25.04.2023 à 07:53
Matheo Malik
Depuis plusieurs années, dans les voix plurielles de la conversation écoféministe, Catherine Larrère voit surgir la possibilité d’une lutte ordinaire — un mouvement de la puissance des femmes.
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Écoféminisme 1 : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne, dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort, alors que se développent à la fois le mouvement féministe et le mouvement écologiste 2. Son idée est d’associer dans une même lutte la dénonciation du patriarcat, qui asservit les femmes, et celle du capitalisme, cause de désastres écologiques. Mais son appel n’est guère suivi d’effets et le mot est vite oublié en France. Il resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvement rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires — dont la plus célèbre est la Marche des Femmes sur le Pentagone en novembre 1980 — communautés agricoles lesbiennes, mobilisations de riveraines contre la pollution des sols… 3 Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale… 4 Très présentes dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mobilisations écoféministes sont revenues en Europe, particulièrement en France, où ces mouvements se sont multipliés et où le terme rencontre aujourd’hui un grand succès et suscite un grand intérêt 5.
Cependant, cette façon d’associer les femmes et la nature paraît suspecte à certains ou à certaines. Les femmes seraient-elles, par nature, plus portées à s’occuper de l’environnement ? Seraient-elles plus naturelles que les hommes ? La méfiance est particulièrement forte dans un pays comme la France où l’on affirme volontiers que la nature n’existe pas et où la tradition féministe est plutôt universaliste — les femmes sont des hommes comme les autres — et constructiviste : « on ne naît pas femme, on le devient ». Cette tradition ne peut être qu’hostile à un différentialisme qui prêterait une nature particulière aux femmes. La nature n’est donc pas une ressource pour les femmes, c’est au contraire le piège qui leur est tendu : les femmes sont naturalisées pour être mieux dominées.
On ne peut pas faire une présentation orale de l’écoféminisme sans rencontrer l’objection d’essentialisme. Elle est toujours là, insistante, entêtante même car elle participe plus du rejet de principe que de la discussion ouverte. Elle tend en effet à figer l’écoféminisme dans une caractéristique unique. Or là est la question : l’accusation d’essentialisme présuppose que l’écoféminisme doit être envisagé comme une doctrine, dont l’étude relève de l’histoire des idées. Il nous semble que non : les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.
Mais si la théorie ne précède pas l’action, elle l’accompagne. Les militantes écrivent, échangent, s’interpellent, discutent, suscitent des études… Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. Il y a là un principe méthodologique et un choix éthique : faire primer la pluralité, essayer de donner à chacune sa voix, c’est ne pas envisager l’écoféminisme comme un objet d’étude, mais se mettre à l’écoute de sujets, présenter la conversation écoféministe dans sa dynamique. Ce choix de la pluralité doit permettre d’éviter soit de poser comme universelle une position qui est en fait particulière, soit de valoriser sa propre position à l’exclusion de toutes les autres.
Mais, objectera-t-on, puisque la diversité, des mobilisations comme des réflexions théoriques, a tant d’importance dans les mouvements écoféministes, pourquoi parler d’écoféminisme au singulier ? Ne vaudrait-il pas mieux en parler au pluriel ? Ce serait laisser entendre que l’appellation est exhaustive : ne seraient qualifiées d’écoféministes que les luttes et expériences qui s’en réclament explicitement. Or il existe un certain nombre de mouvements de femmes sur des questions écologiques qui ne se qualifient pas d’écoféministes. Ce n’est pas une raison pour ne pas en parler et les exclure de l’écoféminisme. L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.
Cette enquête commence par explorer, en suivant la piste du mot, la diversité de ces mouvements qui associent, du Sud au Nord, luttes féministes et écologiques. Ce panorama ne vise nullement l’exhaustivité, pas plus qu’il ne prétend être une étude complète, sociologique ou historique, de ces mouvements. C’est le récit d’un parcours, où l’on voit émerger des figures, qui continuent à servir de référence : Françoise d’Eaubonne en France — dont le renouveau de l’écoféminisme en France a fait redécouvrir la vie et l’œuvre —, Vandana Shiva, qui, soutien du mouvement Chipko en Inde, est devenue une icône mondiale, Wangari Muta Maathaï qui, au Kenya, a fondé le mouvement de la ceinture verte et a reçu le prix Nobel de la paix en 2004, Starhawk pour ses interventions aux États-Unis comme dans les mobilisations altermondialistes… De l’une à l’autre, non seulement les luttes écoféministes en croisent d’autres, mais, d’un mouvement à l’autre, des rencontres interviennent, des échanges ou des emprunts se font, des interconnexions s’établissent par lesquelles circule la qualification d’écoféministe.
Dans cette mise en réseau, la diversité se maintient. Mais la question se pose de ce qui fait se rencontrer luttes féministes et écologiques : l’entrée des femmes dans l’action écologique témoigne de la double oppression qui frappe à la fois les femmes et la nature. C’est dans la lutte contre cette domination croisée que se reconnaissent les mouvements écoféministes, et c’est à en étudier la logique, comme le contexte culturel et historique, que se sont employées aussi bien des historiennes (Carolyn Merchant, Silvia Federici) que des philosophes (Karen Warren, Val Plumwood). L’enquête philosophique attire l’attention sur les effets du dualisme, qui distingue et hiérarchise homme et nature, homme et femme, sujet et objet, et, rapprochant les termes subordonnés, tend à les identifier : les femmes se retrouvent donc du côté de la nature, soumises à la même oppression ou domination. L’enquête historique montre les transformations conjointes du rapport aux femmes et à la nature. Étudiant l’émergence de la science moderne en Europe à partir du XVIe siècle, alors que se développe le capitalisme et que se transforment aussi bien les rapports sociaux que les rapports à l’environnement naturel, Carolyn Merchant, dans une étude pionnière, La mort de la nature 6, a fait voir comment, à l’époque moderne, le passage d’une vision organiciste — traditionnelle — de la nature à la vision mécaniste de la nouvelle physique (Galilée, Descartes, Newton) s’est traduit par une transformation conjointe des rapports à la nature et des rapports aux femmes. De mère respectée, la nature est devenue une matière inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir. Parallèlement, les femmes ont fait l’objet d’une violente mise au pas, marquée par la férocité des procès de sorcières, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Poursuivant les études de Carolyn Merchant jusque dans la période actuelle, Silvia Federici montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un « environnement propice aux accusations de sorcellerie » : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps 7. En Amérique du Sud, également, la mainmise des entreprises minières sur des territoires autochtones s’accompagne de violences sexuelles contre les femmes. C’est dans leur corps que ces femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas la défense de leur corps et la défense de leur terre.
Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent : sur la nature, sur la société, sur la politique. Ces questions alimentent la conversation écoféministe : c’est ainsi l’occasion d’examiner quels éléments de réponse ces échanges, souvent conflictuels, apportent aux critiques les plus souvent faites à l’écoféminisme. On distinguera principalement trois sortes de critiques 8. La plus fréquente porte sur la naturalisation essentialiste à laquelle s’exposerait la démarche écoféministe. La deuxième reproche aux écoféministes, dans leur critique de la modernité capitaliste et patriarcale, de se replier dans un passéisme conservateur et holiste. La troisième, enfin, met en cause la portée politique de l’écoféminisme, considérant que ces mouvements, par l’accent qu’ils mettent sur la transformation individuelle, relèvent plutôt du développement personnel que de l’action politique.
Il ne s’agit pas de chercher une réponse unique à ces critiques — il n’y en a pas — mais de montrer comment les mouvements écoféministes, en reconfigurant les domaines de lutte, comme les moyens d’action, font bouger les lignes et changer les questions : ce qui compte, ce n’est pas tant la réponse apportée que la découverte qu’il y en a toujours plusieurs. La distinction entre naturalisation et nature permet de répondre aux accusations d’essentialisme. L’étude historique et philosophique de la façon dont les femmes et la nature ont été soumises à une domination croisée ne découvre pas une nature féminine, elle étudie un cadre culturel, et ses modalités historiques. Elle converge donc avec les critiques féministes antinaturalistes : les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques. Mais là où les critiques féministes et les théories du genre s’arrêtent à ce stade, dans un rejet de la naturalisation, les mouvements écoféministes montrent que, lorsque l’on a critiqué la naturalisation, on n’en a pas fini avec la nature, dont il reste à explorer les possibilités ignorées ou occultées par la vision dominante. Reclaim : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains 9 et souvent repris depuis. Des natures plutôt. Car le « reclaim » ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination. Il s’agit de réoccuper les positions dénoncées ou exclues en y redécouvrant des possibilités nouvelles. On parle alors de retournement du stigmate ou d’essentialisme stratégique. D’où l’importance des sorcières dans ces mouvements : s’identifier comme sorcière est une façon, non de se poser en victime, mais de se réapproprier leur « puissance invaincue », d’explorer d’autres façons d’être une femme que celle des modèles de soumission imposés par le patriarcat 10. Ces natures en résistance échappent au carcan dualiste de la vision moderne de la nature et elles révèlent des possibilités spirituelles (comme celles du « culte de la déesse » et des pratiques magiques développées par Starhawk). Il s’agit, comme dit Val Plumwood, de donner sa voix à la nature, de la réanimer 11.
Karen Warren, comme Val Plumwood, dans leur effort pour développer une éthique environnementale écoféministe, se sont explicitement référées à Carol Gilligan et aux théories du care 12. Il ne s’agit pas tant d’étendre l’éthique du care à la nature ou à l’environnement que de découvrir, comme le propose Joan Tronto, autre théoricienne du care, que dans « notre monde », il y a aussi des non-humains : « Au sens le plus général, “care” désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, ce que nous sommes chacun en tant que personne, notre environnement, tout ce que nous cherchons à tisser ensemble en un filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie » 13. De la production (ce qui s’ajoute à ce que l’on a déjà) l’attention se déplace vers la reproduction, vers toutes ces activités invisibilisées de la vie quotidienne et ordinaire grâce auxquelles nous pouvons continuer à vivre. L’étude des formes de vie (au sens biologique mais aussi culturel du terme) du point de vue de leur reproduction, ne pointe pas vers un modèle unique, mais, tout en montrant le caractère irremplaçable des activités de subsistance, ouvre une enquête sur la diversité des tentatives écoféministes de relocalisation. Bien loin du repli sur des communautés traditionnelles contraignantes auquel ses détracteurs assimilent les expériences écoféministes de vie alternative, celles-ci ouvrent des possibles et ré-explorent les rapports sociaux.
Aussi violente que puisse être la domination croisée qui pèse sur les femmes, celles-ci ne se présentent jamais uniquement comme des victimes. Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme : c’est le mouvement de la puissance des femmes. La distinction que fait Starhawk entre pouvoir-sur et pouvoir-du-dedans est décisive pour comprendre ce qu’est cette puissance. Par « pouvoir-sur » Starhawk désigne l’acception la plus familière du terme : la domination sur les humains comme sur la nature, la capacité, pour un petit nombre, d’imposer sa volonté, de contrôler les ressources ou de limiter les choix des autres, qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’ingénierie ou de vie familiale. À ce pouvoir qui « a pour source la violence et la force et s’appuie sur la police et les forces armées d’un État », Starhawk, dans tous ses écrits, oppose « un genre différent de pouvoir : le pouvoir qui vient de l’intérieur de nous-mêmes ; notre capacité d’oser, de faire et de rêver ; notre créativité. » 14 Là où le « pouvoir-sur » sépare et met à distance, le « pouvoir-du-dedans » réunit, sans limiter. Lutter contre la domination c’est ainsi passer d’un pouvoir à l’autre, se déprendre du « pouvoir-sur » et se reconnecter au « pouvoir-du-dedans » de façon « à transformer les structures de domination et de contrôle » en changeant « de manière radicale la manière dont le pouvoir est conçu et dont il opère. » 15 Telle est l’originalité des politiques écoféministes : elles ne visent pas à conquérir le pouvoir pour l’exercer à leur tour, elles développent un autre type de pouvoir qui permet de se soustraire à la domination, non de remplacer ceux qui l’exercent.
Alors l’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe ? Faut-il appréhender les mouvements écoféministes à partir de l’histoire du féminisme, ou de celle de l’écologisme ? Comme tout mouvement féministe, l’écoféministe est un mouvement d’émancipation. Mais en refusant de séparer lutte écologiste et lutte féministe, en luttant contre les oppressions croisées et toutes les formes que peuvent prendre l’oppression et la domination des femmes et de la nature, les luttes écoféministes ne sont pas seulement des luttes pour les droits des femmes. Comme l’écrit Ariel Salleh, une Australienne, pionnière de l’écoféminisme (tendance marxisme revisité) : « l’écoféminisme est une approche holiste de toutes les formes de domination — sexe, race, espèce — et pas uniquement une campagne spécifique pour la seule émancipation des femmes. » 16 C’est pourquoi, précise-t-elle, il n’est ni « une perspective essentialisante, ni une politique identitaire. » 17
« Les économistes universitaires, orientés croissance, genre et développement », remarque également Ariel Salleh, ont quelques difficultés à admettre le rôle que jouent les femmes dans les mouvements écologistes 18. Depuis maintenant plus de cinquante ans que les scientifiques, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, les États, les partis politiques, etc. se préoccupent des questions écologiques, nous nous sommes habitués à ce que ces questions soient appréhendées à partir d’un état global du monde, dressé par des collectifs d’experts (le GIEC pour le climat, l’IPBES pour la biodiversité 19) porté à la connaissance des autorités politiques qui, à l’issue de réunions au sommet, établissent des plans d’action qui doivent être appliqués à différentes échelles territoriales. L’on a ainsi l’idée que le savoir écologique, hautement complexe, n’est accessible qu’aux scientifiques pour être mis en œuvre par des décideurs, qui le traduisent en mesures à imposer de haut en bas, à des populations présumées indifférentes, ou récalcitrantes. Au regard de ces schémas politiques impressionnants, qui ne visent à rien moins que de réorienter l’ensemble des systèmes de production, les mouvements écoféministes — lutter contre les entreprises extractivistes, planter des arbres, s’opposer à l’appropriation privée de l’eau, développer d’autres façons de vivre et de cultiver la terre… — paraissent dérisoires.
C’est peut-être là, pourtant, dans cette écologie du quotidien, de l’ordinaire 20, que les choses importantes se passent. Pour solennels et spectaculaires que soient les accords internationaux sur les questions écologiques, les résultats en sont notoirement insuffisants. Face aux enjeux écologiques, les États sont largement impuissants à arrêter les politiques productivistes et leurs effets destructeurs. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’action. Du côté des militantes et militants qui manifestent pour obliger les gouvernements à tenir leurs engagements, mais du côté aussi de toutes celles et de tous ceux qui pratiquent d’autres façons de vivre, soit à l’écart du contrôle étatique, soit en lutte ouverte avec les puissances économiques et politiques. Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts. Parce que les stéréotypes de genre mettent généralement les femmes du côté de l’ignorance, découvrir leur compétence et leur savoir dans leurs actions quotidiennes dans leur milieu de vie nous conduit à reconfigurer notre approche des questions environnementales.
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11.04.2023 à 18:00
Matheo Malik
Alors que la pièce de Suzie Miller arrive à Broadway après avoir connu un succès mondial, Agathe Cagé et Elsa Guippe s'interrogent sur le peu de réactions que Prima Facie a suscité en France. Elles appellent à suivre l'exemple de la Suède et de l'Espagne pour faire évoluer le système judiciaire et garantir les droits des femmes pour décharger la victime de viol de la charge de la preuve — une évolution qui passera nécessairement par l'implication de la société civile.
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Les conditions dans lesquelles un système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles sont une mesure de la place accordée aux femmes et à leur liberté au sein d’une société. La pièce Prima Facie de la dramaturge australo-britannique Suzie Miller, dont les représentations au printemps 2022 au théâtre Harold Pinter de Londres ont constitué un événement théâtral majeur au Royaume-Uni, auréolé de nombreuses récompenses, le rappelle avec force : dès lors qu’un système judiciaire est conçu non pas pour accueillir, mais pour mettre en doute la parole d’une plaignante, il maintient les femmes sous le joug de la peur et de la domination.
La force de la pièce Prima Facie est de proposer, sous la forme d’un monologue, une confrontation directe avec les deux faces du système judiciaire britannique. Côté pile, la jeune et brillante avocate pénaliste Tessa Ensler savoure ses victoires lorsque, défendant des hommes accusés de viols, elle parvient à rendre confus le récit d’une plaignante, à la faire douter d’elle-même, jusqu’à inverser dans la salle d’audience les positions de l’accusé et de la victime. Elle enchaîne les acquittements avec la certitude de la loi bien appliquée et la fierté de sa virtuosité, sans nourrir aucun doute sur le bien-fondé des règles du jeu judiciaire. Côté face, la femme Tessa Ensler est victime d’un viol par un pénaliste de son cabinet. Elle voit ensuite les mâchoires d’un système judiciaire dont elle connaît le moindre des rouages se refermer irrépressiblement sur elle. Son récit est, sans le moindre doute pour le spectateur, celui d’un viol. Le système s’attache pourtant à l’anéantir par l’accumulation des « mais » : « mais » vous sembliez souhaiter une relation sexuelle avec lui ; « mais » vous avez consommé beaucoup d’alcool ensemble ; « mais » ne vous êtes-vous pas retrouvés volontairement ce soir-là tous les deux dans la même pièce ; « mais » pensez-vous qu’il ait compris que vous n’étiez pas consentante ; « mais » pourquoi n’avoir pas appelé à l’aide ; « mais » êtes-vous vraiment certaine de ce qui s’est passé ?
Anéantie l’absence de consentement. Anéanties les conséquences physiques d’un état de sidération, phénomène pourtant reconnu et étudié par le corps médical depuis plusieurs dizaines d’années. Nié l’état de détresse de la victime, alors que le traumatisme engendre de fait de la confusion dans le récit. Toute incohérence est retournée contre la plaignante pour mettre en doute sa sincérité et ses intentions, pour tenter de rendre irrecevable l’ensemble des éléments à charge, pour ébranler sa confiance. À aucun moment ne sont reconnus ou évoqués par les services de police ou la Cour les mécanismes de protection du cerveau face au traumatisme du viol. Ce processus d’effacement et de déformation des souvenirs engendre pourtant l’impossibilité de remettre les faits dans un ordre précis et de se remémorer les détails. Il suffirait de lire l’analyse faite par la psychologue Elisabeth Loftus des évolutions de sa mémoire de la nuit de la mort de sa mère alors qu’elle avait quatorze ans pour comprendre les phénomènes en jeu. Tessa Ensler est accablée à la barre après avoir déjà subi les épreuves du dépôt de plainte, du regard des collègues lorsqu’elle retourne au travail, d’années d’attente avant l’audience…
Prima Facie interroge les fondements du système judiciaire britannique, à propos duquel la dramaturge Suzie Miller, elle-même ancienne pénaliste, parle d’un taux de condamnation pour les agressions sexuelles « pitoyablement bas ». Quelle place donne réellement ce système à l’accueil et à l’écoute de la parole de la plaignante ? Garantit-il véritablement la même valeur à cette parole et à celle de l’accusé ? Toute imprécision doit-elle être considérée comme un mensonge ? L’interprétation des faits ne prend-elle pas excessivement le pas sur les faits eux-mêmes ? Faut-il prouver la volonté de violer ou l’absence de consentement ? Comment prouver un état de sidération et donc l’impossibilité d’affirmer son consentement ? Pourquoi le fait que la victime connaisse son agresseur est-il systématiquement utilisé contre elle ? Pourquoi un état d’ivresse se retourne-t-il contre la plaignante alors qu’une ébriété avancée permet rarement l’expression d’un consentement ? Un système judiciaire ne doit-il pas protéger les victimes aussi bien qu’il protège les accusés ?
La trame narrative de la pièce suscite chez les spectateurs ces questionnements. Elle ne peut en effet les laisser indifférents face aux conséquences concrètes que provoquent sur la vie d’une plaignante des règles et des pratiques qui la mettent structurellement en accusation. Suzie Miller met ainsi en lumière, à travers Prima Facie, les difficultés suscitées par un système judiciaire britannique conçu et bâti au prisme du masculin. Le système de définition de la vérité légale, construit par des hommes, ne parvient pas à entendre les voix des femmes. Il leur dit même : « nous ne vous croyons pas ». Elle dévoile une construction sociale qu’elle appelle la société à interroger et à profondément transformer. Elle dénonce la privation de liberté de fait que représente pour une femme le fait de ne pouvoir être reconnue comme victime d’un viol ou d’une agression sexuelle dès lors qu’elle a consommé de l’alcool, que sa tenue vestimentaire suscite la désapprobation de quelques-uns ou que son agresseur n’est pas pour elle un inconnu. Elle réclame à l’inverse le droit de faire la fête et de rentrer chez soi sans avoir peur. Le droit, autrement dit, de vivre librement pour les femmes. Elle expose enfin la difficulté pour la justice de recevoir des dossiers dans lesquels la mémoire traumatique de l’agression comprendra toujours des éléments de confusion. Elle plaide pour son évolution afin de mieux accueillir les plaintes pour viols et agressions sexuelles en intégrant la réalité des traumatismes. L’urgence apparaît d’autant plus forte pour le Royaume-Uni de s’interroger sur les fragilités de son système quand l’actualité vient de mettre à nouveau sous les projecteurs les failles de son institution policière. En janvier 2023 a été révélée une affaire d’une ampleur inédite de violences physiques et sexuelles contre les femmes, celle de l’officier de la police métropolitaine de Londres David Carrick, arrêté fin 2021, poursuivi pour quarante-neuf chefs d’accusation, dont vingt-quatre chefs d’accusation de viol. Ce dernier a sévi pendant dix-sept ans malgré neuf signalements internes pour tentatives de viol, harcèlement et violences conjugales, sur la période.
L’impact du seul en scène Prima Facie, porté brillamment par l’actrice britannique Jodie Comer et qui arrive à Broadway au printemps 2023, a largement dépassé les murs du théâtre du West End. La pièce a été diffusée au cinéma au Royaume-Uni — où elle a figuré en tête du box office tout l’été, devant les blockbusters de Marvel — mais aussi aux États-Unis et dans de nombreux pays d’Europe. Elle a également été rendue visible en streaming par le National Theatre. La France, en revanche, paraît l’avoir ignorée. Partout, les mots de Tessa Ensler s’adressant à la fin de la pièce à la salle rappellent cette réalité : mesdames, regardez la personne assise à votre gauche, regardez la personne assise à votre droite : c’est l’une d’entre nous (« it’s one of us »). Autrement dit, une femme sur trois a été victime de violence physique ou sexuelle. La force de la pièce dépasse les frontières car partout les victimes se comptent en nombre. Partout également, les systèmes judiciaires doivent accepter de s’interroger sur ce qu’ils permettent, ne permettent pas et provoquent. Les questionnements sont similaires dans presque tous les pays : pourquoi, dans les seuls cas ou presque des plaintes pour viols et agressions sexuelles, questionne-t-on systématiquement la réalité des faits, depuis la prise de la plainte jusqu’au procès ? Met-on en doute selon le même schéma des faits de braquage ? Pourquoi les systèmes judiciaires paraissent-il davantage protéger la victime d’un crime contre ses biens plutôt que la victime d’un crime contre sa personne ?
La résonance médiatique du procès qui a opposé aux Etats-Unis en 2022 Amber Heard et Johnny Depp et le harcèlement en ligne planétaire dont la comédienne a été victime sont révélateurs des violences systémiques subies par les femmes qui prennent la parole à la fois pour elles-mêmes et au nom de toutes les autres. Dès septembre 2018, les attaques médiatisées, portées au plus haut niveau de l’État américain, contre Christine Blasey Ford ont illustré jusqu’à la caricature les mécanismes sous-tendant les tentatives de décrédibilisation de la parole des femmes. La professeure était venue témoigner devant la commission judiciaire du Sénat de son agression sexuelle par le juge Brett Kavanaugh en 1982, alors qu’elle avait quinze ans. Donald Trump, qui avait pour projet de nommer Brett Kavanaugh à la Cour suprême du pays, s’était fendu quelques jours après l’audience, lors d’un meeting, d’une parodie du témoignage de Christine Blasey Ford. Il a tenté d’attaquer le fait qu’elle ait bu une bière le soir de son agression et qu’elle n’ait pas gardé en mémoire tous les détails périphériques l’entourant. Dans un rapport publié l’année suivante par le ministère de la Justice du Canada sur l’incidence des traumatismes sur les victimes d’agressions sexuelles d’âge adulte, les scientifiques Lori Haskell et Melanie Randall revenaient sur cet épisode. Elles y soulignaient que dans le système de justice pénale canadien seraient inadmissibles des arguments visant à miner la crédibilité des victimes en s’emparant d’incohérences normales et en les amplifiant. Elles ajoutaient que « ne pas se rappeler ce genre de détails secondaires ne remet pas en question la véracité du récit » mais « correspond plutôt à la façon dont les souvenirs traumatisants sont encodés ».
Plusieurs pays ont d’ailleurs récemment fait évoluer leur cadre légal dans le sens d’un meilleur traitement des plaintes pour viol et agression sexuelle. Un travail y a également été engagé en faveur d’une plus grande protection des femmes et d’un meilleur accueil de leur parole — non sans difficulté parfois. La Suède a été un pays pionnier en ce domaine même si elle a suivi le Canada avec un retard certain — ce dernier avait en effet adopté dès 1992 une loi définissant la notion de consentement lorsqu’il est invoqué dans les procès pour violences sexuelles. La loi suédoise sur le consentement, qui établit que tout acte sexuel accompli sans expression d’un accord explicite est un viol, est entrée en application le 1er juillet 2018. Elle permet à la victime d’un viol de n’avoir plus à prouver qu’il y a eu menaces ou violences. Le texte avait pourtant rencontré une forte opposition, au moment de sa discussion, de la part de l’ordre des avocats et du Conseil des lois suédois, qui critiquaient le risque d’une évaluation arbitraire de l’existence du consentement par la cour. Cette opposition marquée des acteurs d’un système judiciaire à une évolution de la législation relative aux crimes sexuels n’est pas propre à la Suède. Comme l’illustre la pièce Prima Facie, les acteurs d’un système judiciaire se plient à des règles qui peuvent prendre au piège les victimes de viol jusqu’à les mettre en accusation. Le magistrat Denis Salas soulignait ainsi, dans son introduction au numéro de décembre 2021 des Cahiers de la justice, que « le sens donné aujourd’hui au concept de consentement bouscule le champ du droit et trouble le juge ». Un engagement politique fort et de premier plan apparaît par conséquent indispensable pour impulser la transformation d’un système judiciaire dans le sens d’une meilleure protection des victimes de viol et d’agression sexuelle ; en Suède, un Parlement unanime a adopté, malgré les critiques formulées par l’ordre des avocats et le Conseil des lois, la législation de 2018.
Au sud de l’Europe, c’est un fait divers, l’affaire de « La Meute », qui a marqué en 2018 l’Espagne et entraîné l’évolution de sa législation. Cinq hommes avaient abusé collectivement deux ans plus tôt d’une jeune femme ivre de dix-huit ans. Ils avaient ensuite partagé les images de leur crime sur un groupe WhatsApp. Ils avaient été, en première instance, condamné pour abus sexuel et non pour viol, puis remis en liberté provisoire. Cette décision avait été confirmée en appel sur la base de l’absence de violence et de la difficulté à déterminer s’il y avait eu ou non intimidation — deux conditions alors nécessaires pour définir le viol en droit espagnol — avant que les faits ne soient requalifiés de viol par la Cour suprême espagnole en 2019. Les cinq magistrats de la Cour suprême soulignaient dans leur verdict qu’« à aucun moment la victime n’avait consenti aux actes sexuels commis par les accusés ». L’Espagne a suivi la voie suédoise en adoptant sa loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle, plus connue sous l’expression « ley del ‘solo sí es sí’ » (seul un oui est un oui). Elle est entrée en vigueur le 7 octobre 2022 et est considérée comme l’une des plus avant-gardistes d’Europe. En reconnaissant comme un viol tout acte sexuel sans consentement explicite, cette nouvelle législation décharge les victimes de la charge de la preuve d’un acte de violence ou d’une intimidation. Elle pose le principe d’un consentement libre, volontaire et clair. Il n’y a consentement que s’il est exprimé librement par des actes qui expriment de manière claire la volonté de la personne. La rédaction imparfaite de la loi espagnole a toutefois provoqué des effets pervers imprévus. L’unification des délits d’abus sexuels et d’agression sexuelle par la législation s’est en effet accompagnée d’un élargissement de la fourchette des peines, dont se sont saisis de nombreux avocats espagnols. Des révisions à la baisse de plusieurs dizaines de condamnations ont ainsi été prononcées dans le pays, en application d’un principe de rétroactivité des peines lorsqu’il bénéficie aux condamnés.
La législation française, quant à elle, continue à esquiver le débat sur la notion de consentement. Le droit pénal français repose, pour reprendre l’analyse de Catherine Le Magueresse, « toujours implicitement sur une présomption de consentement des femmes » 1. La définition du viol par l’article 222-23 du code pénal implique qu’il revient à la victime de faire la preuve qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. L’une de ces quatre circonstances doit également apparaître pour définir une agression sexuelle selon l’article 222-22 du même code. La juriste plaide, à l’inverse, pour qu’« au lieu d’exiger de la victime qu’elle résiste, on [demande] à la personne qui a initié l’activité sexuelle de s’assurer du consentement positif de l’autre ». Alors que de plus en plus de législations européennes évoluent, il est temps que la société française s’interroge à son tour sur la manière dont son système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles et sur la pertinence de maintenir le statu quo. Associations, personnalités du monde de la justice, chercheurs, responsables politiques, citoyennes et citoyens : nombreux sont ceux qui paraissent prêts à s’engager pour un changement.
La réforme de l’organisation judiciaire entrée en vigueur au 1er janvier 2023 risque cependant d’éloigner un peu plus encore les Français de ces enjeux de société fondamentaux. Les crimes punis jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle — dont les viols, donc — seront désormais jugés par des cours criminelles départementales composées de cinq juges professionnels, sans jury populaire. Cette nouvelle organisation, expérimentée trois ans dans une quinzaine de départements, devait théoriquement contribuer à réduire la pratique de la correctionnalisation des viols, qui consiste à les considérer comme des délits d’agressions sexuelles et revient, pour utiliser les mots du magistrat David Sénat, « à les disqualifier juridiquement et surtout socialement ». Dans les faits, le rapport publié par le comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale a conclu en octobre 2022 que « les statistiques disponibles ne laissent pas apparaître de réelle évolution sur le niveau de correctionnalisation des affaires ». C’est même à l’inverse le risque de la dégradation de la qualité du jugement des faits de viol qui est pointé par de nombreux acteurs du monde judiciaire. Les avocats pénalistes Romain Boulet et Karine Bourdié voient dans les cours criminelles départementales des « sous-cours d’assises » ; le vice-procureur Vincent Charmoillaux craint quant à lui une dérive vers des audiences bâclées sous la pression productiviste et par conséquent une correctionnalisation déguisée des dossiers. Les premiers chiffres semblent leur donner raison : pour des affaires similaires, le taux d’appel des décisions des cours criminelles départementales est significativement plus important que celui des décisions des cours d’assises. Les jurés garantissaient la qualité de l’examen des faits et des audiences. Dans Prima Facie, Tessa Ensler se prévaut d’être capable de connaître le verdict avant son énoncé rien qu’en observant les regards des jurés de retour de délibération.
Ainsi, au moment même où la société française devrait collectivement s’interroger sur la façon dont elle garantit la liberté et l’intégrité sexuelles, la fin des jurés populaires pour juger les faits de viol en première instance se traduit par une mise à distance des citoyens de ces questions. La nouvelle organisation semble de fait aller contre le sens de l’histoire, rappelé par Romain Boulet et Karine Bourdié : « du ‘procès du viol’ à Aix-en-Provence (1978) à la prise en compte de la soumission chimique en 2018, les grandes évolutions juridiques et sociales en la matière n’ont pu naître, infuser et se développer dans notre société que par l’association des citoyens à leur mise en œuvre ». La France ne peut ignorer plus longtemps le mouvement de progrès porté par ses voisins européens pour faire tomber les obstacles qui empêchent encore dans les faits l’exercice plein et entier de leur liberté par les femmes. De la Suède à l’Espagne, ce mouvement reçoit un fort appui des sociétés civiles. Notre société doit garantir les droits des femmes par l’introduction dans la loi d’un consentement positif et explicite. Elle doit faire évoluer son système judiciaire afin de décharger les victimes de viol de la charge de la preuve. Est-ce si étonnant que notre pays soit passé à côté du phénomène Prima Facie ? Le statu quo persiste en France au prix des droits élémentaires et fondamentaux des femmes, de leur droit à l’intégrité, de leur liberté de se déplacer, de s’habiller, de boire et de s’amuser sans avoir à rendre de comptes ni avoir peur. Pour reprendre le message de la pièce Prima Facie : à première vue, quelque chose doit changer.
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08.03.2023 à 18:07
Matheo Malik
Partout dans le monde, des femmes en lutte se battent pour conquérir des espaces de dignité, de pouvoir et de liberté. Leurs combats doivent nous inspirer. Nous devons les soutenir et fédérer leurs efforts — pour que les femmes soient présentes à toutes les tables de négociations.
Une perspective signée Arancha Gonzalez Laya.
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Éduquer les femmes comme les hommes. C’est l’objectif que je propose. Je ne souhaite pas qu’elles aient un pouvoir sur eux, mais sur elles-mêmes. Ces mots de Mary Wollstonecraft, tirés de son livre Défense des droits de la femme, ont été écrits il y a plus de 200 ans, en pleine Révolution française. Cet enfant non désiré des Lumières — la première vague féministe qui nous a inspirées pendant trois siècles — tenta de faire son chemin dans les rues de Paris ; mais après avoir fait le tour des salons féminins pour diffuser ces idées plus révolutionnaires encore que celles de ses contemporains masculins, l’autrice britannique échoua dans sa tentative d’étendre aux femmes les droits des hommes et des citoyens. Elle retourna à Londres et mourut à peine trois ans plus tard. Le XIXe siècle n’avait pas encore commencé. Aujourd’hui, au XXIe siècle, j’imagine la mère de Mary Shelley arpentant les rues de Kaboul pour distribuer des éditions clandestines de son livre traduit en pachto et participer aux manifestations — de petite ampleur, mais tout aussi puissantes — des femmes afghanes face à un régime taliban qui les a privées de leur droit à l’éducation et, avec lui, de leur principal instrument d’émancipation.
Les femmes afghanes font preuve d’une force énorme ; j’ai appris à les connaître lors de mon passage à l’Organisation mondiale du commerce et aux Nations unies, je les ai soutenues à la Chambre de commerce des femmes afghanes dans leur effort pour se mettre sur la voie de l’autonomie économique et je me sens très proche d’elles. Lorsque le dernier soldat américain a quitté Kaboul en août 2021, il savait qu’il abandonnait près de 20 millions de femmes à leur sort. Elles vivent aujourd’hui sous un apartheid de genre avec un niveau d’oppression inégalé qui les rend prisonnières, les expulsant de toutes les sphères de la vie publique. Mais les thèses du livre de Wollstonecraft et les progrès réalisés depuis ne quitteront jamais leur esprit ; c’est précisément ce qui les pousse à continuer à se battre chaque jour.
Ce sont des femmes qui inspirent et qui s’inspirent de leurs sœurs de l’autre côté de la frontière. Certaines sont interdites d’école et d’autres sont gazées en classe.
L’explosion des manifestations en Iran — les plus importantes depuis 1979 — fit suite au meurtre de Mahsa Amini, arrêtée et torturée par la police des mœurs pour avoir porté le voile de manière inappropriée — comme s’il existait une bonne manière de le porter. Ce meurtre fut le catalyseur d’une colère qui couvait depuis plusieurs années, colère principalement due au manque de libertés individuelles et à la détérioration des conditions de vie dans un pays dont l’économie est de plus en plus touchée par la corruption et les sanctions.
Désignées comme héroïnes de l’année par le magazine Time, elles ne sont pas les seules à se battre pour leur propre liberté, mais elles sont bien celles qui, en ce moment, servent d’inspiration à toutes les autres qui, jour après jour, en divers contextes et circonstances, luttent pour leurs droits et ceux des autres.
Svetlana Tikhanovskaïa lutte pour la démocratie au Bélarus depuis son exil politique ; Lucha Castro se bat au Mexique contre l’impunité des féminicides ; Txai Surui milite au Brésil pour les droits de son peuple et pour sauver l’Amazonie ; Gretchen Whitmer, gouverneur démocrate de l’État du Michigan, s’engage pour l’État de droit après avoir été victime d’un complot d’un groupe d’extrême droite ; Oleksandra Matviichuk, ukrainienne, lutte contre l’impunité des crimes de guerre commis par l’armée russe lors de l’invasion de l’Ukraine.
Toutes ces femmes ont quelque chose en commun : ce sont des femmes qui se battent mais, surtout, ce sont des femmes qui inspirent d’autres femmes — comme moi. Toutes ont été menacées de mort et, pourtant, elles continuent leur chemin. Elles défendent la dignité comme fondement des droits de l’Homme et condition préalable à la construction de démocraties fortes ; c’est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la conquête des droits des femmes.
Malgré cela, ces derniers ne peuvent être limités à une vision réductrice fondée sur le cadre qui oppose les démocraties occidentales au reste du monde. Il est vrai que les priorités sont différentes ; certaines se battent pour le droit à l’avortement et d’autres pour pouvoir aller à l’école ; mais il s’agit bien de droits humains. Il s’agit de conquérir des espaces de dignité et de pouvoir dans chaque régime politique, même dans ceux qui ne sont pas les plus démocratiques.
Au sein des démocraties consolidées, il y a aussi des reculs, pas tant en termes de droits acquis, mais plutôt en termes de discours, ce qui constitue la première étape vers la perte des droits légaux. La contre-offensive du patriarcat consiste d’abord à discréditer et à ridiculiser, puis à délégitimer et à nier l’existence même de la violence et de l’inégalité. Quand on nie les réalités et les statistiques, on nie tout le reste.
Le fait que le féminisme soit plus nécessaire et plus vivant que jamais est une chose que j’ai moi-même pu constater lors de mes récentes participations à des forums internationaux tels que la Conférence sur la sécurité de Munich ou le forum de Davos. Nous devons nous demander ce que nous pouvons faire au niveau international pour améliorer la situation des femmes dans le monde et leurs luttes. Des rencontres que j’ai faites ces derniers mois avec plusieurs des femmes mentionnées ci-dessus, j’ai pu tirer quelques conclusions que je voudrais partager en ce jour si symbolique qu’est le 8 mars.
Tout d’abord, nous avons besoin d’une alliance mondiale des femmes ; je parle là de tisser des alliances mondiales au-delà des alliances nationales et culturelles. C’est pourquoi il est si important que, dans les forums internationaux, on parle de plus en plus de leadership non seulement féminin, mais aussi féministe.
Je suis réconfortée de voir à la même table des femmes iraniennes soutenir les femmes en Ukraine et des femmes espagnoles soutenir des femmes en Afghanistan. Le discours est plus transversal, il ne reste pas isolé dans son combat spécifique, mais circule entre des groupes de femmes confrontés à des situations de crise, des guerres et une discrimination permanente. Une alliance entre les femmes des pays démocratiques et non démocratiques se tisse également. Nous souffrons toutes de la même chose ; à des degrés différents, bien sûr, mais la cause est la même. Quand je parle d’alliance, je parle d’un véritable soutien, au-delà des bonnes intentions ou d’un tweet viral dans lequel on coupe une mèche de cheveux sans guère s’investir au-delà de ce geste symbolique. Cependant, que les forums internationaux se recentrent sur les problématiques féministes ne signifient pas qu’ils doivent seulement être une affaire de femmes.
Cela m’amène à ma deuxième réflexion. En tant que femmes, nous devons obtenir une représentation égale dans les organisations internationales et dans les différents espaces de pouvoir de la gouvernance mondiale. J’ai passé plus de 25 ans à parcourir des forums et des réunions internationales dans lesquels les femmes ont toujours été minoritaires et où notre voix était à peine entendue. Notre rôle de leader doit être intégré dans la conversation mondiale. Cela ne revient pas à dire qu’il devrait y avoir une table pour débattre de géopolitique, une table pour débattre de technologie et une table pour débattre sur les femmes. Il s’agit de faire en sorte que les femmes soient présentes à la table de la géopolitique et à la table de la technologie, pour y apporter leur vision et leur expérience. Nous voulons et devons être présentes à toutes les tables, comme nous l’avons fait en créant le Women-20 (W20), lors du sommet du G20 à Ankara en 2015, pour influencer les décisions économiques et financières des dirigeants du G20.
Cette semaine encore, la Global Women Leaders Voices (GWL Voices), dont je suis membre, a présenté un rapport sur le leadership dans les organisations multilatérales : depuis 1945, seuls 12 % des dirigeants d’organisations multilatérales ont été des femmes. Seul un tiers de ces organisations est aujourd’hui dirigé par des femmes.
C’est aussi ce que devrait être la diplomatie féministe. Nous l’encourageons à partir de notre propre prise de conscience, mais il nous faut savoir franchir les murs de la géopolitique, un monde d’hommes par excellence.
Le fait que les femmes soient correctement représentées dans les sphères du pouvoir est essentiel pour que la communauté internationale s’implique dans la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il s’agit de ma troisième réflexion. Sans le soutien de la communauté internationale, aucun progrès n’est possible. Les femmes qui occupent ou ont occupé des postes de pouvoir ont l’obligation morale d’asseoir la présence de la cause féministe. Lors de la dernière conférence de Munich, les femmes ministres des affaires étrangères ont publié une déclaration commune appelant la communauté internationale à lever les restrictions imposées aux femmes en Afghanistan et à montrer son soutien aux femmes d’Iran. De telles déclarations ne sont pas nouvelles. Elles se produisent dans presque tous les forums internationaux et, bien que cela puisse sembler symbolique, les symboles sont importants parce qu’ils maintiennent un récit en vie, parce qu’ils contribuent à maintenir la présence de l’injustice dans le débat ; parce qu’ils nous empêchent d’oublier, qu’ils aident à faire pression pour mettre en place des sanctions supplémentaires ou qu’ils servent à appeler à plus d’action diplomatique. Même s’il est vrai qu’il est très difficile de faire pression sur un régime taliban, nous devons continuer à insister, en cherchant également les différences qui existent au sein de ces régimes, et continuer à aider les femmes qui fuient et qui attendent dans les ambassades des pays voisins. Il faut mettre en place tous les moyens possibles pour les sortir de cet enfer et accélérer les procédures d’obtention de visas ; car leur vie est en danger dans leur propre pays, mais aussi au Pakistan, où elles peuvent facilement être repérées par les talibans.
Enfin, et cela me préoccupe beaucoup, nous devons être capables de gagner la bataille narrative du féminisme pour en user comme d’une arme dans les nouvelles guerres culturelles. La polarisation croissante dans les démocraties établies a été un cheval de Troie pour le féminisme. Cette bataille culturelle est une menace pour les droits des femmes dans les sociétés prétendument démocratiques.
Les femmes sont de plus en plus autonomes et conscientes de leur capacité à changer les gouvernements, et nous sommes conscientes des différences entre les promesses électorales et les résultats. Les slogans faciles des bannières ne suffisent pas à nous convaincre. Nous avons l’exemple récent de la réponse des femmes américaines à la révocation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, minant la protection du droit à l’avortement aux États-Unis. Lors des midterms de novembre dernier, elles ont fait bloc pour voter en faveur du Parti démocrate, notamment dans les circonscriptions où il y avait des candidats républicains trumpistes plus radicaux ; elles ont ainsi assuré l’équilibre et empêché le Sénat de finir aux mains des républicains. Biden a résisté grâce aux femmes ; Lula a également gagné grâce aux femmes.
En Espagne, la bataille politique place le féminisme au centre du débat. La controverse sur l’entrée en vigueur de la loi surnommée « Seul un oui est un oui » contribue à faire voler en éclats le consensus qui existait autour de l’importance de promouvoir des politiques d’égalité et d’éradiquer la violence envers les femmes. Malheureusement, si nous tombons dans le piège du cadre polarisant et qu’un groupe autoroclamé féministe se plaît à l’idée de se victimiser, les femmes en seront les premières touchées.
Le recul est réel. Les données sont là. Selon le rapport sur l’écart entre les sexes du Forum économique mondial, en 2022, l’écart mondial entre les sexes aurait été réduit de 68,1 %. En d’autres termes, en seulement 3 ans, nous sommes revenus 32 ans en arrière.
Pour éviter de continuer à revenir en arrière, il est important que nous restions connectées et en alerte : que nous continuions à parler des femmes d’Iran et à faire pression, comme Masih Alinejad me demande de le faire chaque fois que je la vois ; que nous continuions à soutenir l’Ukraine dans cette guerre et que nous n’oubliions pas la Biélorussie et son régime autocratique, comme Svetlana me demande de le faire ; ou que nous n’abandonnions pas les femmes afghanes dans l’enfer dans lequel elles sont plongées, comme Manizah Wafeq me le demande.
Elles me demandent de ne pas faire preuve de complaisance. Quant à moi, je me contente de leur demander de continuer à être une source d’inspiration pour les autres.
En fin de compte, nous sommes toutes unies par le voile vaporeux de l’indifférence et de l’invisibilité historiques ; parce que la révolution des femmes est la seule qui ne cesse jamais. Le jour où elle cessera, nous aurons tout perdu. Nous vivons un moment unique pour réaliser tous les changements possibles ; ne le laissons pas passer.
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15.11.2022 à 15:44
Alexandre Antonio
Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Œuvrant dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines, l’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
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Toutes, d’un même cœur, sans distinction de race, de religion ni d’obédience politique, nous sommes sœurs et devons travailler à l’amélioration des conditions de vie de tous 1. Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Relève-t-il d’une connotation politique à l’image des communistes, d’un lien entre chrétiennes ou encore d’une connotation affective ? Pascale Barthélémy s’attèle ici à comprendre la sororité établie entre des femmes essentiellement originaires d’Afrique et de France, puis insiste sur une solidarité particulièrement forte, empreinte d’une réelle connotation affective pour celles qui emploient ici le mot de sœurs.
Profitant d’un riche corpus de sources collectées à Dakar, Bamako, Paris, Rome, Amsterdam et Bruxelles, mais aussi dans les archives départementales à Bobigny, puis à l’Institut d’histoire sociale de Montreuil, l’historienne réfléchit au lien établi entre un nombre, certes restreint, de femmes africaines et françaises, dans le cadre colonial mais aussi celui de la guerre froide. Pascale Barthélémy présente ce corpus et son questionnement dans une sous-partie bienvenue, intitulée « L’atelier de l’historienne ». Elle y présente son dépouillement guidé par trois objectifs, à savoir : documenter les mobilisations politiques des Africaines, repérer les Françaises présentes en Afrique, puis détecter les situations de contact entre les unes et les autres. Au fur et à mesure de son enquête, l’historienne identifie une réelle sororité entre certaines Africaines et Françaises selon des modalités plurielles. L’ouvrage nous renseigne donc autant sur les discours féministes, que les circulations de femmes et d’idées, les mobilisations politiques en Afrique de l’Ouest et la capacité de chacune à agir en situation coloniale/décoloniale.
Le terme anglo-saxon de sororité désigne en premier lieu la solidarité entre femmes. Il s’est forgé, en partie, en réaction à la notion de fraternité mais relève à la différence de cette dernière d’une nécessité. Le livre de Pascale Barthélémy approfondit cette réflexion par l’analyse de cette solidarité entre colonisées et colonisatrices, sans s’arrêter à ce seul paradigme puisqu’au fil du livre, cette barrière s’estompe à la faveur de combats communs, autres que celui de la décolonisation. L’étude commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors que les sources de l’historienne témoignent d’une surabondance du langage de l’affection autour des termes de « sœurs », « amies », « amitiés » et « amour ». C’est ici l’un des points centraux du livre, l’amitié et l’amour se trouvent au cœur de la sororité étudiée par l’historienne. Pourtant, l’entraide entre l’ensemble des femmes n’est pas systématique. Si le contexte coïncide avec l’obtention du droit de vote pour les Françaises vivant dans les colonies, les femmes de métropole et d’autres issues de certaines colonies, cette conquête n’est en rien une première victoire du militantisme féminin, puisqu’elle a été pensée sans elles. Le droit de vote est, en effet, débattu et établi par les hommes, puis n’est d’ailleurs inscrit que dans le programme final du CNR (Conseil national de la Résistance) alors que certains, tel le député radical Paul Giacobbi, se demandent s’il est bien raisonnable de l’octroyer aux femmes dans une période si troublée. La seconde barrière à la sororité est la division entre les mouvements féministes, par exemple des associations rassemblant essentiellement des femmes africaines et afrodescendantes reprochent à d’autres d’être sous l’emprise de femmes occidentales. Au-delà de la classe et de la « race », les femmes au cœur de l’ouvrage de Pascale Barthélémy évoluent en plus dans un contexte particulier mêlant l’après-guerre, la bipolarisation du monde et les luttes pour les indépendances. Sans se fondre dans ces enjeux, les mouvements féministes se les approprient et les mêlent à leurs premiers combats, essentiellement sociaux.
La période ici étudiée s’ouvre sur une solidarité limitée puisque la situation coloniale écrase la sororité et révèle de nombreux paradoxes, à l’image des femmes des Quatre Communes du Sénégal (Gorée, Dakar Rufisque et Saint-Louis) qui sont alors citoyennes françaises. Celles-ci s’apprêtent donc à voter en 1945 tandis que les autres Sénégalaises en demeurent exclues. Pourtant, ici la couleur prédomine au genre car des Européennes jugent le vote des Sénégalaises des Quatre Communes comme une mesure ridicule et révoltante, à l’opposé des manifestations populaires qui mêlent des femmes à des hommes sénégalais, antillais et français pour la généralisation de ce droit à toutes les femmes. La sororité s’applique donc, ou non, à l’échelle locale en fonction des combats et le militantisme féminin s’avère plus social que politique.
Deux organisations féminines, fondées par des femmes imprégnées par la lutte contre le nazisme, occupent le cœur de l’ouvrage : la FIDF et l’AFUF. La Fédération internationale démocratique des femmes (FDIF) naît en novembre-décembre 1945 à Paris et est incarnée par sa présidente, la scientifique Eugénie Cotton (1887-1967), qui n’hésite pas à faire l’apologie du régime stalinien et exclure les adhérentes yougoslaves après la rupture du maréchal Tito avec Staline. Pendant la guerre froide, la FDIF fustige les États-Unis et le plan Marshall mais glorifie l’URSS et la Chine de Mao. Bien qu’ouverte aux femmes de tous les continents, les Africaines y sont peu présentes. Le combat pour le droit des femmes n’est pas leur priorité et passe après la cause pacifiste qui apparaît comme leur fer de lance. Elles exaltent également une certaine maternité, qui n’empêche pas une activité dans l’espace public. Si jusque-là la maternité fut un moyen d’inférioriser et de soumettre les femmes, les membres de la FDIF revendiquent une maternité pacifiste et combattante. L’organisation est aussi résolument anticolonialiste et en dénonce les méfaits.
L’AFUF s’avère bien différente par de nombreux aspects. L’Association des femmes de l’Union française se pense d’abord comme un trait d’union entre les Françaises et les Africaines, puis entend participer à la consolidation de l’Union française. Dirigée par Jeanne Vialle de 1946 à 1953, une métisse franco-congolaise ayant rejoint Combat pendant la guerre, l’organisation se veut apolitique, puis cherche à rassembler les femmes françaises et d’outre-mer sans distinction de race, de politique ou de religion. Il s’agit donc de repenser la place des femmes dans le cadre d’une nouvelle forme d’impérialisme.
Bien que fort différentes dans leurs philosophies, la FDIF et l’AFUF revendiquent la même solidarité entre les femmes. Si les Africaines s’affirment dans et hors de ces deux groupes, Pascale Barthélémy montre avec beaucoup de justesse que la cause féministe mobilise seulement une minorité d’Africaines instruites puisqu’en 1960 sur les 8 000 étudiants et élèves africains en métropole, 17 % sont des filles, dont une infime partie est politisée. Néanmoins, la FDIF ne cesse de gagner en visibilité tandis qu’elle dénonce les violences coloniales. Alors que les liens entre les peuples d’Afrique et d’Asie se consolident à l’occasion de la conférence de Bandung en 1955, une véritable solidarité s’établit également avec les femmes algériennes.
L’autre réussite de l’ouvrage est de placer la sororité autant dans le cadre du système colonial que dans ceux de la guerre froide et de l’affirmation des pays nouvellement indépendants. Les logiques réticulaires dépassent les seules connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent, puis permettent aux femmes de construire des relations au-delà des frontières à l’image des Ougandaises qui, entre 1945 et 1962, nouent des liens avec des femmes asiatiques, britanniques et africaines 2.
Quelques Africaines parviennent donc à s’insérer dans l’effervescence des idées d’après-guerre, à l’image de Célestine Ouezzin Coulibaly, membre du Parti démocrate de la Côte d’Ivoire, qui quitte Abidjan pour le congrès de la FDIF à Pékin en novembre 1949. Néanmoins, son parcours montre que seules les femmes d’une certaine classe sont concernées puisqu’elle est la fille d’un chef de canton, monitrice d’enseignement et mariée à un instituteur diplômé de l’École normale William Ponty. Elle appartient donc à un « ménage d’évolués » 3 et montre que les femmes capables de s’insérer dans ces réseaux disposent d’un certain capital social, dans le sens défini par Pierre Bourdieu.
Pascale Barthélémy livre donc un authentique travail d’historienne qui fait la part belle aux sources. Les notes de bas de page, particulièrement étayées, contribuent à pleinement saisir le cheminement intellectuel suivi par la chercheuse et appellent à une réflexion sur les sources, en soulignant que les femmes africaines ont elles-mêmes laissé peu de traces. Si le propos est parfois difficile à suivre pour le néophyte, le recours constant aux actrices permet d’incarner le propos et participe ainsi à une meilleure compréhension de l’ensemble 4.
L’ouvrage s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines. Si l’ambition de dépasser le seul cadre de la colonisation peut laisser dubitatif en début d’ouvrage, force est de constater en tournant la dernière page que le pari est relevé. En effet, ces femmes, qui restent certes peu nombreuses, parviennent à s’insérer dans les grands débats internationaux et leur place dans la société coloniale, colonisées ou colonisatrices, ne définit en rien la position choisie dans le cadre de la guerre froide ou la construction d’un nouveau bloc à la recherche d’une troisième voie. Si le droit de vote des femmes est bien délimité à l’époque par des hommes, en deux décennies les actrices ici présentées réussissent à s’emparer des débats structurants les relations internationales et témoignent d’une réelle capacité à agir. L’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
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25.10.2022 à 11:24
Matheo Malik
Dans le monde de la santé et du soin, le suivi gynécologique occupe une place à part. Pour essayer de comprendre cette spécificité, la sociologue Aurore Koechlin a mené une enquête au long cours dont elle présente les résultats dans son nouveau livre La norme gynécologique, paru en septembre chez Amsterdam. Dans cet entretien, elle revient notamment sur ce que cette étude nous dit de la « carrière gynécologique », fruit d'une construction sociale et créatrice de normes.
L’article « La consultation gynécologique constitue un haut lieu d’argumentation », une conversation avec Aurore Koechlin est apparu en premier sur Le Grand Continent.
J’ai nommé « norme gynécologique » la norme qui enjoint les femmes à consulter régulièrement un ou une professionnelle de santé pour le suivi gynécologique, centré sur la contraception et le dépistage. Le suivi gynécologique a lui-même une triple particularité : d’abord, il instaure une temporalité particulière, idéalement une fois l’an, sans qu’il y ait, ensuite, nécessité d’un motif de consultation, et, il est enfin genré, puisque l’andrologie ne met pas en place une telle prise en charge.
Il s’agit d’une norme dans un triple sens. Premièrement, c’est un construit social et historiquement situé. Il existe, deuxièmement, une pression sociale exercée par différentes instances pour s’y conformer. Enfin, le corollaire à cela est que si on y déroge, on est rappelé à l’ordre de la norme.
Dire qu’il s’agit d’une norme ne veut pas dire qu’elle est mauvaise en soi. C’est le propre de toute société humaine que de se doter de normes, et le rôle de la sociologie, qui les met en lumière, n’est pas d’abord de les remettre en question mais déjà de les visibiliser pour ce qu’elles sont.
En effet, ce qui m’interrogeait en faisant cette recherche, c’était moins l’existence en tant que telle de cette norme que son invisibilisation en tant que norme, et sa justification implicite : l’idée que les corps des femmes nécessiteraient un tel suivi, parce qu’ils seraient plus pathologiques que les autres corps, ou en tout cas davantage à contrôler. Je m’intéressais aussi aux effets d’une telle norme, qui étaient là également peu interrogés.
Dès lors, je démontre dans mon livre les trois points précédents :
1. La norme gynécologique a une histoire ; elle émerge au moment de la légalisation de la contraception, qui est obtenue notamment avec l’idée que la contraception permettra de prévenir les avortements. Pour ce faire, il faut donc que sa prise soit encadrée, et c’est aux médecins, et en particulier aux gynécologues, qu’on confie cette tâche. Parallèlement, comme on manque de recul sur les effets sur le long terme de la contraception, la pratique systématique du frottis et de la palpation des seins se développe au même moment. C’est alors qu’émerge la norme gynécologique.
2. La norme gynécologique est produite et reproduite par un certain nombre d’instances – les médecins, évidemment, mais aussi la famille, en particulier la mère, les pairs, l’école dans une moindre mesure, et les patientes elles-mêmes. Elle est donc le fruit d’un travail incessant pour parvenir à suivre et à être suivie.
3. Les femmes qui dérogent à cette norme, en tout cas de ce que j’ai pu en observer, sont rares, montrant bien par là la force de la norme.
Depuis quelques années, la gynécologie traverse un certain nombre de controverses médiatiques, qui viennent l’interroger. Elle est d’abord remise en question dans ses moyens, avec ce qu’on a appelé « la crise de la pilule » de l’hiver 2012-2013, suite au dépôt de plainte contre les laboratoires pharmaceutiques Bayer d’une patiente qui lie son AVC à la prise de la pilule. Au-delà de la remise en question d’un modèle contraceptif français centré sur la pilule, on a pu assister également à une interrogation quant aux effets des hormones en général, qui sont l’instrument clé de la spécialité.
Questionnée, la gynécologie l’est ensuite dans ses méthodes, ce qui peut prendre la forme paroxystique de la dénonciation des violences obstétricales et gynécologiques. On voit qu’à chaque fois, ce n’est pas la norme gynécologique qui est directement remise en cause. Néanmoins, ces enjeux sont présents en filigrane. Le soupçon porté sur les hormones semble moins être la manifestation d’une promotion du naturel que la demande d’une contraception moins médicalisée, et par là, davantage accessible. De la même façon, la remise en cause des violences gynécologiques montre implicitement ce que l’existence de cette norme peut avoir de violent.
Le fait de suivre la norme gynécologique implique d’entrer dans une carrière de patiente et de la poursuivre idéalement tout au long de sa vie. La notion de carrière a en fait été une arme dans mon entreprise de dénaturalisation de la norme gynécologique. L’usage du terme de carrière de patientes est assez classique dans la sociologie de la santé. Il permet de mettre en lumière trois choses. D’abord, l’aspect construit et social de la maladie. Dire qu’on entre dans une carrière de patient, c’est montrer qu’il y a des éléments qui ne se réduisent pas à des enjeux biologiques : on est pris en charge par les médecins, par une institution (l’hôpital), qui a des effets propres. Ensuite, le travail spécifique du patient, qui n’est pas un simple réceptacle du soin, mais à qui on confie des tâches et un rôle tout au long de sa carrière. Enfin, ce concept souligne un élément important, la temporalité de la carrière. On entre, on demeure, et on sort de la carrière. Cela implique d’étudier cette temporalité spécifique.
Dans le cas de la gynécologie, nous sommes face à une carrière de patientes qui par bien des aspects ressemble à une anti-carrière : contrairement à la majorité des carrières de patients – non genrées, liées à un diagnostic, et le plus souvent courtes, qu’elles se résolvent par la guérison ou par la mort, sauf dans les cas de maladies chroniques – la carrière gynécologique est liée au genre, et dure idéalement toute la vie. C’est pourquoi il a pu être difficile d’objectiver les différentes étapes de cette carrière, en particulier l’entrée, lors des entretiens que j’ai menés avec des patientes : la plupart d’entre elles n’avaient pas de souvenir d’avoir commencé à consulter. J’ai surmonté cette difficulté notamment par le biais des observations, que j’ai pu croiser avec les entretiens. L’usage du terme a néanmoins été utile, à la fois pour séquencer et rendre intelligible les grandes étapes de cette carrière, et pour ne pas les naturaliser. En effet, le suivi gynécologique se présente souvent comme un suivi de l’évolution biologique des corps : il s’agirait d’accompagner médicalement leurs évolutions, tout au long de la vie (puberté, grossesse, ménopause, pour le dire rapidement). En réalité, il s’agit bien plus souvent d’un suivi de l’intervention médicale sur ces corps : la contraception en premier lieu, la prise d’hormones plus en général, et enfin les examens de dépistage.
La norme contraceptive a été théorisée par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand comme la norme qui enjoint à se contracepter si on ne veut pas avoir d’enfant. La norme préventive, elle, a pu être définie par Gabriel Girard comme une norme « élaborée historiquement autour de la promotion du préservatif », centrée sur la prévention des IST. J’en propose un usage élargi à la prévention non seulement des IST, mais aussi des cancers : il s’agit de la norme qui implique que tout individu doit se faire dépister quand il a un comportement à risque ou quand il fait partie d’une population à risque.
Dans mon livre, je montre comment l’entrée dans la carrière gynécologique repose sur la simultanéité de trois entrées – dans la sexualité hétérosexuelle, dans la contraception et dans la carrière gynécologique. On prend rendez-vous chez la gynécologue lorsque l’on commence à avoir des rapports hétérosexuels afin d’avoir accès à la contraception médicalisée. On voit donc comment la norme contraceptive joue ici dans le sens de la norme gynécologique. Une autre entrée est néanmoins possible, cette fois-ci par la norme préventive. Celle-ci peut alors s’associer à la norme contraceptive – par exemple au moment de l’entrée dans la sexualité hétérosexuelle, en commençant une contraception et en réalisant un dépistage des IST –, ou la remplacer si elle n’a pas fonctionné pour diverses raisons : les patientes peuvent ainsi entrer dans la carrière gynécologique pour réaliser le frottis. L’âge joue à ce titre un rôle déterminant : plus les patientes avancent en âge, plus la norme contraceptive s’affaiblit au profit de la norme préventive – à la fois parce que la ménopause fait disparaître la nécessité de se contracepter, et parce que l’avancée en âge accroît les risques de cancer.
Néanmoins, la norme gynécologique repose plus fortement sur la norme contraceptive que sur la norme préventive, pour plusieurs raisons : l’entrée dans la carrière repose sur cette première norme ; dans l’imaginaire collectif, le lien entre gynécologie médicale et contraception est fort. Enfin, la limitation médicale de l’accès à la contraception constitue un instrument très matériel de renforcement de la norme gynécologique. Si la norme préventive est au cœur du mandat que se fixe la gynécologie médicale, elle a pour le moment moins d’efficace que la norme contraceptive, probablement parce que cette dernière repose davantage sur l’initiative des patientes. Ainsi, le décrochage, au moins ponctuel, de la carrière gynécologique, est souvent lié à l’arrêt de la contraception ou à la ménopause, la seule norme préventive n’étant plus suffisamment forte pour maintenir les patientes dans la carrière gynécologique. Elle n’en demeure pas moins un des piliers de la norme gynécologique.
J’ai effectué une enquête ethnographique au long cours, entre 2015 et 2018, à partir de cinq terrains. J’ai ainsi mené des observations et des entretiens en Seine-Saint-Denis et à Paris, en Protection Maternelle et Infantile (PMI), en cabinet, et à l’hôpital. Dans ces cadres, j’ai pu assister à des consultations gynécologiques, et mener des interviews avec des professionnels et des professionnelles de santé de différents statuts et avec des patientes. Enfin, j’ai réalisé un petit terrain auprès de praticiennes féministes de l’auto-gynécologie, à partir d’entretiens et d’observations participantes.
Initialement totalement extérieure au monde médical, j’ai ainsi progressivement occupé un statut de « profane experte » sur le terrain. Sans pour autant être médecin, et demeurant une profane représentant les patientes, j’avais la particularité d’être passée de « l’autre côté » par mon insertion dans le groupe médical, et ainsi d’occuper un statut intermédiaire. Dès lors, j’en savais plus que les patientes sur les questions médicales. Inversement, par rapport aux autres médecins, j’avais développé une connaissance des trajectoires des patientes, de l’histoire des endroits observés, j’avais eu progressivement accès à presque tous les témoignages des équipes médicales. Je disposais ainsi d’une expertise particulière : plus le temps passait, plus j’accumulais des connaissances sur la gynécologie et sur le lieu à propos duquel j’enquêtais. Or comme l’a souligné Everett Hughes cité par Howard S. Becker : « Il n’y a rien que je sache qu’au moins un des membres de ce groupe ne sache également, mais, comme je sais ce qu’ils savent tous, j’en sais plus que n’importe lequel d’entre eux. »
Cette position intermédiaire a eu des effets sur le terrain : ainsi les patientes comme les médecins ont pu me demander d’intervenir en diverses circonstances, demandes que j’ai acceptées ou non. Elle est venue dessiner ma position de sociologue également, à mi-chemin entre les médecins et les patientes, et qui du fait de ce statut même, a la capacité de comprendre les logiques contradictoires qui parfois s’affrontent en consultation, et par là de donner des pistes pour résorber le gouffre. J’ai ainsi essayé de me dégager des controverses médiatiques autour de la gynécologie pour faire un pas de côté, essayer d’éclairer les causes mêmes du débat, replacer la position de tel ou tel acteur ou actrice dans un contexte qui l’explique en partie. C’est pourquoi le livre ne s’est voulu ni pour ni contre la gynécologie ou la norme gynécologique. Néanmoins, ma boussole est demeurée les patientes, parce que mon engagement émotionnel s’est d’abord porté vers elles, qui ont accepté ma présence et qui m’ont confié leurs voix, et que j’ai la responsabilité de porter.
Tout à fait. Les gynécologues, ou plus globalement les médecins, ne sont qu’une instance parmi d’autres, même si elle est centrale, dans la production et la reproduction de la norme gynécologique. Quatre instances jouent principalement dans le maintien dans la carrière, ou dans son retour une fois qu’on a décroché. Du côté des médecins, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Pour ce faire, ils et elles mettent en place une stratégie que j’ai qualifiée, en reprenant les termes d’une enquêtée, de stratégie du « bâton » et de la « carotte » : il s’agit à la fois de menacer et de récompenser pour convaincre.
La consultation gynécologique a ceci de particulier que, comme toute consultation médicale, les patientes en sont à l’initiative, mais que contrairement aux autres consultations médicales, les patientes ne sont que peu contraintes de s’y rendre par le nécessaire traitement des pathologies. Il s’agit moins d’enjeux de santé immédiats que d’enjeux de prévention (frottis, palpation de seins) et de mode de vie (contraception). Dès lors, les professionnelles et les professionnels de santé utilisent le principal moyen à leur disposition pour garantir le maintien dans la carrière gynécologique des patientes, leur monopole de prescription, en particulier de la contraception. Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi l’arme de la profession pour maintenir le suivi.
Les patientes elles-mêmes sont la deuxième instance clé de maintien ou de retour dans la carrière. Socialisées depuis la puberté et/ou leur entrée dans la sexualité à la nécessité de consulter, elles intériorisent la norme et reprennent globalement à leur compte le discours professionnel selon lequel la consultation gynécologique est un moment « désagréable » mais « obligé ».
Troisième instance d’entrée et de maintien dans la carrière : les femmes de la famille et les pairs, en particulier la mère. Les mères prescrivent et proscrivent les conduites, socialisent aux différentes normes, conseillent pour la contraception, poussent à suivre la norme gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent leur propre gynécologue, elles accompagnent leurs filles en consultation. De façon amusante, en fin de carrière, on assiste à un curieux retournement : ce sont les filles qui re-convainquent leur mère de se conformer à la norme gynécologique. Le retour dans la carrière gynécologique s’effectue comme le miroir inversé de l’entrée dans la carrière.
Enfin, la dernière instance centrale dans la carrière est une instance de rattrapage, l’hôpital. Le rôle de l’hôpital est fondamental car les patientes s’y rendent pour des événements gynécologiques qui ne sont pas liés au suivi, en particulier les urgences gynécologiques, les grossesses, et les IVG. À chaque fois, cela peut être un moment de rattrapage pour les professionnelles et les professionnels de santé : ces derniers et ces dernières essayent alors de faire entrer, de maintenir, ou de faire revenir les patientes dans la carrière gynécologique si elles ont décroché.
Il y a plusieurs points de tension autour du risque dans le cadre de la consultation gynécologique, qui se déploient par ailleurs certainement dans d’autres espaces médicaux. Tout d’abord, alors que les causes d’augmentation des risques concernant la santé se situent en premier lieu au niveau environnemental et global, le propre de la consultation est d’essayer d’agir sur les comportements individuels. Cette individualisation entraîne un risque de moralisation des comportements, et une responsabilisation très forte, mais pose aussi question : qui décide en dernière instance de prendre des risques ou non – le médecin ou la patiente ?
Par ailleurs, la médecine préventive implique que la patiente joue de plus en plus le rôle de « sentinelle » pour veiller aux différents signes de son corps et qu’elle sache reconnaître certains symptômes, au moins partiellement. Le paradoxe est que dans le même temps, on ne lui donne pas l’entièreté des moyens pour mener à bien ce rôle, puisqu’elle n’est pas médecin, ne sait pas discriminer entre les symptômes, et ne dispose pas des informations nécessaires pour les reconnaître efficacement. Surtout, elle n’est pas extérieure à son propre corps, et peut difficilement endosser pour cette raison même le regard médical, qui s’est construit sur le principe d’extériorité au corps qu’il traite. La patiente se retrouve ainsi dans une position intenable, entre possession et dépossession de son corps, entre connaissance et ignorance, entre capacité d’agir et nécessité de s’en remettre aux médecins.
J’ai interprété l’angoisse que j’ai rencontrée chez beaucoup de patientes comme un symptôme de cette situation paradoxale. En effet, à ma grande surprise, beaucoup d’entre elles ont exprimé en entretien une angoisse forte liée à des actes pourtant aussi quotidiens dans la pratique gynécologique que le frottis, la palpation des seins, ou l’imagerie des ovaires. En observation, j’ai pu assister à des manifestations paroxystiques de cette angoisse, qui pouvaient d’abord apparaître comme dénuées de sens – comme la peur de ne plus avoir d’ovaires, ou que le stérilet n’explose ou ne rouille à l’intérieur de son corps. Mais plutôt que de l’irrationalité, j’y ai lu un symptôme de la contradiction dans laquelle étaient plongées les patientes.
Progressivement sur le terrain s’est imposé ce constat : si le genre structure bien sûr la relation gynécologique de part en part, la classe et la race également. J’avais anticipé la question de la classe, notamment en faisant volontairement le grand écart en termes de terrains entre une PMI de Seine-Saint-Denis entièrement remboursée et une clinique des beaux quartiers parisiens avec des dépassements d’honoraire très importants. Mais j’avais moins anticipé à quelle point la race jouait également fortement. C’est pourquoi j’ai essayé de développer une analyse « intersectionnelle », pour reprendre le terme de Kimberlé Crenshaw, de la consultation gynécologique. Ce terme est source de beaucoup de méprise : en sociologie, nous l’utilisons principalement pour dire qu’un rapport de domination sociale ne peut pas être compris isolément, et qu’il faut penser le genre, la classe et la race ensemble, ainsi que leurs articulations.
Sur mes deux terrains en Seine-Saint-Denis, la race structurait de façon très forte les relations aussi bien entre les médecins eux-mêmes (dont les internes), qu’entre eux et leurs patientes. Ce qui était intéressant était que la race pouvait, en fonction des situations, jouer comme signifiant naturalisé de la classe, ou s’autonomiser totalement d’elle, et signifier surtout l’altérité d’origine et/ou de culture. De la même façon, elle pouvait jouer de façon positive ou négative dans la relation gynécologique. Par exemple, elle fonctionnait de façon positive quand une mutuelle racisation créait une proximité avec le médecin, même si ce rapprochement était souvent initié par les patientes. Mais elle pouvait aussi fonctionner négativement quand les médecins, anticipant une difficile communication, pour des raisons de langue et/ou d’origine, tendaient à présenter de façon succincte les enjeux médicaux de la consultation, ce qui provoquait en réalité un désinvestissement des patientes dans l’échange.
Oui. J’ai voulu montrer que dans un sens comme dans l’autre, ce qui apparaît d’abord comme une ressource peut se retourner contre la patiente, et qu’inversement, ce qui est d’abord considéré comme un handicap peut être mobilisé avec succès par elle. Une moindre implication dans la consultation laisse ainsi paradoxalement moins de prises à l’argumentation – un refus net, celui de la pilule par exemple, peut moins facilement être contesté. Inversement, la patientèle blanche de classes supérieures, qui dispose de beaucoup de capitaux et investit, voire surinvestit la consultation gynécologique, notamment par la parole, ou par un rapport très scolaire au savoir et aux prescriptions médicales, peut finalement se trouver piégée par ses propres avantages. En effet, cela crée une très forte compliance, une parfaite intériorisation de la norme gynécologique, qui peut pousser les patientes à devancer les prescriptions médicales, voire à s’y conformer de façon excessive, de l’aveu même des médecins.
Un des éléments centraux de la définition des violences gynécologiques est le non-respect du consentement de la patiente aux actes réalisés, en particulier à l’examen gynécologique. L’expression est un terme rencontré sur le terrain, mais aussi médiatique, politique, et féministe. Il est l’objet de fréquents débats quant à sa définition. Pour toutes ces raisons, il est d’un usage compliqué pour la sociologie. Néanmoins, j’ai pu assister lors de certaines consultations gynécologiques à des moments de tension qui étaient anormaux au regard de l’ensemble des consultations observées. Dans ces moments, la détresse exprimée par les patientes était liée à ce qu’il se passait alors dans la consultation et était tout à fait en excès par rapport au cours habituel des consultations – accompagnée par exemple de cris, de pleurs, etc.
Ces situations, pour minoritaires qu’elles ont été, ont existé, et il me semblait difficile de ne pas les évoquer. Dès lors, mon traitement des violences gynécologiques participe de cette volonté que j’évoquais plus haut de décaler le regard par rapport aux débats médiatiques. J’ai ainsi essayé d’interroger ce qui rendait possibles ces violences, c’est-à-dire de réfléchir aux conditions structurelles qui expliquent qu’elles peuvent se produire.
J’ai retenu, dans mon livre, trois conditions structurelles des violences gynécologiques, même s’il en existe sûrement d’autres.
Tout d’abord, la consultation gynécologique constitue une socialisation à la douleur : certains actes peuvent être douloureux, certains le sont presque systématiquement en observations comme en entretien. Les professionnelles et les professionnels doivent donc composer avec la douleur pour pouvoir travailler : c’est le cas pour beaucoup d’actes médicaux, mais la particularité de la consultation gynécologique est sa régularité. Dès lors, pour les médecins comme pour les patientes, la douleur est normalisée, et, de ce fait, ne constitue plus le symptôme potentiel d’une situation anormale.
Ensuite, j’ai constaté que les conditions de travail jouaient tout particulièrement sur les violences. Quand le rythme des consultations est accéléré, dans un contexte précarisé, les professionnelles et les professionnels de santé tendent à s’appuyer davantage sur leurs automatismes, ce qui rend plus difficile le fait d’analyser la particularité de la situation. En outre, l’absence de formation à demander systématiquement le consentement avant tout acte provoque également une réaction différenciée aux manifestations non verbales de l’absence de consentement. Celles et ceux qui sont plus sensibles, qui ont une plus grande expérience, sauront décrypter ces réactions des corps ; les autres non. C’est pourquoi il faut harmoniser la formation autour de ces enjeux.
Enfin, le dernier facteur est l’universalisme médical, cet idéal de neutralité et de non jugement qui est au fondement de la définition moderne du médecin. Même s’il part d’une bonne intention, pour la gynécologie, cela a comme effet paradoxal de vouloir traiter les organes génitaux comme n’importe quels organes, alors que de fait ils sont construits socialement comme relevant d’une exceptionnalité. Les corps sont désexualisés, dégenrés, ils deviennent un objet à traiter. Mais cela va à contre-courant du ressenti d’au moins une partie des patientes, qui disent en entretien vivre la consultation comme un moment dont la dimension genrée et potentiellement sexualisée ne peut jamais totalement être effacée. Cet effacement paradoxal peut là encore conduire à des violences.
Dans mon livre, j’ai voulu montrer que la consultation gynécologique constituait un haut lieu d’argumentation, qui socialisait autant les patientes aux raisonnements médicaux, que les médecins aux arguments des patientes. Si bien que les arguments peuvent de part et d’autre s’anticiper, et par là s’échanger.
Ce que j’ai appelé « l’argument du naturel » est un bon exemple de cet échange. J’ai constaté que c’est bien plutôt les médecins qui y avaient frontalement recours, pour conseiller une contraception sans hormones par exemple. Le naturel est alors pensé comme un argument pour convaincre la patiente de suivre la norme contraceptive ou gynécologique. Paradoxalement, les patientes utilisent bien moins l’argument du naturel directement, mais mettent plutôt en avant le refus des hormones. Mais ce faisant, elles mobilisent le plus souvent des arguments médicaux – que la balance risque/bénéfice n’est pas positive, ou que le principe de précaution s’impose au regard des controverses récentes autour des hormones.
Il est donc intéressant de constater que du côté des profanes comme des professionnelles et des professionnels de santé, l’argument du naturel ne renvoie jamais à une vraie nature idéalisée et opposée à la technique humaine, mais sert toujours à exprimer autre chose. La réappropriation par les professionnels et les professionnelles de l’argument du naturel n’est par ailleurs pas univoque : à cette logique répond la réappropriation par les patientes des normes médicales. Ce chassé-croisé des arguments est assez remarquable.
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15.06.2022 à 07:57
Matheo Malik
Dans Die Diplomatin, Lucy Fricke raconte l’histoire d’une diplomate allemande que rien ne perturbe jusqu’à ce qu’elle devienne témoin de la persécution des journalistes et artistes à Istanbul. Un roman politique d’une grande actualité, phénomène éditorial en Allemagne, illustrant les limites de la diplomatie et la fragilité des relations internationales.
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Pour écrire son dernier roman, Lucy Fricke, née en 1974 à Hambourg et dont les livres figurent régulièrement sur les listes des bestsellers et des prix littéraires s’est immiscée dans le milieu diplomatique germano-turc. Séjournant à la résidence d’été de l’ambassadeur allemand à Istanbul durant plusieurs mois dans le cadre d’une bourse, elle a eu l’occasion de discuter avec de nombreux et nombreuses diplomates. « Je ne sais pas pourquoi ils et elles ont accepté de me rencontrer, peut-être qu’ils m’ont juste sous-estimée parce que je suis écrivaine et non pas journaliste », s’étonne-t-elle dans une interview avec la Süddeutsche Zeitung.
Il en résulte un roman d’un « étonnant réalisme, notamment lorsqu’il est question d’égalité de sexes dans ce milieu », selon l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas qui a chroniqué le livre pour Die Zeit et qui en recommande la lecture sans hésitation.
Contrairement à Graham Greene ou John Le Carré mettant en scène dans leurs romans des diplomates hommes « vivant dans des pays tropicaux, buvant trop et devenant cyniques », Lucy Fricke a voulu écrire l’histoire d’une femme diplomate en crise. Et voilà comment est née Friederike Andermann, une diplomate d’une cinquantaine d’années qui, après de longues années au service du ministère des Affaires étrangères, réussit à faire évoluer sa carrière en devenant ambassadrice d’Allemagne à Montevideo. « Une petite sensation dans un milieu qui dit manquer de femmes ‘suffisamment compétentes’ ». Contrairement aux postes qu’elle a occupés jusqu’à présent, le quotidien en Uruguay lui semble toutefois assez tranquille et peu exigeant ; sa première mission consistant à choisir les saucisses pour la fête nationale allemande. « J’avais choisi ce métier pour faire bouger les choses ! Et me voilà en train de discuter de saucisses à griller pendant des heures et des heures ».
Ce n’est pas ainsi qu’Andermann avait imaginé le point culminant de son ambitieux parcours depuis son modeste milieu hambourgeois ce qui ne l’empêche pas de garder un humour délicieusement sarcastique démasquant à merveille ce petit monde ultra-privilégie et bien souvent hypocrite : « Nous sommes des fonctionnaires. Ceux aux mensonges bienveillants. Des gens qui, lorsqu’il pleut des cordes, expliquent oh combien cela fait du bien à l’agriculture. Mais heureusement nous en sommes conscients et la plupart du temps nous ne croyons que ce que nous ne disons pas », explique-t-elle. Mais les certitudes de « la diplomate » sont bientôt ébranlées par l’assassinat d’une jeune instagrammeuse, dont Andermann n’a pas pris au sérieux les menaces, ce qui entraine sa mutation à Istanbul où les choses deviennent autrement plus compliquées.
Confrontée au système autocratique d’Erdogan, elle doit assumer son rôle de représentante de l’État allemand qui se veut exemplaire en matière des droits de l’homme sans pour autant l’être complètement. S’inspirant de l’histoire vraie de la journaliste allemande Meşale Tolu, arrêtée à Istanbul en 2017, Lucy Fricke dénonce la brutalité avec laquelle le gouvernement turc s’en prend aux dissidents mais aussi le jeu pas toujours très net que mènent les diplomates allemands avec les autorités turques.
Un sujet délicat que l’auteure illustre à travers le destin de Baris, étudiant en économie à Berlin qui se fait arrêter en rentrant à Istanbul où sa mère, une commissaire d’exposition germano-kurde a été récemment emprisonnée pour avoir montré « des images que le gouvernement ne voudrait pas voir. » Déjà compliqué à résoudre par les moyens diplomatiques, le cas de Baris s’aggrave lorsque l’ambassade allemande révèle au gouvernement turc sa participation à une manifestation en soutien aux dissidents kurdes. Une manifestation d’une dizaine de personnes à peine, ayant eu lieu à Berlin il y a 5 ans. Des faits plutôt insignifiants mais dont les autorités turques s’emparent aussitôt pour monter un dossier à charge contre Baris…
« Je ne voulais pas croire que ces informations venaient de notre ambassade et j’aurais voulu m’enterrer sous mon propre consulat », s’indigne la diplomate qui va devoir progressivement faire face à un dilemme moral et politique, passionnant à suivre pour le lecteur et dont la gravité est atténuée par l’humour de l’auteure.« Dans ce roman Lucy Fricke montre une nouvelle fois son talent de conteuse en décrivant la beauté d’Istanbul non sans masquer la dure réalité politique de ce pays », écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung. En pointant les limites de la diplomatie à l’aune des relations germano-turques elle fait en effet preuve de courage. Un courage d’ailleurs non sans risques concrets pour elle, les autorités turques lui ayant formellement déconseillé de se rendre en Turquie jusqu’à nouvel ordre.
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