13.06.2024 à 06:00
Matheo Malik
Dans la guerre écologique, le pape François a une doctrine de paix et une méthode d’action diplomatique. Elle pourrait servir de modèle pour panser les fractures d’un monde cassé.
L’article Le multilatéralisme d’en bas : une diplomatie pour la Terre est apparu en premier sur Le Grand Continent.
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Début mai, le Guardian publiait les résultats d’une enquête sur le monde à venir vu par 380 auteurs et éditeurs principaux des rapports du GIEC depuis 2018, pas loin de la moitié des chercheurs impliqués 1. Le résultat est sans appel car 77 % estiment que, par rapport à l’ère pré-industrielle, la hausse des températures atteindra au moins 2,5° C d’ici la fin du siècle, et même plus de 3° pour 42 % d’entre eux. À une écrasante majorité — les trois-quarts — le manque de volonté politique est jugé le principal responsable, ce qui signe l’échec climatique du multilatéralisme : l’objectif fixé par les accords de Paris en 2015, ne pas dépasser les 1,5°, n’est jugé plausible que par 6 % de ces scientifiques comptant parmi les meilleurs experts du climat mondial.
Alors que les guerres en Ukraine et à Gaza montrent elles aussi les limites du multilatéralisme, faut-il considérer que le monde cassé d’aujourd’hui sonne le glas du système international mis en œuvre depuis un siècle ? ou est-il plutôt un appel à le refonder pour lui donner un nouvel élan ? Le multilatéralisme d’en bas proposé par le pape François est une contribution importante, et encore méconnue, à ce débat. Élaborée en réponse à la crise écologique et climatique traitée par l’encyclique Laudato Si’, cette notion se présente comme un multilatéralisme pour la Terre que nous nous proposons d’examiner ici dans des termes qui n’engagent que nous.
Avant toute chose, il faut tenter l’exégèse précise de la formule proposée par le pape François, le « multilatéralisme d’en bas ». Cette expression apparaît pour la première fois dans l’enseignement officiel de l’Église au n°38 de l’exhortation apostolique Laudate Deum. Ce document, on le sait, fut publié fin 2023 comme une suite et un complément apporté à l’encyclique de 2015, Laudato Si’ sur la « sauvegarde de la maison commune ». Le calendrier qui présidait à cette nouvelle publication était commandé par l’ouverture de la COP28 à Dubaï à peine deux mois plus tard. Il est évident que ce contexte resserré a constitué une opportunité dont le souverain pontife s’est saisie pour partager une analyse renouvelée de la configuration politique, voire géopolitique, d’un monde « multipolaire » (LD n°42), en proie au réchauffement climatique et à la guerre. La notion de « multilatéralisme d’en bas » se présente, dans ce contexte, comme une proposition de méthodologie diplomatique pour pallier les difficultés de la communauté internationale à surmonter ces fractures.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
À son sujet, il faut rappeler en guise de préambule que les derniers papes ont toujours salué le fonctionnement multilatéral en général, et en particulier celui de l’ONU issu de la résolution du dernier conflit mondial. Ils y ont vu, face aux crises de plus en plus complexes, un outil à privilégier, dans le concert des nations, sur les positionnements unilatéraux ou seulement bilatéraux 2 dans la construction du « bien commun » — cette notion désignant, dans la doctrine sociale de l’Église, l’ensemble des conditions, sociales et environnementales, qui permettent aux personnes et aux groupes d’avoir une vie authentiquement humaine. Dans Fratelli Tutti, le pape François rappelle à son tour l’attachement de l’Église au multilatéralisme (n°174), tout en soulignant, à l’instar de ses prédécesseurs, que celui-ci n’est pas à l’abri des préemptions du bien commun par des positionnements idéologiques qui seraient au bénéfice d’une des parties seulement. Il est évident que cette dernière préoccupation devait entrer dans l’appel qu’il voulait lancer avec Laudate Deum aux responsables de la COP, alors même que, de partout dans le monde, montait un sentiment de dépit face à l’impuissance des institutions à œuvrer pour la résolution de cette crise. En réalité, on peut même dire que c’est à destination des représentants des nations et pour les négociateurs qu’il a forgé la formule que nous cherchons à expliquer. Signe de l’importance que revêtait à ses yeux le processus des négociations climatiques, et donc de la pensée qu’il leur partageait ainsi, le pape avait manifesté publiquement son intention de se rendre sur place — des raisons de santé le contraignirent cependant à renoncer à ce projet. Depuis, pourtant, aucun commentaire ou complément n’a été publié de la part du Saint Siège pour éclairer cette formule étrange de l’intérieur, passée par ailleurs quasiment inaperçue dans la réception de l’exhortation apostolique. Pour pouvoir mieux en percevoir la densité et la richesse, il nous reste donc à compter que sur nos propres forces. On peut procéder en quatre étapes.
La première consiste à en situer plus précisément l’originalité au sein de l’enseignement des papes. Disons tout de suite que François ne semble pas être l’inventeur de cette formule, mais qu’il la reprend du monde profane. L’expression anglaise multilateralism from below, par exemple, semble connue au moins depuis la fin des années 1990 ; une enquête rapide montre qu’on la retrouve régulièrement depuis lors dans la littérature spécialisée. Mais cela n’empêche pas l’utilisation qu’en fait Laudate Deum d’être originale en son ordre, en raison même de l’inscription de la pensée du pape dans la tradition de ses prédécesseurs. Cette inscription implique en effet une double présupposition. La première, c’est qu’il ne peut pas être question de renier l’enseignement traditionnel des papes Benoît XVI et Jean-Paul II (surtout), insistant sur le fait que le cours des négociations internationales doit impérativement se laisser guider par les valeurs éthiques universelles (notamment, le respect de la dignité des personnes, des collectifs et des cultures, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la création etc.). Recourir à cet « en-bas » ne peut pas être une manière de tourner le dos à cet héritage : c’est surtout « une autre façon d’inviter au multilatéralisme pour résoudre les problèmes réels de l’humanité, en recherchant avant tout le respect et la dignité des personnes, de telle sorte que l’éthique prime sur les intérêts locaux ou de circonstance » (LD n°39). En outre, nous ne sommes pas davantage ici dans la perspective d’évincer un certain idéalisme par le pragmatisme, même si l’expression que nous étudions manifeste un attrait certain du pape argentin pour le geste (désigner un « en-bas ») davantage que pour le logos de la dialectique spéculative. En fait, s’exprime ici très certainement le génie de ce pape, avec son profil marqué par l’exercice de la prédication prophétique davantage que par celui de l’enseignement scholastique… On pourra dire encore ceci, dont la portée théologique et philosophique devra être bien mesurée : l’en-bas, selon le pape François, apparaît par conséquent essentiellement comme le lieu désigné où ces valeurs éthiques universelles et personnelles s’accomplissent et se révèlent de préférence, lorsque l’en-haut — mais il faudra voir ce que cela peut signifier — s’est fermé à elles. Le raisonnement fait ressortir une polarité (en-bas/en-haut) qui devra certes être éclairée, mais en cette première formulation elle peut déjà être tenue pour cardinale dans la compréhension de ce que le pape veut indiquer ici 3.
Quant à la seconde présupposition, elle fera fond du même argument que la première : alors même que le pape François s’était déclaré favorable au jeu du multilatéralisme au sein des institutions internationales, en appeler à l’en-bas n’est certainement pas une manière de renvoyer au rebut cet immense dispositif. L’en-bas n’est donc pas une formule révolutionnaire au sens où elle indiquerait la volonté d’en finir avec les institutions établies, ni même avec la politique, mais elle résonne surtout comme un appel à les « reconfigurer », et à les « recréer à la lumière de la nouvelle situation mondiale » (LD n°37) multipolaire. Cette reconfiguration et recréation emporteront évidemment avec elles la « vieille diplomatie, elle aussi en crise » (LD n°41), et dont il faudra bien qu’on parle. Corrélativement, l’en-bas correspond également à l’indication de ressources dont la diplomatie et les négociations font trop souvent peu de cas, alors qu’elles pourraient leur être efficaces. Dans un discours adressé en septembre 2021 à la fondation Leaders pour la paix, le pape avait ainsi avancé : « Le défi est d’aider les gouvernements et les citoyens à affronter les problèmes critiques (…). En réalité, nous voyons que c’est “du bas” que proviennent les sollicitations et les propositions » 4.
On le voit, l’en-bas désigne dans tous les cas un mouvement qui doit s’imprimer aux institutions, à leurs jeux diplomatiques, voire à la philosophie qui les imprègne, mais sans qu’elles aient pour autant à se renier elles-mêmes ou à même renoncer à leur finalité qu’est la prévention de la guerre et la construction d’une paix juste. Or comme on le verra plus loin, le mouvement vers l’en-bas constitue manifestement pour le pape la voie qui peut sûrement les guider vers une telle finalité.
Un second front de réflexion s’ouvre alors. Une fois écartés les dangers des compréhensions unilatérales — l’hyper-pragmatisme contre l’idéalisme, et l’abolitionnisme contre le conservatisme institutionnel — un autre trait de la pensée du pape François émerge : la conviction que c’est du décentrement que vient la nouveauté. Cet axiome vient travailler directement la polarité que l’en-bas forme avec son opposé, et que nous avons rapidement appelé, par facilité, l’en-haut. Mais cette dernière expression pèche par simplisme. Il est bien plus pertinent, en effet, d’identifier cet en-haut au symbole du centre d’une périphérie, et d’entendre par « centre » une logique de groupe, qu’on peut qualifier d’autoréférentialité. Sous diverses formulations, cette logique du même se trouve sous le feu des critiques virulentes et constantes du pape François : auto-affirmation, auto-préservation, mais également domination, anthropocentrisme dévié 5, etc., sont dénoncés comme fermeture et violence. À l’inverse, ce sont les marges et les périphéries qui deviennent lumineuses pour un tel centre : « tu dois aller aux périphéries de l’existence si tu veux voir le monde tel qu’il est. J’ai toujours pensé que le monde semblait plus net depuis les marges » 6. L’en-bas correspond à ces marges, à ces périphéries lumineuses sur lesquelles se concentrent le phénomène de la vie et le mouvement de l’histoire, comme le montre le cas des migrants analysé dans le discours au Palais du Pharo, à Marseille : c’est depuis cette périphérie, précise alors le pape, que « l’histoire nous interpelle, pour prévenir d’un naufrage de civilisation » 7.
Si l’on suit le pape, la nouveauté des temps ne peut en tout cas pas venir des centres, qui subissent bien davantage cette espèce de piétinement de l’histoire qu’historiens (François Hartog) et sociologues (Hartmut Rosa) ont récemment analysé 8. On peut alors avancer cette conclusion provisoire : le multilatéralisme d’en-bas est un concept « situé », c’est-à-dire formulé spécifiquement à destination de ceux qui ont la charge de conduire les négociations, et qui occupent trop souvent la position de ces « centres » élitaires ou autoréférentiels (sans doute s’agit-il des occidentaux, mais pas seulement). L’en-bas constitue une invitation qui leur est faite de venir puiser la vérité et la nouveauté aux périphéries qu’ils manquent souvent d’apercevoir, car le salut vient des humbles. Il y a là une constante. Déjà dans Laudato Si’, le pape avait proposé que les processus de décision des projets à fort impact environnemental devaient intégrer dans les discussions décisionnelles les habitants des sites concernés 9. Dans la même encyclique, il indiquait qu’une voie de salut similaire existait pour les collectifs menacés par la corruption, le népotisme, ou le détournement des fruits du développement au profit des seules élites 10. Dans Laudate Deum, il ajoute que le fonctionnement des institutions internationales elles-mêmes en sera assaini : « le fait que les réponses aux problèmes peuvent venir de n’importe quel pays, aussi petit soit-il, finit par reconnaître le multilatéralisme comme une voie inévitable » (LD n°40). À chaque fois, l’en-bas en tant que mouvement situé, désigne ce décentrement salutaire, disons même la conversion vers une altérité trop souvent bafouée. Il n’est pas même l’Église qui, dans son propre processus synodal, puisse échapper à cette injonction 11 : en effet, ajoute le pape en citant Dostoïevski à ce propos, « le salut viendra du peuple » 12.
Le troisième front consiste à prendre un peu de recul.
La réfutation des compréhensions unilatérales, puis la compréhension de l’en-bas comme dynamisme situé, nous conduisent à la question de son caractère adéquat et opératif. À quelles convictions veut répondre le pape en avançant une telle proposition ? À quelles nécessités correspond la puissance accrue du geste comparé aux valeurs ? Le plus fondamental des motifs que nous pourrions invoquer est très certainement l’assurance que le monde vit un changement complet de paradigme : « ce temps que nous vivons n’est pas seulement une époque de changement, mais un véritable changement d’époque » 13. Ce qui signifie que la seule réponse qui soit à la hauteur d’un tel changement devrait consister dans le renouvellement de nos manières de penser, restant sauf le contenu pérenne des concepts transmis par la tradition — le positionnement même du pape François à l’égard de ses prédécesseurs en est un exemple. Il n’empêche : le meilleur moyen de renouveler un centre qui s’est bloqué sur son présentisme ou sur son « immobilité fulgurante » — conditions dans lesquelles pour poursuivre une suggestion de l’historien François Hartog 14, la vision s’éteint et, avec elle, la liberté et la créativité — consiste justement à gagner le bas et les marges. Il faut ainsi replacer les points précédents dans le contexte de cette conscience historique. Le recours à l’en-bas ou aux périphéries appartient à cet ordo temporum ; il est une réponse aux « signes des temps » que l’Église cherche à discerner dans la continuité du Concile Vatican II.
Dans Evangelii Gaudium (2013), document programmatique de son pontificat, le pape François avait déjà avancé les principales clés de sa lecture évangélique des temps. Il y proposait une série de quatre critères de discernement permettant à ses yeux de promouvoir le dialogue social dans un tel contexte. L’un d’entre eux mérite d’être mentionné : « le réel est supérieur à l’idée » 15. Bien entendu, ce que nous avons dit plus haut d’une mécompréhension par unilatéralisme — hyper-pragmatisme contre idéalisme — ainsi que de la considération du réel comme lieu privilégié de la manifestation éthique, vaut également à ce stade. Mais sous réserve de cette double garantie, ce critère se traduit en un énoncé dont la fécondité va jusqu’à irriguer une certaine philosophie politique : « le règne de la pure idée (…) réduit la politique ou la foi à la rhétorique » 16.
Les idées « pures » sont ainsi récusées comme étant inaptes à saisir la complexité de ce monde en pleine mutation et à en capter les enjeux éthiques ; elles sont à examiner avec un grand soin critique si l’on veut rendre à la vie politique et diplomatique sa puissance à répondre au réel et à le transformer. Mais surtout, de préférence à l’idée et davantage que les idéologies ou que les intérêts cachés, mieux vaut l’écoute, l’enquête précise des cas singuliers, leur mise en relation (en confluence, ou en conjonction) pour accompagner le surgissement par résonance de leur vérité « symphonique » : en somme, pour recueillir d’eux un commun qui ne nie pas les singularités. C’est dans ce cadre que la diplomatie peut entrer en jeu, dans l’écoute et la proposition, mais également la reprise incessante des énoncés dont la mesure ultime demeure toujours le réel en ses aspérités. C’est seulement au terme de ces négociations que l’idée trouvera sa légitimité ; elle sera hybridée, bricolée, sans aucun doute moins pure, mais plus féconde. Ce tour de force noétique, le pape s’emploie à le décrire en usant d’un nouveau couple de métaphores, celui de la pensée de type polyédrique s’opposant à la pensée de type sphérique :
« Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités (…). C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre universel, conservent leur propre particularité ; c’est la totalité des personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes en vérité. » 17
Ce processus de montée en généralité polyédrique qui récuse toute universalisation abstraite de l’en-bas, présuppose nécessairement, outre l’enquête que l’on a mentionnée, une méthode comparative, le maniement de l’analogie et, bien entendu, un dialogue interdisciplinaire radicalement ouvert. Il présuppose également une attitude fondamentale de charité à l’égard des personnes et des singuliers. Il suffit de reprendre les textes que le pape François a adressé au monde universitaire et notamment aux théologiens de métier, pour prouver que, par ces déductions, on ne fera pas fausse route 18.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Reste à ouvrir le quatrième et dernier front de réflexion.
Après avoir dénoncé les risques d’incompréhension, puis repéré le caractère dynamiquement situé de ce concept, après en avoir saisi la convenance dans la compréhension historique que s’est forgée le pape de la situation mondiale, il convient d’en souligner la portée théologique. Ce n’est en effet pas seulement dans un changement de paradigme nécessitant un passage du centre aux marges, que le multilatéralisme d’en-bas trouve sa raison d’être. En dernière analyse, en effet, il correspond à la pointe évangélique de l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres. Car l’en-bas désigne leur voix. C’est pour cela que le pape fustige avec beaucoup de fermeté les stratégies qui cherchent à les étouffer, ou pire, à les enrôler dans des agendas cachés et des idéologies. À l’inverse, le pari proposé est le suivant : il y a chez ces pauvres, chez les plus fragiles et les humbles, et d’une manière générale il y a dans toutes les réalités de l’en-bas qui sont aussi celles de la Terre, une puissance corrosive d’interpellation qui possède une authentique légitimité à l’égard des structures nationales et internationales. Le « multilatéralisme d’en-bas » n’est alors rien d’autre qu’une réponse située à la « clameur de la Terre et des pauvres » 19, puisque ces êtres sont liés. Et en ce sens, il constitue une formulation politico-diplomatique du commandement de la charité que le Christ a légué à ses disciples. On peut exprimer la même idée en disant que ce multilatéralisme équivaut pour le pape François à une manière de se prémunir contre la préemption des voies de salut dans l’ordre international. Évoquer ces thèmes, c’est une manière de récuser une nouvelle fois la tentation de prendre cet en-bas pour une pure approche purement pragmatique ; bien au contraire, à rebours des paradigmes — dont le pragmatisme fait évidemment partie — il s’agit d’œuvrer en écoutant la voix des pauvres et des plus fragiles, dont l’Écriture elle-même dit qu’elle monte jusqu’à Dieu (cf. Dt 24, 15), ainsi que le cri de la Terre. Maintenant, répondre à ce cri évangélique, prendre la mesure de ce qu’impose ce multilatéralisme d’en-bas, requiert d’interroger la convenance de nos institutions. Comment pourront-elles donc répondre à cet appel, qui implique une telle conversion vers le bas, vers les pauvres et vers le terrestre ?
L’analyse de la proposition du pape montre la cohérence d’une approche qui reste à déplier et qui a donc encore tout son potentiel d’application et de mise en œuvre. C’est un chantier intellectuel et diplomatique à mener qui se heurte à trois obstacles principaux qui sont autant de mises à l’épreuve pour démontrer l’effectivité du multilatéralisme d’en bas.
Il peut sembler naïf de défendre un nouveau stade du multilatéralisme au moment où les cadres existants sont remis en cause par l’affirmation des empires et la prégnance d’une écologie de guerre. En effet, les tensions géopolitiques et l’enjeu des ressources pour assurer la transition énergétique créent un chacun pour soi où les nations cherchent à sécuriser les bases matérielles de leur puissance tout en ouvrant de nouveaux territoires qui leur donneront un avantage comparatif décisif. Le Grand Continent a rendu compte, dans de nombreux articles importants, de ce basculement 20.
Mais si l’écologie de guerre est un fait, qu’il faut décrire et analyser, elle ne saurait être un horizon : la guerre appelle la guerre et cette notion n’ouvre vers aucune sortie de cet état, sinon par la défaite d’un camp dont le préalable est la recherche sans limite d’un surcroît de puissance. C’est le visage que prend aujourd’hui l’éco-modernisme dans les pays démocratiques. Pour autant, refuser de prendre en compte les réalités de cette écologie de guerre reviendrait à se condamner à perdre en souveraineté : c’est le sens de la notion d’autonomie stratégique promue par l’Europe. Comment le multilatéralisme peut-il se dégager de la contradiction entre deux voies qui sapent ses fondements : d’une part, le déni de la guerre écologique par un pacifisme dont on connaît les ambiguïtés historiques, d’autre part, l’affirmation d’une guerre juste mais au détriment de la paix. Le multilatéralisme par en bas est-il ce qui épargne de la guerre écologique ou ce qui l’accompagne ?
En réalité, le multilatéralisme n’est pas condamné à se briser contre les annonces d’une guerre à venir, il est ce qui surgit après et même dans les pires moments de souffrances et de destructions. L’histoire des institutions et des traités internationaux en témoigne, avec ces deux moments fondateurs que sont la Première et la Seconde Guerre mondiale. La Déclaration de Philadelphie, un des textes plus importants pour affirmer un nouvel ordre international fondé sur le Droit et la justice, et non sur la force, a été élaborée en pleine guerre et adoptée le 10 mai 1944, quelques jours après le Débarquement 21. C’est parce que la guerre est possible que le multilatéralisme est possible — et souhaitable. C’est lorsque la guerre a eu lieu qu’il faut tout faire pour éviter son retour. Mais que faire quand celle-ci n’a pas encore eu lieu ? C’est ici qu’il faut proposer un geste spéculatif qui change la portée du multilatéralisme d’en bas.
« La guerre a eu lieu » écrivait Maurice Merleau-Ponty dans un article retentissant paru en 1945 dans le premier numéro des Temps modernes 22. Il ne s’agissait pas de révéler un fait connu de tous mais de prendre acte de ce qui s’était passé et qui n’était pas vu. Il en est de même ici. La guerre entre humains et non-humains a eu lieu. Elle a commencé après la Seconde Guerre mondiale lorsque les humains ont retourné contre la nature le mal qu’ils s’étaient fait entre eux, comme s’il était la condition de possibilité de la réconciliation entre humains grâce à une croissance économique sans limites. Derrière la réalité de la reconversion de l’économie de guerre en agriculture industrielle et la généralisation des énergies fossiles se cache un phénomène anthropologique plus profond : les humains font à la nature ce qu’ils se font à eux-mêmes. Ce qu’ont subi les végétaux, les sols, les insectes, les animaux après 1945 n’a pas d’équivalent dans l’histoire et relève d’une guerre systématique.
Le processus de modernisation des Trente Glorieuses pourrait ici être relu dans toute sa violence, celle de l’arrachement à la terre des paysans, des haies, des matières à extraire. Les pays décolonisés ont à leur tour été embarqués dans cette guerre par le projet développementiste défini dans les termes des pays industrialisés, une fois balayés les futurs alternatifs du lendemain des indépendances. Ce n’est donc pas un hasard si l’Anthropocène débute après la Seconde Guerre mondiale. L’envolée qui se lit dans les courbes matérielles de la Grande accélération marque une césure par rapport aux siècles antérieurs de colonisation de la nature dont l’apparition d’éléments radioactifs dans les couches géologiques est un symptôme. Alors que le débat entre géologues se concentrait sur la césure justifiée par un point stratotypique, les sciences sociales ont malheureusement délaissé la racine cène pour se concentrer sur la préposition, c’est-à-dire sur la recherche des coupables — capitalocène, plantationocène, etc — au lieu de prendre acte de la rupture historique constatée par le passage d’une époque à une autre. Quel que soit le préfixe, le substantif révèle une communauté d’expérience sans conscience d’un destin partagée et donc, de ce fait, incapable de définir une responsabilité commune mais différenciée.
Le multilatéralisme d’en bas est la doctrine géopolitique de l’écologie de reconstruction nécessaire en temps de guerre pour gagner celle-ci. En effet, l’objectif de la paix seul ne suffit pas pour gagner une guerre, il faut s’entendre sur les bases d’une nouvelle société capable d’éviter la survenue d’un nouveau conflit. La Seconde Guerre mondiale montre que, pour gagner la guerre, il faut préparer l’après, penser la reconstruction en plein conflit car c’est cet horizon d’attente partagé qui est la condition de la paix et non l’inverse. L’écologie de reconstruction qui suit la guerre entre humains et non humains appelle un effort gigantesque, dans la lignée de ce qui a été fait après 1945 et la guerre entre humains. Tout ce qui n’aura pas été réglé reviendra ensuite avec une puissance décuplée. C’est ce qui nous est arrivé pour avoir refusé de voir les bases matérielles de la globalisation — une guerre entre humains et non-humains qui n’est pas terminée et qui ne pouvait se traduire, ensuite, que par le retour d’une guerre entre humains à l’œuvre aujourd’hui.
Est-ce surinterpréter la doctrine du multilatéralisme d’en bas ? Certes, l’écologie de la reconstruction n’y figure pas. Cependant la critique radicale des origines de la crise écologique peut être lue comme la dénonciation d’un état de guerre entre les êtres vivants, alors que le pape François propose un idéal de fraternité entre eux. Une première différence notable apparaît ici entre le multilatéralisme d’en bas et les formes traditionnelles de multilatéralisme. Le risque de guerre n’a jamais été défini par celles-ci que comme une guerre entre humains et, de ce fait, les institutions du multilatéralisme n’ont pas été élaborées pour répondre à la destruction de la Terre. Ce n’est que bien plus tard qu’elles ont été mobilisées ensuite pour cela, avec toutes les difficultés et limites que l’on connaît. Les accords internationaux se sont heurtés à la fracture écologique entre les pays du Nord et les pays du Sud qui, depuis, bloque la possibilité d’un accord, alors même que la réalité de l’existence unitaire de ces blocs est douteuse. Après 1945, les institutions internationales ont renvoyé les problèmes écologiques à la responsabilité des pays en voie de décolonisation qu’elles accusaient de ne pas être capables de gérer rationnellement leur environnement, alors que l’accélération des courbes matérielles se jouait dans les pays du Nord 23. À partir de 1997, et de la signature du protocole de Kyoto, les pays du Nord sont jugés historiquement responsables du changement climatique, alors que se mettent en place dans certains pays du Sud une croissance qui, depuis, est le moteur principal d’une accélération de l’accélération.
Le dernier volume publié par le Grand Continent, Portrait d’un monde cassé, témoigne à lui seul des résistances à la transformation écologique qui viennent d’en bas 24. Dans la radiographie de l’électorat européen dressé par Jean-Yves Dormagen, le camp identitaire et conservateur regroupe la majorité des classes populaires face au camp progressiste qui se signale à la fois par son adhésion aux questions écologiques et un rapport ouvert aux étrangers et aux minorités. Mais — fait remarquer Jean-Marc Jancovici face à Julia Cagé qui défend les redistributions comme moyen de faire baisser les émissions de CO2 — ces progressistes sont caractérisés par l’augmentation parallèle du vote vert, des émissions de CO2 et des revenus. Quant à Paul Magnette, il appelle à ne pas avoir peur de la conflictualité et à opposer classe fossile et non-fossile. Ce rapide état des lieux montre que, en l’absence de consensus sur le positionnement écologique des plus modestes, il serait illusoire d’affirmer que les voix d’en bas sont, par nature, vertueuses et peuvent appuyer collectivement l’expression d’un multilatéralisme pour la planète. Ce n’est donc sans doute pas ce que dit le pape François et il serait réducteur d’identifier sa doctrine à une sociologie.
Le « bas », c’est ce qui fait le lien substantiel entre la Terre et les pauvres car, pour le pape François, la Terre fait partie des plus opprimés. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la fameuse formule de la « clameur de la Terre et de la clameur des pauvres » 25. Traduit parfois par « le cri de la Terre et des pauvres » — la formule de référence en latin désigne bien la clamor, la clameur. Or étymologiquement, le latin clamare désigne un cri particulier, celui qui proclame, qui appelle, ce qui a donné en latin médiéval « faire appel à une autorité judiciaire » (VIIIe-IXe s) 26. Le multilatéralisme d’en bas place la justice sociale au cœur du multilatéralisme en définissant celle-ci comme une justice terrestre. Quelle place occupe aujourd’hui ce double horizon, indissociable, dans les négociations climatiques ? Les COP et les politiques internationales d’adaptation ne visent-elles pas d’abord le soutien à la compétitivité dans les termes du capitalisme libéral en permettant aux secteurs économiques dominants de s’adapter ? Quelle est la place des indicateurs de justice sociale et de dignité humaine dans la répartition des financements du fonds vert pour l’adaptation ? L’alimentation et l’eau saines, la santé, l’éducation, la réduction des inégalités font-ils partie des objectifs prioritaires ? Il suffirait de reprendre, par exemple, l’ensemble des politiques soutenues par les instances multilatérales en faveur des micro-États insulaires, pour voir qu’elles ont financé, et continuent à le faire massivement, deux éléments : d’une part, la construction d’infrastructures (aéroports et routes) branchant ces territoires sur la mondialisation, d’autre part, l’essor de mono-activités de spécialisation apportant des devises soit par les exportations (textile, agriculture, etc.) soit par le tourisme 27. Les effets de ces politiques sur les plus humbles ne sont pas interrogés : avec le multilatéralisme d’en bas, ils le seraient. Les inégalités entre nations sont au cœur des négociations internationales sur le climat, mais pas les inégalités à l’intérieur des nations, et donc la façon dont des gouvernements locaux peuvent capter des capitaux au profit des élites.
Plus encore qu’un objectif commun qui unirait la Terre et les pauvres, le pape affirme l’existence d’un lien anthropologique : « L’attention que nous portons les uns aux autres et l’attention que nous portons à la terre sont intimement liées. » (LD 3) C’est un positionnement fort par rapport à toute une tradition intellectuelle et politique qui oppose l’attention aux humains et l’attention aux non humains, comme si l’un excluait l’autre, mais aussi contre certaines écologies qui demandent de choisir l’un contre l’autre 28. Deux éléments peuvent fonder ce lien substantiel. Le premier est une disposition commune à voir et sentir ce qui est invisibilisé, ce dont la voix est tue ou qui est sans voix. Cette intuition est le fondement scientifique et éthique de l’histoire environnementale qui, dans le contexte des États-Unis de la fin des années 1960, voyait la mobilisation en faveur des animaux, des fleuves, des poissons, des sols comme l’exacte continuation du combat pour les droits civiques 29.
Le devenir terrestre des sciences vise une extension sans précédent des processus de mise en visibilité, considérant que les mobilisations antérieures ont négligé une multitude d’entités et, plus encore, les chaînes et les réseaux d’interdépendance qui les animent et rendent la vie possible. Le second est que cette attention est un remède à l’insensibilité qui est à la fois sociale et écologique. Cette disposition du cœur est centrale dans le message écologique du pape et se retrouve, en particulier, dans sa critique du « paradigme technocratique » qui, précise Laudate Deum, est une expression du péché, et même une structure de péché (cf. LD n°3) qui bafoue la dignité de l’homme, spécialement des pauvres, et du créé. Est visée aussi l’auto-référentialité qui ferme l’attention à autrui, humain comme non humain. La prise en compte de l’altérité et de tout ce qui réduit un être et ses œuvres à une chose et une marchandise, ce que le pape appelle une « culture du déchet » (LS 20), est donc centrale. Le multilatéralisme d’en bas, parce qu’il demande d’écouter la voix des opprimés, leur reconnaît un agir, ce qui vise directement ceux qui auraient la prétention de parler pour eux et à leur place sans les appeler à être présents. Le multilatéralisme par en bas est donc aussi une poétique de la Terre qui interroge les dispositifs de représentation et de visualisation.
Le multilatéralisme d’en bas se distingue du multilatéralisme classique parce qu’il évalue les outils nécessaires à ces politiques par leur capacité à lier le social et l’écologique et à rendre sensible à ce qui est invisible. Il appelle donc à des savoirs situés, c’est-à-dire à des terrains. Le mot a des sens multiples selon les sciences mais il marque clairement la différence avec des démarches normatives fondées seulement sur des fictions juridiques et économiques. Dans le cadre de la chaire Laudato Si’ au Collège des Bernardins, la double expérience d’une connaissance par archives apportée par l’histoire de l’environnement et des visites de terrain a été fondatrice de la démarche intellectuelle et de la collaboration entre des disciplines qui n’avaient plus d’expérience du dialogue. Avant de rechercher les concepts qui permettraient de définir ce qui est juste, il faut s’interroger sur la capacité à décrire le réel.
Comment les acteurs et les institutions élaborent-ils et mobilisent-ils des dispositifs de description d’une réalité située et hétérogène ? C’est une des grandes questions posées par le multilatéralisme d’en bas, y compris à l’Église elle-même. Elle qui a été aux XVIe et XVIIe siècles un des principaux producteurs de savoirs sur les territoires de l’englobement du monde, pour reprendre la belle formule d’Antonella Romano 30, est-elle aujourd’hui capable de faire la même chose pour la terrestrialisation du monde ? Comment l’administration, et les diplomates en particulier, sont-ils formés aujourd’hui à l’art de la description et du terrain ? Il serait intéressant d’examiner à cette aune le contenu des formations obligatoires aux enjeux climatiques et environnementaux proposées pour la fonction publique. Gageons que le résultat serait très décevant. Les sciences du climat ne peuvent faire émerger un multilatéralisme par en bas parce que, même si elles se nourrissent d’une infinité de données obtenues sur le terrain, elles procèdent par agrégation de données et frictions jusqu’à faire émerger un modèle scientifique, le système-Terre, qui n’est pas la Terre des êtres vivants et des sociétés 31.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
L’écart entre les deux se mesure dans une discussion de détail, ancienne et mal connue. Lors de la COP15 de Copenhague, qui avait suscité autant d’espoirs que de déceptions, en étant vue comme la dernière chance pour aboutir un accord avant que la COP21 de Paris ne relègue dans l’oubli ce moment, le logo de la conférence avait suscité d’âpres discussions. Le visuel officiel retenu par la présidence danoise — un globe régulier comme la modélisation numérique du climat de la terre procédant par une résolution de plus en plus fine pour définir le maillage auquel les sociétés humaines doivent s’adapter — ne correspondait pas à la proposition initiale des designers — une boule cabossée faite des pleins et de vides dessinés par les flux de matière et d’énergie, idéalement présentée sous la forme d’une animation et non d’une image. En 2009, l’écart entre la planète vue par les climatologues et le monde social des peuples s’est joué en défaveur du bas. On mesure aujourd’hui, dans un monde cassé, les conséquences du retard pris pour saisir une réalité qui était déjà là, avec des processus de déglobalisation jouant au cœur même de la globalisation. Cette question des « capteurs » est donc fondamentale.
Or il se trouve que la situation a profondément changé. L’accélération de la globalisation qui a suivi la chute du bloc de l’Est a favorisé les économies d’échelle et les mesures de standardisation permettant de fabriquer en masse à moindre coût pour assurer l’essor de la consommation et la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’individus. L’englobement du monde donne toujours raison aux économiseurs de complexité, qui sont les plus efficaces pour s’enrichir et affaiblir la puissance publique.
La terrestrialisation du monde est au contraire un enrichissement de complexité, nécessaire pour repérer et s’adapter aux craquements. La question des échelles joue donc différemment entre les deux époques : celle qui se clôt reposait sur le dérèglement des échelles de la généralité, instaurant le mythe d’un lien direct entre le global et le local faisant fi de tous les corps intermédiaires et de l’articulation des échelles qui assurait la circulation des informations et la représentativité, mais aussi des limites physiques des écosystèmes. Celui qui surgit n’est pas un retour en arrière possible, désormais le local est le terrestre, toutes les échelles sont l’une dans l’autre. Le multilatéralisme d’en bas est à la fois une articulation des échelles et un multilatéralisme qui s’exerce à toutes les échelles. Les solidarités y jouent donc un rôle central, mais elles sont toutes à refonder.
Le multilatéralisme d’en bas n’est pas un souhait irénique, c’est un programme de travail et d’action. Parce qu’il allie des normes à une description par en bas, il propose de refonder les termes d’une « prise de réel et d’intelligibilité », pour reprendre une belle formule de Claude Imbert 32. Le multilatéralisme du XXe siècle s’occupait des nations en lutte pour s’approprier un sol supposé stable, le multilatéralisme du XXIe siècle traite des fractures d’une Terre devenue instable. La description des conditions d’existence prend alors une tout autre dimension. Cette proposition du pape François peut donc être reçue comme un appel à l’ensemble des sciences sociales pour renouer avec la vocation qui a présidé à leur naissance : comprendre et infléchir la modernité par un double programme d’intelligibilité et de justice sociale. Si les sciences de la nature ont équipé de capteurs la Terre déstabilisée par le changement climatique, la même importance institutionnelle n’a pas été accordée aux capacités des sciences humaines et sociales à décrire et documenter cette nouvelle condition terrestre, les réduisant à la production de mots d’ordre et d’imaginaires alors que ceux-ci n’ont d’intérêt que s’ils accrochent un réel profus et contradictoire. Les capteurs dont le multilatéralisme d’en bas a besoin ne sont donc pas seulement ceux des sciences de la terre, même s’ils en font partie, mais tout dispositif aidant les sociétés humaines à décrire la terre où — et dont — ils vivent, ainsi que les relations avec autrui que produit la condition terrestre. Cet horizon est porteur d’une espérance terrestre, même au milieu du pire, parce qu’il invite à construire, par en bas, des solidarités étendues à toutes les entités existantes — c’est-à-dire à élaborer une méthodologie d’action.
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02.05.2024 à 12:14
Matheo Malik
Accélérer les réformes, la transition écologique, l’innovation...
L'injonction à l'accélération est partout.
Loin d'être la solution aux crises de notre temps—ne révèle-t-elle pas une aporie ?
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Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, dirigé par Giuliano da Empoli, vient de paraître. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent.
Accélérer les réformes, accélérer la transition écologique, accélérer le cessez-le-feu ou la livraison d’armes, accélérer l’innovation… Il faut accélérer ! Tel est le nouvel impératif qui émerge de l’atmosphère d’urgence dans laquelle nous vivons aujourd’hui. La rhétorique accélérationiste est montée en puissance ces dernières années à la faveur des discours politiques consacrés aux urgences sanitaire et climatique, et ce à l’échelle tant nationale qu’internationale. Durant la pandémie de Covid 19, les États ont appelé à l’accélération de la recherche sur les tests et les vaccins — Donald Trump a lancé l’opération « Warp Speed » dès mai 2020 — puis à l’accélération des campagnes de vaccination. Si cette injonction a perdu sa raison d’être avec la fin de la pandémie, l’impératif d’accélération demeure très présent dans le contexte de l’urgence climatique, avec cette différence qu’il sera présent pour de très nombreuses années — car il n’existe aucun vaccin contre le réchauffement du climat.
Dans ses recommandations pour les décideurs politiques qui concluent son sixième rapport paru en 2022, le GIEC affirme qu’une « action climatique accélérée et équitable pour atténuer les effets du changement climatique et s’y adapter est essentielle au développement durable ». L’exigence d’accélération est d’autant plus forte que les mesures à prendre pour éviter un réchauffement climatique au-delà de 1,5° doivent s’appliquer le plus vite possible, dans une fenêtre de tir réduite, limitée à la décennie critique 2020-2030 1. L’impératif d’accélération se retrouve en conclusion des dernières COP. Dans son discours prononcé à l’issue de la COP26, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a résumé ainsi la situation : « Nous devons accélérer l’action climatique pour sauver l’objectif de limiter la hausse de la température mondiale à 1,5°C » (discours du 13 novembre 2021). Lors de la COP suivante, qui a maintenu l’objectif de 1,5°, il a fait part de sa profonde inquiétude, en déclarant que si accélération il y a, elle ne va pas pour le moment dans le bon sens : « Nous sommes sur l’autoroute vers l’enfer climatique, avec le pied toujours sur l’accélérateur » (discours du 7 novembre 2022).
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a eu pour conséquence inattendue d’obliger les pays européens à mettre en œuvre plus vite que prévu et dans une certaine précipitation le sevrage vis-à-vis des énergies fossiles. Le « plan de sobriété énergétique », élaboré par le gouvernement français en octobre 2022, martèle l’impératif d’accélération. Dans la page de présentation, Élisabeth Borne écrivait : « Nous vivons une période de bascules. La guerre en Ukraine bouscule l’ordre international et nous n’avons pas fini d’en mesurer les conséquences.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
La crise énergétique nous pousse à revoir nos habitudes et à accélérer pour sortir, plus vite, de la dépendance aux énergies carbonées ». Le but est de « réduire de manière accélérée notre consommation d’énergie ». Il convient également, peut-on lire, « d’accélérer le plan vélo », « d’accélérer le déploiement de travaux à gains rapides sur les bâtiments de l’État et de ses opérateurs », « d’accélérer le remplacement des chaudières au gaz », « d’accélérer la valorisation énergétique de l’eau thermale », « d’accélérer le verdissement des flottes de véhicules et navires », bref, « d’accélérer la transition écologique et énergétique » 2. Comme l’a titré Le Parisien dans sa une du 25 octobre 2022, à propos du projet de créer une mine de lithium dans l’Allier pour fabriquer des batteries électriques : « La France accélère ». Loin de se limiter à la question environnementale, l’impératif d’accélération s’applique à la politique générale du gouvernement. Le Premier ministre suivant, Gabriel Attal, annonçait devant les députés le 16 janvier dernier, juste après sa nomination : « je veux appuyer sur l’accélérateur avec des mesures fortes ».
L’impératif d’accélération est devenu une matrice de pensée par-delà les frontières et les obédiences politiques. Outre-Rhin, le Chancelier Olaf Scholz a annoncé en octobre 2023 un « pacte d’accélération » entre l’État fédéral et les Länder, qui a pour but de faciliter les procédures d’autorisation en matière de construction, de transport et de communication, trois domaines qui sont au cœur de l’accélération technologique : « Cela va considérablement modifier le rythme de la croissance en l’Allemagne et le rythme auquel les décisions sont prises, et ce dans le sens de la vitesse », a déclaré le Chancelier lors d’une conférence de presse à Berlin le 7 novembre 2023 3. Aux États-Unis, le Président Joe Biden a lancé début 2023 un appel à toutes les parties prenantes des secteurs privé et public pour accélérer la « transition historique » vers les véhicules électriques. Le plan « Défi pour l’accélération des véhicules électriques » (EV Acceleration Challenge) vise à ce que leur part de marché atteigne 50 % des ventes d’ici 2030 4. Le Président Biden mise plus généralement sur « l’accélération de l’innovation et du développement des technologies propres » afin de maintenir l’objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5° 5. Terminons ce florilège par deux autres exemples. En Russie, Vladimir Poutine a demandé à son gouvernement en septembre 2023 d’accélérer le développement de l’intelligence artificielle, pour concurrencer les pays occidentaux dans la course mondiale à l’IA 6. L’impératif d’accélération est omniprésent également en Chine, au point que Xi Jinping a été surnommé par ses opposants « l’Accélérateur en chef » 7. Cette allusion ironique à Deng Xiaoping, qui était appelé « l’Architecte en chef », a pour but de dénoncer les politiques intérieures et extérieures du Parti visant à élever la Chine au rang de superpuissance mondiale, en rivalité frontale avec les États-Unis.
Que penser de cet impératif d’accélération ? Qu’est-ce que cela signifie, au juste, d’ériger l’accélération en principe d’action politique ? On sait qu’en physique, cette notion est définie par l’augmentation de la vitesse d’un mobile en fonction du temps. Lorsqu’elle est employée en dehors de son contexte scientifique initial, elle a une dimension descriptive (on constate que tout va plus vite) ou prescriptive (on dit qu’il faut accélérer) avec une signification politique ou technologique. Dans son sens politique, qui remonte aux phases révolutionnaires des temps modernes, la notion d’accélération désigne l’accroissement brusque du rythme des changements sociaux et institutionnels dans une société. Lors de son discours à la Convention du 10 mai 1793, Robespierre déclare ainsi : « Les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c’est à vous qu’est spécialement imposé le devoir de l’accélérer ». Cet usage prescriptif du concept d’accélération politique cohabite avec un usage descriptif. Revenant sur sa tentative d’écrire à chaud l’histoire de son temps, Chateaubriand reconnaît son échec : « les événements couraient plus vite que ma plume ; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut » 8. Lorsque Marx affirme, au moment de la Révolution de 1848, que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire » 9, il associe révolution (politique) et accélération, sur un mode à la fois descriptif et prescriptif. La locomotive évoquée ici symbolise l’accélération des moyens de transport, qui permet de faire le tour du monde en quatre-vingt jours à l’époque de Marx, en un peu plus de deux jours aujourd’hui grâce à l’avion. Elle relève de l’accélération technologique initiée par cette autre révolution qu’a été la révolution industrielle.
Loin de faire consensus, l’impératif d’accélération a toujours été source de débats et de positions contraires, qui transcendent les clivages gauche/droite. Pour beaucoup, l’accélération, érigée en loi générale de l’histoire, donne le sentiment d’être subie au lieu d’être voulue. Romain Gary l’exprime en ces termes dans les années 1970 : « Ce qu’il y a en effet de frappant dans ‘l’accélération de l’histoire’ que nous vivons, c’est que cette vitesse vertigineuse à laquelle le monde court vers l’avenir s’accompagne d’une absence de contrôle sur la direction de marche » 10.
L’accélération peut non seulement paraître absurde sur de nombreux points, elle est aussi, comme le font valoir ses contempteurs, dangereuse. C’est du moins l’impression qui ressort des travaux du plus célèbre des penseurs critiques de l’accélération, le sociologue allemand Hartmut Rosa. Pour ce dernier en effet, la spirale de l’accélération dans laquelle est prise notre modernité tardive nous conduit tout droit à une catastrophe nucléaire, climatique ou épidémiologique. Cette thèse, formulée en 2005, prend rétrospectivement des allures prophétiques. Dans son livre Accélération, Rosa distingue plus exactement trois formes d’accélération qui sont en interaction les unes avec les autres : l’accélération du rythme de vie (qui provoque au quotidien les sentiments d’urgence et de manque de temps), l’accélération technique (l’augmentation de la vitesse des moyens de transport, de production et de communication), et l’accélération sociale (l’augmentation du rythme des changements sociaux comme les transformations de la structure de la famille et de l’organisation du travail). Dans cette typologie, l’accélération politique d’inspiration révolutionnaire a disparu, elle est diluée dans la grande catégorie d’accélération sociale. C’est que pour Rosa, la politique a perdu tout pouvoir sur la société, elle est bien plutôt toujours « en retard », « désynchronisée » par rapport au rythme frénétique des sociétés modernes. Selon lui, l’accélération de la société est un phénomène qui s’alimente de lui-même : plus la société accélère, plus elle a tendance à accélérer encore, échappant toujours plus au contrôle du politique. C’est ce mouvement sans fin ni finalité que nomme la spirale de l’accélération.
Face à un tel emballement, l’action politique requise ne consisterait plus à accélérer mais à freiner au contraire. Or, un tel scénario de freinage d’urgence par une « intervention politique déterminée » est exclu, affirme Rosa, car il s’agirait d’une « vision des choses profondément irréaliste » du fait des coûts économiques et sociaux qu’elle pourrait entraîner. En outre, stopper la spirale de l’accélération serait en contradiction avec le projet de la modernité basé sur l’idée de progrès. Dans ce schéma de pensée, le concept d’accélération est dépolitisé : au lieu d’être un impératif d’action, il alimente un catastrophisme aux accents discrètement eschatologiques, comme le montre la conclusion placée sous le signe de « La fin de l’histoire », qui fait pendant à la fin de la politique 11.
Sur ce point, Rosa a pu être influencé par les réflexions de Francis Fukuyama sur La fin de l’histoire et le dernier homme, en vogue dans les années 1990, qui proviennent elles-mêmes de l’interprétation de Hegel par Alexandre Kojève. Dans un entretien publié en 1968 dans la Quinzaine littéraire, un mois avant sa mort, Kojève a résumé sa position : « Tout cela est lié à la Fin de l’histoire. C’est drôle. Hegel l’a dit. Moi, j’ai expliqué que Hegel l’avait dit et personne ne veut l’admettre, que l’histoire est close, personne ne le digère. (…) La fameuse accélération de l’histoire dont on parle tant, avez-vous remarqué qu’en s’accélérant de plus en plus le mouvement historique avance de moins en moins ? »
Je laisse à Kojève la responsabilité de son interprétation de Hegel, dont il ne faut pas exclure une part de provocation teintée d’ironie. Je retiendrai de ce passage une idée importante que Rosa a développée dans sa critique de l’accélération sociale. L’accélération est non seulement dangereuse — elle peut mener à des catastrophes —, elle est aussi trompeuse. On a l’impression que tout change de plus en plus vite, alors qu’en réalité, tout ne fait que ralentir de plus en plus, au point de cesser d’avancer. Car derrière l’accélération apparente de la société, les structures économiques et politiques en place resteraient intangibles, comme pétrifiées. S’inspirant de Paul Virilio, Rosa appelle ce phénomène « l’immobilité fulgurante ». On songe à la fameuse déclaration de Tancrède Falconeri dans le roman Le Guépard, popularisé par le film éponyme de Visconti : « il faut que tout change pour que rien ne change ».
Rosa a toujours dit que la solution à l’accélération n’était pas à ses yeux la décélération mais ce qu’il a appelé, dans son ouvrage suivant, la « résonance », qui nomme une relation d’harmonie, d’écoute et de réponse entre l’homme et le monde. Or la résonance est présentée comme une relation « indisponible », au sens où l’on ne peut pas la maîtriser et encore moins l’instaurer. On n’est donc pas surpris de voir Rosa réitérer sa conception décliniste de la politique : « la politique n’apparaît plus comme un stimulateur d’évolution sociale, mais comme une ambulance à la traîne et à la peine » 12. S’il est sans doute naïf de penser que la politique serait toute-puissante, la croyance inverse d’une incapacité de celle-ci à agir sur la société n’est pas sans rappeler la rhétorique réactionnaire et néolibérale. Entre ces deux positions, n’y a-t-il pas un espace pour repenser l’impératif d’accélération en son sens proprement politique ?
C’est en grande partie à cause de l’urgence environnementale que la question de l’accélération s’impose aujourd’hui dans les agendas politiques de la plupart des pays, au point de revêtir la forme d’un nouvel impératif. Depuis la révolution industrielle, l’accélération technologique des transports, de la production et de la communication a nécessité une consommation croissante d’énergies — bois, charbon, gaz, pétrole — qui ne se sont pas substituées les unes aux autres mais se sont accumulées au contraire dans une augmentation exponentielle — comme l’a montré récemment Jean-Baptiste Fressoz 13. Bien qu’elle ait été répartie très inégalement entre les pays, cette orgie d’énergie a entraîné une dégradation de plus en plus rapide de toute la planète, ce qu’on a appelé, dans la littérature sur l’anthropocène, « la Grande Accélération » 14. Si la thèse de la fin de la politique était exacte, il ne resterait plus qu’à s’en remettre aux collapsologues qui nous prédisent l’arrivée rapide de la fin du monde, du moins pour l’humanité. Or il semble que nous n’en soyons pas encore là. Dans leur immense majorité, les scientifiques qui analysent les causes et les effets du réchauffement climatique ne partagent nullement la thèse d’une fin de la politique. Ils ne pensent pas que les États, les gouvernements seraient « désynchronisés », impuissants, comme si ce processus était un mouvement fatal, alors même que leurs travaux montrent que ce sont les activités humaines qui en sont à l’origine et qu’il existe des solutions pour en atténuer les dommages.
En témoignent les rapports du GIEC, évoqués au début de ce texte, dans lesquels des centaines de chercheurs s’efforcent de transformer le constat du réchauffement climatique en mesures politiques à entreprendre pour en limiter les conséquences néfastes. Tel est le but des « résumés à l’intention des décideurs » (Summary for Policymakers) qui accompagnent inlassablement chaque rapport. C’est de l’ampleur et de la rapidité plus ou moins grandes des mesures effectivement prises dans cette décennie critique que dépendent les cinq scénarios pour l’évolution future des sociétés et du climat distingués par le sixième rapport du GIEC (dans la première partie parue en 2022 : The Physical Science Basis). Ces « scénarios socio-économiques de référence » (« Shared Socioeconomic Pathways » : SSP), selon leur expression technique, sont des projections basées sur des hypothèses géopolitiques pondérées par des données démographiques, économiques, et technologiques. Ils esquissent plusieurs futurs possibles à l’échelle du siècle.
Le tableau « SPM.1 : Scenarios, Climate Models and Projections » montre une gerbe de trajectoires possibles concernant l’évolution des émissions de CO2, d’aujourd’hui jusqu’à 2100. Ces projections varient en proportion de l’intensité des politiques qui seront menées pour lutter contre le réchauffement climatique 15. Dans les deux premiers scénarios — les plus optimistes — les accords de Paris sont à peu près respectés. Les réductions drastiques et rapides d’émissions de CO2 conduisent à la neutralité carbone au milieu du siècle, et à une augmentation estimée à 1,4° (le « SSP1-1.9 ») ou à 1,8° (le « SSP1-2.6 ») en 2100 par rapport à la température du globe en 1850. Le scénario intermédiaire (le « SSP2-4.5 »), qui est celui qui correspondrait au niveau des efforts actuels s’ils ne s’intensifiaient pas, se termine par une élévation de température de 2,7°. Les deux derniers scénarios, les plus pessimistes, sont élaborés à partir de l’hypothèse d’une incurie (le « SSP3-7.0 ») ou même d’une course en avant de notre mode de vie énergivore (le « SSP5-8.5 »), ce qui aboutirait à une augmentation de température respectivement de 3,6° et de 4,4° à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle. Et on sait que plus la température sera élevée, plus les populations devront faire face à des épisodes de canicule et de sécheresse, à des inondations, des tempêtes et autres cataclysmes naturels.
Plus le temps passe, plus le temps presse. Doit-on penser que tous ceux et celles qui formulent l’impératif politique d’accélération de la lutte contre le réchauffement climatique s’illusionnent et prêchent dans le désert ? En réalité, la politique est d’autant plus en retard sur les échéances actuelles que ses « décideurs » ont eu tendance à retarder les prises de décision. Pour ne prendre qu’un exemple, tout le monde connaît le discours de Jacques Chirac au IVe Sommet de la Terre à Johannesburg le 2 septembre 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre ». Cette grande déclaration a-t-elle été suivie d’effets à la hauteur des alertes lancées, au moins en France ? Il est permis d’en douter. Mais, dira-t-on, l’État n’a pas agi tout simplement parce qu’il ne pouvait pas agir, parce qu’il ne disposait pas du budget nécessaire pour mener une politique environnementale d’envergure. Cet argument de la rigueur budgétaire a été remis en cause de manière inattendue, d’abord par la crise des subprimes, puis par la pandémie de Covid-19, deux crises qui ont montré chacune à sa manière la capacité de nombreux États à intervenir massivement dans l’économie, par le soutien financier aux banques (en 2008) et aux entreprises (en 2020-21). Comme l’a résumé Paolo Gerbaudo dans ces pages : « ce que les crises actuelles ont clairement montré, c’est que l’État n’est pas impuissant et que son renoncement à des formes de contrôle politique est en fin de compte le résultat de décisions politiques » 16. Tel un réactif chimique incolore, la pandémie de Covid-19 a révélé le pouvoir des États que nous avions presque fini par oublier, pouvoir qui n’avait pas disparu mais était simplement dissimulé derrière des discours « réalistes » de façade.
On observe deux conceptions opposées de l’impératif d’accélération à l’ère de l’Anthropocène.
La première, largement dominante aujourd’hui, entend coupler l’accélération politique des lois à adopter et des mesures à appliquer avec l’accélération technologique qui cherche des solutions du côté de l’« innovation ». Autrement dit, il s’agit d’accélérer les investissements pour inventer et développer de nouvelles technologies moins polluantes, moins énergivores, etc. Cette stratégie, relayée par l’« éco-modernisme » 17, est présente en filigrane dans les recommandations du GIEC, centrées sur les notions d’« adaptation », d’« atténuation » et de « transition ». Et de fait, elle inspire la plupart des politiques menées contre le réchauffement climatique. Dans son discours sur « L’accélération de l’innovation et du développement des technologies propres » cité plus haut, Joe Biden évoque comme solutions « L’hydrogène propre, le stockage de l’énergie à long terme, les énergies renouvelables et nucléaires de la prochaine génération, le piégeage du carbone, l’agriculture durable, et bien d’autres choses encore. Nous devons investir dans les percées technologiques et je salue le leadership du Royaume-Uni dans le cadre du programme Glasgow Breakthrough. L’innovation est la clé de notre avenir » 18. Ce « futurisme technologique » 19 consiste à identifier purement et simplement l’impératif d’accélération politique — les gouvernements doivent agir le plus vite possible pour faire face au changement climatique — à l’impératif d’accélération technologique — il faut accélérer les innovations —, comme si la technologie était le seul remède aux maux qu’elle engendre et allait forcément nous assurer des « lendemains qui chantent ».
Prenons pour le montrer plus en détails l’exemple de la France, qui va nous servir d’étude de cas représentative. Un « plan de relance 2020 » a été présenté par le gouvernement d’Édouard Philippe en pleine deuxième vague de la pandémie. Ce plan, qui s’inscrit dans le 4e « Programme d’investissements d’avenir » (PIA4,) prévoit des investissements publics et des financements de projets déclinés tous azimuts en une dizaine de « stratégies d’accélération » 20. Les domaines concernés sont très variés : la santé, les systèmes agricoles durables, les biocarburants, l’hydrogène décarboné, le développement du photovoltaïque et de l’éolien flottant, la décarbonation des mobilités, le recyclage, etc. Le couplage faussement évident entre accélération politique et accélération technologique apparaît particulièrement bien dans les trois secteurs où cette dernière est la plus présente : le transport, la production et la communication. En ce qui concerne le premier domaine, la « stratégie d’accélération » évoque par exemple l’émergence de véhicules automatisés et connectés, mais aussi le développement de l’hydrogène décarboné pour les « véhicules lourds » (poids lourds, bus, trains, navires, avions). Or, l’hydrogène est fabriqué avec de l’électricité, ce qui déplace le problème, puisque la production d’électricité décarbonée en grande quantité pose de nombreuses difficultés. La loi d’accélération de la construction de nouveaux réacteurs nucléaires laisse penser que l’électricité décarbonée pourra continuer à couler à flot, mais la technologie « EPR » est loin d’avoir fait ses preuves et même si elle finit par fonctionner, elle soulève la question des risques d’une catastrophe nucléaire de type Tchernobyl ou Fukushima 21.
S’agissant de la production, la « stratégie d’accélération » pour la « décarbonation de l’industrie » vise à « développer une offre de technologies pour la décarbonation de l’industrie, innovante et compétitive, qui favorisera en premier lieu l’émergence d’une industrie française décarbonée, et de ce fait durable. La stratégie doit donc permettre de produire le plus de valeur possible du côté de l’offre et de la demande ». La décarbonation de l’industrie est présentée comme un nouveau « marché » à conquérir, dans lequel il faut être « productif » et « compétitif ». La « stratégie d’accélération » en question inclut notamment les innovations pour les techniques de captage et de stockage de carbone. La géo-ingénierie — l’ambition prométhéenne de contrôler le changement climatique par la technologie — est en marche. Mais cette « stratégie d’accélération » des innovations en matière de captage et de stockage de carbone n’est-elle pas le signal, alors même que la viabilité de ces technologies est incertaine, qu’on peut continuer le business as usual ? Pourquoi réduire la pollution si les émissions de CO2 peuvent être stockées et si cela rapporte en plus de l’argent ?
Dans le secteur de la communication, la « stratégie d’accélération » se concentre sur l’implantation du réseau 5G en France. Cette nouvelle technologie est vantée pour ses performances en matière de vitesse : elle offre un débit jusqu’à dix fois supérieur à la 4G, un délai de transmission divisé par dix, une connexion plus stable même en mobilité et une capacité à connecter simultanément de très nombreux appareils. En investissant dans la 5G, le gouvernement « fait le choix de soutenir un marché à fort potentiel de croissance d’une importance prioritaire pour accroître la compétitivité de l’économie française ». On peut se demander cependant si l’impératif politique (et économique) d’accélération 5G n’entre pas en contradiction avec les efforts de sobriété énergétique annoncés haut et fort à la rentrée 2022. Si la technologie 5G semble moins énergivore de prime abord que la 4G, dans la mesure où les antennes desservent un plus grand nombre d’abonnés pour la même puissance, elle peut créer un effet rebond, c’est-à-dire une augmentation de la consommation par l’offre. Plus de débit et moins de temps d’attente permettent en effet de télécharger et de voir plus de vidéos, avec une meilleure résolution, de consulter plus souvent son smartphone, bref de consommer plus de données. Selon un rapport de 2019 de l’Arcep, agence indépendante de régulation des communications, « l’amélioration de l’efficacité énergétique [de la 5G] ne suffira pas, à long terme, à contrebalancer l’augmentation du trafic » 22. Comme cela s’est déjà vérifié en Corée du Sud, pays pionnier dans le passage à la 5G, cette technologie ne fait pas bon ménage avec la sobriété numérique, qui est pourtant l’un des aspects essentiels de la sobriété énergétique.
Le plan de sobriété énergétique d’octobre 2022 a-t-il remis en cause un tant soit peu la matrice accélérationiste qui guide depuis des années la politique du gouvernement ? Dans son discours sur la politique économique du gouvernement prononcé à Paris le 6 octobre 2022, Emmanuel Macron a expliqué que la sobriété énergétique :
« C’est ce que chacun, comme particulier, comme entreprise, on peut faire pour consommer un tout petit peu moins, pour au fond, sauver de l’énergie. C’est comme ça qu’il faut le valoriser. L’énergie qu’on sauve, c’est la moins chère. Ça ne veut pas dire produire moins, je n’ai pas changé d’opinion là-dessus. Ça ne veut pas dire aller vers une économie de la décroissance. Pas du tout. La sobriété, ça veut juste dire gagner en efficacité. Et vous, toutes et tous, qui traquez à chaque instant dans votre vie d’entrepreneur les coûts cachés, tout ce qu’on peut faire pour produire mieux, de la meilleure qualité et produire encore davantage mais en dépensant moins. Il faut accélérer en quelque sorte les efforts sur l’énergie. C’est ça la bonne sobriété. Donc là-dessus, c’est accélérer sur les petits investissements en termes d’efficacité énergétique et c’est avoir quelques mécanismes très simples pour réussir collectivement à diminuer de 10 % ce qu’on consomme d’ordinaire ».
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Comme beaucoup d’autres chefs d’État, le président français, tel « Achille immobile à grands pas » 23, continue d’adhérer mutatis mutandis au vieux modèle de production et de consommation, responsable de la crise climatique actuelle. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il est à craindre qu’il faille plus qu’une « chasse au gaspi » et qu’une accélération des « petits investissements » dans l’efficacité énergétique. C’est là que l’innovation technologique entre en scène. Le plan « France nation verte » de 2023, qui prend le relais du plan de sobriété énergétique de 2022, annonce que pour atteindre les objectifs de décarbonation en 2030, il faudrait baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, ce qui implique que « nous devons aujourd’hui réussir à faire davantage en 7 ans que ce que nous avons fait ces 33 dernières années ». L’accélération annoncée est ambitieuse. Comment peut-on la réaliser ? La décarbonation profonde de l’industrie, nous est-il expliqué, « repose sur des technologies éprouvées comme la chaleur biomasse ou l’amélioration de l’efficacité énergétique, clés pour réduire les émissions de l’industrie diffuse. Elle devra aussi faire appel à des technologies de rupture comme l’hydrogène ou le captage de carbone, notamment pour les grands sites » 24.
Ce couplage des impératifs d’accélération politique et technologique se retrouve sans surprise au cœur du discours de politique générale de Gabriel Attal du 30 janvier 2024 : « Ensemble, lance-t-il aux députés, je vous propose d’accélérer encore notre transition écologique. (…) Le retour de l’industrie, les investissements en faveur de la décarbonation grâce à France 2030 [plan qui vise à «développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir»], les métiers de la rénovation thermique ou le secteur de l’économie circulaire… : oui, la transition écologique regorge d’opportunités, de secteurs en croissance et de filières nouvelles. Oui, nous ferons rimer climat avec croissance ». L’accélération politique, légitime et nécessaire face à l’urgence climatique, est associée en « package » avec l’accélération technologique, plus discutable quant à elle. Cette stratégie de double accélération donne le sentiment d’une immobilité fulgurante au sens de Rosa, ou mieux, d’une accélération immobile. Plus on accélère, moins on avance. Sauf que cette situation ne vient pas d’une impuissance de la politique mais d’une stratégie délibérée de course en avant jointe à une vision excessivement optimiste des capacités de la technologie à réparer ses propres maux. On fait mine d’accélérer, sans changer sur le fond le mode de vie source du réchauffement climatique : même mode de production, même mode de consommation, même course à la productivité, même croyance en une croissance indéfinie, même raisonnement en termes d’« innovations », d’« adaptation » 25, de « compétitivité », d’« investissements » et de « marchés ». Il faut que tout change pour que rien ne change.
Une autre voie est cependant possible, qui consiste à prendre conscience que l’impératif d’accélération politique n’implique pas nécessairement celui d’accélération technologique. Il faut déconstruire le couplage entre accélération politique et accélération technologique, qui est l’un des rouages centraux de la matrice accélérationiste décrite dans ce texte. Dans ce cadre de pensée, la politique ne fait que singer l’économie en se plaçant sur la même échelle de temps à court terme et sur le même tempo. Or on peut fort bien accélérer les décisions politiques, mais décélérer sur les plans technologique et économique — puisque ces deux plans sont étroitement corrélés l’un à l’autre : à savoir produire moins, travailler moins, consommer moins (de biens et d’énergie). C’est dans le courant de la décroissance que cet impératif de décélération est défendu avec le plus de vigueur. Après avoir comparé les sociétés cherchant à maximiser toujours plus la croissance à un bus qui accélère en roulant tout droit vers une falaise, Timothée Parrique en appelle à un « grand ralentissement », qui romprait avec la logique du productivisme et du consumérisme. En plus des décisions individuelles de frugalité et de sobriété, il défend la nécessité d’une politique de décroissance aboutissant à une économie stationnaire en harmonie avec son environnement — la vitesse de consommation et d’extraction restant inférieure à la vitesse de régénération des ressources naturelles.
Quand on sait que l’émission annuelle de CO2 par personne doit passer en France de dix tonnes actuellement à deux tonnes en 2050 pour espérer atteindre la neutralité carbone, l’idée de réduire sensiblement la production et la consommation ne semble pas déraisonnable, quand bien même la question de savoir si un tel bouleversement est possible dans le cadre du capitalisme en place reste ouverte 26. La société de post-croissance n’est ni un retour en arrière à l’ère préindustrielle et à ses maux (maladies, pauvreté, etc.), ni un arrêt. Les innovations continuent mais elles doivent servir à vivre mieux, notamment à réduire le temps de travail et à en améliorer les conditions 27. Assurément, cette voie n’est pas encore à l’ordre du jour dans les travaux du GIEC, dont le dernier rapport n’envisage jamais sérieusement l’idée de décroissance et n’emploie que timidement la notion de « sufficiency », euphémisme pour la sobriété 28. Pourtant, il est illusoire de croire que l’on pourra faire face aux enjeux climatiques grâce aux seules innovations technologiques sans un réel effort de sobriété 29.
L’innovation, vocable qui a remplacé celui de « progrès », est à double-tranchant. Elle apporte des solutions (comme l’isolation des bâtiments, les pompes à chaleur, etc.), tout comme elle fait croire qu’on peut continuer à consommer de l’énergie comme avant (par exemple en espérant remplacer le kérosène par l’hydrogène). Même les technologies de production d’énergie renouvelable ont un coût écologique dû à la fabrication des panneaux solaires ou des éoliennes. Il ne s’agit pas de stopper l’innovation technologique, mais de la contrôler et le cas échéant de la ralentir en fonction de ses conséquences potentielles néfastes sur les conditions d’habitabilité présentes et futures de la planète. En d’autres termes, l’accélération politique de la lutte contre le réchauffement climatique sera d’autant plus efficace qu’elle s’accompagnera d’un ralentissement dans la course en avant du productivisme et du « progrès » technologique qui le suit comme son ombre.
Où cette stratégie politique peut-elle nous conduire à moyen et à long terme ? Il est difficile de répondre à ce type de question, s’il est vrai, comme le disait Hegel, que la philosophie ne saurait faire de prophétie. Limitons-nous pour conclure à une brève typologie des futurs possibles de notre planète. L’efflorescence des « utopies vertes » des années 1970, qui prônaient des économies locales organisées en petites communautés autosuffisantes et respectueuses de l’environnement, a laissé la place, après la prise de conscience croissante du réchauffement climatique des années 2000, à des dystopies qui brossent le tableau d’un futur apocalyptique, marqué par l’effondrement des sociétés et l’accumulation de catastrophes naturelles 30. On trouve aujourd’hui cette sombre vision du futur aussi bien dans les discours des collapsologues que dans des romans de science-fiction — c’est même devenu un genre à part entière, celui des « climate fictions ».
Certains historiens pointent également la menace d’un néofascisme climatique caractérisé par le nationalisme, le survivalisme et le repli derrière les frontières 31. En contre-point de ce futur apocalyptique, le futurisme technologique évoqué plus haut promet un avenir en continuité avec le présent, où la technologie — les énergies renouvelables, la géo-ingénierie, la digitalisation, etc. — permet à la fois une « atténuation » du réchauffement et une « adaptation » à ses conséquences. En dépit de ses technologies dites « de rupture », un tel avenir ne remet pas foncièrement en cause le mode de vie économique et culturel centré sur la production et la consommation.
C’est souvent pour briser cette vision par trop rassurante de l’avenir, dénoncée comme fausse et irresponsable, qu’est brandi un futur aux couleurs apocalyptiques. Entre ces deux représentations opposées, qui sont bien entendu des idéal-types comportant de nombreuses variantes, il y a un espace pour des futurs de post-croissance qui ne cèdent pas au fatalisme des collapsologues sans pour autant tomber dans l’optimisme excessif des chantres de l’innovation. En quoi ce type de futur est-il désirable ? On admettra qu’au-delà de la satisfaction des besoins fondamentaux, la (sur)consommation n’a jamais fait le bonheur des individus. Il existe par contre une sobriété heureuse, qui n’est pas synonyme de privation et de manque. Et à une époque où la valeur du travail est de plus en plus remise en question (« early retirement », « Great Resignation », « quiet quitting », etc.), l’idée de ralentir la production — qui implique de travailler moins mais mieux, d’avoir plus de loisir — est dans l’air du temps. Une société de post-croissance serait ainsi à la fois une utopie verte et une utopie du temps libre 32, deux imaginaires de l’avenir que la crise du réchauffement climatique fait converger l’un vers l’autre.
L’article L’accélération immobile : critique politique d’un nouvel impératif est apparu en premier sur Le Grand Continent.
04.04.2024 à 12:29
Matheo Malik
L’Europe est fragile. C’est un fait : elle ne disposera jamais d’une indépendance énergétique totale. Comment tirer parti de cette situation ? En mobilisant la bascule d’un continent voué à rester la première puissance d’importation d’énergies propres, Pierre-Etienne Franc propose de convertir une faiblesse en force — au bénéfice de la politique industrielle et de la politique étrangère de l’Union.
L’article Europe de l’énergie : de l’intégration à la puissance est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Comme le résume la formule de Bruno Latour : « le sol européen change sous nos pieds ». Après l’invasion de l’Ukraine, entre l’écologie de guerre (Pierre Charbonnier) et le déploiement continental du Pacte vert, un nouvel ordre énergétique européen est en train de se dessiner. Pour suivre ses transformations, nous vous invitons à découvrir les travaux de la revue GREEN et à vous abonner au Grand Continent.
La version anglaise de cet article est consultable sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
La Commission « géopolitique » présidée par Ursula von der Leyen avait un axe structurant et une matrice : le Pacte Vert. Sa mandature a débuté en décembre 2019 par la présentation de cet ensemble d’initiative et par l’adoption, en 2021, du plan Fit-for-55 (Ajustement à l’objectif 55), affichant une ambition européenne sur le climat très affirmée. Malgré les crises hétérogènes que l’Union a traversées — de la pandémie en 2020 à l’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022 —, ce cap, au lieu de se contraindre, a été paradoxalement renforcé par le retour de la guerre sur le sol européen qui a mis en évidence l’étroite corrélation entre la dépendance aux énergies fossiles — plus de 70 % de nos besoins énergétiques —, la souveraineté politique — plus de 60 % de notre énergie est importée — et la compétitivité économique — en matière d’énergie, celle-ci est totalement tributaire de la variation des prix des matières premières sur laquelle nous n’avons pas de prise. En développant le plan d’urgence en réponse à l’attrition nécessaire du recours au gaz russe, « RePowerEU », l’Europe a renforcé encore son effort pour se diriger vers un modèle énergétique bas carbone et plus souverain.
En combinant l’urgence — garantir la production industrielle et le chauffage des ménages — à la poursuite d’un agenda de long terme, les États-membres ont réussi, jusqu’à maintenant, à gérer la réorientation de leurs modèle énergétique dépendant des importations russes vers plusieurs sources d’approvisionnement, dont le GNL américain. Cela s’est fait au prix d’un renchérissement significatif des prix des marchés de l’électricité et du gaz, qui ont aussi probablement contribué à accélérer la réforme des marchés de l’électricité, et renforcé la pression pour une montée en puissance plus rapide des sources d’énergie renouvelables du continent qui, en maintenant la dynamique actuelle, devraient passer de 500 GW à 900 GW en 2030. Enfin, il est probable que la crise énergétique induite par la guerre russe ait renforcé les arguments français en faveur d’une relance de l’industrie nucléaire et de son traitement à quasi-neutralité avec les sources d’énergie renouvelables, même si l’agenda de son déploiement et son coût total restent des inconnues importantes.
En 2023, l’Europe a aussi continué de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 3 %, portant le bilan depuis 1990 à 32,5 %. La part des importations de gaz russe a baissé de 155 milliards de mètres cubes (bcm) en 2021 à moins de 50 bcm en 2023. Les importations de charbon en provenance de la Russie ont été complètement arrêtées et celles de pétrole réduites de 90 % par rapport à leur niveau d’avant guerre à grande échelle. Plus généralement, les efforts de sobriété énergétique ont permis de réduire la dépendance au gaz naturel de près de 20 %. L’Union a aussi réussi l’exploit de coordonner quelques achats groupés de gaz entre pays afin d’assurer les meilleurs prix, pour près de 30 % des besoins du continent, soit 44,7 bcm en 2023.
Le développement des projets d’énergie renouvelable ne s’est pas arrêté, et ce malgré la hausse des coûts et des taux d’intérêt, qui dégradent les conditions d’attractivité du secteur. En 2022, plus de 40 GW de nouvelles capacité solaires ont été installées (+ 60 % par rapport à 2021), et les capacités d’éolien offshore et onshore ont augmenté de 45 % sur l’année. La part d’électricité renouvelable dans le mix électrique européen a dépassé 39 % et le mois de mai 2022 a vu la production d’énergie renouvelable solaire et éolienne dépasser les productions de source fossile. Aujourd’hui, la part d’énergie renouvelable dans le mix énergétique européen est proche de 22 %, et l’objectif de 42,5 % en 2030 reste d’actualité, même si les prochaines étapes seront beaucoup plus délicates à mettre en œuvre car elles concerneront la décarbonation des secteurs les plus énergétiquement intensifs et les plus significatifs en termes d’investissements : les transports et l’industrie lourde notamment. La déclinaison des objectifs à l’échelle nationale paraît extrêmement ardue pour certains. Les montants nécessaires à l’évolution des infrastructures de transports et de distribution de l’électricité sont considérables, alors qu’elles doivent doubler de taille dans les décennies à venir. Les coûts et les investissements assortis aux changements de process industriels ou encore de motorisations dans le secteur des transports sont également à prendre en compte. L’ensemble des investissements nécessaires à l’échelle européenne dans les infrastructures et les transports, pour basculer vers un modèle bas carbone, est estimé en moyenne à 335 milliards d’euros par an durant la période 2021-2035, ce qui équivaut à 2,3 % par an du PIB de l’Union.
Dans ce contexte, la montée en puissance de l’hydrogène comme vecteur complémentaire à l’électron pour décarboner les secteurs qui ne peuvent l’être à base d’électricité, mais sous forme de gaz — gaz de synthèse et e-fuels —, est l’une des grandes ambitions renouvelées par l’Europe dans le cadre du plan « REPowerUE ».
Avec cette stratégie, l’Europe prévoit de produire 10 MT d’hydrogène vert — et d’en importer 10 MT — pour décarboner les usages existants (8,5 MT) et les procédés industriels et de transports qui ne peuvent être décarbonés avec les seuls électrons. Même si, à ce jour, le rythme de déploiement de l’infrastructure ne permettra pas d’atteindre cette ambition avant 2035 au mieux, ce plan a permis la mise en œuvre de nombreux outils de soutien à la filière, notamment pour les équipementiers — 35 projets soutenus pour plusieurs milliards d’euros — et pour les premiers projets de fabrication d’hydrogène vert.
L’Union a également avancé sur un paquet réglementaire considérable pour préparer le continent à la mutation de son système énergétique et productif, au prix de négociations longues et très complexes, qui ont abouti à différents textes sur le développement de l’usage d’énergies renouvelable dans les grands secteurs des transports, de l’industrie et de l’énergie (directives RED 2 et 3), à une élimination progressive des quotas gratuits dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission (SEQE) assortie d’une protection à l’import contre des productions importées carbonées, à travers le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), ainsi qu’à la réforme du marché de l’électricité pour accompagner le financement des grands projets d’infrastructure et de production dans le renouvelable et le nucléaire par des mécanismes hors marché, et enfin à l’ensemble des directives accompagnant la décarbonation des grands secteurs des transports (RefuelEU Aviation, FuelEU Maritime, et les directives sur les normes d’émissions de véhicules, du véhicule individuel aux poids lourds).
L’ensemble de ces directives, d’une très grande complexité, et adoptées au prix de lourdes négociations en trilogue, montre les limites actuelles du modèle européen et du volontarisme communautaire face aux logiques de souveraineté nationale, aux choix de politiques industrielles différents entre la France, les pays nordiques et ceux de l’Europe Centrale qui suivent l’impulsion allemande, et à la montée des mécontentements des citoyens européens devant la hausse des prix et la multiplication des conflits d’usage des sols nécessaires au déploiement massif d’énergie renouvelable — qui contribue en partie aussi à alimenter la colère agricole en cours.
Enfin, le coût financier des programmes d’ajustement et de protection de la population contre la hausse brutale des prix de l’énergie — estimé en Europe à plus de 650 milliards d’euros — la crise d’offre liée à la reprise des consommations en Chine concomitante à la sortie de la période Covid, qui a généré des tensions inflationnistes fortes, ont accru la pression sur les coûts.
Pour accélérer la dynamique de bascule, la Commission place les européens devant une situation existentielle, dont la résolution sera probablement fondatrice ou non de son futur et qui se manifeste aujourd’hui aussi sous les angles agricole, militaire et digital.
D’un point de vue énergétique, l’Europe est particulièrement fragile en ce qu’elle ne dispose pas — et ne disposera jamais — d’une capacité d’indépendance énergétique totale, et devra donc approvisionner encore demain une partie toujours significative de ses besoins pour rester compétitive sans pour autant renoncer à ses ambitions climatiques. Sa souveraineté ne sortira renforcée que si elle parvient à agréger la somme de ses faiblesses nationales en une force d’approvisionnement communautaire.
En 2021, l’Union a produit environ 44 % de ses besoins énergétiques et importé 56 %. En terme de volume, à l’échelle mondiale, l’Union Européenne est la troisième plus grande consommatrice, derrière la Chine et les États-Unis et de loin la première région importatrice de sources extra européennes pour le gaz naturel, le GNL et le pétrole. En matière de nouvelles énergies, d’après le rapport du Conseil mondial de l’hydrogène, l’Europe sera en 2050 la zone géographique, avec la Corée et le Japon important le plus d’hydrogène et de dérivés, comme l’ammoniaque avec au moins près de 20 MT provenant hors du continent.
Seule puissance industrielle de dimension continentale ne pouvant pas se passer de l’énergie des autres, l’Europe doit assumer le fait d’être le principal artisan et donneur d’ordre du marché mondial de l’énergie, notamment décarboné. Elle doit fédérer les forces et les besoins des marchés européens permettant,en sus de dicter quelques règles, de mieux piloter les conditions d’accès à ceux-ci.
Les enjeux financiers de la transition sont trop importants pour être pris en charge par les budgets nationaux sans grever significativement les ressources budgétaires existantes. Celles-ci sont déjà soumises à de fortes tensions sociales dans un climat de défiance qui n’acceptera pas une baisse ou une réduction des transferts sociaux, et encore moins une hausse des prix de l’énergie sous prétexte d’une transition dont nul ne verrait immédiatement les bénéfices.
La transformation de nos modèles énergétiques requiert des ressources financières de plusieurs centaines de milliards dans la décennie. Elle marque la bascule d’un modèle où le prix de l’énergie était au premier ordre un dérivé du prix de matières premières fossiles — et du coût du marché des quotas carbone — vers un modèle où elle est au premier ordre un dérivé du coût du capital et du coût du foncier : l’économie du renouvelable — tout comme le nucléaire — et le développement des sources de gaz et combustibles liquides « non carbonés » (e-fuels, hydrogène, ammoniaque, méthanol etc.) sont toutes des économies d’infrastructures, intensives en capitaux, de nature patrimoniale sur le long terme, dont le coût de financement est essentiellement dépendant du coût de la dette et du coût du capital. La hausse des taux d’intérêt a l’effet structurellement inverse sur les prix de l’énergie en période de forte demande de capitaux pour déployer une infrastructure énergétique de substitution à l’infrastructure fossile existante.
Il est essentiel de développer une politique de taux différenciée pour les actifs climatiques, mettant ainsi en pratique les objectifs initiaux du développement européen d‘une taxonomie des actifs bas carbone, pour flécher les investissements en priorité vers ces actifs durables.
Enfin, sur le plan des infrastructures, il est difficilement envisageable de piloter un plan de transformation et de déploiement sans développer une politique de financement dédiée, centralisée et pilotée au niveau européen. Il s’agit de déployer des infrastructures destinées à accueillir une part croissante d’électricité, d’installer des centaines de milliers de bornes de recharge et des milliers de stations hydrogène et de GNL, conformément aux dispositions adoptées par l’Union dans le règlement sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs (AFIR). Il faut également mettre en œuvre des réseaux de distribution d’hydrogène paneuropéens et des terminaux d’imports permettant la distribution des énergies vertes du futur que seront l’ammoniaque et les autres vecteurs propres importés en partie, en substitution progressive du gaz, du GNL du pétrole et du charbon, ou encore des réseaux de CO2 pour mettre en œuvre à l’échelle au plus vite les potentialités des solutions de CCS (Capture et Stockage du carbone).
Nous avons pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, la possibilité de construire des réseaux énergétiques conçus à l’échelle continentale qui peuvent offrir à nos économies un accès aux différentes sources d’approvisionnement, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest. Cette occasion ne se reproduira plus, et constitue peut-être le moyen de doter l’Union de la vraie puissance de sa profondeur.
Pour ce faire, il est nécessaire d’avoir une politique budgétaire centralisée au niveau européen pour l’ensemble des infrastructures paneuropéennes et les stratégies de terminaux desservant l’ensemble du continent.
Il faut également repenser la gouvernance de notre politique énergétique, pour qu’elle dépasse les logiques nationales qui peinent à mutualiser les avantages et à compenser les fragilités des différents territoires. Doter l’Europe d’une capacité de planification énergétique continentale intégrée, sans préjuger de l’usage des principes de subsidiarité, et l’abonder par un budget européen dédié à des plans de déploiement d’infrastructure de réseaux et de distribution collectifs, constituerait un outil majeur de consolidation de la place de l’Europe dans le nouvel ordre énergétique mondial.
L’enjeu est aussi géopolitique. L’Europe doit actuellement sourcer une grande partie de ses approvisionnements actuels en énergie fossile, mais ne disposera pas des espaces et des ressources, ni de l’agilité nécessaire pour accélérer facilement sa capacité de production de renouvelables dans les temps requis. Elle devra aller chercher aussi une partie de ses besoins d’énergies propres autour d’elle. À moins de laisser chaque État membre développer une géopolitique de l’énergie en ordre dispersé, au risque de laisser les puissances exportatrices jouer les unes contre les autres, l’Union a la capacité de structurer le marché mondial des énergies vertes, qui circuleront par pipeline sous forme d’hydrogène ou d’électron, ou par bateaux sous forme d’ammoniaque ou de méthanol fabriqués dans les zones les plus compétitives en sources d’énergie renouvelable. Plutôt que de développer des modèles d’approvisionnement isolés et compétitifs les uns des autres, une approche véritablement européenne nous rendra collectivement plus résilients.
La France y trouverait sa part, valorisant de manière plus nette son programme nucléaire, non plus pour son seul service mais pour le bénéfice structurel des autres États partenaires à son pourtour. Elle utiliserait sa position de transit comme une opportunité de réindustrialiser une partie de ses territoires les plus proches de zones d’approvisionnement énergétiques pertinentes — Fos, la vallée du Rhône depuis l’Afrique du Nord et l’Espagne, et les grands ports atlantiques qui sont bien positionnés pour accueillir les nouvelles énergies de demain. L’Allemagne y trouverait conforté son modèle industriel rhénan sous réserve que les modèles alternatifs d’énergie à base d’hydrogène puissent rapidement être mis en œuvre par l’accès aux sources compétitives d’électrons verts du Nord, ou du Sud, par pipeline. Le modèle intégré, agrégeant les besoins de tous les États membres, lui permettra de mieux encadrer les règles de définition des sources bas carbone éligibles. Un tel modèle permettra aussi de grouper les besoins pour une meilleure capacité à garantir les positions d’achat des premiers volumes significatifs de ces nouvelles énergies vertes, avant que le marché ne fonctionne seul — ainsi qu’un renforcement significatif de son poids géopolitique de principale puissance d’importation d’énergies propres, face au Japon ou à la Corée du Sud, ou encore Singapour qui sont dans les mêmes difficultés d’accès.
Les développements encore embryonnaires de la banque de l’hydrogène, qui constitue la base d’un financement pluriannuel du delta de coûts des énergies bas carbone comparé aux énergies fossiles — pour des montants relativement faibles — pourrait devenir l’un des outils structurant de la politique énergétique européenne. Pour cela, il faut que ses moyens, son périmètre et son déploiement, aux côtés ou en complément des outils nationaux, soient rapidement révisés pour atteindre des montants cohérents avec les enjeux, avec, si nécessaire, la mise en place d’outils de financement européens dédiés sous pilotage de la banque centrale européenne.
Dans la dynamique des initiatives conjointes développées pour faire face à la guerre en Ukraine en termes d’approvisionnement en gaz naturel, il est souhaitable de développer des approches diplomatiques plus systématiquement coordonnées au niveau européen sur ces nouvelles énergies. Ces évolutions, qui peuvent parfois être vécues comme des abandons de souveraineté à court terme, seraient au contraire des outils de renforcement de nos forces sur la scène internationale, aux effets plus protecteurs pour les citoyens européens. Plus nous irons vite dans le déploiement des projets de développement de ces énergies propres, plus les impacts sur les investissements et les emplois seront rapidement tangibles.
L’Europe constitue la principale puissance d’importation d’énergie à l’échelle globale et le demeurera durablement, même dans un monde post-carbone. La fragilité consubstantielle de l’Europe, liée à son histoire, ne changera pas avec un basculement vers un modèle énergétique durable, mais elle lui offre la possibilité de diversifier ses sources et ses vecteurs d’approvisionnements. Cette bascule constitue une opportunité pour renforcer son poids géopolitique dans le pourtour méditerranéen, pour relancer sa position vis-à-vis des pays du Moyen-Orient, tributaires de sa demande pour une bonne part de leurs exportations. L’Union pourrait ainsi continuer à réduire sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes et à compléter le socle d’importation du gaz de schiste américain qui a ses propres problèmes environnementaux à l’extraction.
L’Europe est à la croisée des chemins pour sa politique énergétique, qui détermine en partie aussi sa politique industrielle. Si on laisse chaque État développer un souverainisme peu efficace à nous protéger, l’Union se perdra et eux avec. Le déploiement massif d’une économie bas carbone va certes contribuer à réduire une partie de notre dépendance énergétique extérieure et à remodeler notre stratégie d’importation, mais c’est la profondeur de l’espace européen qui lui donnera sa puissance.
Si l’Europe parvient à harmoniser son approche en matière d’infrastructure, son financement et sa stratégie d’approvisionnements qui constituent le cœur de ses dépendances géopolitiques, alors elle peut jouer son rôle intelligemment dans le monde qui vient, et construire le socle de politiques énergétique et industrielle puissantes, attractives et protectrice pour ses citoyens. L’énergie peut ainsi redevenir le foyer d’un nouveau souffle européen, comme la CECA amorça, en son temps, l’histoire de la construction européenne.
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30.03.2024 à 08:00
Matheo Malik
Entre la perspective d'une destruction de toute vie sur terre et le spectre de l’intelligence artificielle, comment nous extraire de la machine qui hante nos esprits et rechercher « l'opposition qui s'appelle la vie » ? Une pièce de doctrine signée Jean Vioulac.
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Comment penser la catastrophe au présent ? Dans les pages de la revue, nous réunissons les voix qui tentent de mettre en mots l’Anthropocène, de Bruno Latour à Jean-Baptiste Fressoz en passant par Chantal Mouffe et Dipesh Chakrabarty. Nous publions aujourd’hui le dernier épisode d’une trilogie construite par Jean Vioulac à partir de son travail sur la métaphysique de l’Anthropocène. Pour recevoir tous nos textes, nous vous invitons à vous abonner à la revue.
La pensée n’est pas un simple épiphénomène du cortex cérébral, elle ne vient pas non plus d’un ciel idéal, elle est toujours un phénomène historique et social : nous ne pensons qu’en tant que nous héritons d’une tradition, ne serait-ce que d’une langue, et c’est pourquoi toute pensée qui se veut lucide doit tout d’abord circonscrire sa situation historique.
Notre situation aujourd’hui est, entre autres traits remarquables, caractérisée par l’hégémonie planétaire de la rationalité scientifique, qui domine non seulement le champ théorique du savoir, mais régule aussi les infrastructures technologiques dont le réseau détermine nos pratiques. Cette configuration de la rationalité fut élaborée en Europe au XVIIe siècle, et ce par la réactivation du projet que les Grecs de l’Antiquité avaient nommé « philosophie ». D’après la tradition, le premier à s’être dit « philosophe » fut Pythagore, qui a défini les choses par le nombre et les a fondées sur l’Un, c’est-à-dire l’unité numérique conçue comme principe unique de l’univers : la numérisation totale qui caractérise science et technique aujourd’hui est le plein déploiement de cette rationalité numérisée. La philosophie n’est pas autre que la science, elle est le projet même de la science ; les sciences contemporaines ne récusent pas la philosophie, elles l’accomplissent.
L’élucidation de notre situation relève donc de cette logique, mais elle suppose aussi que nous ne lui soyons pas totalement assujettis, que nous ayons encore une marge de manœuvre susceptible de la mettre à distance et de conquérir ainsi l’espace de jeu de notre lucidité. Or la rationalité numérique et statistique, la pensée calculante, est aujourd’hui dominante justement parce qu’elle est parfaitement homologique aux dispositifs contemporains qu’elle permet de faire fonctionner efficacement, elle demeure en cela intégralement déterminée par l’époque qu’il s’agit de penser.
Dans L’Art du roman, Kundera constatait que c’est au moment même de la révolution scientifique moderne, c’est-à-dire de la mathématisation du savoir, qu’apparaît en Europe le genre romanesque, qui oppose aux concepts les personnages, à la déduction la narration, à l’objectivité la subjectivité, à l’universalité de la raison la singularité des passions et à la hiérarchie logique l’anarchie tragique : et nul ne peut douter qu’il y a une profonde pensée, « plus profonde que ne le pensait le jour » (Nietzsche), dans les œuvres de Dostoïevski, Melville, Kafka, Orwell, Proust ou Céline, parmi tant d’autres, qui ont donné la parole à la chair outragée par l’empire de l’idée, ce que revendiquait Balzac quand il disait : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». La philosophie s’est inaugurée par le refoulement platonicien de la poésie et de la tragédie : à l’époque de son accomplissement, la littérature constitue une ressource souterraine de sens à laquelle puiser pour conquérir sa lucidité, et ce pour contester et récuser les discours fonctionnels des « intellectuels fongibles, déjà engagés dans la machine ou peu éloignés de l’être » (Valéry).
Il en va de même aujourd’hui, et plus que jamais : la parole des écrivains est d’autant plus précieuse que règnent sans partage les discours de « spécialistes » formés, informés et formatés par la machine, qui ne sont en cela que la voix de leur maître et à ce titre ignorent tout, jusqu’à l’identité de leur maître. Le 13 décembre dernier, Emmanuel Carrère, qui depuis L’Adversaire en 2000 publie des livres aussi essentiels que bouleversants, faisait en conclusion d’une émission télévisée à lui consacrée la déclaration suivante :
« Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses aujourd’hui, la relativement optimiste et la radicalement pessimiste. Les relativement optimistes pensent que l’humanité traverse une phase de chaos, tragique et effrayant, mais que c’est déjà arrivé dans son histoire, et que justement elle la traversera. Les radicalement pessimistes pensent qu’un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin. L’analyse de la situation n’est pas très compliquée, il n’y a pas besoin d’être très intelligent ni très informé pour avoir conscience de ces trois ou quatre phénomènes. 1. Le désastre climatique, malgré les COP présidés par des pétroliers, est irréversible. 2. La crise migratoire, une moitié de la planète devient inhabitable, alors les habitants de cette moitié veulent aller habiter dans l’autre et les habitants de l’autre disent qu’il n’y a plus de place, la barque et pleine 3. L’intelligence artificielle, qui fond sur nous et va probablement nous dévorer. On peut ajouter la fin de la démocratie, fin de nos valeurs à nous, mais c’est moins important puisque ça ne concerne que nous. En tant qu’écrivain, j’estime que je devrais dire quelque chose de tout ça : si c’est vraiment ce qui arrive, ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. J’essaye, je suis les procès des attentats du 13 novembre, je vais en Ukraine, mais en réalité je n’y arrive pas, je suis comme un lapin pris dans les phares. Alors, qu’est ce que je fais ? Je ferme les écoutilles, j’écris sur mon enfance, sur la jeunesse de mes parents, ce n’est pas une solution, mais personne n’a dit qu’il y avait une solution. »
Un tel propos est irrecevable et ne peut que susciter le déni, aussitôt récusé comme « catastrophiste » 1 et englouti dans le flux d’insignifiance du spectacle, il définit pourtant une tâche aussi nécessaire qu’urgente : penser l’essence des « trois ou quatre phénomènes » décrits par Emmanuel Carrère.
Or cette pensée de l’essence relève précisément de ce que l’on appelle « philosophie » : si en effet la philosophie s’est d’emblée définie par le projet de la connaissance scientifique, elle ne s’y est pas identifié et a conquis son domaine propre en se détournant des phénomènes pour se retourner sur leur essence. La philosophie s’est alors définie comme métaphysique parce qu’elle a localisé cette essence au-delà (en grec méta) de la nature (en grec physis), dans un ciel idéal, et finalement en Dieu. Mais la rationalité scientifique a aujourd’hui abandonné toute fondation théologique (« Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse » dit Laplace à Napoléon qui lui demandait où était Dieu dans sa physique) et, dans ses développements, a exhumé les fondements archéologiques, y compris psychiques, des croyances religieuses : notre époque est celle de la « mort de Dieu » (Nietzsche), qui a conduit à rapatrier le fondement essentiel pour le situer, non plus dans un Dieu créateur transcendant et éternel, mais dans une communauté de producteurs, immanente et historique. Depuis ce que Kant a nommé « révolution totale », tous les penseurs essentiels à notre temps — Marx, Nietzsche, Husserl… — ont opéré ce renversement, qui les a conduit à rallier « l’opposition qui s’appelle la vie » évoquée par Balzac. Ce renversement impose alors d’assumer la finitude et l’historicité des « régimes ontologiques », comme le fait par exemple aujourd’hui Philippe Descola en ethnologie, et d’élucider la situation fondamentale d’une communauté d’« hommes réels, en chair et en os, campés sur la terre solide et bien ronde » (Marx), à partir de laquelle se définit une perspective sur le monde.
Penser une époque, une situation, un « régime ontologique », ce n’est donc pas interpréter des phénomènes ou des donnés dans un système conceptuel, une grille de lecture inchangé, c’est tenter d’élucider le nouveau système qui se met en place et mettre au jour les structures fondamentales qui nous déterminent. Notre situation est en effet sans précédent, tous les concepts, catégories ou idéaux élaborés au cours de l’histoire sont eux-mêmes frappés d’obsolescence, toutes les valeurs sont dévaluées et leur maintien à cours forcé interdit de prendre la mesure de la nouveauté des processus en cours. Certes les valeurs actuelles ne manquent pas, elles n’ont même jamais été aussi nombreuses puisqu’elles sont toutes, sans exception, à disposition dans un même champ d’équivalence où chacun fait son marché selon la valeur d’usage qu’il leur attribue : mais par là même, toutes ces valeurs, sans exception, sont dévalorisées, et si elles permettent à ceux qui s’y cramponnent de surnager dans la tempête, elles ne permettent en rien de la penser.
Ainsi de la « crise migratoire » mentionnée par Emmanuel Carrère : les migrations sont certes aujourd’hui massives, leur potentiel de déstabilisation sur des sociétés déjà fragilisées est considérable, mais il est anachronique de les interpréter à partir des concepts de « nation », de « territoire », de « frontières » et même de « peuple », non seulement parce que l’empire du cyberespace et du marché mondial a imposé une universelle déterritorialisation, mais aussi parce que le changement climatique est aujourd’hui la première cause de migration, et sur une planète à huit milliards d’êtres humains, où des régions entières deviennent inhabitables, « qu’y faire sinon se pousser pour faire de la place ? », comme l’écrivait Emmanuel Carrère en 2012 dans sa Lettre à Renaud Camus. Les lieux où nous vivons perdent ainsi progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau, après un naufrage : c’est ce naufrage qu’il faut tenter d’expliquer.
Il ne s’agit donc pas de se confronter à des phénomènes dangereux qui menaceraient une situation susceptible d’être maintenue telle quelle, mais de penser la situation même qui est la nôtre comme danger : « Non pas un danger quelconque, mais le Danger », disait Heidegger. Une telle pensée, Heidegger le reconnaissait, il l’a catastrophiquement vérifié, est elle-même dangereuse : mais, pour la philosophie aujourd’hui, « ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. »
Toute pensée qui se veut philosophique doit d’abord prendre acte des acquis des sciences contemporaines. Georges Cuvier fut au début du XIXe siècle un pionnier de la paléontologie. Son analyse des fossiles qu’il exhumait dans le bassin parisien a montré que de nombreuses espèces avaient autrefois vécues, puis disparues, il a alors expliqué leur disparition par des « catastrophes », et fut ainsi le principal promoteur en biologie de ce que l’historien des sciences William Whewell a nommé dès 1837 « catastrophisme ». Le catastrophisme fut ensuite marginalisé par le gradualisme de Lyell et de Darwin, il a néanmoins fait retour à la fin du XXe siècle avec la découverte des cinq extinctions de masse qui ont rythmé l’évolution de la vie sur terre, ce qui a conduit à réhabiliter le concept de catastrophe pour imposer ce que le paléontologue Richard Leakey a nommé dans les années 1990 un « néocatastrophisme ». Dans le même moment, la biologie a mis en évidence un processus contemporain de destruction du vivant d’une ampleur telle qu’il faut concevoir notre époque comme « sixième extinction » : c’est-à-dire comme catastrophe. Le catastrophisme n’est pas un pessimisme, il est un réalisme, il est la détermination scientifiquement rigoureuse du moment géologique présent : la dernière fois que c’était aussi grave, c’était il y a 65 millions d’années, et les dinosaures n’y ont pas survécu.
Cette extinction, celle du Crétacé-Paléogène, s’explique par la chute d’un astéroïde, celle dont nous sommes les contemporains s’explique par l’impact des activités humaines : l’origine anthropique de la catastrophe en cours ne fait en effet plus de doute, ce qui a conduit Paul Crutzen en 2 000 à proposer de nommer « Anthropocène » l’époque qui s’inaugure, époque ici prise comme subdivision d’une période, en l’occurrence le Quaternaire. Il ne s’agit donc plus simplement d’acter la fin de la Modernité et l’inauguration de la Post-modernité, ni même la fin de l’Histoire et l’inauguration de la Post-histoire, mais la fin de l’Holocène et l’inauguration de l’Anthropocène, et de nous situer ainsi, non plus à l’échelle des temps historiques, mais à l’échelle des temps géologiques, dont la découverte est une des révolutions épistémologiques contemporaines : la chronologie biblique donnait à la terre environ 6000 ans, nous savons aujourd’hui qu’elle a plus de 4,54 milliards d’années, et il nous faut aussi endurer le vertige face au « sombre abîme du temps » (Buffon).
La difficulté à concevoir un tel événement est donc considérable : dans la mesure où il est d’origine anthropique, son élucidation requiert une anthropologie, mais une anthropologie elle-même radicalement nouvelle, qui doit renoncer à ce qu’elle croyait savoir de « l’homme » pour consentir à prendre acte de ce que notre époque en révèle, fût-ce au prix des plus sévères révisions. L’Anthropocène impose en effet de concevoir l’homme dans son rapport au système terre : notre époque est le moment où le temps de l’histoire (humain), qui s’était séparé du temps de l’évolution (vivant), lequel s’était séparé du temps minéral (matière), rejoint le temps géologique pour faire de l’humanité elle-même une puissance géologique, en mesure de modifier la composition chimique de l’atmosphère, de fondre banquise et glacier et de perturber les cycles océaniques.
Situer l’humanité dans le temps, penser par époques, impose alors aussitôt de prendre acte du fait que ce n’est pas n’importe quel homme à n’importe quel moment de son histoire qui est en cause dans la catastrophe contemporaine, mais celui qui, depuis les années 1770, a rejeté (entre autre) plus de 1500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Ces rejets résultent de la combustion en masse d’hydrocarbures, et donc d’un dispositif de production qui requiert ces quantités d’énergie. La mise en place de ce dispositif de production définit la Révolution industrielle. La puissance qui domine aujourd’hui est anthropique, elle ne provient pas de l’homme en tant qu’organisme, mais d’un homme qui, par ce dispositif de production, s’est adjoint le charbon, le gaz, le pétrole : l’homme est devenue puissance géologique dans l’exacte mesure où il n’est plus simplement un être biologique, mais en tant qu’il descelle des forces elles-mêmes géologiques.
Or le descellement de ces forces n’est possible qu’à partir des sciences contemporaines, de la géologie, de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme…, c’est-à-dire de la configuration de la rationalité qui précisément domine aujourd’hui. Vladimir Vernadski, fondateur de la géochimie et pionnier de l’écologie scientifique, constatait dès 1924 qu’« une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface de la terre avec l’homme », pour préciser alors aussitôt que cette force ne venait pas de son organisme, mais de son savoir, ce qui le conduisait à caractériser « notre époque géologique » par « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » et finalement la définir comme « ère psychozoïque, ère de la Raison ». La puissance effectivement dominante aujourd’hui n’est pas tant « l’homme » que la rationalité scientifique, la raison grecque, le lógos, en quoi notre époque est plus précisément Logocène.
L’élucidation de la catastrophe en cours requiert une pensée du lógos. Elle relève de la philosophie. Les premiers philosophes étaient nommés par Aristote les physiológoï, ceux qui tiennent un discours rationnel (lógos) sur la nature (physis) : la pensée grecque est fondamentalement une physique, qui détermine l’étant (en grec tà ónta : ce qui est) par le concept. « La physique est un effort pour saisir l’étant (das Seiende) comme quelque chose de conceptuel », écrivait Einstein en 1949, la science contemporaine poursuit et achève le projet grec, et ce faisant en arrive à déterminer toute matière comme énergie en puissance (E=MC2) : la rationalité scientifique se fonde aujourd’hui sur la physique relativiste et quantique, qui définit la nature comme un potentiel énergétique. Il est possible, en suivant les analyses de Philippe Descola, de définir la Révolution néolithique qui inaugure l’histoire par l’avènement de ce « régime ontologique » qu’est le naturalisme, en et par lequel la réalité est « nature », c’est-à-dire objet pour un sujet. La Révolution industrielle — et c’est précisément en quoi elle est révolution — est l’instauration d’un nouveau régime, défini par l’atomisme, où le réel est un ensemble de particules élémentaires pour la raison mathématique : la dissémination des radionucléïdes issus des 2057 essais nucléaires confirmés depuis 1945 fournit d’ailleurs l’un des possibles marqueurs isochrones stratigraphiques pour définir la nouvelle couche sédimentaire caractéristique d’une nouvelle époque géologique.
Ainsi toute matière, et non pas seulement le charbon ou le pétrole, est réserve d’énergie susceptible d’être convertie ; le processus en cours est fondé sur cette conversion. La Révolution industrielle s’est en effet caractérisée par une augmentation exponentielle de la production d’énergie : de 305 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) en 1800, la consommation énergétique mondiale est passée à 1.000 Mtep en 1900, pour atteindre 9.242 Mtep en l’an 2000 ; elle est aujourd’hui supérieure à 14.000 Mtep et continue de croître. La production d’énergie s’est faite par une démultiplication des sources qui jamais ne se substituent les unes aux autres mais toujours s’additionnent, et qui conduit ainsi à transmuer toujours plus de matière en énergie : libération brutale d’énergie qui définit une explosion. Svante Arrhenius, chimiste qui a mis en évidence la conséquence de l’augmentation des taux de CO2 sur l’effet de serre et y montrait dès 1896 la possibilité d’un réchauffement du climat, constatait en 1923 que « nous avons consommé autant de charbon fossile en dix ans que l’homme en a brûlé durant tout le temps passé. Le développement a été, pour ainsi dire, explosif, et nous courrons à une catastrophe. Ce progrès explosif est le signe caractéristique de l’industrialisme. » L’Anthropocène impose de se situer à l’échelle des temps géologiques, et en effet un tel processus, qui, en deux ou trois siècles, consomme les milliards de tonnes d’hydrocarbure formés dans les sous-sols en plusieurs centaines de millions d’années, et ce pour produire énergie et chaleur, relève de l’explosion.
Notre époque est domination totale de la raison, cette domination est atomisation : l’histoire de la science est une tragédie, dont le dénouement (en grec katastrophè) est explosion. Il a fallu moins de vingt ans pour passer de la physique fondamentale (cinquième congrès de Solvay, 1927) à la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki, 1945). Quand, le 31 janvier 1950, le président des États-Unis Harry Truman ordonne la fabrication de la bombe à hydrogène, Einstein réagit par une allocution télévisée où il constate que « l’annihilation de toute vie sur terre est entrée dans le domaine des possibilités techniques » et que « se profile de plus en plus clairement l’annihilation générale » — à la suite de quoi le New York Post titrait : « Déportez l’imposteur rouge Einstein ! », réaction inévitable puisque le dénigrement du messager, qui plus est par imputation de marxisme, est la manière la plus aisée de ne pas avoir à tenir compte du message. Einstein, dans une autre conférence de cette même année 1950, constatait que s’était « accompli sur le savant un destin réellement tragique », qui s’est « avili jusqu’à apporter, quand on lui en fait la commande, des perfectionnements aux instruments de la destruction générale de l’humanité ». Mais la réaction la plus significative est celle d’Oppenheimer, qui plus que tout autre, et pour reprendre le titre de sa biographie par Jai Bird et Martin Sherwin, a incarné « le triomphe et la tragédie » de la science contemporaine, quand il a compris dès le 16 juillet 1945, citant la Bhagavadgītā, que la science était « devenue la Mort, le destructeur des mondes ».
L’avènement de la rationalité scientifique en Grèce ancienne fut le dépassement de l’empirisme, qui en Égypte, en Mésopotamie ou en Perse, accumulait des cas particuliers, au profit d’un idéalisme qui détermine des formes idéales, universelles et abstraites, paradigmatiquement celles de la géométrie : mais la forme résulte de l’élimination de tout contenu, l’universel résulte de l’élimination de toute particularité et l’abstraction résulte de l’élimination du concret. La raison conquiert l’idéalité par la négation de la réalité, elle conquiert l’objectivité par la négation de la subjectivité, c’est-à-dire par le refus du corps et de son rapport intuitif et sensible à son environnement terrestre : la science est d’emblée et par essence négation de l’environnement, toujours relatif à des sujets concrets, au profit de l’univers, objectif et abstrait, dont la validité n’est relative à rien, et en cela absolue. La raison accède ainsi au point de vue de l’universel, et se trouve en mesure de formuler des vérités qui valent pour tous, tout le temps : ce qui caractérise la connaissance scientifique.
Ce point de vue, qui procède de la négation de la perspective que tout vivant a sur son environnement et se définit comme antagonique à cette perspective, n’est autre que celui de la mort. Les tragiques grecs nommaient l’homme « le mortel », les philosophes « l’animal doué de raison », mais il n’est ceci qu’en tant qu’il est cela : il est le vivant dont la vie est accompagnée par la mort, dont l’être même est ainsi pénétré de néant, et se définit par une puissance de négation qui est racine de l’abstraction, de la formalisation, de l’universalisation et de l’absolutisation. Le langage lui-même est œuvre de mort : le mot « fleur » ne désigne jamais que « l’absente de tout bouquet » (Mallarmé), le mot est issu du meurtre des choses et n’est plus que leur fantôme ; toute langue est langue morte, et c’est pourquoi les écrivains sont si importants, dont le travail consiste précisément à lui redonner vie ; Céline l’a dit mieux que quiconque : « La langue dite pure, bien française, raffinée, elle toujours morte, morte dès le début, cadavre, dead as a door nail. Tout le monde le sent, personne ne le dit, n’ose le dire. Une langue c’est comme le reste, ça meurt tout le temps, ça doit mourir. Il faut s’y résigner, la langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute, mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu ».
L’avènement de la rationalité en Grèce ancienne est inextricablement liée à une langue, le grec, à sa puissance d’abstraction — notamment l’usage du neutre, qui permet de transformer verbes et adjectifs en concept — dont l’œuvre de Platon est l’explicitation systématique. Toute la pensée de Platon est arc-boutée contre la thèse de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », à laquelle il oppose que « Dieu est la mesure de toute chose » : ce Dieu n’est autre qu’Hadès, le dieu de la mort, « un sage parfait, un grand bienfaiteur ». Platon répète constamment que le philosophe n’atteindra la sagesse à laquelle il aspire qu’après la mort, lui donne comme règle de vie de « tendre vers un état passablement proche de la mort », il conçoit la vie comme une maladie dont la mort est la guérison, et définit la philosophie comme désir de mort. Quand il s’agit de préciser le statut des « idées » auxquelles chacun accède par la « purification » de tout ce qui vient du corps, c’est alors pour en faire la réminiscence d’un « temps antérieur » qu’il identifie au royaume des morts puisque, dit-il, « les vivants proviennent des morts ». La réminiscence est revenance, Platon découvre le statut fantomatique des idéalités : nous sommes fondamentalement des héritiers, nous héritons des idées par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgré la mort de leur créateur et sont donc en nous comme fantômes. Toute société est faite de plus de morts que de vivants, nous ne pensons que pour autant que nous nous laissons hanter par l’esprit des morts et posséder par lui : esprit qui n’est donc jamais que spectre.
La configuration grecque de la rationalité systématise ainsi l’approche de toutes choses sub specie mortis, du point de vue de la mort, et c’est ce qui définit l’Occident : du latin occidens, « coucher du soleil », « fin du jour », « crépuscule ». L’Occident est la lumière crépusculaire en laquelle se révèle la vérité de toute chose, et c’est la tragédie de la connaissance, qui veut que la vérité objective ne se conquière que par la mort, effectivement universelle, quand la vie, toujours subjective et singulière, produit et requiert l’illusion : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir », disait Céline dans le Voyage. Il importe donc de ne pas confondre Europe et Occident : l’Europe est une région géographique particulière, l’Occident est le crépuscule de l’Europe, non pas une région géographique mais une dimension spirituelle, c’est-à-dire spectrale, ce qui fonde son universalité et le rend indépendant de tout lieu particulier — la puissance de l’Occident au XXe siècle ne fut d’ailleurs pas exercée par l’Europe, autodétruite dans la guerre de 1914-1945, mais par les États-Unis, dont l’implantation en Amérique du Nord a impliqué la mort de 18 millions d’autochtones, la déportation et l’asservissement de 500 000 Africains. Notre époque est le triomphe absolu de l’Occident, qui, au moment où la Chine est en passe de devenir la première puissance scientifique mondiale, est effectivement universel ; en dépit du slavisme pseudo-dostoïevskien qui lui tient lieu d’idéologie, Vladimir Poutine ne constitue en rien une alternative à l’Occident, il ne fait que déchaîner la puissance de destruction de l’atomisme et du numérisme : on aimerait lui conseiller de (re)lire L’Idiot, peut-être prendrait-il conscience qu’il n’est qu’un possédé.
L’Occident s’est défini par un principe de mort et ce non pas simplement dans des spéculations métaphysiques, mais par des institutions qui l’ont effectivement mis en œuvre : les religions monothéistes médiévales — dont l’islam, qui, convient-il de préciser dans le chaos idéologique contemporain, est partie intégrante de l’Occident — furent des néoplatonismes, et ont imposé à des peuples entiers la métaphysique de l’Un et donc le « renoncement à la chair » (Peter Brown), l’ascétisme, la mortification, la claustration, le refoulement du désir, le sacrifice de soi, la haine du monde et des femmes ; elles ont vu leur idéal de soumission dans l’inertie du cadavre (perinde ac cadaver) et systématisé la conception de la vie comme simple antichambre de la mort.
La modernité a certes tenté, avec un succès mitigé, d’en finir avec cet empire de l’Universel (en grec katholikón, qui a donné « catholique »), ce ne fut pourtant que pour en proposer une nouvelle élaboration : Galilée fonde en effet la science moderne en récusant l’empirisme aristotélicien au profit de l’idéalisme platonicien, c’est-à-dire en récusant le point de vue du sujet sur son environnement — lequel ne saurait en effet dépasser le géocentrisme — au profit du point de vue mathématique sur l’univers — qui procure en effet la vérité objective, mais au prix du sacrifice du sujet. La modernité ne rompt avec la soumission à l’Un (Dieu) que pour déchaîner la puissance de l’unité (le numérique), puissance qui est celle de l’atomisation, c’est-à-dire de la destruction. Dans un texte de 1971 intitulé La Thanatocratie, Michel Serres soulignait le danger inhérent aux sciences et techniques contemporaines, et posait la question : « D’où vient notre course au suicide calculé, qu’est-ce qui fait de notre raison une raison de mort ? » ; il en esquissait alors une généalogie pour revenir à Platon, et concluait : « Tout est en place dès là, dès le miracle grec, cette immense catastrophe historique où du lógos transsude la destruction et l’homicide. La raison est génocidaire dès son engendrement. La science, la vraie enfin, habite tranquillement l’instinct de destruction et d’anéantissement ». L’Anthropocène est plus précisément Logocène, et celui-ci est Thanatocène.
D’où la tâche de mettre au jour le rapport primordial de l’homme à la mort, et de divulguer ainsi un secret inavouable, désir inconscient enfoui dans les strates les plus archaïques que Freud a conçu en 1924 comme « pulsion de mort ». Freud est contemporain de la guerre mondiale, des fascismes et des totalitarismes, il a ainsi pensé l’homme d’après ce que notre époque en révèle ; sa pensée appartient aussi à la révolution philosophique qui rapatrie le fondement pour ne plus le situer dans un au-delà éternel, mais dans un en-deça temporel, l’abîme du psychisme humain en lequel se sédimente un passé refoulé, et c’est ainsi à partir d’une métapsychologie, et non plus d’une métaphysique, qu’il a pensé les acquis des sciences contemporaines.
La biologie montre que la vie apparaît avec l’organisme, et le propre de l’organisme est à la fois l’échange constant avec un environnement et l’autorégulation : il est ainsi exposé à des perturbation provoqué par cet environnement, mais tend toujours à retrouver son équilibre interne ; il se caractérise ainsi par une tendance constante à revenir à son état antérieur. Si l’on élargit la validité de ce principe à la vie en tant que telle, et puisque la vie apparaît sur terre à partir de la matière, il faut supposer qu’il y a dans la vie une tendance à retourner à ce qui la précède, c’est-à-dire à l’état inorganique, à l’inanimé. La notion freudienne de « pulsion de mort » fut souvent incomprise parce que confondue avec la tendance suicidaire, mais la pulsion de mort n’est pas incompatible avec le maintien de la vie, puisqu’elle est la tentative pour donner à la vie un mode d’être qui la rapproche du minéral : elle est aspiration à sortir du « domaine de la lutte » (Houellebecq), repli et anesthésie, capitulation du désir, tentative pour réduire au minimum les activités vitales et accéder ainsi à l’impassibilité de la matière.
La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la règle, elle se manifeste dans tout ce qui permet à la vie de renoncer à la spontanéité et de se décharger de l’activité au profit de l’habitude, de la routine, du conformisme, du rituel, elle est évidente dans toutes les religions du renoncement, de l’ascétisme, de l’abstinence, elle est au fondement de l’éthique philosophique de Platon qui recommandait expressément de « tendre vers un état passablement proche de la mort » ; le langage lui-même, toujours d’abord langue morte, est ce qui permet à chacun de ne pas penser en répétant machinalement lieux communs, stéréotypes et expressions toute faites. Si le destin de Jean-Claude Romand n’est pas un simple fait divers, c’est, comme le met en évidence Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, que « lui, la mort faite homme », n’était plus que cette pulsion, et, « seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié », qui précisément s’est avéré incapable de se suicider parce qu’il n’y avait plus rien de vivant en lui susceptible d’être tué. La pulsion de mort est le désir de l’organique de revenir au mécanique, elle se traduit par la tendance à automatiser les comportements, elle ne se réalise pas dans le suicide mais dans l’automatisation et l’activité machinale : or l’automatisme et le machinisme, c’est précisément ce qui caractérise le dispositif industriel de production.
Le problème de l’impact des activités humaines sur l’environnement met en jeu la question de la technique, puisque depuis les premiers galets taillés d’Homo habilis, l’homme s’est toujours défini par l’usage d’instruments qui sont les médiations par lesquelles il agit sur la matière naturelle et ainsi la transforme : la technique est un des principes de l’hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques. Or la Révolution industrielle est révolution technologique, qui a fait passer l’instrument du statut d’outil à celui de machine : l’outil est un instrument qu’un homme manie pour agir sur le monde et ainsi accroître sa mainmise sur lui, la machine dessaisit l’homme d’instruments désormais actionnés par un système automatisé ; l’homme n’est plus le maître de son geste, comme l’était l’artisan, il est subordonné à un processus qui lui impose ses procédures et leur rythme, comme l’est un ouvrier sur une chaîne de montage. Le machinisme n’augmente pas les compétences techniques de l’homme, bien au contraire ; dans Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq faisait dire à l’un de ses personnages : « Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néandertal », il mettait ainsi en lumière que le passage de l’outil à la machine n’est pas un « progrès » de la technique, mais son aliénation systématique, qui dépossède l’homme de tous ses savoir-faire pour les transférer à un dispositif auquel il est totalement et toujours davantage assujetti.
Qu’un tel transfert de souveraineté, qu’une telle délégation de compétences, soit susceptible d’instituer une puissance nouvelle de domination, Hobbes l’a mis en évidence en concevant la forme spécifiquement moderne de l’État — c’est-à-dire l’appareil d’État — qu’il a nommée « Léviathan » pour souligner la monstruosité d’une entité issue de l’aliénation des hommes, et en cela inhumaine : l’histoire des techniques modernes n’est autre que ce transfert de souveraineté et cette délégation de compétences, qui institue, non pas l’État, mais ce que Marx a nommé « Machinerie », qu’il définit comme « monstre mécanique » à la « force démoniaque » parce que totalement émancipée des limites du corps humain, et qui requiert précisément les puissances démesurées recelées dans les sous-sols géologiques.
Marx parlait de la « machinerie de l’État » pour désigner la puissance aliénée de la société qui se retourne contre elle pour la dominer, elle ne fut pourtant qu’un prototype rudimentaire, qui a encore besoin d’un homme — le chef d’État — pour incarner son ipséité, son soi (en grec autós) : le machinisme se définit par l’automatisation, où un système d’objets conquiert son ipséité par son automatisme même. Dans la Machinerie, « c’est l’automate lui-même qui est le sujet, tandis que les travailleurs, organes conscients, sont simplement adjoints à ses organes inconscients » écrivait Marx en 1867 : l’automatisation est l’aliénation de la subjectivité, qui procure le statut de sujet à des objets et en dépossède les êtres humains, devenus pièces interchangeables et remplaçables, et bientôt remplacés. Marx est fondamentalement le penseur de « l’inversion du sujet et de l’objet », de « la subjectivisation des choses et la chosification des personnes » caractéristiques de la Révolution industrielle, et c’est ainsi qu’il est possible de définir la machine : un système d’objets pourvus des attributs du sujet.
L’avènement de l’État fut celui d’un nouveau sujet, dominant des hommes ainsi redéfinis par leur assujettissement et dont le pouvoir de nuisance, dans les guerres et les totalitarismes, s’est avéré considérable ; Hobbes parlait d’« homme artificiel » doté d’une « âme artificielle » pour désigner cette nouvelle puissance. La Machinerie est pareillement l’avènement d’un nouveau sujet artificiel, qui, avec l’interconnexion et la mise en réseau, s’est élargi aux dimensions de la planète, et c’est ce sujet qui est en mesure d’impacter l’écosystème terrestre : non seulement parce que sa puissance est incommensurablement supérieure à celle des hommes en chair et en os mais aussi parce que seul il est en mesure de mettre en œuvre « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » qui selon Vernadski caractérise « l’ère de la Raison », en ce qu’il est lui-même doté d’une « âme artificielle ».
L’originalité de la machine est en effet d’être fondée sur un savoir scientifique : depuis ses origines au Paléolithique, la technique s’est développée sans aucun rapport avec quelque science que ce soit, et depuis ses origines en Grèce, la science s’est développée sans jamais avoir aucune application technique ; la connexion de la science et de la technique date du XVIIe siècle européen. La machine est ainsi un savoir scientifique objectivé, réifié, chosifié, et elle a pour fonction de mettre en œuvre un savoir scientifique, celui de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme, de la physique atomique. L’outil est ce qui permet à un sujet de réaliser une idée qu’il a « dans la tête » — c’est ainsi que Marx caractérise le travail humain par rapport à l’activité animale —, la machine réalise un savoir objectif, universel et abstrait, dont l’élaboration est désormais le fait d’un dispositif de recherche fondé sur la division du travail et la spécialisation des tâches, savoir qui est ainsi lui-même un produit de la Machinerie.
La machine inclut donc en elle un savoir qui lui est propre, et ce savoir est le principe de son activité, il est ce qui l’anime, il en cela son âme (du latin anima, ce qui anime un corps) : « La machine, qui possède adresse et force à la place de l’ouvrier, est elle-même le virtuose qui, du fait des lois mécaniques dont l’action s’exerce en elle, possède une âme propre », écrivait Marx, qui dès 1858 constatait que dans le dispositif industriel de production, le travailleur est « au service d’une volonté et d’une intelligence étrangère, dirigé par cette intelligence — ayant son unité animatrice hors de lui — de la même façon que dans son unité matérielle, il apparaît subordonné à l’unité objective de la machinerie, qui, monstre animé, objective la pensée scientifique » et concluait que « le savoir social universel, la connaissance, est devenue force productive immédiate et par suite les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général. » Cet « intellect général », cette « intelligence étrangère » en laquelle Marx voyait « l’âme » du monstre machinique, c’est ce qui advient aujourd’hui comme « intelligence artificielle ».
La question de « l’intelligence artificielle » ne peut pas se réduire à l’analyse des performances de tel ou tel ordinateur, ni à sa comparaison avec le fonctionnement du cerveau humain : l’intelligence, la pensée, l’esprit… est toujours un phénomène historique et social ; l’intelligence est toujours d’abord esprit commun, qui peut prendre des formes très diverses, ce qu’a mis en évidence l’anthropologie au XXe siècle en montrant la profondeur et la complexité de la « pensée sauvage » (Lévi-Strauss).
La pensée hégémonique est aujourd’hui la rationalité scientifique, issue de la mathématisation du savoir opérée en Europe au XVIIe siècle ; son modèle était le système axiomatico-déductif de la géométrie euclidienne, qui, à partir d’axiomes, déduit ses propositions de façon nécessaire, ce qui permet de garantir la rigueur des raisonnements en éliminant toute trace de subjectivité pour parvenir à une objectivité pure où les vérités se déduisent les unes des autres : automatiquement, donc. L’élimination de tout élément subjectif est rendue possible par l’algèbre, qui réduit tout donné à des quantités numériques, ainsi susceptibles d’être traitées par un calcul. Leibniz à la fin du XVIIe a systématisé l’automatisation des raisonnements, l’identification de la pensée au calcul, la numérisation intégrale de la rationalité et l’atomisation intégrale d’un réel défini par des unités numériques (les « atomes métaphysiques » qu’il appelle « monades ») ; il a universalisé le modèle de la machine pour penser l’univers, dont le devenir est l’exécution d’un programme calculé par Dieu, c’est-à-dire l’Un. L’œuvre de Leibniz est « la fin du temps d’incubation du principe de raison » (Heidegger), elle en explicite, déplie et déploie toutes les potentialités, elle y met en évidence la logique de l’automatisation, de la numérisation, de la programmation, de l’atomisation et de la machination. La raison, disait Leibniz, est principe en tant qu’« esprit ordinateur » (mens ordinatrix) : avant même la fabrication des premières machines, la pensée est intégralement automatisée, elle est elle-même une vaste machine logique.
Leibniz avait conçu dès 1679 un « calcul binaire » permettant de réduire tout donné à une série de 0 et de 1 : ce calcul binaire est au principe de l’informatique, dont les principaux fondateurs (Gödel, Turing, von Neumann…) se sont d’ailleurs réclamés de Leibniz. L’informatique a été rendu possible par la « numération de Gödel », qui a permis d’universaliser la réduction numérique, et par la « machine de Turing », qui a consisté à objectiver les « états mentaux » du calculateur humain pour les confier à un dispositif mécanique. La théorie de l’information repose sur la reconnaissance de son indépendance à la fois vis-à-vis de la matière et de l’énergie : la numérisation de l’information lui a ainsi permis d’exister de façon autonome par rapport aux supports physiques en lesquels elle peut être implémentée (différence entre software et hardware), elle a conduit à la prolifération d’entités idéelles et formelles, quasi-immatérielles (dont la seule matérialité est celle des flux d’électrons qui transfèrent les data numériques — mais la matérialité des électrons est elle-même problématique), et qui sont en mesure d’actionner des systèmes matériels, qu’elles animent, et subsistent à leur destruction ; elles sont en cela comme leur âme. L’avènement de l’informatique dans les années 1940 est le moment où la rationalité automatisée et machinique conçue par Leibniz acquiert un pouvoir exécutif, où les idéalités formelles sont en mesure de commander des systèmes matériels : elle est le moment où le lógos devient logiciel, ce que Norbert Wiener, qui se réclamait aussi de Leibniz, a reconnu en la renommant « cybernétique » (du grec kubernêtikè, « technique de pilotage », « art de gouverner ») parce qu’il en comprenait d’emblée les conséquences politiques et sociales.
L’histoire de l’informatique depuis lors est celle de la numérisation de toute chose et de la croissance exponentielle de la quantité d’entités formelles et idéelles (l’univers numérique aujourd’hui équivaut aux capacités de stockage de plus de 60 milliards de SSD de 1 To), définitivement hors de prise de l’intellect humain (la suite logicielle de Google compte plus de 2 milliards de lignes de code), qui ne peuvent plus être traitées que par la machine elle-même, dont la puissance de calcul est elle-même en croissance exponentielle (le seul ordinateur Frontier de HewlettPackard est capable de plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde). Mais elle est aussi celle de l’emprise tentaculaire de cet univers numérique sur les hommes réels, en chair et en os : il y a aujourd’hui plus de 5,16 milliards d’internautes qui sont connectés en moyenne 6h37 par jour, dont 2h30 sur les réseaux sociaux ; 5,44 milliards de personnes ont un téléphone mobile auquel elles consacrent 4h48 par jour. L’écriture alphabétique en Grèce ancienne a permis l’avènement d’une « raison graphique » (Jack Goody) qui a puissamment contribué à structurer la rationalité ; les langages informatiques ont établi le règne d’une raison numérique dont les effets sont tout aussi considérables. L’informatique est en cela un « fait social total » (Mauss), qui a profondément reconfiguré la politique, la justice, la médecine, l’enseignement, les relations sociales et familiales, le rapport au temps et à l’espace, la pensée partout et toujours soumise à l’impératif du calcul de toute chose. La fonction cybernétique de l’informatique se manifeste aujourd’hui dans la « régulation algorithmique », et qui consiste à déléguer à des logiciels (raison numérique) les fonctions de l’administration (raison graphique) : ainsi le code tend à se substituer à la loi, et la machinerie de l’État — dont l’inefficacité que lui reprochent ses critiques néolibérales était la plus grande vertu — se trouve remplacé par la machinerie informatique — dont l’efficacité est le plus grand danger.
L’« intelligence artificielle » n’est donc pas un outil que les informaticiens auraient bien en mains, elle définit le régime ontologique d’une époque fondée sur une raison numérique automatisée en laquelle s’accomplit la rationalité que Leibniz avait conçu comme mens ordinatrix, « esprit ordinateur », et Platon comme noûs kubernétikos, « intelligence gouvernatrice », ou « intellect cybernétique » ; elle est l’avènement de « l’âme artificielle » d’un nouveau Léviathan, masse colossale de données numérisée autorégulée par une puissance de calcul démesurée, et qui conquiert des capacités toujours nouvelles et des pouvoirs toujours plus grands.
Vladimir Vernadski a le premier, dans le livre éponyme de 1929, parlé de « biosphère » pour circonscrire la couche du système terre définie par le vivant, mais il a aussi proposé le concept de « noösphère » (grec nóos, intelligence) pour souligner qu’avec l’homme s’était ajouté tout un univers intellectuel et spirituel, qui lui-même avait un impact sur le système terre ; il avait vu dès 1924 que l’homme était devenu une nouvelle force géologique, non pas en tant qu’être vivant cependant, mais en tant qu’être intelligent : il a ainsi conclu en 1943 que « la noösphère est un nouveau phénomène géologique sur notre planète. En elle, pour la première fois, l’homme devient une force géologique à grande échelle ». Ainsi s’élucide l’identité d’essence des deux phénomènes décrits par Emmanuel Carrère : le désastre climatique est le déchaînement de la puissance d’atomisation de la raison numérique, en quoi notre époque est Logocène, mais le lógos ne peut devenir puissance dominante que parce qu’il est devenu logiciel d’une Machinerie planétaire et s’est ainsi lui-même autonomisé et automatisé, y a par là même conquis son ipséité (autós) ; la noösphère, qui est depuis lors devenue infrastructure réelle dans le dispositif informatique planétaire, est ainsi la puissance qui se déchaîne contre la biosphère.
Cette puissance est indissociable de l’aliénation d’hommes qui se dessaisissent toujours davantage de leurs fonctions intellectuelles et les délèguent toujours davantage à des systèmes automatisés : calculer, mémoriser, analyser, observer, surveiller, décider, prévoir, planifier, imaginer, écrire, parler… tout ce qui était jusque-là l’apanage des sujets est transféré à des objets. L’« intelligence artificielle » ne doit donc pas être recherchée dans le disque dur d’un ordinateur, mais dans la société globalisée, et dans l’humanité redéfinie par l’empire cybernétique de la raison numérique, toujours plus connectée et intégrée à la Machinerie — et soumise à un « progrès » vécu comme providence. ChatGPT est l’innovation technique qui a connu la diffusion la plus rapide de tous les temps, le cap du million d’utilisateurs a été franchi en cinq jours pour atteindre 100 millions en deux mois, ce qui met en évidence la profondeur et la force du désir que la machine assouvit : ne pas penser, ne pas agir, en toute chose obéir. Ce désir est la pulsion de mort.
Ainsi s’impose une révélation anthropologique que Dostoïevski formule dans Les carnets du sous-sol : « Être des hommes, cela nous pèse, des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous cherchons à être des espèces d’hommes abstrait universels. Nous sommes tous morts‐nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont morts eux‐mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée » 2. L’animal se définit par l’hérédité, l’homme par l’héritage, et en cela en effet il naît dans un monde de fantômes, toujours d’abord hanté par les morts : l’esprit est spectral, la puissance dominante de l’Histoire, conclut Dostoïevski dans la parabole du Grand Inquisiteur des Frère Karamazov, est « l’Esprit de l’autodestruction et du néant », « cet Esprit de mort et de ruine » qui a « prouvé qu’il était l’Esprit éternel et absolu ». Cette puissance spectrale domine aujourd’hui par la numérisation et la virtualisation, et l’« intelligence artificielle » est elle-même intelligence morte ; ses capacités de création sont nulles, elle ne peut que numériser un héritage et le coder pour en faire un logiciel, et donner ainsi à l’âme d’anciens maîtres le pouvoir de hanter indéfiniment la machine, comme Rembrandt, dont le spectre numérique a peint un nouveau tableau en 2016 ; il sera possible de produire à volonté des pseudo-romans de cyber-Balzac ou de cyber-Zola — voire de cyber-Carrère. La puissance de la Machinerie est celle de la mort, et c’est pourquoi elle est destruction du vivant.
La puissance et l’autonomie conquises par le numérique, par l’abstraction, par le spectre de l’esprit, reste pourtant difficile à concevoir : la tentative pour penser l’événement en cours impose de radicaliser l’enquête archéologique pour mettre au jour l’essence originaire de l’abstraction qui depuis les Grecs définit la raison.
Dans la pensée de Platon, l’abstraction et l’universalité de l’idée sont issues d’une élimination de toutes les caractéristiques concrètes et particulières des choses, qui permet par exemple, à partir d’une multiplicité de choses belles, de circonscrire l’idée de beauté, qui est leur « forme » ou leur « essence » (grec eïdos). Ce processus de réduction s’opère par le dialogue, échange entre interlocuteurs qui avait lieu, à l’instigation de Socrate, sur l’agora. L’agora était originairement la place du marché, sur lequel avait lieu un autre type d’échange où s’opère semblable réduction : l’échange marchand implique en effet que les qualités particulières et concrètes des biens échangés soient mises entre parenthèses, pour les réduire à une quantité universelle et abstraite dont ils ne sont plus qu’une fraction déterminée, ce qui les rend commensurables. Cette quantité universelle et abstraite, purement formelle et idéelle, est la valeur, qui est la richesse abstraite, l’idée de richesse, l’essence universelle des richesses réelles, et qui en outre, dans la mesure, s’exprime sous forme numérique (le prix).
La Grèce ancienne est le moment de l’avènement de la monnaie frappée, et la monnaie impose l’usage d’un tel étalon de mesure et généralise ainsi la définition des choses par une quantité numérique : définir les choses par le nombre et les fonder sur l’Un, c’est ce que fit Pythagore en théorie, c’est ce que faisaient les Grecs en pratique ; l’écriture alphabétique instaurait une raison graphique, la monnaie instituait déjà une raison numérique dont le pythagorisme fut l’expression systématique. Ainsi l’universel-abstrait n’est pas une simple idée dans la tête d’un philosophe, il est une puissance réelle efficace sur le terrain économique, social et politique : dans la monnaie, cet universel-abstrait devient un objet, en lequel il se cristallise et s’accumule, et par lequel la forme idéelle de la valeur acquiert une existence autonome par rapport à la matière concrète dont elle est la forme.
La valeur est formelle, elle a pourtant son contenu propre, résidu de la réduction des biens échangés à leur plus petit dénominateur commun. Ce point commun est d’être des produits du travail : le contenu de la valeur est le travail, un travail lui-même universel et abstrait, l’essence du travail. Mais cette essence du travail (originairement subjectif) est issue de la réduction de ses produits (objectifs) à leur essence formelle : le travail est l’acte présent par lequel le sujet met en œuvre sa puissance vitale ; le produit est un objet, résultat inerte de cette activité, la valeur est du travail passé, du travail mort, en quelque sorte momifié. En réifiant la valeur, la monnaie permet à ce travail mort de subsister. Les proto-monnaies les plus archaïques étaient liées à des rites funéraires et avaient pour fonction de permettre aux vivants de s’approprier la substance des morts, et la monnaie permet toujours de matérialiser un héritage, de faire subsister l’œuvre d’un homme après sa mort, elle permet de faire fructifier ce travail mort : la monnaie, a dit Hegel, est « la vie mouvante en soi de ce qui est mort ».
Or la Révolution industrielle se fonde sur une révolution économique qui renverse le statut de la monnaie : la monnaie était moyen d’échange, elle devient fin de la production ; le but de toute activité est de faire de l’argent, c’est-à-dire d’augmenter la quantité de valeur. C’est ce qu’on appelle la « croissance », qui est illimitée et continue, puisque la quantité de valeur produite est elle-même réinvestie pour l’accroître encore davantage : aussi la valeur n’est-elle pas seulement la fin du processus, elle est aussi son principe. Cette économie est le capitalisme, que seul Marx — parce qu’il était héritier de Hegel — a su penser : tout le travail de Marx a consisté à montrer qu’il y a Capital « quand la valeur est sujet » du processus, quand elle « s’autonomise » et se prend elle-même pour but ; le Capital, c’est la définition qu’il en donne, est « l’autovalorisation de la valeur », et c’est pourquoi il requiert l’automatisation : le Capital est « sujet automate », il est le logiciel de la Machinerie, dont les capitalistes eux-mêmes ne sont jamais que les « fonctionnaires » et les « esclaves ». Le Marché, reconnaissait d’ailleurs expressément Hayek son apôtre, est une Machinerie cybernétique autorégulée, il universalise la raison numérique en imposant à tous, partout, tout le temps, le calcul de toute chose, et produit en masse ces individus incapables de penser autrement qu’en terme de rapport coût/bénéfice.
La référence à Marx s’impose parce que le capitalisme est une chose trop grave pour le confier aux économistes : un dispositif qui requiert une infrastructure technique aujourd’hui élargie aux dimensions de la planète, qui mobilise en masse tous les peuples et reconfigure toutes les sociétés, dont les besoins en ressources naturelles ont conduit à une crise écologique d’ampleur géologique, et qui met en œuvre de façon systématique une rationalité dont l’émergence et l’élaboration a occupé les vingt cinq siècles de l’histoire de l’Occident, un tel dispositif ne peut pas être abordé à partir des questions dérisoires de « pouvoir d’achat », d’« esprit d’entreprise » ou de « liberté du commerce ». Il faut alors rappeler la différence entre la pensée de Karl Marx et ce qui au XXe siècle s’est appelé « marxisme », lequel fut une contre-révolution théorique qui a opéré un recul méthodique sur tous les acquis marxiens pour retrouver un monisme (Spinoza), un positivisme (Comte) et un industrialisme (Saint-Simon) pré-critiques, et devenir ainsi une idéologie industrielle parmi d’autres, réduisant le problème du Capital à celui des inégalités sociales.
Le capitalisme ne se définit pas par la soumission d’une classe à une autre — rien de nouveau sous le soleil — mais par la soumission du travail à la valeur : le salariat réduit la multiplicité des travailleurs concrets à une quantité de puissance de travail abstraite, dépossède les travailleurs de cette puissance pour la transférer dans la Machinerie globale, qui la consomme pour alimenter la turbine de l’autovalorisation. Le capitalisme universalise et systématise l’aliénation de la subjectivité vivante dans ce que Marx nomme « l’objectivité morte » ou « l’objectivité spectrale » de la valeur. Le capitalisme n’est pas l’exploitation de l’homme par l’homme, mais l’exploitation de la subjectivité vivante par l’objectivité morte qui ainsi conquiert sa pseudo-vie de machine par un parasitisme aujourd’hui manifeste dans l’emprise du dispositif numérique sur tous et sur chacun : la monnaie était ce qui permettait aux vivants de s’approprier la substance des morts, elle est devenue ce qui permet à la substance des morts de vampiriser les vivants. Marx — né en 1818, l’année où Mary Shelley publie Frankenstein ou le Prométhée moderne — compare toujours le Capital à un vampire, un loup-garou, un Moloch, et surtout à un monstre : « En incorporant la force de travail vivante à leur objectivité de choses mortes, le capitaliste transforme de la valeur, c’est-à-dire du travail passé, objectivé, mort, en Capital, c’est-à-dire en valeur qui se valorise elle-même, en ce monstre animé qui se met à “travailler” comme s’il avait le diable au corps », écrit-il dans Le Capital, où il précise que « le Capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage ».
Le dispositif capitaliste de production est ainsi, la métaphore est de Marx, un vaste alambic où se met en œuvre la transsubstantiation alchimique de toute réalité en ce « sublimé identique » qu’est la valeur : ainsi toutes les ressources, humaines et naturelles, sont mobilisées pour produire l’entité formelle, idéelle, abstraite et spectrale de la valeur, dont l’irréalité s’atteste aujourd’hui dans la dématérialisation de monnaies appelées à devenir numériques, et dont les échanges s’identifient à des jeux d’écriture informatiques, donc à des flux d’électrons ; toutes les ressources sont ainsi consommées, donc détruites, pour en retirer ce résidu, cette cendre, cette scorie, c’est-à-dire l’irréalité d’un Capital fictif dont la bulle croît en proportion de la destruction. Entièrement fondé sur la monnaie, donc le numérisme, le capitalisme met en œuvre l’atomisme, pour lequel toute matière est valeur potentielle à convertir selon un coefficient de profit maximal. L’hypothétique « transition écologique » ne changerait rien à la destructivité d’un dispositif qui requiert des ressources en quantité sans précédent (les volumes de sable utilisés pour la production de ciment sont tels qu’une pénurie mondiale se profile) et produit chaque année des milliards de tonnes de déchets qui polluent terres, fleuves et océans, à tel point qu’en 2050 plus de la moitié de l’humanité sera en situation de stress hydrique, en difficulté pour s’approvisionner en eau potable.
« On dirait », déplorait Marx en avril 1856, « que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler au rang de force matérielle la vie humaine ». Tel est en effet le processus constamment poursuivi depuis lors, qui approche aujourd’hui son seuil de criticité : la Machinerie globale réduit l’humanité au rang de ressource naturelle et la fusionne avec les puissances géologiques, la décharge toujours plus d’activités toujours plus automatisées et l’intègre à titre de rouage, la hante et la possède de tous les spectres du spectacle ; sa puissance cumulée se déchaîne dans la « guerre insensée et suicidaire contre la nature » évoquée en mai 2023 par le secrétaire général des Nations-Unis. Notre époque est en cela la fin du temps d’incubation de la pulsion de mort, qui prend la forme de ce que Freud a conçu comme « pulsion humaine d’autodestruction » : et de fait, au moment où les climatologues alertent sur l’atteinte de seuils d’irréversibilité, tout le monde semble s’être mis d’accord pour préparer la prochaine guerre mondiale, avec des dépenses d’armement qui ont atteint 2240 milliards de dollars en 2022, date à laquelle l’objectif de la COP15 de consacrer 100 milliards à la lutte contre le réchauffement climatique n’avait toujours pas été rempli.
Loin d’être une simple hypothèse de Freud, la pulsion de mort constitue la vérité interne de notre époque. Celle-ci se définit par la rationalité scientifique, et la science par excellence de l’époque industrielle est la thermodynamique, fondée par Sadi Carnot en 1824 et dont Rudolf Clausius formule le second principe en 1865 : le principe d’entropie, qui fait de la mort thermique de l’univers l’horizon de toute chose, et instaure ainsi la pulsion de mort en principe cosmologique. La formulation du principe d’entropie est le moment où la rationalité, qui avait fondé l’universalité de sa vérité sur le point de vue de la mort, découvre dans la mort le principe universel de la réalité. C’est en effet la perspective qui nous est imposée par les sciences contemporaines, y compris en anthropologie : nous savons désormais qu’Homo sapiens est une espèce parmi d’autres et que les espèces sont mortelles, nous savons aussi que plusieurs espèces humaines ont vécu et disparu ; Néandertal, qui était doté du langage, avait des pratiques artistiques et funéraires, a disparu il y a environ 30 000 ans dans des conditions climatiques qui n’avaient rien de critique. Sapiens disparaîtra, l’hypothèse de sa disparition à court ou moyen-terme n’est pas insensée : l’hypothèse vertigineuse envisagée par Emmanuel Carrère — « un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin » —, cette hypothèse ne peut pas être balayée par de simples protestations d’optimisme.
L’urgence est celle de l’action concertée, de la politique, donc : c’est pourquoi Emmanuel Carrère sous-estime l’enjeu de « la fin de la démocratie », c’est-à-dire de la montée des néofascismes et des fondamentalismes religieux, puisque c’est précisément la possibilité d’une action commune et raisonnée fondée sur un savoir partagé qui, à l’ère de la Post-Truth et de la guerre de tous contre tous, est remise en question. Mais il a raison de reconnaître que personne n’a dit qu’il y avait une solution : l’Anthropocène réfute l’optimisme de Marx qui pensait que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre », et l’absence de solution ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, de même que l’incurabilité d’une maladie ne remet pas en cause la pertinence d’un diagnostic. Alors en effet peut-être faut-il penser à son enfance, à celle de l’humanité, et à ce que fut l’homme, « cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles, cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour » à laquelle Michel Houellebecq dédiait Les Particules élémentaires.
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27.02.2024 à 08:00
Matheo Malik
Dans le désordre écologique mondial, l’Europe semble prise au piège. Si elle ne veut pas laisser les États-Unis et la Chine seuls maîtres à bord, elle doit investir massivement dans une politique et une géopolitique de la décarbonation. Une pièce de doctrine signée Ben Judah, Tim Sahay et Shahin Vallée.
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La crise écologique change tout. Après les pièces de doctrine d’Helen Thompson, Adam Tooze ou encore Bruno Latour, nous poursuivons notre série de publications sur les fractures géopolitiques du monde post-carbone. Ce texte sera discuté ce soir à l’École normale supérieure à partir de 19h30. Vous pouvez vous inscrire ici. Abonnez-vous pour recevoir en temps réel nos dernières analyses, cartes et newsletters.
En Europe, les prémices d’un futur décarboné sont déjà visibles 1. Mais malgré les avancées précoces de l’Union dans sa quête de la neutralité carbone, le continent est confronté à une impasse géopolitique dans la mise en place de cette nouvelle révolution industrielle — rendue plus évidente encore à l’ombre de la guerre en Ukraine. Alors que la concurrence mondiale s’intensifie, les technologies vertes et l’énergie propre sont l’un des domaines les plus compétitifs.
Si la décarbonation finira par offrir à l’Europe un certain répit par rapport à la géopolitique des chocs énergétiques et du chantage aux pipelines exercé par des fournisseurs autoritaires — dont la Russie de Vladimir Poutine n’est que le dernier avatar — l’avenir plus prospère et plus sûr promis par la révolution des énergies vertes n’est en aucun cas garanti. La transition est elle-même devenue une source de concurrence géopolitique et de nouvelles dépendances qui doivent être gérées avec prudence — de l’uranium aux matières premières critiques. Au plan mondial, la répartition de la puissance s’en trouve modifiée — et pourrait bien placer l’Union dans une situation précaire.
Les difficultés actuelles de l’Europe s’inscrivent dans un schéma plus large, déterminé par son expérience géopolitique de l’ère du pétrole et du gaz. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte des mines de charbon de l’Empire britannique, qui s’étend jusqu’à Hong Kong, pour s’en rendre compte. Ce n’est pas un hasard si les Britanniques et les Français ont bâti de grands empires à l’ère du charbon, alors que les deux pays disposaient de réserves de la taille de ceux des pays du Golfe. La transition vers l’ère du pétrole a été brutale pour l’Europe. Pour dire les choses simplement, le sol et les mers des États européens ne contiennent pas assez de pétrole et de gaz pour s’alimenter en énergie — ce qui les a désavantagés de manière chronique.
Alors que les anciens champions du charbon ont décliné au milieu du XXe siècle, les champions du pétrole ont prospéré : en premier lieu les États-Unis, la Russie et les monarchies du Golfe. Au XXIe siècle, les États-Unis ont poursuivi leur ascension uniquement grâce à la révolution du gaz de schiste qui en a fait un exportateur net d’hydrocarbures jusqu’aux années 2010. Entre ces trois puissances énergétiques, l’Europe a été prise en étau par diverses relations de dépendance et de vulnérabilité. Aujourd’hui encore, cette condition fondamentale sous-jacente n’a pas changé. Nous avons choisi de baptiser cette situation « le complexe de Suez ».
En 2022, au moment de l’invasion de la Russie contre l’Ukraine, tout comme en 1973 lorsqu’elle avait subi de plein fouet l’embargo pétrolier des pays arabes, la vulnérabilité fondamentale de l’Europe occidentale a été exploitée dans le contexte d’une guerre à sa périphérie.
L’histoire a montré que le Premier ministre britannique Anthony Eden avait eu raison de considérer la crise de Suez et la fin de l’hégémonie européenne au Moyen-Orient comme un tournant décisif : depuis lors, la prospérité de l’Europe a été ponctuée par le type de chantage autoritaire qu’il craignait 2. Or la transition énergétique européenne et la décarbonation, si elles sont couronnées de succès, pourraient être des opportunités à la fois pour la sécurité du continent et pour sa politique étrangère.
Temporairement occultées par la pandémie et la guerre en Ukraine, mais beaucoup plus importants à long terme, les plaques tectoniques d’un nouvel ordre mondial écologique — un ordre dans lequel l’affrontement porte sur le leadership en matière de technologies vertes, de ressources essentielles et de prix de l’énergie bas et stables — sont en train de s’agencer.
La première brique de ce nouvel alignement est l’émergence de deux régimes concurrents de politique industrielle verte. L’engagement de Xi Jinping en 2020 en faveur d’une consommation nette nulle et l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden en août 2022 marquent, du moins en principe, un tournant où chaque superpuissance rivalise par le biais de subventions pour dominer les industries décarbonées de l’avenir dans des secteurs tels que l’énergie éolienne, les batteries et le captage de carbone, mais aussi pour accéder aux vastes ressources matérielles nécessaires à leur construction. La question est désormais de savoir si l’Union peut devenir une troisième superpuissance dans cette course à la décarbonation et à l’indépendance énergétique. Bien que le Pacte vert européen de 2019 ait mis en place un large éventail de politiques réglementaires, il doit être considérablement amélioré et soutenu budgétairement à l’avenir si l’Europe veut tenir son rang. En d’autres termes, il ne dispose pas actuellement du soutien financier nécessaire pour atteindre ses objectifs de décarbonation.
Un autre élément essentiel de cet ordre écologique mondial concerne les matières premières critiques. Étant donné qu’il faut actuellement six fois plus de minéraux pour fabriquer un véhicule électrique qu’un moteur à combustion traditionnel, et compte tenu des vastes besoins industriels de l’électrification au-delà du transport, la décarbonation sera définie par des processus miniers et minéraux longs et à forte intensité énergétique. Une fois de plus, l’Europe n’est pas dotée de ces ressources minières et elle sera obligée de les extraire grâce à des alliés et des partenaires riches de tous types, et d’une myriade d’États moins développés. La compétition géopolitique qui s’annonce pour l’accès à ces ressources sera redoutable. Elle amènera les dirigeants politiques européens à faire des choix fondamentaux — notamment entre les États-Unis et la Chine — mais aussi à nouer de nouvelles relations avec des producteurs de minerais essentiels dans des pays moins développés.
La Chine a mis en place un régime minier mondial d’intérêts, d’accès et d’extraction par le biais de largesses financières et de prêts étatiques opportunistes qui soutiennent les initiatives gouvernementales. C’est désormais à l’Union de rattraper son retard. Des questions centrales restent en suspens : les États-Unis et l’Union devraient-ils former ensemble un club de matières premières critiques qui modifierait le marché ? Dans quelle mesure Washington utiliserait-il un tel club comme outil contre la Chine ? Dans quelle mesure les États-Unis peuvent-ils être considérés comme un partenaire durable pour l’Union dans le cadre d’un tel partenariat, compte tenu de leur instabilité politique ? Les États-Unis finiront-ils par revenir à une attitude isolationniste et à verrouiller les ressources de l’Australie et du Canada sans travailler avec l’Union ?
Cela soulève des interrogations encore plus fondamentales pour l’Union et ses États membres, non seulement par rapport aux États-Unis, mais plus largement vis-à-vis du reste du monde — en particulier des États miniers du monde entier. Bruxelles et Berlin notamment doivent reconnaître que si des relations commerciales plus équitables ne sont pas développées, le risque n’est pas seulement celui d’une pénurie profonde de matières premières essentielles, mais aussi celui d’une réaction géopolitique brutale. Cela pourrait prendre la forme d’un cartel d’États — dont beaucoup se sentent historiquement lésés par l’Europe — semblable à l’OPEP, capable d’arracher des concessions ou d’obtenir une offre plus convaincante de la part de la Chine. Les risques que les fractures du monde se cristallisent sur la question de l’accès aux matières premières essentielles sont considérables, et elles se dessinent déjà dans une certaine mesure. Toutefois, l’Europe doit agir avec prudence pour éviter les attitudes ou les tactiques infusées de néocolonialisme et les relations hypocrites ou en soutien de régimes autoritaires.
Les chaînes de valeur de l’avenir sont un élément essentiel de ce nouvel ordre écologique mondial. Ces régimes concurrents de politique industrielle et de matières premières déterminent quels acteurs domineront ces secteurs de croissance et quelles sociétés s’approprieront une grande partie de la richesse qu’ils produisent. Cela signifie que l’Europe risque une désindustrialisation généralisée si ses industries décarbonées ne sont pas compétitives dans la révolution industrielle verte. Les approches américaines et chinoises posent à l’Europe des problèmes différents mais fondamentaux en matière de politique industrielle. En ce qui concerne la Chine, les entreprises publiques, les énormes subventions et son vaste marché intérieur constituent une plate-forme idéale pour une politique industrielle agressive. En outre, les entreprises européennes ont grandement contribué aux avancées chinoises dans ces secteurs en transférant de la propriété intellectuelle afin de s’assurer une certaine part de marché. Les États-Unis posent également d’importants défis. En effet, cette superpuissance erratique conçoit sa politique industrielle en se souciant peu de son impact sur l’Union — comme l’illustre clairement l’Inflation Reduction Act de 2022 — et pourtant cherche à aligner l’Europe sur sa politique à l’égard de la Chine.
En réalité, celle-ci a déjà pris une longueur d’avance sur une Europe qui se prétend à la pointe du progrès. Pékin est le fournisseur mondial de composants écologiques clefs tels que les éoliennes et les électrolyseurs, et détient jusqu’à 90 % du marché européen des panneaux solaires, dont beaucoup ont été fabriqués par des esclaves dans le Xinjiang 3. Il s’agit d’une menace importante pour l’avantage concurrentiel de l’Europe dans les outils et les machines de la révolution de l’énergie propre, ainsi que dans l’industrie automobile, où la Chine est en train de devenir le leader mondial et le champion de l’exportation de voitures électriques. Toutefois, l’Europe ne peut pas atteindre ses objectifs de décarbonation sans la Chine ou les États-Unis.
Enfin, la géopolitique de la transition est fondamentalement liée à l’organisation des transferts financiers internationaux entre les économies avancées et le monde en développement — en bref : le fonctionnement du système financier international et de ses institutions. Il s’agit là d’un enjeu crucial, où la prétention de l’Europe à défendre l’ordre multilatéral se heurte violemment à la réalité. Car alors que les institutions de Bretton Woods, qui en sont une pièce maîtresse, sont restées dominées par l’Europe et les États-Unis, elles ont largement manqué à leur promesse d’aider les pays en développement à financer leurs transitions climatique et énergétique. Cela a donné une place à la Chine en tant qu’acteur du développement et du financement et prêteur en dernier ressort, et a sapé l’influence de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international — qui devront en passer par une réforme profonde et potentiellement irréalisable. L’Union a en principe suffisamment d’influence au sein des institutions de Bretton Woods et de l’architecture financière mondiale pour débloquer des financements considérables en faveur du développement et plaider pour la voie d’une réforme. Mais elle n’a pas réussi à le faire. Le dernier Sommet sur le nouveau pacte de financement mondial qui s’est tenu à Paris en juin 2023 était plein de promesses et de slogans, mais il n’a eu aucune application concrète — au risque même d’alimenter la méfiance des économies en développement.
Ce nouvel ordre géopolitique écologique comporte de nombreux défis pour l’Europe et exige que l’Union remédie à un certain nombre de limites internes.
La première est le problème budgétaires, à savoir que les règles budgétaires de l’Union, même après la réforme qui vient d’être approuvée par le Conseil et le Parlement, freineront durablement les investissements verts et empêcheront très probablement le continent d’atteindre ses objectifs de décarbonisation. Cette situation est aggravée par le fait que le budget de l’Union est non seulement trop petit, mais aussi trop rigide. Ce problème a été temporairement résolu lors de la pandémie de Covid-19 par la création d’une capacité d’emprunt exceptionnelle de 750 milliards d’euros. Il est essentiel pour l’Europe de déterminer si elle transformera cette mesure en une étape hamiltonienne permanente du fédéralisme fiscal, ou si elle reviendra au statu quo ante.
La seconde est le problème des otages, c’est-à-dire que les politiques nationales ont été prises en otage par les forces et les intérêts nationaux anti-transition, et ce problème risque de s’aggraver car les partis d’extrême droite en Europe sont devenus ouvertement et délibérément opposés aux programmes verts. Les prochaines élections européennes pourraient constituer un moment critique à cet égard et obliger l’Union à revenir sur certains de ses engagements.
La troisième est le problème de l’action collective, avec des acteurs nationaux disposant d’un droit de veto au niveau européen et capables de freiner la politique collective de l’Union. Il s’avère extrêmement difficile d’organiser le type de réponse politique dont l’Europe a besoin. Les derniers débats sur la réponse de l’Union à l’IRA, la tentative avortée de créer un fonds européen de souveraineté pour stimuler la politique industrielle de l’Europe ou les progrès limités de l’initiative RepowerEU illustrent ce problème d’action collective.
La quatrième est le problème de la transition juste, qui a montré le risque d’un manque de légitimité populaire d’une transition anti-redistributive lorsque l’on sait que les émissions sont principalement causées par les pays et les groupes sociaux les plus riches. Les récentes manifestations d’agriculteurs à travers l’Europe illustrent bien ce défi.
Enfin, la dernière est le problème industriel, à savoir que la base industrielle de l’Europe s’érode en partie à cause de prix de l’énergie plus élevés et plus volatils, mais aussi parce qu’une politique industrielle réussie est difficile, sujette aux projets ruineux et au gaspillage.
L’Europe doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour relancer la coopération multilatérale. L’Accord de Paris a donné l’illusion d’un cadre de coopération mondiale en matière de politique climatique, mais la rupture de l’accord de la part des États-Unis et de la Chine tend à faire de la transition vers l’énergie verte un jeu à somme nulle plutôt qu’un programme politique de coopération mondiale. L’Europe doit maintenant décourager la Chine et les États-Unis de s’égarer dans une confrontation directe et encourager la détente actuelle après la rencontre Xi-Biden de novembre 2023.
L’Union doit pour cela naviguer dans une relation transatlantique en mutation, qui devrait entrer dans une période très difficile si Trump est élu en novembre 2024. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le président Biden ont travaillé en étroite collaboration et ont signé un important communiqué commun en mars 2023, qui fixe un cadre général pour le rapprochement en matière de commerce, de climat, de technologie, d’énergie et de matières premières 4. Tout cela pourrait s’effondrer dans quelques mois.
Compte tenu de ce risque, il est naturel que l’Union cherche à construire son propre réseau minier mondial. Cette démarche a pris la forme de visites éclairs des États miniers du monde entier. L’un des objectifs de ces accords bilatéraux avec des pays comme le Viêt Nam ou le Chili est de réduire les risques de formation d’un cartel du lithium sur le modèle de l’OPEP+ qui pourrait remettre en cause les intérêts européens 5. L’Union cherche maintenant à conclure un accord similaire avec l’Australie pour son lithium, son cobalt, son manganèse, son tungstène, son vanadium et d’autres matériaux essentiels 6. D’autres partenariats stratégiques avec le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Namibie pour d’autres matériaux critiques complètent les efforts de l’Union en vue d’une position commerciale complète sur ces matériaux 7.
Mais les frictions transatlantiques restent considérables. Celles-ci sont centrées sur le projet phare de l’Union en matière de droits d’émission de carbone, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM en anglais), qui tente d’établir des normes mondiales. Entré en vigueur en octobre 2023, il menaçait dès avant sa mise en œuvre d’ouvrir une brèche entre Washington et Bruxelles. Jusqu’à présent, les États-Unis ont suspendu leurs droits de douane sur l’acier et l’aluminium dans l’espoir que l’Union ne soumette pas l’acier et l’aluminium américains au mécanisme CBAM en retour — mais un accord reste peu probable 8.
C’est un défi de taille pour l’Europe que de devenir un pôle phare dans l’ordre écologique mondial. Bien que la production de batteries ait été privilégiée par l’Alliance européenne des batteries, par exemple, l’IRA entrave ses efforts naissants en matière de production de batteries et la majorité de la construction des usines européennes prévues risquent désormais d’être annulées 9. Bien que 20 % du parc automobile européen soit composé de voitures électriques et que les ventes de ce type restent élevées dans l’Union européenne, les constructeurs automobiles européens demeurent à la traîne par rapport aux constructeurs chinois 10. Les constructeurs automobiles axés sur les moteurs à combustion, en particulier ceux d’Allemagne, sont confrontés à une baisse des ventes dans le monde entier, à des difficultés d’adaptation de leurs pratiques de fabrication et à un recul de leurs parts de marché en Chine 11. Pire encore, les objectifs européens visant à mettre fin aux ventes de voitures à moteur à combustion en Europe ne sont pas soutenus par des incitations financières ou des ressources réelles, de sorte que le plan de décarbonation visant à ce que les entreprises européennes construisent en Europe a pour conséquence que de nombreux fabricants déplacent leur production automobile vers la Chine 12. En ce qui concerne la production de technologies d’énergie solaire, la Chine a déjà réussi à s’implanter solidement en Europe et seules des mesures protectionnistes radicales — et improbables — seraient en mesure de déloger la domination actuelle de la Chine 13. Cette réaction irait à l’encontre des objectifs de décarbonisation de l’Europe.
Cette dure réalité rend les objectifs du Net-Zero Industry Act visant à limiter les importations chinoises quelque peu irréalistes étant donné la domination actuelle de Pékin et le peu de ressources européennes réunies pour la contrer. À l’heure actuelle, l’énergie éolienne est peut-être la principale exception aux circonstances difficiles auxquelles sont confrontées les industries européennes de l’énergie verte, car elle est traditionnellement plus difficile à transporter, et l’Europe dispose déjà d’une forte capacité de parcs éoliens en mer 14.
Face à la Chine, l’Union devrait proposer de réduire ses exigences en matière d’industrie « zéro émission nette » et ses objectifs sectoriels pour limiter ses exportations, en échange d’une véritable coopération accrue sur le changement climatique et la décarbonation. Bien que la Chine soit une superpuissance dans l’industrie verte, elle est encore bien loin d’être un acteur écologique. Lors de la COP27, elle a collaboré avec l’Arabie saoudite pour bloquer une proposition clef visant à éliminer progressivement tous les combustibles fossiles, et pas seulement le charbon. Et bien qu’elle ait accepté de s’éloigner des combustibles fossiles lors de la COP28 qui a suivi, elle a ostensiblement évité de s’engager à éliminer progressivement les combustibles fossiles une fois de plus 15.
L’Europe devrait chercher à obtenir un véritable changement de position de la Chine lors des futures négociations, à la COP et ailleurs, en échange d’un changement sur l’industrie « zéro émission nette ». C’est le genre de contrepartie qui permettrait à l’Union de jouer un rôle constructif dans la géopolitique du climat. Mais la position de l’Europe n’est défendable que dans la mesure où elle contribue à préserver et à faire respecter l’ordre multilatéral — que les États-Unis et la Chine ont tous deux sapé à leur manière. C’est peut-être là qu’est le plus grand défi pour l’Union.
Les coordonnées essentielles de l’ordre écologique mondial sont désormais définies par la concurrence entre les États-Unis et la Chine. C’est un risque pour le monde, mais aussi une opportunité pour l’Europe si elle joue le rôle de force modératrice dans cette confrontation. L’Union pourra éviter que son « complexe de Suez », né à l’ère des hydrocarbures, ne se prolonge dans l’ère de la transition vers les énergies vertes que si elle prend des mesures résolues en interne et courageuses en politique étrangère. Cela implique des changements importants et souvent douloureux de son modèle économique et de son économie politique, ainsi que d’être à la hauteur de son ambition géostratégique. Le choix de saisir — ou d’ignorer — ce moment historique pèse sur les épaules des dirigeants européens qui commencent à planifier la nouvelle Commission européenne et le programme qui sera mis en place après les élections parlementaires européennes de 2024. La question qu’ils doivent se poser est existentielle : l’Europe doit-elle être — ou ne pas être — un pôle de l’ordre écologique mondial ?
— Respecter les objectifs d’émissions de carbone pour 2030 fixés dans le cadre du Pacte vert européen et du plan de relance. Cette recommandation s’applique à chaque membre de l’Union. Elle nécessitera un financement plus important et des engagements d’investissement public-privé dans les infrastructures d’énergie propre dans de multiples secteurs de la part de tous les membres de l’Union.
— Réformer les règles budgétaires de l’Union de manière à ce que les dépenses publiques pour les investissements et le développement liés à la décarbonation ne soient pas réduites. Aligner les plans énergétiques et de transition sur les plans budgétaires nationaux afin de garantir la cohérence par le biais d’une surveillance multilatérale.
— Réformer le processus budgétaire de l’Union pour qu’il soit basé sur le vote à la majorité qualifiée au lieu du système actuel de consentement unanime pour les dépenses, et veiller à ce que des fonds suffisants soient alloués à la transition climatique et énergétique.
— Réformer les politiques fiscales de l’Union afin d’accorder une capacité d’imposition autonome partielle et limitée au budget de l’Union (par exemple, l’impôt sur les sociétés, la taxe sur la valeur ajoutée, la taxe sur les matières plastiques, le CBAM).
— Permettre au budget de l’Union de contracter des emprunts communs à long terme pour financer ses politiques vertes, industrielles et énergétiques.
— Tripler le budget de l’Union pour la prochaine période de sept ans (2027-2035) afin que les engagements de décarbonation pris dans le cadre du Pacte vert européen puissent être augmentés en conséquence.
— Fournir un financement pour la reconstruction à long terme de l’Ukraine vers une économie verte.
— Financer un programme de masse pour la formation de spécialistes qualifiés dans la transition.
— Réduire la dépendance à moyen terme à l’égard des capacités de production chinoises pour les véhicules électriques, les batteries et les technologies d’énergie propre en encourageant la croissance de la production d’énergie propre aux États-Unis, dans l’Union, au Royaume-Uni et dans les pays alliés.
— Proposer de réduire les exigences du Net-Zero Industry Act limitant les importations chinoises de ces biens à court terme en échange d’une plus grande coopération tangible sur le changement climatique et la décarbonation, en commençant par les futures négociations de la COP, mais sans s’y limiter.
— Former un « club des matières premières critiques » avec les États-Unis, mais si et seulement si un tel club peut être conçu en pouvant être arsenalisé contre la Chine.
— Reconnaître que, compte tenu des changements politiques potentiels aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle, la position des États-Unis pourrait changer et obliger l’Europe à agir seule.
— Élaborer des réformes au sein des institutions financières internationales afin de permettre le financement de la lutte contre le changement climatique pour les États moins développés, par exemple en assouplissant les règlements définissant les restrictions d’emprunt pour le financement de la lutte contre le changement climatique et en débloquant les droits de tirage spéciaux du FMI.
— S’engager à consacrer un pourcentage déterminé du PIB annuel à la décarbonation et à l’atténuation des effets du changement climatique, et mettre en place une coalition d’États qui s’engagent à respecter ce pourcentage.
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26.02.2024 à 17:58
Matheo Malik
Pétrole, charbon, électricité.
Depuis deux ans, les échanges d'énergie entre l'Union et la Russie ont considérablement diminué. Mais il est encore possible de faire bien davantage pour réduire notre dépendance à Poutine.
Une étude clef par les experts de Bruegel.
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Depuis le 24 février 2022, le Groupe d’études géopolitiques étudie, documente et cartographie l’écologie de guerre, une notion forgée dans les colonnes de la revue et développée dans un numéro de la revue GREEN. Abonnez-vous pour recevoir nos dernières cartes et analyses.
Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les échanges de produits énergétiques entre la Russie et l’Union européenne ont largement diminué. L’Union s’est remarquablement bien adaptée à un découplage que beaucoup auraient jugé impossible, tandis que la Russie a réorienté ses exportations de pétrole vers l’Asie, sans être pour autant en mesure de remplacer l’Europe pour ses exportations de gaz naturel.
L’Union a quant à elle réduit ses importations de combustibles fossiles russes de 16 milliards de dollars par mois au début de l’année 2022 à environ 1 milliard fin 2023. La réduction des importations de pétrole a représenté la plus grande partie de cette chute.
Mais l’impact de cette évolution sur la balance commerciale de la Russie a été relativement faible. Alors que la Russie ne bénéficie plus de recettes d’exportation anormalement élevées — ce qui avait notamment été le cas au début 2022 — ses recettes d’exportations de combustibles fossiles restent malgré tout comparables à celles de 2019, principalement en raison d’une réorientation des exportations de pétrole vers la Chine, l’Inde et la Turquie.
Un embargo de l’Union sur les importations de pétrole brut est entré en vigueur en décembre 2022, suivi, en février 2023, d’un embargo sur les produits pétroliers — dont l’essence et le diesel. Avant les sanctions, la Russie représentait 25 % de l’approvisionnement en pétrole brut de l’Union et 40 % des importations de diesel 4.
Pour compenser la réduction des importations russes, l’Union a augmenté ses importations en provenance d’un ensemble d’autres pays.
En parallèle, l’Union et le G7 ont également mis en place un plafond à l’échelle mondiale, fixé à 60 dollars le baril pour le pétrole brut. Au moment de cette mise en place, la plupart des armateurs et des compagnies d’assurance impliquées dans les exportations de pétrole russe étaient basés dans les pays de l’Union ou du G7.
Au cours du premier semestre 2023, le pétrole brut russe s’est constamment échangé en dessous du plafond 5. Toutefois, le prix s’est depuis lors maintenu au-dessus du plafond, atteignant 80 dollars le baril. La décote observée par rapport aux prix mondiaux du pétrole pour le pétrole russe s’est largement réduite, étant passée de 30 dollars le baril en janvier 2023 à seulement 15 dollars en février 2024 6.
Les États-Unis, l’Union européenne et d’autres partenaires du G7 ont cherché à maintenir les flux de pétrole russe vers les marchés mondiaux afin d’éviter une flambée globale des prix, tout en maintenant des prix bas pour la Russie afin de limiter les revenus de Moscou 7. Mais ses exportations de brut se sont maintenues 8 et les prix ont continué à être déterminés en grande partie par les forces du marché plutôt que par le mécanisme de plafonnement. L a Russie a notamment pu continuer à vendre du pétrole à des prix supérieurs au plafond en parvenant à remplacer une partie des armateurs et assureurs des pays du G7 — la part des entreprises du G7 impliqués dans le commerce russe étant en effet passée de 70 % en décembre 2022 à 40 % un an plus tard 9.
Malgré cette première diminution, le fait que les armateurs et les assureurs du G7 représentent toujours 40 % des exportations russes et le fait que le pétrole s’échange encore à des prix supérieurs au plafond suggère la persistance de manquements dans l’application des sanctions et de potentiels contournements.
Malgré ces limites, la décote de 15 dollars sur le pétrole russe par rapport aux prix mondiaux représente une perte annuelle de plus de 10 milliards de dollars pour les revenus pétroliers russe 10. Mais il semble que l’embargo de l’Union — ayant entraîné une réduction de la demande de pétrole russe et donné un pouvoir considérable à d’autres acheteurs — soit davantage à l’origine de cette situation que le seul plafonnement des prix 11.
L’Union n’a pas imposé de sanctions significatives sur le gaz russe 12. Cependant, Moscou a réduit ses livraisons de gaz vers les pays européens — sans doute au détriment de ses propres intérêts à long terme. À l’été 2021, avant l’invasion, Gazprom avait déjà réduit ses livraisons, laissant vides les installations de stockage de gaz qu’elle exploitait en Europe. Après l’invasion, Gazprom a encore réduit ses exportations en représailles au refus de certains pays de payer leurs achats en roubles.
L’Union a contrebalancé la baisse de ses importations de gaz naturel russe en augmentant ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL) et en réduisant sa consommation. La part du GNL dans les importations totales de gaz a doublé, passant de 20 % en 2019 à 40 % en 2023, principalement en raison de la multiplication par cinq des importations en provenance des États-Unis. Les importations de GNL russe ont également augmenté, mais en termes absolus, cette hausse représente moins d’un dixième du gaz transitant par Nord Stream. Par rapport à la moyenne 2019-2021, la demande de gaz naturel de l’Union a diminué de 12 % en 2022 et de 19 % en 2023 13.
Les limites imposées par les infrastructures empêchent la Russie de rediriger ses exportations de gaz naturel de l’Ouest vers l’Est, et elle ne semble pas en mesure, à moyen terme, de remplacer les acheteurs européens par des acheteurs chinois. En 2021, la Russie a exporté 155 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Union et seulement 16,5 milliards de mètres cubes vers la Chine. En 2023, à l’échelle de l’Union, les livraisons par gazoducs russes ont chuté à 27 milliards de mètres cubes, tandis que les exportations vers la Chine ont atteint 22 milliards de mètres cubes 14, laissant un vide de 122 milliards de mètres cubes dans les exportations de gaz russe qui n’ont pas pu être réacheminées. Même en tenant compte de la croissance marginale des exportations russes de GNL (2 milliards de mètres cubes entre 2021 et 2023), la perte demeure substantielle 15.
La Russie exporte du gaz naturel vers la Chine via le gazoduc Power of Siberia 1 et des travaux d’extension sont en cours pour porter sa capacité à 38 milliards de mètres cubes. Par ailleurs, la Chine a prévu la construction d’un second gazoduc, Power of Siberia 2, un projet qui reste à un stade embryonnaire et qui semble poser des difficultés 16. Les flux de gaz russe transitant par l’Ukraine vers l’Union pourraient prendre fin en 2024, la compagnie nationale ukrainienne de pétrole et de gaz ayant en effet fait savoir qu’elle ne renouvellerait pas le contrat 17.
Par ailleurs, les conditions commerciales du marché chinois sont plus défavorables à la Russie que celles qui prévalent sur le marché européen. On estime ainsi que la Russie facture 10 $/MWh pour les livraisons à la Chine via le gazoduc Power of Siberia, là où elle facture environ 34 $/MWh pour les livraisons à l’Europe 18.
La diminution du volume et le prix plus faible offert par les acheteurs non européens signifient que les revenus de la Russie provenant des exportations de gaz naturel sont tombés à un niveau structurellement plus bas. Au premier semestre 2023, les revenus de Gazprom ont baissé de 70 % par rapport à leur niveau moyen de 2018-2022 19. Dans le même temps, un projet majeur de GNL russe — le terminal d’Ust Luga 20 — connaît des retards. Les sanctions semblent cependant moins efficaces pour un autre projet de GNL crucial — Arctic LNG 2 — qui a reçu le soutien de la Chine après avoir été abandonné par des entreprises américaines 21.
C’est en août 2022 que l’Union a mis en œuvre ses premières mesures de sanctions énergétiques contre la Russie en imposant un embargo sur les importations de charbon. Les acheteurs de l’Union se sont tournés vers d’autres grands producteurs, principalement l’Afrique du Sud, les États-Unis, la Colombie et l’Australie. En tout état de cause, la production d’électricité à partir de charbon dans l’Union a baissé : elle a chuté de 26 % de 2022 à 2023 grâce à l’augmentation de la production d’énergie renouvelable et nucléaire 22.
En 2021, avant l’invasion, le charbon ne représentait que 4 % des exportations russes, soit environ 17 milliards de dollars — contre 110 milliards de dollars pour le pétrole brut, c’est-à-dire hors produits pétroliers. L’Union ainsi que le Japon et la Corée du Sud représentaient alors environ 40 % des exportations de charbon de la Russie. L’embargo européen avait donc bien la capacité de faire subir un revers économique majeur pour les régions russes dépendantes de cette ressource. Immédiatement après l’interdiction des importations de charbon, la production a ralenti dans le plus grand bassin houiller de Russie — Kuznetsk — et certaines mines de charbon à ciel ouvert ont suspendu leurs activités 23. Plusieurs entreprises occidentales ont également liquidé leurs activités minières en Russie 24.
L’Agence internationale de l’énergie projette une diminution dans les régions centrales et occidentales de la Russie, ainsi qu’une augmentation de la production dans les régions orientales, ce qui renforcera encore les échanges avec la Chine 25. Toutefois, dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée au choc et a réorienté ses exportations vers les marchés asiatiques : selon des sources russes, en 2023, les exportations de charbon vers la Chine ont en effet augmenté de 52 % et de 43 % vers l’Inde 26.
Contrairement à la chute spectaculaire des échanges de combustibles fossiles entre l’Union et la Russie, le commerce de produits à base de combustibles nucléaires a augmenté de manière constante. Le conglomérat nucléaire public russe Rosatom a continué à servir les clients européens. L’absence de sanctions peut s’expliquer, d’une part, par la dépendance relative de l’Union à l’égard des produits combustibles nucléaires russes et, d’autre part, par l’impact limité que que telles sanctions auraient sur la balance commerciale de la Russie. Selon Eurostat, en 2023, l’Union aurait importé pour environ 1 064 millions d’euros de produits de l’industrie nucléaire russe.
L’Union n’extrait pas de grandes quantités d’uranium, mais elle joue un rôle important à d’autres stades de la production : conversion de l’uranium en gaz, enrichissement et fabrication du combustible. En ce qui concerne l’étape de la transformation, l’Union dispose d’une capacité suffisante pour couvrir ses besoins internes en faisant l’hypothèse d’une absence d’exportations.
Rosatom fournit à l’Union des services de conversion et d’enrichissement, ainsi que des assemblages finaux de combustible. En 2022, l’entreprise russe a représenté 22 % des services de conversion de l’Union et 30 % des livraisons d’uranium enrichi 27. Deux entreprises européennes sont impliquées dans la conversion et l’enrichissement. Orano fournit 24 % de la capacité mondiale de conversion et 12 % de la capacité d’enrichissement et Urenco 30 % de la capacité d’enrichissement mondiale. Alors que les compagnies occidentales cherchent à s’affranchir de la Russie, Urenco et Orano augmentent toutes deux leurs capacités 28.
Si elle y était contrainte, l’Union pourrait se passer des services russes de conversion et d’enrichissement. Il faudrait pour cela puiser dans les stocks et veiller à ce que les projets actuels d’augmentation des capacités soient réalisés dans les délais 29. Les centrales nucléaires de l’Union détiennent en moyenne des stocks pour trois ans. À long terme, un découplage durable avec la Russie nécessite donc de nouveaux investissements et une augmentation de la capacité, notamment si l’on tient compte du fait que de nombreux pays européens prévoient de construire de nouveaux réacteurs nucléaires dans les années à venir.
Vingt centrales nucléaires d’Europe de l’Est sont historiquement restées dépendantes de l’approvisionnement russe en assemblages de combustible nucléaire VVER (Водо-Водяной Энергетический Реактор, réacteur de puissance à caloporteur et modérateur eau) produits par Rosatom 30. La société américaine Westinghouse a été en mesure de reproduire la conception de ces assemblages et de proposer une alternative 31. Elle fournit actuellement du combustible aux centrales nucléaires ukrainiennes et a signé des contrats pour des livraisons futures à la Tchéquie, à la Bulgarie, à la Finlande et à la Slovaquie. Le français Framatome cherche également à développer ses propres modèles de combustible VVER, mais le processus risque d’être long 32. Il existe donc des alternatives aux assemblages combustibles russes et l’augmentation progressive de leur utilisation permettra de réduire la dépendance.
L’Union doit réduire sa dépendance dans ce domaine, d’une part parce que le combustible nucléaire est un produit hautement stratégique et d’autre part parce que Rosatom est une entité publique qui commercialise un produit arsenalisable — comme Gazprom l’a fait avec le gaz naturel. Techniquement, l’Union peut se dissocier du combustible nucléaire russe et il n’y a aucune raison valable de retarder ce processus.
La Chambre des représentants des États-Unis a commencé à approuver une interdiction des importations d’uranium russe 33. Une semblable certitude politique à long terme concernant l’accès de la Russie aux marchés nucléaires européens stimulerait les efforts visant à renforcer les chaînes d’approvisionnement nucléaires en donnant des signaux aux investisseurs.
Avant l’invasion, les échanges d’électricité entre l’Union et la Russie étaient marginaux.
La capacité de transport est limitée à un interconnecteur en Finlande et à l’anneau dit BRELL 34 qui relie les États baltes, le Belarus et la Russie. Les importations finlandaises d’électricité depuis la Russie étaient de 600 millions d’euros au cours des 12 mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Helsinki y a mis fin en juin 2022. Les États baltes prévoient quant à eux de se découpler complètement de l’anneau de BRELL d’ici 2025 35.
La finalisation du découplage des systèmes électriques ukrainien et moldave et leur intégration dans le système de l’Union ont également constitué un tournant important. Le processus d’intégration avait commencé avant l’invasion, mais l’Ukraine est parvenue à l’achever en mars 2023, alors que la plupart de ses actifs stratégiques électriques étaient pris pour cible par l’armée russe. Quelques heures après l’invasion, l’Ukraine a débranché son réseau électrique de l’ancien système soviétique, s’appuyant sur la possibilité d’échanger de l’électricité avec ses voisins européens pour amortir le choc. La synchronisation entre ce découplage de l’ancien système et l’intégration au réseau européen au début de l’invasion a largement reconfiguré le commerce de l’électricité. Là où les échanges de l’Ukraine avec la Russie et le Belarus — principalement des importations — sont tombés à zéro, le commerce avec l’Union a été utilisé pour équilibrer un système déstabilisé par la guerre, tantôt en exportant principalement vers la Pologne, tantôt en important principalement de la Slovaquie.
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