. En tant que créatures exceptionnellement grégaires, soutenait-il, les hommes ont également un besoin spontané de s’unir au sein d’une polis, un terme qui n’est que médiocrement traduit par le composé germanique « cité-État » – la forme la plus élevée de communauté. Quiconque survivait en dehors d’une telle communauté étant « soit une bête, soit un dieu ».

L’hypothèse aristotélicienne classique selon laquelle l’homme est un zoön politikon (être politique) a été remise en question par la philosophie politique moderne, à commencer par Hobbes, Rousseau et Hume (ces deux derniers étant des hobbesiens un rien hétérodoxes). Elle fut violemment contestée dans le Léviathan, où l’homme apparaît comme un animal instinctivement antisocial qu’il faut contraindre à s’associer et à s’engager. Pourtant, même l’anthropologie pessimiste de Hobbes espérait rétablir l’association politique à un niveau plus élevé. Pour lui, les instincts antisociaux de l’homme ouvraient la voie à des structures collectives encore plus solides. Il s’agissait d’un appel implicite à la noblesse républicaine européenne : elle ne devait plus s’impliquer dans des guerres civiles meurtrières et, par intérêt, se soumettre à un souverain pacifique. De même, pour Rousseau, l’amour propre antisocial offrait la perspective d’une association politique supérieure – cette fois dans la république démocratique, où la liberté perdue de l’état de nature pouvait être retrouvée. Pour Kant également, « l’insociable sociabilité » de l’homme fonctionnait comme un moteur dialectique, annonciateur d’une paix perpétuelle. Dans chaque cas, le postulat apolitique impliquait une conclusion potentiellement politique : un manque de sociabilité fort servait à tempérer les passions politiques, garantissant la stabilité de l’État et de la société.

Le XIXè siècle a été marqué par un besoin plus pressant de garantir une passivité politique généralisée. Comme l’a fait remarquer Moses Finley, être citoyen dans l’Athènes d’Aristote c’était de facto être actif, avec peu de distinction entre les droits civiques et politiques, et des frontières rigides entre les esclaves et les non-esclaves. Dans les années 1830 et 1840, le mouvement pour le suffrage universel a rendu ces démarcations impossibles. Les prolétaires ambitionnaient de se transformer en citoyens actifs, menaçant ainsi l’ordre établi du règne de la propriété privée construit après 1789. Pour enrayer cette perspective, il fallait construire une nouvelle cité censitaire, dans laquelle les masses seraient exclues de la prise de décision, tandis que les élites pourraient continuer à mettre en œuvre la soi-disant volonté démocratique. Le régime plébiscitaire de Louis Bonaparte III, qualifié de « politique du sac de pommes de terre » dans Le 18 Brumaire de Marx, en est une manifestation. Cette « antirévolution créative », comme l’a appelée Hans Rosenberg, était une tentative de cadrer le suffrage universel en le plaçant dans des contraintes autoritaires qui permettraient la modernisation capitaliste.

Walter Bagehot – sommité du magazine The Economist, théoricien de la Banque centrale et chantre de la Constitution anglaise – a défendu le coup d’État de Bonaparte en 1851 comme le seul moyen de concilier démocratisation et accumulation du capital. « Nous n’avons pas d’esclaves à contenir par des terreurs spéciales et une législation indépendante », écrivait-il. « Mais nous avons des classes entières incapables de comprendre l’idée d’une constitution, incapables de ressentir le moindre attachement à des lois impersonnelles. Le bonapartisme était une solution naturelle. La question a été posée au peuple français : « Voulez-vous être gouvernés par Louis Napoléon ? Serez-vous gouvernés par Louis Napoléon ou par une assemblée ? » Le peuple français répondit : « Nous serons gouvernés par le seul homme que nous pouvons imaginer, et non par le grand nombre de personnes que nous ne pouvons pas imaginer ».

Bagehot affirmait que les socialistes et les libéraux qui se plaignaient de l’autoritarisme de Bonaparte étaient eux-mêmes coupables de trahir la démocratie. Commentant le résultat d’un plébiscite de 1870 qui a ratifié certaines des réformes de Bonaparte, il a affirmé que ces critiques « devraient apprendre […] que s’ils sont de vrais démocrates, ils ne devraient plus tenter de perturber l’ordre existant, au moins pendant la vie de l’empereur ». Pour eux, écrivait-il, « la démocratie semble consister le plus souvent à utiliser librement le nom du peuple contre la grande majorité du peuple ». Telle était la réponse capitaliste appropriée à la politique de masse : l’atomisation forcée du peuple – réprimant le syndicalisme pour garantir les intérêts du capital, avec le soutien passif d’une société démobilisée.

Richard Tuck a décrit les nouvelles variantes de cette tradition au XXè siècle, dont témoignent les travaux de Vilfredo Pareto, Kenneth Arrow et Mancur Olson, entre autres. Pour ces personnalités, l’action collective et la mise en commun des intérêts étaient exigeantes et peu attrayantes ; le vote aux élections était généralement exercé avec réticence plutôt qu’avec conviction ; les syndicats profitaient autant aux membres qu’aux non-membres ; et les termes du contrat social devaient souvent être imposés par la force.

Dans les années 1950, Arrow a recyclé une idée proposée à l’origine par le marquis de Condorcet, affirmant qu’il était théoriquement impossible pour trois électeurs d’assurer une harmonie parfaite entre leurs préférences (si l’électeur un préférait A à B et C, l’électeur deux B à C et A, et l’électeur trois C à A et B, la formation d’une préférence majoritaire était impossible sans une intervention dictatoriale). Le « théorème d’impossibilité » d’Arrow a été considéré comme une preuve que l’action collective elle-même était pleine de contradictions ; Olson l’a radicalisé pour promouvoir sa thèse selon laquelle le parasitisme était la règle plutôt que l’exception dans les grandes organisations. Ainsi la conclusion selon laquelle l’homme n’est pas naturellement enclin à la politique a fini par dominer ce domaine de la littérature sceptique de l’après-guerre.

Vers la fin du vingtième siècle, avec la baisse drastique de la participation électorale, la forte baisse du nombre de jours de grève et le processus plus large de retrait de la vie politique organisée, l’apolitisme humain a semblé passer d’un discours académique à une réalité empirique. Alors que Kant parlait d’une « insociable sociabilité », on pourrait désormais parler d’une « insociabilité sociable » : une insociabilité qui renforce l’atomisation au lieu de la sublimer.

Toutefois, comme l’a montré la décennie de contestations, la formule de Bagehot ne tient plus. Le soutien passif à l’ordre en place ne peut être assuré ; les citoyens sont prêts à se révolter en grand nombre. Pourtant, les mouvements sociaux naissants restent paralysés par l’offensive néolibérale contre la société civile. Comment conceptualiser au mieux cette nouvelle conjoncture ? Le concept d’ « hyperpolitique » – une forme de politisation sans conséquences politiques claires – peut s’avérer utile. La post-politique s’est achevée dans les années 2010. La sphère publique a été repolitisée et réenchantée, mais dans des termes plus individualistes et court-termistes, évoquant la fluidité et l’éphémérité du monde en ligne. Il s’agit d’une forme d’action politique toujours « modique » – peu coûteuse, accessible, de faible durée et, trop souvent, de faible valeur. Elle se distingue à la fois de la post-politique des années 1990, dans laquelle le public et le privé ont été radicalement séparés, et des politiques de masse traditionnelles du vingtième siècle. Ce qui nous reste, c’est un sourire sans chat (ndlr. Le chat de Cheshire d’Alice aux pays des merveilles): une action politique sans influence sur les politiques gouvernementales ni liens institutionnels.

Si le présent hyperpolitique semble refléter le monde en ligne – avec son curieux mélange d’activisme et d’atomisation – il peut également être comparé à une autre entité amorphe : le marché. Comme l’a noté Hayek, la psychologie de la planification et la politique de masse sont étroitement liées : les politiciens guettent leurs opportunités sur des décennies ; Les planificateurs soviétiques évaluaient les besoins humains au travers de plans quinquennaux ; Mao, très conscient de la longue durée, a hiberné en exil rural pendant plus de vingt ans ; les nazis mesuraient leur temps en millénaires. L’horizon du marché, lui, est beaucoup plus proche : les oscillations du cycle économique offrent des récompenses instantanées. Aujourd’hui, les hommes politiques se demandent s’ils peuvent lancer leur campagne en quelques semaines, les citoyens manifestent pour une journée, les influenceurs pétitionnent ou protestent avec un tweet monosyllabique.

Il en résulte une prépondérance des « guerres de mouvement » sur les « guerres de position », les principales formes d’engagement politique étant aussi éphémères que les transactions commerciales. Il s’agit plus d’une question de nécessité que de choix : l’environnement législatif pour la mise en place d’institutions durables reste hostile, et les militants doivent faire face à un paysage social vicié et à une Kulturindustrie d’une ampleur sans précédent. Sous ces contraintes structurelles se cachent des questions de stratégie. Si l’internet a radicalement réduit les coûts de l’expression politique, il a également pulvérisé le terrain de la politique radicale, brouillant les frontières entre le parti et la société et engendrant un chaos d’acteurs en ligne. Comme le remarquait Eric Hobsbawm, la négociation collective « par l’émeute » reste préférable à l’apathie post-politique.

La jacquerie des agriculteurs européens au cours des derniers mois indique clairement le potentiel (conservateur) de ces guerres de mouvement. Cependant, en l’absence de modèles d’adhésion formalisés, il est peu probable que la politique de protestation contemporaine nous ramène aux années « superpolitiques » de la décennie 1930. Au contraire, elle pourrait donner lieu à des reproductions postmodernes de soulèvements paysans de l’ancien régime : une oscillation entre la passivité et l’activité, mais qui réduit rarement le différentiel de pouvoir global au sein de la société. D’où la reprise en forme de K des années 2020 : une trajectoire qui n’aurait agréé ni à Bagehot, ni à Marx.

28.03.2024 à 16:12

« Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé » – Stella Assange

Stella Assange

img
Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande […]
Texte intégral (2526 mots)

Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande des « assurances » aux États-Unis, notamment la garantie qu’il échappera à la peine capitale – si elles sont fournies, Assange pourrait être extradé dans trois semaines. En outre, elle écarte les projets d’assassinat et de kidnapping élaborés par la CIA à son encontre comme des pièces non pertinentes au dossier (sous le prétexte que s’il était extradé, ces risques disparaîtraient). Si l’extradition de Julian Assange devait aboutir, il serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution.

Nous retranscrivons ici l’intervention de Stella Assange, avocate et compagne de Julian Assange, lors d’une conférence en juin 2021 à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, avocat de Wikileaks, et a été modérée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès dont l’issue est connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions similaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie [ndlr : en mai 2021, un avion était détourné sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lointaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

9 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Issues
Les Jours
Le Monde Moderne
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌞