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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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04.05.2024 à 15:59
Jerónimo Bermúdez
Texte intégral (6088 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

À propos de La grande tuerie des chiens. Enquête sur les caninicides à Mexico et en Occident (XVIIIe-XXIe siècles), Arnaud Exbalin, Champ Vallon, collection « La chose publique », 2023.


Plusieurs campagnes d’extermination des chiens errants se sont déroulées dans les rues de Mexico à la fin du XVIIIe siècle. Ces tueries étaient assurées par la police de proximité, aux heures creuses de la nuit, et la comptabilité des cadavres de chiens était consignée par écrit. L’ouvrage La grande tuerie des chiens part précisément de la découverte, aux archives municipales de Mexico, d’une liasse recensant près de 35 000 de ces exécutions de chiens pour la seule décennie 1790.

Il est toujours délicat d’analyser la violence d’une société dont on n’est pas. À travers les archives, l’historien doit se laisser dépayser par des comportements révolus, étrangers à sa propre sensibilité, en s’interdisant l’anachronisme de ses jugements moraux. Dans un essai intitulé Le grand massacre des chats, Robert Darnton avait ainsi cherché à expliquer à travers le contexte social et culturel du Paris d’Ancien Régime la cruauté hilare des ouvriers typographes qui, en 1730, avaient mis à mort tous les félins de la rue Saint-Séverin. Arnaud Exbalin rend d’ailleurs hommage dans son titre à cet essai devenu célèbre parmi les historiens. Pourtant, La grande tuerie des chiens n’explore pas seulement la distance qui nous éloigne des rapports d’antan entre humains et animaux. L’enquête dévoile surtout la diversité d’opinions et d’attitudes qui s’opposent et se répondent dans le Mexico du XVIIIe et du début du XIXe siècle : vice-rois, policiers, vendeuses d’étal, maîtres de chiens et voleurs, les chiens eux-mêmes, chacun a eu des raisons pour agir et réagir d’une manière différente.

Ainsi, l’auteur cherche d’abord à éclairer les discordances d’intérêts et les raisons des dissensus à l’œuvre au cours des campagnes de « décanisation », c’est-à-dire d’élimination ou réduction de la population canine dans un espace donné. Cela apparaît clairement dans les condamnations de policiers pour des actions jugées abusives, comme l’exécution d’une chienne de race et la confiscation de ses chiots, ou la protestation d’un voisinage contre une descente policière menée contre les chiens du quartier.

À première vue, les quantités de chiens liquidés et l’appareil institutionnel mobilisé peuvent déconcerter : pourquoi faire des chiens de rue une affaire de vice-roi ? En orchestrant le massacre méthodique des chiens de rue, la police de Mexico dénoue à coup de burin les rapports que les animaux et les humains de Mexico ont construits et entretenus durant toute l’époque moderne. Et c’est cela, le sujet de La grande tuerie des chiens : le changement de mœurs des citadins et des chiens tel qu’il se joue dans l’exécution sommaire des chiens sans maître. De fait, les massacres de chiens à Mexico dans les années 1790 sont discutés à la lumière d’autres politiques de décanisation ayant eu cours dans d’autres villes d’Europe et d’Amérique. Ainsi, l’ouvrage aborde de manière plus large les logiques communes aux réformes des institutions urbaines durant le siècle des Lumières, à la transformation écologique des villes entre le XVIIIe et le XIXe siècle et à cette espèce de « procès de civilisation » urbain qui tient dans la clarification des rapports anthropozoolgiques légitimes.

Entre chien et loup : domestication, rapports anthropozoologiques et féralisation

Avant de discuter l’ouvrage, il convient d’établir le caractère historique du chien, la plus ancienne des domestications et la seule à survenir au paléolithique. Elle est aussi la plus universelle puisqu’elle accompagne la diffusion de l’humanité y compris dans la migration de la Sibérie vers l’Alaska, avant l’élévation du niveau de la mer du début de l’Holocène. Pour se faire une idée de la grande gamme de rapports possibles auxquels la domestication du loup peut aboutir dans les différentes régions du monde, il suffit de voir comment le chien actionne des travois dans les plaines du Mississippi tandis qu’il constitue un mets de luxe pour les aristocraties incaïques des Andes. Avec les invasions espagnoles, les chiens de chasse et les chiens de berger débarquent et agissent dans les batailles et les campagnes mésoaméricaines. Ce faisant, les colons ibériques n’introduisaient pas une nouvelle espèce animale, mais ils introduisaient, par contre, des rapports anthropozoologiques tout à fait nouveaux dans cette région du monde où les chiens n’étaient employés ni comme arme de guerre ni comme outil de travail.

Entre les événements de l’invasion européenne et les millénaires de compagnonnage canin en Mésoamérique, on comprend l’intérêt d’enrichir l’enquête sur les massacres de chiens avec des « focales » historiques plus amples, de la domestication canine aux bouleversements écologiques enclenchés par la Conquête espagnole, en passant par la longue durée des rapports anthropozoologiques : « La rencontre entre le molosse espagnol dévoreur d’Indiens et le chien autochtone, le xoloitzcuintle, sera une manière de relire l’histoire du Mexique colonial » (p. 25). Ce faisant, l’ouvrage accomplit le tour de force de discuter des travaux de différentes disciplines — archéologie, histoire et anthropologie. Toutefois, nous voudrions discuter cette proposition historiographique dont la pertinence ne fait aucun doute, mais dont l’application pose un problème de méthode intéressant. Comment articuler dans un même récit des échelles de temps aussi disparates que le demi-siècle, la millénaire divergence biologique entre le chien et le loup, et le long divorce géographique entre l’Amérique et l’Eurasie ?

Une partie de l’histoire d’extrême longue durée des rapports entre chiens et humains se joue également dans des temporalités suffisamment brusques pour que l’observation à l’œil nu de l’archive enrichisse l’observation au microscope des ossements archéozoologiques.

Ces différentes temporalités sont certes télescopées par les débarquements européens du début de l’époque moderne, mais il est difficile d’analyser les changements des rapports entre humains et chiens dans le contexte mexicain du XVIe siècle en renvoyant le lecteur à des considérations sur les évolutions précoloniales des sociétés américaines dans la longue durée (p. 50-61). Ainsi, la place des chiens dans la culture teneek au XXe siècle et les récits de voyageurs français dans l’Amérique du Nord du XVIIe siècle sont des contrepoints qui donnent matière à réfléchir, mais il est difficile de les mettre en relation avec ce qu’il se passe dans la Nouvelle-Espagne du XVIe siècle (sauf à postuler une indianité générique, ce que l’auteur ne fait pas). Ainsi, bien que l’auteur déconstruise à tour de rôle les représentations des chiens de la propagande anti-espagnole qui circule dans l’Europe de l’époque moderne, l’imagerie nationaliste du Porfiriat et les métaphores du muralisme mexicain, le propos de l’auteur est parfois piégé par la métaphore de départ : celle des « antagonismes canins », entre les chiens sanguinaires des colons et la race de chiens muets que les Mésoaméricains élevaient pour des sacrifices rituels et une consommation alimentaire. Il y a comme une opposition parfaite entre le dogue de guerre utilisé par les conquistadores dans des mises à mort spectaculaires (aperreamiento) et le chien glabre et édenté qui deviendra symbole national dans les bras de Frida Kahlo, le fameux xoloitzcuintle. Opposition parfaite, car artificielle, puisqu’il s’agit d’un symbolisme grossier qui représente mal la diversité de chiens de l’Europe comme du Mexique et qui représente plus mal encore les conquêtes coloniales qui n’ont été possibles qu’avec le concours de groupes politiques indigènes alliés aux Espagnols

Quoiqu’il en soit, par-delà l’extrême longue durée des rapports entre chiens et humains, une partie de cette histoire se joue également dans des temporalités suffisamment brusques pour que l’observation à l’œil nu de l’archive enrichisse l’observation au microscope des ossements archéozoologiques. C’est précisément dans cette temporalité d’historien que les hypothèses de l’auteur prennent toute leur force. De même que les massacres rompent des relations anthropozoologiques de longue haleine, les interactions quotidiennes constituent une forme de conditionnement et de sélection des chiens de ville, ou les chiens de campagne avec la chasse au lévrier ou la garde de moutons. Par ailleurs, les introductions biologiques menées par les Espagnols ont eu des effets imprévus et qui échappent au sens propre du terme de leur contrôle : une fois la séquence militaire achevée, on assiste à la formation de bandes de chiens féralisés qui menacent les troupeaux des éleveurs. La forme des corps, le comportement intra- et inter-espèce et l’évolution des populations de chiens ne peuvent pas être considérés comme des données naturelles et des invariants historiques. Fatalement, toute étude dédiée au chien relève nécessairement de l’histoire humaine, y compris lorsque leurs rapports se désengagent.

Armure pour chien de chasse, armurerie de Charles Quint, XVIe siècle,
Real Armería de Madrid, España. Núm. Inventario: E-114 y E-115

Pour éviter les malentendus, il convient de signaler que l’auteur emploie le concept de domestication pour désigner la divergence biologique du chien d’avec le loup au fil des interactions avec les sociétés humaines, mais également pour caractériser une sélection génétique ou une modification d’ordre éthologique d’une espèce domestique. Il est possible, par conséquent, que les biologistes ou les éthologues se crispent devant l’emprunt de leurs concepts, comme ceux de domestication ou de féralisation, quand leur usage devient trop libre. C’est ainsi que certaines facilités de langage pourraient être reprochées à l’auteur, comme la métaphore du retour à l’état sauvage pour la féralisation : « La domestication peut, dans certaines configurations et pour certaines espèces, être susceptible de régresser. Le chien, le cheval ou le cochon, cas bien connus, faute d’empreinte humaine, ont la faculté de “ repasser ” à l’état sauvage et donc de se déprendre de leur état domestique » (p. 50). Or, l’idée de régression de la domestication cache l’irréversibilité du processus évolutif. Autrement dit, un chien qui s’éloigne des rapports domestiques ne devient pas loup, mais chien « ensauvagé

Cette réserve ne saurait entacher l’intérêt interdisciplinaire de l’ouvrage : travailler l’historicité des rapports anthropozoologiques et l’évolution d’un animal domestique à travers la problématique de la féralisation est une entreprise encore rare et l’ouvrage montre avec force combien l’Amérique coloniale est un terrain privilégié pour écrire cette histoire. Ainsi, l’auteur reprend une discussion extrêmement intéressante sur les configurations anthropozoologiques dans la longue durée, ce qui donne du relief à son interprétation sur les tueries de chiens : « En faisant éliminer les canidés par milliers et en réitérant l’opération pendant des décennies, les autorités auraient incité les propriétaires à reprendre le contrôle sur leurs propres chiens, ce qui engendra des formes de domestications urbaines où l’homme, lié par la laisse, était lui-même inclus dans le processus » (p. 13). Par ailleurs, l’expression d’« entreprise domesticatoire » (p. 63) rappelle la proposition de Jean-Pierre Digard qui parlait de « système domesticatoire » pour étudier, par-delà la divergence biologique de la domestication, les rapports historiques entre les écosystèmes, les sociétés humaines et les espèces animales.

De fait, les hypothèses de l’auteur sur l’évolution historique de l’éthologie canine résonnent parfaitement avec des concepts récemment développés dans les études animales. Nous pensons notamment aux travaux sur les « collectifs symbiotiques

Pour une lecture critique des travaux de Scott, lire aussi sur Terrestres : Charles Stépanoff,« Comment en sommes-nous arrivés là ? », juin 2020.

Précisément, A. Exbalin signe des passages riches sur l’éthologie canine en contexte historique, notamment lorsqu’il montre de manière particulièrement convaincante les rapports entre la capacité trophique d’un espace urbain, la déprise anthropique qui suit une catastrophe — politique ou écologique — et la prolifération de chiens que les acteurs historiques constatent, par exemple, après l’inondation de Mexico en 1629 (p. 92-96). En mettant ainsi en système agents écologiques, conjoncture politique et développement urbain, l’auteur livre un bel exemple d’interdisciplinarité entre écologie et histoire. Par ailleurs, il y a des passages particulièrement passionnants sur les interactions entre humains et canidés à l’échelle quotidienne. Lorsque l’auteur explique la perception policière du désordre du marché ou de la nuit par l’impuissance à gouverner (p. 109-111), il parvient également à donner sens aux aboiements des chiens qui préviennent leurs maîtres voleurs de l’intrusion de policiers, aux infidélités des chiens de garde face au bout de viande qui achète leur silence, aux amabilités du voisinage pour des chiens qui n’ont pas besoin de maître attitré pour vivre parmi les humains. En prenant les tueries de chiens comme objet d’étude, A. Exbalin élargit la focale sur toutes les interactions entre humains et non-humains dans lesquelles s’inscrivent les politiques canicides de la ville.

Coulisses de la modernité : massacres de chiens, éclairage public et police des mœurs

Au cœur de l’ouvrage, du deuxième au sixième chapitre, A. Exbalin plonge le lecteur dans le vacarme d’un Mexico révolu, dans les tracas habituels des voisinages, les calculs politiques des vice-rois et les combines entre éboueurs et policiers. Ce faisant, il accorde une grande attention à la temporalité quotidienne, en racontant par exemple comment les vaches laitières étaient amenées avant l’aube depuis les campagnes environnantes jusque dans les places de Mexico. Aux premières lueurs du jour, c’était aussi dans l’une de ces places que la comptabilité des chiens abattus au cours de la nuit était faite. La ville se réveillait, les étals se déployaient et les passants cheminaient pendant que les dépouilles de chiens, une patte tranchée à chaque cadavre pour prévenir la fraude, étaient expulsées hors de la ville (p. 85-88), tandis que les chiens de rue ayant survécu à la nuit se terraient dans les terrains vagues où s’amassaient les ordures.

Le zèle contre les chiens pouvait permettre la revalorisation de son salaire, l’obtention d’une titulature et l’acquisition d’une monture.

Car, depuis la réforme de la police municipale en 1790, les routines du jour et celles de la nuit qui donnaient la ville en partage entre chiens et humains sont en mutation. L’éclairage public et la menace des hallebardes refoulent les chiens errants des espaces centraux de Mexico. La nuit tombée, chacun des policiers de proximité prenait son poste, allumait sa lampe à huile et signalait périodiquement sa présence en clamant l’heure. Il patrouillait à l’affût des urgences : signaler un incendie, appeler un curé pour une extrême-onction, amener un médecin pour un accouchement. Ce corps de police était composé, à son origine en 1790, de 90 hommes munis d’une hallebarde, d’un sifflet et d’une échelle, dotés d’instructions imprimées, d’une matricule et d’un secteur par individu. Pour se faire une idée de l’extension de ce maillage policier, on compte pour l’éclairage de la ville à la fin du siècle un millier de lanternes à huile (p. 120-121). Ensuite, en 1792, huit escouades mobiles sont créées à destination des faubourgs sans éclairage, chacune composée d’un brigadier et de huit serenos (p. 124). En addition aux autres tâches qui leur incombaient, les serenos poursuivaient et abattaient les chiens des rues durant leurs patrouilles pour obtenir des primes (un demi real par chien et 3 pesos supplémentaires lorsqu’on atteignait les cent chiens) et parfois en vue d’une promotion. En effet, à partir de 1805, le zèle contre les chiens pouvait permettre la revalorisation de son salaire, l’obtention d’une titulature et l’acquisition d’une monture. Ainsi, les tueries de chiens ne sont pas une curiosité anodine dans l’expérimentation institutionnelle que connaît Mexico à la fin de l’époque moderne. Comme l’auteur le montre, elles participent pleinement d’une « forme de professionnalisation de la police nocturne » (p. 124).

Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2
Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2
Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2

Ce qui nous mène à l’hypothèse centrale de l’auteur. Quel lien alors unit police de proximité, éclairage public et massacre des chiens ? Pour les mêmes raisons qui font qu’une augmentation des chiens errants manifestait une situation de crise, leur élimination marquait une reprise en main de la ville (p. 231-232). Bien sûr, une politique canicide ne recouvre pas la même signification dans tous les contextes, ainsi que le montre l’auteur en comparant les enjeux politiques auxquels ont fait face les différents vice-rois de la Nouvelle-Espagne ayant recours aux tueries de chiens (p. 96). Pour autant, la décanisation, tout comme la présence policière et l’éclairage nocturne, vise à étendre le domaine de la souveraineté municipale à travers une extension du contrôle municipal sur le temps nocturne et sur la mobilité animale.

Cette rénovation urbaine contraint par ailleurs les citadins à adapter leurs comportements, obligés qu’ils devenaient de marquer la différence entre un chien errant et un chien qu’ils ne voudraient pas retrouver mort au petit matin, alors même que des rapports intermédiaires sont pratiqués notamment avec les chiens nourris par tout un voisinage, sans qu’on lui reconnaisse de maître attitré. Dès lors, les tueries de chiens disciplinent autant les comportements des chiens que ceux des maîtres, les deux étant, en un sens, tenus par la même laisse : un objet qui restreint les rapports anthropocanins au périmètre domestique et aux mobilités surveillées. D’ailleurs, le parallèle entre la discipline exercée sur les pauvres et celle exercée sur les chiens est particulièrement frappant (p. 166-170). La perspective, inspirée des travaux de Michel Foucault, qui consiste à analyser ce qu’une société rejette à ses marges comme un révélateur des logiques politiques qui l’animent, s’applique particulièrement bien aux chiens errants. Pour citer l’auteur, « Les reproches formulés à l’encontre des mendiants sont similaires à ceux adressés aux chiens parias : mendicité, vacarme, gêne pour les fidèles des églises et les malades. Dans la phraséologie des faiseurs de réformes, chiens et vagabonds étaient dotés des mêmes traits d’immoralité auxquels s’ajoutaient les stigmates de la saleté et de la criminalité » (p. 168). En miroir, la persécution de l’errance des chiens et des pauvres en ville dicte un certain savoir-vivre aux citadins.

Quand le chien devient un loup pour l’homme. De quoi les tueries de chiens sont-elles le nom ?

Un tour de force de l’ouvrage consiste à faire émerger, au fil de la lecture, une histoire réunissant des villes dont les trajectoires ne paraissent en rien connectées. Aux chapitres 7 et 8, l’auteur compare la gestion urbaine des chiens errants dans les villes de New York, Mexico, Madrid et Istanbul au XIXe et au XXe siècle — et c’est d’ailleurs comme cela qu’il convient de comprendre l’usage du concept d’« Occident », comme une construction d’un cadre chronologique et géographique contre-intuitif. Cet aspect est d’autant plus réussi que l’auteur y parvient sans recourir à des concepts globalisants prêts à l’emploi, qui risquent d’énoncer tout ensemble l’observation et l’interprétation, aboutissant à une simple tautologie de l’hypothèse de départ. Une expression comme « modernisation urbaine » renferme ce danger, mais le concept est matérialisé tout au long de l’ouvrage par des pratiques et des artéfacts concrets. En effet, l’éclairage public, la police de proximité et le contrôle du vivant dans l’espace urbain s’accomplissent ensemble et peuvent servir de critère pour établir des chronologies et des comparaisons entre des contextes urbains disparates.

Les tueries de chiens ne seraient pas une réponse à la mauvaise hygiène des villes préindustrielles, mais renverraient à une mutation historique plus profonde de l’administration des comportements urbains, tant pour les populations humaines qu’animales.

Ainsi, au fur et à mesure que l’on s’approche des conclusions de l’ouvrage, les massacres de chiens cessent d’être l’objet de l’analyse pour devenir un indicateur de plus large portée : les politiques de décanisation sont élevées en « bons révélateurs du degré de sophistication policière des villes » (p. 232), dans un dispositif plus ample qui recouvre la discipline des pauvres et l’éclairage public pour bâtir, à travers la rénovation urbaine, « un ordre nocturne idéal » (p. 175). Cette proposition a le mérite de renverser le préjugé diffusionniste qui tiendrait les capitales européennes pour devancières dans le front pionnier de l’histoire, car cette triade constitue en l’occurrence des « avancées qui font de certaines cités du Nouveau Monde des villes à l’avant-garde de la modernité urbaine » (p. 120). En effet, avec la réforme de 1790, un corps de police est mandaté pour les massacres de chiens, tandis qu’ailleurs ceux-ci étaient relégués à des couches marginales de la population — les chiffonniers à Madrid ou les forçats à Bogota.

Les vertus de l’histoire comparée sont flagrantes dans l’enquête, un même phénomène étant scruté à travers différents contextes pour mettre en évidence leur dénominateur commun et les facteurs explicatifs secondaires. En ce sens, le cas de Mexico revêt un intérêt tout particulier, puisqu’au cours des rénovations urbaines européennes, l’éradication de la rage était un argument récurrent dans les débats sur le contrôle des populations animales, la morsure d’un chien enragé étant fatale avant Jenner et Pasteur (p. 210-212). Mais les préoccupations sanitaires suffisent-elles à expliquer les massacres de chiens du XVIIIe et du XIXe siècle ? A. Exbalin affirme que les séquences de décanisation à Mexico ne correspondent pas à une réaction politique contre la rage puisque les navires avaient transporté les chiens européens à travers l’Atlantique sans la zoonose (p. 8, p. 69 et p. 210). Les tueries de chiens ne seraient pas une réponse à la mauvaise hygiène des villes préindustrielles, mais renverraient à une mutation historique plus profonde de l’administration des comportements urbains, tant pour les populations humaines qu’animales. Malgré cette proposition enthousiasmante, la première des tueries de chiens dont fait état l’archive centrale de l’enquête, la fameuse liasse 3662, est ordonnée après la détection d’un cas de rage en 1709 par le Tribunal de Médecine de la vice-royauté. L’auteur lui-même signale cette contradiction (p. 113-114). Pourtant, il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence : la longueur du voyage transatlantique, parfois inférieure au mois parfois supérieur à deux mois, sabotait l’incubation du virus et préservait l’hémisphère américain de cette zoonose pendant près de deux siècles. Jusqu’à ce que, pour la première fois, le virus parvienne à franchir l’obstacle océanique et atteigne la Nouvelle-Espagne précisément aux débuts du XVIIIe siècle et se diffuse progressivement à des espaces américains plus éloignés de la métropole

« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC
« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC
« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC

Cela affaiblit nécessairement une des hypothèses fortes de l’ouvrage, sans pour autant discréditer l’approche constructiviste que l’auteur promeut dans le chapitre « La fabrique du nuisible » (p. 139-164), l’une des parties les plus stimulantes de l’ouvrage. Comme d’autres travaux historiques l’ont démontré, la perception de la saleté, de la violence et de l’intolérable évolue dans le temps. Pour ne donner qu’un exemple, la baisse des crimes au cours du XIXe siècle à Paris a pour conséquence la baisse du seuil de tolérance aux actes sanglants, d’où la fascination nouvelle pour les faits divers morbides et l’interdiction de flâner dans les morgues. La grande tuerie des chiens donne précisément à voir une de ces mutations de sensibilité. En effet, la question de l’acceptabilité des tueries de chiens guide les innovations techniques et institutionnelles autour de la décanisation urbaine. Ainsi, le coup de burin est progressivement remplacé par l’empoisonnement de boulettes de viande, lui-même remplacé par la fourrière, qui permet d’expulser hors de la ville non seulement la violence canicide, mais aussi le corps même du chien indésirable. Cette tendance globale à la décanisation et à son invisibilisation fait l’objet des deux derniers chapitres de l’ouvrage. En suivant la circulation de procédés techniques et de dispositifs urbains, A. Exbalin dresse un panorama global — de New York à Istanbul — des « moyens pour limiter le nombre de chiens dans les villes : impôts pour les propriétaires, port obligatoire du collier et de la muselière, fourrières, poisons chimiques, électrocution… » (p. 194).

Pourtant, cette logique administrative peine à convaincre l’ensemble de la population, comme en témoigne le comportement même de certains membres de la police municipale. En effet, la persistance du stigmate social associé aux tueries de chiens pèse dans les négociations entre voisinage, municipalité et patrouilles. Les administrateurs débattent sur l’intérêt d’engager des tueurs de chiens qui se dédient entièrement au massacre pour contourner la répugnance qu’éprouvent les policiers à tuer des chiens ou celle qu’éprouvent les citadins envers une police canicide. Tout cela met en relief le malaise que suscite la caractéristique distinctive des décanisations mexicaines : un mélange des genres entre corps municipal et besogne canicide. En somme, les résistances et les contestations des tueries de chiens dessinent comme une économie morale où les arguments utilitaires de l’administration n’ont pas raison de la socialisation des chiens au sein d’un voisinage.

Par-delà les liens culturels et affectifs, les chiens errants étaient intégrés à une chaîne d’interactions interespèces, comme A. Exbalin le montre bien pour le Mexico d’Ancien Régime. Ainsi, les urubus noirs, les charognards de l’Amérique, ont vu leur chaîne alimentaire bousculée par les campagnes de décanisations (p. 238-239), un changement écologique qui soulève un problème logistique à l’administration municipale puisque l’ébouage de la ville reposait précisément sur ces cycles métaboliques entre déchets et commensaux. Les administrateurs sont allés jusqu’à envisager, au temps des massacres de chiens, la création de chenils fermés pour approvisionner la ville en peau et en excréments de chiens, des ressources employées dans l’industrie du cuir (p. 114-115). Les mutations urbaines de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle semblent avoir dirigé les villes d’Europe et d’Amérique vers un régime écologique dont nous sommes les héritiers directs et que l’on pourrait caractériser par une artificialisation de l’espace urbain et une régulation agressive des commensaux (bétonnisation, stérilisation, dératisation et désinsectisation). L’intérêt de ne pas réduire ces expériences institutionnelles et technologiques à leur logique sanitaire, c’est d’envisager les choix hygiénistes du passé autrement que comme la voie unique et nécessaire du développement urbain. En somme, à travers cette dernière partie de l’enquête, l’auteur révèle la période où les massacres de chiens ont rompu avec une cohabitation de très longue durée, pour déboucher sur des institutions qui nous paraissent aujourd’hui évidentes — de la fourrière au puçage — et dont on oublie l’historicité et, éventuellement, la caducité.

Lire aussi sur Terrestres l’article de Frédérick Keck, « Animaux de tous les pays, unissez-vous ! », mars 2024.

La Grande tuerie des chiens est une enquête d’histoire au cours de laquelle l’auteur n’hésite pas à intégrer ses promenades et ses entrevues dans les quartiers de Mexico dans la narration, tout en filant un écheveau d’hypothèses particulièrement original. Son style biographique n’enlève rien à la cohérence de l’ouvrage puisque toutes les parenthèses ouvertes, parfois d’ordre historiographique, parfois d’ordre contemporain (et souvent les deux), ne détournent pas inutilement l’attention du lecteur, puisque le fil conducteur reste, de l’introduction à l’épilogue, le cheminement de pensée de l’auteur. Celui-ci nous emmène en quelques pages du Moscou de la Coupe du Monde de 2014, à la violence meurtrière des rues de Bogota, en passant par les banlieues de Bucarest lors de l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne. Ce faisant, les relations entre chiens et humains sont scrutées autant à travers les strates des archéologues et les documents des archives municipales qu’à travers les préoccupations du temps présent.

D’une plume impeccable, l’auteur conjugue expertise et curiosité en partant constamment en excursion bibliographique pour expliquer l’archive mexicaine qui lui a servi de point de départ. Partant, A. Exbalin présente dans cet ouvrage un chantier d’histoire plutôt qu’un plan d’architecte ou un bâtiment fini. Sans adopter un surplomb d’encyclopédie difficile à tenir eu égard à l’ampleur chronologique et géographique de l’ouvrage, l’auteur livre une pierre qui peut aller à plusieurs édifices. En décentrant le regard de l’Europe, A. Exbalin enrichit la compréhension que l’on avait des mutations urbaines du siècle des Lumières et du siècle de l’industrialisation. Les historiens des techniques apprécieront l’attention accordée aux circulations de méthodes canicides à travers le globe, les spécialistes de différentes villes auront des questions nouvelles à poser à leurs archives et ceux qui s’interrogent sur nos interactions avec les animaux aujourd’hui trouveront matière à réfléchir en lisant sur ce qu’elles ont pu être par le passé.

Toutes ces enjambées entre passé et présent, entre histoire et écologie, constituent une façon efficace de revenir sur les implications environnementales du procès de civilisation des mœurs et de discipline des masses de l’époque moderne, tout comme une manière de révéler combien l’état actuel des choses peut évoluer — absences et présences d’espèces, libertés et contraintes de mouvements, discipline ou errance des populations humaines et non-humaines. Et cela reste toujours un exercice rafraîchissant pour ceux qui ne voient pas d’avenir viable dans la perpétuation de l’état actuel des choses. Nous voilà, en somme, avec un bel ouvrage qui donne à voir ce que peut l’histoire dans la réflexion écologique.


Illustration de couverture — Manuscrito del aperreamiento, 1560 — Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Mexicain 374

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Notes

26.04.2024 à 20:07
Sacha Todorov
Texte intégral (5173 mots)
Temps de lecture : 27 minutes

Alors que la pensée écologique questionne aujourd’hui de façon croissante la création artistique dans toutes ses dimensions — des matériaux employés aux histoires racontées, en passant par les dispositifs de médiation et jusqu’à la finalité même de l’œuvre d’art —, suscitant un important renouvellement des formes et des pratiques, on ne cesse de redécouvrir des précurseurs, artistes ayant intégré à leurs œuvres des problématiques écologiques bien avant l’époque actuelle. Il en est ainsi de la rencontre entre la pensée écologique et le théâtre : si, « au cours de ces dernières années le nombre de spectacles, publications, colloques et autres rencontres professionnelles consacrés aux problématiques écologiques s’est considérablement accruReinhabitory Theater, active à cette époque en Californie, et que cet article entend présenter pour la première fois au lectorat francophone. Son caractère confidentiel explique qu’elle ne soit pas entrée jusqu’à présent dans l’histoire théâtrale

De la San Francisco Mime Troupe au Reinhabitory Theater : sur la piste d’une troupe de théâtre militante

La troupe du Reinhabitory Theater fut active en Californie de 1975 à 1977 ; mais elle ne saurait être comprise sans être replacée dans son histoire longue, la plupart de ses membres ayant fait partie, au cours des années 1960, de la San Francisco Mime Troupe et/ou du groupe des Diggers

La San Francisco Mime Troupe

Fondée par Ron Davis, un élève du mime Étienne Decroux, en 1959, la San Francisco Mime Troupe mène dans la ville du même nom un « théâtre de protestation et de propagandeLa Farce de Maître Pathelin, Molière, Goldoni), adaptées aux enjeux américains, tantôt des créations originales : dans les deux cas, l’un des acteurs de la troupe, Peter Berg, s’affirme comme le principal dramaturge. Le style de jeu de la troupe est très marqué par le mime et la commedia dell’arte, Ron Davis étant convaincu que « c’est aux actions physiques d’exprimer les significations essentielles [car] l’action physique touche le public de manière sensibleReinhabitory Theater. Ils se servent également d’un cranky, sorte de panneau muni d’une manivelle permettant d’y faire dérouler des images de toutes sortes

En 1966, Ron Davis publie un manifeste qui fait date aux Etats-Unis, et dont le titre est trouvé par Peter Berg : « Le théâtre de guérillaLa Guerre de guérilla du Che Guevara, paru aux États-Unis en 1961). Outre un certain nombre de conseils pratiques pour faire du théâtre « social » ou « radical » avec peu de moyens, on y trouve l’idée qu’une compagnie de théâtre de guérilla doit concevoir son travail sous le triptyque « enseigner ; montrer la voie du changement ; donner l’exemple du changement » : « Le comportement public ne doit pas se distinguer du comportement privé. Fais en public ce que tu fais en privé, ou alors cesse de le faire en privé

« Soyons très clairs. Vous pouvez critiquer, débattre, donner votre avis sur certains problèmes en société, vous serez accepté aussi longtemps que vous ne serez pas efficace

Ron Davis

Cette obsession pour ce qu’on pourrait appeler la performativité de la performance, l’idée d’un impact réel de la représentation théâtrale sur le monde, fait en réalité débat au sein de la San Francisco Mime Troupe ; et ses partisans plus radicaux, Peter Berg en tête, finissent par quitter celle-ci, rompre avec Davis, accusé d’être trop attaché aux séparations entre la scène et la salle et entre le théâtre et la vie, et par s’investir dans l’aventure des Diggers.

Les Diggers

Les Diggers sont plus qu’une autre troupe de théâtre. Sous ce nom, emprunté à un groupe de paysans ayant brièvement tenté une réappropriation des terrains communaux dans l’Angleterre du xviie siècle, sont d’abord publiés des textes, les Digger Papers, écrits par des membres de la Mime Troupe, Billy Murcott et Emmett Grogan (dont l’autobiographie romancée Ringolevio allait devenir culte dans les années 1970

Puis sont organisés, par ce collectif, qui jusqu’au bout revendique son anonymat et sa totale ouverture (« être un Digger c’est se dire soi-même Digger. […] Qui veut, peut être un DiggerFree Food, une distribution de repas gratuits tous les jours dans un parc de San Francisco, non pas dans un esprit de charité mais d’incarnation d’une société post–capitaliste. « Il s’agissait de faire ce dont on avait envie, pour ses propres raisons. Si on voulait vivre dans un monde où la nourriture est gratuite, alors il fallait le créer et s’y impliquer » raconte ainsi l’un des Diggers, Peter CoyoteIntersection Game, où des marionnettes construites par Robert La Morticello de la Mime Troupe bloquent la circulation automobile pour remettre en question « l’usage et la propriété des ruesFree Stores, où quiconque le souhaite peut passer prendre ou déposer gratuitement des marchandises… Autant d’actions réalisées en-dehors du cadre traditionnel du théâtre, mais que les Diggers conçoivent comme des life–acts, un théâtre mêlé à la vie réelle et donnant à voir « la façon dont les choses pourraient ou devraient être

Dépassé par la répression policière, mais aussi par l’afflux à San Francisco de dizaines de milliers de jeunes Américains plus venus là pour profiter de la drogue à bas prix que pour renverser le capitalisme, le collectif des Diggers s’auto–dissout après le Summer of Love de 1967. Parmi ses membres, nombreux sont ceux qui tentent alors le retour à la terre, c’est-à-dire « de vivre en-dehors de la société de consommation, d’expérimenter l’autarcie et de tenter le virage radical du consommateur au producteur en étant soi-même à la source de ses propres moyens de subsistanceBlack Bear Ranch

Le biorégionalisme

Le biorégionalisme peut être défini comme une redéfinition des régions géographiques à l’aune de critères écologiques — zone d’habitat d’espèces animales ou végétales, bassin-versant d’un fleuve, etc. — et bien sûr, les interdépendances s’y étant nouées. Au moment de son émergence dans les années 1970, il s’accompagne de l’idée que les biorégions devraient être le principal échelon politique des sociétés humaines, au détriment des frontières étatiques ou administratives actuelles (un mouvement en faveur de l’indépendance de Cascadia

À lire aussi sur Terrestres, un entretien avec Mathias Rollot,« Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste », avril 2023.

Ce concept est indissociable de celui de « vivre–sur–place » ou « vivre–dans–un–lieu » (living–in–place), à savoir un mode d’habitation « conservant un équilibre entre les vies humaines, les autres êtres vivants, et les processus planétaires — saisons, météo, cycles de l’eau — […], aux antipodes d’une société qui se fabrique une vie (makes a living) à travers l’exploitation court-termiste et destructrice du pays et de la viede facto été maîtrisé par la plupart des groupes humains au cours de l’histoire (et notamment, pour ce qui concerne l’Amérique du Nord, par les populations amérindiennes) jusqu’à l’avènement de la révolution industrielle au sein des sociétés occidentales ; par conséquent, ces dernières devraient donc apprendre à « réhabiter », c’est-à-dire à habiter une biorégion dans le respect de son équilibre écologique

Couverture de Reinhabiting a Separate Country. A Bioregional Anthology of Northern California, Peter Berg, 1978

« Biorégionalisme », « vivre–dans–un–lieu », « réhabiter » : Peter Berg est généralement reconnu comme l’inventeur de ces concepts. Signalons toutefois l’influence manifeste de Gary Snyder, compagnon de route des Diggers, poète membre de la Beat Generation, auteur notamment de Turtle Island (1974) qui lui valut le prix Pulitzer l’année suivante, et qui partageait avec Berg et Goldhaft (ou leur avait inspiré ?) « l’idée d’une renaissance culturelle et écologique d’inspiration amérindienne pour toute l’Amérique du Nord

Sur Terrestres, lire aussi le texte de Gary Snyder,« Accéder au bassin-versant », septembre 2020.

Le Reinhabitory Theater

En 1973, de retour à San Francisco, Peter Berg et Judy Goldhaft fondent Planet Drum, une association dévolue à la promotion du biorégionalisme (et toujours active aujourd’hui) ; et en 1975, ils lancent le Reinhabitory Theater, une petite troupe de théâtre dont le projet pouvait se définir comme une promotion du biorégionalisme et de la reinhabitation via le théâtreDiggers), elle se consacra pendant trois ans à des workshops et à la mise en scène et à la tournée d’un spectacle, intitulé Northern California Stories

John Robb et Kent Minault lors d’une représentation à San Bruno Mountain (San Francisco), 1976 – © Edmund Shea

C’est par les workshops, dirigés par Judy Goldhaft, que cette aventure a commencé : il s’agissait de cours de mime, focalisés sur les comportements animaux — principalement des mammifères et des oiseaux, tous endémiques de la Californie du Nord. Aux antipodes d’un travail de mime codifié, ils étaient nourris des études éthologiques les plus récentes, ainsi que d’observations directes, dans les zoos ou dans des environnements sauvages. L’idée sous-jacente était qu’incarner ainsi coyotes, ours ou renards argentés, comprendre le plus finement possible l’organisation de leur corps ou leur mode de déplacement, permettait de s’approcher de leur point de vue sur le monde, et donc de s’ouvrir à des perspectives multi–spécifiques.

Le spectacle Northern California Stories se construisit sur cette base. Il s’agissait d’un spectacle à géométrie variable, composé d’une vingtaine de sketchs, présentés ou pas en fonction de l’avancement de leur écriture et/ou de la disponibilité des comédiens. Judy Goldhaft en est la metteuse en scène, et les textes semblent avoir été principalement écrits par Peter Berg et Lenore Kandel (poétesse importante de la Beat Generation et ex–Digger), tout en laissant une place à l’écriture collective.

Les sketchs qu’on y trouve — jamais publiés, mais dont j’ai pu consulter les brochures des comédiens ainsi que des captations vidéos des répétitions et des représentations — sont de trois principaux types : histoires issues des mythologies amérindiennes, interventions pédagogiques sur l’écologie de la Californie, et créations originales.

Les adaptations de récits issus de mythologies amérindiennes, et plus spécifiquement de mythologies de peuples de la Côte Ouest (Pomo, Maidu, Karok et Pit River

Voici par exemple la première scène du spectacle, qui évoque un mythe de création du monde des Pit Rivers :

BILL. Qu’est-ce que c’est que cette chose que les Blancs appellent Dieu ? Ils en parlent tout le temps, bon dieu ci, et bon dieu ça, et nom de dieu, et dieu a créé le monde… Qui est ce dieu, Doc ? Ils disent que Coyote est le Dieu Indien, mais si je leur dis que Dieu est Coyote, ils se fâchent. Pourquoi ?

DOC. Ecoute, Bill, dis-moi… Est-ce que les Indiens pensent, vraiment, que Coyote a fait le monde ? Je veux dire, est-ce qu’ils le pensent pour de vrai ? Est-ce que toi tu le penses pour de vrai ?

BILL. Mais bien sûr… Pourquoi pas ?… En tout cas, c’est ce que les personnes âgées ont toujours dit… mais ils ne racontent pas tous la même histoire. Voilà une de celles que j’ai entendues : on aurait dit qu’il n’y avait rien nulle part qu’une sorte de brouillard. Un brouillard mêlé d’eau, dit-on, pas de terre où que ce soit, et voilà Renard Argenté…

DOC. Tu veux dire  Coyote ?

BILL. Non, non, je veux dire Renard Argenté. Coyote, c’est après. Tu verras. Pour l’instant, quelque part dans ce brouillard, on dit que Renard Argenté errait et se sentait seul. (Bill se change en Renard Argenté) J’aimerais rencontrer quelqu’un ! (Doc se change en Coyote) Je pensais bien rencontrer quelqu’un ! Où voyages-tu ?

DOC. Où voyages-tu, TOI ? Pourquoi voyages-tu comme ça

On peut pointer ici un petit raccourci dans la pensée de Berg : aussi multi–spécifiques soient-ils, les mythes des Pit Rivers ne se situaient nullement dans une perspective de réalisme éthologique — Renard argenté crée le monde, Lézard donne des coups de bâton à Coyote, Taupe fume du tabac, etc. Néanmoins, on ne saurait donner tort à Berg de les trouver moins anthropocentriques que les mythologies occidentales modernes.

Peter Coyote et Marlow Hotchkiss jouant la scène “Coyote et Renard Argenté”, 1977 – © Erik Weber

Les interventions pédagogiques étaient menées par Peter Berg, sous le nom ironique de « Fred-full–of–facts ». Muni d’un cranky présentant des illustrations diverses comme à l’époque de la San Francisco Mime Troupe, Berg cherchait à développer chez les spectateurs une conscience écologique du lieu où ils habitaient, à savoir le nord de la Californie — « pays à part

Enfin, plusieurs textes originaux — une chanson décrivant le cycle de l’eau, des poèmes évoquant les animaux et les cycles naturels —  émaillaient le spectacle. L’un d’eux, généralement joué en clôture du spectacle, se détache par sa longueur et sa qualité : « Le lynx et les poulets », un sketch inspiré d’une anecdote ayant eu lieu dans le ranch de Gary Snyder (où une représentation du spectacle eut d’ailleurs lieu), le seul à avoir lieu dans un univers contemporain et non un temps mythique. Il raconte les mésaventures d’un couple de néo-ruraux, Branch et Crystal, aux prises avec un lynx dévastant leur poulailler. J’en traduis ici la première page, où les acteurs présentent aux spectateurs leurs personnages, non sans ironie envers la naïveté de ceux-ci :

OUVERTURE

LYNX. J’ai toujours vécu ici.

BRANCH. Je m’appelle Branch. Je voulais m’enraciner quelque part. Je ne supportais plus d’être enfermé en ville.

CRYSTAL. Je m’appelle Crystal. Je suis venue ici pour faire pousser des légumes. Je voulais sortir du bruit, des embouteillages et de la pollution de la ville.

POULE. Quand je suis arrivée de la ferme de Petaluma, je n’avais jamais vu la nuit. Maintenant qu’ils ont enlevé le speed de ma nourriture, je peux enfin dormir !

AUTRE POULE. Comme tant d’autres, moi aussi je suis née à Petaluma.

[…]

AUTRE POULE. Je me suis échappée du laboratoire du colonel Sanders. Je n’en finis pas de briser ma coquille.

COQ. Je viens de l’une des meilleures familles de la vallée. Cela fait deux ans que je suis avec Branch et Crystal. Je protège les poules, et je m’assure que les œufs sont fertiles.

SCÈNE I

Basse-cour. Les poules dorment… Le coq les réveille… Il les compte… Elles mangent… Alerte… Tout va bien… Alerte… Alerte rouge… Le lynx tue une poule.

SCÈNE II

CRYSTAL. Le lynx a encore tué une poule ! C’est la quatrième ! Non, ne le dis pas.

Branch mime une palissade. 

CRYSTAL. Non, je ne veux pas être séparée de la forêt

Au cœur de problématiques écologiques concrètes, en prise directe avec des enjeux auxquels étaient confrontés les spectateurs, machine à jouer d’une grande puissance comique : cette scène peut être considérée comme la plus réussie du Reinhabitory Theater.

On l’aura compris, cette aventure ne brille pas par son volume ! Mais elle recèle au moins trois innovations intéressantes du point de vue de ce que fait au théâtre une perspective écologique : une innovation vis-à-vis des histoires racontées, une autre vis-à-vis des rôles incarnés, et une troisième vis-à-vis du lieu de la représentation.

Changer d’histoires : des récits multi-spécifiques

L’essentiel des Northern California Stories repose, on l’a dit, sur des adaptations de récits issus des mythologies amérindiennes de la Côte Ouest. De nos jours, une telle démarche aux États-Unis soulèverait immanquablement la question de l’appropriation culturelle — à la fois en amont, puisque Berg et Kandel ont écrit à partir de textes d’anthropologues blancs sans consulter les populations concernées, et en aval, puisque tous les membres de la troupe sont blancs eux aussi. Du point de vue des Karok (par exemple), on pourrait dire qu’on reste dans une configuration coloniale, où des Américains extraient une chose qui les intéresse d’une culture qui n’est pas la leur, la transplantent dans un contexte dont les Karok sont absents et lui font dire autre chose que sa signification d’origine. Signalons toutefois qu’on est ici aux antipodes des cas les plus polémiques du genre (comme les sous-vêtements à « imprimé Navajo » de la marque Urban Outfitters

Au-delà de l’avis des populations concernées, la question se pose de la capacité des spectateurs baignant dans une culture occidentale à approcher l’équilibre écologique du mode de vie amérindien par la simple connaissance de ces mythes. Comme l’écrivent Fred Bozzi et Martin Mongin dans un article récent consacré à la vogue actuelle, au sein des milieux écologistes, des ouvrages d’anthropologie (tels ceux de Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Barbara Glowczewski, Florence Brunois, Nastassja Martin, Eduardo Kohn, etc.) :

Ces mythes tellement évocateurs pour nous sont toujours, chez ceux qui les cultivent, plus que des mythes. Ils sont inséparables d’une expérience vécue, d’une praxis, d’un rapport intégral au monde et au temps long de l’histoire collective. En ce qui nous concerne donc, les anthropologues l’indiquent, nous ne pouvons en avoir qu’une approche extérieure et spectaculaire.

Fred Bozzi et Martin Mongin, « Sorcières et sourciers : de quels mythes avons-nous besoin ? »,
Terrestres, 25 février 2022

Mais dans une certaine mesure, Berg semble conscient de ces écueils : « Des représentations par le théâtre réhabitant d’ “histoires de coyote”, indique-t-il, ne devraient pas chercher à imiter la religion karok originelle (native), mais elles devraient invoquer un esprit de création perpétuelle pour montrer la relation d’interdépendance qui unit les êtres humains aux autres espèces

Changer de rôles : incarner les non-humains

Adopter une perspective biorégionaliste, c’est s’intéresser aux non-humains, au premier rang desquels les animaux ; en le faisant au théâtre, la troupe du Reinhabitory Theater a choisi d’incarner ceux-ci par les acteurs. Ces derniers n’ont bien entendu pas été les premiers à jouer des animauxSan Francisco Mime Troupe.

Judy Goldhafdt et Muniera Kadrie jouant « Coyote et Taupe », 1977 – © Erik Weber

D’autres choix de mise en scène sont évidemment possibles, mais celui-ci a l’intérêt de pousser les comédiens à observer les animaux, à analyser le fonctionnement de leur anatomie — encore aujourd’hui, Judy Goldhaft est ainsi capable de mimer différents oiseaux par les nuances de leurs battements d’ailes ; et ce faisant, à ouvrir des chemins d’empathie inter-espèces, dans un sens ou dans l’autre (l’enjeu initial étant bien sûr d’augmenter l’empathie humaine envers les non-humains ; mais les acteurs que j’ai rencontrés riaient encore d’une représentation où les imitations de Coyote et Renard avaient suscité une surexcitation telle chez les chiens présents parmi l’auditoire qu’ils avaient interrompu la représentation).

Changer le rapport au lieu de la représentation : un théâtre situé

Enfin, la dernière innovation significative du Reinhabitory Theater me semble être son ancrage territorial. Il s’agissait de jouer en Californie du Nord, pour les habitants de ce territoire, un spectacle destiné à les aider à mieux connaître et mieux habiter celui-ci, autrement dit à « emmener les communautés des lieux où ils allaient vers l’expérience de vivre dans une perspective biorégionalePlanet Drum, l’association fondée par Berg et Goldhaft, il s’agissait, par le théâtre, de faire communauté (c’est l’héritage des Diggers), d’aider le mouvement écologiste qui ne s’appelait pas encore ainsi à faire réseau, à se reconnaître lui-même ; et notamment d’apporter « une réponse directe au mouvement de retour à la terre des années [19]60 et [19]70, au cours duquel des gens des villes ont choisi de s’installer à la campagne pour devenir fermiers. Comme le dit Goldhaft, « ils étaient très peu soutenus, et ce théâtre a été conçu pour qu’ils sachent que ce qu’ils faisaient était important

Même si la troupe a joué dans différents lieux au sein de la Californie du Nord, on est donc ici dans une logique aux antipodes de celles de la « tournée » classique d’une pièce de théâtre : c’est ce qui rend le spectacle Northern California Stories inadapté à des représentations dans d’autres régions des États-Unis et a fortiori sur les scènes françaises, sauf à en faire une adaptation allant jusqu’à la réinvention intégrale.

De la Californie à la France : des pistes pour de nouveaux récits multispécifiques ?

De cette réinvention, je propose ici de défricher quelques pistes. L’idée d’un « théâtre situé » soulève des questions intéressantes : on voit que la tournée théâtrale, telle qu’elle existe aujourd’hui en France de façon structurante (subventions corrélées au nombre de dates de tournée, au fait de tourner dans plusieurs départements, etc.), apparaît peu compatible avec cette recherche d’échanges et de connexions entre le spectacle et le lieu où il prend place ; bien au contraire, son outil privilégié, la « boîte noire », conçue pour être identique partout, est le symbole le plus poussé d’une volonté de faire abstraction du contexte. À rebours, il n’est bien sûr pas étonnant que la troupe du Reinhabitory Theater ait privilégié les représentations en plein air (et le plus souvent en dehors des théâtres) ; et le renouveau que l’on constate en France depuis une dizaine d’années du côté du théâtre-paysage (Alexandre Koutchevsky, Mathilde Delahaye, Clara Hédouin) ou des festivals de théâtre « de proximité

D’autre part, en ce qui concerne la question d’un imaginaire multispécifique local à (re)découvrir, plusieurs pistes peuvent être explorées. Certes, il a été dit et répété que la cosmologie chrétienne, dominante en Europe et notamment en France, accorde (aux antipodes de toute perspective multispécifique) une place essentielle à l’idée d’une Terre mise par Dieu à la disposition de l’Homme seul ; et, pour cette raison entre autres, la pensée écologique a d’ailleurs, depuis l’article fondateur de Lynn White, souvent mis le christianisme à la « racine historique de notre crise écologique

Mais, comme le rappelle l’anthropologue Charles Stépanoff, cette cosmologie chrétienne n’a jamais fait disparaître des traditions populaires bien plus multispécifiques :

Nous croyons pouvoir résumer les croyances populaires au christianisme officiel, celui des théologiens, des prêtres et des gens éduqués. Or cette religion de l’écrit a été extrêmement minoritaire pendant de nombreux siècles. […] Les traditions populaires étaient porteuses d’une tout autre vision sur l’univers quotidien. Les récits paysans décrivent un temps du mythe où les animaux étaient des humains : le rossignol était une bergère qui, métamorphosée en oiseau, continue d’appeler ses bêtes ; la taupe, l’ours, les phoques ont un passé humain. […] Tous ces mythes s’emploient à tisser des liens généalogiques et analogiques entre les humains et les animaux et forment un contraste frappant par rapport à la division métaphysique rigide entre nature et culture qui définit l’ontologie moderne

Et Stépanoff d’orienter l’enquête (des anthropologues mais aussi, en ce qui nous concerne, des artistes en quête d’imaginaires multispécifiques locaux) « vers un monde mal connu et considéré comme défunt […], celui des traditions orales et de la religion populaire

Dans la même perspective, on peut regarder d’un œil nouveau toutes les mythologies impliquant les créatures surnaturelles. Comme le rappelle l’historien Fabrice Mouthon :

Les dames des lacs ou fées, comme les hommes sauvages, mais aussi les nains et les elfes en pays germaniques sont avant tout des génies du terroir, c’est-à-dire des créatures imaginaires personnifiant les forces de la nature. Les fées sont généralement les gardiennes des eaux, parfois des montagnes

L’historien Claude Lecouteux

Enfin, si l’on cherchait des histoires multispécifiques non pas dans les mythologies locales mais, sur le modèle de la scène « Le lynx et les poulets », dans les luttes actuelles, on pourrait s’intéresser « aux histoires des gens qui explorent des modes de vie post-industriels, comme les gens ayant fait le retour à la terre dans les Pyrénées ou les personnes vivant à Notre-Dame-des-LandesLa Recomposition des mondes

Ainsi, en suivant la piste du lynx californien, la question de la cohabitation dans la France d’aujourd’hui entre communautés humaines et grands prédateurs — réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, retour (timide) du loup au niveau national, voire présence croissante du renard dans les grandes villes, etc. — pourrait faire l’objet de spectacles de théâtre réhabitant qui seraient passionnants à voir, et dont l’impact politique, pour peu qu’ils parviennent à exprimer l’ensemble des points de vue en présence et qu’ils soient conçus en dialogue avec les populations concernées, ne saurait être sous-estimé.

Pour poursuivre votre lecture, retrouvez toutes les publications d’Alessandro Pignocchi dans la revue Terrestres.


Pour aller plus loin, vous pouvez également télécharger la bibliographie complète de l’article ici.


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Notes

19.04.2024 à 08:50
Les Soulèvements de la terre
Texte intégral (2668 mots)
Temps de lecture : 8 minutes

Ces bonnes feuilles reprennent un chapitre — ici enrichi de photographies — du livre collectif des Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024.


La Grave, 3 heures du matin. Lampe au front, sac dans le dos, discerner la sente dans la pénombre, accorder les rythmes de marche, être surpris à l’aube par les pipistrelles et les chamois. Nous sommes une quinzaine. Nous vibrons de cette excitation familière des départs en montagne.

Mais, en cette nuit d’octobre 2023, s’ajoute une émotion, d’habitude étrangère à ces escapades au grand air, qui décuple la première : le trac de l’action. Car cette fois-ci le glacier est politique. Tels des saumons, nous remontons à la source glacée de l’eau des vallées, pour bloquer des travaux sur le glacier de la Girose. Nous sommes l’équipe glaciaire des Soulèvements de la terre et aujourd’hui c’est lutte des glaces.

Non au troisième tronçon du téléphérique sur le glacier de la Girose

Après 2 000 mètres de dénivelé, aux environs de midi, nous atteignons le pied du glacier à 3 200 mètres d’altitude, au niveau de l’actuelle arrivée du téléphérique. Nous chaussons nos crampons, formons nos cordées et commençons à cheminer entre les crevasses béantes. Nous sommes dans les Hautes-Alpes, à la lisière du massif des Écrins. Le projet auquel nous nous opposons, c’est le troisième tronçon de téléphérique qui filerait jusqu’à 3 500 mètres, narguant le colosse gelé, hiver comme été. Nous rejoignons au centre du glacier son rognon rocheux aux abords duquel nous déplions tentes et banderoles. Ici doit être érigé le pylône principal du téléphérique. Les travaux préparatoires ont déjà commencé.

Le soir, autour d’une tisane de neige fondue, on se raconte les sommets proches ou lointains, qui changent de figure à mesure que la fonte du permafrost les effondre. On pointe du doigt les moraines qui à nos adolescences accueillaient encore des glaciers, on parle de la neige qui se fait de plus en plus rare. Les Alpes se sont réchauffées de plus de 2 °C depuis le milieu du XIXe siècle, soit deux à trois fois plus vite que le reste du globe.

Mais les réflexes aménagistes énergivores et caractéristiques de la fuite en avant continuent ici autant qu’ailleurs : la SATA – aménageur du projet – a pour objectif affiché de doubler la fréquentation des stations dont elle est gestionnaire d’ici 2030, avec en vue les Jeux olympiques d’hiver. À coups de pelleteuse dans les glaciers pour « sécuriser » les pistes de ski, de pompages illégaux dans les nappes pour abreuver les canons à neige, et de remontées mécaniques pour exploiter toujours plus haut les derniers flocons. Pourtant, comme beaucoup de ses semblables, la SATA ne se prive pas d’user du registre écologique pour défendre son projet. Elle argue qu’il vient remplacer un téléski au fioul… que tout le monde s’accorde à démonter et que la fonte du glacier menace de rendre inutilisable. Elle prétend qu’en contemplant sa fonte depuis les cimes grâce au téléphérique, les visiteurs « prendront conscience ». Comme si c’était de conscience que nous manquions !

Depuis quatre ans, le collectif La Grave autrement (LGA) et diverses associations écologistes luttent contre le projet et proposent des alternatives. Elles multiplient les initiatives : tribunes, réunions, rassemblements, contre-étude financée par crowdfunding, et même un recours pour une plante protégée – ignorée par l’étude d’impact et recensée par le collectif. Mais tout cela n’a pas suffi à enrayer la machine. Un rapprochement avec les Soulèvements de la terre s’est peu à peu opéré, à mesure que les plaidoyers et recours juridiques atteignaient leurs limites. Alors, quand la SATA lance les travaux dès l’automne comme pour marquer son territoire avant l’hiver, nous proposons de constituer une équipe d’action. Un consensus est trouvé avec LGA : pour cette fois, nous bloquerons les travaux sans « dégradation matérielle » afin de ne pas crisper les sensibilités dans la vallée. Au siècle dernier, c’est le tourisme qui a permis de redonner vie et dignité à des vallées marquées par la misère et l’exode rural, et s’attaquer au monde du téléphérique ne se fait pas sans pincettes. Nous marchons sur une ligne de crête : l’intensification du rapport de force ne doit pas oblitérer la possibilité de rassembler tout le monde autour de la table pour habiter la Grave autrement.

Le temps presse, nous voulons commencer à occuper la semaine suivante. Notre équipe se constitue parmi des habitué·es de la haute montagne : certain·es y pratiquent leur métier et se désolent d’assister à l’effondrement de leur monde ; d’autres y passent leurs vacances et veulent, ici aussi, lutter contre l’artificialisation et la prédation marchande. Certain·es sont rompu·es aux occupations, pour d’autres c’est une première.

Lire aussi sur Terrestres, la tribune des collectifs La Grave Autrement et Mountain Wilderness, « Monsieur le préfet des Hautes-Alpes, », septembre 2023.

ZAD (vraiment) partout

LGA et Mountain Wilderness organisent dès le lendemain du début de l’occupation, un dimanche, une randonnée-mobilisation sur le plateau d’Emparis qui fait face au glacier : une chaîne humaine de plus de 200 personnes salue de loin les« zadpinistes ».

Le lundi matin, nous nous levons aux aurores pour contempler le lever de soleil sur la Meije et surveiller le ciel. L’hélicoptère du chantier vient survoler le rognon rocheux au bord duquel nous campons. Nous montons sur la « drop-zone » pour empêcher l’atterrissage. L’hélicoptère fait demi-tour. Il ne reviendra pas de la semaine. Dans la journée, nous accélérons l’enterrement du projet et recouvrons de pierres et de neige la pelleteuse laissée là, l’immobilisant sous un cairn permafrosté. La joie de s’essayer au land art désobéissant nous fait oublier la frustration de ne pas l’avoir mise hors d’état de nuire de manière plus définitive. Ravis de ce pied de nez à la cellule anti-ZAD de Darmanin, nous aménageons de mieux en mieux notre campement, et discutons de ce que pourrait devenir au printemps ce camp de base pour alpinistes militants.

Comme c’était le cas à Notre-Dame-des-Landes, des paysannes et paysans nous choient, avant la montée et après la descente : on nous réserve joues de chèvres, framboises tardives, œufs, fromages… « Chaque matin en sortant les brebis je regardais la montagne et je pensais à vous là-haut, ça me rendait tellement heureux », nous confie un éleveur-berger. Les vallées voisines ont été copieusement bétonnées dans les dernières décennies. Elles sont devenues des domaines skiables. La subsistance des habitant·es y est menottée à la fréquentation touristique. La rentabilité des remontées mécaniques y est dépendante de la construction de résidences de tourisme, sur des terres dont le prix flambe. Pourtant, il reste ici des gens pour le dénoncer et imaginer l’avenir autrement. Pour favoriser l’agriculture paysanne et une vie digne entre les saisons, les membres de La Grave autrement ont bien d’autres propositions qu’un troisième tronçon de téléphérique.

À la hauteur où nous campons, il fait -10 °C la nuit. Le froid irradie à travers nos tapis de sol. Nous nous nourrissons de semoule et de farine réhydratées de neige fondue. Des cordées viennent nous relayer ou nous ravitailler. Ce n’est ni une terre cultivable, ni une pâture, ni un endroit où habiter. Une zone à défendre mais pas une zone d’autonomie définitive. Il n’y aura pas de reprises de terres, et la seule chose qu’on puisse faire ici c’est passer. À Briançon, à quelques kilomètres de là, celles et ceux qui ont franchi la frontière au péril de leur vie le savent bien.

Mais si ce berger est ému en regardant la montagne que nous occupons, où pourtant il n’amène jamais ses brebis, ce n’est pas uniquement par opposition à l’accaparement des terres de la vallée. C’est sûrement parce qu’il s’y sent lié, comme nous. Lié·es par l’eau qui ruisselle et nous abreuve. Cette part sauvage du monde fait monde avec nous, qu’on la contemple d’en bas ou qu’on l’arpente en haut.

Cet endroit-là nous ne voulons pas l’artificialiser, pas plus que nous ne voulons le sanctuariser. L’usage c’est le passage, et l’époque exige qu’il soit ajusté. Il ne s’agit pas de défendre l’alpinisme (avec ou sans téléphérique la montagne reste une affaire de privilégiés) ni sa tradition malheureusement viriliste (notons au passage qu’une grande majorité d’hommes cis forment notre équipe glaciaire) mais plutôt d’y entrevoir une invite éco-féministe. Sur cette terre il n’y a rien à extraire, à conquérir ou à faire fructifier. Le glacier nous ramène à notre condition de passant·es. Il questionne le rapport à notre milieu et les mots que nous employons pour nous y relationner. Sur cette page supposée blanche, le mot d’occupation nous apparaît soudain dans sa dimension coloniale. Si la formule « reprise de terres » a une valeur stratégique et une histoire dont nous sommes les héritier·ères, cette étendue imprenable nous rappelle qu’aucune terre n’est jamais à prendre.

Nous sommes les glaciers qui se défendent

Bien que des journalistes amis soient montés avec nous, nous prenons tous les jours des photos pour alimenter notre propre récit de l’occupation. Nous usons grassement de la photogénie de la montagne. Pour la première fois, TF1 et BFM s’intéressent à nos luttes sans qu’il y ait d’affrontements avec la police. D’ailleurs, bien qu’une cordée de gendarmes vienne en milieu de semaine nous menacer d’expulsion, nous savons qu’il est très difficile pour la préfecture d’envisager sérieusement à 3 400 mètres d’altitude une expulsion aussi délicate médiatiquement que techniquement. Nous déployons une banderole pailletée : « Nous sommes les glaciers qui se défendent ».

La formule est – à l’instar de cette occupation – à la fois concrète et poétique. Concrète car nos corps empêchent cette semaine un énième aménagement et repoussent la possibilité que des pelleteuses et dameuses ne viennent accélérer la fonte du glacier. Poétique car quoi que nous fassions, il est hélas trop tard pour l’empêcher. Nous ne pouvons qu’essayer de transformer sa fin en une invitation à penser d’autres mondes.

Au fil des années les glaciers se sont retirés, recroquevillés dans les hauteurs. Les scientifiques prévoient que celui de la Girose aura disparu d’ici trente ans. La fin tragique des glaciers n’est pas un simple sujet pour les journaux télévisés. Les glaciers sont le monde que nous sommes en train de perdre : notre histoire engrammée dans leurs couches de glace, l’eau de fonte qui maintient l’étiage des rivières en été et abreuve nos vallées, la force en compression qui retient les montagnes. Pourtant les glaciers ne sont pas nos victimes. Ils sont des puissances dont nous allons devoir faire le deuil. Ils sont l’eau qui va nous manquer. Ils sont l’histoire que nous perdons. Mais ils sont aussi un devenir, celui des nouveaux milieux écologiques qui émergent de leur fonte.

Sur les milieux post-glaciaires, écouter le podcast « Vivre à la lisière des glaces », janvier 2024.

L’humain exploite les montagnes et croit les soumettre en les défigurant en centres de loisir pour riches ou en frontières mortelles. Mais la montagne est une puissance. Elle peut être notre alliée contre ceux qui la ravagent. La formule peut paraître romantique mais quand la neige vient nous relayer pour suspendre les travaux, elle nous vient comme une évidence sensible. Nous redescendons sereinement. L’hiver nous laisse le temps de transmettre les rudiments alpinistes à celles et ceux qui n’ont pas le privilège de les connaître. Le temps d’imaginer un retour là-haut au printemps pour défendre et déprendre la Girose.


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