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01.02.2023 à 10:51

Les retraites dorées des patrons du CAC40

Olivier Petitjean

Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron prend de l'ampleur, les dirigeants néo-retraités du CAC40 jouissent d'une sort plus que favorable.
Plusieurs grands patrons du CAC40 ont pris leur retraite ces derniers mois. Antoine Frérot (Veolia, à 64 ans), Jean-Paul Agon (L'Oréal, à 65 ans), Benoît Potier (Air Liquide, à 64 ans), Pierre-André de Chalendar (Saint-Gobain, à 63 ans) et Martin Bouygues (à 69 ans) ont tous cédé les rênes de leur entreprise en 2021 (...)

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Texte intégral (2838 mots)

Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron prend de l'ampleur, les dirigeants néo-retraités du CAC40 jouissent d'une sort plus que favorable.

Plusieurs grands patrons du CAC40 ont pris leur retraite ces derniers mois. Antoine Frérot (Veolia, à 64 ans), Jean-Paul Agon (L'Oréal, à 65 ans), Benoît Potier (Air Liquide, à 64 ans), Pierre-André de Chalendar (Saint-Gobain, à 63 ans) et Martin Bouygues (à 69 ans) ont tous cédé les rênes de leur entreprise en 2021 ou 2022 au terme d'une longue carrière au sein de leur groupe. Ou, pour être plus précis, ils ont cédé la direction opérationnelle de leur groupe (le DG de « PDG ») tout en restant au moins provisoirement président du conseil d'administration (le P de « PDG »). Dans le cas de Martin Bouygues, il reste aussi le principal actionnaire du groupe de BTP via la holding familiale [1].

Que l'on se rassure donc : ces néo-retraités ont largement de quoi couler des jours paisibles. Ils ont eu la liberté de choisir quand ils partiraient à la retraite, dans quelles conditions, et par qui ils seraient remplacés, tout en s'assurant qu'ils continueraient de jouir d'une grande part de leur prestige social, sans se retrouver soudain rejetés en marge et considérés comme des « assistés » par les pouvoirs publics. Contrairement à beaucoup de leurs concitoyens.

Les retraites chapeaux sont toujours là

Certes, les beaux jours des « retraites chapeaux » sont en grande partie derrière nous. Il y a quelques années encore, les patrons du CAC40 qui partaient à la retraite suscitaient quasi immanquablement la polémique lorsque la presse dévoilait le montant des pensions complémentaires qu'ils devaient toucher de leur ancienne entreprise : 1,7 million d'euros par an pour Franck Riboud (ancien PDG de Danone parti à la retraite en 2014), 3 millions pour l'ancien PDG de L'Oréal Lindsay Owen-Jones pari en 2011, 1,3 million pour l'ancien patron d'Airbus Tom Enders (parti en 2020), 800 000 euros pour l'ancien PDG d'Engie Gérard Mestrallet (parti en 2018), ou encore 500 000 euros pour l'ex patron de PSA Philippe Varin (parti en 2014), qui s'est trouvé contraint, face au scandale, de renoncer à une partie de sa pension.

Jean-Paul Agon, ex PDG et aujourd'hui président du conseil d'administration de L'Oréal, pourrait ainsi prétendre à une retraite chapeau de 1,6 million d'euros par an, soit 126 fois la pension moyenne d'un Français ou d'une Française (environ 1500 € par mois).

Depuis, le dispositif des retraites chapeaux a été progressivement encadré, jusqu'à disparaître en 2019 sous sa forme traditionnelle. Les patrons qui étaient en place avant cette date continuent toutefois à en bénéficier. Jean-Paul Agon, ex PDG et aujourd'hui président du conseil d'administration de L'Oréal, pourrait ainsi prétendre à une retraite chapeau de 1,6 million d'euros par an, soit 126 fois la pension moyenne d'un Français ou d'une Française (environ 1500 € par mois). Il y a toutefois renoncé provisoirement. Explication : il touche en tant que président du conseil d'administration une rémunération fixe annuelle de... 1,6 million d'euros, largement supérieure à ce qui se fait dans la plupart des autres groupes du CAC40.

Selon le Document d'enregistrement universel 2021 de l'entreprise, l'ancien PDG d'Air Liquide Benoît Potier a lui aussi droit à une retraite chapeau de l'ordre de 650 000 euros par an, à quoi s'ajoutent environ 200 000 euros annuels dans le cadre du plan d'épargne retraite du groupe. Il continuera en même temps à toucher une rémunération annuelle de 800 000 euros en qualité de président du conseil d'administration.

Pierre-André de Chalendar, qui a cédé la direction générale de Saint-Gobain en 2021, touche désormais une retraite chapeau, certes plus modeste, d'environ 386 000 euros annuels, qui s'ajoute à son revenu fixe de 400 000 euros annuels en qualité de président du conseil. Antoine Frérot fait exception, avec une retraite chapeau théorique de « seulement » 51 000 euros par an. Il se console avec sa rémunération fixe de 700 000 euros annuels en qualité de président du conseil d'administration de Veolia. Quant à Martin Bouygues, le groupe dont il est le principal actionnaire ne divulgue pas, à notre connaissance, le montant de la pension de retraite additive à laquelle il peut prétendre. Il touche une rémunération fixe annuelle de 500 000 euros en tant que président du conseil d'administration.

Entreprise Droits à retraite chapeau Rémunération en tant que président du C.A.
Jean-Paul Agon L'Oréal 1,6 million € 1,6 million €
Benoît Potier Air Liquide 650 000 € 800 000 €
P.A de Chalendar Saint-Gobain 386 000 € 400 000 €
Antoine Frérot Veolia 51 000 € 700 000 €
Martin Bouygues Bouygues ? 500 000 €

Les privilégiés du CAC40

Un autre cas intéressant est celui de Denis Duverne, qui vient de quitter la présidence du conseil d'administration d'Axa. L'assureur est l'un des seuls groupes du CAC40 a être directement intéressé à la réforme voulue par Emmanuel Macron, puisqu'il propose des solutions de retraites par capitalisation. En quittant son poste, Denis Duverne a fait valoir son droit à une retraite chapeau de 750 000 euros annuels.

Qu'en est-il des patrons du CAC40 suffisamment anciens pour bénéficier un régime de retraite chapeau mais qui n'ont pas encore quitté leurs fonctions ? Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, pourrait prétendre à une pension supplémentaire d'au moins 638 000 euros par an, selon le dernier Document d'enregistrement universel publié par le groupe. Xavier Huillard, le PDG de Vinci, toucherait quant à lui 330 000 euros annuels.

En ce qui concerne Jean-Pascal Tricoire, le PDG de Schneider Electric spécialiste des acrobaties dans la fixation de sa rémunération, il ne touchera pas de retraite chapeau à proprement parler, mais son entreprise lui accorde chaque année plusieurs centaines de milliers d'euros (573 000 euros en 2021) à « placer » à sa guise en vue de sa retraite.

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Prioriser les dividendes, un investissement gagnant pour les patrons

Mais il est d'autres moyens, plus discrets, pour les patrons du CAC40 de s'assurer une retraite confortable. L'un de ces moyens est directement lié à un autre péché mignon des grandes entreprises française : leur générosité exacerbée envers les actionnaires. Les champions tricolores cotés à la Bourse de Paris ont battu l'année dernière des records historiques en la matière, avec 80 milliards d'euros redistribués (57,5 de dividendes et 22,4 en rachats d'actions sur les profits 2021). Cela fait des années que les groupes du CAC40 se distinguent par leurs excès dans ce domaine, par comparaison notamment avec leurs homologues européens. L'Oréal est d'ailleurs l'un des plus gros distributeurs de dividendes de l'indice parisien. Air Liquide a maintenu l'augmentation de ses paiements aux actionnaires en 2020 puis en 2021 malgré l'épidémie de Covid. Veolia a régulièrement ces dernières années reversé davantage à ses actionnaires qu'elle ne réalisait de profits.

La génération de patrons du CAC40 qui part aujourd'hui à la retraite est précisément celle qui a organisé la soumission des grandes entreprises françaises aux marchés financiers

La génération de patrons du CAC40 qui part aujourd'hui à la retraite est précisément celle qui a organisé la soumission des grandes entreprises françaises aux marchés financiers, avec tous les effets délétères qui en découlent. Sortis des grandes écoles dans les années 1970 ou 1980, ayant souvent passé quelques années dans la haute fonction publique et dans les cabinets ministériels de droite et de gauche, ce sont eux qui, arrivés à la tête des grands groupes tricolores, ont choisi année après année d'augmenter les dividendes, de comprimer les coûts, de délocaliser l'emploi lorsque c'était possible, d'optimiser leur facture fiscale.

Ils ont été encouragés en ce sens par la transformation progressive de leur mode de rémunération. La bonne vieille rémunération fixe ne représentait plus l'année dernière qu'un petit cinquième en moyenne de la rémunération total des patrons du CAC40. La rémunération variable, largement assise sur des critères de performance financière, en représentait près de 30%, tandis que la rémunération en actions représentait près de la moitié de la somme totale. Autrement dit, les dirigeants du CAC40 avaient un intérêt pécuniaire personnel direct à prioriser la satisfaction leurs actionnaires.

6,1 millions de dividendes pour l'ex PDG de L'Oréal

Ces patrons récoltent encore aujourd'hui les fruits de leurs efforts. À court terme, leurs rémunérations se sont envolées, totalement alignées sur le cours en bourse de leur groupe et de plus en plus déconnectées de la réalité financière de leurs salariés. À long terme, ils ont fini par accumuler au fil des ans une quantité appréciable d'actions de leurs propres entreprises. Et qui dit action dit versement de dividendes. Dans le cadre de la dernière édition de CAC40 : le véritable bilan annuel, nous avons estimé le montant des dividendes touchés sur les profits 2021 par les dirigeants du CAC40 (en laissant de côté le cas particulier des PDG comme Martin Bouygues qui sont aussi les actionnaires majoritaires de leur groupe via leur holding familiale).

Les sommes varient très fortement, de quelques dizaines de milliers d'euros à quelques millions. En tête de classement, on trouve surtout des présidents de conseil d'administration et anciens dirigeants de leur entreprise comme Charles Edelstenne de Dassault Systèmes (13,5 millions d'euros touchés en 2021) et Maurice Lévy de Publicis (11,6 millions d'euros). Jean-Paul Agon émargeait à la troisième place avec une rente annuelle de 6,1 millions d'euros de dividendes sur ses actions L'Oréal. Benoît Potier figurait également en bonne place avec 1,5 millions d'euros sur ses actions Air Liquide. Le PDG de Schneider Electric Jean-Pascal Tricoire a touché quant à lui 2,3 millions d'euros de dividendes, tandis que le président du conseil d'Axa Denis Duverne 2,5 millions, et le DG de l'assureur Thomas Buberl empochaient plus de 1 million d'euros.

En installant dans leur groupe l'habitude de verser des dividendes toujours en augmentation d'une année sur l'autre, les patrons du CAC40 se sont assurés de toucher une confortable rente annuelle – qui s'ajoute à leur retraite normale et à leur retraite chapeau. Du même coup, ils ont aussi fait gonfler leur patrimoine. On parle beaucoup des patrons milliardaires du CAC40 – les Arnault, les Bouygues, les Pinault, les Mittal. Juste en dessous d'eux, beaucoup de patrons du CAC40 sont progressivement devenu multi-millionnaires au fil de leur carrière, jusqu'à rejoindre au moment de leur retraite les rangs des grandes fortunes françaises. Les seules actions L'Oréal accumulées par Jean-Paul Agon représentent aujourd'hui un patrimoine de 500 millions d'euros. Les actions Air Liquide de Benoît Potier valent 78 millions d'euros. Quant au PDG de Schneider Electric Jean-Pascal Tricoire, ses actions dans l'entreprise pèsent aujourd'hui 117 millions d'euros.

Des dirigeants acquis à la réforme des retraites

Très bien lotis par rapport aux autres retraités actuels et futurs, les patrons du CAC40 sont favorables à la réforme au forceps voulue par Emmanuel Macron. Dans le cadre des Rencontres d'économiques d'Aix de 2021, le PDG d'Air Liquide Benoît Potier avait plaidé pour une nouvelle réforme, mais après les élections présidentielles, tout comme l'ex PDG d'Orange Stéphane Richard, au contraire de Thomas Buberl d'Axa – directement intéressé au sujet comme on l'a vu – qui voulait une réforme tout de suite. Il semble que le même débat ait parcouru les milieux patronaux cet automne, l'AFEP (Association des entreprises françaises privées, qui représente les grands groupes) ayant même tapé du poing sur la table, jugeant le Medef trop « mou » sur le sujet des retraites. « La réforme des retraites est une réforme urgente et indispensable mais le Medef procrastine pour des raisons de paix sociale », a-t-on déploré du côté de la puissante association patronale, dans le conseil d'administration de laquelle siègent les néo-retraités Jean-Paul Agon et Pierre-André de Chalendar.

Ce dernier s'est d'ailleurs fait depuis des années le chantre de l'augmentation des aides aux entreprises, estimant que le vrai sujet était la « poursuite des réformes » pour réduire la « dépense publique ». Cela semble exactement la ligne du gouvernement, qui n'a cessé ces dernières semaines de lier poursuite des soutiens financiers aux grandes entreprises – directs comme en matière d'industrie verte ou indirects avec la poursuite des baisses fiscales - et réduction des dépenses sociales (lire notre tribune dans Le Monde : « Le projet de réforme des retraites confirme que l'Etat-providence est mis au service du secteur privé »).

En plus de faire pencher la balance des dépenses publiques toujours plus en faveur des aides aux secteur privé, la réforme des retraites a encore un autre intérêt pour le CAC40 : celui de faire grossir, à mesure que les salariés seront poussés vers les systèmes de retraites par capitalisation, les fonds à disposition des grands acteurs financiers français pour investir sur la place parisienne. Et de continuer à alimenter ainsi la machine infernale de la bourse, des dividendes et des rémunérations patronales. Avec la réforme des retraites, ce sont bien deux choix de société radicalement différents qui s'opposent.

Olivier Petitjean


Photo : Jeanne Menjoulet


[1] Nous n'abordons pas ici le cas de Stéphane Richard, PDG d'Orange contraint à la démission dans le cadre de l'affaire Lagarde-Tapie, qui souhaitait lui aussi rester président du conseil d'administration, ce dont l'État n'a pas voulu.

17.01.2023 à 10:41

Pantouflage : l'ex ministre Julien Denormandie se rit des règles déontologiques

Olivier Petitjean

L'ancien ministre de l'Agriculture Julien Denormandie est aujourd'hui au service (entre autres) d'une start-up et d'un fonds d'investissement. Il a fait fi des avertissements de la Haute autorité de la transparence de la vie publique en rencontrant le ministre délégué au Numérique, quelques mois à peine après son départ du gouvernement, pour défendre les intérêts de son nouvel employeur.
En nous plongeant dans l'agenda du ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot (lire notre article), nous sommes (...)

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L'ancien ministre de l'Agriculture Julien Denormandie est aujourd'hui au service (entre autres) d'une start-up et d'un fonds d'investissement. Il a fait fi des avertissements de la Haute autorité de la transparence de la vie publique en rencontrant le ministre délégué au Numérique, quelques mois à peine après son départ du gouvernement, pour défendre les intérêts de son nouvel employeur.

En nous plongeant dans l'agenda du ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot (lire notre article), nous sommes tombés sur une entrée qui ne manque pas d'interroger, et qui prend d'autant plus de relief que les controverses sur les départs vers le privé d'anciens ministres et dirigeants politiques ne cessent de se multiplier.

Le mercredi 9 novembre 2022, en effet, Jean-Noël Barrot a noté dans son agenda un « entretien avec Julien Denormandie, ancien ministre », sans plus de précision. L'heure ? 21 heures – ce qui donne à penser que ledit entretien s'est fait autour d'un dîner.

L'ancien ministre de l'Agriculture fait partie de ces ex ministres de la Macronie qui ont fait le choix de partir vers le privé. C'est même un multi-pantoufler. Il a rejoint la start-up Sweep, dédiée à l'accompagnement des entreprises sur leur « gestion carbone », en tant que « chief impact officer ». Il a annoncé dans le même temps à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) son projet de créer sa propre société de « conseil », autrement dit de lobbying. Il a également rejoint le conseil d'administration d'une société en conseil immobilier en cours de création, Flexipro, ainsi que la conseil de surveillance d'Agence France Locale, établissement de crédit détenu par les collectivités territoriales.

Enfin, il a rejoint en octobre le fonds d'investissement Raise en tant que « senior advisor ». Raise est un fonds d'investissement co-fondé par Clara Gaymard, patronne de General Electric France jusqu'à la reprise des activités d'Alstom, administratrice de plusieurs groupes du CAC40, et épouse de l'ancien ministre Hervé Gaymard – celui-là même qui a dû démissionner en 2005 après que la presse ait révélé que l'il occupait avec sa famille un appartement parisien de 600 mètres carré dont le loyer mensuel de 14 400 euros était entièrement payé par l'État.

Pour la petite histoire, Raise a notamment pris une participation en 2019 dans le cabinet de lobbying Avisa Partners, qui a récemment défrayé la chronique pour sa pratique de faire rédiger des fausses tribunes dans la presse pour le compte de ses clients, et qui a un temps employé une autre ministre de la Macronie, Oliva Grégoire.

Curieusement, contrairement à ce qui a été le cas pour Sweep, Flexipro et Agence France Locale, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ne semble pas avoir été saisie de l'embauche de Julien Denormandie par Raise. Sollicitée, la HATVP nous a précisé que cette prise de poste était « en réalité une prestation de conseil assurée par la société de M. Denormandie », et donc couverte par la délibération de l'autorité relative à la création de cette société.

L'agenda de Jean-Noël Barrot ne précise pas à quel titre il a rencontré l'ancien ministre. Les services de Bercy, que nous avons sollicités, nous ont précisé que c'était au titre des nouvelles fonctions de Julien Denormandie au sein de Sweep, entreprise numérique qui relève du portefeuille du ministre délégué.

L'ex ministre de l'Agriculture avait saisi la HATVP à propos de son embauche par Sweep, et l'Autorité avait émis en août dernier un avis favorable avec réserves, stipulant notamment qu'il devait s'abstenir « de toute démarche, y compris de représentation d'intérêts, auprès des membres du Gouvernement en exercice et qui l'étaient également lorsqu'il était ministre ». Ce sont les conditions types imposées aux responsables politiques débauchés par le privé. Julien Denormandie n'a visiblement pas pris cet avis très au sérieux, ou bien a estimé pouvoir passer à travers les mailles du filet du fait qu'ils n'étaient pas au gouvernement aux mêmes dates.

La HATVP nous a confirmé depuis que ses réserves ne visaient que les ministres ayant occupé des postes ministériels au même moment. Cette distinction ignore le fond du problème, et paraît bien ténue s'agissant de deux ministres de la même majorité parlementaire, en poste sous le même président dans deux gouvernements dont les membres sont largement les mêmes.

Au-delà du cas personnel de l'ex ministre de l'Agriculture, l'affaire confirme surtout ce qu'a de problématique la pratique des « portes tournantes » entre secteurs public et privé, particulièrement lorsqu'elle concerne d'anciens ministres qui peuvent se prévaloir de leur statut pour défendre des intérêts privés au plus haut niveau. Le mélange des genres ouvre une vaste zone grise d'opacité et de conflits d'intérêts latents.

OP

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Photo : Jacques Paquier cc by via Wikimedia Commons

17.01.2023 à 10:35

Pour le ministre délégué au Numérique, 70% de rendez-vous avec l'industrie, 4% avec la société civile

Olivier Petitjean

Entre septembre et décembre 2022, le ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot a divulgué 176 rendez-vous dans son agenda. 70% de ces rendez-vous ont eu lieu avec des industriels principalement français ou mais aussi étrangers, dont deux fois avec Google. Par contre, il n'a rencontré des associations qu'à 7 reprises, et uniquement sur des sujets de protection des populations fragiles ou d'insertion. Syndicats, consommateurs et associations portant une vision non commerciale du numérique ne semblent (...)

- GAFAM Nation / , , , ,
Texte intégral (1134 mots)

Entre septembre et décembre 2022, le ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot a divulgué 176 rendez-vous dans son agenda. 70% de ces rendez-vous ont eu lieu avec des industriels principalement français ou mais aussi étrangers, dont deux fois avec Google. Par contre, il n'a rencontré des associations qu'à 7 reprises, et uniquement sur des sujets de protection des populations fragiles ou d'insertion. Syndicats, consommateurs et associations portant une vision non commerciale du numérique ne semblent pas avoir eu l'opportunité de faire entendre leur voix.

Dans notre rapport « GAFAM Nation », paru en décembre, nous mettons en lumière – entre autres leviers d'influence des géants du web – l'accès privilégié dont ils bénéficient auprès des décideurs. Le scandale des « Uber Files » en juillet dernier, ainsi qu'une enquête du journaliste Alexandre Léchenet, ont montré la complaisance avec laquelle les dirigeants français - à commencer par le locataire actuel de l'Élysée - ont accueilli les représentants d'entreprises comme Uber, Amazon ou Google et répondu à leurs sollicitations.

Nous y pointions un enjeu en particulier : celui de la transparence des rendez-vous entre responsables politiques et industriels. À Bruxelles, les hauts échelons de la Commission européenne sont tenus de divulguer l'ensemble de leurs contacts avec des représentants d'intérêts. C'est ainsi que l'on sait que Google a bénéficié de pas moins de 72 rendez-vous avec la Commission présidée par Ursula von der Leyen depuis son entrée en fonction en 2019, Meta (Facebook) 66, Microsoft 65, Apple 32 et Amazon 27.

Transparence en pointillés

En France, il n'existe aucune obligation de ce type. Certains ministres rendent publique une liste à peu près complète de leurs rendez-vous, d'autres se contentent de publier irrégulièrement un agenda qui inclut surtout les visites et rendez-vous officiels (parfois sans possibilité d'accéder aux archives), d'autres encore ne dévoilent rien du tout.

Prenons le cas du ministre délégué au Numérique, Jean-Noël Barrot, économiste, député depuis 2017, rejeton d'une illustre lignée politique et... grand frère de la directrice de la communication d'Uber France (il s'est engagé à se déporter sur tous les dossiers concernant l'entreprise de plateforme).

Si l'on se rend à la page du site du ministère consacré à son agenda, en apparence le secrétaire d'État ne rend pas public ses rendez-vous : son agenda est entièrement vide. Mais il y a une subtilité : en allant dans les semaines précédentes et en cliquant sur « Téléchargez l'agenda », on accède à des documents pdf avec toutes les informations souhaitées. Il fallait le savoir. Selon les attachés presse du ministère, le problème serait en passe d'être réglé.

Reconnaissons à Jean-Noël Barrot le mérite d'être – au-delà des difficultés techniques que semblent rencontrer Bercy pour rendre l'information facilement accessible – beaucoup plus transparent que la plupart de ses collègues du gouvernement.

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Pensée unique ?

Si l'on analyse le détail des rendez-vous divulgués par le ministre délégué, cependant, on se rend compte qu'il y a tout de même un problème. Nous avons décompté 176 rencontres dans son agenda sur les quatre mois entre début septembre et fin décembre 2022. Celui-ci comporte d'ailleurs quelques trous. Entre le 26 septembre et le 2 octobre, puis entre le 10 et le 16 octobre, puis après le 12 décembre, Jean-Noël Barrot ne déclare aucun rendez-vous.

Qui a rencontré, concrètement, le ministre chargé du numérique ? Dans un secteur où le mélange des genres et la collaboration public-privé sont la norme, il n'est pas toujours facile de catégoriser les acteurs. Notre décompte fait cependant apparaître des dissymétries flagrantes. Entre début septembre et fin décembre, Jean-Noël Barrot a rencontré à 40 reprises des personnalités issues du secteur public au sens large (élus, ministres étrangers, agences et services ministériels), à 8 reprises des représentants du monde de la recherche et de l'enseignement supérieur, à 16 reprises des entreprises étrangères (dont Google, Meta, TikTok et Twitter), à 17 reprises des grandes entreprises françaises comme Orange, Thales ou Dassault, à 33 reprises des start-ups ou des fonds d'investissement français, et à 25 reprises des associations d'entreprises. Il a en outre participé dans le même temps à 31 événements (conférences, salons, visites) organisées par des associations d'industriels.

Dans le même temps, il n'a eu que 7 rencontres avec des organisations de la société civile, soit environ 4%, contre 70% pour les contacts avec les acteurs économiques. Et encore, il s'agit uniquement d'associations dédiées à l'insertion ou à la protection des publics fragiles. Syndicats, associations de consommateurs et associations portant une vision non commerciale du numérique n'ont pas eu l'opportunité de faire entendre leur point de vue.

Comme quoi la transparence en elle-même n'est qu'une première étape – nécessaire mais insuffisante. La seconde est de faire en sorte que nos élus et nos dirigeants écoutent parfois d'autres voix que celles de l'industrie et de ses alliés.

Olivier Petitjean (avec Chiara Pignatelli)

Lire aussi Pantouflage : l'ex ministre Julien Denormandie se rit des règles déontologiques


Photo : © Nicolas DUPREY/ CD 78 / Sous licence cc by-nd via flickr

13.12.2022 à 08:03

GAFAM Nation. La toile d'influence des géants du web en France

Plongée dans la redoutable machinerie de lobbying des géants du web Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft en France.

- GAFAM Nation / , , , , , , , , , , , , , ,
Texte intégral (725 mots)

Dépenses de lobbying en augmentation rapide, débauchage de hauts fonctionnaires, contacts à l'Élysée, partenariats financiers avec des médias, des thinks tanks et des institutions de recherche... Plongée dans la redoutable machinerie de lobbying et d'influence déployée en France par les géants du web Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

Le rapport GAFAM Nation. La toile d'influence des géants du web en France est le premier tableau d'ensemble des stratégies d'influence des géants américains du web en France, qui leur ont permis de s'enraciner dans le pays et jusqu'au plus profond de l'État, en dépit des scandales et des discours officiels sur la "souveraineté numérique".

Les GAFAM ont grandi rapidement jusqu'à atteindre les premiers rangs mondiaux en termes de capitalisation boursière ou de chiffre d'affaires. Sur fond de critiques croissantes et de réveil des régulateurs, ils ont sorti l'artillerie lourde pour défendre leurs intérêts. Ils recourent aux mêmes méthodes de lobbying que les multinationales plus anciennes, mais avec des ressources encore plus considérables, et un pouvoir d'influence accru par leur prise directe sur l'opinion et par leur pénétration au coeur des administrations publiques.

En juillet 2022, le scandale des « Uber Files » a mis en lumière le cynisme des moyens d'influence déployés par Uber pour s'imposer sur le marché européen. Ce sont au fond exactement les mêmes moyens d'influence qui sont mis en œuvre par Amazon, Google et les autres en France, même si ces groupes préfèrent généralement afficher une posture positive et conciliante qui contraste avec l'agressivité d'Uber.

Parmi les principaux enseignements de ce rapport :

  • Les dépenses déclarées de lobbying des GAFAM en France ont été multipliées par trois entre 2017 et 2021, pour atteindre environ 4 millions d'euros annuels.
  • Les GAFAM s'assurent en même temps les services de nombreux cabinets de lobbying : au moins 8 à Paris et 10 à Bruxelles pour Google par exemple selon les données des registres de transparence.
  • Les lobbys sectoriels du secteur numérique, qui représentent environ 1,5 million d'euros de dépenses supplémentaires de lobbying, comptent tous des GAFAM parmi leurs membres, ce qui empêche de distinguer entre les intérêts du GAFAM et ceux du reste du secteur numérique.
  • Malgré les révélations des « Uber Files », la plus grande opacité continue de régner sur les rendez-vous entre dirigeants politiques français et représentants des GAFAM.
  • Les GAFAM, à commencer par Google, ont débauché des dizaines d'anciens hauts fonctionnaires ou responsables d'autorités de régulation pour les aider dans leur travail d'influence.
  • Les géants du web ont conclu des partenariats avec des think tanks, des médias, des grandes écoles et institutions de recherche représentant des millions d'euros en France.
  • Le manque d'expertise et de moyens au sein de l'administration et des services publics permet aux GAFAM de se positionner en partenaires incontournables des pouvoirs publics pour aider à régler les problèmes qu'ils ont eux-mêmes contribué à créer.

08.12.2022 à 11:24

14,3% des filiales du CAC40 sont localisées dans des paradis fiscaux

La question des paradis fiscaux – autrement dit les pays ou territoires qui pratiquent des taux d'impôt anormalement bas (voire nuls) ou offrent d'autres conditions avantageuses, notamment en termes de confidentialité – est au cœur du débat sur la juste contribution des multinationales. Le degré de présence des grands groupes français dans ces juridictions constitue donc un indicateur intéressant – même s'il ne suffit pas à « prouver » à lui seul qu'il y ait évasion fiscale illicite.
Cependant, les (...)

- Chiffres / , ,
Texte intégral (684 mots)

La question des paradis fiscaux – autrement dit les pays ou territoires qui pratiquent des taux d'impôt anormalement bas (voire nuls) ou offrent d'autres conditions avantageuses, notamment en termes de confidentialité – est au cœur du débat sur la juste contribution des multinationales. Le degré de présence des grands groupes français dans ces juridictions constitue donc un indicateur intéressant – même s'il ne suffit pas à « prouver » à lui seul qu'il y ait évasion fiscale illicite.

Cependant, les données manquent. Premièrement, les groupes du CAC40 ont des pratiques très variables en ce qui concerne la divulgation de leurs filiales. Certains comme Engie, Orange, Vinci ou LVMH publient des listes très complètes, voire exhaustives, dénombrant plusieurs centaines de filiales un peu partout dans le monde. C'est aussi le cas des banques, pour lesquelles c'est une obligation légale. D'autres, comme Legrand, Thales ou ArcelorMittal, ne livrent que des listes très restreintes, d'une trentaine de sociétés, sans que l'on puisse en savoir davantage.

Selon le décompte que nous avions effectué en 2020, mis à jour pour inclure Eurofins, le CAC40 compte environ 17 800 filiales dans le monde, enregistrées dans 169 pays et territoires différents, dont un peu plus de 630 en France (35,5 %). Les pays qui abritent le plus de filiales du CAC40 sont, sans trop de surprises, les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Dans la liste des principaux pays d'implantation des grands groupes français, on retrouve les voisins immédiats (Espagne, Italie), les grandes économies mondiales (Chine, Brésil), mais aussi un certain nombre de pays plus petits, réputés pour les divers avantages fiscaux qu'ils offrent aux multinationales, comme les Pays-Bas ou le Luxembourg.

Parmi les pays et territoires généralement considérés comme des paradis fiscaux et judiciaires, beaucoup sont des cas ambigus, puisque les filiales implantées dans ces pays peuvent l'être pour des activités industrielles ou commerciales tout à fait légitimes, sans rapport avec l'optimisation fiscale (Pays-Bas, Belgique...). La place de ces pays dans le peloton de tête des implantations du CAC40 suggère néanmoins que beaucoup de filiales y sont implantées pour des raisons de convenance fiscale ou juridique. Aux États-Unis même, certains États comme le Delaware sont réputés être des paradis fiscaux, mais les groupes français ne précisent généralement pas lesquelles de leurs filiales étatsuniennes y sont enregistrées. D'autres paradis fiscaux sont des centres financiers (Luxembourg, Hong Kong, Singapour). Viennent enfin les petites nations qui correspondent davantage à l'image classique des paradis fiscaux comme les Bermudes (28 filiales), Jersey (22 filiales) ou les îles Caïmans (14).

En se basant sur les indices conçus par l'ONG Tax Justice Network, on peut considérer que 14,3 % de l'ensemble des filiales du CAC40 sont localisées dans des paradis fiscaux. En nombre absolu, Engie, LVMH et le Crédit agricole sont les groupes du CAC40 possédant le plus de filiales dans ces territoires fiscalement accommodants. Mais cet indicateur dépend fortement de l'exhaustivité des listes des filiales publiées. En proportion de filiales situées dans les paradis fiscaux, le trio de tête est composé des mêmes LVMH et Crédit agricole, rejoints cette fois par Axa.

Ces données sont extraites de CAC40 : le véritable bilan annuel 2022.

06.12.2022 à 08:05

La toile du CAC40

Olivier Petitjean

Dans le cadre de notre « véritable bilan annuel du CAC40 », nous avons mené l'enquête sur la composition des conseils d'administration des 40 groupes de l'indice boursier parisien. Un exercice qui permet d'expliquer le degré extraordinaire de cohésion et de solidarité entre ses dirigeants, mais aussi la toile d'influence que ces grands groupes ont tissé dans les médias et plus généralement dans la société française. Analyse.
On pourrait penser qu'il n'y a pas grand sens à parler « du CAC40 », comme si (...)

- CAC40 : le véritable bilan annuel 2022 / , , , , ,
Texte intégral (4172 mots)

Dans le cadre de notre « véritable bilan annuel du CAC40 », nous avons mené l'enquête sur la composition des conseils d'administration des 40 groupes de l'indice boursier parisien. Un exercice qui permet d'expliquer le degré extraordinaire de cohésion et de solidarité entre ses dirigeants, mais aussi la toile d'influence que ces grands groupes ont tissé dans les médias et plus généralement dans la société française. Analyse.

On pourrait penser qu'il n'y a pas grand sens à parler « du CAC40 », comme si c'était une entité dotée d'une vie propre et d'une volonté autonome. Depuis l'automobile jusqu'au luxe en passant par la grande distribution, la pharmacie, le BTP, la banque ou les services numériques, les entreprises concernées opèrent dans des secteurs d'activité qui n'ont pas grand chose à voir les uns avec les autres. Certains groupes sont de création relativement récente, tandis que d'autres ont leurs racines dans le XIXe siècle, voire le XVIIe siècle pour Saint-Gobain. Certains ont pour actionnaire principal l'État français, tandis que d'autres appartiennent à des milliardaires comme Bernard Arnault ou Lakshmi Mittal, et que d'autres encore sont intégralement entre les mains des marchés financiers, sans actionnaires de référence.

Et pourtant.

Le CAC40 se caractérise aussi par une remarquable cohérence en ce qui concerne ses grandes orientations stratégiques : la même prédilection pour la rémunération des actionnaires, à travers le versement de dividendes toujours plus importants, les mêmes complaisances en termes d'explosion des rémunérations patronales, les mêmes discours ressassés sur la charge fiscale excessive dont ils souffriraient en France, le même choix assumé d'aller « chercher la croissance là où elle est », autrement dit de délocaliser et d'investir à l'étranger plutôt que dans l'Hexagone.

Solidarité des élites

Un tel degré de cohérence et de solidarité n'a rien de naturel. Certaines organisations patronales, notamment l'AFEP – Association française des entreprises privées, le lobby du CAC40 – ont précisément pour fonction de construire et d'entretenir cette unité sur tous les sujets importants : les questions de fiscalité notamment, mais aussi les sujets relatifs au climat ou encore à la responsabilité juridique des entreprises. Ce travail de l'AFEP est complété par des organisations thématiques, par exemple des associations ou des cercles regroupant tous les directeurs des ressources humaines du CAC40, ou encore leurs directeurs juridiques, ou leurs responsables des questions écologiques.

De nombreux dirigeants du CAC40 siègent dans le conseil d'administration d'une autre, voire de plusieurs autres d'entreprises de l'indice.

S'y ajoutent les liens personnels entretenus dans les cercles de sociabilité des élites (Le Siècle, le Jockey et autres) et favorisés par le recrutement dans les mêmes grandes écoles, viviers de dirigeants du public comme du privé.

Cette solidarité repose enfin sur les liens croisés entre groupes du CAC40. Ces liens sont parfois capitalistiques. L'État, le Groupe Dassault et jusque récemment le groupe Arnault étaient actionnaires de plusieurs groupes du CAC. L'Oréal possède une partie de Sanofi, et Bouygues encore une partie d'Alstom. Mais ces liens sont aussi personnels : de nombreux dirigeants d'entreprises de l'indice siègent dans le conseil d'administration d'une autre, voire de plusieurs autres. C'est une pratique profondément ancrée en France.

Le règne de l'entre-soi

Dans le cadre de l'édition 2022 de CAC40 : le véritable bilan annuel, nous nous sommes penchés sur la composition des conseils d'administration du CAC40. C'est un échantillon total de 563 personnes (en incluant ceux et celles qui ont intégré les conseils d'administration du CAC en 2022), 256 femmes et 307 hommes. Cette analyse met en lumière la densité du réseau de liens croisés entre dirigeants et administrateurs du CAC40. Elle illustre aussi la toile tissée par le CAC40, via ces liens d'appartenance, dans le reste de la société, et notamment des acteurs qui pèsent sur le débat public : les médias, les think tanks, les institutions culturelles.

À quelques exceptions près (les nouveaux venus Teleperformance et Eurofins), la plupart des groupes du CAC40 ont de nombreuses connexions avec les autres groupes de l'indice à travers leurs administrateurs et dirigeants. Le nombre de liens croisés atteint 19 pour Danone, et 18 pour TotalEnergies et Orange.

La plupart des PDG du CAC40 siègent au conseil d'administration d'au moins un autre groupe de l'indice. Patrick Pouyanné, celui de Total, est par exemple administrateur de Capgemini, tandis que Benoît Potier, PDG d'Air Liquide, est au conseil de Danone. Carlos Tavares, le patron de PSA puis de Stellantis, est d'administrateur d'Airbus et de Dassault Aviation (hors CAC40 mais lié à Dassault Systèmes). Jusqu'il y a peu, il était aussi au conseil d'administration de TotalEnergies.

Clara Gaymard, patronne de General Electric France au moment du rachat de la branche énergie d'Alstom, est administratrice à la fois de Bouygues, Danone, LVMH et Veolia.

Il y a également beaucoup de multi-administrateurs ou multi-administratrices qui font passerelle entre les conseils de plusieurs groupes du CAC40. Cécile Cabanis, par exemple, ancienne cadre dirigeante de Danone désormais chez le fonds de private equity à la française Tikehau, siège toujours au conseil d'administration du groupe agroalimentaire, mais aussi à celui du groupe de matériel électrique Schneider Electric et du gestionnaire de centres commerciaux et de bureaux Unibail-Rodamco-Westfield. Trois grands groupes totalement différents en termes d'activité. Clara Gaymard, patronne de General Electric France au moment du rachat de la branche énergie d'Alstom, ancienne haute fonctionnaire à la Cour des comptes et épouse de l'ancien ministre Hervé Gaymard, est administratrice à la fois de Bouygues, Danone, LVMH et Veolia. Dans un autre genre, Jean-Michel Severino siège aux conseils d'administration de Danone, Michelin et d'Orange, mais aussi dans les instances des fondations d'entreprise d'Alstom et et de Carrefour.

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Pensée unique

Si les comités chargés de fixer les rémunérations patronales sont composés de patrons ou de cadres dirigeants d'autres entreprises du CAC, qui ont exactement le même intérêt à voir ces rémunérations augmenter, comment s'étonner que l'on atteigne chaque année de nouveaux records ?

Ces liens contribuent à la cohésion du CAC40, notamment en ce qui concerne les grandes orientations décidées en conseil d'administration, comme le niveau de versement de dividendes ou de rémunération patronale. Et ce, d'autant plus que s'y ajoutent des considérations financières. Si les comités chargés de fixer les rémunérations patronales sont composés de patrons ou de cadres dirigeants d'autres entreprises du CAC, qui ont exactement le même intérêt à voir ces rémunérations augmenter, comment s'étonner que l'on atteigne chaque année de nouveaux records dans ce domaine, sans que les critiques qui viennent de l'extérieur de cet entre-soi n'aient une influence sur les décisions prises ?

Plus généralement, les membres des conseils d'administration du CAC40 touchent des jetons de présence mais possèdent aussi souvent des actions des entreprises dont ils sont dirigeants ou administrateurs, de sorte qu'ils en retirent, également des bénéfices pécuniaires à titre personnel. Cela ne fait jamais de mal de mettre un peu d'huile dans les rouages.

La dense toile des liens croisés entre dirigeants du CAC40 est donc avant tout un facteur d'uniformité. Elle permet de s'assurer de s'assurer que tout le monde tend à « rester dans le rang », par le jeu de la pression des pairs. Bien sûr, cela ne signifie pas que la place de Paris n'ait pas son lot de rivalités et de haines irréconciliables, et cela n'empêche pas les batailles rangées comme celle à laquelle on a assisté en 2020 et 2021 entre Veolia et Suez. Mais ces batailles se déroulent sur le fond d'une vision du monde partagée sur la manière doivent être gouvernées les entreprises, et dans l'intérêt de qui. Et lorsque ce consensus profond en vient à être fragilisé, on s'empresse de régler les problèmes en famille pour refermer la parenthèse – comme on l'a vu précisément lorsque le conflit entre Veolia et Suez a menacé de dérailler.

Lire aussi Climat : les liens inextricables du CAC40 avec les énergies fossiles

Cette logique de resserrement des rangs vaut également sur le dossier du climat et sur la question brûlante de la sortie des énergies fossiles, première source de gaz à effet de serre au niveau mondial. La plupart des entreprises du CAC40 sont liées au secteur des hydrocarbures par des liens économiques plus ou moins étroits. À ces liens économiques s'ajoutent des liens personnels à travers leurs instances de gouvernance. Au sein du CAC40, par le jeu des sièges aux conseils d'administration, les dirigeants de TotalEnergies sont également impliqués (ou l'ont été récemment) dans la gouvernance de 17 autres groupes [1], et ceux d'Engie dans 8 autres groupes du CAC. Quasiment toutes les sociétés de l'indice ont dans leurs instances de gouvernance une personne issue du secteur des énergies fossiles. Ce qui concourt à expliquer qu'aucune d'entre elles ne défende publiquement une sortie rapide du pétrole, du charbon et du gaz, et qu'elles préfèrent s'aligner sur la position dominante commune : qu'il serait possible de s'attaquer à la crise climatique sans remettre en cause les modèles industriels et économiques établis, par le simple jeu de futures innovations technologiques pour le moins douteuses.

Mais la toile tissée par le CAC40 à travers ses conseils d'administration n'enserre pas uniquement les groupes de l'indice eux-mêmes et leurs dirigeants. Elle noue aussi des liens de solidarité plus ou moins diffus avec des acteurs extérieurs. D'abord, bien sûr, avec d'autres entreprises françaises ou étrangères – les GAFAM par exemple, dont des dirigeants ou d'anciens dirigeants siègent au conseil de plusieurs groupes. Ensuite avec le monde politique. Les conseils d'administration du CAC40 comptent un certain nombre d'anciens dirigeants politiques, dont la présence apporte un certain prestige et facilite les relations avec les pouvoirs publics. Les deux cas les plus emblématiques, celui de Nicolas Sarkozy au conseil d'administration d'Accor et d'Édouard Philippe à celui d'Atos, concernent deux groupes qui ne figurent plus actuellement dans le CAC40. D'autres anciens ministres ou secrétaires d'Etat français sont administrateurs de groupes du CAC40, comme Fleur Pellerin chez Schneider Electric ou Hubert Védrine chez LVMH. Sans oublier des anciens ministres belges, britanniques, luxembourgeois ou québecois.

Plus encore qu'avec les politiques eux-mêmes, le CAC40 a surtout historiquement des liens très étroits, et quasi symbiotiques dans certains cas, avec la haute administration. Une bonne partie des dirigeants du CAC ont fait leurs études dans les mêmes grandes écoles (notamment l'École nationale d'administration et Polytechnique) et consacré une partie plus ou moins courte de leur carrière à la haute fonction publique (notamment dans des grands corps comme l'Inspection générale des finances ou le corps des Mines) et aux cabinets ministériels. Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, est issu de Polytechnique et du corps des Mines. Passé par le ministère de l'Industrie et dans les cabinets d'Édouard Balladur et François Fillon dans les années 1990, il rejoindra ensuite l'entreprise pétrolière publique Elf, qui sera absorbée par Total en 2000. L'ancien PDG d'Orange Stéphane Richard était dans la même promotion de l'ENA que les ex-ministres Christian Paul et Florence Parly, mais aussi que le DG de la Société générale et futur président du conseil d'administration de Sanofi Frédéric Oudéa, que l'ancien patron de l'Agence participation de l'Etat David Azéma (aujourd'hui chez Bank of America-Merrill Lynch) ou encore que Nicolas Bazire, ancien conseiller d'Edouard Balladur et Nicolas Sarkozy aujourd'hui chez LVMH. Le PDG de Carrefour Alexandre Bompard, fils d'un pilier du RPR, est lui aussi passé par l'ENA (en même temps que Chantal Jouanno et le préfet Laurent Nunez) avant de rejoindre brièvement l'Inspection des finances et le cabinet de François Fillon, puis le secteur privé : Canal+, Europe1, Fnac-Darty et enfin le groupe de grande distribution.

Lire aussi Une haute fonction publique-privée à la française : près de la moitié du CAC40 a un patron issu des grands corps de l'État

Globalement, sur 66 dirigeants du CAC40 (PDG, DG et présidents de C.A.), 25 sont issus de la haute fonction publique et des cabinets ministériels – c'est-à-dire un gros tiers. Si l'on enlève les dirigeants de nationalité non française et ceux qui sont aussi les fondateurs et principaux actionnaires de leur propre groupe, cette proportion s'élève à 25 sur 46.

Les médias dans la toile

Ces relations avec le monde politique montre bien que la toile du CAC40 est aussi – peut-être avant tout ? - une toile d'influence. Influence auprès des élus et autres décideurs, certes, mais aussi influence sur le débat public, à travers les liens tissés avec les médias, les think tanks ou encore le monde de la recherche et des grandes institutions culturelles et académiques.

Le thème de la concentration des médias est au centre de l'actualité en France. De fait, une large proportion de la presse écrite, de la radio et de la télévision sont aujourd'hui la propriété d'une poignée de grands groupes, souvent eux-mêmes dirigés par des milliardaires : Vincent Bolloré et Vivendi pour le groupe Canal+, Bernard Arnault pour Les Échos et Le Parisien, les Bouygues pour TF1, les Dassault pour Le Figaro, etc. La manière dont Vincent Bolloré, dans le cadre des élections de 2022, a mis ses médias au service de la candidature d'extrême-droite d'Éric Zemmour, est une bonne illustration des conséquences délétères de cette concentration. La France présente en outre cette spécificité par rapport à d'autres pays que les médias y sont non seulement concentrés, mais aussi entre les mains de groupes issus de secteurs d'activité complètement différents : le luxe pour Bernard Arnault, l'armement pour les Dassault, le BTP pour Bouygues...

La propriété directe n'est toutefois que l'une des manières dont les grands intérêts économiques pèsent sur les médias et, à travers eux, sur le débat démocratique. Les dépenses publicitaires sont une autre source importante d'influence, dans la mesure où la plupart des médias grand public sont dépendants de ces revenus pour leur survie. L'activité publicitaire figure en bonne place dans le CAC40, à travers les deux leaders français Publicis et Vivendi (via sa filiale Havas). Les groupes du luxe, de l'automobile ou encore de la grande distribution figurent, en tant qu'annonceurs, parmi les principaux financeurs des médias français – y compris publics. Certains groupes n'hésitent pas à user de cette arme à titre de représailles contre des médias qui leur auraient déplu : ainsi, en 2021, TotalEnergies a arrêté d'acheter des espaces publicitaires dans Le Monde après la publication d'une enquête sur les pratiques du groupe pétrolier au Myanmar. LVMH en avait fait de même quelques années plus tôt après que le quotidien du soir a osé évoquer le nom de Bernard Arnault à propos des « Paradise Papers ».

La propriété directe n'est toutefois que l'une des manières dont les grands intérêts économiques pèsent sur les médias et, à travers eux, sur le débat démocratique.

Là encore, ces liens économiques sont complétés par des relations de nature personnelle. L'analyse de la composition des conseils d'administration permet d'en prendre la mesure. De nombreux administrateurs du CAC40 siègent en même temps dans les instances de gouvernance de groupes médiatiques – privés aussi bien que publics – en France et à l'étranger. Par exemple, une dirigeante de LVMH (et administratrice d'Unibail), Aline Sylla-Walbaum, vient de prendre la présidence du conseil de surveillance du groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, La Vie, Courrier International, Le Monde diplomatique). Thomas Buberl, patron d'Axa, siège au conseil d'administration de Bertelsmann, le propriétaire de M6. Cécile Cabanis, déjà citée et décidément omniprésente, est également au conseil de surveillance de la société éditrice du Monde, ainsi qu'au conseil d'administration de France Médias Monde (RFI, France24). Delphine Arnault, fille de Bernard, en plus de siéger au conseil des Echos, titre appartenant au groupe familiale LVMH, est également administratrice de M6 et de Havas. Le compagnon de cette dernière Xavier Niel, désormais actionnaire clé d'Unibail en plus de sa participation dans iliad, est lui aussi très présent dans le monde des médias, à travers les groupes Le Monde et Nice-Matin.

La fabrique de l'opinion

À l'interface entre la sphère médiatique et le monde de la recherche, les « think tanks » jouent un rôle clé dans la fabrique de l'opinion. Ils alimentent les plateaux télévisés en « experts » censés expliquer les enjeux d'un débat politique et ses prononcer à leur sujet de manière objective. Dans les médias et à travers les événements qu'ils organisent, les think tanks contribuent à façonner et orienter les termes du débat démocratique, les questions posées, les chiffres sur lequel les discussions s'appuient. Ils sont donc un moyen puissant d'influence pour les entreprises, d'autant plus efficace que celle-ci reste cachée derrière une apparence de neutralité. Or tous les grands think tanks français sont – quoiqu'à des degrés divers - liés au CAC40 (et à d'autres grandes entreprises françaises ou étrangères comme Microsoft) à la fois dans leur financement et dans leur gouvernance. C'est évidemment le cas de ceux qui affichent ouvertement leur orientation « pro-business » comme l'Institut Montaigne, mais aussi de think tanks en apparence plus impartiaux comme l'IDDRI ou l'Institut français des relations internationales, ainsi que ceux dédiés à l'Europe comme l'Institut Jacques Delors.

Lire aussi

Au-delà des médias et des think tanks, la toile tissée par le CAC40 s'étend à virtuellement l'ensemble des grandes institutions scientifiques et culturelles. Musées, grandes écoles et universités, monuments, instituts de recherche... Les institutions françaises les plus prestigieuses sont aujourd'hui liées aux grands groupes du CAC40 par des liens économiques – partenariats ou mécénat – mais aussi par la participation de représentants de ces derniers à leur gouvernance. Cette pénétration des grands intérêts économiques dans le monde de la culture et de la science n'est pas nouvelle, mais elle s'est renforcée ces dernières années à mesure que l'État a réduit ses crédits et a encouragé les établissements publics à se tourner vers le secteur privé pour trouver de l'argent. Ironie amère de l'histoire : une bonne partie du soutien apporté aux sciences et aux arts par le CAC40 est financé indirectement par les budgets publics, via le crédit d'impôt mécénat.

Il ne s'agit évidemment pas de dire que tous ces médias et ces institutions et ceux qui y travaillent sont sous l'emprise du CAC40 et de ses intérêts. Il s'agit – dans la plupart des cas – d'un mécanisme d'influence beaucoup plus informel. L'argent du CAC40 et les liens personnels tissés au niveau des dirigeants contribuent à légitimer et améliorer l'image des entreprises et de leurs activités et entraînent des phénomènes souvent imperceptibles d'autocensure et de canalisation des discours : sans même trop y penser, on ne parlera pas de telle affaire, défavorable à une entreprise, mais plutôt d'un autre ; on ne travaillera pas sur un sujet de recherche qui pourrait potentiellement déplaire à un financeur, ou au moins on en atténuera les conclusions, etc. Cette influence – d'autant plus difficile à identifier et à contrecarrer qu'elle est insidieuse – est extrêmement nocive pour la culture démocratique d'une société. Elle ne peut être combattue qu'à travers de vrais mécanismes de financement public ou de redistribution pour s'assurer d'un minimum d'indépendance des médias, du monde de la culture et de la recherche. Malheureusement, nous sommes toujours en France sur une trajectoire inverse.

Olivier Petitjean
Infographies : Guillaume Seyral


[1] Dont un deux fois, ce pourquoi nous parlons de 18 liens plus haut dans l'article.

05.12.2022 à 09:54

Le CAC40 a généré 26 millions de déchets en 2021, 10% de plus qu'en 2019

Le CAC40 a généré en 2021 plus de 26 millions de tonnes de déchets, soit 2 611 fois le poids de la tour Eiffel. Un chiffre en augmentation de 5,6% par rapport à 2020 et de 10,6% par rapport à 2019.

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32 groupes du CAC40 publient des chiffres sur les déchets générés par leur activité. Cela représente pour 2021 plus de 26 millions de tonnes de déchets, soit 2 611 fois le poids de la tour Eiffel.

On ne constate pas dans ce domaine d' « effet Covid ». À périmètre égal, ce chiffre est en augmentation de 5,6% par rapport à 2020 et de 10,6% par rapport à 2019.

Cette hausse continue des déchets reflète le peu d'attention porté à cet enjeu par rapport au climat, et le fait que la plupart des groupes du CAC40 persiste à baser leur stratégie sur la croissance continue, directe ou indirecte, de la consommation matérielle.

D'après les chiffres disponibles, les groupes qui génèrent le plus de déchets sont à chercher dans l'industrie et le BTP : ArcelorMittal (11 millions de tonnes), Engie (5,3 millions de tonnes) et Vinci (5 millions).

02.12.2022 à 13:05

L'augmentation inexorable des dividendes du CAC40

Les années se suivent et se ressemblent. Chaque printemps, lors de la saison des assemblées générales d'actionnaires, la presse fait ses gros titres sur les milliards d'euros de dividendes versés par le CAC40. Plutôt que d'égrainer les chiffres à neuf zéros, qui finissent par ne plus dire grand chose, une autre manière de mettre en évidence l'addiction des grands groupes français aux dividendes est de considérer le dividende par action – autrement dit, la somme versée à un actionnaire pour chaque titre de (...)

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Texte intégral (553 mots)

Les années se suivent et se ressemblent. Chaque printemps, lors de la saison des assemblées générales d'actionnaires, la presse fait ses gros titres sur les milliards d'euros de dividendes versés par le CAC40. Plutôt que d'égrainer les chiffres à neuf zéros, qui finissent par ne plus dire grand chose, une autre manière de mettre en évidence l'addiction des grands groupes français aux dividendes est de considérer le dividende par action – autrement dit, la somme versée à un actionnaire pour chaque titre de l'entreprise qu'il détient.

De fait, une grande partie du CAC40 tend à augmenter automatiquement son dividende par action d'année en année. Même si les résultats et le chiffre d'affaires des entreprises baissent, et même en cas de pertes, le dividende poursuit son avancée inexorable. Il faut une véritable crise, comme celle du Covid-19 ou la menace d'effondrement financier de 2018, pour que cette mécanique bien huilée s'enraye quelque temps... avant de repartir de plus belle.

Le graphique ci-dessus détaille l'évolution du dividende par action depuis 2006 de quatre groupes du CAC40. Air Liquide, L'Oréal et Sanofi offrent des exemples d'augmentation continue d'année en année. BNP Paribas, au contraire, est un exemple de dynamique plus hachée, avec des baisses liées à la crise de 2008, à la crise de l'euro et enfin à l'interdiction des dividendes bancaires en 2020 sur fond de Covid, qui ne l'empêchent pas de reprendre à chaque fois sa marche vers le haut.

Imaginons un ou une petit.e actionnaire qui détiendrait une seule action de chacun des groupes du CAC40 dans sa composition actuelle. Il aurait touché 53,41 euros de dividendes au titre de l'année 2006. Au titre de l'année 2021, il toucherait 93,76 euros.

Ce second graphique montre l'évolution du dividende cumulé des 40 groupes du CAC depuis 2006. La légère chute due à la crise de 2008 et la chute plus conséquente de 2020 sont bien visibles, de même que la tendance à repartir immédiatement à la hausse. Pour encore mieux illustrer cette tendance, nous montrons aussi l'évolution des dividendes par action du CAC40 sans Renault et Unibail-Rodamco-Westfield (« CAC38 »), qui n'ont pas distribué de dividendes au titre de l'année 2021 et qui ont historiquement des dividendes par action très élevés (pas moins de 10,80 euros par action lors des dernières distributions d'Unibail, qui a un plus petit nombre de titres en circulation).

Tant que le CAC40 continuera à considérer que ses actionnaires ont un droit sacré non seulement à toucher un dividende, mais encore à toucher un dividende toujours supérieur à celui de l'année précédente, on peut s'attendre à ce que les milliards d'euros continuent de pleuvoir.

28.11.2022 à 14:29

BTP, armement, gaz, luxe... Quelles sont les entreprises françaises les plus engagées au Qatar ?

Olivier Petitjean

Au-delà du cas emblématique de Vinci, mis en examen le 9 novembre pour le traitement réservé aux ouvriers de ses chantiers au Qatar, de nombreux groupes français sont très actifs dans l'émirat et ont profité directement ou indirectement de l'organisation du « Mondial de la honte ». Des liens étroits qui ont souvent été noués sous l'auspice des dirigeants politiques français.
Au moment même où s'achevait en Égypte la COP27 commençait à quelques centaines de kilomètres de là un autre événement planétaire qui (...)

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Au-delà du cas emblématique de Vinci, mis en examen le 9 novembre pour le traitement réservé aux ouvriers de ses chantiers au Qatar, de nombreux groupes français sont très actifs dans l'émirat et ont profité directement ou indirectement de l'organisation du « Mondial de la honte ». Des liens étroits qui ont souvent été noués sous l'auspice des dirigeants politiques français.

Au moment même où s'achevait en Égypte la COP27 commençait à quelques centaines de kilomètres de là un autre événement planétaire qui en paraît comme l'antithèse : la coupe du monde de football. Il ne manque pas de raisons de s'indigner de ce « mondial de la honte ». Sa préparation a mis en lumière les conditions de travail terribles et le traitement infâme réservé aux ouvriers migrants des chantiers, pour la plupart venus d'Asie, dont plusieurs centaines ont trouvé la mort du fait de protections inadéquates contre le soleil et la chaleur. L'organisateur qatari s'est aussi trouvé montré du doigt pour ses positions rétrogrades sur un ensemble de sujets sociétaux, à commencer par les droits des personnes LGBT. Enfin, la tenue en plein désert d'un tel événement, conçu pour attirer des centaines de milliers de fans devant se déplacer en avion des quatre coins du monde pour se rendre au Qatar (et même parfois de leur hôtel aux stades), dans des conditions semi-artificielles pour rendre le climat tolérable aux touristes, apparaît comme une aberration du point de vue climatique.

Comme souvent, l'indignation qui s'exprime dans les médias et dans la bouche de nos dirigeants se mêle cependant à une forte dose d'hypocrisie. Les leaders et milieux d'affaires occidentaux sont souvent les premiers « facilitateurs » des régimes politiques décriés par l'opinion, comme on a pu le voir récemment à propos de la Russie ou du Brésil. C'est tout aussi vrai du Qatar, qui a fait de la France et de ses entreprises une cible de choix.

Quels sont donc les grands groupes français les plus présents au Qatar et les plus liés à son régime ? Voici un tour d'horizon des principaux d'entre eux.

Vinci et Accor, champions du Qatar

En premier lieu viennent les entreprises dont l'État qatari est un actionnaire clé et qui sont très présentes dans le pays. Il s'agit principalement du géant du BTP Vinci (dont le Qatar détient 4% du capital) et du groupe hôtelier Accor (contrôlé à hauteur de 11,3%). L'émirat était également un actionnaire important de Veolia jusqu'en 2018.

Aussi bien Vinci qu'Accor ont été activement impliqués dans la préparation de la coupe du monde. Le premier a conduit de nombreux chantiers d'infrastructures conçus pour permettre l'accueil des visiteurs du mondial, dans la capitale Doha et dans la ville nouvelle de Lusail. Dès 2014, des alertes ont commencé à remonter sur des atteintes graves aux droits des travailleurs sur ces chantiers. L'association Sherpa avait déposé une première plainte – s'attirant en retour pas moins de cinq plaintes en représailles de la part du groupe de BTP – puis une seconde qui a finalement débouché sur la mise en examen de sa filiale Vinci Construction Grands Projets le 9 novembre dernier pour « obtention de la fourniture de services de la part d'une personne en situation de vulnérabilité ou de dépendance, avec une rétribution sans rapport avec l'importance du travail accompli », « soumission à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine » et « réduction en servitude ».

Le dossier d'instruction, dont la teneur a été révélée par Mediapart contient plusieurs témoignages confirmant les conditions inhumaines faites aux ouvriers, ainsi que des documents faisant état de plusieurs décès d'employés de Vinci ou de ses sous-traitants. En réponse au scandale, le groupe français de BTP a annoncé des mesures visant à améliorer la situation sur ses chantiers, mais des interrogations de demeurent sur l'étendue et l'efficacité de ces efforts, qui ne le dédouanent pas des abus passés.

Lire aussi Conditions de travail sur les chantiers du Qatar : quel est le rôle de Bouygues et Vinci ?

Accor, de son côté, a été chargé par les autorités qataris d'organiser l'accueil des supporters pendant la coupe du monde, dont l'un des objectifs est de promouvoir le Qatar comme destination touristique. Une enquête de France Télévisions et de la cellule investigation de Radio France a révélé que les employés de certains de ses sous-traitants locaux – eux aussi des migrants – vivaient et travaillaient eux aussi dans des conditions douteuses.

TotalEnergies s'associe au Qatar pour lancer une « bombe climatique »

Immédiatement derrière Vinci et Accor vient le groupe pétrolier TotalEnergies. Son engagement avec le Qatar n'est pas lié au football ni au tourisme, mais aux richesses gazières de l'émirat. Ces derniers mois, le géant français a signé plusieurs contrats en vue du développement du plus important champ gazier au monde, baptisé North Field, et de l'exportation de son gaz sous forme liquéfiée vers les marchés asiatiques et européens. North Field, qui représenterait pas moins de 10% des réserves mondiales connues de gaz, figure en tête du classement des « bombes climatiques » établi par le Guardian, et TotalEnergies est le principal partenaire étranger du Qatar sur son exploitation. Il faut dire que sur fond de guerre en Ukraine et de sanctions contre la Russie, le gaz de l'émirat est plus convoité que jamais. Le PDG du groupe Patrick Pouyanné est d'ailleurs monté au créneau pour défendre le Qatar et ses dirigeants contre les critiques.

La manne de la Coupe du monde

Vinci n'est pas la seule entreprise française à avoir tiré profit des si controversés chantiers de la Coupe du monde 2022. Bouygues a récemment construit dans l'émirat un immense complexe urbain comprenant tours de bureaux, hôtel et centre commercial. Alstom a mené à bien, aux côtés de Vinci, le chantier du tramway de Lusail. D'autres groupes comme RATP, Keolis (filiale de la SNCF), Egis ou Systra sont présents dans le secteur des transports.

Aucun des grands projets urbanistiques, des complexes hôteliers et des stades de la Coupe du monde n'auraient pu voir le jour sans les financements et l'assistance des grandes banques internationales, toujours à l'affût de ce type d'opportunités très lucratives. L'ONG Fair Finance, dans un récent rapport, évalue à 80 milliards de dollars l'ensemble du soutien apporté par les institutions financières internationales à la préparation de la Coupe du monde. Les banques françaises ont apporté à elles seules 8 milliards de dollars sous forme de prêts et de souscriptions d'obligations : 3,8 milliards pour le Crédit agricole, 1,6 pour BNP Paribas, 1,5 pour la Société générale et 1,4 pour BPCE. Toujours selon la même source, les banques françaises sont également les premières en Europe en termes de détention d'actions et d'obligations d'entreprises de BTP et d'hôtellerie actives au Qatar, avec là aussi 8 milliards de dollars investis.

Du luxe à l'armement, le CAC40 se fait le partenaire d'une certaine vision du monde

Les groupes de luxe français sont également de la partie. LVMH, Kering et Hermès sont très présents au Qatar, dans le but de capter la riche clientèle du Golfe et les touristes qui se rendent dans la région. Louis Vuitton est d'ailleurs sponsor de la Coupe du monde 2022, à travers un partenariat avec la FIFA sur une ligne de maroquinerie dédiée – immortalisée par une photo de Lionel Messi et Cristiano Ronaldo jouant aux échecs sur une valise.

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Impossible enfin de ne pas mentionner le secteur de l'armement et de la sécurité. Selon les statistiques du ministère des Armées, le Qatar arrive en troisième position des commandes d'armes françaises sur la période 2012-2021, derrière l'Égypte et l'Inde mais devant l'Arabie saoudite, avec 11,1 milliards d'euros. L'émirat fait partie de la poignée de pays ayant fait l'acquisition de chasseurs Rafale du groupe Dassault, produit phare de l'industrie française de l'armement dont les leaders français successifs se sont fait les VRP depuis des années. Selon l'enquête déjà citée de France Télévisions et Radio France, Nicolas Sarkozy aurait même monnayé son soutien à l'organisation du mondial par le Qatar en contrepartie de l'achat desdits Rafale.

Ce partenariat étroit s'étend aussi au domaine de la sécurité. Le groupe Thales, par exemple, gère la vidéosurveillance de l'aéroport international de Doha. Le gouvernement français a conclu un accord avec l'émirat pour l'aider à assurer la sécurité de la coupe du monde. Depuis 2010, le Qatar organise sa propre déclinaison du salon Milipol, dédié à la sécurité intérieure des États et organisé par un consortium public-privé français. Lors de sa dernière édition, qui s'est tenue en mai 2022 à Doha, les industriels français du secteur étaient une nouvelle fois présents en masse.

Olivier Petitjean


Photo : OIT/Apex images, cc by-nc-nd

21.11.2022 à 11:01

À la tête du CAC40, un peu plus de place pour les femmes, mais à la marge

À mesure que l'on grimpe les échelons hiérarchiques du CAC40, les femmes deviennent de plus en plus rares.
En 2018, pour la première édition de ce « véritable bilan annuel », nous avions étudié la place des femmes au sein du CAC40, en pointant du doigt à quel point le pouvoir y restait une prérogative masculine. À l'époque, les femmes représentaient en moyenne 39 % de l'effectif du CAC40, mais seulement 13,9 % des comités de direction (ou comex, pour comités exécutifs). Douze groupes de l'indice parisien (...)

- CAC40 : le véritable bilan annuel 2022 / , ,
Texte intégral (672 mots)

À mesure que l'on grimpe les échelons hiérarchiques du CAC40, les femmes deviennent de plus en plus rares.

En 2018, pour la première édition de ce « véritable bilan annuel », nous avions étudié la place des femmes au sein du CAC40, en pointant du doigt à quel point le pouvoir y restait une prérogative masculine. À l'époque, les femmes représentaient en moyenne 39 % de l'effectif du CAC40, mais seulement 13,9 % des comités de direction (ou comex, pour comités exécutifs). Douze groupes de l'indice parisien ne comptaient aucune femme dans leur comité de direction. Sur les 57 PDG, directeurs généraux et présidents du conseil d'administration qui dirigeaient alors les géants du CAC40, on ne trouvait que 2 femmes : Isabelle Kocher, la directrice générale d'Engie, et Sophie Bellon, présidente du conseil d'administration de Sodexo. Soit 3,5 %. Par contraste, les femmes représentaient un peu plus de 40 % des conseils d'administration du CAC... précisément parce que la loi imposait un seuil obligatoire de 40 %.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Les hommes partagent-ils davantage le pouvoir qu'il y a quelques années ? Il y a des évolutions positives, quoiqu'insuffisantes. En septembre 2022, les femmes représentent désormais un peu plus d'un quart de tous les membres des comités de direction du CAC40 – principalement parce que les groupes ont élargi leurs comités de direction pour y créer des places pour des femmes. On compte tout de même encore trois groupes du CAC40 qui n'ont aucune femme dans leur comité de direction : EssilorLuxottica (doté d'une structure de gouvernance très particulière), ArcelorMittal et Bouygues. Il n'y a qu'une entreprise, Vivendi, où elles soient majoritaires.

Au sein même des comités de direction du CAC, les femmes tendent à se voir assigner des fonctions stéréotypées, comme les ressources humaines, la communication, la responsabilité sociale ou encore les affaires juridiques. 55,9 % des membres de comités de direction du CAC40 responsables des ressources humaines sont ainsi des femmes. 66,7 % des membres de comités de direction chargés de la responsabilité sociale ou du développement durable sont des femmes. Pour ceux et celles chargé.e.s de la communication, cette proportion est de 57,1 %. Pour les affaires juridiques, elle est de 50 %.

Tout en haut de l'échelle hiérarchique, les évolutions sont tout aussi lentes. On compte depuis cette année trois femmes directrices générales de groupes du CAC40, chez Engie et désormais chez Orange et Veolia, ainsi que deux présidentes de conseil d'administration, chez Legrand et Michelin. Soit 5 femmes sur 68 DG, PDG et présidents de conseil d'administration – environ 7,4 %.

La proportion de femmes dans les effectifs globaux est très variable selon les groupes, et reste en grande partie fonction des secteurs d'activité. D'un côté, l'industrie et le BTP : Vinci (16,5 % de femmes dans l'effectif global), Alstom (18,8 %) Airbus (19 %), Bouygues (19,5 %) et Michelin (19,8 %) sont les groupes les moins féminisés du CAC. À l'autre extrémité, on trouve le luxe : LVMH (71 % de femmes dans l'effectif), L'Oréal (68,9 %), Hermès (67 %), Kering (66 %), Axa (61,7 %) ou encore EssilorLuxottica (60 %). Que ces groupes soient très féminisés ne si- gnifie pas qu'ils soient davantage dirigés par des femmes, au contraire : EssilorLuxottica, LVMH ou encore Axa se distinguent par la faible place des femmes dans leurs instances de direction (0 %, 14,3 % et 21,4 % respectivement).


Photo : STML cc by-nc-nd

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