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Directrice de publication : Aude Lancelin

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11.05.2024 à 09:38

« Gauche, réveille-toi: ta responsabilité est historique »

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En ce printemps 2024, en France, comme ailleurs en Europe et dans le monde occidental, nous vivons peut-être nos dernières années, nos derniers mois de liberté. Ou, pour être plus exact, tant il est hasardeux, et délicat, de fixer des limites temporelles aux phénomènes quels qu’ils soient : nous sommes déjà entrés en régime de … Continued
Texte intégral (1931 mots)

En ce printemps 2024, en France, comme ailleurs en Europe et dans le monde occidental, nous vivons peut-être nos dernières années, nos derniers mois de liberté. Ou, pour être plus exact, tant il est hasardeux, et délicat, de fixer des limites temporelles aux phénomènes quels qu’ils soient : nous sommes déjà entrés en régime de semi-liberté, et nous assistons à la gestation d’un régime autoritaire de type populiste-identitaire.

Rarement, dans l’histoire récente, la situation n’a été aussi défavorable aux forces de progrès, à la démocratie et à la vie sociale en général. À la tête de l’État, la coalition d’extrême centre, pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Serna, poursuit avec virulence les politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 1990, en démantelant les services publics et en amenuisant les droits sociaux. Convaincue de tenir la position centrale d’un introuvable « arc républicain », cette étroite coalition ne cesse paradoxalement de porter atteinte aux libertés démocratiques, comme elle l’a fait encore dernièrement en dévoyant la procédure judiciaire. Après sept années d’exercice du pouvoir de celui qui, par deux fois, a prétendu la sauver face au Rassemblement national, la République est plus menacée que jamais. Au point où nous sommes, la Macronie rappelle immanquablement le gouvernement de Cavaignac, à l’été 1848, faisant la courte-échelle au Parti de l’ordre.

Point presse de Jordan Bardella. Le numéro un de la liste RN aux européennes au micro de CNews, 14 septembre 2022

Dans cette ambiance de fin de règne, on s’attend à voir Bardella arriver en tête, de très loin, aux élections européennes du 9 juin prochain. Grâce au soutien actif de médias d’opinion déterminés, financés par des capitalistes réactionnaires, grâce à l’extraordinaire puissance de manipulation et de mobilisation des réseaux socionumériques, les entreprises politiques d’extrême droite déploient leur discours tous azimuts, désignant à la vindicte publique toute forme de vie sociale qui ne correspond pas à leur vision fantasmatique de l’homogénéité nationale et de l’ordre. Après avoir vampirisé LR, y compris par l’intermédiaire de Reconquête !, le RN, réalisant discrètement l’union des droites, poursuit son ascension conquérante des degrés du pouvoir. L’État régalien lui est en partie acquis, la presse, dans sa généralité, ne lui est que très modérément hostile, les institutions à fort potentiel autoritaire de la Ve République lui sont offertes sur un plat d’argent; quiconque a confondu extrême centre et extrême droite pourrait en être bientôt pour ses frais.  

Fuite en avant de l’extrême centre, marche conquérante de l’extrême droite… le tableau ne serait pas si épouvantable si la gauche partidaire n’avait pas failli à sa promesse d’union, si elle occupait effectivement la fonction pour laquelle elle a été mandatée aux dernières législatives. Las, deux ans après avoir envoyé 130 députés à l’Assemblée pour constituer la première force d’opposition à Macron dans un Parlement miraculeusement rendu à ses prérogatives, la Nouvelle union populaire, écologique et sociale s’est délitée. Elle est partie aux européennes en ordre dispersé, et ses chefs, ou du moins certains d’entre eux, ne se parlent désormais que pour s’insulter, par médias interposés.

Cette rupture n’est pas sans motifs, elle n’est pas artificielle ; elle a des racines profondes, multiples, complexes ; elle engage des idées, des sensibilités, des questions de stratégie et de personnes. Cela ne signifie pas qu’elle soit irrémédiable, tant s’en faut. L’union a été faite, elle peut être refaite; l’obstination louable avec laquelle certains membres de l’ex-Nupes œuvrent à maintenir les voies du dialogue en porte témoignage. Malgré ces efforts, la désunion perdurera aussi longtemps que les partis associés le temps d’une campagne feront prévaloir leurs objectifs propres d’hégémonie, de reconquête de positions perdues, ou même simplement de survie dans le système, sur le seul objectif qui devrait être le leur en ces temps gros de périls : faire front commun, certainement pas sur tout, mais au moins sur l’ensemble des combats théoriquement partagés par la gauche et dont elle apparaît ces temps-ci étonnamment absente, laissant bien souvent la société civile livrée à elle-même face aux politiques antisociales du gouvernement et aux menées de l’extrême droite. Pas plus que la Nupes en son temps, cette idée de front commun n’implique la dépossession des spécificités propres à chaque mouvement. Il s’agit bien plutôt d’assumer une alliance de circonstance, donc potentiellement durable, fondée sur les bases programmatiques de 2022, adossées pour cette fois à un engagement revendiqué de défense de la République démocratique et sociale contre le danger autoritaire. Il y a quatre-vingt-dix ans, malgré leurs divergences profondes, les organisations syndicales et politiques de gauche se rassemblaient sur des bases proches pour faire pièce au fascisme français et jeter ainsi les bases du Rassemblement, ou Front Populaire. Il n’est pas interdit d’apprendre du passé.

L’histoire politique de la dernière décennie l’a amplement démontré : aucune formation de la gauche partidaire ne peut avoir raison contre les autres. Le hollandisme a durablement abîmé le camp progressiste, le populisme ne l’a pas fait gagner, et le succès relatif aux législatives de 2022 n’a été rendu possible que parce que les quatre principaux partis alors encore représentés au Parlement, pressés par la masse lucide de leurs sympathisants, ont consenti à l’association, sur une base programmatique reprenant certains des principaux items communs à la gauche, portés à l’élection présidentielle par le candidat Mélenchon. La leçon à tirer de cette affaire est que si une victoire électorale majeure n’est pas exactement à portée de main, s’il faudra bien des efforts pour s’en donner seulement les moyens, il est possible, sans jamais perdre de vue cette perspective, de constituer un bloc de résistance politique destiné à accompagner, légitimer, protéger, amplifier, donner enfin un horizon à la résistance sociale à l’autoritarisme et à la haine des minorités qui s’apprêtent probablement à prendre leurs quartiers au sommet de l’Etat, pour mieux déferler ensuite sur la société, avec, on le pressent, une implacable violence.

Manifestation du Front de gauche, contre l’austérité et pour le partage des richesses, 2014. Photo Alain Bachelier

Il est des moments où l’éthique, la morale communes doivent primer les ambitions, les psychologies particulières, des moments où les questions de stratégie électorale doivent être tenues pour secondaires. En poussant la logique à son extrémité, les mots de Michel Feher peuvent ici donner à réfléchir. « À gauche », écrit cet auteur dans une récente tribune publiée sur AOC, « l’enjeu n’est pas de convertir une majorité sociale supposée en majorité politique avérée : ses champions auront beau hausser le ton, s’ouvrir au centre, convoquer un passé vénérable ou opter pour la verticalité populiste, aucune potion ne transformera le ressentiment épurateur en indignation émancipatrice. Aussi, plutôt que de dénier qu’elle sera durablement minoritaire, on avancera qu’il appartient à la gauche de s’y résoudre, mais afin de l’être résolument« , la « résolution requise » appelant selon Feher « à se tenir fermement au croisement des causes, sans céder à la tentation de les trier ou de les hiérarchiser, mais aussi sans nier les problèmes que pose leur coexistence. » Toujours selon ce philosophe, du refus de la gauche « de sacrifier le foisonnement et la complexité de ses engagements au vain espoir de former une majorité dépendra l’aptitude des siens à supporter le long hiver dans lequel nous sommes entrés.« 

Un tel fatalisme n’est certes pas de nature à susciter l’engouement des électrices et électeurs. On n’entretient pas la fougue sans espoir de victoires, à moins bien sûr d’avoir cerné le caractère problématique de la victoire sous le régime du gouvernement par procuration, plus encore en Ve République. Mais l’auteur de ce texte a raison de pointer – c’est ainsi en tout cas que je l’interprète – que l’ « union des droites » ayant « manifestement de beaux jours devant elle », beaux jours qui feraient nécessairement pendant à notre « long hiver », la gauche ne peut plus se risquer à des stratégies particulières dont aucune, en l’état, n’apparaît gagnante à un tel degré de certitude que toutes et tous pourraient convenir de la préférer aux autres.

Je l’ai dit, considérer la gravité d’une défaite potentielle ne revient pas à renoncer à des succès futurs, tout au contraire. Le fait est que dans la situation de danger mortel où nous nous trouvons, seuls importeront, en fin de compte, les moyens que les forces politiques de gauche se seront donnés pour faire bloc ensemble, quoi qu’il advienne, sur l’essentiel. Bien sûr, au moment où ces lignes sont écrites, après tant de déchirements, l’idée même d’union revêt le caractère d’une utopie, mais il arrive que l’utopie revête le caractère de la nécessité. Et de la responsabilité historique.

Alphée Roche-Noël

Cette tribune est publiée à titre personnel par notre camarade Alphée Roche-Noël, essayiste, blogueur sur QG et ex-membre de Quartier Constituant

Photo d’ouverture : Fête de l’Huma 2022, François Ruffin, Elsa Faucillon (PCF) et Olivier Faure (PS) dialoguent ensemble
Photo Mathieu Delmestre

08.05.2024 à 21:30

« L’avenir d’Israël me rend pessimiste » avec Shlomo Sand

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Aude Lancelin a reçu l’historien Shlomo Sand, célèbre auteur de «Comment le peuple juif fut inventé », pour un entretien exceptionnel depuis Tel Aviv. Racines de la violence du 7 octobre, ambiance maccarthyste sur place, massacres en cours à Gaza, et raisons d’espérer encore au bord de l’abîme, malgré tout. Une conversation intime, très rare … Continued
Texte intégral (1931 mots)

Aude Lancelin a reçu l’historien Shlomo Sand, célèbre auteur de «Comment le peuple juif fut inventé », pour un entretien exceptionnel depuis Tel Aviv. Racines de la violence du 7 octobre, ambiance maccarthyste sur place, massacres en cours à Gaza, et raisons d’espérer encore au bord de l’abîme, malgré tout. Une conversation intime, très rare dans les médias internationaux aujourd’hui

07.05.2024 à 21:37

« Gaza: un anéantissement est en cours » avec Jean-François Corty

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Aude Lancelin a reçu Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde, pour un grand entretien consacré à la situation humanitaire en Palestine. Quelle est la situation sanitaire et humanitaire à Gaza ? Peut-on parler de « génocide » ? Les journalistes et les ONG sont-ils délibérément pris pour cible par l’armée israélienne ?
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Aude Lancelin a reçu Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde, pour un grand entretien consacré à la situation humanitaire en Palestine. Quelle est la situation sanitaire et humanitaire à Gaza ? Peut-on parler de « génocide » ? Les journalistes et les ONG sont-ils délibérément pris pour cible par l’armée israélienne ?

07.05.2024 à 03:08

«Israël : comment stopper la fuite en avant ?» avec M. Sibony, W. Bourdon, C. Oberlin, K. Harchi

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Pour évoquer la situation dramatique au Proche-Orient, Aude Lancelin a reçu : Kaoutar Harchi, sociologue et écrivaine, William Bourdon, avocat international, fondateur de l’association Sherpa, Michèle Sibony, porte-parole de l’Union juive française pour la paix, et Christophe Oberlin, chirurgien, familier de Gaza
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Pour évoquer la situation dramatique au Proche-Orient, Aude Lancelin a reçu : Kaoutar Harchi, sociologue et écrivaine, William Bourdon, avocat international, fondateur de l’association Sherpa, Michèle Sibony, porte-parole de l’Union juive française pour la paix, et Christophe Oberlin, chirurgien, familier de Gaza

03.05.2024 à 00:12

« Faut-il désobéir à l’Union européenne ? » avec Aurélien Bernier

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Pour la deuxième édition de « Quartier Populaire », nos animateurs ont reçu en direct Aurélien Bernier, auteur de « La gauche radicale et ses tabous » et de « Désobéissons à l’Union européenne ! », qui signe ce mois de mai dans le « Monde Diplomatique » un papier de fond sur la question
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Pour la deuxième édition de « Quartier Populaire », nos animateurs ont reçu en direct Aurélien Bernier, auteur de « La gauche radicale et ses tabous » et de « Désobéissons à l’Union européenne ! », qui signe ce mois de mai dans le « Monde Diplomatique » un papier de fond sur la question

29.04.2024 à 21:30

« Fin d’un monde ou fin du monde? » avec François Meyronnis

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Retrouvez le grand entretien d’Aude Lancelin avec François Meyronnis, cofondateur de la revue « Ligne de Risque », figure intellectuelle puissamment originale du paysage intellectuel français. Guerres en Ukraine et à Gaza, péril atomique, bombe cybernétique, jusqu’où ira la « Bête de l’événement » à laquelle Macron fit allusion par hasard dans le Financial Times?
Texte intégral (1931 mots)

Retrouvez le grand entretien d’Aude Lancelin avec François Meyronnis, cofondateur de la revue « Ligne de Risque », figure intellectuelle puissamment originale du paysage intellectuel français. Guerres en Ukraine et à Gaza, péril atomique, bombe cybernétique, jusqu’où ira la « Bête de l’événement » à laquelle Macron fit allusion par hasard dans le Financial Times?

25.04.2024 à 21:22

« Tout reprendre en 2027: le lancement de Quartier Populaire »

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Le 18 avril, le média indépendant QG annonçait le départ d’une initiative politique ambitieuse: Quartier Populaire. Un rendez-vous en direct, bi-mensuel, dont l’objectif sera de préparer l’élection Présidentielle de 2027 en créant un bloc populaire en partant « de la base ». Pour cela, l’émission proposera d’inviter des personnes politiques, des intellectuels ou des citoyens afin de réfléchir, « tirer les … Continued
Texte intégral (6774 mots)

Le 18 avril, le média indépendant QG annonçait le départ d’une initiative politique ambitieuse: Quartier Populaire. Un rendez-vous en direct, bi-mensuel, dont l’objectif sera de préparer l’élection Présidentielle de 2027 en créant un bloc populaire en partant « de la base ». Pour cela, l’émission proposera d’inviter des personnes politiques, des intellectuels ou des citoyens afin de réfléchir, « tirer les leçons […], les conséquences de l’échec des différents mouvements sociaux, de tirer aussi les leçons acquises au sein des mouvements sociaux » et « créer collectivement […] l’envie de remonter au front et de reprendre le contrôle du destin du peuple français »[1]. La première ambition est celle de l’analyse froide, sans compromis, sans se la raconter. La seconde, au service de laquelle est mise la première : l’action. L’action politiquement située avec en ligne de mire l’élection de 2027 pour « reprendre le contrôle du pays ». Le reprendre à qui ? À Macron et son monde, celui du fric, de la morgue et du mépris, de l’autoritarisme – frôlant de plus en plus avec un certain pétainisme –, de la destruction de la République et des services publics, le monde de la corruption. Qui est concerné par ce projet ? « Les forces populaires hors partis, hors « orgas », hors syndicats, hors toutes les coteries rentables qui centralisent le pouvoir du peuple ». Quartier Populaire se propose de bâtir une force politique pour mettre sur pied un programme et proposer un candidat à l’élection Présidentielle de 2027. Sans vouloir trahir ou déformer les inspirations générales du projet, Quartier Populaire se place en continuité du mouvement des Gilets jaunes, de l’opposition à la réforme des retraites, de l’opposition au Pass vaccinal et au contrôle généralisé mis en valeur lors du COVID.

Trois intervenants pour ce faire : Aude Lancelin, journaliste et fondatrice de QG, Didier Maïsto, journaliste anciennement sur Sud Radio et Harold Bernat, professeur de philosophie – et auteur bien connu sur Phrénosphère [2].

N’allons pas par quatre chemins, cette initiative a tout mon intérêt et suscite beaucoup d’attente, voire d’espoir, malgré des points d’achoppement et de controverse. Cet article a donc deux fonctions : tout d’abord inciter le lecteur à regarder le live de présentation sur QG, et discuter les fameux points d’achoppement car ce n’est que comme cela que se construit un bloc populaire. Ces désaccords portent essentiellement sur le rôle de la violence et sur la question de l’élection et de l’intégration aux institutions dites démocratiques en faisant de la Présidentielle une sorte d’horizon. Ce sont ces points-là qui seront donc surtout discutés ici. D’ores et déjà, je salue l’initiative, que l’on ne peut percevoir que comme un grand bol d’air frais dans une atmosphère intellectuelle, politique et médiatique empuantie de flatuosités émétisantes.

Divisions les luttes et tyrannie de la minorité

Rapidement, Harold Bernat situe le constat de départ : « on est mis en minorité […] alors que nous sommes majoritaires ». Point fondamental, crucial de l’analyse. Le peuple est majoritaire (par définition), l’opposition à Macron est majoritaire – ce qu’ont superbement démontré le mouvement des Gilets jaunes (massivement soutenu) ainsi que le mouvement contre la réforme des retraites. Pourtant, « on » est globalement perdant. La minorité fait la loi là où la majorité est écrasée [3]. Comment expliquer cela ? Voilà l’une des questions qu’explorera Quartier Populaire.

De façon générale, aucune analyse sérieuse de nos échecs n’est faite. Après une mobilisation infructueuse, après un mouvement social déçu, on repart au charbon sans avoir tiré le moindre enseignement. On répète à l’infini les mêmes stratégies qui, leçon de mécanique sociale, aboutissent aux mêmes échecs. L’une des raisons principales, sur laquelle s’accordent les trois intervenants : la division interne. Chacun, et c’est particulièrement vrai des syndicats, défend son petit bout de gras, se rétracte sur son pré carré, qu’il conserve jalousement. Pourquoi refuse-t-on de discuter, de travailler avec celui qui ne partage pas 100% de nos positions ? Quelles sont les raisons qui font que l’on cherche à s’isoler dans des formations de plus en plus microscopiques et homogènes, afin de s’exonérer de toute contradiction ? Rejeter un camarade dont on partage 80% des idées au nom des 20% les moins importantes est la meilleure façon de perdre collectivement – tout en rejetant la faute de la défaite sur le camarade en question. Les postures morales font des ravages : on dénonce le camarade qui « ferait le jeu » d’untel, on excommunie cet autre qui « flirterait avec » untel… Cette censure des autres, qui s’apparente à une course à la pureté morale (du moins, à la morale qu’on croit détenir) prend aussi la forme d’une « auto-censure » dit Didier Maïsto. Ai-je intérêt à dire cela, à soutenir telle personne ? Que vont penser les autres si je défends cela ? Toutes ces (im)postures sont mortifères et conduisent tout droit à l’explosion de la majorité.

« Seul, nous n’arrivons à rien. » Pourquoi ? « Parce que le spectacle, la machine de guerre médiatique qui est en face prend, elle isole, elle cornérise, et c’est terminé. C’est fini. » La division interne correspond à une stratégie du Spectacle hégémonique, qui prospère en fragmentant ses oppositions. Le paradoxe est que l’avancée du Spectacle (l’un des noms de la machinerie néolibérale), comme pronostiqué par Marx et Schumpeter, génère effectivement de plus en plus de contradiction, d’opposition, de rejet, mais qu’en même temps et dans le même mouvement, toutes ces oppositions de plus en plus nombreuses sont immédiatement stérilisées par le Spectacle. Le Spectacle, c’est l’une des thèses fortes de Debord, unifie, il réunit, il crée une « réalité » homogène (le Spectacle nomme en fait le processus et son résultat) mais il le fait en morcelant l’expérience, en fragmentant la vie, le social, etc. de sorte qu’il ne reste plus qu’une chose : la marchandise et son monde. Finalement, après avoir tout cassé, tout bazardé, le Spectacle nous unit autour de la seule chose qui reste : la marchandise. Il en va de même des mouvements sociaux : ils sont eux-mêmes fragmentés, spectacularisés, pour finalement, une fois la tempête passée, rentrer dans le rang et rejoindre le doux cocon du monde marchand. Se produit dès lors « une oscillation maniaco-dépressive » entre le moment de la révolte paroxystique puis la décrue et enfin de compte l’apathie. Face à cela, comme le dit Bernat, « notre réponse, elle est collective, et cette force, il faut la construire ».

« Elections, piège à cons »: une expression popularisée lors des événements de 68, qui sera reprise par Sartre dans un texte des Temps Modernes

La question de l’élection et des institutions

Aude Lancelin met rapidement les pieds dans le plat en posant la question qui fâche: « Pourquoi 2027 ? » Pourquoi prendre « comme date butoir une élection, c’est-à-dire un piège à cons ? » précise-t-elle avec lucidité. En effet, Lancelin pas plus que Bernat, et peut-être Maïsto, ne sont dupes de la supercherie, et c’est cela qui fait l’attrait de Quartier Populaire: nulle promesse messianique, nul espoir démesuré placé dans nos institutions, nul électoralisme béat. La réponse d’Aude Lancelin à cette question : « parce qu’aucun des mouvements sociaux […] n’a abouti. Ces mouvements sociaux nous ont emportés, ils ont parfois changé notre vie […] mais ils n’ont pas abouti sur une reprise de contrôle par le peuple, ils n’ont pas changé la vie quotidienne de millions de français ». La journaliste rappelle tous les échecs politiques à l’Assemblée nationale ainsi que la neutralisation des votes des parlementaires. Elle insiste a contrario sur le poids et les retentissements du mouvement des Gilets jaunes : « c’est le seul mouvement depuis les années 70 à avoir vraiment fait trembler le pouvoir français ». Non pas par sa violence, dit-elle, mais par son côté transpartisan, par son honnêteté, par l’authenticité de ses figures locales et par des revendications qui ont très vite pris les problèmes à la racine sans transiger.

Le projet de Quartier Populaire est ainsi de bâtir un socle populaire, définir un ou des objectifs, puis un programme ou des idées à défendre, et enfin désigner un(e) candidat(e) pour 2027. C’est, à l’évidence, la seule stratégie vraiment démocratique si l’on veut prendre part au processus électoral. A contrario, toutes les autres formations politiques procèdent dans l’ordre inverse : un candidat ou parti échafaude un programme répondant à un objectif auquel et sommé d’adhérer une base de militants. Rien de démocratique là-dedans. Maïsto, Lancelin et Bernat le disent à plusieurs reprises: il s’agit d’un « processus d’auto-construction, d’auto-création ». La filiation avec Castoriadis est ici manifeste. Il s’agit de réaliser ce que Jean-Claude Michéa nomme le « ni droite ni gauche d’en bas », contre le « ni droite ni gauche d’en haut » promu par Macron et les siens pour dynamiter le champ politique et paralyser les oppositions. Là où le dépassement des clivages par le haut correspond en fait au triomphe du libéralisme enfin réconcilié avec lui-même[4], celui qui s’effectue par la base prend appui sur la vie quotidienne des petites gens, la décence des gens ordinaires – la common decency d’Orwell –, l’incarnation concrète d’une République vécue dans la chair et non invoquée abstraitement. Didier Maïsto le dit à sa manière, le clivage droite gauche est devenu un obstacle à la formation d’un collectif que Quartier Populaire appelle de ses vœux, et que les Gilets jaunes avaient un temps cristallisé.

Concernant les élections, Maïsto est lucide lorsqu’il dit que la question du financement est cruciale dans le jeu électoral. Peut-être a-t-il lu Le prix de la démocratie de Julia Cagé, qui démontre de façon implacable que les chances de succès à une élection – a fortiori présidentielle – sont proportionnelles aux fonds dont on dispose et au fric qu’on peut claquer en com’, en pub’, en couv’, en meetings, en spin doctors, en consulting.

« Voter c’est donner de la force à son ennemi » dit un spectateur. Ce à quoi Harold Bernat répond que bien sûr, le vote est un problème, mais « qu’il n’y a pas 36 solutions : soit on se retire du jeu, soit on est dans une contemplation esthétisante de notre défaite […], soit on prend les armes, on leur rentre dedans et on se fait défoncer, soit on essaie de les battre ». Les options sont posées, froidement, lucidement. Avoir prise politiquement sur le réel ne se fait qu’au prix d’une telle lucidité, d’une telle froideur d’analyse.

Avec « Quartier Populaire », c’est un peu une anti-« Heure des pros » qui a été lancée sur QG le 18 avril

Cependant, je crois pour ma part malgré tout – même si aucun des trois intervenants n’est dupe du simulacre politique appelé « élection » – que présenter l’insertion dans le cirque électoral comme horizon indépassable est une erreur. Ce dont ne tiennent pas compte Lancelin, Bernat et Maïsto, c’est qu’il est rigoureusement impossible de gagner l’élection présidentielle. Les institutions sont précisément faites pour empêcher un mouvement populaire d’accéder au pouvoir, elles sont, au plus profond d’elles-mêmes, calibrées pour se perpétuer telles qu’elles et replacer indéfiniment le pouvoir dans les mains de l’oligarchie néo-libérale. Il s’agit de l’essence même de ces institutions, non pas de propriétés secondaires ou accidentelles. Croire qu’un mouvement démocratique peut l’emporter revient à croire que de l’eau peut jaillir le feu – ou que de la cervelle de Pascal Praud peut jaillir l’intelligence. Les financements, on l’a dit, sont directement corrélés à la possibilité de l’emporter ; la couverture médiatique, indispensable, est truquée par les fameux « temps de parole » des candidats, mais aussi par le fait que tous les grands médias sont soit possédés par des milliardaires qui verrouillent l’opinion soit sont à la solde du pouvoir en place dans le cas du service public ; les 500 signatures, balayées hâtivement d’un revers de main, sont un obstacle de taille, durci par Macron lors de son premier mandat ; mais tout cela n’est rien comparé aux difficultés en cas de victoire : il faut encore remporter les législatives, et surtout purger les grandes administrations qui ont un poids absolument démentiel [5].

Par ailleurs, je partage l’opinion de ce spectateur anonyme : s’insérer dans le champ électoral, c’est effectivement renforcer l’ennemi, c’est se placer en état de faiblesse, jouer avec ses propres règles à un jeu qu’on ne peut gagner. C’est accréditer l’idée d’une démocratie qui fonctionne, c’est offrir sur un plateau la victoire et s’empêcher de critiquer le jeu lui-même. Comment pourrait-on affirmer que la France n’est pas une démocratie mais une oligarchie autoritaire tout en participant, bon gré mal gré, à ce que nos dirigeants présentent comme la démocratie ? Cela nous affaiblit considérablement et légitime la victoire de l’ennemi, d’autant qu’il aura gagné contre une vraie opposition – « la preuve que nous sommes démocrates, vous avez pu vous présenter », suivi de « nous sommes le seul rempart contre cette opposition populiste, fruit de l’union des extrêmes de tous bords, qui met en péril notre démocratie et nos valeurs » etc. Je me permets ici une mise en garde : il faudra que Quartier Populaire aille à la bataille avec lucidité, et ne cesse de dénoncer à chaque instant la supercherie électorale. Sinon, il se perdra et se fera gober tout cru.

Bref, on l’aura compris, les chances de succès ne sont pas simplement très faibles, elles sont rigoureusement nulles. J’espère que nos trois compères en sont conscients et ne comptent pas épuiser toutes leurs forces dans cette aventure, auquel cas l’énergie accumulé au fil des mois se dissipera en vain. Si j’ai parlé d’espoir à propos de l’initiative Quartier Général, ce n’est pas pour rien, et je le réitère. Il s’agit, me semble-t-il, du seul espace, encore à construire cela va de soi, qui allie une pensée critique vraiment structurée, conséquente et intellectuellement charpentée, l’authenticité d’un discours qui émane de la base (populiste au bon sens du terme), une ligne politique dans la continuité du mouvement des Gilets jaunes, une défense sans concession de la République au sens fort [6] de la République sociale, et surtout la volonté de moyens d’action concrets, situés et qui ne se paient pas de mots. Je pense qu’une initiative comme celle-là est nécessaire, irremplaçable. Mais tout l’intérêt de ce projet est précisément dans ce qu’il va tenter de construire indépendamment des élections : un socle social et populaire. Peu importe les élections, ce qui compte vraiment, c’est de parvenir à fédérer une force politique. Si Quartier Populaire y parvient, élections ou pas, un immense fossé aura été franchi. Malgré les désaccords que je peux avoir, je ne souhaite pas tomber dans le piège que tentent précisément de déjouer Aude Lancelin, Didier Maïsto et Harold Bernat : les 10% de divergences stratégiques ne doivent pas occulter les 90% de convergences sur le fond. Il faut de la contradiction, il faut de la critique, mais il faut surtout construire en commun – ce qui exige humilité et retenue. Comme le dit si justement Harold Bernat, « la course à la radicalité quand on perd, c’est absurde ». C’est la raison pour laquelle avec les petits moyens dont je dispose, il me semble fondamental de soutenir l’initiative Quartier Populaire.

Interlude: Totems et tabous

Construire une force populaire ancrée « à la base », et non en complète lévitation comme l’intégralité des partis de gauche (je ne parle pas de la droite pour qui la notion de peuple n’est de toute façon qu’un paravent) qui ne savent que parler à leurs militants et aux classes moyennes et intellectuelles urbaines, suppose de prendre à bras le corps des sujets clivants que Didier Maïsto identifie bien : « l’immigration, l’identité nationale, la souveraineté ». Ces thèmes ont été préemptés par la droite et en particulier l’extrême droite – parmi lesquelles on pourrait inclure le gouvernement. Cependant, bien qu’elles ne soient pas les préoccupations les plus déterminantes pour les gens, celles-ci sont importantes et font souvent office de repoussoir quand vient le moment de se décider. Bref, on ne peut ses laisser sous le boisseau.

Dans la même veine, on voit que la question européenne sera au cœur des préoccupations de Quartier Populaire. Le terme de « Frexit » est plusieurs fois prononcé, tout comme celui de « souverainisme ». On ne peut faire l’économie de ce type de réflexions, là encore, loin des postures et des moues de circonstances. Quelle autre force politique peut se targuer de s’emparer de ces sujets[7] ? Corrélativement, c’est l’idée de nation qui est réinvestie par nos trois intervenants.

La question internationale, en particulier par le prisme de guerre d’Ukraine, surgit à plusieurs reprises. A rebours des positions obligées, l’anti-atlantisme domine, tout comme la volonté d’une France indépendante sur la scène internationale. Une France émancipée qui refuse la vassalisation, en particulier des Etats-Unis. Macron est peut-être plus consternant encore sur les sujets internationaux que sur la politique intérieure. C’est un pitre tout juste bon à amuser la galerie, quand il n’est pas occupé à lancer des idées idiotes qui, pourtant, engagent la France et pourraient être lourdes de conséquences: alliance militaire au Proche Orient, envoie de forces à l’Ukraine, mutualisation de l’arme atomique, Europe de la défense pour noyer l’armée nationale, porte-avion Charles de Gaulle mis provisoirement sous pavillon de l’OTAN, démantèlement du corps diplomatique etc. On ne sait ce que ce type déteste le plus : la France ou les Français. Quoi qu’il en soit, Quartier Populaire semble se situer aux antipodes des bravades présidentielles.

Soirée de lancement de Quartier Populaire sur QG le 18 avril, capture d’écran

Violence, effondrement et lendemains qui chantent

Un spectateur interpelle les orateurs: il faut « attendre que tout s’écroule ». La réponse du philosophe est alors d’une justesse et d’une acuité totale lorsqu’il dit que « le jour où tout s’écroule, c’est toute la base sociale […] qui va imploser et c’est certainement pas Macron et ses affiliés. Et ça sera une catastrophe. » Attendre que le capitalisme ait fini de tout ronger, provoquant un déchaînement de violence, de souffrance et menant aux barricades et finalement à la guerre civile n’est certainement pas la solution. Pour deux raisons : tout d’abord, « dans l’attente » pourrait-on dire, ce sont les petites gens qui verront leurs conditions de vie empirer jusqu’à l’insoutenable, et cela, on ne peut le souhaiter. Parier sur un pourrissement vers l’insupportable revient à demander aux petites gens de supporter toujours plus le saccage de leurs existences jusqu’à l’insupportable – jusqu’à la mort, ou du moins l’agonie. Est-ce là la position politique que l’on veut défendre ? En appeler à la douce attente de l’écroulement est une pure posture. Ceux qui s’y complaisent sont-ils, pour eux-mêmes et leurs proches, prêts à endurer l’insupportable jusqu’à l’écroulement final ? Et puis, il y a ce que dit Bernat : lorsque s’effondre une société sous la violence, lorsque prévaut le chaos et le renversement généralisé, toujours ce sont sur les petits que s’abattent les forces de la répression, les conséquences de la disparition des services publics, les disettes dues à la disparition des échanges, les pénuries et finalement la mort. Les riches, les puissants, y compris dans la chute, restent largement épargnés. Autrement dit, la violence indistincte de l’effondrement et de la guerre civile s’abat avant tout sur ceux qu’elle est censée libérer de leur joug.

Harold Bernat, ainsi que ses camarades de Quartier Populaire, rejettent la violence. Le mot de pacifisme est lâché par un intervenant. Cependant, la réflexion livrée est plus nuancée, plus intéressante qu’une simple condamnation de toute forme de violence. Bernat, comme toujours, est subtil. Cela dit, je voudrais m’arrêter un peu sur cette question qui marque l’un des points d’achoppement dont je parlais tout à l’heure. Quand le bordelais affirme que « c’est pas dans la rue qu’on va prendre le pouvoir », en particulier parce que le gouvernement s’est lancé dans une surenchère autoritaire, qu’il achète des armes, des munitions et des engins à tour de bras pour mater les manifestations, qu’il promulgue des lois liberticides, qu’il n’a pas peur de mutiler, de défigurer, voire du tuer, quand Harold Bernat dit cela, il a raison. Frontalement, nous ne sommes pas de taille, à moins d’accepter un déchainement policier et répressif sans précédent au terme duquel les blessés graves et les morts – de notre côté et pas du leur – s’entasseront comme autant de barricades macabres. Au-delà même de l’autoritarisme qui glisse de plus en plus vers un régime policier, pour ne pas dire plus, ce qui ne peut laisser d’inquiéter est la rapide dérive des discours et des imaginaires. De plus en plus les dominants (politiques, médiatiques etc.) préparent les esprits à la violence répressive, petit à petit, dans leur bouche, les grévistes deviennent des preneurs d’otage, les manifestants des séditieux, les militants des extrémistes et les activistes des terroristes. Peu à peu, ils dessinent les contours d’un Etat assiégé de l’intérieur, d’une démocratie mise en danger de mort, d’une République à défendre quoi qu’il en coûte. L’Etat macronien n’a plus en face de lui des opposants, c’est-à-dire des citoyens, mais des terroristes, qu’il convient de traiter comme tels : de la vermine. L’infléchissement progressif des discours et des imaginaires n’est jamais que le prélude à un durcissement accéléré et sans limite de la répression, il s’agit de préparer le terrain dans les esprits en attisant les ressentiments et les peurs. Une fois que les dernières digues morales auront sauté, le pouvoir pourra s’en donner à cœur joie. Et c’est bien cela qui fait le plus peur : au fur et à mesure que les actes, les lois, l’équipement des forces de l’ordre rattrapent les discours prononcés par la macronie ou ses soutiens, les discours se décalent toujours plus, entraînant dans leur sillage la hausse continue du niveau de violence, sans jamais chercher à la tempérer, encore moins à l’endiguer.

Aude Lancelin précise les choses: si Quartier Populaire insiste sur l’élection présidentielle comme horizon, « c’est pour éviter de genre de massacre ». Le pouvoir s’est « surarmé » dit-elle à raison, à un niveau inédit. La crainte des trois intervenants est donc parfaitement justifiée.

Pour autant, Harold Bernat affirme qu’« on ne peut pas statuer a priori sur la violence ». « La violence, dit-il, elle n’est pas du fait de ceux qui sont dans la rue. Elle est la conséquence d’une violence première. » On le voit, il ne s’agit pas pour le philosophe de distribuer des bons points, encore moins de communier dans un pacifisme béat de bisounours. Il ne rejette pas la violence pour elle-même, mais pour ses conséquences, parce qu’il sait que le pouvoir en face ne reculera devant rien et que c’est de notre côté qu’on comptera les morts – des morts réels, des éborgnés, des mutilés, des blessés, des gueules cassées. Loin de tout romantisme, il sait, il a vu ce qu’est une main arrachée. La chair qui dégouline, la peau en lambeaux, les tendons et les bouts de nerfs qui tressautent entre les muscles à vif, la douleur qui fait perdre connaissance. C’est ça la réalité, pas celle des livres d’histoire montrant une liberté allégorique guidant un peuple mythifié. S’il ne rejette pas la violence en soi, Bernat ne croit pas à la violence comme « solution en attendant le collapse final ». Il a raison, à mon sens, sur cette violence débridée, indistincte, chaotique ; cette violence présentée comme seule stratégie, voir comme objectif : cette violence désirée pour elle-même. Celle-ci ne produit rien d’autre que la mort – de notre côté.

Pour ma part, et c’est l’idée que je défendais dans Leur violence et la nôtre [8], je pense qu’il faut se réapproprier le concept de violence, la penser, pour l’intégrer et en faire quelque chose. Cela commence par affirmer que le niveau de violence est déterminé par le pouvoir, pas par nous. Cela suppose également de distinguer les différentes formes de violence, pour ne pas nous laisser intimider. La violence contre les choses et contre les personnes, ce n’est pas la même chose ; la violence d’en haut et celle d’en bas, ce n’est pas la même chose ; la violence offensive et défensive, ce n’est pas la même chose etc. Mon propos est simple : la violence – mais encore une fois : quelle violence ?, et, surtout contre qui ? – doit faire partie de l’arsenal de nos luttes, à côté d’autres armes, dont la création d’un espace public comme l’est Quartier Populaire. Il y a une « diversité des tactiques », il faut à tout prix arrêter de croire que la sienne propre est la seule possible. Des tactiques recourant à la violence (ce qui ne veut rien dire : des tactiques recourant à des modes d’action perçus comme violents[9]), ciblées, sur le mode de la « petite guerre » clausewitzienne, ont une place majeure, par exemple pour saboter tel dispositif antiécologique, pour arrêter tel projet mortifère, pour intimider ou menacer. Bien sûr, la violence révolutionnaire préparant un grand soir auquel souvent succède un petit matin en gueule de bois, n’est pas une solution envisageable, car elle relève d’un imaginaire prophétique, millénariste et messianique, passant les individus par pertes et profits. Mais les postures pacifistes nous réduisent à l’impuissance. Lorsque Harold Bernat moque les chars des syndicats sur lesquels se dandinent des Casimir hilares, il a raison : cela ne fait peur à personne, cela démobilise. Quelle différence entre la casse du système sociale et la Mickey Parade le soir à Disneyland ?

Les Gilets jaunes ont fait peur au pouvoir macronien, par sa détermination, certes, son unité, la vigueur de ses revendications, sa maturité politique. Mais ce ne fut pas tout : quoi qu’on en dise, Macron, comme Griveau en son temps, ont eu physiquement peur. Ils ont ressenti une trouille bleue. Et cette menace qu’ils ont ressentie n’a pas été pour rien dans la force du mouvement. Je pense, à la suite de Günther Anders, que la menace doit faire partie de l’arsenal de nos luttes. Face à l’impunité judiciaire ou à l’irresponsabilité politique [10] de nos « représentants », on n’a pas d’autre choix.

Conclusion

Sortir des postures, c’est l’ambition salutaire d’Aude Lancelin. La soirée de lancement de Quartier Populaire ne trahit pas cette ambition. Cela passe par le fait de ne pas se payer de mot, de ne pas se faire plaisir avec de grands slogans, avec une pureté morale brandie en étendard. Cela seul permettra de fédérer par en bas. Cela seul permettra de faire place à la contradiction au sein du « mouvement ». Je ne peux, malgré les réserves émises, me réjouir de l’émergence future de Quartier Populaire, qui s’annonce comme l’une des expériences politiques les plus riches depuis longtemps. La France Insoumise s’est retiré dans le sectarisme, la NUPES a explosé, les micro-partis souverainistes tirent de plus en plus à droite… nous sommes orphelins d’une certaine idée de la République – une République radicale et sociale. Espérons que les mois et les années permettent à Aude Lancelin, Didier Maïsto et Harold Bernat de fédérer une force politique populaire mais qui ne fera pas de quartier !

Source: le blog « Phrénosphère », qui a autorisé QG à reproduire le texte ici à l’identique. Tous nos remerciements à Geoffrey, son fondateur


[1] Les citations en italique sont extraites de l’émission, disponible sur QG TV. L’intervenant ayant prononcé la citation n’est pas systématiquement mentionné, afin de renforcer l’idée d’une pensée en mouvement, mouvante, collective, d’un “intellectuel collectif” pour paraphraser Pierre Bourdieu.

[2] Je renvois le lecteur aux trois ouvrages d’Harold Bernat chroniqués sur Bilbiosphère : Le néant et le politique. Critique de l’avènement Macron, l’Echappée, 2017, Asphyxie. Manuel de désenfumage pour notre temps, L’escargot, 2020, La défaite de la majoritéAtlantiques déchaînés, 2022.

[3] Ce qui, par parenthèse, invalide les analyses de Tocqueville sur la tyrannie de la majorité. Le philosophe voyait dans la démocratie triomphante – du moins ce qu’il croyait être la démocratie, alors qu’ils s’agissait d’une certaine forme (américaine en l’occurrence) de démocratie libérale – un danger potentiel car les masses font, d’après lui, la loi. La démocratie, prophétisait-il, entraînerait une uniformisation généralisée, un individualisme forcené mais aussi un écrasement des groupes minoritaires par une majorité conquérante et tyrannique. Ses analyses sont aujourd’hui reprises par des « petits toquevilliens » comme je les ai appelés naguère (Enthoven, Finkielkraut, Tavoillot etc.) qui ne cessent de fustiger la démocratie. A la suite de Tocqueville, ils confondent démocratie et libéralisme. La démocratie, en effet désigne un mode d’exercice du pouvoir or, force est de constater que c’est bien une minorité qui exerce le pouvoir à l’encontre de la majorité, qu’elle tyrannise.

[4] Pour Michéa, en effet, il existe un libéralisme économique et un libéralisme culturel, avers et revers d’une même médaille, qui reposent sur les mêmes prémices.

[5] Certains parlent d’ « Etat profond » (deep state) pour désigner le fait qu’aucune politique publique ne peut être mise en place contre la volonté des hauts fonctionnaires qui font la pluie et le beau temps dans les ministères et les administrations. Ceux-ci déterminent de façon majeure les orientations du pays, ils jouissent, par leur pouvoir, d’une certaine autonomie qui rend illusoire l’application de politiques qui seraient contraires à leurs intérêts et leur ligne idéologique, très largement acquise au (néo)libéralisme.

[6] Pas dans le sens utilisé par les tenants d’une ligne qu’on pourrait presque dire « pré-fasciste » : celle de Valls, du Printemps républicain, du gouvernement, de Raphaël Enthoven, d’une certaine extrême droite, d’une partie des communistes et des socialistes etc.

[7] Je ne vois guère que Front Populaire, la revue d’Onfray, pour occuper un champ similaire, à ceci près que celle-ci se situe désormais de plus en plus à droite, voire à l’extrême droite – ce qui fait une différence considérable. Mais voyez comme la mécanique de la division est puissante : alors que sur l’UE, sur la souveraineté, sur les Gilets jaunes, sur le Passe vaccinal, sur l’anti-macronisme, le Front et le Quartier sont proches, je m’empresse d’insister sur ce qui les distingue et les sépare. Pourquoi cela ? Est-ce justifié ? Cette remarque, taquine certes sur la forme, mais très importante sur le fond, montre à quel point nous sommes tous et toutes pris dans des postures de principes et avons du mal à dépasser nos propres antipathies personnelles. Un travail d’inventaire sérieux et honnête nous obligera à ravaler notre amertume – ce qui n’est jamais agréable…

[8] Ainsi que, dans une version très largement augmentée, dans Apologie de la violence, non publié.

[9] Bernat cite le cas Oudéa-Castéra, ancienne ministre de l’Éducation, obligée de démissionner face à la pression populaire. « On est allé la chercher » dit-il, et cela a payé. Stratégie en apparence non violente : « il faut les épingler systématiquement », ne pas les lâcher. Mais en apparence seulement : tous les médias, les défenseurs de Macron et de l’ordre établi ont hurlé à la violence dont était victime la ministre, ont dénoncé sans cesse les accusations violentes dont elle était la cible etc. Autrement dit, défendre une posture non-violente quand toute critique un petit peu vigoureuse est rejetée du côté de la violence revient à se livrer pieds et poings liés. Cela revient à nous laisser enfermer dans des modes d’action dont le périmètre est déterminé par l’ennemi.

[10] Au sens où les dirigeants ne sont tenus responsables de rien. Ils ne rendent aucun compte. Ce serait une autre affaire si l’on avait estimé que Castaner, alors ministre de l’Intérieur avait endossé la responsabilité des mutilations infligées aux Gilets jaunes comme conséquences indirectes de ses propres ordres. Il croupirait en prison. Ou si Agnès Buzyn avait été reconnue responsable de milliers de morts du COVID dans la mesure où elle, et le gouvernement, avaient délibérément minimisé la menace de la pandémie. Elle aussi devrait passer le restant de ses jours en prison.

22.04.2024 à 22:04

« Tout le système veut sauver le soldat Biden » avec John Rick MacArthur

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Retrouvez le grand entretien d’Aude Lancelin avec John R. MacArthur, patron du Harper’s, l’un des plus prestigieux titres de la presse américaine. L’incroyable come-back de Trump, qui fait actuellement la course à la présidentielle en tête aux États-Unis, le poids de l’Ukraine et de Gaza sur les élections, la marginalisation totale de la gauche américaine … Continued
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Retrouvez le grand entretien d’Aude Lancelin avec John R. MacArthur, patron du Harper’s, l’un des plus prestigieux titres de la presse américaine. L’incroyable come-back de Trump, qui fait actuellement la course à la présidentielle en tête aux États-Unis, le poids de l’Ukraine et de Gaza sur les élections, la marginalisation totale de la gauche américaine par l’apparatchik Joe Biden, en piteux état sauf lorsqu’il s’agit de briser ses rivaux démocrates, et le surgissement d’un nouvel héritier Kennedy dans la campagne électorale. En regardant QG ce soir, vous saurez tout sur l’élection de 2024 qui peut changer la face du monde !

19.04.2024 à 01:43

« Tout reprendre en 2027 » avec Aude Lancelin, Didier Maïsto et Harold Bernat

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Trois complices, Aude Lancelin, fondatrice de QG, Didier Maïsto, journaliste indépendant, et Harold Bernat, professeur de philosophie à Bordeaux, recevront deux fois par mois en ligne jusqu’en 2027 de nombreux invités: politiques, candidats prétendants à la présidentielle, intellectuels, citoyens privés d’offre politique, insiders maîtrisant leurs dossiers. Un seul objectif: créer une force collective pour changer … Continued
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Trois complices, Aude Lancelin, fondatrice de QG, Didier Maïsto, journaliste indépendant, et Harold Bernat, professeur de philosophie à Bordeaux, recevront deux fois par mois en ligne jusqu’en 2027 de nombreux invités: politiques, candidats prétendants à la présidentielle, intellectuels, citoyens privés d’offre politique, insiders maîtrisant leurs dossiers. Un seul objectif: créer une force collective pour changer la donne politique dès que possible. Vos réactions apparaîtront à l’écran en direct tout au long de ces soirées passionnées. On vous explique tout dans cette première édition de Quartier Populaire, à ne pas manquer sur QG !

17.04.2024 à 11:01

« Tant qu’il n’y aura pas de sanctions, ni de cessation de livraison d’armes à Israël, les responsables israéliens continueront »

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En dépit du vote d’une résolution de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » dans la bande de Gaza le 25 mars dernier, grâce à l’abstention des États-Unis, Israël continue de bombarder et de massacrer la population civile palestinienne quasiment sans répit depuis fin 2023. Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, y voit le signe d’un … Continued
Texte intégral (3585 mots)

En dépit du vote d’une résolution de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » dans la bande de Gaza le 25 mars dernier, grâce à l’abstention des États-Unis, Israël continue de bombarder et de massacrer la population civile palestinienne quasiment sans répit depuis fin 2023. Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, y voit le signe d’un profond sentiment d’impunité chez les dirigeants israéliens. Interviewé par QG, ce dernier souligne l’hypocrisie, voire la duplicité des pays occidentaux qui continuent de livrer des armes à Israël tout en se positionnant favorablement à l’idée d’un cessez-le-feu. Un comportement qui pourrait bien un jour coûter très cher aux pays de l’OTAN, le conflit israélo-palestinien accentuant la désoccidentalisation du monde, notamment à travers la plainte déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice en janvier dernier. Interview par Jonathan Baudoin

Didier Billion est directeur adjoint de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et auteur de « Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde » (éditions Agone, 2023)

QG : Pourquoi le vote de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » n’a pas marqué de tournant dans la bande de Gaza ?

Didier Billion : Il y a deux éléments de réponse à apporter. Le premier, c’est qu’on est, tout de même, à l’orée d’une nouvelle étape puisqu’on se souvient que, depuis le 7 octobre, à trois reprises, les États-Unis avaient posé leur veto à des résolutions portées au Conseil de sécurité, visant à obtenir un cessez-le-feu. Cette fois-ci, ils se sont abstenus et on sait très bien que dans le fonctionnement du Conseil de Sécurité, une abstention permet de passer ladite résolution. De ce point de vue, il y a une véritable évolution de la part des États-Unis.

Rappelons toutefois que cette résolution n’est pas contraignante à l’encontre de l’État d’Israël. La meilleure preuve, c’est que depuis l’adoption de cette résolution, les dirigeants israéliens continuent de bombarder de façon aussi intensive et sauvage que lors de ces derniers mois. Et surtout, en matière d’aide, notamment militaire, de la part des États-Unis à l’État d’Israël, rien n’a changé. Il y a une forme de duplicité de la part des États-Unis. Ils ont bougé dans la mesure où ils se sont abstenus de leur veto. Tant mieux ! C’est un point d’appui. Mais dans le même mouvement, il y a eu 100 envois aériens de livraisons d’armes à Israël depuis le 7 octobre. C’est quelque chose d’énorme. Il faudra suivre cela, mais ce serait une aide militaire de plusieurs milliards de dollars. Tant qu’il n’y aura pas de sanctions, ni de cessation de livraison d’armes à Israël, les responsables israéliens continueront.

Que faudrait-il pour contraindre l’État d’Israël à stopper l’opération militaire en cours ?

Je pense qu’il n’y a pas 36 solutions. Il y a la nécessité, pour ma part le souhait, que dans les plus brefs délais, les accords d’association avec Israël, concernant les États-Unis, mais aussi l’Union Européenne, dont la France, doivent être suspendus, voire dénoncés, car on sait fort bien, vu la composition du gouvernement israélien, que seul le rapport de force peut peser sur la situation. La seule manière de faire plier Israël est de lui imposer des sanctions économiques. Les dirigeants israéliens ne comprennent que la force, qu’ils utilisent brutalement contre les Palestiniens. Le propos, c’est d’être aussi rudes et brutaux qu’eux, sans opération militaire bien entendu. Je parle de sanctions économiques, politiques. Ce sont des décisions qui peuvent se prendre concrètement. Les bonnes résolutions, les déclarations, sont nécessaires. Mais totalement insuffisantes.

Lundi 25 mars 2024, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte une résolution réclamant un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, grâce à l’abstention des États-Unis, ici représentés par l’ambassadrice Linda Thomas-Greenfield

J’observe le secrétaire général de l’ONU qui mène un combat de principes depuis des semaines. Il a raison sur ce qu’il déclare. Il a dénoncé la politique israélienne à maintes reprises. Mais comme il n’a pas les moyens d’imposer des sanctions envers qui que ce soit, les dirigeants israéliens continuent leur œuvre de mort méthodique comme si de rien n’était. C’est une leçon de ces six derniers mois, mais on peut remonter beaucoup plus loin dans le temps du fait que les dirigeants israéliens jouissent d’un total sentiment d’impunité. À un moment donné, il faut dire stop ! On dénonce tel accord d’association. On arrête les livraisons d’armes. On arrête les livraisons économiques. Et là, peut-être que leur position évoluerait. Il y a urgence car pendant ce temps-là, il y a des gens qui meurent de faim dans des conditions d’inhumanité barbare.

Depuis le lancement des représailles après l’attaque du Hamas du 7 octobre, le gouvernement israélien – et ses soutiens en Occident – accusent l’ONU ou d’autres instances internationales d’antisémitisme. N’est-ce pas plutôt sa politique à l’égard des Palestiniens qui fait désormais monter l’antisémitisme dans le monde?

Oui. À nouveau, il y a deux niveaux de réponse. Tout d’abord, les Israéliens sont passés maîtres, depuis longtemps, dans l’art d’accuser d’antisémitisme toute personne, toute institution ou tout gouvernement qui ose porter une critique à l’égard de leur politique. C’est une ritournelle classique qui, depuis le 7 octobre, prend une ampleur considérable.

Mais ce qui est terrible, dans cette histoire, c’est qu’à travers le monde, cette politique de la terre brûlée, dont la Cour internationale de justice a évoqué des intentions génocidaires, peut nourrir, et c’est regrettable, des critiques, des actions, des manifestations dont certaines peuvent en effet avoir un caractère antisémite. Honnêtement, je crois que c’est là un aspect infiniment minoritaire. Qu’il y ait des antisémites, je le regrette et le condamne. Mais pour l’instant, dans le mouvement de solidarité internationale à l’égard des Palestiniens, l’immense majorité des positions, qu’elles soient individuelles, d’intellectuels, de responsables politiques, de gouvernements, ne peuvent pas être qualifiées d’antisémites. Elles sont critiques à l’égard de la politique d’Israël. Mais à travers le monde, le mouvement de solidarité est réel, tant dans les pays dits du Sud que dans les pays occidentaux. Les fondements politiques de ce mouvement de solidarité au peuple palestinien sont la dénonciation de la barbarie, de la colonisation, de la volonté d’annexion. Ce sont des engagements et des objectifs politiques. Cela n’a rien d’antisémite. Il faut déconstruire ces pseudo-accusations israéliennes.

Manifestation en soutien au peuple Palestinien à Paris, samedi 30 mars 2024. Photo : Serge D’Ignazio

Que vous inspire la démarche entamée par la Cour internationale de justice le 26 janvier dernier pour prévenir un « risque de génocide » ?

Je pense que la Cour internationale de justice avait raison, et que tout converge à terme dans le sens d’une qualification de génocide. C’est ce que je pense. Ceci étant dit, l’accusation est très grave et elle doit être fondée juridiquement. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là. La Cour internationale de justice, fin janvier, a évoqué le risque génocidaire. Elle n’a pas qualifié la politique israélienne de génocide. Et nous savons, malheureusement, que pour instruire ce dossier, cela va prendre des mois, voire des années. Or, il y a une urgence absolue. De mon point de vue, il y a tous les éléments d’une politique génocidaire, mais pour le moment cela reste une qualification politique. Pour la qualification juridique, il faudra que le dossier soit instruit. Et tant que nous sommes encore dans la phase actuelle du conflit, l’instruction n’ira pas à son terme. On peut regretter que la justice internationale n’ait pas un rythme correspondant à celui des nécessités humanitaires que nous avons sous les yeux. C’est le propre des actes de justice de ne pas correspondre au temps politique.

Si d’aventure l’État d’Israël est jugé comme un État génocidaire, est-ce que des pays tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne pourraient être visés par des plaintes d’autres pays pour complicité de génocide devant la CIJ ?

D’un point de vue strictement juridique, oui. Mais nous savons que le droit international est dépendant des rapports de force politiques. Dans l’hypothèse où des actes génocidaires seraient établis par la Cour internationale de justice, alors oui, des États comme ceux que vous avez cités pourraient être accusés de complicité de génocide. C’est tout à fait envisageable. Mais cela dépendra des rapports de force car quel État, quelle entité pourrait vouloir accuser les États-Unis, la France ou d’autres États et quelle serait la poursuite juridique ? Cela n’est pas écrit d’avance.

En tout cas, au niveau politique, on peut considérer qu’il y a une forme de complicité de la part d’États comme les États-Unis, la France, et de nombreux autres, face à ce qui se passe actuellement parce que si j’évoquais tout à l’heure une duplicité des États-Unis s’abstenant au Conseil de sécurité tout en livrant des armes à Israël, la France ne vaut guère mieux sur le principe. Je sais que la France livre beaucoup moins d’armes que les États-Unis à Israël, mais elle pourrait se battre, au sein de l’Union européenne, pour la dénonciation ou la suspension des accords d’association avec Israël. Elle ne le fait pas. On regarde pudiquement ailleurs pour éviter de prendre les responsabilités.

Gaza détruite par les bombes israéliennes, le 8 octobre 2023. Photo : Wafa

Il a fallu près de six mois pour qu’il y ait une résolution onusienne pour un cessez-le-feu. N’est-ce pas un aveu d’impuissance de la part de l’instance internationale ?

Là aussi, il y a deux niveaux de réponse. Une des leçons qu’on peut d’ores et déjà tirer, c’est l’inadéquation des organisations internationales pour peser sur la résolution des conflits. Celui de Gaza est singulièrement terrifiant. Il y en a beaucoup d’autres à l’égard desquels ladite « communauté internationale » a fait preuve de son inefficacité. Cela nous pose un sacré défi collectif. J’entends, dans certains débats, que l’ONU ne sert à rien. Je ne suis pas d’accord. L’ONU, j’en vois toutes les limites, notamment sur la question palestinienne, parce qu’on parle, à raison, de l’actualité chaude. Mais rappelons-nous toujours de la résolution 242 de l’ONU, de novembre 1967, qui n’est toujours pas appliquée. Ce n’est pas tout à fait nouveau et on peut constater qu’à propos de la Syrie par exemple, que ladite « communauté internationale » a fait preuve de son impuissance.

En tant que chercheur, journaliste, citoyen, nous avons notre mot à dire sur la nécessaire refondation de l’ONU parce que si on veut être efficace, si on veut que l’ONU soit un instrument efficient de régulation des relations internationales, il faut la modifier de fond en comble. Facile à dire, infiniment compliqué à faire, je le sais. Mais le constat actuel, et cette crise palestinienne, le prouvent tragiquement: c’est qu’il n’y a plus d’instance de régulation internationale fonctionnelle et efficace.

Il y a un deuxième niveau de réponse, si on zoome sur la singularité de la question israélo-palestinienne. On sait bien que nombre d’États occidentaux ont une sorte de mauvaise conscience à l’égard d’Israël en raison de l’Holocauste. Il est vrai qu’on évoquait le sentiment d’impunité et cette expression est parfaitement juste pour décrire la façon dont les dirigeants israéliens, qu’ils soient travaillistes, du Likoud ou d’extrême-droite, ont compris que ladite « communauté internationale », notamment sa composante occidentale, n’ose pas prendre des sanctions parce qu’il y a toujours ce rapport singulier à l’égard de l’État d’Israël. C’est insupportable parce qu’encore une fois, être exigeant, voire sévère à l’égard d’Israël, ce n’est pas du tout faire preuve d’antisémitisme ! C’est tout simplement vouloir faire respecter le droit international. Il est important, intéressant, que ce soit l’Afrique du Sud qui ait saisi la Cour internationale de justice. Un État dit « du Sud ». Je pense que c’est un indicateur de ce qu’on appelle le basculement du monde. Il y a quelques mois, j’ai co-écrit, avec un ami, Christophe Ventura, un livre qui s’appelle Désoccidentalisation-Repenser l’ordre du monde. Je pense que c’est un fait majeur des relations internationales. La désoccidentalisation du monde n’est pas un concept géographique, mais un concept politique. Le fait est que nombre d’États ne veulent plus passer sous les fourches caudines des exigences occidentales. Le fait que ce soit un État du Sud qui ait saisi la CIJ est donc tout à fait révélateur du cours actuel des relations internationales qui va, sûrement, s’approfondir dans les années à venir. C’est un phénomène marquant et je pense que dans ce cadre-là, les dirigeants israéliens seraient bien à même de méditer ce basculement du monde parce que je pense que leur sentiment d’impunité risque, peu à peu, de disparaître parce que des États comme l’Afrique du Sud, comme le Brésil, la Turquie, ne sont pas en situation d’avoir les mêmes préventions à l’égard d’Israël que les États occidentaux. Il y a là quelque chose d’essentiel pour l’avenir. Les rapports de force internationaux sont en train de se modifier profondément.

Naledi Pandor, Ministre des Relations Internationales d’Afrique du Sud ayant saisi la Cour Internationale de Justice pour la Palestine, lors d’une conférence au Palais des Nations en 2022. / Photo : Violaine Martin

Est-il nécessaire de réformer en profondeur le fonctionnement de l’ONU, notamment celui du Conseil de Sécurité ? Si oui, faudrait-il supprimer les sièges permanents et le droit de veto allant avec ?

Je pense qu’il faudrait le faire. Mais chacun comprend que cela ne pourra pas se réaliser d’un coup de baguette magique. C’est impossible aujourd’hui parce qu’évidemment, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité jouissent de ce pouvoir inouï de droit de veto, qui est insupportable. L’ONU, dans son essence, c’est l’égalité entre tous les États puisque chaque État a une voix. On sait bien que ce droit de veto est le produit des rapports de force issus de la Seconde guerre mondiale, avec un tour de force des Français pour obtenir ce droit de veto d’ailleurs. Ces cinq États s’arc-boutent sur une prérogative absolument injuste.

La tâche, dans les années à venir, c’est que le Conseil de sécurité ne fonctionne plus de cette façon. Déjà, il faut l’élargir à d’autres États. Il faut aussi modifier la règle du veto. Mais vous imaginez bien que ni les Russes, ni les États-Uniens, ni les Chinois, ni les Britanniques et ni les Français ne veulent voir cette prérogative être supprimée ! Pourtant, c’est la voie vers laquelle on doit se diriger. Il est incroyable qu’il n’y ait pas de pays africains, pas de pays latino-américains, pas de pays moyen-orientaux qui soient représentés, de façon permanente, au Conseil de sécurité. Je pense que la marche de l’Histoire sera celle d’élargir le Conseil de Sécurité et de supprimer le droit de veto. Encore une fois, ce n’est pas pour tout de suite. Cela va prendre du temps. Ce sera une bataille politique acharnée pour parvenir à ce résultat.

Il y a d’autres réformes du fonctionnement de l’ONU à mener. Mais je suis, pour ma part, persuadé, en dépit de toutes ses faiblesses, que c’est un instrument à conserver, à réformer, à refonder, parce qu’on n’a pas inventé mieux pour tenter de réguler les relations internationales. Je pense qu’il faut maintenir une enceinte où les conflits, les tensions, les différends, peuvent être discutés, plutôt que de multiplier les conflits guerriers. J’espère que ce n’est pas un vœu pieux de ma part. C’est du travail. Rien ne sera mécanique, automatique. C’est la volonté politique qui comptera.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Didier Billion est politologue, directeur adjoint de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques). Il est l’auteur de : Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde (avec Christophe Ventura, éditions Agone, 2023) ; La Turquie, un partenaire incontournable (éditions Eyrolles, 2021) ; Géopolitique des mondes arabes (éditions Eyrolles, 2021)

Image d’ouverture : Pancarte « Stop arming Israël » affichée à Paris lors d’une manifestation en soutien au peuple palestinien, samedi 30 mars 2024. Photo: Serge D’Ignazio

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