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27.03.2024 à 12:21

Liaisons dangereuses - La lettre du 27 mars 2024

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Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
N'hésitez pas à rediffuser cette lettre, à nous envoyer vos réactions, commentaires et informations.
Bonne lecture
La France et la machine de guerre israélienne
Depuis le début de l'offensive à Gaza, les livraisons d'armes occidentales à Israël sont dans le viseur du mouvement de soutien à la Palestine. Dans plusieurs pays, des dockers, des syndicalistes et des militants de la société civile ont bloqué ou (…)

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Texte intégral (1684 mots)

Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.

N'hésitez pas à rediffuser cette lettre, à nous envoyer vos réactions, commentaires et informations.

Bonne lecture

La France et la machine de guerre israélienne

Depuis le début de l'offensive à Gaza, les livraisons d'armes occidentales à Israël sont dans le viseur du mouvement de soutien à la Palestine. Dans plusieurs pays, des dockers, des syndicalistes et des militants de la société civile ont bloqué ou dénoncé les livraisons d'armes à destination de l'État hébreu.

Et en France ? Certaines fédérations et sections syndicales, notamment de la CGT, sont montées au créneau, et des actions ont été menées devant plusieurs sites des groupes français d'armement ayant des liens avec Israël. Les militants de Stop Arming Israel ont cartographié les usines de ces entreprises. Parmi les noms cités, on trouve Thales, Safran et Airbus, et d'autres firmes moins connues du grand public.

D'après les chiffres officiels, les livraisons d'armes françaises à Israêl (25,6 millions d'euros en 2022) restent modestes en comparaison à la totalité des ventes d'armes françaises sur cette même année (27 milliards) et aux dépenses militaires de Tsahal (25 milliards). Les autorités françaises prétendent en outre que ces exportations concernent seulement des armes défensives, qui ne sont pas utilisées dans l'offensive en cours à Gaza. C'est faux. Certaines armes et équipements français sont bien utilisés sur le terrain dans ce qui est de plus en plus largement reconnu comme une guerre à objectif génocidaire.

En outre, ces chiffres n'incluent pas les pièces et composants que l'on peut retrouver dans des drones et d'autres armes. Les médias Disclose et (MarsActu ont ainsi révélé qu'ont été exportées en octobre 2023 des équipements made in France destinés à équiper les fusils mitrailleurs de Tsahal.

Au-delà des exportations d'armes et d'équipements, les champions français du secteur de la défense ont également multiplié ces dernières années les partenariats avec le complexe militaro-industriel israélien.

Lire notre article : Les liaisons dangereuses de l'industrie française de l'armement avec Israël.

Plutôt que de se ruer sur les « métaux critiques », changer notre conception de la « transition »

Depuis quelque temps, nos dirigeants et nos industriels nous rabattent les oreilles de la nécessité impérieuse de sécuriser notre approvisionnement en « métaux critiques », voire de relancer l'exploitation minière en Europe et même en France au nom des exigences du climat et de la transition énergétique.
Mais de quelle « transition » parle-t-on ? Et cette relégitimation de l'industrie minière – aujourd'hui objet d'un vaste consensus – est-elle vraiment crédible ?

Dans son livre La Ruée minière au XXIe siècle paru en janvier dernier aux éditions du Seuil, la journaliste Celia Izoard nous rappelle que « la mine n'a jamais été aussi énergivore, aussi polluante et aussi radicale dans ses effets sur le vivant ». De sorte que vouloir accroître la production minière ne peut qu'augmenter encore les émissions de gaz à effet de serre, en plus de continuer à détruire des territoires entiers. C'est notre conception de la transition qu'il faudrait changer.

En réalité, l'engouement actuel pour les « métaux critiques » répond avant tout à la demande des industriels européens dans des secteurs comme l'aviation et l'armement (comme nous l'avons montré dans notre rapport Du sang sur le Pacte vert ?, ainsi qu'à la perte d'influence relative de l'occident dans le monde.

Lire notre entretien avec Celia Izoard.

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En bref

Formations à l'horizon. Comment enquêter sur les multinationales ? Sur leur lobbying ? Comment décrypter et exploiter les rapports annuels du CAC40 ? Tel est le programme de la nouvelle série de formations que propose l'Observatoire des multinationales en avril-mai à Paris. Ces formations sont conçues pour un public de journalistes et de salariés et militants de la société civile. Toutes les dates et informations sont disponibles ici.

Bon anniversaire TotalEnergies. C'est le 28 mars 1924 qu'a été fondée la Compagnie française des pétroles, ancêtre de TotalEnergies, à l'initiative du gouvernement de Raymond Poincaré. L'entreprise a été créée pour gérer les parts échues à la France dans le consortium pétrolier irakien, dans le cadre du partage de l'ex empire ottoman et des intérêts économiques allemands suite à la Première Guerre mondiale. Comme quoi, quoi qu'en prétendent encore aujourd'hui ses dirigeants, le groupe pétrolier a depuis sa naissance son destin et sa prospérité étroitement liés à la complaisance de l'État français. Nous avons eu l'occasion de le montrer à plusieurs reprises (voir par exemple Comment l'État français fait le jeu de Total en Ouganda et nous avons eu l'occasion d'y revenir lors de notre récente audition au Sénat. ONG et collectifs militants ont mené de nombreuses actions ces derniers jours pour célébrer à leur manière cet anniversaire, allant jusqu'à perturber la grand fête organisée par l'entreprise au château de Versailles.

Portes tournantes. Un ex membre d'un gouvernement d'Emmanuel Macron vient une nouvelle fois de rejoindre le secteur privé, en la personne de Laurent Pietraszewski. L'ancien secrétaire d'État aux retraites devient président du conseil d'administration du groupe Casino, désormais propriété du milliardaire tchèque Daniel Křetínský. On pourrait y voir un retour à la source pour celui qui était, avant de se lancer en politique, cadre RH au sein d'un autre groupe de grande distribution, Auchan. En réalité, s'il a été recruté, c'est pour mieux faire passer la pilule auprès du gouvernement du méga-plan social qui se prépare au sein de Casino. Des rendez-vous auraient même déjà été pris, selon La Lettre, avec les ministères concernés. Une nouvelle illustration des constats que nous faisons dans notre page spéciale Les portes tournantes : la plupart des responsables publics qui vont pantoufler dans le privé n'y vont pas par « esprit d'entreprise », mais pour faire du lobbying.

Un déficit très prévisible. Le déficit public de la France pour 2023 s'établit à 5,5%, bien au-delà des prévisions du gouvernement. Celui-ci s'en sert pour justifier une nouvelle cure d'austérité dont les 10 milliards d'économies annoncés récemment ne sont que la première étape. Comment expliquer que Bercy n'ait pas su (ou pas voulu) voir venir le dérapage des finances publiques ? Selon les premiers éléments disponibles, le trou constaté s'explique par une large part par des recettes fiscales moindres qu'attendues, notamment en ce qui concerne l'impôt sur les sociétés (à cause des « sociétés financières », a suggéré Bruno Le Maire). On nous avait pourtant promis que les « superprofits » étaient une bonne nouvelle pour la France, car ils permettraient d'augmenter les rentrées fiscales. Autre échec patent : la taxe exceptionnelle sur les profits des énergéticiens, qui n'a rapporté que 300 millions d'euros contre 12 milliards escomptés initialement – probablement parce que les dits énergéticiens ont pu s'arranger pour passer entre les mailles du filet. Après les multiples baisses d'impôts sur les entreprises et le capital et l'augmentation en flèche des aides publiques à ces mêmes entreprises (cf. notre initiative Allô Bercy), le déficit constaté aujourd'hui était plus que prévisible, tout comme il était plus que prévisible qu'il servirait à justifier de nouvelles régressions sociales.

Devoir de vigilance. À signaler si vous avez lu nos dernières lettres : la directive européenne sur le devoir de vigilance a finalement été adoptée le 15 mars dernier – dans une version amoindrie par rapport au projet approuvé initialement par le Conseil sous la pression de l'Allemagne, de l'Italie et de la France.

22.03.2024 à 09:33

« Invoquer la nécessité de créer des mines “pour la transition” est très hypocrite »

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« La mine n'a jamais été aussi énergivore, aussi polluante et aussi radicale dans ses effets sur le vivant », nous rappelle Celia Izoard dans son livre La Ruée minière au XXIe siècle. Et pourtant, nos gouvernements et nos industriels cherchent aujourd'hui à lui redonner une légitimité au nom de la nécessaire action climatique. Que cachent les discours actuels sur les « métaux critiques » et la « mine responsable » ? Entretien.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur la question des (…)

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Texte intégral (4461 mots)

« La mine n'a jamais été aussi énergivore, aussi polluante et aussi radicale dans ses effets sur le vivant », nous rappelle Celia Izoard dans son livre La Ruée minière au XXIe siècle. Et pourtant, nos gouvernements et nos industriels cherchent aujourd'hui à lui redonner une légitimité au nom de la nécessaire action climatique. Que cachent les discours actuels sur les « métaux critiques » et la « mine responsable » ? Entretien.

Comment en êtes-vous venue à travailler sur la question des mines ?

Celia Izoard : Cela fait quinze ans que je travaille sur la mystique de la technologie, et en particulier sur les concepts de société et d'économie « immatérielles ». Ce qui m'intéresse, c'est de rematérialiser notre monde, en remontant les chaînes de production. D'où mon intérêt pour les mines et les métaux. Par ailleurs, plus concrètement, je me suis rendue en Guyane pour une enquête pour la Revue Z, parue en 2018, sur le projet minier Montagne d'Or et sur l'orpaillage en Amazonie, avec en arrière-plan la base spatiale de Kourou. C'est de là qu'est partie ma réflexion sur ce que j'ai appelé dans mon livre la cosmologie extractiviste, qui puise dans le sous-sol pour se projeter dans le ciel au moyen de la technique. La Guyane d'aujourd'hui est une illustration parfaite de cette cosmologie, qui donne également à voir le lien indissoluble entre la mine et la conquête, et nous oblige à aborder ces questions avec un angle décolonial.

Il est beaucoup question aujourd'hui de renouveau minier, de retour de la question des métaux en raison notamment des besoins de la transition énergétique, avec la perpective d'ouvrir de nouvelles mines en Europe et même en France. Ce que vous montrez dans ce livre, c'est qu'il ne s'agit pas du tout d'un renouveau, mais d'une trajectoire de continuité : on n'a jamais cessé d'extraire toujours plus de métaux, avec toujours plus d'impacts. Mais on a réussi à nous le faire oublier.

Les volumes de métaux extraits dans le monde aujourd'hui augmentent massivement, et n'ont jamais cessé d'augmenter. On parle de renouveau minier, mais au cours des vingt dernières années, l'extraction de matières minérales a doublé en volume. Ce qui est parfaitement logique puisqu'on ne cesse de produire de nouveaux objets et de nouveaux équipements dans nos pays riches, notamment avec la numérisation et aujourd'hui l'intelligence artificielle, et qu'en plus de cela le reste du monde s'industrialise. En conséquence, on consomme de plus en plus de métaux, et des métaux de plus en plus variés – aussi bien des métaux de base comme le cuivre et l'aluminium que des métaux de spécialité comme les terres rares. Ces derniers sont utilisés en très petite quantité mais dans des objets qui sont partout, comme les smartphones. Le cuivre est un des métaux les plus anciens qu'on connaisse mais, indispensable à l'électrification, il est de plus en plus exploité.

Et la production de tous ces métaux, qu'ils soient d'usage ancien comme le cuivre ou plus récent comme les terres rares, devrait continuer à augmenter ?

Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle Enquête sur les métaux à l'ère de la transition, Seuil Essais Écocène, 2024, 302 pages, 23€

Effectivement, il n'y a rien qui freine cette production, d'autant plus qu'on y ajoute aujourd'hui une nouvelle demande qui est un véritable gouffre : celle de métaux pour le projet très technocratique de la transition. « Transition », dans l'esprit de nos élites, cela signifie dans le meilleur des cas le remplacement d'une partie du système énergétique au moyen de l'électrification – donc avec des énergies renouvelables et des batteries – avec un modèle de société inchangé. Mais, par exemple, la batterie d'une voiture électrique représente souvent à elle seule 500 kg de métaux (contre moins de 3 kg pour un vélo électrique). Dans mon livre, je cite les estimations de Simon Michaux, un professeur de métallurgie qui a essayé d'évaluer le volume total de métaux à extraire si on voulait vraiment électrifier ne serait-ce que la mobilité. Pour le lithium ou le cobalt, cela représenterait plusieurs décennies de la production métallique actuelle. On est dans un scénario complètement absurde où même pour électrifier la flotte automobile d'un seul pays, par exemple l'Angleterre ou la France, il faut déjà plus que la totalité de la production mondiale. Ce projet n'a aucun sens, même pour lutter contre le réchauffement climatique.

Vous soulignez dans votre livre que l'industrie minière devient de plus en plus extrême à la fois dans ses techniques de plus en plus destructrices, et dans les nouvelles frontières qu'elle cherche à ouvrir, jusqu'au fond des océans et dans l'espace. De sorte que ses impacts deviennent de plus en plus ravageurs.

Oui, c'est le grand paradoxe. Les élites politiques et industrielles répètent que la mine n'a jamais été aussi propre, qu'elle a surmonté les problèmes qu'elle créait auparavant. Mais si l'on regarde comment fonctionne réellement le secteur minier, c'est exactement l'inverse que l'on constate. La mine n'a jamais été aussi énergivore, aussi polluante et aussi radicale dans ses effets sur le vivant et sur les territoires. J'en donne plusieurs exemples dans le livre. C'est lié au fait que les teneurs auxquelles on va chercher les métaux sont de plus en plus basses. Si on doit exploiter du cuivre avec un filon à 0,4%, cela signifie que 99,6% de la matière extraite est du déchet. Qui plus est, ce sont des déchets dangereux, qui vont le rester pour des siècles : des déchets qui peuvent acidifier les eaux, charrier des métaux toxiques un peu partout. Les résidus miniers vont s'entasser, dans le meilleur des cas, derrière des barrages qui peuvent provoquer de très graves accidents, qui sont sources de pollution, et qui sont difficilement contrôlables sur le long terme. Et ceci, c'est la norme. C'est l'ordinaire de l'industrie minière aujourd'hui. Il y a en outre des techniques nouvelles qui ont vu le jour ces dernières décennies, toujours plus destructrices comme le « mountaintop removal », la décapitation de montagne, pour les mines de charbon. Ces techniques sont très bien décrites dans le rapport de Syst-Ext « Controverses minières » [1], qui montre que nous assistons aujourd'hui à véritable escalade technologique qui est aussi une escalade de la prédation minière. La mine est aujourd'hui une des pointes avancées de ce qu'on a pu appeler le capitalisme par dépossession.

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Comment expliquer, au regard de cette puissance destructrice, que les populations occidentales aient presque totalement oublié ce qu'est la mine, jusqu'à ce que nous parle aujourd'hui de renouveau minier ?

Il y a un déni spectaculaire, qui repose sur deux facteurs. Le premier est la religion de la technologie, l'une des idéologies dominantes du monde capitaliste. Nos dirigeants et certains intellectuels ont entretenu l'idée qu'on avait, à partir des années 1970, dépassé le capitalisme industriel, qui avait été tellement contesté pendant la décennie précédente, et qu'on était entré dans une nouvelle ère. Le capitalisme post-industriel était désormais avant tout une affaire de brevets, d'idées, d'innovations et de services. Les mines, comme le reste de la production d'ailleurs, ont disparu. C'est une idéologie très puissante qui permet de réenchanter le capitalisme en permanence. Le second facteur est géopolitique. Aux grandes heures du néo-libéralisme, notre déni de la mine était un pur produit de notre mode de vie impérial. Les puissances occidentales avaient la possibilité de s'approvisionner à bas coût, que ce soit par l'ingérence politique, en soutenant des dictatures, ou par le chantage à la dette et les politiques d'ajustement structurel. Ce sont ces politiques qui ont permis d'avoir du cuivre du Chili ou d'Indonésie si bon marché, ou tous ces métaux extraits en Afrique.

Lire aussi Comment les géants des mines et du pétrole menacent les ressources en eau

Si l'on s'est mis à parler de renouveau minier en Europe, c'est donc avant tout le reflet de changements géopolitiques.

Il me paraît évident que c'est lié à l'essor des BRICS. À partir du début des années 2000, les États-Unis, l'Europe et leurs alliés se sont aperçus que la Chine avait construit des monopoles sur certains métaux importants, et de même pour la Russie qui est également une grande puissance minière, notamment pour les platinoïdes. Or les technologies développées par les entreprises occidentales ne peuvent absolument pas se passer de ces métaux. On a donc vu arriver une avalanche de rapports et d'analyses géostratégiques concluant qu'il fallait relancer la mine, y compris sur le territoire des États-Unis et de l'Europe, et qu'il fallait faire pièce à la Chine et à la Russie parce que c'est un enjeu de souveraineté très fort.

Les besoins en métaux pour la transition climatique, si souvent invoqués aujourd'hui, ne sont-ils donc qu'une excuse commode ?

Invoquer la nécessité de créer des mines « pour la transition » est en effet hypocrite : c'est l'ensemble des industries européennes qui connaît un risque d'approvisionnement en métaux. En 2012 on a eu par exemple, en France, la relance minière lancée par Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif. Il disait déjà qu'il fallait ouvrir des mines en France, mais à cette époque, ce n'était pas du tout justifié par un quelconque impératif écologique, mais par l'emploi et la balance commerciale. La justification était purement économique, et cela s'est d'ailleurs soldé par un échec. Tous les projets de mines envisagés ont été contestés et aucun n'a vu le jour. C'est en 2017 que l'on a assisté à un changement de discours, avec un rapport de la Banque mondiale concluant que pour lutter contre le réchauffement climatique, il y aurait besoin d'énormément de métaux et qu'il allait falloir soutenir l'industrie minière. Le discours est devenu ; « L'industrie minière n'est pas du tout un obstacle à la lutte contre le réchauffement climatique. C'est notre meilleur allié. Il va falloir l'aider. » Mais c'est du pur storytelling. En réalité, si l'on regarde par exemple la récente loi européenne sur les métaux critiques, on voit bien qu'elle répond tout autant à aux besoins des grosses entreprises européennes pour l'aéronautique, l'aérospatiale, les drones, des data centers. De l'autre côté, comme je l'ai dit, c'est absurde du point de vue climatique. En se lançant dans l'électrification totale du parc automobile ou dans le déploiement à grande échelle des énergies renouvelables sans réfléchir à nos besoins, on ouvre de véritables gouffres, qui vont faire exploser la demande en métaux et donc nos émissions de gaz à effet de serre.

Lire aussi Du sang sur le Pacte vert ?

Ce discours de réenchantement et de relégitimation de la mine auprès des populations européennes vous semble-t-il efficace ?

On est en train de créer un régime d'exception minier, avec un abaissement des garde-fous réglementaires et des formes d'extractivisme de plus en plus désinhibées, et en parallèle on culpabilise les gens. La culpabilisation est un ressort psychologique très puissant, on l'a vu durant le Covid. On dit aux gens : « Si vous n'acceptez pas des mines sur notre territoire, alors on va les faire ailleurs, aux dépens d'autres populations, dans des conditions bien pires. » Or c'est faux. D'abord, la mine propre n'existe pas. Ensuite, la loi européenne sur les métaux critiques elle prévoit qu'au mieux 10% de la production minière soit relocalisée en Europe. Aujourd'hui, on en est à 3%. Ce n'est rien du tout. On va de toute façon continuer à ouvrir des mines ailleurs, dans les pays pauvres, pour répondre aux besoins des industriels européens. Si l'on voulait vraiment relocaliser la production minière en Europe, il faudrait réduire drastiquement nos besoins et prioriser les usages les plus importants des métaux. Cela inclut, certes, les métaux pour les cellules photovoltaïques et les éoliennes pour accompagner un processus de décroissance énergétique. Ou encore pour des batteries dont le poids serait limité. Dans ce cas, on aurait une vraie relocalisation. Mais c'est l'inverse qui est en train de se passer.

Peut-on imaginer qu'un jour il existe une mine propre ? L'idée en elle-même est-elle crédible ?

Si l'on considère la réalité des mines aujourd'hui, les procédés utilisés, leur gigantisme, leur pouvoir de destruction, on voit bien qu'une mine est intrinsèquement problématique, intrinsèquement prédatrice. Derrière l'idée de « mine responsable », au-delà du slogan commercial, il y a surtout un enjeu d'acceptabilité sociale. Il s'agit de faire croire aux gens que si l'on peut améliorer certains paramètres, cela suffit à justifier le projet tout entier. L'industrie minière part de très, très bas. Ce sont des pollutions à très grande échelle, des défenseurs de l'environnement assassinés, des logiques d'ingérence et de corruption. On peut certes apporter des améliorations à certains de ces problèmes, mais cela ne suffira jamais à rendre la mine industrielle viable, ni acceptable.

Ce qui m'a frappé dans les enquêtes que j'ai menées, c'est que les industriels et parfois les dirigeants politiques ne cessent d'invoquer certains concepts, par exemple la mine décarbonée ou le réemploi des déchets miniers pour produire du ciment, comme de choses qui existent et qui sont déjà mises en pratique. À chaque fois que j'ai regardé de plus près, le constat était le même : en réalité, cela n'existe pas encore. Ce ne sont que des promesses. Il y a une confusion permanente entre la réalité présente et l'avenir espéré, et les industriels surfent sur cette confusion. Sur le site de la nouvelle mine d'Atalaya à Rio Tinto en Espagne, on voir des panneaux publicitaires alignant des panneaux photovoltaïques avec des slogans du type « Rio Tinto, la première mine d'autoconsommation solaire ». Cela donne à penser que la mine est autonome énergétiquement, mais pas du tout. Il y a seulement une centrale photovoltaïque qui alimentera une fraction de ses besoins. Et tout est comme ça.

Le constat n'est-il pas le même en ce qui concerne le recyclage des métaux ?

Il y a un effet purement incantatoire, qui consiste à se rassurer en se disant qu'un jour tout ira bien parce que l'on pourra simplement recycler les métaux dont on aura besoin. Déjà, il n'en est rien parce que les quantités colossales de métaux dont l'utilisation est planifiée pour les années à venir, ne serait-ce que pour produire des batteries pour véhicules électriques, n'ont même pas encore été extraites. On ne peut donc pas les recycler. Il faut d'abord les produire, avec pour conséquence la destruction de nouveaux territoires un peu partout sur la planète. Ensuite, le recyclage des métaux n'est pas une opération du saint-Esprit ; il repose sur la métallurgie, il implique des usines, des besoins en énergie, et des pollutions assez semblables à celles des mines elles-mêmes.

Comme vous le montrez très bien dans votre ouvrage, il y a un lien très fort entre mines et technologie. Plus on mise sur la technologique pour résoudre nos problèmes, y compris la crise climatique, plus on a besoin de métaux. L'accent mis sur le besoin de métaux pour la transition ne reflète-t-il pas le fait que les multinationales ont réussi à s'approprier ce terme même de « transition », pour lui faire signifier en réalité la poursuite du modèle actuel ?

Le concept de transition n'a rien de nouveau, il était déjà employé au XIXe siècle. À cette époque, la transition sert à freiner les ardeurs révolutionnaires : on accepte qu'il faut des changements, mais on ajoute qu'il ne faut pas aller trop vite. Il y a donc une dimension un peu réactionnaire dans l'idée même de transition. Dans son dernier livre, Jean-Baptiste Fressoz montre que la transition énergétique tel qu'on l'entend aujourd'hui est une invention des pro-nucléaires américains dans les années 1950 pour justifier des investissements publics colossaux dans l'atome [2]. Ils ont tracé des belles courbes qui montraient qu'après l'épuisement des énergies fossiles, il y aurait besoin d'une solution énergétique comme le nucléaire, et qu'il fallait donc investir maintenant pour rendre le passage des unes à l'autre moins brutal.

La transition aujourd'hui, c'est avant tout du temps gagné pour le capital et pour les grandes entreprises. Les rendez-vous qu'ils nous promettent pour 2050 et leurs promesses de zéro carbone sont évidemment intenables. Les technologies et l'approvisionnement nécessaire en métaux n'existent pas, et s'ils existaient, cela nous maintiendrait sur la même trajectoire de réchauffement climatique. Ces promesses ne tiennent pas debout, mais elles permettent de repousser à 2050 l'heure de rendre des comptes. Ce sont plusieurs décennies de gagnées. Par ailleurs, le terme de transition est de plus en plus utilisé comme étendard pour justifier une croisade, une politique de plus en plus agressive pour avoir accès aux gisements. Les pays européens et nord-américains ont signé un partenariat en ce sens en 2022, en prétendant que certes ils veulent des métaux, mais pour des raisons louables. La transition sert de figure de proue à ces politiques impériales.

Vous avez mentionné que l'une des industries les plus intéressées par la sécurisation de l'accès aux métaux est celle de l'armement. Vous décrivez dans votre livre une sorte de cercle vicieux : on a besoin de métaux pour l'armement, mais les mines alimentent les rivalités géopolitiques et provoquent des déplacements de populations et des conflits locaux, ce qui augmente le besoin d'armements. Vous semblez suggérer que c'est l'une des dimensions négligées de la guerre en Ukraine.

Peu de gens savent qu'en 2021, la Commission européenne a signé avec l'Ukraine un accord de partenariat visant à faire de ce pays une sorte de paradis minier pour l'Europe. L'Ukraine possède de fait énormément de ressources convoitées par les industriels, qu'ils soient russes, européens et américains. Cela a joué un rôle dans le déclenchement de la guerre. On voit bien que pour, pour accéder aux gisements, on va engendrer des conflits, militariser encore plus les relations internationales, ce qui va nécessiter de produire des armes de plus en plus sophistiquées, et donc d'extraire de plus en plus de métaux, et donc sécuriser l'accès aux gisements, et ainsi de suite. C'est un cercle vicieux que l'on peut résumer ainsi : la ruée sur les métaux militarise les rapports entre les nations, alimentant la ruée sur les métaux pour produire des armes afin de disposer des moyens de s'emparer des métaux. Il y a un risque d'escalade dans les années à venir. On évoque trop peu la dimension matérialiste des conflits armés, qui sont souvent rabattus sur leur dimension idéologique. La guerre en Ukraine serait liée à la volonté de Poutine de recréer la grande Russie. C'est vrai, certes. Mais la grande Russie, c'est aussi la puissance industrielle et donc l'accès aux ressources. Ceci n'est pas nouveau : cela fait longtemps que les empires reposent sur les métaux.

Au fond, à vous lire, on a l'impression qu'il faut sortir des métaux tout comme il faut sortir des énergies fossiles. Les deux vont un peu ensemble.

On a besoin de sortir de l'extractivisme au sens large. Extraire du pétrole, du charbon, du gaz ou des métaux, c'est le même modèle. D'ailleurs, d'un point de vue administratif, tout ceci correspond strictement à de l'activité minière, encadrée par des permis miniers. C'est de cela dont il faut sortir, de l'habitude de traiter le sous-sol comme un magasin, et de faire primer l'exploitation du sous-sol sur tout le reste, et en particulier sur les territoires et le vivant. Concrètement, qu'est ce qu'on peut faire ? Pour commencer, les deux tiers des mines sur la planète devraient fermer – les mines métalliques comme les mines de charbon. Ça paraît utopique de dire cela, mais cela répond à un problème urgent et vital : deux tiers des mines sont situées dans des zones menacées de sécheresse, et on n'aura pas assez d'eau pour les faire fonctionner à moins d'assoiffer les populations. En plus de cela, elles émettent du CO2, elles détruisent des territoires, elles déplacent des populations, elles nuisent à la démocratie. Il faut donc faire avec une quantité de métaux restreinte, et recycler ce que l'on peut recycler.

Vous soulignez pourtant que nous n'avons pas cessé, ces dernières années, d'ajouter de nouvelles technologies et de nouveaux objets dans notre quotidien, notamment du fait de l'envahissement du numérique. Réduire notre consommation de métaux implique-t-il de renoncer à ces équipements ?

Oui, mais au préalable, quand on dit que « nous n'avons pas cessé d'ajouter des nouvelles technologies polluantes », il faut analyser un peu ce « nous ». « Nous » n'avons pas choisi de déployer des caméras de vidéo surveillance et des écrans publicitaires partout. Nous n'avons pas choisi le déploiement de la 5G, qui a été au contraire contesté à cause de sa consommation d'énergie. La plupart d'entre nous subit plutôt qu'elle ne choisit la numérisation des services publics, instrument privilégié de leur démantèlement et de leur privatisation : l'usage de Pronote à l'école, Doctissimo et la télémédecine dont la popularité est due à l'absence de médecins, etc. Dans le secteur automobile, la responsabilité des industriels est écrasante. Depuis des décennies, ils ne cessent de bourrer les véhicules d'électronique pour augmenter leur valeur ajoutée. Ces dernières années, ils ont massivement vendu d'énormes voitures électriques parce qu'ils savaient que le premier marché de la voiture électrique, c'était d'abord la bourgeoisie, et que les bourgeois achèteraient des SUV et des grosses berlines. Donc quand je dis que nous devons réduire notre consommation de métaux, j'entends surtout par-là dénoncer les industries qui inondent le marché de produits insoutenables sur le plan des métaux (entre autres). Mais il est vrai que nous – et là c'est un vrai « nous » - devons réfléchir ensemble aux moyens de sortir de l'emprise numérique. Du point de vue des métaux, le smartphone n'est pas viable : sa sophistication et son caractère ultra-mondialisé en font un concentré d'exploitation et d'intoxication, des mines aux usines d'assemblage chinoises ou indiennes. Et bien sûr il a des impacts socialement désastreux, des addictions à la surveillance, en passant par la « surmarchandisation » du quotidien qu'il induit, à chaque instant de la vie. Là-dessus, il faut agir rapidement, collectivement, ne serait-ce que pour se protéger.

Entretien réalisé par Olivier Petitjean


[1] Disponible sur le site web de l'association Syst-Ext.

[2] Sans transition. Une nouvelle histoire de l'énergie, Seuil, Essais Ecocène, janvier 2024.

20.03.2024 à 11:17

Les liaisons dangereuses de l'industrie française de l'armement avec Israël

Piera Rocco di Torrepadula

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Depuis le début de l'offensive à Gaza, les livraisons d'armes occidentales à Israël sont dans le viseur du mouvement de soutien à la Palestine. Que sait-on des liens entre les industriels français et le complexe militaro-industriel israélien ?
Depuis cinq mois, les bombardements et les actions militaires menées par Israël à Gaza suscitent des manifestations partout dans le monde. Au-delà de la condamnation morale d'une offensive dont le bilan s'établit à plus de 30 000 morts du côté (…)

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Texte intégral (4403 mots)

Depuis le début de l'offensive à Gaza, les livraisons d'armes occidentales à Israël sont dans le viseur du mouvement de soutien à la Palestine. Que sait-on des liens entre les industriels français et le complexe militaro-industriel israélien ?

Depuis cinq mois, les bombardements et les actions militaires menées par Israël à Gaza suscitent des manifestations partout dans le monde. Au-delà de la condamnation morale d'une offensive dont le bilan s'établit à plus de 30 000 morts du côté palestinien, ce mouvement porte aussi une revendication concrète : la fin des livraisons d'armes à l'État hébreu. Les États-Unis, en particulier, ont alimenté l'arsenal de Tsahal de manière continue depuis le début de la guerre [1]. Certes, en Israël, « les lignes de production de l'industrie de l'armement fonctionnent 24 heures sur 24 », a déclaré le ministre de la Défense Yoav Gallant. Mais sans les armes des alliés, les opérations militaires ne pourraient pas se poursuivre avec la même intensité.

Le mouvement syndical a été en première ligne sur ce sujet. Dès novembre, les dockers de Barcelone des syndicats OEPB et USTP ont bloqué les navires d'armes destinés à Israël. Un comité de travailleurs du port de Gênes, en Italie, a fait de même. En Inde, un syndicat de dockers a promis de boycotter tout cargo d'armes en partance pour l'État hébreu. En Belgique, un communiqué de plusieurs syndicats de l'aviation intimait aux travailleurs d'interrompre la manutention au sol des avions remplis d'équipements militaires décollant pour Tel Aviv. Plusieurs sites de production d'armement ont été bloqués par des piquets ou des manifestations, comme ceux de BAE Systems en Angleterre ou de Safran au Canada [2]. La question a même atteint une cour de justice aux Pays-Bas, qui a ordonné l'interruption de l'envoi en Israël de pièces de rechange pour les avions de combat américains F-35 [3].

Et en France ? La CGT s'est prononcée pour un cessez-le-feu et certaines de ses fédérations, notamment celles réunies sous la bannière de l'aile gauche Unité CGT, proposent un embargo [4]. Le collectif Stop Arming Israel France a mené des actions devant plusieurs sites des groupes français d'armement ayant des liens avec Israël. Les militants ont cartographié les usines de ces entreprises. Parmi les noms cités, on trouve Thales, Safran et Airbus, et d'autres firmes moins connues du grand public.

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En quoi ces entreprises contribuent-elles à armer Israël, et quels sont leurs liens avec le secteur de la défense dans le pays ?

25 millions d'euros de ventes d'armes à Israël approuvées par l'État français

Le dernier rapport au Parlement présenté par le ministère des Armées évalue à 25,6 millions d'euros la valeur des armes destinées à Israël en 2022. À cette occasion, Sébastien Lecornu s'est félicité du « niveau historique avec près de 27 milliards d'euros » de prises de commandes reçues au total par l'industrie française de l'armement.

Par comparaison avec ces 27 milliards, et avec les 23 milliards de dollars de dépenses militaires de l'armée israélienne sur la même année 2022 selon la Banque Mondiale, 25 millions d'euros peuvent paraître négligeables. La France n'a plus le rôle de premier plan qu'elle a pu jouer dans l'armement d'Israël lors de sa naissance en 1948. Selon Patrice Bouveret, directeur de l'Observatoire des armements, cela s'explique par « la reprise du marché par les États-Unis, avec lesquels la France ne peut rivaliser, tant d'un point de vue technique que politique ».

Le rapport au Parlement ne donne cependant « qu'un faible aperçu des exportations d'armes françaises », rappelle Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes à Amnesty International France. Il ne donne pas d'information sur quelles armes sont vendues, quels acteurs en feront usage et dans le cadre de quelles missions.

Parmi les armes françaises fournies à Israël, les mieux connues sont les hélicoptères AS565 Panther, produits par Airbus et utilisés par Tsahal pour patrouiller les zones maritimes, et notamment le littoral de la bande de Gaza[Voir cet article.]]. L'Observatoire des armements a également attiré l'attention sur l'exportation de fusils d'assauts français produits par PGM Precision [5]. Cette entreprise basée en Savoie est un fournisseur attitré de la Police nationale, mais a aussi trouvé un client dans les brigades spéciales de l'armée israélienne.

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Des composants critiques exportés sans contrôle

Les spécialistes attirent aussi l'attention sur les composants qui peuvent être employés dans l'armement, sans être pour autant identifiés comme matériel de guerre. Leur exportation n'est pas soumise au contrôle du Ministère des Armées, n'est pas comptabilisée dans le rapport au Parlement, et est encore moins connue du public.

« Certaines de ces technologies peuvent être utilisées dans le secteur nucléaire ou constituer des armes chimiques », note Patrice Bouveret, tout en rappelant qu'« Israël n'est pas signataire du traité de non prolifération des armes nucléaires (TNP). Leur valeur financière peut être très faible mais leur usage peut atteindre un très haut niveau de létalité. Comment est-il possible que la France, qui est signataire du TNP, puisse lui vendre ces composants ? »

C'est ainsi qu'un capteur sensoriel produit en France par Exxelia avait été retrouvé parmi les débris d'un missile qui a tué trois enfants en 2014 à Gaza [6]. La famille des victimes a porté plainte contre l'entreprise pour « complicité de crimes de guerre » et « homicide involontaire ». L'enquête est actuellement en cours au sein du tribunal de Paris. Or, de nombreuses autres entreprises exportent ce type de produit. Le producteur de semi-conducteurs STMicroelectronics a même des implantations en Israël. Des puces ST ont été retrouvées dans des drones utilisés par l'armée russe en Ukraine. En décembre 2023, la section CGT du groupe à Crolles, près de Grenoble, a fait état des soupçons des salariés que les mêmes puces étaient employées actuellement à Gaza [7].

Théoriquement, les entreprises françaises doivent veiller à ne pas vendre à certains clients s'il existe un risque qu'ils utilisent leurs produits pour perpétrer des crimes de guerre. « En suivant ce principe, s'il y a bien un pays où il ne faudrait pas exporter aujourd'hui, c'est Israël », soutient Aymeric Elluin. Mais le contrôle est laissé à la discrétion des entreprises et leur responsabilité ne peut être engagée que par une action judiciaire, comme dans le cas d'Exxelia.

Les champions français, partenaires du complexe militaro-industriel israélien

Ce n'est pas seulement à travers leurs exportations que les entreprises françaises sont amenées à soutenir directement et indirectement l'armée israélienne. C'est également à travers les multiples liens commerciaux et technologiques qu'ils ont noué avec le secteur de l'armement dans le pays.

L'entreprise Elbit, l'un des principaux fournisseurs d'armes de Tsahal, a ainsi multiplié les partenariats avec des groupes français. Elle est par exemple liée à Thales par le biais d'une « joint venture » destinée à produire de drones UAV Tactical Systems (aussi appelés U-tacs), détenue à 51% par Elbit et à 49% par la filiale anglaise de Thales. Le résultat à été la réalisation du drone Watchkeeper WK450, employé par le Royaume-Uni en Afghanistan. Le projet a valu à l'entreprise et à son partenaire israélien un contrat de 1,2 milliards d'euros [8]. U-tacs prétend armer uniquement les forces britanniques, mais l'organisation Campaign against arms trade a recensé plusieurs licences d'exportation de l'entreprise vers Israël [9].

Elbit s'est également associée avec Safran. En 2010, le groupe français annonçait la création d'une mystérieuse entreprise partagée à 50% avec le producteur israélien, et dont la production se devait se faire à Montluçon et à Eragny [10]. Le nom de cette filiale n'a jamais été mentionné par les deux groupes, et aucune autre information n'a filtré.

Elbit a aussi lancé la production d'un nouveau système de roquettes en coopération avec KNDS, propriété de l'État français, issu de la fusion entre Nexter et un homologue allemand. Ces armes sont censées être destinées au pays membres de l'OTAN et notamment au renouvellement de l'artillerie allemande [11].

Au-delà des intérêts stratégiques, ces partenariats découlent aussi du besoin continu de modernisation de l'industrie de guerre. Patrice Bouveret explique que « la coopération entre entreprises françaises et israéliennes de l'armement existe aussi dans le but de se surveiller mutuellement et connaître les avancées de l'autre ».

En 2021, Safran et Rafael, autre géant israélien de l'armement, ont annoncé un partenariat destiné à coordonner les technologies des viseurs produits par les deux groupes - Moskito pour Safran et Fire Weaver pour Rafael - afin d'aboutir à un produit final dont la force serait de « détecter, acquérir et neutraliser avec précision, y compris à distance de sécurité [...] tout objectif ». Le partenariat consiste notamment dans la synchronisation des deux technologies pour « offrir à leurs clients un niveau supérieur de capacités », d'après le communiqué de presse conjoint. Parmi ces clients, pour le Fire Weaver, on trouve notamment l'armée israélienne [12].

Un autre fleuron européen, MBDA, fruit d'un investissement conjoint entre Airbus, l'italienne Leonardo et la britannique BAE Systems, dont le siège social est situé dans les Hauts-de-France, s'est quant à lui associé à Israeli Aerospace Industries. L'alliance a été scellée par le biais de la filiale allemande de MBDA, dans le cadre d'un partenariat qui couvre plusieurs technologies, dont le drone kamikaze. Ces drones sont conçus pour roder, identifier des cibles, et exploser sur commande d'un opérateur à distance. L'accord entre MBDA et IAI vise à développer conjointement et mettre des drones israéliens à disposition de l'armée allemande, et va ainsi permettre à IAI d'affermir sa place dans le marché européen [13].

La constitution de joint-ventures de ce type permet aussi de contourner les limitations à l'exportation des différents pays. « Tandis que les entreprises s'élargissent à échelle européenne et internationale, la régulation se fait toujours à l'échelle nationale, c'est un paradoxe de l'industrie de l'armement », explique Patrice Bouveret.

Intérêt français pour la cyberguerre

En décembre 2023, en pleine offensive à Gaza, un colloque franco-israélien sur la cybersécurité s'est déroulé au Sénat [14]. Passé sous silence dans la presse, l'événement organisé par les sénateurs LR Jean-Pierre Bansard et Roger Karoutchi visait à mettre en contact des entreprises israéliennes du secteur avec des start-up françaises, des investisseurs et des élus. Difficile de nier la dimension militaire de l'événement : le chef de la délégation de cybersécurité israélienne était Yigal Unna, ancien membre de Shin Bet (le service israélien de renseignement intérieur), et directeur, jusqu'en 2022, de la principale agence israélienne chargée de sécuriser le cyberespace et les infrastructures critiques [15].

Parmi les entreprises invitées figure Cyabra. Basée à Tel Aviv et spécialisée dans l'analyse de contenus en ligne, elle se dédie actuellement à l'identification de publications pro-palestiniennes sur les réseaux sociaux. Ces dernières ont fait connaître à des millions d'internautes la situation endurée par les habitants de Gaza. Cyabra combat ce phénomène, qu'elle considère porteur d'un « narratif façonné par les mauvais acteurs ». Sur son site, elle revendique avoir analysé, dans les deux jours suivant le 7 octobre, « 2 millions de publications, photos, et vidéos sur Facebook, X (Twitter), Instagram, et TikTok ».

Israël est un leader dans la cybersécurité, que ses forces armées utilisent pour contrôler la population palestinienne, hacker ses réseaux et couper sa connexion à internet. Dans la « start-up nation » du Moyen Orient, l'industrie technologique représente 18% du PIB. Or, ses inventions sont souvent testées dans ce que le journaliste d'investigation Anthony Loewenstein appelle « le laboratoire palestinien » [16]. Néanmoins, ce secteur bénéficie des investissements de pays comme la France dont les entreprises souhaitent s'inspirer des « innovations » israéliennes.

C'est ainsi que Thales en décembre dernier a finalisé l'acquisition, pour la somme de 3,2 milliard d'euros, de l'entreprise de cybersécurité Imperva, fondée en Israël en 2002 [17]. Moshe Lipsker, le vice-président d'Imperva, plaidait en 2022 en faveur d'une plus grande intégration des employés du secteur informatique dans Tsahal, rappelant à quel point « la haute technologie en général et la cyberguerre en particulier constituent une part importante du moteur économique de l'État d'Israël » [18].

Le businessman évoquait ensuite son engagement passé dans l'armée et considérait ses expériences de combat comme complémentaires à son activité professionnelle, incitant tous ceux qui travaillent dans le secteur à « se dévouer à l'effort national ». Il précisait son propos avec un exemple décrivant le modus operandi de l'IDF dans la bande de Gaza : « Le soldat de première ligne qui rencontre l'ennemi face à face au combat fournit l'acte final et consommatoire de tous les efforts de feu et de manœuvre de l'air et du sol, y compris ceux du militaire de la cyberguerre qui appuie sur une touche qui perturbe l'approvisionnement en électricité de l'emplacement ciblé par le soldat de combat ».

Dans le même esprit, en 2018, Airbus a noué un partenariat avec Team 8, firme de capital-risque israélienne qui développe des start-ups de cybersécurité. Son fondateur Nadav Zafrir décrivait en décembre 2023 le rôle que les entreprises comme la sienne, soutenues par des capitaux venant des alliés d'Israël, joueront dans l'après guerre dans la construction d'un « Moyen Orient bipolaire, avec d'une part les nations djihadistes terroristes comme l'Iran et d'autre part les nations modérées [ie. Israël et l'Arabie saoudite], qui aspirent à la prospérité et fondent leur alliance sur l'économie » [19]. Un scénario qui mettrait côte à côte deux clients bien appréciés par les entreprises françaises de l'armement.

Piera Rocco di Torrepadula


[1] Voir par exemple cet article.

[2] Sources : ici et pour Barcelone, ici pour Gênes, ici pour l'Inde, ici pour la Belgique, ici pour le Royaume-Uni et pour le Canada.

[4] Voir ici.

[5] Lire leur article.

[6] Plus d'informations ici.

[7] Lire leur communiqué de presse.

[8] Lire cet article.

[9] Voir ici.

[10] Lire cet article.

[11] Voir le communiqué d'Elbit Systems.

[12] Sources ici et .

[13] Source ici.

[14] Voir ici.

[15] Voir ici.

[16] C'est le titre de son livre paru en 2023. Voir ici.

[19] Voir ici et .

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