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14.05.2024 à 19:24

Au pays des nomades immobiles

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« Après avoir quitté Tachkent, la capitale ouzbèke, jeudi dernier, je suis parti vers l’est pour traverser, en train et en voiture, la vallée de Ferghana, le jardin de l’Asie centrale. Cette région bien arrosée (d’eau, car l’islam y est plus prégnant qu’ailleurs) a connu plusieurs conflits armés entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan – le dernier date d’à peine deux ans. Après avoir visité le palais du khan de Kokand sous 38°C, je me suis retrouvé deux jours plus tard dans la neige. Je suis en effet passé au Kirghizistan voisin et ai traversé des cols à 3 000 mètres d’altitude avant de redescendre, en croisant des chevaux en liberté et des yourtes, vers la capitale du pays, Bichkek. C’est de cette ville fascinante que je vous écris.

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Comparée à la tentaculaire Tachkent, dont je vous ai parlé la semaine dernière, Bichkek est une cité bien tranquille entourée de sommets enneigées. Construite à partir d’un fort de l’époque tsariste à la fin du XIXe siècle, elle déploie un sage plan en damier. Elle est surtout restée incroyablement soviétique, les tremblements de terre successifs ayant fait disparaître les bâtiments du colonialisme russe. Le centre de la cité est un conservatoire du style communiste des années 1970-80. Et c’est très beau. Sur des espaces immenses, le cube blanchâtre du musée d’Histoire fait face aux arcades orientalisantes de la place principale, voisine de l’élégante tour de la poste centrale, le Magasin Universel Principal (Goum) ou l’audacieux musée d’Art. Le cinéma central est orné de mosaïques représentant l’Amitié entre les peuples, la Colombe de la paix et des cosmonautes. La statue de Lénine a été déplacée de quelques dizaines de mètres et se retrouve près de celle de Marx et Engels. Les panneaux célébrant la victoire sur le nazisme, fêtée ici le 9 mai, n’ont pas encore été décrochés. Ce jour-là, d’ailleurs, le président kirghize, avec ses collègues des autres pays d’Asie centrale, était sur la place Rouge à Moscou auprès de Vladimir Poutine. Il a chaleureusement félicité ce dernier pour sa “convaincante” réélection (sic). La rue de Moscou et la rue de Kiev, à Bishkek, sont tout près l’une de l’autre et croisent la rue des Soviets. Bien sûr, des immeubles récents ont été construits par des entrepreneurs turcs. On peut boire des expressos et avaler un business lunch dans des cafés branchés. Mais les Kirghizes, parfois coiffés de leurs kalpaks traditionnels en feutre, traversent les immenses cours arborées, entre les assourdissantes avenues, comme le faisaient leurs parents avant la chute du communisme.

Alors, Bichkek, engoncée dans son passé soviétique, le tout dans un pays vassal de Poutine ? Ce n’est pas si simple. Les Kirghizes – comme les Kazakhes voisins – sont des nomades, sédentarisés de force par les bolchéviques. J’ai vu ce matin au musée ces tableaux de propagande des années 1930 montrant des hommes et des femmes enthousiastes découvrant leur futur kolkhoze, ou emménageant, avec leurs tapis et leurs livres, dans leur nouvelle maison dotée de l’électricité. Cette révolution culturelle, tout comme les répressions staliniennes, a été d’une violence inouïe. En guise de nomadisme, des dizaines de milliers de Kirghizes doivent aujourd’hui travailler en Russie, pour envoyer de l’argent à leurs familles. Quant aux Bichkékiens restés au pays, ils sont écrasés par la massive architecture impériale et un régime de plus en plus dur.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille Plateaux (1980), affirment cependant qu’il est “faux de définir le nomade par le mouvement”, car “le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace”. Et s’il bouge, “il est assis, il n’est jamais aussi assis que quand il bouge”. Partout, continuent-ils, “il porte la déterritorialisation”. Les philosophes semblent décrire les habitants de Bichkek : ces vieux messieurs concentrés qui jouent aux échecs dans les parcs, ces passants indifférents aux Européens, ces passagers des bus qui vous bousculent sans un regard. La panthère des neiges est représentée ici partout ; elle demeure pourtant introuvable. Politiquement, c’est la même chose. Plusieurs révolutions ont secoué le pays depuis l’indépendance en 1991. Et même si le président actuel réduit la liberté d’expression et semble bien aligné sur Moscou, les Kirghizes que j’ai rencontrés – notamment hier à l’université – disent ce qu’ils pensent et croient dur comme fer au pouvoir du peuple. Ils ont été fixés au sol mais ils bougent et bouillent, animés d’une passion pour un espace démocratique qui doit, ils le savent, être reconquis chaque jour.

C’est pour cela que Bichkek est une ville si libre et si attirante. J’aimerais m’y arrêter un peu, pour devenir moi aussi un nomade intérieur. Mais mon nomadisme est plus classique : je pars demain vers les steppes du Kazakhstan. »

Au pays des nomades immobiles
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14.05.2024 à 15:35

Comment être éloquent ? Les ultimes conseils d’Audrey Jougla pour réussir le Grand Oral du baccalauréat

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Comment être éloquent ? Les ultimes conseils d’Audrey Jougla pour réussir le Grand Oral du baccalauréat hschlegel

Alors que l’épreuve du Grand Oral du baccalauréat approche pour les élèves de terminale, certains peuvent redouter de ne pas maîtriser suffisamment les règles de l’éloquence, dans un cursus scolaire où prédomine l’évaluation écrite. Si les conseils pour améliorer cet oral ne manquent pas, leur mise en pratique pèche parfois par ses excès ou ses maladresses.

À quoi tient la justesse de l’éloquence ? Audrey Jougla, professeure en terminale, livre les clés pour réussir haut la main l’exercice. 

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Du jeu d’acteur à la sincérité

Le discours porté par un élève, lors du Grand Oral, doit convaincre les deux professeurs formant le jury que l’élève maîtrise son sujet et que la réponse qu’il présente est pertinente. L’usage de la rhétorique s’apparente alors à un jeu d’acteur maîtrisé. Dans La Formation de l’acteur (1936), le metteur en scène russe Constantin Stanislavski présente une méthode inédite qui permet au comédien de s’emparer d’une vérité de jeu : elle consiste à se plonger dans la mémoire de son personnage, à l’intérioriser et à puiser dans ses propres émotions pour composer le rôle. Une méthode qui engage tout l’être et le vécu du comédien, promue notamment par l’Actor’s Studio aux États-Unis, ayant pour but de jouer juste.

De la même manière, l’éloquence maîtrisée nécessite d’adhérer pleinement à son propos, et non pas de singer des effets de rhétorique, ni d’imiter une posture d’éloquence. Gageons que la première étape d’un discours éloquent est que le locuteur soit pleinement pénétré par son propos, convaincu et intéressé lui-même par ce qu’il dit. Nombre d’exposés d’élèves perdent ainsi tout leur intérêt parce que ceux qui les présentent s’ennuient eux-mêmes ou n’attendent que d’en finir avec ce moment. Le jeu d’acteur requis dans un Grand Oral n’est pas une posture, extérieure et distanciée, mais la nécessité d’être le premier convaincu de la pertinence ou du sérieux de son propos.

On n’est jamais éloquent tout seul

Mais à la différence du comédien qui joue devant un public, l’élève s’adresse, lors de son oral, à un jury. Il n’est pas seul dans la réalisation d’une performance, mais en interaction avec deux professeurs qui l’écoutent et qu’il doit convaincre : l’un de la spécialité concernée, le second d’une autre discipline. La particularité de l’exercice du Grand Oral revient à considérer qu’on n’est jamais éloquent tout seul, mais que la justesse d’un propos, dans sa forme, tient à la prise en compte de l’auditoire : l’adresse.

Comme le montre l’ouvrage Les Discours les plus éloquents (Le Robert, 2024), la réussite d’un discours tient à la considération de celui ou ceux à qui il s’adresse. Par exemple, dans son discours à l’Assemblée nationale du 17 janvier 1975 pour le droit à l’avortement, Simone Veil s’emploie à ne pas défendre l’IVG en tant que revendication féministe, mais à parler au conservatisme des députés : elle ne présente pas l’avortement comme un acte anodin, et réitère que pour les femmes, « la maternité fait partie de l’accomplissement de leur vie ». Elle insiste aussi sur un retour à l’ordre, aspect parlant pour l’Assemblée nationale d’alors : « Nous sommes dans une situation de désordre et d’anarchie qui ne peut plus continuer. » De même, Robert Badinter, dans son discours pour l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981, touche la fibre républicaine des députés : « Dans les pays de liberté, l’abolition est presque partout la règle ; dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée. » Il en appelle aussi à l’inefficacité de la peine de mort dans la réduction de la criminalité, aspect essentiel pour les représentants du peuple. 

L’éloquence tient à cette pleine prise en compte de l’auditoire et du jeu sur sa réceptivité, donc du contexte particulier dans lequel se déroule le discours. On ne défend pas une position ou une argumentation en soi, mais bel et bien dans une situation donnée et face à des interlocuteurs précis.

Savoir dire et savoir taire

Lors du Grand Oral, l’élève doit défendre son propos par rapport aux attentes pédagogiques des examinateurs. Argumenter clairement, proposer une réponse étoffée mais concise, faire preuve d’esprit de synthèse, d’une part, pour tenir compte des critères formels de l’exercice. 

Mais surtout rester compréhensible et susciter l’intérêt pour une question qui n’appartient pas à la matière de l’un des deux professeurs présents, et qu’il faut aussi captiver : voilà le deuxième volet de l’éloquence de cet exercice, trop souvent oublié, les élèves ayant tendance à ne s’adresser qu’au professeur représentant leur spécialité, délaissant l’autre membre du binôme. 

Enfin, ne pas se laisser déstabiliser par des questions ou des attitudes du jury qui ont pour but d’éprouver le candidat, tel est le dernier élément de ce contexte d’examen. « Nous avons tous des lacunes, il faut et il suffit de ne pas les montrer au jury », nous avait conseillé un professeur d’université, en nous préparant aux oraux des concours de philosophie. Loin des effets de manche et du lyrisme, l’éloquence dans ce contexte réside aussi dans ce que l’on sait taire.

Comment être éloquent ? Les ultimes conseils d’Audrey Jougla pour réussir le Grand Oral du baccalauréat
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14.05.2024 à 12:43

“Mondes souterrains” au Louvre-Lens : voyage artistique au centre de la Terre

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“Mondes souterrains” au Louvre-Lens : voyage artistique au centre de la Terre nfoiry

Avec l’exposition Mondes souterrains, le musée du Louvre-Lens invite à un voyage artistique dans les profondeurs qui interroge nos peurs les plus primales comme notre capacité à l'émerveillement. Dans notre nouveau numéro, Cédric Enjalbert vous en donne un avant-goût.

“Mondes souterrains” au Louvre-Lens : voyage artistique au centre de la Terre
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14.05.2024 à 09:00

Chute du taux d’élucidation des crimes et délits : un cercle vicieux selon Beccaria

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Chute du taux d’élucidation des crimes et délits : un cercle vicieux selon Beccaria hschlegel

Seuls 69% des homicides ont été élucidés au bout d’un an en 2022. Une baisse de 12 points en l’espace de cinq ans. Le taux d’élucidation de nombreux crimes et délits qui s’effondre : une tendance qui aurait inquiété le juriste et philosophe Cesare Beccaria.

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  • Le taux d’élucidation des crimes et délits s’est détérioré selon une note du service statistique ministériel de la sécurité intérieure. Pour une bonne moitié des infractions, un recul significatif est observé. En 2017, 81% des homicides étaient résolus au bout d’un an ; en 2022, seuls 69% l’étaient. En ce qui concerne les coups et blessures volontaires hors du cadre familial, le taux passe de 78% à 69%. Pour les violences sexuelles, on passe de 64% à 56%. Les taux de résolution, également en baisse, restent beaucoup plus bas pour les délits : -12 points, par exemple, pour les escroqueries et abus de confiance (19% en 2022). La note souligne la « complexification et [la] diversification des modes opératoires d’escroqueries, avec la multiplication des escroqueries numériques ».

  • Certains types d’infractions échappent à cette baisse. C’est le cas notamment d’infractions globalement très peu résolues : des vols sans violence contre les personnes (7%), des cambriolages (7%), des vols de véhicules (6%). Mais c’est également le cas des affaires de coups et blessures volontaires intra-familiales (80%), ce qui semble attester d’une « plus forte attention des services envers la résolution » de ce type d’affaires. Le taux d’élucidation des vols avec violences est même en légère hausse de 3 points, atteignant 16%.

  • L’explication tient en grande partie au nombre d’affaires à traiter. Les vols avec violences sont ainsi en recul net de 32%. Au contraire, les homicides enregistrés sont en hausse de 16%, les coups et blessures hors du cadre familial de 23% et les violences sexuelles de 108%. L’augmentation des effectifs policiers, de 21% en dix ans, n’a pas suffi à absorber la multiplication des affaires.

  • Difficile de tirer des conclusions tranchées de ces chiffres en pagaille. Mais quelques constations s’imposent. D’abord, « les atteintes aux personnes sont bien plus souvent élucidées que les atteintes aux biens » – ces dernières, étant donné leur moindre gravité, font l’objet d’une attention beaucoup moins forte. D’autre part, il faut certainement considérer à part le cas des violences sexuelles : l’explosion des affaires traitées par la police témoigne sans doute moins de la prolifération des cas réels que d’une plus grande propension à les déclarer, à porter plainte, et d’une amélioration des procédures d’enregistrement. La multiplication des prises de paroles médiatisées sur la question ces dernières années a favorisé une prise de conscience chez de nombreuses victimes. Nos sociétés actuelles sont davantage sensibilisées au problème profond posé par ces violences sexuelles. De nombreuses femmes ont été amenées à réaliser que certaines épreuves subies au cours de leur vie tombent sous le coup de cette qualification juridique.

  • N’en demeure pas moins, pour bon nombre d’infractions, un recul manifeste du taux d’élucidation. De quoi inquiéter et alerter les décideurs politiques. L’élucidation d’un crime ou d’un délit est déclarée « lorsqu’un auteur présumé est interpellé, entendu par les services de police ou de gendarmerie et présenté comme auteur présumé dans la procédure transmise à l’autorité judiciaire ». Cette mise en lumière (e-lucidare) qui tire l’infraction de l’obscurité et la place sous le regard de la société est la condition nécessaire pour qu’un procès ait lieu et qu’une sentence soit éventuellement prononcée. Or, si l’on suit le philosophe et juriste italien Cesare Beccaria (1738-1794) dans Des délits et des peines (1764), « ce n’est pas la rigueur du supplice qui prévient le plus sûrement les crimes, c’est la certitude du châtiment, c’est le zèle vigilant du magistrat, et cette sévérité inflexible […] La perspective d’un châtiment modéré, mais inévitable, fera toujours une impression plus forte que la crainte vague d’un supplice terrible, auprès duquel se présente quelque espoir d’impunité. L’homme tremble à l’idée des maux les plus légers, lorsqu’il voit l’impossibilité de s’y soustraire. »

  • La certitude des peines, beaucoup plus que leur brutalité, a un effet dissuasif sur les potentiels délinquants et criminels. Le taux d’élucidation en berne affecte négativement cette certitude, ce qui risque, pour Beccaria, d’entraîner la société dans un cercle vicieux : moins les infractions sont punies, plus elles risquent de se multiplier et de déborder les capacités policières et judiciaires. Un problème à ne pas sous-estimer.

Chute du taux d’élucidation des crimes et délits : un cercle vicieux selon Beccaria
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13.05.2024 à 18:39

Existons-nous avant notre naissance ?

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Existons-nous avant notre naissance ? hschlegel

« En tombant par hasard, l’autre jour, sur un mot d’amour de mon père à ma mère datant de 1968, c’est-à-dire cinq ans avant ma naissance, j’ai été saisi… d’une tendresse infinie et d’un profond vertige. Tendresse devant le témoignage d’une passion ardente entre des êtres qui venaient de se rencontrer – et qui ne se sont pas quittés depuis. Vertige face à un document portant la trace de ma propre préhistoire : ce passé n’est pas le mien, et pourtant, il a rendu possible mon arrivée sur cette planète. L’occasion de s’interroger sur le statut de ce temps d’avant notre naissance, où celle-ci semble s’être comme préméditée.

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Je l’avoue, les larmes me sont directement montées aux yeux lorsque, la semaine dernière, pour vérifier une citation, j’ai ouvert le volume d’Humain, trop humain de Nietzsche, dans la vieille collection des œuvres complètes du penseur allemand (établie par Colli et Montinari) que j’avais subtilisée il y a longtemps déjà, dans la bibliothèque de ma mère, au moment où je faisais mes études de philo. Sur la page de garde, à l’encre bleue, une dédicace que je n’avais jamais aperçue, où j’ai tout de suite reconnu l’écriture, élégamment penchée à droite, de mon père. À l’adresse de ma mère, donc :

“C’était il y a un an…
Voire davantage, je m’en souviens
C’était il y a… une éternité”
20.XI.68
Pierre

Une fois l’émotion et le frisson passés, la machine à explications s’est mise en place. Mon père a rencontré ma mère à la fin de ses études de droit, en 1967 à l’Université libre de Bruxelles, alors qu’elle faisait des études de philosophie. Ils ont participé très activement à la révolte de Mai-68, se sont mariés un an plus tard et ont eu deux enfants – ma sœur, née en 1970, et moi-même, en 1973. Plus de cinquante ans après, ils vivent toujours ensemble, dans une complicité que leurs différences de tempérament et le tumulte de leur vie n’ont pas entamée mais, au contraire, renforcée avec le temps. La dédicace, datée de novembre 1968, fait donc référence à leur rencontre initiale, un an auparavant. Je ne la lis pas comme une simple déclaration d’amour mais comme une célébration. Mon père, qui n’est pas devenu avocat pour rien et qui s’adresse à une aspirante philosophe, trouve les mots pour faire entendre à celle qu’il aime que leur rencontre est plus qu’un événement dans le temps, daté et mémorable, dont il conviendrait de célébrer le premier anniversaire. Par le jeu sur la date (“C’était il y a un an, voire davantage, je m’en souviens”), il rend le calendrier flottant non parce qu’il aurait négligemment oublié les coordonnées exactes de la rencontre mais pour signifier que celle-ci a fait éclater les repères du temps calendaire. Evénement au sens fort, leur rencontre a troué le temps, elle l’a dilaté. Elle leur a fait toucher l’éternité, ne craint pas d’affirmer mon futur père, alors encore un jeune homme, à ma future mère, alors encore une jeune fille. Jeunes amants, leur histoire n’a qu’une année et voilà qu’ils ont déjà le sentiment de vivre ensemble depuis l’éternité. Ces quelques lignes, jetées en ouverture du livre d’aphorismes de Nietzsche, n’ont-elles pas des résonances rimbaldiennes autant que nietzschéennes (“Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil”) ?

Au-delà de l’émotion, c’est un vertige métaphysique qui m’a saisi à la lecture de cet échange entre mes parents. Un peu comme quand on parcourt avec nostalgie un album de photographies familiales où l’on voit défiler les visages de nos parents et grands-parents, de nos frères ou de nos sœurs, de nos oncles ou de nos tantes… avant notre naissance. Et qu’on se demande si l’on existait quelque part dans l’univers et dans les pensées de ces personnages, si l’on comptait déjà parmi eux, au titre d’un être absent, d’un être manquant. De même, devant la dédicace de mon père, j’ai pensé : ce passé ne peut par définition être le mien ; il existe, indestructible, hors de moi, et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il me contient, en forme de lacune ou de latence. Mon existence, future et contingente, n’est évidemment pas déductible de lui. Et pourtant, elle en est un peu le fruit. Ou du moins, c’est ainsi qu’elle m’apparaît rétrospectivement, depuis le présent où je suis. J’en suis totalement exclu, et j’y suis en même temps irrépressiblement inclus.

Dans Le Temps du monde (Fayard, 2023), le philosophe Francis Wolff soutient que nous sommes divisés entre deux intuitions contradictoires du temps : d’un côté, l’idée de l’ordre du temps (avant/après) qu’exprime l’image de la flèche tracée hors de nous ; de l’autre, l’idée du devenir temporel qu’exprime l’image du fleuve dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés. Deux intuitions qui sont au fondement des deux grandes métaphysiques contemporaines du temps : d’un côté, les “éternalistes”, qui réduisent le temps à une pure succession des états du monde vue de nulle part ; de l’autre, les “présentistes”, qui réduisent le temps à son écoulement continu pour une conscience au présent. Dans mon petit dilemme personnel, cela s’applique bien. Selon la flèche ordonnée du temps, je suis exclu de la dédicace de mon père, rédigée avant ma naissance dans un passé où je n’ai aucune place ; selon le devenir continu du temps, j’y suis inscrit en pointillé, étant à l’autre bout du fleuve et cherchant, depuis mon propre présent, à me relier à la source de ma vie. D’où mon désarroi et mon vertige. Mais Wolff propose de dépasser l’antinomie à partir d’une nouvelle définition du temps, conçu comme le “devenir passé du présent”. C’est ce qui distingue selon lui un rêve ou une fiction d’un événement passé : une fois advenu, le passé est indestructible. Ce temps-là, précise Wolff, nous assure de l’existence d’un monde commun où nous vivons et dont nous parlons. En ce qui me concerne, cela me permet en tout cas d’échapper à la tension ressentie devant la dédicace de mon père. Quelle est sa place dans le temps ? C’est la trace d’un événement, la rencontre entre mes parents, qui, en devenant passé, est entré dans le monde commun et a permis que je survienne. Comme la madeleine de Proust, elle est le hiéroglyphe de mon existence. »

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