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28.03.2024 à 06:00

Élections trafiquées, armée contestée. Le Pakistan face aux défis

Jean-Luc Racine

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Après des semaines d'atermoiements, les législatives pakistanaises se sont tenues le 8 février. Contre toute attente, le parti de l'ancien premier ministre Imran Khan, en prison, est arrivé en tête, témoignant de la crise politique, institutionnelle et économique dans ce pays au bord de la faillite. Le nouveau gouvernement de coalition mené par Shehbaz Sharif n'aura pas la tâche facile. Les résultats des élections du 8 février 2024 ont surpris tout le monde, à commencer par l'homme fort (...)

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Texte intégral (4252 mots)

Après des semaines d'atermoiements, les législatives pakistanaises se sont tenues le 8 février. Contre toute attente, le parti de l'ancien premier ministre Imran Khan, en prison, est arrivé en tête, témoignant de la crise politique, institutionnelle et économique dans ce pays au bord de la faillite. Le nouveau gouvernement de coalition mené par Shehbaz Sharif n'aura pas la tâche facile.

Les résultats des élections du 8 février 2024 ont surpris tout le monde, à commencer par l'homme fort du moment Nawaz Sharif, qui vient de céder le poste de premier ministre à son frère Shehbaz. C'est en effet le parti de l'ex premier ministre Imran Khan qui sort vainqueur du scrutin. Pourtant, bien avant les élections, les forces politiques et les militaires ont tout fait pour l'évincer.

Arrivé à la tête du pouvoir en 2018, le fondateur du Mouvement du Pakistan pour la justice (le PTI pour Pakistan Tehrik Al-Insaf), Imran Khan, a alors voulu incarner la lutte contre la corruption et l'opposition aux dynasties qui avaient jusque-là dirigé le pays : les Sharif, à la tête de la Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz (LMP-N), ainsi que les Bhutto, à la tête du Parti du peuple pakistanais (PPP). Une partie de la classe moyenne a soutenu cet ancien capitaine de l'équipe de cricket qui a remporté la coupe du monde en 1992.

Manœuvres, mises en accusation, condamnations

Dans un pays où aucun gouvernement n'est jamais arrivé au bout de son mandat quinquennal, et où l'on parle pudiquement de « régime hybride » pour désigner le poids de l'establishment — en l'occurrence l'armée—, Imran Khan a reflété le choix des militaires. Mais le 9 avril 2022, il a été renversé par un vote de défiance au Parlement, qu'il avait tenté de dissoudre quelques jours plus tôt, avant que la Cour suprême ne s'y oppose.

Ses relations avec l'armée étaient devenues tendues après qu'il ait cherché à imposer une nomination à la tête des services de renseignement. S'ajoute à cela sa rhétorique vivement anti américaine, au nom de la défense de l'islam, mais aussi les aléas de la politique afghane de la part des États-Unis comme du Pakistan, et l'imposition de sa politique étrangère. Imran Khan avait notamment rendu visite au président russe Vladimir Poutine le jour de l'invasion de l'Ukraine, et boycotté le second sommet pour la démocratie organisé par Joe Biden, en mars 2023. Les tensions avec l'état-major militaire s'expliquent en outre par les réserves de Khan autour des modalités de la mise en place du corridor économique sino-pakistanais et le retard pris dans ce programme majeur, sans compter ses ambiguïtés à l'égard des talibans pakistanais avec qui il a cherché à négocier et, plus généralement, son mode de fonctionnement souvent imprévisible.

Deux jours après sa chute, l'Assemblée élit Shehbaz Sharif pour le remplacer. Ce dernier prend la tête d'un gouvernement de coalition, unissant la LMP-N, le PPP, et les islamistes de la Jamia Oulema Al-Islam. En novembre, le nouveau premier ministre annonce que l'Assemblée arrivant à son terme en août 2023, il passera la main à un gouvernement de transition, chargé d'organiser des élections dans les trois mois. Il faudra toutefois attendre février 2024 pour que celles-ci se tiennent dans tout le pays1.

Entretemps, les manœuvres pour marginaliser Imran Khan et son parti prennent un tour inédit. Arrêté le 9 mai 2022 pour corruption, l'ex premier ministre est bientôt relâché sous caution sur injonction de la Cour suprême, bien que son arrestation ait suscité des émeutes dans de nombreuses villes. Pour la première fois, les manifestants s'en prennent à des bâtiments militaires, un scandale dans le pays. Khan assure que le chef d'état-major est partie prenante de son éviction, voulue par le gouvernement américain. Il se rétractera quelques mois plus tard.

Mises en accusation et condamnations se multiplient. En août 2022, Imran Khan est condamné pour corruption avec cinq ans d'inéligibilité sur décision de la commission électorale. En août 2023, il est condamné à trois ans de prison pour vente de cadeaux reçus par l'État, un verdict qui est porté à quatorze ans, le 31 janvier 2024. Il vient s'ajouter s'ajouter à dix ans d'emprisonnement prononcés la veille pour avoir fait fuiter une dépêche diplomatique. Enfin, le 3 février 2024, Khan est condamné à sept ans de prison supplémentaires — avec son épouse Bouchra Bibi — pour « mariage non islamique ». Car le contrat a été conclu moins de quarante jours après le divorce de Bibi de son précédent mari.

Outre ces affaires, nombre de cadres du Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI) sont emprisonnés au lendemain des émeutes de mai 2022. Le 22 décembre 2023, la commission électorale décide de priver ce parti de son symbole — une batte de cricket — arguant que les élections internes stipulées dans son règlement intérieur n'ont pas été tenues. Une sanction importante dans un pays où les analphabètes, qui représentent près de 42 % de la population, votent en fonction des symboles affichés sur les bulletins.

C'est dans ce contexte que participe aux élections du 8 février un parti aux dirigeants emprisonnés et dont les candidats sont contraints de se présenter à titre individuel en tant qu' « indépendants ».

Surprise, manipulations, coalition

Le scrutin s'est tenu dans une atmosphère délétère, avec des communications coupées sur les téléphones mobiles, des suspensions du réseau internet, et des pratiques douteuses chez certains présidents de bureaux de votes. Dès le lendemain, des éditoriaux dénoncent « des manipulations ouvertes ou cachées » et une élection conduite par une commission électorale « qui a trahi son mandat »2. Et de préciser qu'au-delà de la commission, le gouvernement intérimaire et tout l'appareil d'État sont « responsables de cette honte »3. Les résultats se font attendre, accentuant les accusations de fraude. D'autant que les premières données, confirmées par la suite, s'avèrent surprenantes : les « indépendants » soutenus par le PTI d'Imran Khan arrivent en tête, avec 92 élus4, contre 75 pour la LMP-N, arrivée deuxième.

L'Assemblée comprend 266 sièges pour les élus, 60 autres sont réservés aux femmes et 10 aux minorités religieuses. Ces sièges sont en principe répartis par la commission électorale entre les partis, en fonction de leurs résultats. Mais les indépendants en ont été exclus.

Se servant de ce stratagème et au terme de multiples tractations, la LMP-N, dirigée par les Sharif, constitue une coalition de cinq partis, grossie de quatre autres micro-partis. L'appui décisif vient du PPP, ainsi que du Mouvement Mouttahida Qaoumi (MQM), puissant à Karachi5. Rares sont les défections ou les ralliements. Et c'est surtout l'attribution des sièges réservés au détriment du PTI qui conforte la coalition portée au pouvoir. Au total le 7 mars, cette coalition rassemble 230 élus (122 LMP-N, 73 PPP, 22 MQM-P, 13 « autres partis »). L'opposition dispose pour sa part de seulement de 106 députés (91 SIC, en fait PTI, 11 Jamia Oulema Al-Islam, 2 « autres partis » et 1 indépendant)6.

En dépit du poids de la coalition gouvernementale, nombre d'observateurs pakistanais craignent que le rapport de force au Parlement n'entraîne sa paralysie. Les élus du PTI entendent protester continûment contre cette chambre résultant à leurs yeux d'un «  vol de mandat »7. La polarisation de la vie politique laisse penser que les sessions de la nouvelle assemblée seront particulièrement agitées. Cela apparaît dès la première séance. Et les appels au dialogue émanant de quelques figures de la majorité restent pour l'heure sans effet.

L'autre fragilité du gouvernement Shehbaz Sharif tient dans sa dépendance vis-à-vis du PPP qui a apporté son soutien sans participation, tout en négociant le poste de président de la République au bénéfice de son coprésident, Asaf Ali Zardari. Avec succès, puisque dernier est largement élu le 9 mars à ce poste certes honorifique, mais qui peut compliquer la vie des gouvernants.

Une fois de plus, les dynasties se retrouvent au pouvoir. D'autant que la LMP-N, arrivée en tête aux élections provinciales au Pendjab, a choisi Maryam Nawaz, fille de Nawaz Sharif et nièce du premier ministre, pour gouverner cette province décisive de 127 millions d'habitants, soit plus de la moitié de la population pakistanaise. Les autres provinces ont été remportées par le PPP au Sind (à la majorité absolue) et au Baloutchistan (avec l'appui de la LMP-N). Le PTI l'a emporté de très loin avec 90 sièges sur 115 dans la province très sensible de Khyber Pakhtunkhwa, voisine de l'Afghanistan.

In fine, avec une participation de 47,8 % sur les 128,5 millions d'inscrits (contre 51,7 % en 2018), dont une part significative de jeunes électeurs (40 % de moins de 35 ans) et de primo-votants (22 millions), les résultats, même officiels, ont été perçus comme un signal fort adressé aux militaires et au « régime hybride » qui sévit depuis 2008. Ce régime place le gouvernement sous le contrôle de l'establishment, non seulement en matière de défense, de politique étrangère et de politique antiterroriste, mais aussi dans le domaine économique. Avec la création du Conseil spécial de facilitation des investissements (SIFC) en juin 2023, le chef de l'armée siège en effet au cœur de la politique économique8.

Certes, les Sharif sont aux commandes, comme le souhaitaient les militaires pour éliminer un ex premier ministre devenu gênant. Toutefois, Imran Kahn est perçu, au Pakistan et à l'étranger, comme le vainqueur de facto, même sans majorité. « Le choc des résultats des élections pakistanaises montre que les régimes autoritaires ne gagnent pas toujours », assure le Washington Post9. Pour autant, des libéraux pakistanais rappellent que, si populaire soit-il, Khan n'incarne pas un idéal. Son bilan s'avère plus que critiquable. Il a instrumentalisé la religion en annonçant vouloir faire du Pakistan « la nouvelle Médine » et en promouvant un nouveau curriculum scolaire nourri de références religieuses. Il a en outre durci la loi sur la cybercriminalité, perçue comme liberticide par nombre de journalistes et ONG pakistanaises, de même que par Amnesty International. Enfin, sa rhétorique égalitaire ne s'est jamais traduite dans une politique économique, et il a encouragé la crispation de la vie politique10.

Des questions essentielles à résoudre

Outre la préservation de sa coalition dans la durée, le gouvernement de Shehbaz Sharif fait face à d'immenses défis qu'il a lui-même évoqués lors de son discours d'investiture. Parmi eux, la question des finances publiques est la plus urgente. L'accord en cours avec le Fonds monétaire international (FMI) prend fin en avril. Un autre doit être négocié, en vue d'obtenir au moins 6 milliards de dollars. Mais au-delà de ces financements et des privatisations annoncées — dont Pakistan Airlines — comment mener des réformes structurelles quand l'un des points clés tient dans une meilleure répartition de l'impôt pour lutter contre l'évasion fiscale et la taxation des secteurs y échappant largement, tels les grands propriétaires fonciers ou l'immobilier qui constituent une base électorale influente ? Comment soulager les classes populaires de l'inflation, dans un pays aussi inégalitaire, arrivant au 164e rang mondial pour l'indice de développement humain ?

En dehors du champ économique, la question du terrorisme, en pleine recrudescence, est également évoquée. Lancé en 2014 sous Nawaz Sharif, le Plan national d'action antiterroriste n'a pas eu les effets escomptés. Et la résurgence des talibans s'est intensifiée après leur retour au pouvoir en Afghanistan en 202111. La multiplication des attentats contre les civils, les policiers et les militaires, en particulier dans les provinces de l'ouest bordant l'Afghanistan, tend les relations entre Islamabad et Kaboul. Le Pakistan accuse par ailleurs l'Émirat islamique d'Afghanistan d'offrir des sanctuaires aux insurgés du pays.

La marge de manœuvre vis-à-vis de l'autre voisin, l'Inde, n'est pas bien meilleure. Le premier ministre a évoqué le sort du Cachemire sous administration indienne à la suite de la perte de toute forme d'autonomie en 2019, de même que l'inaction de la communauté internationale à Gaza, appelant à la « liberté pour les Cachemiris et les Palestiniens ». Pour le reste, il a remercié l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie pour leur soutien, et bien sûr la Chine, promettant de faire avancer le corridor économique sino-pakistanais. Son premier entretien à la presse étrangère a d'ailleurs été donné à l'agence chinoise Xinhua. Il y a repris la rhétorique habituelle. Un geste fort symboliquement.

Pour autant, la logique géoéconomique impose à Islamabad de cultiver les relations avec les États-Unis, son principal marché d'exportation. Certes, le poids du Pakistan dans la stratégie de Washington s'est amoindri après le départ des forces américaines d'Afghanistan, mais il reste sensible. Si le département d'État s'est inquiété des entraves qui ont entaché les élections, il a assuré, dès le lendemain du scrutin, que « les États-Unis sont prêts à travailler avec le prochain gouvernement pakistanais, quel qu'il soit »12.

Pour Durdana Najam, analyste pakistanaise, la tonalité du discours sur la politique étrangère « confirme que le premier ministre sera l'ombre d'un pouvoir tenant les rênes dans la coulisse ». Et de conclure : « le rêve de la suprématie civile a été un peu plus abandonné »13.

Restent bien d'autres questions, notamment celle du changement climatique. Après les catastrophiques inondations de 2022, qui ont fait plus de 1700 morts en quelques mois et près de 30 milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques, le problème reste entier, du nord au sud du pays. Au moment des élections, des routes étaient bloquées au Gilgit-Baltistan himalayen, sujet à des retraits glaciaires et à des éboulements, alors qu'à l'extrême sud, la région maritime de Gwadar, subissait des pluies torrentielles désastreuses.

La tâche est « difficile mais pas impossible », a cependant assuré le premier ministre dans son discours d'investiture. Le nouveau gouvernement fait la part belle à des figures connues de la LMP-N, accommode des partenaires de la coalition, et inclut une poignée de technocrates, dont le plus important est le ministre des finances, jusqu'alors à la tête de la plus grande banque privée du pays. La primauté est donnée aux défis économiques et financiers à relever. Pourtant, la question de la gouvernance du pays, puissance nucléaire comptant aujourd'hui plus de 240 millions d'habitants demeure essentielle. Zahir Hussain, un commentateur reconnu, ne cachait pas son scepticisme devant le nouveau gouvernement qu'il résumait ainsi : « essentiellement des reliques du passé, évoquant peu d'espoir de changement »14. L'avenir dira si ce pessimisme est fondé ou non.


1Des élections provinciales avaient lieu le même jour au Pendjab, au Sind, au Baloutchistan et dans la province de Khyber-Pakhtunkhwa.

2« A vote for democracy », The Express Tribune, 9 février 2024.

3« Election reflections », Dawn, 9 février 2024.

4Le PTI affirme pour sa part avoir gagné dans 177 circonscriptions.

5Le Mouvement Mouttahida Qaoumi (« Mouvement national uni ») est un parti porte-voix de la communauté des Mohajirs (les « émigrants), ces musulmans parlant ourdou ayant quitté l'Inde lors de la partition de 1947 pour s'établir au Pakistan. Karachi, la plus grande ville du pays, est leur bastion politique. Cependant, le parti s'est divisé, et la faction entrée dans la coalition de Shehbaz Sharif est le MQM-Pakistan (MQM-P).

6« 2024 Parliament Party Position », Dunya News Television, 8 mars 2024. Un mois après l'élection, le site officiel de la commission électorale ne donne toujours pas de tableau synthétique des résultats.

7« PTI mandate stolen, says MNA », The News International, 7 mars 2024.

8« Pakistan's Military Extends its Role in Economic Decision-making Through the Special Investment Facilitation Council », Eve Register, The Geopolitics, 5 décembre 2023.

9« Pakistan's shocking elections result shows that authoritarians don't always win », The Washington Post, 11 février 2024

10« Imran Khan's resurrection », Pervez Hoodbhoy, Dawn, 2 mars 2024.

11« A Snake Rises from The Ashes In the West », Zalmay Azad, The Friday Times, 16 septembre 2023.

12« Elections in Pakistan », Matthew Miller, Department of State, 9 février 2024.

13« Of economy, foreign policy and terror threat », Durdana Najam, The Express Tribune, 8 mars 2024.

14« Of old and new faces », Zahir Hussain, Dawn, 13 mars 2024.

27.03.2024 à 06:13

« Voilà une autre résolution de l'ONU qui va finir dans un tiroir »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mardi 26 mars 2024. Ce (...)

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Texte intégral (1724 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 26 mars 2024.

Ce matin, comme tous les jours, je suis sorti chercher de l'eau et de la nourriture. J'ai acheté un jerrycan d'eau « normale », c'est-à-dire un peu salée, à 4 shekels (soit 1 euro) le jerrycan de 20 litres, qui est en réalité toujours rempli à 18 litres. L'eau « potable » — qui est en fait de l'eau non salée mais dont on n'est pas sûr qu'elle soit vraiment potable — coûte plus cher, et l'eau minérale, importée d'Egypte, est à 4 shekels la bouteille, soit le prix d'un jerrycan. Des dizaines, peut-être des centaines de personnes faisaient la queue comme moi devant ces camions-citernes qui stationnent devant les mosquées, les écoles de l'Unwra, les locaux des associations.

Mêmes queues devant la boulangerie, où j'ai acheté un sac de deux kilos de pain à 15 shekels. Cela coûtait 2 shekels (50 centimes) avant l'invasion israélienne. Les boulangeries continuent à fonctionner avec l'aide humanitaire, mais la farine n'arrive pas en assez grande quantité. Il faut attendre longtemps. Souvent, quand je ne suis pas avec mes enfants, des jeunes me laissent passer dans la queue, parce que j'ai déjà des cheveux blancs. Même si on a vu des gens désespérés dans le nord attaquer des convois d'aide humanitaire, en général, la société conserve ses valeurs de respect et de solidarité.

Comme tous les jours aussi, j'ai vu dans ces files d'attente les mêmes personnes, la même fatigue, les mêmes visages, les mêmes regards. Rien n'a changé. Et ça m'a rappelé les images de 1948. Comme à l'époque de la première Nakba, on voit des tentes partout dans les rues, les gens habitent dans des camps de réfugiés. On est en train de nous mettre tous dans c'est ces camps, et à la fin les Israéliens vont bombarder Rafah ou l'envahir. Et aujourd'hui comme à l'époque, on a une résolution des Nations unies. Combien ont été respectées ? Aucune. La résolution 242, la résolution 294, la résolution 338…

« À l'époque de la Nakba, c'étaient des milices. Aujourd'hui, c'est une armée régulière »

Devant la résolution du Conseil de sécurité qui demande un cessez-le-feu pour la période du ramadan, et qui est passée parce que pour une fois les États-Unis n'ont pas opposé leur veto, je me suis dit voilà une autre résolution qui va finir dans un tiroir, et c'est la Nakba qui se répète. Même scénario et mêmes acteurs : mêmes occupants, mêmes occupés, même misère, même massacres. Seule différence : à l'époque c'étaient des milices, aujourd'hui elles sont devenues une armée régulière.

Cette conclusion, je n'ai pas eu le cœur de la communiquer à mes voisins. Avant d'aller faire les courses, j'ai tenu ma réunion informelle quotidienne avec les gens qui attendent que le « grand journaliste » pour leur expliquer ce qu'il se passe. Et bien sûr tout le monde avait les mêmes questions : « Alors, Rami, après la résolution du Conseil de sécurité, on en est où ? Qu'est-ce qu'on va faire ? Est-ce que ça va s'arrêter ? Est-ce qu'on va rentrer chez nous ? Est-ce que… Est-ce que… Est-ce que... »

Je les ai regardés dans les yeux. J'y ai vu un mélange de fatigue, d'espoir et de joie ; la joie d'entendre qu'il y avait pour une fois une « résolution en faveur des Palestiniens ». Je mets des guillemets, parce qu'une trêve seulement jusqu'à la fin du mois de ramadan, ce n'est pas vraiment en faveur des Palestiniens. Elle ne va pas aboutir à quoi que ce soit parce qu'Israël reste au-dessus des lois. Mais en regardant mes voisins dans les yeux j'ai tout de même répondu :

C'est une grande victoire. Au moins, les Israéliens ont reçu une gifle politique de la part des États-Unis qu'ils considèrent comme le parrain d'Israël. C'est donc un bon signe de voir que les Américains ont exprimé leur mécontentement. C'est un bon début, ça va aussi apporter des changements dans le reste du monde. Après, ça va être la France, la Grande-Bretagne et l'Europe en général.

« Les États-Unis donnent des milliards de dollars depuis le début et ils continueront »

Mes voisins étaient plus ou moins convaincus. Ils ont dit « oui, c'est bien, c'est un bon début ». Je leur ai remonté un peu le moral, comme d'habitude. Cette fois-ci, je n'ai pas complètement menti, mais j'ai dit la moitié de ce que je pensais. La moitié positive. Je n'ai pas exprimé la moitié négative, qui est beaucoup plus vraie pour moi que l'autre moitié. Oui, c'est une gifle, mais c'est la gifle d'un père à son fils parce que ce dernier a un peu exagéré, pas une gifle pour lui dire « Arrête, il ne faut pas faire ça ». C'est comme si le père réprimandait en public son fils qui a tapé un peu trop fort sur un autre garçon dans une bagarre ; mais quand ils seront seuls, il lui dira : « Je suis fier de toi. Si quelqu'un te donne une gifle, il faut lui casser la tête ». C'est exactement ce que les États-Unis sont en train de faire. Il y a peut-être des problèmes entre les États-Unis et Israël au niveau tactique, mais pas au niveau stratégique. Les États-Unis sont pour la guerre. Ils donnent des milliards de dollars aux Israéliens depuis le début et ils continueront.

D'abord, demander un cessez-le-feu pour les deux semaines restantes du mois de ramadan mais pas d'arrêter la guerre, c'est vraiment une honte. Ensuite, on demande la libération des otages — israéliens bien sûr —, alors qu'il y a plus de 10 000 prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes… Personne n'en parle, on ne s'intéresse qu'aux otages israéliens, aux blessés israéliens, aux morts israéliens. C'est toujours comme ça. Et j'ai toujours du mal à comprendre pourquoi. Pourquoi on n'est pas tous des êtres humains. Trente-deux mille morts palestiniens, ce n'est pas grave ; mais 1 200 morts israéliens, là c'est trop, il faut une forte riposte et une punition collective.

« J'ai peur que le reste de la guerre soit encore pire »

Ma crainte, c'est qu'en réaction à l'abstention américaine, Nétanyahou finisse par envahir Rafah. Jusqu'ici, il avait obéi aux Américains qui lui demandaient de faire baisser le nombre de victimes ; on est passé d'un bilan entre 300 et 500 morts par jour à une moyenne entre 30 et 50. Mais Nétanyahou risque d'augmenter le rythme et de revenir aux chiffres d'avant.

Il cherche une victoire. Mais il n'y aura pas de victoire par K.O contre le Hamas. Anéantir le Hamas ? Tout le monde sait que ça ne va pas arriver avec cette guerre. Et je le répète, Israël continue à négocier ; un jour, ils finiront par trouver un terrain d'entente. Je ne dis pas cela pour soutenir le Hamas. Mais parce que je vois l'exemple donné par les États-Unis : Ils ont négocié avec les Talibans en Afghanistan, avec les factions en Irak, et même avec l'Iran.

Le Hamas, c'est à peu près 30 à 35 % des Gazaouis. La seule chose qu'Israël peut faire, c'est transférer les 2,3 millions d'habitants de la Bande de Gaza. Il a déjà réussi à déplacer 1,5 million de personnes du nord vers le sud, et il a réussi à faire partir plus de 100 000 personnes vers l'étranger, ceux qui ont pu payer des sommes énormes aux militaires égyptiens.

J'ai peur que le reste de la guerre soit encore pire. Le fils réprimandé risque de dire : « Papa, puisque tu m'as puni, eh bien je vais casser la porte. »

J'espère qu'au moins, il y aura de l'aide alimentaire qui va entrer d'une façon directe au nord de la bande de Gaza et dans Gaza-ville, et qu'on arrêté d'utiliser la famine comme une arme. Et que les Européens bougent un peu…

27.03.2024 à 06:00

Yémen. Le socialisme dilué dans le séparatisme sudiste

Laurent Bonnefoy

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De la République populaire et démocratique du Yémen, unique État marxiste dans le monde arabe, au mouvement sécessionniste sudiste, la trajectoire du socialisme au Yémen apparaît bien singulière. Le passage au pouvoir jusqu'en 1990 n'a empêché ni le désenchantement ni la relégation. Le parti socialiste s'est depuis trois décennies largement enfermé dans des logiques identitaires, instrumentalisées par les puissances régionales. La gauche au Yémen, comme ailleurs dans le monde arabe, est (...)

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De la République populaire et démocratique du Yémen, unique État marxiste dans le monde arabe, au mouvement sécessionniste sudiste, la trajectoire du socialisme au Yémen apparaît bien singulière. Le passage au pouvoir jusqu'en 1990 n'a empêché ni le désenchantement ni la relégation. Le parti socialiste s'est depuis trois décennies largement enfermé dans des logiques identitaires, instrumentalisées par les puissances régionales.

La gauche au Yémen, comme ailleurs dans le monde arabe, est un objet devenu fuyant. Elle s'est graduellement vu marginaliser, ne comptant plus vraiment aujourd'hui en tant que force politique de premier plan. Restent la nostalgie, quelques atavismes et parfois des positionnements géopolitiques baroques lui permettant de survivre sans jamais réellement peser.

L'une des spécificités du Yémen est liée à une longue expérience socialiste au pouvoir. Pendant deux décennies, alors que le pays était divisé en deux entités indépendantes héritières des découpages de l'ère coloniale, le Parti socialiste yéménite (PSY), créé en 1978, et ses prédécesseurs issus du soulèvement anticolonial débuté en 1963 contre les Britanniques, ont présidé de façon autoritaire aux destinées du Yémen du Sud. Depuis la capitale Aden, autrefois port de rayonnement international et joyau de l'Empire, les dirigeants socialistes ont exercé de 1967 à 1990 un pouvoir centralisé, fortement idéologisé. Celui-ci était porté par une volonté d'exporter leur révolution, en particulier dans l'Oman voisin et la région du Dhofar, ainsi qu'au Yémen du Nord, à travers le soutien fourni à la guérilla du Front national démocratique à la fin des années 1970. Les socialistes ont œuvré pour transformer la société et l'économie du Yémen du Sud à coup de nationalisations et de purges, et grâce à l'appui des parrains extérieurs est-allemands, soviétiques et chinois. Aden était alors un phare du camp socialiste, lieu de refuge et d'entraînement de militants, parfois armés tels ceux du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) emmené par Georges Habache, ou de l'Allemand Hans-Joachim Klein et du Vénézuélien Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos.

L'État marxiste défait

Mise sous pression par le projet socialiste, la société traditionnelle locale — dans laquelle les tribus et les acteurs religieux sont centraux — a toutefois survécu, en particulier dans les campagnes et dans la région orientale du Hadramaout. Les structures n'ont en réalité guère évolué, faute de ressources, mais aussi en raison de la faiblesse de l'urbanisation et d'une importante population émigrée (en particulier dans les monarchies du Golfe), qui a trouvé hors du Yémen une protection face aux politiques volontaristes socialistes, souvent brutales, et des moyens de préserver ses intérêts financiers.

Malgré sa vulgate progressiste, la République populaire et démocratique du Yémen était elle-même traversée par des tensions inter régionales déguisées en divergences idéologiques. Cela a notamment abouti en janvier 1986 à un épisode d'une violence rare, faisant plusieurs milliers de morts, et dont l'impact est encore fort parmi les élites du Sud. Cette brève guerre civile1 a entraîné l'exil de certains et un fort ressentiment. Une opposition est née de l'époque, entre le groupe dit Al-Zoumra dirigé par Ali Nasser Mohammed (président du Sud de 1980 à 1986) et plus marginalement Abd Rabbo Mansour Hadi (président de 2012 à 2022) qui trouve ses principaux soutiens dans la région d'Abyan d'un côté, et la faction alors victorieuse surnommée Al-Toughma conduite par Ali Salim Al-Bidh dont la base principale se trouve dans le Hadramaout de l'autre. Cette opposition continue de structurer les débats et les inimitiés au sein de la gauche sudiste.

Cet échec du pouvoir marxiste n'a jamais été totalement digéré. Il a fini par reconfigurer la place des socialistes en tant que mouvement d'opposition depuis la fin de la Guerre froide, l'unification des deux Yémen le 22 mai 1990, et la chute de l'État socialiste. Plutôt que d'incarner une alternative politique claire, fondée sur le plan économique par des stratégies différentes de celles proposées par Ali Abdallah Saleh, président du Yémen unifié jusqu'en 2012, le parti socialiste yéménite s'est largement transformé en défenseur d'une identité sudiste qu'il a volontiers cherché à définir comme spécifique, distincte de l'identité nationale et donc opposée à celle dite du Nord. La défense des classes laborieuses s'est largement mue en construction d'une nation sudiste.

Sur la route de l'exil

Au lendemain de l'unité, cette logique, adossée à la volonté des leaders socialistes de sauvegarder leurs prérogatives et leur accès aux ressources de l'État, a grandement structuré l'attitude du Parti socialiste yéménite. Pendant quatre années, l'accord entre le Nord et le Sud a préservé une phase de transition qui offrait des postes de commandement aux socialistes, notamment le rang de vice-président à Ali Salem Al-Beidh, en plus du maintien des forces armées du Sud sous commandement autonome.

Certes, l'unité du Yémen a acté la domination du Nord, entraînant des spoliations et des discriminations au moment de la reprivatisation des terres, cependant les élites socialistes n'ont pas reconnu leur défaite — tout d'abord économique — en maintenant des attentes peu réalistes. L'égalité était de fait impossible, ne serait-ce qu'en raison d'un déséquilibre démographique : l'ex-Yémen du Sud demeure environ trois fois moins peuplé que le Nord. Dans ce contexte, la guerre de 1994, au lendemain de la déclaration de sécession de l'ex-Yémen du Sud en mai 1994, a précipité une nouvelle défaite socialiste, militaire cette fois, poussant Ali Salem Al-Beidh vers un exil définitif à Oman puis en Autriche, et entraînant une marginalisation définitive de la gauche en tant qu'alternative.

Après 1990, la bouée de sauvetage que le leadership socialiste avait alors cru trouver auprès des monarchies du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite qui cherchait en lui un affaiblissement du Yémen, n'a pas suffi. Leur reconnaissance de l'État sudiste nouvellement proclamé en 1994, les promesses d'aide financière par les rois et émirs n'ont pas effacé un processus historique profond, incarné dans une défaite militaire conduisant au sac d'Aden par l'armée du Nord, alliée aux islamistes et aux hommes de tribus revanchards, le 7 juillet 1994. La séquence a néanmoins souligné les compromissions géopolitiques des dirigeants de gauche, loin des discours anti impérialistes qui avaient guidé la création du parti et de l'État socialistes.

Construire l'alternance avec les islamistes

Il demeure évidemment quelques exceptions et le jugement soulignant un égarement de la gauche au Yémen s'avère quelque peu sévère. L'assise du parti socialiste au nord, avant comme après l'unité de 1990, n'est pas nulle. À travers la guérilla du Front national démocratique, le parti a su mobiliser et donner naissance à des cadres qui étaient pour partie autonomes vis-à-vis de l'État sudiste. Le plus brillant est Jarallah Omar Al-Kuhali, originaire de la région d'Ibb et secrétaire général adjoint du PSY. Autour de Taez, troisième ville du pays, le parti socialiste avait également une base non négligeable et a su, après 1994, se réinventer partiellement. De même, en dehors de la structure partisane née au Sud, le Yémen a connu des figures de gauche, comme les poètes Abdallah Al-Baradouni et Abd Al-Aziz Al-Maqalih, ou encore les militantes féministes Amal Bacha et Raoufa Hassan.

Au cours des trois dernières décennies, deux dynamiques au sein du parti socialiste semblent avoir coexisté, sans jamais donner naissance à des scissions formelles, pourtant coutumières au sein des gauches arabes : l'une inscrite dans le cadre large de l'État unifié, l'autre œuvrant pour la sécession. Bien qu'assassiné en décembre 2002 dans des conditions non élucidées alors qu'il assistait au congrès du parti Al-Islah (branche yéménite des Frères musulmans), Jarallah Omar Al-Kuhali a su imposer une option singulière pour le parti socialiste : l'alliance entre oppositions. En 2003 puis en 2006, la présence de candidats uniques à travers la plateforme du Dialogue commun (Al-liqa al-mouchtarak) face au parti au pouvoir d'Ali Abdallah Saleh, a permis au parti socialiste de se maintenir. Il a également pu apporter son concours à un dépassement de la confrontation entre islamistes et gauche qui, partout ailleurs dans le monde arabe, a renforcé les pouvoirs autoritaires. Le journal Al-Thawri et l'Observatoire yéménite des droits humains, liés au PSY, ont été l'incarnation de cette option finalement fructueuse.

C'est en partie grâce à cette logique que le soulèvement révolutionnaire de 2011 a pu atteindre sa masse critique et aboutir, avec un niveau de violence limité, à la chute d'Ali Abdallah Saleh. Cependant, la phase de transition, marquée par la montée des enchères au sein de chaque groupe politique, a aussi montré les limites de l'approche fondée sur le consensus qu'incarnait le Dialogue commun. Le secrétaire général du PSY, Yassin Said Noman, qui était une figure largement respectée, s'est alors retiré de la politique, acceptant le rôle d'ambassadeur à Londres en 2015, un rang qu'il continue d'occuper début 2024.

Le socialisme dilué

La dynamique sudiste au sein du parti socialiste a donc acquis une place prépondérante au moment même où les rebelles houthistes prenaient le contrôle de Sanaa fin 2014 et où la confrontation armée débutait. Depuis 2015 et l'intervention saoudienne pour rétablir le président Abd Rabbo Mansour Hadi, ancien socialiste honni par ces derniers, le devenir de la gauche n'est clairement pas un enjeu de premier plan. Socialiste ou non, elle n'incarne à aucun niveau une alternative sérieuse. Les quelques socialistes restés à Sanaa se sont alignés sur les positions anti saoudiennes des houthistes, d'autres sont en exil et ont délaissé le label socialiste du fait de sa démonétisation.

C'est ainsi que le PSY s'est pour l'essentiel dilué dans le mouvement sudiste. Il a toutefois été marginalisé dans la mesure où une nouvelle génération a remplacé la figure longtemps tutélaire d'Ali Salem Al-Beidh, exilé depuis 1994 mais qui continuait jusqu'au début de la guerre actuelle à être l'un des leaders du mouvement. Les faits d'arme de combattants salafistes lors des affrontements contre les houthistes en 2015 à Aden ont favorisé une alliance de fait avec une partie des socialistes. Tous deux se sont depuis lors retrouvés dans le Conseil de transition sudiste, fondé en 2017 avec l'appui continu des Émirats arabes unis. Soutenus par l'État capitaliste par excellence et soumis à des leaders religieux, les socialistes ne sont même pas représentés au sein du Conseil présidentiel composé de huit membres qui a succédé à Hadi en avril 2022. Dans l'armée comme au sein des milices, ils ne comptent plus et ne semblent subsister qu'à travers d'anciens cadres, parfois formés dans les anciennes républiques socialistes d'Europe et mus par une nostalgie désespérée. Certes, il reste bien l'étoile rouge du socialisme sur le drapeau derrière lequel se rallient les partisans de la sécession sudiste, néanmoins c'est là un bien maigre héritage si l'on pense aux ambitieux slogans portés par la République populaire et démocratique du Yémen dans les années 1970.


1NDLR.— La guerre civile au Yémen du Sud s'est déroulée du 13 janvier au 24 janvier 1986. Le bilan de ces onze jours de combats est estimé entre 4 000 et 10 000 morts.

26.03.2024 à 06:00

Pourquoi l'Occident se trompe si souvent sur la Tunisie

Francis Ghilès

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Après la révolte de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, de nombreux observateurs et responsables occidentaux se sont bercés d'illusions en pensant que la Tunisie allait construire une démocratie pérenne. Après s'être trompés sur la situation en Libye, en Algérie ou au Maroc, ils ont dû encore une fois reconnaître leurs erreurs. Cela ne les a pourtant pas empêché de recommencer, comme aujourd'hui avec le président Kaïs Saïed. « Nous avons juré de défendre la (...)

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Texte intégral (5161 mots)

Après la révolte de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, de nombreux observateurs et responsables occidentaux se sont bercés d'illusions en pensant que la Tunisie allait construire une démocratie pérenne. Après s'être trompés sur la situation en Libye, en Algérie ou au Maroc, ils ont dû encore une fois reconnaître leurs erreurs. Cela ne les a pourtant pas empêché de recommencer, comme aujourd'hui avec le président Kaïs Saïed.

« Nous avons juré de défendre la Constitution », clame Samira Chaouachi, vice-présidente de l'Assemblée tunisienne. « Nous avons juré de défendre la patrie », lui rétorque un jeune soldat. Cet échange devant les portes fermées du Parlement, au petit matin du 22 juillet 2021, résume le paradoxe d'un pays longtemps considéré comme le seul succès des « printemps arabes ». La décision du président Kaïs Saïed quelques heures plus tôt de destituer le gouvernement et de suspendre l'Assemblée des représentants du peuple a provoqué la colère de son président islamiste et de sa vice-présidente qui cherchaient à entrer dans le bâtiment, désormais gardé par des troupes armées.

Cette décision présidentielle a surpris de nombreux diplomates étrangers visiblement peu au fait de la situation. Les Tunisiens beaucoup moins. Des milliers de personnes se sont précipitées dans les rues de chaque ville et village afin d'exprimer leur soulagement face à cette classe politique qu'ils estimaient corrompue et incompétente.

Le 17 avril 2023, Rached Ghannouchi, leader suprême d'Ennahda depuis sa fondation dans les années 19801 a été arrêté. Douze ans après son retour triomphal à Tunis, le 20 janvier 2011, au lendemain de l'éviction du président Zine El-Abidine Ben Ali qui avait dirigé le pays pendant vingt-quatre ans. La boucle est bouclée. La contre-révolution a été plus longue à venir en Tunisie que dans tout autre pays arabe.

Le consensus de Washington enterré

Il est trop tôt pour écrire les nécrologies des soulèvements qui, en deux vagues (2011 puis 2019), ont englouti la plupart des pays arabes. En Tunisie, au lieu de produire une nouvelle génération de dirigeants politiques, la révolte de 2011 « a ramené les élites marginalisées de l'ère Ben Ali »2.

Malgré tout, un processus révolutionnaire à long terme est à l'œuvre dans la région. Les gouvernements occidentaux, en particulier en Europe, se font des illusions s'ils pensent pouvoir compter sur des hommes forts pour assurer la stabilité des pays de la rive sud de la Méditerranée. Des changements politiques et économiques radicaux sont nécessaires et, par définition, imprévisibles. Les inégalités sociales et le sous-emploi des ressources humaines continuent de générer une énorme frustration sociale que les jeunes ne supporteront pas. Les dirigeants de l'Union européenne sont obsédés par les vagues d'immigrants en provenance du sud et par la montée du populisme que celles-ci alimentent, tout en restant dans le déni des causes sous-jacentes.

Pourquoi l'Union européenne (UE) et les États-Unis n'ont-ils pas compris que la contre-révolution a commencé immédiatement après les « révolutions » tunisienne et égyptienne ayant chassé Ben Ali et Hosni Moubarak du pouvoir ? Pourquoi n'ont-ils pas compris qu'après avoir échoué à lancer des réformes audacieuses dans la gestion de l'appareil sécuritaire et de l'économie, les responsables politiques et syndicaux tunisiens ont conduit leur pays dans une impasse ? La réponse réside avant tout dans la nature même de l'État. En 2011, il était clair pour les observateurs chevronnés que la politique économique libérale favorisée par l'Occident – le fameux « consensus de Washington » que l'on peut résumer dans un rôle strictement minimum alloué à l'État au profit de l'investissement privé – ne parviendrait pas à produire les résultats économiques escomptés. Entre cette date et l'élection du président Kaïs Saïed en 2019, tous les voyants économiques étaient au rouge.

Aujourd'hui, le consensus de Washington est mort. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'UE reverront-ils leurs prescriptions politiques pour autant ? Pour avoir une chance de réussir, leurs ordonnances devront être fondées sur la reconstruction de l'État, l'utilisation de l'investissement public et la lutte contre la corruption engendrée par le capitalisme de connivence. C'est à cette condition seulement qu'une partie des centaines de milliards de dollars évadés à l'étranger reviendra. L'État s'est déjà montré incapable d'arrêter la fuite des capitaux, dont la plupart sont illégaux. On peut donc se demander pourquoi, tout en reconnaissant qu'ils se sont trompés, les gouvernements tunisiens successifs, le FMI, la Banque mondiale et l'Europe continueront de se battre pour stopper les sorties de fonds et appliquer la même recette qui a échoué.

Il n'y a pas eu de révolution

La plupart des politiciens et des groupes de réflexion occidentaux ont accueilli les révoltes arabes avec incrédulité. C'est surprenant car les multiples rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 2003, 2005 et 2009 montraient l'explosion du taux de chômage, et une tendance à la baisse de la part du produit intérieur brut (PIB) consacré à l'investissement au cours du dernier quart de siècle. Une preuve de « l'échec des élites arabes à investir localement ou régionalement [qui] est le plus grand obstacle à la croissance économique soutenue »3. En 2011, la directrice générale du FMI Christine Lagarde déclarait : « Soyons francs : nous ne prêtons pas suffisamment attention à la façon dont les fruits de la croissance économique sont partagés »4.

La Banque mondiale a fini par admettre dans un rapport publié en 2014 qu'elle s'était trompée sur la Tunisie avant 2011. Une telle humilité est inhabituelle, sinon sans précédent. Elle élude toutefois la question des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques et les experts occidentaux font aussi souvent fausse route, alors que certains observateurs sont capables d'établir une juste analyse.

Au fur et à mesure de l'extension des révoltes, les capitales occidentales, tout d'abord incrédules, ont fait place à l'enthousiasme. Cela n'a pas duré longtemps. Face au désir de changement, les dirigeants ont opposé une force brutale, et les soulèvements se sont bien vite transformés en bains de sang en Égypte, en Libye, au Bahreïn, au Yémen ou en Syrie. Les puissants groupes d'intérêts nationaux, en premier lieu les forces de sécurité, fortement soutenus de l'extérieur - notamment par les pays du Golfe -, n'étaient pas disposés à autoriser des réformes susceptibles de remettre en cause le statu quo. D'autres, comme le Qatar, étaient prêts à le renverser complètement, toutefois en faveur de leurs « clients » islamistes. Les « amis » étrangers n'ont pas eu le temps d'influencer sérieusement les évènements en Tunisie, dont l'importance stratégique pour les grands acteurs internationaux est inférieure à celle de l'Égypte ou de la Syrie. Le fait que la Tunisie ait été le premier pays arabe à se révolter peut également expliquer l'absence d'ingérence extérieure.

Quoi qu'il en soit, l'utilisation même de l'expression « révolution de jasmin »5 suggère un malentendu. Aucune révolution n'a eu lieu en Tunisie en 2011. Une révolte violente a contraint les appareils dirigeants à prendre leurs distances avec le chef de l'État qu'ils ont poussé vers la sortie pour sauver leurs privilèges. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu de redistribution des richesses ou du pouvoir entre les classes sociales et les régions.

Des malentendus occidentaux tout aussi flagrants se sont manifestés après que les États-Unis sont intervenus militairement en Libye, au nom d'une urgence humanitaire, sans tenir compte de ce qui se passerait lorsqu'un petit groupe d'islamistes très organisés et lourdement armés (qu'ils avaient aidés pendant les dernières années de Mouammar Kadhafi) s'opposerait à une majorité non islamiste mal organisée, dont une grande partie était jeune et sans emploi. Leur départ après l'attaque du 11 septembre 2012 contre la mission américaine à Benghazi a transformé l'est de la Libye en arrière-garde d'Al-Qaida et de l'organisation de l'État islamique (EI). Cela a accéléré l'exportation du terrorisme et des réfugiés vers l'Europe, tout en déstabilisant davantage une grande partie de l'Afrique du Nord et du Sahel. Et bien sûr de la Tunisie dont de nombreux djihadistes ont été formés dans des camps libyens près de la frontière.

Dans le pays, les amis politiques des principaux partis se sont vu proposer des emplois au sein d'une fonction publique gonflée à l'extrême - des postes qui n'existaient souvent que sur le papier, mais pour lesquels ils étaient payés. Résultat : la destruction de toute efficacité publique, l'augmentation considérable de la masse salariale et des emprunts. Cette hausse de la dette (et donc des intérêts à payer) a évincé les investissements publics dans la santé, l'éducation et les infrastructures. Les présidents et les gouvernements se sont succédé, chacun empruntant de l'argent au FMI, à la Banque mondiale et à la Banque européenne d'investissement (BEI). Tous se sont contentés d'évoquer les conditions liées à ces prêts, mais n'ont jamais eu l'intention de les mettre en œuvre. Le FMI et l'Europe ont continué à prêcher l'évangile du libéralisme et ont fait semblant de croire que des réformes étaient mises en œuvre. Pourquoi a t-il été si facile de se tromper une deuxième fois alors que la prescription et la situation étaient identiques ?

Une pure idéologie

Pendant ce temps, les investissements privés – tant nationaux qu'étrangers – ont diminué. Des secteurs clés tels que les phosphates et les engrais ont vu leur production s'effondrer, de même que le tourisme, victime du terrorisme et de la pandémie de Covid-19. L'arrière-pays le plus pauvre, d'où partent toutes les révoltes en Tunisie, a continué d'être exploité par ceux de la côte, plus riches, afin d'assurer la majeure partie de l'eau, du blé et des phosphates nécessaires au pays.

Pour les Occidentaux,

la démocratie est une idée si belle qu'elle semble échapper à la réalité. Pour l'élite américaine, les pays en développement qui réussissent sont ceux qui organisent des élections, et les pays qui échouent sont ceux qui ne le font pas. Il ne s'agit pas de logique, ni de croyance fondée sur l'histoire ou même sur la science politique. Il s'agit de pure idéologie – et d'idéologie missionnaire, en plus. Regardez l'échec du printemps arabe ! Bien sûr, les populations de ces nations aspirent à la démocratie, mais cela ne signifie pas que celle-ci apportera automatiquement de bons résultats face à la grande pauvreté, aux clivages ethniques et sectaires, etc. Elle a fonctionné en Corée [du Sud] ou à Taïwan, par exemple, parce qu'elle est venue après l'industrialisation et la création de classes moyennes.6

Les élites européennes et américaines se sont trompées quand, après 2011, elles se sont convaincues que des élections libres et équitables annonçaient un avenir prometteur pour la Tunisie. Les jeunes en étaient moins convaincus et les gens ont de plus en plus délaissé les urnes, beaucoup ne se donnant même pas la peine de s'inscrire. Quant aux mouvements islamistes, ils n'ont jamais montré d'intérêt pour relever les défis d'une économie moderne. Ennahda n'a pas fait exception. Les élites tunisiennes, bien éduquées, n'ont pas pu s'entendre sur un plan de réforme économique. Elles ont laissé tomber leur pays.

La théorie de Lénine

Douze ans après la chute de Ben Ali, Kaïs Saïed a ramené la fine fleur d'hier, notamment dans les forces de sécurité. Ghannouchi, le puissant dirigeant d'Ennahda qui dirigeait le parti islamiste « comme l'organisation clandestine qu'il avait été dans les années 1990 »7 s'est retrouvé en prison, incapable de rallier l'armée. Cette dernière a jeté son dévolu sur Saïed qui « défend la patrie ».

Selon certains observateurs attentifs,

le soulèvement arabe a atteint son apogée, le 11 février 2011, quand le président égyptien Hosni Moubarak a été contraint de démissionner. Selon la théorie de Lénine, une révolution victorieuse nécessite un parti politique structuré et discipliné, un leadership robuste et un programme clair. La révolution égyptienne, comme son précurseur tunisien et contrairement à la révolution iranienne de 1979 n'avait ni organisation ni dirigeant identifiable, ni d'ordre du jour sans équivoque.8

Alors que les manifestations sont devenues violentes dans de nombreux pays, les forces se sont divisées. Les anciens partis politiques et les dirigeants économiques se sont disputés le pouvoir, « laissant à de nombreux manifestants le sentiment que l'histoire qu'ils faisaient il n'y a pas si longtemps les dépassait »9. Ceux qui ont mené la révolte en Tunisie n'avaient ni les moyens ni le temps de s'organiser. Les forces établies ont donc pu détourner leur agenda et bloquer le changement.

Cela n'a pas empêché certains universitaires, tel Safwan Masri, de parler d'« anomalie arabe »10, et des journaux de clamer que la Tunisie était le seul pays des révoltes arabes à avoir donné naissance à une véritable démocratie. Illusion caractéristique de nombreuses attitudes occidentales. Avant la chute de Ben Ali, la Banque mondiale et les observateurs ont loué les performances économiques du pays. Après, ils ont salué son succès en tant que démocratie. On comprend pourquoi les dirigeants européens n'ont pas eu de pensée stratégique sur la Tunisie…

La nature de l'État entrave les réformes

En fait, les analystes occidentaux projettent trop souvent leur propre vision du monde sur des pays dont l'histoire est différente. Ainsi, l'intense débat intellectuel et politique autour des idées de John Maynard Keynes (1883-1946) sur l'intervention de la puissance publique dans l'économie n'a pas d'équivalent dans la région. En partie parce que la diplomatie des canonnières et le colonialisme ont interrompu les débats qui se déroulaient dans le Sud, notamment en Tunisie. Au moment de l'indépendance, les nouveaux régimes ont compris que l'État devait être partie prenante de la création d'une économie nationale, qu'elle soit liée ou non au Nord. Or les dirigeants se sont rarement concentrés sur l'augmentation de la richesse du pays, mais davantage sur leur maintien au pouvoir, en contrôlant notamment les nouveaux arrivants au sein de la classe privilégiée, le Makhzen11.

À partir des années 1980, le FMI et la Banque mondiale ont appliqué un ensemble de principes idéologiques contenus dans le consensus de Washington. Cette doxa néolibérale avait déjà échoué en Tunisie au tournant du siècle, pourtant cela n'a pas arrêté la Banque mondiale qui l'a présentée comme modèle de « bonne gouvernance économique » à suivre en Afrique et au Proche-Orient. L'Europe a chanté la même partition et s'est retrouvée dans l'impasse.

Malgré l'émancipation des femmes et les attitudes tolérantes envers les étrangers, la Tunisie a vu ses richesses contrôlées par quelques familles dont l'emprise est renforcée dans un système corporatiste leur permettant de surveiller l'État. Loin d'apporter de nouvelles idées et de contribuer à la création d'un vaste parti de gauche après 2011, le puissant syndicat de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) s'est contenté de regarder le pouvoir gonfler le nombre de fonctionnaires (et par conséquent ses adhérents), ce qui a ruiné le pays. Au lieu de promouvoir un débat ouvert sur ce qu'il fallait entreprendre, les dirigeants tunisiens ont agi en fossoyeurs des réformes. Auparavant, Zine El-Abidine Ben Ali avait géré l'économie en prélevant de plus en plus de rentes pour sa famille, sans jamais la réformer.

Peut-on changer le scénario néolibéral ?

Alors que la région est riche en hydrocarbures, les institutions internationales pourraient suggérer que « les monarchies pétrolières cessent d'investir leur capital dans les économies occidentales, en particulier aux États-Unis, et le transfèrent plutôt aux gouvernements arabes, sur le modèle de l'aide que les États-Unis ont fournie à leurs alliés européens de 1948 à 1951, le Plan Marshall »12. Peu de chance que cela arrive car les banques occidentales perdraient d'énormes opportunités de gagner de l'argent et les monarchies du Golfe ont beaucoup d'influence à Paris, Londres et Washington. Pendant ce temps, le capital déserte la région pour trouver refuge dans des banques et des entreprises occidentales. L'Afrique du Nord à elle seule dispose de centaines de milliards de fonds « privés » dans des établissements financiers étrangers.

Aujourd'hui, les jeunes issus des milieux favorisés et formés se sauvent aussi au bénéfice immédiat du Golfe, du Canada, de la France et de ses voisins, et au détriment de la stabilité à long terme en Méditerranée. En Afrique du Nord, la « guerre froide » entre l'Algérie et le Maroc explique que les flux commerciaux et d'investissement soient au plus bas. Cette situation est d'autant plus absurde que le pétrole, le gaz, le soufre et l'ammoniac algériens pourraient, avec les phosphates marocains, générer de nombreux emplois et de grandes exportations. Les tensions entre les deux pays conviennent à l'Occident depuis des décennies, néanmoins la pression des nouveaux immigrants en Europe alimente les partis populistes et le risque de turbulences intérieures dans des pays comme l'Italie ou la France.

Autre ironie de ce scénario néolibéral, la Chine et la Turquie renforcent leurs liens commerciaux avec l'Afrique du Nord — la Chine est ainsi devenue son deuxième fournisseur étranger après l'Italie, et la Turquie le quatrième —, sans accroitre leurs investissements. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, le capital privé occidental continue par contre de jouer un rôle clé.

Aujourd'hui, l'Union européenne et les États-Unis découvrent à leur grand désarroi que les dirigeants nord-africains, comme ailleurs dans le Sud, ne partagent pas leur lecture de la guerre en Ukraine. Ils notent que l'Occident considère ses problèmes comme les problèmes du monde, et ils ne sont pas d'accord. Le monde multipolaire dans lequel nous nous trouvons rend familier l'ancien tiers-mondisme algérien. Les élites se méfient de l'ancienne puissance coloniale et expriment publiquement leur critique du comportement français, passé et présent, comme jamais auparavant.

Plus tôt l'Europe s'éveillera au fait que les pays au-delà de ses côtes méridionales méritent une politique ambitieuse, un nouveau processus de Barcelone13 plus audacieux, mieux ce sera. Plus tôt elle comprendra que l'islamisme n'est pas l'inclination naturelle de la région, comme beaucoup l'ont cru après 2011, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, plus tôt elle abandonnera son orientalisme de pacotille, mieux ce sera. En finir avec l'État patrimonial ou néo-patrimonial où quelques familles contrôlent tout représente un défi historique pour la région autant que pour l'Europe.

Comme le montre sa réaction modérée au renversement du président égyptien Mohamed Morsi un an après les élections libres de juillet 2012, l'Occident ne semble guère accorder autant d'importance au vote qu'il le prétend. Son attitude face au mépris de Kaïs Saïed pour les règles fondamentales de la démocratie le confirme. Il faudrait une refonte complète de l'État — condition préalable pour une croissance plus rapide —, mais aussi une plus grande inclusion sociale afin d'atteindre une stabilité à long terme en Tunisie et dans la région. Tant qu'elle n'acceptera pas ce principe, la Commission européenne devra se faire à l'idée que ses interminables prises de position visant à « améliorer » les politiques de voisinage donnent l'impression de jouer avec les peuples.

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Ce texte est adapté de l'article de Francis Ghilès, « Why does the West so often get Tunisia wrong ? », Notes Internacionals 289, Barcelona Center for International Affairs (CIDOB), mai 2023.
Traduit de l'anglais par Martine Bulard.


1Rached Ghannouchi a joué un rôle central dans le mouvement islamique tunisien depuis la fondation d'Ennahda au début des années 1980. Après deux décennies d'exil à Londres, il est rentré en Tunisie en 2011, et joue depuis un rôle clé et souvent controversé dans la politique tunisienne.

2Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », London Review of Books, 17 novembre 2022.

3Ray Bush, « Marginality or abjection ? The political economy of poverty production in Egypt », dans Ray Bush et Habib Ayeb, Marginality and Exclusion in Egypt, Zed, Londres, 2012.

4Christine Lagarde, « The Arab Spring, One Year On », Fonds monétaire international, Washington DC, 6 décembre 2011.

5NDLR. Cette désignation médiatique francophone est par ailleurs rejetée par les Tunisiens qui préfèrent parler de « révolution de la dignité ».

6Robert D. Kaplan, « Anarchy unbound : the new scramble for Africa », The New Statesman, Londres, 16 août 2023.

7Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », The London Review of Books, 17 novembre 2022.

8Hussein Agha et Robert Malley, « The Arab Counterrevolution », The New York Review of Books, 29 septembre 2011.

9Hussein Agha et Robert Malley, op.cit.

10Safwan Masri, Tunisia : an Arab Anomaly, Columbia University Press, 2017.

11NDLR. Le terme désigne la classe au pouvoir au Maroc.

12Gilbert Achcar, People Want : A Radical Exploration of the Arab Uprising, Saqi Books, Londres, 2013, réédité avec une nouvelle introduction en 2023.

13Partenariat euro-méditerranéen pour le développement et la sécurité lancé en 1995 et au point mort actuellement.

25.03.2024 à 06:00

« Chaque pouvoir qui arrive dans Gaza essaye d'utiliser les clans à son profit »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Dimanche 24 mars 2024. (...)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Dimanche 24 mars 2024.

Les Israéliens sont toujours en train de chercher des solutions pour remplacer le Hamas. Parmi ces anciennes et mauvaises solutions, ils ont essayé de s'attacher la collaboration des chefs des « grandes familles » de la bande de Gaza. C'est la méthode de tous les colonisateurs et occupants : les Soviétiques ont voulu l'employer en Afghanistan, les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Malheureusement, dans le monde arabe et surtout au Proche-Orient, l'esprit clanique est une réalité, et il faut souvent passer par ces chefs pour régler les problèmes. Les Israéliens ont commencé à faire ça en 1967, après leur occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem.

À l'époque, il y avait un vide dans le pouvoir administratif et politique. Ils ont donc commencé à chercher des interlocuteurs pour assurer la sécurité. Ils se sont adressés aux moukhtar, les chefs des familles importantes. Ces gens étaient connus pour leurs relations avec les occupants successifs, depuis l'empire ottoman, jusqu'aux Britanniques, puis les Israéliens. Leur réputation était ambivalente. On les voyait comme des médiateurs avec l'occupant, fournissant un service administratif et facilitant la vie des gens, mais ils étaient aussi considérés comme des collabos.

Cela se passait ainsi : le général israélien qui commandait la région venait voir le moukhtar — ou le chef de la famille X — et lui disait : « Il y a un problème avec un de vos membres. Donc soit vous réglez le problème, sinon nous allons l'arrêter ». Parfois, au contraire, le moukhtar pouvait intervenir pour faire libérer des gens.

« Tout change avec l'arrivée d'Arafat »

Mais tout a changé avec le début de la première Intifada, en 1987. Les grandes familles ont perdu leur influence. C'est l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui a pris le pouvoir et en premier lieu, parmi les factions qui la composaient, le Fatah de Yasser Arafat. Cette situation a duré jusqu'aux accords d'Oslo, avec la création de l'Autorité palestinienne (AP), et l'installation en 1994 de Yasser Arafat à Gaza. Arafat avait besoin du soutien des grandes familles pour consolider son pouvoir. Il a créé à l'époque un organisme qui s'appelait Hay'at Al ‘Achaer, ou l'Instance des clans. Ces derniers pouvaient intervenir par exemple en cas d'affrontements ou de différends entre les membres de différentes familles, afin que le problème soit réglé à l'amiable plutôt que devant les tribunaux. Cela a continué ainsi jusqu'au début de la deuxième intifada, en 2000. C'est à cette époque que le rôle des familles a commencé à évoluer, pour passer de médiateurs à des pratiques qu'on peut qualifier de mafieuses.

Plusieurs d'entre elles ont profité du désordre sécuritaire et de l'affaiblissement de l'AP, dont la police et les services de sécurité ne pouvaient plus travailler, leurs locaux et leur personnel étant pris pour cible par les Israéliens. La création du Hamas, devenu rapidement assez populaire, enlevait aussi à l'AP une partie de son pouvoir. À son tour, le parti islamiste a décidé de s'appuyer sur certains clans, allant jusqu'à les armer. Ces derniers ont tué des chefs de la police de l'AP et de ses Moukhabarat, ses services de renseignement, notamment un dirigeant important, Jad Tayeh, ainsi que les enfants d'un autre responsable de ces services. Tout cela jusqu'à la prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza en 2007.

Ce projet suppose l'éradication du Hamas

Depuis, la situation s'est une nouvelle fois renversée pour ces grandes familles. Une fois établi au pouvoir, le Hamas ne pouvait plus tolérer l'existence d'une force parallèle. La première chose qu'il a faite, c'est de les désarmer. Les alliés sont devenus des ennemis. Plusieurs assauts sanglants ont eu lieu contre les bastions de plusieurs clans, au cours desquels des femmes et des enfants ont été tués. Certaines de ces familles, proches de la frontière, ont préféré se réfugier en Israël. Parmi ses membres se trouvait un responsable important du Fatah.

Si je fais ce rappel historique, c'est pour montrer que chaque pouvoir qui arrive dans la bande de Gaza essaye d'utiliser ces clans à son profit, quitte à s'en débarrasser quand il n'en a plus besoin. Maintenant, les Israéliens voudraient faire la même chose, en transférant le pouvoir vers les familles importantes. Mais ce projet suppose l'éradication du Hamas. Or, ce n'est pas le cas, et la plupart de ces grandes familles le savent.

Depuis le 7 octobre, la police et la sécurité intérieure, qui sont particulièrement visées par l'armée israélienne, ne sont plus présentes sur le terrain. Certains clans en ont profité pour se livrer au pillage. Il y en a eu dans le nord, dans les maisons bombardées et abandonnées par leurs propriétaires, qui avaient fui vers le sud. Les convois d'aide humanitaire ont parfois été pillés aussi, pour revendre l'aide sur le marché.

Le Hamas leur a fait comprendre de façon explicite qu'il fallait encore compter avec lui. Il a menacé des moukhtar, et même exécuté certains d'entre eux, parce qu'ils avaient franchi la ligne rouge en sortant les kalachnikovs pour piller des convois humanitaires. Le Hamas tolère les armes blanches, voire les pistolets, mais pas les mitraillettes ; c'est une arme de guerre et le Hamas ne peut admettre l'existence d'une force armée parallèle.

« Vous allez protéger les convois, mais sous notre contrôle »

Du coup, quand les « kalach' » ont été sorties, les combattants du Hamas ont surgi de leurs caches souterraines. Résultat : on n'entend plus parler de pillages. Le Hamas a ensuite choisi de nouveau une solution politique : coopter les grandes familles en leur disant en substance : on ne peut plus être présents en uniforme pour protéger les convois humanitaires, parce qu'on est aussitôt ciblés par les Israéliens. Vous allez participer à la protection de l'aide, mais sous notre contrôle. C'est ainsi que pendant deux jours consécutifs, deux convois humanitaires chargés principalement de farine en provenance de Rafah sont arrivés sans encombre jusqu'à Jabaliya, dans le nord, protégés par des jeunes des clans, sous la supervision de nombreux militants du Hamas en civil. D'ailleurs beaucoup de ces jeunes étaient en réalité également proches du Hamas. Tous étaient armés de bâtons et non de kalachnikovs, tout le long de la rue Salaheddine, la route principale de la bande de Gaza. Le Hamas avait publié un communiqué demandant aux gens de ne pas s'approcher, et qu'il était là pour superviser la distribution équitable de l'aide.

Tout cela a fonctionné parce que le Hamas avait mis en place une coordination avec les grandes familles, en particulier pour les distributions de nourriture. Les Israéliens ont été furieux, et comme je l'ai raconté dans mon dernier journal, ils ont commencé à assassiner les dirigeants du Hamas responsables de cette coordination. En tout cas, leur projet de trouver des collaborateurs chez les grandes familles a échoué, et ils se rendent compte que le Hamas est toujours là, la preuve étant qu'ils continuent à participer à des discutions avec lui au Caire ou au Qatar.

25.03.2024 à 06:00

Liban. Sur les traces des disparus de la guerre civile

Leyane Ajaka Dib Awada

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Comment filmer la disparition ? Traduire par l'image ce qui n'est plus ? C'est un travail de remémoration contre l'amnésie officielle et collective, et donc un travail pour l'histoire, que propose l'équipe du film The Soil and the Sea (« La terre et la mer »), qui sillonne le Liban sur les traces des charniers de la guerre civile. Image trouble, son étranglé, vagues menaçantes… The Soil and the Sea (« La terre et la mer ») commence littéralement à contre-courant, la caméra submergée (...)

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Texte intégral (2203 mots)

Comment filmer la disparition ? Traduire par l'image ce qui n'est plus ? C'est un travail de remémoration contre l'amnésie officielle et collective, et donc un travail pour l'histoire, que propose l'équipe du film The Soil and the Sea La terre et la mer »), qui sillonne le Liban sur les traces des charniers de la guerre civile.

Image trouble, son étranglé, vagues menaçantes… The Soil and the Sea La terre et la mer ») commence littéralement à contre-courant, la caméra submergée dans une lutte contre les vagues, dont nous tire la voix de l'écrivain libanais Elias Khoury lisant en arabe son poème « La mer blanche ». Ce sauvetage n'est pourtant qu'une illusion : c'est bien une noyade longue d'un peu plus d'une heure qui commence avec le film réalisé par Daniele Rugo, véritable plongée cinématographique dans la violence de la guerre civile libanaise.

Partant de la côte beyrouthine, le film nous fait entrer au Liban par le charnier méditerranéen qui le borde, cette mer dans laquelle la guerre a souvent dégurgité ses cadavres. The Soil and the Sea interroge les disparitions, exhume les histoires des victimes et de leurs familles, creuse les bas-fonds de près de quinze années de guerre civile.

Un pays amnésique et imprégné de violence

Au Liban, 17 415 personnes auraient disparu de 1975 à 1990, pendant la guerre civile qui a opposé de très nombreuses factions locales et internationales, mais dont les victimes ont été en majorité libanaises, palestiniennes et syriennes. Ce chiffre est tiré de la recherche constituée par le Lebanon Memory Archive, un projet piloté par l'équipe du film qui met en lumière cinq sites libanais abritant des fosses communes datant de la guerre1. Massacres délibérés, emprisonnements, torture, enlèvements, assassinats arbitraires ou ciblés, des lieux tels que Damour, Chatila, Beit Mery, Aita Al-Foukhar ou Tripoli, sont emblématiques de toutes les facettes de la violence devenue routinière dans le Liban des années 1980. Leurs noms seuls suffisent à réveiller le souvenir d'une opération militaire, d'une prison ou d'une hécatombe dont les histoires sont tues dans un pays qui s'est remis de la guerre civile en instaurant un fragile statu quo.

Afin de saisir la force de The Soil and the Sea, il faut comprendre la portée politique du simple geste de prise de parole proposé par le film. Dans les années 1990, la principale barrière mise en place pour éviter de retomber dans les méandres d'un affrontement civil a été le silence. Aucune politique mémorielle n'a été mise en place à l'échelle du pays, les programmes scolaires s'arrêtent notoirement à la veille de la guerre civile, et la guerre est un arrière-plan anecdotique dans les conversations des Libanaises. Des organisations de la société civile plaident pourtant depuis longtemps en défense des familles des personnes disparues, et une loi de 2018 promettait même d'éclaircir leur sort, mais le silence reste de mise pour la majorité de la société libanaise. La faute en revient surtout à l'absence de politiques publiques et d'institutions dédiées : il n'existe pas au Liban d'histoire « objective » de la guerre, scientifiquement constituée, et admise par l'État et la population. The Soil and the Sea donne un exemple saisissant de cette amnésie collective avec l'anecdote d'une mère qui pose une plaque et plante un olivier en mémoire de son fils Maher, disparu devant la faculté des sciences dans la banlieue sud de la capitale. Alors que cette faculté relève du seul établissement supérieur public du pays - l'Université libanaise -, les étudiantes et les professeures rencontrées par la mère de Maher sont effarées d'apprendre qu'une fosse commune « de trente mètres de long » a été enfouie sous les dalles de leur campus à la suite d'une bataille entre des factions libanaises et l'armée israélienne pénétrant dans Beyrouth en 1982.

Pour recomposer l'histoire d'un pays amnésique, The Soil and the Sea choisit d'enchaîner les témoignages, comme celui de la mère de Maher. Les récits sont racontés en « voix off », superposés à des images montrant les lieux banals, gris, bétonnés, où les Libanaises foulent souvent sans s'en douter - ou sans y penser - les corps de centaines de leurs semblables. Les voix des proches ou des survivantes qui témoignent sont anonymes. Seuls ces lieux du quotidien incarnent la violence. Le film offre l'image d'un Liban pâle et quasi désert, où l'immobilier aussi bien que la végétation ont recouvert les plaies mal cicatrisées de la guerre. Des silhouettes lointaines parcourent ruines antiques et bâtiments modernes, gravats et pousses verdoyantes, mais on ne verra jamais les visages des voix qui racontent, par-dessus des plans savamment composés, les disparitions des proches, l'angoisse des familles, parfois de précieuses retrouvailles, plus souvent des vies passées dans l'errance et la nostalgie. Filmant le présent pour illustrer les récits du passé, The Soil and the Sea met au défi l'expérience libanaise contemporaine en montrant des lieux imprégnés jusque dans leurs fondations par une violence rarement nommée, qui prend enfin corps à l'écran dans les récits des familles laissées pour compte. Le travail de mise en scène du témoignage oral est aussi soigné du point de vue de l'image que du son, les mots crus des proches étant délicatement accompagnés par les arrangements légers et angoissants de Yara Asmar au synthétiseur.

Géographie de l'oubli

Faut-il déterrer les cadavres ? Serait-ce rendre justice aux familles que de retourner aujourd'hui la terre, et risquer ainsi de raviver les blessures d'un pays jamais guéri de la violence ? Ces questions, posées par un survivant du massacre commis par les milices palestiniennes à Damour en 19762, reçoivent plus tard une réponse indirecte de la part de la mère de Maher : « S'ils exhument des restes, où est-ce que je les mettrais ? » Juxtaposant des témoignages qui se font écho, The Soil and the Sea devient un jeu de questions et réponses qui exprime le paradoxe de l'amnésie libanaise. Aux dépens de nombreuses victimes et de leurs familles, l'oubli a été un geste d'amnistie qui a permis à la société libanaise de se reconstruire, d'élever des banques et de déployer des champs sur une terre ravagée par le conflit. Beaucoup de victimes ont aussi été acteurrices de la violence, à commencer par Maher, mort au service d'une milice, dont le récit de la disparition entame et conclut le film. En exhumant leurs corps, on risquerait de raviver des colères enfouies avec eux. Au lieu de prendre un tel risque, et outre l'impossibilité matérielle et politique d'une telle entreprise, le documentaire et le projet de recherche auquel il s'adosse se contentent de recueillir des souvenirs sans les commenter autrement que par des images du quotidien, familières à toustes les Libanaises.

L'absence de protagonistes à l'écran, le choix de filmer les lieux représentés à des moments où ils sont inhabituellement déserts, illustrent d'abord la disparition, thème principal de l'œuvre. Nous, spectateurs et spectatrices, sommes invitées dans ces espaces comme dans des arènes cinématographiques qui réverbèrent les récits de la violence et abattent le quatrième mur, nous mettant au centre d'un récit oral, musical et visuel. Nous qui foulons le sol libanais, nous qui partageons sa mer et contemplons ses espaces, sommes responsables de constater la violence gravée en eux, nous dit le film. Si on ne peut résoudre les disparitions sans raviver la violence qui les a causées, si on ne peut déterrer les cadavres sans risquer d'exhumer la guerre qui les a tués, on peut au moins admettre l'amnésie, s'en reconnaître responsable, et apaiser par des actes mémoriels la violence fantôme qui hante le Liban.

The Soil and the Sea apporte sa pierre à l'édifice mémoriel par la constitution d'une géographie qui relève un à un des lieux de l'oubli libanais. Les récits qui permettent l'enquête ne sont jamais exhaustifs. Ils permettent d'incarner cette géographie, lui donnant le relief et la profondeur qui manquent aux images du quotidien libanais contemporain. Par des procédés fins et dépouillés, le film de Daniele Rugo nomme l'innommable, montre ce qui ne peut être montré, et parvient ainsi à nous remémorer notre oubli.

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The Soil and the Sea
Film de Daniele Rugo
2023
73 minutes
Avant-première mardi 26 mars à 19h30
Cinéma Luminor Hôtel de Ville, Paris.


1Le projet est mené par le réalisateur et producteur Daniele Rugo, la productrice Carmen Hassoun Abou Jaoudé et l'assistante de production Yara Al Murr.

2NDLR. Ce massacre a été commis par des milices palestiniennes le 20 janvier 1976, en réaction au massacre de plus d'un millier d'habitants du quartier Karantina de Beyrouth par les Phalanges chrétiennes.

22.03.2024 à 07:58

« Ce qui rend les Israéliens furieux, c'est que le Hamas est toujours là »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Jeudi 23 mars 2024. (...)

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Texte intégral (933 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 23 mars 2024.

Trois dirigeants du Hamas ont été tués par l'armée israélienne ces derniers jours. Un à Gaza-ville, un à Nusseirat et le troisième au nord de la bande de Gaza. Tous trois étaient responsables de la coordination pour sécuriser l'aide humanitaire qui passe via les camions, depuis la frontière égyptienne à Rafah, jusqu'au nord de la bande de Gaza en passant par Gaza ville.

La date de leur assassinat ne doit rien au hasard. Il y a environ cinq jours, deux convois ont effectivement réussi à atteindre la ville de Gaza et le nord de la bande de Gaza. Ils ont livré leur cargaison de farine aux entrepôts de l'UNRWA à Jabaliya. Ces convois humanitaires venus d'Égypte n'ont pas été attaqués.

Pourquoi cela s'est bien passé ? Parce que le Hamas avait déployé ses hommes tout au long du parcours, sur la rue Salaheddine, la plupart armés de bâtons. Auparavant, l'organisation avait publié un communiqué disant qu'il ne fallait pas se trouver dans ces endroits-là, et ne pas tenter d'arrêter les camions, surtout sur ce qu'on appelle le rond-point du Koweït, là où des camions d'aide humanitaire ont été attaqués et où l'armée israélienne a tiré sur les gens. Ces gardes – pour la plupart des jeunes - déployés n'étaient pas des policiers, mais des militants du Hamas. Deux convois se sont donc succédé sans encombre pendant deux jours. Le troisième jour, les Israéliens les ont bombardés.

Il y aurait eu plus de vingt morts ce jour-là. Après quoi, l'armée israélienne a assassiné ces trois hommes. Le premier à l'hôpital Al-Chifa, le deuxième dans une voiture à Nusseirat et le troisième à côté d'un entrepôt de l'UNRWA je crois. Pourquoi ? Parce que ces hommes du Hamas organisaient la protection des convois terrestres. Leur efficacité n'a pas plu aux Israéliens. Le passage des camions sans difficulté menaçait de faire capoter leur projet de faire arriver l'aide humanitaire par la mer, et ça contredisait leur propagande comme quoi « le Hamas détourne l'aide ».

Pour comprendre leurs motivations, il faut savoir que dans le nord de la bande, la situation est encore pire qu'au sud. La famine s'est installée parmi les quelque 400 000 personnes qui n'ont pas fui vers le sud comme voulait les y pousser l'armée israélienne. Si les Israéliens veulent empêcher toute aide humanitaire de parvenir depuis le sud, c'est probablement parce qu'ils veulent séparer définitivement les deux parties de la bande, laissant le sud à l'Égypte, et faire du nord une zone tampon administrée par eux. Voilà pourquoi Israël cherche toujours à organiser le désordre pour pouvoir prétendre qu'il est impossible de faire passer l'aide par voie terrestre du sud vers le nord, qu'il y a des détournements, des attaques.

Ce qui rend les Israéliens furieux, c'est que le Hamas est toujours là, qu'il est encore puissant, et qu'il a résolu la question des pillages.

Les Israéliens veulent s'appuyer sur les « grandes familles » de Gaza, qui sont devenues en quelque sorte des clans mafieux et qui avaient pu, au début, attaquer les convois d'aide humanitaire. Le Hamas a réagi par la manière forte. On parle de l'exécution de treize membres de l'un de ces clans, je reviendrai dessus dans une prochaine page de mon journal pour Orient XXI.

Après l'assassinat des trois responsables de la protection des convois humanitaires, que peut-il se passer ? Le Hamas trouvera sans doute une solution. C'est un mouvement très bien organisé, de la base vers le sommet, qui a une hiérarchie très développée. Et sa dimension religieuse fait qu'il y a une grande loyauté envers les chefs et envers le mouvement en général.

D'ailleurs, les Israéliens croient-ils à leur propre propagande, quand ils disent que c'en est bientôt fini du Hamas ? Si c'est le cas, pourquoi sont-ils en train de négocier avec eux au Caire ? Éradiquer le Hamas ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudrait au moins que l'armée israélienne occupe la bande de Gaza pendant au minimum deux ou trois ans pour y arriver.

22.03.2024 à 06:00

La France se rapproche du Maroc tout en négociant avec Abdelmadjid Tebboune

Khadija Mohsen-Finan

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Le dégel des relations entre Rabat et Paris pourrait déboucher sur une visite du président Emmanuel Macron au Maroc. Ce réchauffement se produit alors que les rapports franco-algériens sont dans l'impasse et que plusieurs forces politiques françaises de l'opposition poussent en faveur d'un rapprochement avec le Maroc. Pour son premier déplacement officiel au Maghreb, Stéphane Séjourné s'est rendu au Maroc le 25 février. Le ministre des affaires étrangères français a pris soin de (...)

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Le dégel des relations entre Rabat et Paris pourrait déboucher sur une visite du président Emmanuel Macron au Maroc. Ce réchauffement se produit alors que les rapports franco-algériens sont dans l'impasse et que plusieurs forces politiques françaises de l'opposition poussent en faveur d'un rapprochement avec le Maroc.

Pour son premier déplacement officiel au Maghreb, Stéphane Séjourné s'est rendu au Maroc le 25 février. Le ministre des affaires étrangères français a pris soin de préciser sur son compte X (ex-Twitter) qu'il avait été mandaté par Emmanuel Macron pour « ouvrir un nouveau chapitre » dans les relations entre les deux pays. Il s'agit clairement d'une volonté de clore une série de crises qui ont commencé en décembre 2020 avec l'annonce par Donald Trump de la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Pour Rabat, la France, allié inconditionnel et soutien constant, se devait d'emboiter le pas à Washington. Pourtant, cet alignement sur la position américaine ne s'est pas fait.

Turbulences sur la ligne

La relation se tend un peu plus en septembre 2021, lorsque Paris décide de réduire de moitié l'octroi des visas aux Marocains, alors qu'au même moment Emmanuel Macron décide de se rapprocher de l'Algérie. En témoigne la visite « officielle et d'amitié » effectuée par le président français accompagné par une bonne partie de son gouvernement en août 2022, et la signature d'une déclaration commune appelant à « une nouvelle dynamique irréversible ».

La France a alors quelques raisons de se distancier du Maroc. Elle n'a guère apprécié les révélations du consortium de médias Forbidden Stories, selon lesquelles de nombreux téléphones - dont celui du chef de l'État et de certains de ses ministres - avaient été ciblés grâce au logiciel israélien Pegasus. Rabat dément, mais la confiance est entamée.

En janvier 2023, les hostilités montent d'un cran lorsque le Parlement européen vote une résolution condamnant la dégradation de la liberté de la presse au Maroc, et l'utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles comme moyen de dissuader les journalistes. La résolution affirme par ailleurs la préoccupation de l'institution européenne quant à l'implication supposée du Maroc dans le scandale de corruption en son sein.

Le vote du Parlement européen

Le Maroc réagit vivement à cette mise en cause. D'autant plus qu'il considère que ce vote participe d'une campagne anti marocaine à Bruxelles, portée par les eurodéputés français du groupe Renaissance (Renew Europe) et notamment par Stéphane Séjourné, alors chef de ce groupe. Rabat ne décolère pas et le plaidoyer de l'ambassadeur de France au Maroc Christophe Lecourtier, selon lequel « cette résolution n'engage aucunement la France »1 n'y changera rien. Pas plus que le mea culpa de la France, exprimé par ce même ambassadeur sur la décision de son pays de réduire les visas.

Malgré cette tension extrême et la mise en accusation du président Macron dans la presse marocaine proche du régime, le chef de l'État français n'a de cesse durant toute l'année 2023 d'afficher sa volonté de dépasser cette séquence faite de tensions, de crises et d'hostilités. Il sait que la politique maghrébine de la France ne peut laisser s'installer durablement un contentieux avec l'un ou l'autre des États du Maghreb. La proximité géographique, l'histoire coloniale et une communauté importante de Maghrébins installée en France imposent des relations apaisées, sans compter les échanges économiques, commerciaux et stratégiques.

Les deux classes politiques semblent alors opter pour une détente que l'on peut lire dans la reprise de la coopération. Mais le séisme qui frappe la région du Haouz dans le Haut-Atlas le 8 septembre 2023 montre que toutes les relations extérieures du Maroc sont désormais fondées sur la question du Sahara occidental. En ne répondant pas à l'offre d'aide française, alors que celles de l'Espagne, du Royaume-Uni, des Émirats arabes unis et du Qatar étaient acceptées, le Maroc signifie à la France qu'elle ne compte désormais plus parmi les pays amis.

Le 12 septembre 2023, Emmanuel Macron décide de s'adresser directement aux Marocains et aux Marocaines. Dans une vidéo postée sur X, il rappelle la disposition de la France, affirmant qu'il appartient à « Sa Majesté le roi, et au gouvernement du Maroc, de manière pleinement souveraine, d'organiser l'aide ». L'initiative est très mal reçue au Maroc, où on a le sentiment que le chef de l'État français a délibérément voulu agir dans le contournement du roi. La détente qui paraissait s'instaurer laisse place à une nouvelle séquence de crispation.

La question toujours en suspens du Sahara occidental

Emmanuel Macron sait que Rabat attend une reconnaissance claire de la marocanité du Sahara de la part de la France, et que cette reconnaissance conditionne la relation entre les deux pays. Le roi l'a bien précisé en août 2022. C'est « le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international, et l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats que le royaume établit »2 .

L'inflexion de la France sur ce dossier s'exprime clairement le 2 novembre 2023, lorsque Nicolas de la Rivière, le représentant permanent de la France auprès des Nations unies déclare, lors d'une réunion du Conseil de sécurité : « Je me souviens du soutien historique, clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain. Ce plan est sur la table depuis 2007. Le moment est venu d'aller de l'avant »3.

La mission confiée à Stéphane Séjourné durant ce voyage n'est pas facile. Il s'agit à la fois de prendre contact avec son homologue Nasser Bourita qu'il n'a jamais rencontré, de rétablir les liens entre les deux pays, et surtout de donner des gages aux Marocains sur le Sahara occidental. Séjourné sait qu'il est très attendu sur ce dossier et a d'ailleurs pris les devants en précisant que « c'est un enjeu existentiel pour le Maroc et pour les Marocains, la France le sait »4.

Un soutien au plan d'autonomie

Pour autant, malgré l'attente, le ministre ne peut faire de déclaration majeure sur ce dossier combien délicat. L'enjeu est tel qu'il appartient au seul chef de l'État, dont la diplomatie est le domaine réservé, de l'exprimer, dans le cadre solennel de la visite d'État prévue d'ici l'été. Stéphane Séjourné réaffirme néanmoins que la « France veut une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité ». Paris qui a été le premier à avoir soutenu le plan d'autonomie de 2007, « souhaite avancer en vue d'une solution pragmatique, réaliste, durable et fondée sur le compromis ». Par ces propos, le chef du Quai d'Orsay montre, que tout en voulant aller de l'avant, son pays souhaite ménager sa relation avec l'Algérie, sans néanmoins opter pour l'autodétermination voulue par le Front Polisario et Alger. Ce faisant, la France ne rompt pas avec ses choix précédents. Elle est d'ailleurs déjà présente au Sahara occidental, Stéphane Séjourné le dit, en mentionnant l'existence de deux écoles françaises à Laâyoune et à Dakhla, en plus d'un centre culturel itinérant dans les villes de Laâyoune, Dakhla et Boujdour, qui sont les principales villes du Sahara. Une reconnaissance de facto par la France de la marocanité de ce territoire sur lequel l'ONU n'a pas statué.

Mais la France ne se contente pas de cette présence dans les domaines de l'éducation et de la culture. Le ministre précise que Paris entend investir au sein de cette région, dans différents domaines, que ce soient les énergies renouvelables, le tourisme, ou encore l'économie bleue liée aux ressources aquatiques. Pourtant, Séjourné reste prudent. Il sait que l'exploitation et la commercialisation des ressources de ce territoire, qui reste « non autonome » pour les Nations unies, peuvent faire l'objet d'une nouvelle plainte de la part du Front Polisario auprès de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Aussi prend-il le soin de préciser que ces investissements se feront « au bénéfice des populations locales ».

Ces investissements annoncés s'intégreront dans un partenariat qualifié par le ministre « d'avant-garde »5, et qui s'étendra sur les 30 années à venir. Une page est bien tournée, la France n'évoque plus le passé pour parler du Sahara occidental. Elle se tourne vers l'avenir en assumant un projet qui pourrait ressembler à une anticipation par la France de l'intégration du Sahara occidental au Maroc.

Difficile de ne pas voir dans cette nouvelle posture française les conséquences d'une déception à la suite du rapprochement qu'avait effectué Emmanuel Macron avec l'Algérie post Hirak. En 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'Algérie devient très courtisée pour son gaz. La France, dont seuls 11 % du gaz consommé vient d'Algérie, surestime alors peut-être la capacité de ce pays à fournir du gaz aux pays européens. Or, faute d'investissements, les capacités d'exportation algériennes en gaz ne pourront dépasser les quantités fournies aujourd'hui, qui correspondent à 5 % du gaz dont a besoin l'Europe.

Sur le plan régional, l'Algérie dont on a pu vanter le retour en force en 2022, est en perte de vitesse au Sahel. Au Mali, la junte au pouvoir a mis un terme à l'accord d'Alger sur la paix et la réconciliation signé en 2015. La France, qui croyait pouvoir s'appuyer sur l'Algérie après le retrait de ses troupes au Sahel, constate que cette perte d'influence au Mali mais aussi au Niger profite au Maroc, qui entend bien l'exploiter. Le 23 décembre 2023, le Maroc reçoit à Marrakech quatre pays du Sahel, et leur offre un accès à l'Atlantique à travers Dakhla. Il est probable que ce projet coûteux, et quelque peu inutile, ne puisse pas voir le jour, même si la proximité entre ces pays et le Maroc est avérée.

La visite annoncée du président Tebboune

Annoncé pour l'automne prochain, le voyage qu'effectuera le président Abdelmadjid Tebboune en France a longtemps été conditionné par des dossiers qui continuent de peser sur la relation entre les deux pays, telles que les questions mémorielles, la coopération économique, les essais nucléaires dans le Sahara algérien, ou la restitution de l'épée et du burnous de l'émir Abd El-Kader.

Le rapport du député Frédéric Petit6 portant sur les relations entre la France et l'Algérie, montre que rien n'est simple dans la relation entre les deux pays. Il mentionne notamment que « la coopération entre les deux États reste hypothéquée par une hostilité à la France », perceptible par exemple dans la tendance à réduire le français à la langue du colonisateur. Sur le plan économique, le rapport pointe également les difficultés à coopérer, puisque les entreprises françaises travaillant en Algérie se heurtent aux contraintes du contrôle des changes, ce qui n'est pas nouveau.

Ces difficultés ont probablement conduit Emmanuel Macron à s'engager dans l'écriture d'un nouveau chapitre des relations avec le Maroc, en reconsidérant le dossier du Sahara occidental. Les dirigeants de Renaissance constatent que, à droite comme à gauche, il y a une disposition à emboîter le pas aux États-Unis dans la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. En déplacement au Maroc, en mai 2023, Éric Ciotti et Rachida Dati - qui était encore membre du parti les Républicains, et pas encore ministre de la culture -, déclarent : « Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », tout en exprimant leur étonnement à l'égard du « tropisme algérien d'Emmanuel Macron »7. Après le séisme, en octobre 2023, Jean-Luc Mélenchon en voyage au Maroc dément8 toute proximité de La France insoumise (LFI) avec d'autres forces que les partis politiques. Il semble exclure tout contact avec le Polisario, tout en affirmant que la prise de position de l'Espagne, des États-Unis et d'Israël - à savoir leur reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara - « a modifié le regard que le monde porte sur cette question » et qu'il souhaite que « la France le comprenne ».

Il est probable que le président Macron rejoigne ces positions. Néanmoins pour lui, il ne s'agit pas de suivre l'exemple américain, mais bien d'aller de l'avant dans l'appui de son pays au Maroc. Une manière de rester fidèle aux choix diplomatiques de la France, tout en étant, une fois de plus, le « maître des horloges ».


1« UE-Maroc : la déclaration de l'ambassadeur de France fait réagir les ONG des droits humains », RFI, 6 février 2023.

2« Sa Majesté le roi Mohammed VI : « Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international » », Maroc.ma, 20 août 2022.

3« Pour Stéphane Séjourné, le lien de la France avec le Maroc est essentiel », le360.ma, 15 mars 2024.

4Ibid.

5Selon un message posté sur le compte du ministre sur X, le 26 février 2024.

6Frédéric Petit, « Diplomatie culturelle et d'influence. Francophonie », Assemblée nationale, 11 octobre 2023

7Réda Dalil et Nayl Fassi, « Éric Ciotti et Rachida Dati : Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », Tel Quel, 5 mai 2023.

8« [Mélenchon sur le Sahara : Aimer le Maroc, c'est s'inscrire dans la continuité de la Marche verte », Le360.ma, 5 octobre 2023.

21.03.2024 à 06:00

Frantz Fanon, un psychiatre militant

Adam Shatz

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À la fin de l'année 1957, et après un bref passage à l'hôpital de la Manouba, Frantz Fanon prend ses quartiers dans les services psychiatriques de l'hôpital Charles Nicolle dans le centre de Tunis. Le pays d'Habib Bourguiba était devenu, depuis son indépendance en mars 1956, la base arrière du Front de libération nationale (FLN) algérien. La proximité de Fanon avec cette organisation et notamment avec sa branche armée, l'Armée de libération nationale (ALN), l'amène à en soigner les (...)

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Texte intégral (3059 mots)

À la fin de l'année 1957, et après un bref passage à l'hôpital de la Manouba, Frantz Fanon prend ses quartiers dans les services psychiatriques de l'hôpital Charles Nicolle dans le centre de Tunis. Le pays d'Habib Bourguiba était devenu, depuis son indépendance en mars 1956, la base arrière du Front de libération nationale (FLN) algérien. La proximité de Fanon avec cette organisation et notamment avec sa branche armée, l'Armée de libération nationale (ALN), l'amène à en soigner les soldats. Les traumatismes dont témoignent combattants et réfugiés algériens en Tunisie ne sont pas sans faire écho à l'actualité de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza. Orient XXI publie les bonnes feuilles de la nouvelle biographie du médecin martiniquais Frantz Fanon. Une vie en révolutions, signée Adam Shatz, en librairie le 21 mars.

Le rôle de Frantz Fanon au sein du Front de libération nationale (FLN) algérien ressemblait à celui du médecin britannique W. H. R. Rivers, qui pendant la première guerre mondiale soigna les soldats souffrant d'obusite, le stress post-traumatique typique des hommes des tranchées, comme le poète Siegfried Sassoon. Il est possible qu'après la mort d'Abane Ramdane, le psychiatre martiniquais ait pu y trouver une certaine forme de consolation. Il avait toujours considéré la médecine comme une pratique politique, et il pouvait désormais utiliser son expertise pour rétablir la santé des combattants et servir ainsi la lutte pour l'indépendance. Son travail avec les soldats de l'ALN l'amenait de plus en plus dans l'orbite de l'armée des frontières, qui n'était plus une bande de guérilleros mais une organisation très professionnelle, composée d'anciens maquisards passés en Tunisie et au Maroc et, de plus en plus, de déserteurs musulmans de l'armée française1.

Fanon finit par développer un attachement non dénué de romantisme pour ces combattants, qu'il vénérait comme des « paysans- guerriers-philosophes »2. Lors d'une visite effectuée en 1959 à la base Ben M'hidi (baptisée du nom du dirigeant assassiné Larbi Ben M'hidi), à Oujda, au Maroc, il fit la connaissance de l'énigmatique commandant de l'ALN, le colonel Houari Boumediène, l'un des plus proches alliés de Boussouf. Né Mohammed Ben Brahim Boukherouba, Boumediène (son nom de guerre) était le fils d'un pauvre cultivateur de blé à Clauzel, un village des environs de Guelma, dans l'est du pays. Il aurait étudié à Al-Azhar, l'université islamique du Caire ; il ne s'exprimait qu'en arabe, mais comprenait le français. Grand et maigre mais doté d'une présence redoutable, avec ses cheveux brun-roux et ses yeux verts, il semblait modeste, n'élevait jamais la voix et ne souriait presque jamais (« Pourquoi devrais-je sourire parce qu'un photographe prend la peine de me photographier ? » disait-il.) Il appréciait le travail de Fanon et s'était pris d'affection pour lui.

Sur la base de ces visites à l'armée des frontières, Fanon en vint à nouer une alliance avec l'état-major, à savoir la même direction extérieure du FLN qui avait éliminé Abane et mis fin à la primauté du politique sur le militaire dans le mouvement. Mais il reçut quelque chose de précieux en retour : un accès privilégié aux combattants de l'ALN qui lui ouvrait une fenêtre exceptionnelle sur l'expérience vécue et les troubles psychologiques des insurgés anticoloniaux. Les hommes qu'il avait pour charge de soigner étaient jeunes, parfois encore adolescents, et pour la plupart issus de milieux ruraux. Ils lui parlaient souvent de membres de leur famille qui avaient été tués, torturés ou violés par des soldats français. Certains exprimaient parfois des sentiments de culpabilité et de honte à propos des violences qu'ils avaient eux-mêmes commises contre des civils européens. Ils souffraient de divers symptômes psychologiques et physiques : impuissance, fatigue, dépression mélancolique, anxiété aiguë, agitation et hallucinations. Pour Fanon, on l'a vu, leurs troubles étaient dus à « l'atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l'impression tenace qu'ont les gens d'assister à une véritable apocalypse. »3

Frantz Fanon et son équipe dans l'hôpital Charles Nicolle à Tunis, 1958.
Wikimedia Commons

Il comptait aussi parmi ses patients des réfugiés algériens vivant dans des camps en Tunisie et au Maroc, à proximité de la frontière algérienne (ils étaient environ 300 000 dans ces deux pays, subsistant dans une extrême pauvreté). Les réfugiés, observait Fanon, vivent dans « une atmosphère d'insécurité permanente », craignant « les fréquentes invasions des troupes françaises appliquant “le droit de suite et de poursuite” ». Incontinence, insomnie et tendances sadiques étaient fréquentes chez les enfants. Quant aux femmes, elles étaient souvent sujettes à des psychoses puerpérales (troubles mentaux consécutifs à l'accouchement) pouvant aller de « grosses dépressions immobiles avec tentatives multiples de suicide » à « une agressivité délirante contre les Français qui veulent tuer l'enfant à naître ou nouvellement né ». Le traitement de ces maux s'avérait extrêmement difficile : « La situation des malades guéries entretient et nourrit ces nœuds pathologiques. »

Ce travail avec les combattants et les réfugiés ramenait Fanon aux écrits du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi sur les traumatismes de guerre. « Il n'est pas besoin d'être blessé par balle pour souffrir dans son corps comme dans son cerveau de l'existence de la guerre », observait-il. Certains des traumatismes psychologiques les plus graves qu'il diagnostiquait concernaient des combattants qui n'avaient jamais été blessés. L'un de ses patients était un membre du FLN souffrant d'impuissance et de dépression parce que sa femme avait été violée par des soldats qui étaient venus perquisitionner chez lui. D'abord furieux de ce qu'il percevait avant tout comme une atteinte à son honneur, il avait fini par comprendre que son épouse avait été ainsi outragée pour avoir refusé de révéler où lui-même se trouvait et fut saisi par la honte de ne pas l'avoir protégée. Bien qu'il ait décidé de la reprendre après la guerre, il n'en ressentait pas moins un profond malaise, « comme si tout ce qui venait de ma femme était pourri ».

Un autre soldat algérien âgé de 19 ans et dont la mère venait de mourir racontait à Fanon que ses rêves étaient hantés par une femme « obsédante, persécutrice même », une épouse de colon qu'il connaissait « très bien » parce qu'il l'avait tuée de ses propres mains. Il avait tenté de se suicider à deux reprises, entendait des voix et parlait « de son sang répandu, de ses artères qui se vident ». Fanon crut d'abord qu'il s'agissait d'un « complexe de culpabilité inconscient après la mort de la mère », à l'instar de ce que raconte Freud dans son essai de 1917 sur le deuil, Deuil et Mélancolie. Mais la culpabilité du soldat était réelle. Quelques mois après avoir rejoint le FLN, il avait appris qu'un soldat français avait abattu sa mère et que deux de ses sœurs avaient été emmenées à la caserne, où elles seraient sans doute torturées, peut-être même violées. Peu de temps après, il participait à un raid dans une grande ferme dont le gérant, « actif colonialiste », avait assassiné deux civils algériens. L'homme était absent. « Je sais que vous venez pour mon mari », lui avait dit sa femme en suppliant les Algériens de ne pas la tuer. Mais pendant qu'elle parlait, le soldat ne cessait de penser à sa propre mère et, avant même de réaliser ce qu'il faisait, il l'avait poignardée à mort. « Ensuite, cette femme est venue chaque soir me réclamer mon sang, poursuivait l'homme. Et le sang de ma mère où est-il ? » Dans ses notes, Fanon écrit que chaque fois que l'homme « pense à sa mère, en double ahurissant surgit cette femme éventrée. Aussi peu scientifique que cela puisse sembler, nous pensons que seul le temps pourra apporter quelque amélioration dans la personnalité disloquée du jeune homme ».

Ces études de cas seront rapportées dans l'un des écrits les plus puissants de Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », qui constitue le dernier chapitre des Damnés de la terre. Par leur sensibilité aux détails concrets et à l'ambiguïté psychologique, par leurs portraits d'hommes et de femmes dans des temps obscurs, ils nous laissent entrevoir quel excellent auteur de fiction il aurait pu devenir. Ce sont les récits d'un médecin de campagne à la Tchekhov, mais avec aussi quelque chose de la brutale incertitude des récits de guerre d'Isaac Babel dans Cavalerie rouge. Nous ne savons pas si ces malades seront jamais guéris un jour, et encore moins libérés, lorsque la liberté de l'Algérie sera instaurée, mais nous avons de bonnes raisons d'en douter.

Après la guerre, la mémoire sauvage des violences, des viols et des tortures – de la barbarie subie et infligée – fournira aux romanciers algériens leur matière première, alors même que les dirigeants algériens tenteront d'oublier cette histoire honteuse en la purgeant de la mythologie officielle de la révolution : ne devait rester que la légende d'un peuple vertueux uni contre l'occupant. Fanon fut l'un des premiers à briser les tabous et à mettre en lumière ce qu'il appelait l'« héritage humain de la France en Algérie ». Malgré toutes ses proclamations utopiques sur l'avenir d'une nation algérienne décolonisée – ou ses affirmations sur les effets désintoxiquants de la violence anticoloniale –, il n'escomptait guère que les dommages psychologiques de la guerre soient faciles à réparer. « Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre, écrivait-il. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n'est pas l'un des moindres pièges que nous tend l'Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? »

En tant que porte-parole du FLN, Fanon se faisait un devoir de présenter une image héroïque de la révolution algérienne. Mais, en tant que médecin, il pansait les blessures psychiques des soldats algériens, témoignant de l'horreur que les légendes nationalistes veulent nous faire oublier. Faire les deux choses à la fois était un véritable numéro de funambule.

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Adam Shatz
Frantz Fanon. Une vie en révolutions
Paris, La Découverte, 21 mars 2024
512 pages
28 euros


1Pendant la guerre d'indépendance, les Algériens ont été plus nombreux à combattre dans les rangs de la France, que ce soit directement dans les troupes régulières françaises ou dans des unités auxiliaires appelées harka, qu'aux côtés de l'ALN.

2Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, coll. Folio, 2009, p.490.

3Les citations de ce paragraphe et des cinq suivants sont tirées de Frantz Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Les Damnés de la terre, pp.623-672. L'analyse de Fanon concernant les traumatismes résultants de la guerre d'Algérie était également prémonitoire. À l'époque, les médecins français rejetaient les témoignages de détresse psychologique parmi les anciens combattants de la guerre d'Algérie en décrivant par exemple un patient comme « bavard, vantard, content de lui [et ses récits] difficilement contrôlables ». (Voir Raphaëlle Branche, Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, La Découverte, 2020, p.314.) Selon un article du Monde publié en 2000, 350 000 vétérans souffriraient du syndrome de stress post-traumatique.

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