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10.08.2024 à 18:18

Terra Forma et la géographie alternative

L'Autre Quotidien

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Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. Un formidable exercice à trois voix de géographie alternative, conceptuelle et visuelle, pour inventer une nouvelle manière de cartographier le monde, mobile et vivant.
Texte intégral (3762 mots)

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. Un formidable exercice à trois voix de géographie alternative, conceptuelle et visuelle, pour inventer une nouvelle manière de cartographier le monde, mobile et vivant.

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. S’il revient aux cosmographes d’avoir élargi l’horizon, fait de la cartographie un art associant le mouvement et la trace, notre quête s’est en quelque sorte inversée : nous avons changé de cap, passant de la ligne d’horizon à l’épaisseur du sol, du global au local. Nous avons aussi changé d’allure, de posture, de ton. Aux passions scientifiques de la curiosité et de la découverte se sont substituées la nécessité et l’urgence. Le sentiment d’un monde illimité à conquérir – le Plus Ultra de Charles Quint, des explorateurs et de Francis Bacon – est remplacé par la conscience croissante des « limites planétaires ». L’innocence des premiers voyageurs est perdue : nous savons désormais que les expéditions sont mortelles. Nous savons à quelles conquêtes et prises de terres elles ont conduit. Mais il ne s’agit pas de se complaire dans les ruines ou d’abandonner la tâche de découvrir. À lire les chercheurs, éthologues et ethnologues, géochimistes et biologistes qui ne cessent de repeupler notre monde, d’en mettre en lumière de nouvelles dimensions, il semble que nous soyons beaucoup plus nombreux et beaucoup plus divers que nous le pensions, et que les limites du monde ne soient pas celles que nous connaissions. Prenons par exemple le sol sur lequel nous habitons sans savoir de quoi il est fait, de quoi il est peuplé. Depuis quelques décennies, l’action des animés, des roches, des paysages interroge nos anciennes façons de considérer les territoires et d’agir sur eux ; on ne peut plus ignorer l’action de la Terre en réaction à nos propres activités, qui se manifeste avec de plus en plus de véhémence et de rapidité.
Comment habiter ce monde fait d’autres vies que les nôtres, cette Terre réactive ? Les cartes telles que nous les connaissons disent un rapport à l’espace vidé de ses vivants, un espace disponible, que l’on peut conquérir et coloniser. Il nous fallait donc pour commencer tenter de repeupler les cartes. Nous avons pour ce faire déplacé l’objet de la notation en tentant de dessiner non plus les sols sans les vivants, mais les vivants dans le sol, les vivants du sol, en tant qu’ils le constituent. Cette cartographie du vivant tente de noter les vivants et leurs traces, de générer des cartes à partir des corps plutôt qu’à partir des reliefs, frontières et limites d’un territoire.

Pour ce magnifique ouvrage finement et abondamment illustré, publié en 2019 aux éditions B42 (dont la passionnante aventure en matière d’urbanisme et d’architecturepolitiques nous enchante depuis de nombreuses années – souvenons-nous par exemple de leur magnifique « Lieux infinis – Construire des bâtiments ou des lieux ? » de 2018), la philosophe Frédérique Aït-Touati (qui se définit aussi, logiquement, comme historienne des sciences – on songera à son si précieux « Contes de la Lune – Essai sur la fiction et la science modernes » de 2011, par exemple – et comme metteure en scène de théâtre – on vous parlera prochainement sur ce même blog de sa « Trilogie terrestre » créée avec le si regretté Bruno Latour) a collaboré avec deux architectes dédiées au paysage et à la stratégie territoriale, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage (« Manuel de cartographies potentielles »), elles sont ici « réunies autour d’une fascination commune pour la capacité des cartes à déployer des mondes », pour nous proposer une intense réflexion et un défrichage conceptuel, visuel (naturellement) et technique autour des possibilités désormais offertes, à qui voudrait enfin les saisir, de penser autrement nos cartographies d’un monde qui ne soit plus figé et offert au mieux capitalisé, mais mobile, vivant et radicalement soucieux d’altérité.

Depuis quelques années, un nouveau type de cartes semble réagir justement à l’activité des acteurs : les cartes GPS. Notre pensée de l’espace et du mouvement a été profondément modifiée par l’apparition de cet outil qui localise les positions d’un point sur un fond de carte fixe grâce à plusieurs satellites en orbite. Le GPS trace l’activité des acteurs, capte les déplacements des vivants sur une carte prédéfinie, leur permet de se repérer dans l’espace. Chacun peut ainsi générer son propre tracé, son propre chemin, naviguer à l’intérieur d’un espace dont les paramètres sont déterminés a priori. Ces cartes n’ont plus grand-chose à voir avec la fabrication des cartes anciennes qui se dessinaient essentiellement en parcourant soi-même le terrain ou bien en écoutant le récit des autres revenant de voyage. Les satellites offrent de la précision dans la géodésie, ils renseignent le contour des lignes, signalent les évolutions, révèlent les métamorphoses des territoires. Ils perdent cependant en récit, en assemblage d’histoires contées, en multiplicité des personnes et des narrateurs qui permettaient à la carte d’être une synthèse, d’être unique et multiple à la fois.
Pourrions-nous, tout en gardant cette formidable transformation dans l’appréhension des cartes – par le vivant et non plus par une situation fixe -, inventer l’outil qui nous permettrait non seulement de suivre les trajectoires des vivants, mais aussi de comprendre comment ceux-ci façonnent les espaces, les engendrent sans cesse ? Car les vivants font bien plus que se déplacer ; ils manipulent l’air et la matière pour créer les conditions de leur survie, parfois en coopération avec d’autres vivants qui ont besoin de conditions similaires ou complémentaires, parfois en désaccord avec d’autres collectifs, voire de façon contre-productive et autodestructrice dans le cas de l’homme et de la pollution qu’il génère. Dans ce GPS d’un nouveau genre, ce sont les points vivants qui créent l’espace, définissent leurs propres paramètres, engendrent la carte. Le statut de la carte en est modifié : elle n’est plus un dessin fixe mais un état provisoire du monde, un outil de travail en évolution, constamment fabriqué par les vivants. Le statut de l’espace en est modifié : il n’est plus simple contenant, mais milieu vivant, vibratile, composé des mille superpositions et actions qui nous entourent, constamment et indéfiniment produit par les mouvements et les perceptions de ceux qui le font.

Portées par le souffle des mutations de la cartographie, pas tant dans la technologie, finalement, que dans l’esprit et la substance (toujours plus systémique), il s’agit bien pour elles de porter les indispensables changements de référentiels et de systèmes de mesures. « C’est le point de vue qui terraforme les localités du globe, mais il ne le fait pas seul » : en passant minutieusement en revue (par une saisissante interaction du texte et du dessin) ces mutations en cours pouvant être étendues et généralisées, mobilisant aussi bien les travaux des géographes de métier, bien entendu, que ceux, plus hybrides et transversaux, d’Anna Tsing, de Donna Haraway ou de Francesco Careri, parmi bien d’autres, elles ouvrent aussi (ce qui ne nous surprend pas et nous réjouit) des espaces d’interaction avec la poésie et avec la fiction. « De la peau au territoire-monde, la carte est accompagnée d’une série de coupes qui établissent des liens directs et transversaux entre la physiologie biologique et la physiologie du territoire » : Philippe Vasset (avec son « Livre blanc » comme avec sa « Conjuration ») est fort logiquement directement cité, mais on pourrait aisément capter en filigrane les présences de Gary Snyder et de ses bassins versants (« Le sens des lieux »), d’Emmanuel Ruben et de ses frontières archipélagiques (avec « Sous les serpents du ciel » comme avec « Terminus Schengen »), d’Albert Sanchez Piñol et de ses frontières pyrénéennes à la brume fantasmagorique (« Fungus – Le roi des Pyrénées »), de Catherine Leroux et de ses espaces fluvio-sylvestres réinventés dans les friches et les déchetteries (« L’avenir »), de luvan et de ses « Splines » ultra-mémorielles, voire de Malvina Majoux et de ses taupes anarchisantes (on trouvera en effet ici, entre autres merveilles, un « synopsis de la création d’un paysage entre un agent commercial, une taupe et un micro-organisme »). On trouvera aussi, sous forme de cas d’école particulièrement savoureux d’une médication obsolète, la « ventouse », ou « mise sous cloche d’un territoire pour exploitation des ressources », et c’est ainsi que les trois autrices, avec rigueur et imagination, rendent aussi un formidable et paradoxal hommage à Yves Lacoste, en démontrant avec éclat que la géographie peut ne pas d’abord servir à faire la guerre (économique ou non).

Quel est ce nouveau centre configurateur ? Depuis quelle perspective, ou point de vue, définir notre territoire ? Après avoir abandonné le point de vue de Sirius, ce point de vue aérien, en surplomb et en apesanteur, globalisant une vision de la Terre, nous avons, avec le modèle Sol, tenté de retrouver la pesanteur et la matière de la Terre, identifié ses dynamiques activées par les organismes vivant ou ayant vécu jadis à sa surface, aujourd’hui enfouis dans ses profondeurs. Le modèle Sol a révélé un espace plein (d’organismes vivants, d’objets qui font sujets, de mémoire et d’histoire) plutôt que vide ; il a donné à voir une matière vibratile sans cesse recomposée par chaque mouvement plutôt qu’une surface dégagée à parcourir (ou à conquérir). Il ne nous reste donc plus qu’à réinvestir un point de vue terrien. Le deuxième modèle est une tentative pour représenter le monde à partir d’un corps animé, point vif ou « point de vie », selon la belle formule d’Emanuele Coccia, pour tenter d’esquisser une carte des espaces-corps actifs – pas d’espace sans corps ni de corps sans espace. Le point de vie se présente alors comme un questionnement du point GPS que l’on a désormais pris l’habitude de voir se déplacer sur la carte. Mais que cache ce point positionné à l’aide d’un système globalisé ? De quoi est-il en réalité composé ? Comment s’ancre-t-il au sol ? Comment se déplace-t-il ? Ces questions sont explorées dans ce modèle et le suivant, Paysages vivants.
De telles cartes supposent de dessiner ces animés, leurs mouvements, traces, rythmes, affects – autant de qualités que l’on nommait autrefois « secondes », ce qui permettait de les effacer de la carte, de les écarter du projet moderne de mathématisation du monde et de localisation par l’étendue. De fait, les entités du monde vivant qui sont représentées dans les cartes perdent un grand nombre de leurs caractéristiques, notamment le potentiel de croissance. Dans les cartes, les objets sont mesurés une fois pour toutes. Ainsi naît le standard : l’objet dessiné sur papier va être reproduit sans altération, avec les mêmes mesures. A contrario, l’approche choisie ici s’intéresse au vivant et lui donne priorité. Nous avons tenté dans les cartographies qui suivent de réimporter dans les représentations les dimensions potentielles supprimées.

Hugues Charybde le 17/01/2023
Frédérique Aït-Touati , Alexandra Arenes , Axelle Grégoire - Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles - éditions B42

l’acheter chez Charybde ici

01.07.2024 à 14:45

Gaia et Chtonia. Par Giorgio Agamben

L'Autre Quotidien

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Ce qui s'est passé dans la modernité est, en fait, que les hommes ont oublié et supprimé leur relation avec la sphère chthonienne, ils n'habitent plus Chthonia, mais seulement Gaia. Mais plus ils éloignaient la sphère de la mort de leur vie, plus leur existence devenait invivable ; plus ils perdaient toute familiarité avec les profondeurs de la Chthonie, réduite comme toute chose à un objet d'exploitation, plus l'aimable surface de Gaia était progressivement empoisonnée et détruite.
Texte intégral (3303 mots)

Figueira. Denis Felix (voir son travail)

I.

En grec classique, la terre a deux noms, correspondant à deux réalités distinctes, voire opposées : ge (ou gaia) et chthon. Contrairement à une théorie populaire aujourd'hui, les hommes n'habitent pas seulement gaia, mais ont avant tout à voir avec chthon, qui dans certains récits mythiques prend la forme d'une déesse, dont le nom est Chthonìe, Ctonia. Ainsi, la théologie de Fécide de Syrus énumère au début trois dieux : Zeus, Chronos et Chthonìe et ajoute que "à Chthonìe a touché le nom de Ge, après que Zeus lui ait donné la terre (gen) en cadeau". Même si l'identité de la déesse reste indéfinie, Ge est ici comparée à elle une figure accessoire, presque un nom supplémentaire de Chtonii. Non moins significatif est le fait que chez Homère, les hommes sont définis avec l'adjectif epichtonioi (ctonii, debout sur chthon), alors que l'adjectif epigaios ou epigeios ne se réfère qu'aux plantes et aux animaux.

Le fait est que chton et ge désignent deux aspects géologiquement opposés de la terre : chton est la face extérieure du monde souterrain, la terre de la surface vers le bas, ge est la terre de la surface vers le haut, la face que la terre tourne vers le ciel. Cette diversité stratigraphique correspond à la dissimilitude des pratiques et des fonctions : chthon ne peut être cultivé ni nourri, il échappe à l'opposition ville/pays et n'est pas un bien que l'on peut posséder ; ge, en revanche, comme le rappelle avec force l'hymne homérique, "nourrit tout ce qui est chthon au-dessus" (epi chthoni) et produit des cultures et des biens qui enrichissent les hommes : pour ceux que ge honore de sa bienveillance, "les sillons vivifiants des serfs sont chargés de fruits, dans les champs le bétail prospère, et la maison est remplie de richesses, et ils gouvernent avec des lois justes les villes avec de belles femmes" (v. 9-11 ).

La théogonie de Fécide contient les plus anciennes preuves de la relation entre Ge et Chthon, entre Gaia et Chthonia. Un fragment conservé par Clément Alexandrinus, définit la nature de leur relation en précisant que Zeus s'unit en mariage avec Chthonìe, et, lorsque, selon le rite nuptial de l'anakalypteria, la mariée enlève son voile et apparaît nue au marié, Zeus la couvre d'"un grand et beau manteau", dans lequel "il a brodé de diverses couleurs Ge et Ogeno (Océan)". Chthon, le monde souterrain, est donc quelque chose d'abyssal, qui ne peut se montrer dans sa nudité, et la robe dont le dieu le couvre n'est autre que Gaïa, la terre céleste. Un passage de l'Antro des nymphes du Porphyre nous informe que Fécide a caractérisé la dimension chthonienne comme une profondeur, "parlant de recoins (mychous), de fossés (bothrous), de cavernes (antra)", conçus comme les portes (thyras, pylas) que les âmes franchissent à la naissance et à la mort. La terre est une double réalité : Chthonya est le fond informe et caché que Gaia recouvre de sa broderie bigarrée de collines, de campagnes fleuries, de villages, de bois et de troupeaux.

Dans la théogonie d'Hésiode, la terre a elle aussi deux visages. Gaia, "base ferme de toutes choses", est la première créature du Chaos, mais l'élément chthonos est évoqué immédiatement après et, comme dans Ferecide, défini avec le terme mychos : "le Tartare sombre dans les profondeurs de la terre avec les larges voies (mychoi chthonos eyryodeies)". La différence stratigraphique entre les deux aspects de la terre apparaît le plus clairement dans l'Hymne homérique à Déméter. Déjà au début, lorsque le poète décrit la scène de l'enlèvement de Perséphone alors qu'elle cueillait des fleurs, Gaïa est évoquée deux fois, dans les deux cas comme la surface fleurie que la terre tourne vers le ciel : "les roses, les crocus, les belles violettes dans une tendre prairie et les iris, les jacinthes et les jonquilles que Gaïa fait pousser selon la volonté du dieu" ... "à l'odeur de la fleur tout le ciel au-dessus et la terre a souri". Mais à cet instant précis, "chthon des vastes chemins s'est ouvert (chane) dans la plaine de Nisio et est sorti (orousen) avec ses chevaux immortels le seigneur des nombreux invités". Le fait qu'il s'agisse d'un mouvement du bas vers la surface est souligné par le verbe ornymi, qui signifie "s'élever, se lever", comme si du fond de la terre chthonienne le dieu émergeait sur Gaia, la face de la terre regardant vers le ciel. Plus tard, lorsque Perséphone elle-même raconte à Déméter son enlèvement, le mouvement est inversé et c'est plutôt Gaia (“gaia d'enerthe koresen”) qui s'ouvre, afin que "le seigneur des nombreux invités" puisse la traîner sous terre avec son char d'or (vv.429-31). C'est comme si la terre avait deux portes ou ouvertures, une qui s'ouvre des profondeurs vers Gaia, et une qui mène de Gaia dans l'abîme de Chthonia.

En réalité, il ne s'agit pas de deux portes, mais d'un seul seuil, qui appartient entièrement à Chthon. Le verbe auquel l'hymne fait référence, Gaia, n'est pas “chaino”, pour ouvrir grand, mais “choreo”, qui signifie simplement "faire de la place". Gaïa ne s'ouvre pas, mais fait place au transit de Proserpine ; l'idée même d'un passage entre haut et bas, d'une profondeur (profundus : altus et fundus) est intimement chthonique, et, comme le rappelle la Sibylle à Enée, la porte de Dite est d'abord tournée vers le monde souterrain (facilis descensus Avernus...). Le terme latin correspondant à chthon n'est pas tellus, qui désigne une extension horizontale, mais humus, qui implique une direction vers le bas (cf. humare, enterrement), et il est significatif que le nom de l'homme en ait été tiré (hominem appellari quia sit humo natus). Que l'homme soit "humain", c'est-à-dire terrestre, dans le monde classique n'implique pas un lien avec Gaïa, avec la surface de la terre regardant vers le ciel, mais avant tout un lien intime avec la sphère de profondeur chthonienne.

Que “chthon” évoque l'idée d'une lacune et d'un passage est évident dans l'adjectif qui, chez Homère et Hésiode, accompagne constamment le terme : “eyryodie”, qui ne peut être traduit "par la voie large" que si l'on n'oublie pas que “odos” implique l'idée d'un transit vers une destination, dans ce cas le monde des morts, un voyage que chacun est destiné à faire (il est possible que Virgile écrivant “facilitis descensus” se soit souvenu de la formule homérique).

A Rome, une ouverture circulaire appelée “mundus”, qui selon la légende aurait été creusée par Romulus lors de la fondation de la ville, mettait en communication le monde des vivants avec le monde chthonien des morts. L'ouverture, fermée par une pierre appelée “manalis lapis”, était ouverte trois fois par an, et ces jours-là, où l'on dit que le monde est ouvert, et que "les choses occultes et cachées de la religion des mains sont mises en lumière et révélées", presque toute activité publique était suspendue. Dans un article exemplaire, Vendryes a montré que la signification originale de notre terme "monde" n'est pas, comme on l'a toujours prétendu, une traduction du “kosmos” grec, mais découle précisément du seuil circulaire qui a révélé le "monde" des morts. La cité antique est fondée sur le "monde" parce que les hommes habitent dans l'ouverture qui unit la terre céleste et le sous-sol, le monde des vivants et le monde des morts, le présent et le passé, et c'est par la relation entre ces deux mondes qu'il leur devient possible d'orienter leurs actions et de trouver l'inspiration pour l'avenir.

Non seulement l'homme est lié en son nom même à la sphère chthonienne, mais son monde et l'horizon même de son existence frôlent les recoins de la Chthonie. L'homme est, au sens littéral du terme, un être des profondeurs.

Corylus. Denis Felix (voir son travail)

II.

Une culture chthonienne par excellence est celle des Étrusques. Ceux qui marchent avec consternation dans la nécropole éparpillée dans la campagne de Tuscia perçoivent immédiatement que les Étrusques vivaient à Chthonie et non à Gaia, non seulement parce que ce qui reste d'eux est essentiellement ce qui avait trait aux morts, mais aussi et surtout parce que les sites qu'ils ont choisis pour leurs habitations - les appeler villes est peut-être impropre - bien qu'ils soient apparemment à la surface de Gaia, sont en fait des “epichthonioi”, ils sont chez eux dans les profondeurs verticales de Chthon. D'où leur goût pour les cavernes et les recoins taillés dans la pierre, d'où leur préférence pour les hauts ravins et les gorges, ces parois abruptes en pierre de Peperino qui plongent vers une rivière ou un ruisseau. Ceux qui se sont soudain retrouvés devant la Cava Buia près de Blera ou dans les rues creusées dans la roche à S. Giuliano savent qu'ils ne sont plus à la surface de Gaia, mais certainement “ad portam inferi”, dans un des passages qui pénètrent les pentes de la Ctonia.

Ce caractère incontestablement souterrain des lieux étrusques, si on le compare à d'autres districts d'Italie, peut également s'exprimer en disant que ce que nous avons sous les yeux n'est pas vraiment un paysage. Le paysage affable et habituel qui est sereinement embrassé par le regard et les intrusions à l'horizon appartient à Gaia : dans la verticalité chthonienne, tout paysage se dilue, tout horizon disparaît et laisse sa place au visage brutal et invisible de la nature. Et ici, dans les fossés et les ravins rebelles, on ne saurait que faire du paysage, le pays est plus tenace et inflexible que n'importe quelle “pietas” de paysage - à la porte de Dis, le dieu est devenu si proche et inébranlable qu’il n’exige plus de religion.

C'est grâce à ce dévouement chthonien inébranlable que les Étrusques construisaient et surveillaient les habitations de leurs morts avec un soin assidu, et non, comme on pourrait le penser, l'inverse. Ils n'aimaient pas la mort plus que la vie, mais la vie était pour eux inséparable des profondeurs de la Chthonie ; ils ne pouvaient habiter les vallées de Gaia et cultiver la campagne que s'ils n'oubliaient jamais leur véritable demeure verticale. C'est pourquoi, dans les tombes creusées dans la roche ou dans les monticules, on ne s'occupe pas seulement des morts, on n'imagine pas seulement les corps gisant sur les sargophages vides, mais on perçoit aussi les mouvements, les gestes et les désirs des vivants qui les ont construits. Que la vie est d'autant plus aimable qu'elle porte en elle la mémoire de la Chthonie, qu'il est possible de construire une civilisation sans jamais exclure la sphère des morts, qu'il existe entre le présent et le passé et entre les vivants et les morts une communauté intense et une continuité ininterrompue, tel est l'héritage que ce peuple a transmis à l'humanité.

Davidlya. Denis Felix (voir son travail)

III.

En 1979, James E. Lovelock, un chimiste britannique qui avait participé activement aux programmes d'exploration spatiale de la NASA, a publié “Gaia : a New Look at Life on Earth”. Au cœur du livre se trouve une hypothèse qu'un article écrit avec Lynn Margulis cinq ans plus tôt dans la revue Tellus avait anticipée en ces termes : "l'ensemble des organismes vivants qui composent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler sa composition chimique, le pH de surface et peut-être même le climat. Nous appelons l'hypothèse Gaia la conception de la biosphère comme un système actif de contrôle et d'adaptation, capable de maintenir la terre en homéostasie". Le choix du terme Gaia, qui a été suggéré à Lovelock par William Golding - un écrivain qui avait magistralement décrit la vocation perverse de l'humanité dans le roman “Lord of the Flies” - n'est certainement pas accidentel : comme le souligne l'article, les auteurs ont identifié les limites de la vie dans l'atmosphère et ne se sont "intéressés que dans une moindre mesure aux limites internes constituées par l'interface entre les parties internes de la terre, non soumises à l'influence des processus de surface" (p. 4). Non moins significatif, cependant, est un fait que les auteurs ne semblent pas - du moins à l'époque - prendre en considération, à savoir que la dévastation et la pollution de Gaia ont atteint leur plus haut niveau juste au moment où les habitants de Gaia ont décidé de puiser l'énergie nécessaire à leurs nouveaux besoins croissants dans les profondeurs de la Chthonie, sous la forme de ce résidu fossile de millions d'êtres vivants vivant dans un passé lointain que nous appelons pétrole.

Selon toute évidence, l'identification des limites de la biosphère avec la surface de la terre et l'atmosphère ne peut être maintenue : la biosphère ne peut exister sans l'échange et l'"interface" avec la tanatosphère chthonique, Gaia et Chthonia, les vivants et les morts doivent être pensés ensemble.

Ce qui s'est passé dans la modernité est, en fait, que les hommes ont oublié et supprimé leur relation avec la sphère chthonienne, ils n'habitent plus Chthon, mais seulement Gaia. Mais plus ils éloignaient la sphère de la mort de leur vie, plus leur existence devenait invivable ; plus ils perdaient toute familiarité avec les profondeurs de la Chthonie, réduite comme toute chose à un objet d'exploitation, plus l'aimable surface de Gaia était progressivement empoisonnée et détruite. Et ce que nous avons sous les yeux aujourd'hui, c'est la dérive extrême de cette suppression de la mort : pour sauver leur vie d'une menace supposée et déroutante, les hommes abandonnent tout ce qui fait qu'elle vaut la peine d'être vécue. Et finalement Gaia, la terre sans profondeur, qui a perdu tout souvenir de la demeure souterraine des morts, est maintenant entièrement à la merci de la peur et de la mort. Cette peur ne peut être guérie que par ceux qui retrouvent le souvenir de leur double demeure, qui se souviennent que l'humain n'est que cette vie dans laquelle Gaia et Chthonia restent inséparables et unies.

Giorgio Agamben
article original paru dans Quodlibet



05.06.2024 à 13:58

Le grand bluff des neurosciences, par Riccardo Manzotti

L'Autre Quotidien

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Depuis les recherches pionnières des grands neurophysiologistes allemands et italiens du XIXe siècle, nous avons continué à rechercher quelque chose qui soit l’équivalent physique de notre conscience. Il a été trouvé ? Le niveau de (faibles) corrélations entre l’activité cérébrale et l’expérience n’a jamais été dépassé – une idée raisonnable qui circulait déjà au XVIe siècle, à l’époque d’André Vésale. À ce jour, il n'existe aucune théorie qui explique de manière compréhensible comment et pourquoi l'activité chimique et électrique d'un système nerveux doit ou peut devenir quelque chose de totalement différent, comme des sensations, des perceptions, des émotions et des pensées.
Texte intégral (5867 mots)

Dogmes, impasses et controverses non résolues dans l'étude empirique de la conscience

Parfois, en science, on assiste à un phénomène semblable aux bulles spéculatives dans le domaine économique : pendant des décennies, un problème insoluble absorbe des ressources et des investissements, de plus en plus et sans réel progrès. Les chercheurs continuent de proposer des solutions infructueuses et d'en appeler à la politique du "premier pas": il faut commencer quelque part et c'est le mieux que l'on puisse faire. Mais on reste toujours dans la case de départ. Plus qu'un premier pas, c'est un pas sur place.

Cette situation décrit l'état de la recherche sur la conscience dans le domaine des neurosciences où, comme dans une guerre de position, au lieu de s'affronter en plein champ, on passe plus de temps à fortifier les tranchées et à demander des fonds. Un peu comme la forteresse Bastiani du roman de Dino Buzzati, la plupart ne semblent pas chercher le corps à corps avec le véritable ennemi, se limitant à des exercices au cours desquels ils décernent des médailles et des insignes qui ont pour seule fonction de justifier l'obtention de titres et de prix. Dans la recherche neuroscientifique sur la conscience, l’ennemi qui ne peut jamais être engagé dans un combat est le difficile problème de la conscience, et une armée de neuroscientifiques et de spécialistes des sciences cognitives, malgré ses manœuvres continues, ne l’affronte jamais directement.

Depuis les recherches pionnières des grands neurophysiologistes allemands et italiens du XIXe siècle, nous avons continué à rechercher quelque chose qui soit l’équivalent physique de notre conscience. Il a été trouvé ? Le niveau de (faibles) corrélations entre l’activité cérébrale et l’expérience n’a jamais été dépassé – une idée raisonnable qui circulait déjà au XVIe siècle, à l’époque d’André Vésale. À ce jour, il n'existe aucune théorie qui explique de manière compréhensible comment et pourquoi l'activité chimique et électrique d'un système nerveux doit ou peut devenir quelque chose de totalement différent, comme des sensations, des perceptions, des émotions et des pensées.

La conscience reste un miracle mystérieux comme la transformation de l'eau en vin ou l'apparition du génie lorsqu'on frottait la lampe d'Aladin.

La conscience reste un miracle mystérieux comme la transformation de l'eau en vin.

Une note personnelle pas tout à fait inutile : le soussigné est présent à toutes les conférences internationales sur la conscience depuis 1994, année fatidique où un grand groupe de scientifiques célèbres (de Gerard Edelmann à Francis Crick, de Roger Penrose à Daniel Dennett) ont mis l'accent sur sur la conscience comme problème scientifique. A-t-on avancé depuis ? Non. L’horizon de la conscience reste toujours inaccessible et, d’un point de vue empirique, aucun progrès réel n’a été réalisé. Pour corroborer cette affirmation, je me souviens qu'il y a vingt-cinq ans et au nom des neurosciences, Christoph Koch avait parié que le mécanisme par lequel le réseau dense de neurones de notre cerveau produit la conscience serait découvert d'ici 2023. Fin juin Année fatidique, sur la scène du 26e Congrès de l' Association pour l'étude scientifique de la conscience tenu à New York, Koch a admis qu'il avait perdu le pari.

Une démonstration encore plus convaincante est fournie (involontairement) par deux récents articles programmatiques des prestigieuses revues Science et Nature Review Neuroscience , que j'utiliserai comme représentation emblématique de l'état actuel des neurosciences en ce qui concerne l'étude empirique de la conscience. Mon objectif est de montrer comment les neurosciences se retrouvent dans une impasse déguisée en recherche scientifique pour soutenir une politique de recherche comme fin en soi. Les deux articles sont rédigés pour jeter un éclairage optimiste sur les progrès réalisés en neurosciences au cours de « décennies de recherche fructueuse » et pour justifier un financement supplémentaire en soulignant « de nouvelles lignes de recherche prometteuses ».

Dans le premier des deux articles, certains des neuroscientifiques les plus réputés au monde – Lucia Melloni, Liad Mudrik, Michael Pitts et Christof Koch – admettent que, malgré les prétendus progrès empiriques, « les hypothèses avancées par les différentes théories aboutissent à des déclarations divergentes ». et des prédictions qui ne peuvent pas toutes être vraies en même temps. » C’est une affirmation surprenante : d’un côté ces théories auraient supposé un soutien empirique et de l’autre elles ne seraient pas toutes vraies. La nature est-elle schizophrène ?

L’horizon de la conscience reste toujours inaccessible et, d’un point de vue empirique, aucun progrès réel n’a été réalisé.

D’un autre côté, comment tester une théorie neuroscientifique sur la conscience après avoir supposé qu’elle est inobservable ? La réaction des neurosciences est collective : seules « les théories qui s’expriment en termes neurobiologiques ou qui sont capables de formuler des énoncés exprimables en termes neurobiologiques » sont prises en considération, peut-on lire dans le deuxième des deux articles examinés ici. Il est singulier que les auteurs de ces articles invoquent comme méthode d'analyse une stratégie définie comme une collaboration contradictoire ou une « coopération compétitive » entre écoles de pensée : en pratique, un tournoi entre les bons.

Les auteurs sélectionnent des théories influentes qui, selon eux, mériteraient d’utiliser la majeure partie du financement. Par exemple, ils choisissent la théorie de l'espace de travail neuronal, ou GTNO, et la théorie de l'information intégrée, ou IIT. Ce sont sans aucun doute des théories intéressantes qui ont permis de formuler des expériences au cours des vingt dernières années. Mais que disaient-ils de la conscience ? Fondamentalement rien car, pour le véritable problème de la conscience, ils ont remplacé d’autres phénomènes plus traitables au sein des neurosciences.

À cet égard, il est instructif de voir comment se pose le problème de la conscience elle-même. Dans le premier des articles examinés, les auteurs demandent « où sont les empreintes anatomiques de la conscience dans le cerveau ? Sont-ils situés dans la zone chaude du cortex postérieur comme le prétend l’IIT ou sont-ils situés dans le cortex préfrontal comme le prédit le GTNO ? Notons que la conscience n'est jamais l'objet d'une observation directe, mais seulement de ses « empreintes anatomiques » qui, évidemment, sont décidées par les théories en jeu et ne prouvent donc, en elles-mêmes, rien. Le fait que certains processus neuronaux se produisent dans une zone du cerveau plutôt que dans une autre ne dit pas pourquoi de tels processus devraient devenir ou produire quelque chose d'aussi inattendu, voire incongru, que la conscience. C'est le jeu rhétorique habituel, une sorte de faux-fuyant : le vrai problème est échangé contre un problème alternatif qui retient toute l'attention même s'il n'explique rien. C'est encore une fois la « première étape », mais toujours sur place.

Comment tester une théorie neuroscientifique sur la conscience après avoir supposé qu’elle est inobservable ?

C'est une approche qui souffre de ce qu'on appelle le « sophisme de la marionnette » : au lieu du problème difficile, un autre problème est proposé, celui de la marionnette, qui est suffisamment difficile pour nécessiter des années de travail et pourtant suffisamment traitable pour être abordé en interne. méthodes disponibles aujourd’hui. Un peu comme dans la vieille blague où l'ivrogne cherchait la clé sous le réverbère où il savait qu'il ne l'avait pas perdue, mais où au moins il voyait très bien. Cependant, dans cette manière de raisonner, entre les processus neuronaux proposés comme explication et la manifestation de la conscience, il reste un écart qui n'est jamais comblé : les explications avancées sont un obscurum per obscurius .

Prenez, par exemple, l'IIT susmentionné qui propose une identité entre information intégrée et conscience. La théorie explique-t-elle pourquoi l’information intégrée correspond à la conscience ? Absolument pas, et cela n’explique pas non plus pourquoi le monde physique contient un ingrédient supplémentaire tel que l’information intégrée. Là où il y avait un mystère (la conscience), il y en a maintenant deux (la conscience et l'information intégrée). Cependant, en proposant quelque chose d'aussi difficile qu'une information intégrée dont la compréhension nécessitera des années de recherche, la cible se déplace vers la marionnette, qui s'inscrit dans le cadre conceptuel de référence et peut donc être proposée comme sujet de recherche. La conscience, qui serait le vrai problème à résoudre, reste à l'extérieur, mais en attendant nous travaillons et faisons de la science sur l'information intégrée.

Dans cet esprit, dans la première des deux études analysées, les auteurs déplacent l’accent sur les politiques de recherche, affirmant que les théories proposées « ont pour objectif de […] changer la sociologie de la pratique scientifique en général. La résolution de grandes questions peut nécessiter une grande science , car ces questions ont plus de chances d’être résolues collectivement plutôt que par des efforts isolés, parallèles et à petite échelle. L’approche de coopération compétitive s’appuie sur le succès d’institutions collaboratives à grande échelle. C'est une manière d'appréhender la politique de la science qui ressemble beaucoup aux manœuvres fictives des généraux de Buzzati : il ne s'agit pas de prendre conscience, mais de protéger les groupes de recherche en réorganisant la gestion des financements. Rien ne garantit que, travaillant dans des conditions scientifiques de grande envergure , les neuroscientifiques auront plus de chances d'avoir une intuition décisive.

Et le problème de la conscience ? Peu importe si cela ne sera pas réalisé aujourd’hui, demain ou jamais : « au regard des théories initiales soumises par ces approches », poursuivent les auteurs de la première étude, « il se pourrait que ni le GTNO ni l’IIT ne soient tout à fait exact. Quel que soit le résultat , le domaine de la recherche peut utiliser les résultats pour progresser dans la définition d’une nouvelle façon de penser la conscience et tester d’autres théories potentielles de la même manière. Le problème de la conscience restera certainement difficile, mais comprendre l’ancien problème corps-esprit deviendra un peu plus facile. Nous ne voyons pas pourquoi cet activisme devrait faciliter les choses à moins que nous n'avancions dans une nouvelle direction. Comme l'écrivait Robert Musil dans L' Homme sans qualités (1930), « quand quelque chose se produit continuellement, on a l'impression de produire quelque chose de réel » : impression qui, aussi encourageante soit-elle, n'a pas produit de résultats concrets en neurosciences.

De même, dans le deuxième des deux articles examinés ici, Anil Seth et Tim Bayne dressent un portrait positif de la recherche en suggérant de remplacer le problème réel par de nombreux problèmes plus petits mais plus gérables (thèse chère à Seth). Selon les deux auteurs, « on a assisté ces dernières années à une floraison de théories sur les bases biologiques et physiques de la conscience » et pourtant, « dans le cas de la conscience, on ne sait pas clairement comment les théories actuelles sont liées ni si elles peuvent être évalué empiriquement ». Une fois de plus, face à l’impasse scientifique, la solution avancée est une coopération compétitive entre les candidats vus ci-dessus, GWNT et IIT (plus deux autres, dans ce cas).

En suivant cette stratégie, les auteurs promettent qu’« il y a de bonnes raisons de penser que le développement, le test et la comparaison itératifs des théories de la conscience mèneront à une compréhension plus profonde du mystère des mystères ». Bref, selon les critiques, les neurosciences n'ont aucune idée de ce qu'elles font, mais émettent une lettre de change épistémique (pour reprendre la célèbre expression de Daniel Dennett) : de nombreux « je vais expliquer » garantis par l'autorité de la discipline dans son ensemble. Elle s'apparente à un grand établissement de crédit qui s'est distingué dans un certain secteur et convainc donc ses investisseurs de lui faire confiance dans un autre domaine.

Face à l’impasse scientifique, la solution avancée réside dans la coopération compétitive entre les principales théories.

Tout comme l’autre article, Seth et Bayne décrivent une discipline dans laquelle, étrangement, « au lieu d’éliminer les hypothèses concurrentes, à mesure que les données empiriques augmentent, [les hypothèses] semblent se multiplier ». Pour les deux auteurs, il ne s'agit pas d'un symptôme qui laisse soupçonner quelque chose d'erroné dans les prémisses, mais plutôt du signe que des théories différentes ont des « objectifs scientifiques différents », comme si cela était acceptable. Même si « la conscience reste scientifiquement controversée », écrivent les deux auteurs, « il y a tout lieu de penser que le développement de nouvelles théories et leur comparaison conduiront à une meilleure compréhension de ce profond mystère » ( ce plus profond des mystères ). Si ce n’est pas une lettre de change épistémique !

Dans les deux articles, il est clair que, ne sachant pas comment aborder directement le problème de la conscience, de nombreux neuroscientifiques essaient des stratégies alternatives pour le contourner. La plus populaire, comme nous l’avons vu, est la coopération compétitive permettant de comparer des théories alternatives sur la base de règles ad hoc . Un peu comme lors d’exercices militaires où, au lieu de vaincre un véritable ennemi, on s’affronte de manière rituelle pour établir un vainqueur. Or, en science, la comparaison doit se faire tôt ou tard avec la réalité empirique : la recherche ne doit pas seulement être une comparaison entre théories, mais aussi entre hypothèses et monde réel. Le scientifique soumet ses théories à l’épreuve de ses pairs, mais aussi de la nature.

La stratégie de coopération compétitive invoquée pour sortir de l’impasse actuelle des neurosciences rappelle un cas historique similaire : le problème de la genèse des continents au début du XXe siècle. Personne ne comprenait comment il était possible que des continents, même très éloignés et séparés par des océans, présentent une surprenante homogénéité tant en espèces animales qu'en séries lithologiques. Même alors, pendant des décennies, des théories non concluantes ont continué à être proposées, défendant des hypothèses ad hoc pour sauvegarder les hypothèses acceptées par la communauté scientifique (entre autres, la fixité des contenus).

Il semble qu’en neurosciences, à mesure que les données empiriques augmentent, les hypothèses contradictoires se multiplient plutôt que de diminuer.

Dans les années 1930, des géologues américains dirigés par Thomas Chamberlin consacraient des ressources et des financements à la méthode des « hypothèses de travail multiples » : chaque chercheur évaluait les observations géologiques selon des théories aussi différentes qu'inefficaces. Cette stratégie, note l'historien Greene Mott, n'était pas une méthode d'investigation, mais « un outil rhétorique pour attaquer quiconque osait proposer des idées différentes de celles admises par la communauté géologique dans le cadre de la liste acceptée des multiples hypothèses de travail ». La présence de multiples hypothèses donnait l’impression que les géologues envisageaient toutes les possibilités, alors qu’en pratique ces hypothèses ne remettaient pas en cause l’hypothèse de base de la fixité des continents. Ce n’est pas un hasard si la solution est venue d’un chercheur étranger à cette communauté et qui pouvait envisager quelque chose de véritablement révolutionnaire : la dérive des continents.

Il est facile de lire l’histoire passée de la science en connaissant le résultat final, il est difficile de faire la même chose en examinant la recherche actuelle. Pourtant, le cas de la conscience semble offrir un exemple classique. L'approche neuroscientifique de la conscience, bien représentée par les deux articles examinés, présente bon nombre des symptômes qui, selon Thomas Kuhn, annonceraient un changement de paradigme imminent : accumulation d'anomalies que la communauté scientifique a tendance à ignorer, perte de confiance dans une réalité réelle. solution, échecs répétés, politique du « premier pas ».

En ce qui concerne la perte de confiance, quelle meilleure démonstration que le choix du terme de problème difficile ? Mais il est également important de considérer le premier point - les anomalies - car il permet de découvrir qu'au fur et à mesure des progrès des techniques d'enquête, la liste des faits inexplicables s'est allongée . Ce sont des anomalies systématiquement ignorées ou mises de côté, dans l’attente de données complémentaires. Cette attitude est révélatrice : si les données expérimentales ne confirment pas les préjugés de la communauté scientifique, elles sont mises de côté dans l'espoir que de nouvelles observations les démentiront.

La stratégie de coopération compétitive invoquée par les neurosciences rappelle la problématique de la genèse des continents au début du XXe siècle.

Le paradigme dominant actuel dans la compréhension de la conscience par les neurosciences a accumulé, au fil des années, de nombreux faits apparemment inexplicables qui sont restés tels. J'en citerai quelques-uns : l'indépendance de l'expérience par rapport à la configuration neuronale dans le phénomène bien connu de dérive représentationnelle où les neurones associés à l'expérience d'une certaine odeur changent sans que l'expérience change ; l'absence de contenus expérientiels qui ne sont pas causés par un phénomène physique externe ; la stabilité de l'expérience perceptuelle à mesure que l'état interne des zones corticales et du cerveau varie ; la persistance d'images consécutives ou d'images rémanentes en l'absence de persistance d'une stimulation ; le caractère épiphénoménal de la conscience qui semble n'avoir aucun rôle causal et donc incompatible avec la théorie de l'évolution ; l'étonnante invariance de la perception des couleurs malgré l'extrême variabilité des photorécepteurs ; l'incroyable tolérance aux altérations anatomiques ; enfin la séparation anatomique, neuronale et fonctionnelle bien connue, mais non moins mystérieuse, entre les hémichamps visuels gauche et droit et la cohésion et l'homogénéité totales de notre expérience visuelle.

Certaines de ces anomalies sont si familières qu’elles sont devenues invisibles, comme le bout du nez, mais elles n’en sont pas moins problématiques. Il est instructif de mieux considérer la dernière : l’unité du champ visuel. Depuis le début du XXe siècle, on a compris que les signaux provenant des yeux étaient répartis de manière à renvoyer ceux relatifs à l'hémichamp droit vers l'hémisphère gauche et vice versa. Les parties du cerveau qui reçoivent ces signaux ne sont pas connectées et fonctionnent anatomiquement comme s’il s’agissait de deux organes différents. En théorie, l’hémisphère droit voit le monde à gauche et l’hémisphère gauche voit le monde à droite. Mais nous voyons tout le champ de vision sans interruptions, discontinuités ou chevauchements. Comment cela serait-il possible si le monde que nous voyons était généré, comme le supposent les neurosciences, dans le cerveau ? Qui voit le total ? C'est une anomalie inexplicable au moins pour les premières parties de la vision.

Comment serait-il possible de voir l’intégralité du champ visuel s’il était généré dans le cerveau ? Qui voit le total ?

Ces cas sont normalement ignorés comme s’il s’agissait d’exceptions en attente d’explication, mais ce n’est pas le cas. Au contraire, ils représentent la norme. Rien dans les données neuronales en tant que telles n'implique qu'en plus de l'activité électrochimique, il existe un phénomène supplémentaire tel que la conscience. La localisation présumée de la conscience au sein du cerveau ne découle d’aucun phénomène mesuré dans le système nerveux : il n’existe aucun fait neuronal mystérieux en attente d’explication. La recherche de la conscience au sein des replis corticaux dépend avant tout du paradigme que les chercheurs acceptent implicitement, mais rarement explicite, car il s'inscrit dans le cadre de ces préjugés qui, selon le philosophe Alfred N. Whitehead, « à chaque époque sont inconsciemment présupposés par tous ». adhérents à une communauté scientifique et sont si évidents que les gens ne savent pas qu'ils les possèdent parce qu'ils n'ont jamais formulé leurs problèmes autrement. Ce sont ces hypothèses que l'astronome Johannes Kepler a définies comme « les voleurs de mon temps » et qu'Albert Einstein a appelé « les hypothèses tacites qui, précisément parce qu'elles sont silencieuses, gouvernent secrètement notre pensée, nous empêchant de progresser ».

À la base de la recherche en neurosciences, il n’y a pas un seul dogme, mais deux, que l’on pourrait considérer comme le « credo » des neurosciences. Le premier postule que le sujet et le monde sont séparés, le second que la conscience est à l'intérieur du corps. Force est de constater que ces deux dogmes - que l'on pourrait appeler, avec un jeu de mots, le paradigme des neurosciences - ne sont ni le résultat d'observations empiriques ni de raisonnements théoriques, mais la glorification du sens commun qui imagine un sujet séparé du monde. et interne au corps. Il s’agit d’une idée populaire qui, dans le passé, a donné naissance au modèle discrédité de l’homonculus, et qui est aujourd’hui réactivée en termes de modèles de conscience ou d’esprit à l’intérieur du cerveau.

Mais si le dogme est si stérile et plein d’anomalies, pourquoi continue-t-il à dominer l’horizon de la recherche ? La raison principale est que les neuroscientifiques ne sont pas habitués à recevoir des questions d’experts d’autres domaines disciplinaires qui ne partagent pas leurs hypothèses. Les controverses , lorsqu'elles éclatent , ne remettent pas en cause le paradigme qui reste la base indispensable pour partir. Il y aurait bien d'autres aspects qui caractériseraient négativement l'état de la recherche sur la conscience en neurosciences : le caractère infalsifiable des méthodes proposées, le rejet dogmatique des alternatives sur la base de critères qui seraient fatals aux hypothèses admises en neurosciences, il s'agit de postulats qui ne répondent pas à des questions empiriques, d'avancées dans le domaine de l'intelligence artificielle qui remettent en question des hypothèses consolidées. Nous ne pouvons pas tous les couvrir ici.

Existe-t-il une alternative à cette autarcie épistémique des neurosciences ?

Posons-nous plutôt une question positive : existe-t-il une alternative à cet état de fait ? Existe-t-il une alternative à cette autarcie épistémique des neurosciences ? Oui, il y en a, et c'est cette stratégie qu'avait déclarée le Galilée théâtral de Brecht et qu'avait appliquée le Galilée historique de Pise : identifier tous les préjugés qui conditionnent notre manière d'aborder un problème et de les remettre en question. Pour réussir cette entreprise, il faut être libre de sortir des limites des écoles de pensée et savoir regarder, comme l'homme de la gravure de Gustave Flammarion, hors du ciel des étoiles fixes du paradigme dominant.

Une question que les neuroscientifiques entendent rarement poser et qui devrait être au début de toute recherche sur la conscience est la suivante : rien n'a jamais été trouvé à l'intérieur du système nerveux central qui, si l'on ne supposait pas que la conscience y est générée, suggérerait-il son existence ? La réponse empiriquement honnête est négative. En d’autres termes, tout au long de l’histoire des neurosciences, la conscience n’a jamais été un objet de recherche interne ou quelque chose qui était suggéré ou impliqué par l’activité neuronale. Ce n’est pas un hasard si les neurophysiologistes n’en ont pas parlé pendant longtemps.

Le cas de la conscience dans le domaine des neurosciences, qui voit une discipline engagée dans la recherche d'un phénomène qui non seulement ne fait pas partie de ses données empiriques mais n'est même pas suggéré par la théorie, est peut-être un cas unique dans l'histoire des sciences. . Dans d'autres disciplines, nous traitons de circonstances qui émergent des observations : un exemple classique est celui où, dans la première moitié du XIXe siècle, Alexis Bouvard publia la première étude des paramètres orbitaux d'Uranus, réalisant à quel point la trajectoire observée s'écartait des prévisions. Le problème fut résolu d'abord théoriquement par Urbain Le Verrier puis expérimentalement par Johan Gottfried Galle qui, pointant le télescope de l'Observatoire de Berlin, découvrit une planète pas encore vue, Neptune. Le point pertinent ici est que le problème astronomique est apparu au sein des données astronomiques : il y avait une planète, Uranus, qui ne bougeait pas comme elle le devrait.

Le problème de la conscience ne se pose pas au sein des neurosciences, mais en dehors d’elles.

Un autre exemple est le boson de Higgs, initialement proposé comme mécanisme permettant de donner de la masse aux particules subatomiques. Le modèle standard des particules ne pouvait pas expliquer comment certaines particules pouvaient avoir une masse et le champ de Higgs (dont le fameux boson est la confirmation) a répondu à cette question qui se posait au sein du modèle standard des particules. Dans le cas des neurosciences, cependant, les données neuroscientifiques ne contiennent aucun phénomène qui nécessite une explication. Y a-t-il quelque chose dans le cerveau que les neurosciences ne peuvent pas expliquer ? La réponse est négative. Le problème de la conscience ne se pose pas au sein des neurosciences, mais en dehors d’elles . Comprendre pourquoi il faut s'adresser à la sociologie des sciences de Bruno Latour , sinon à la psychanalyse.

Einstein disait que la folie consiste à répéter les mêmes choses en espérant qu'elles conduisent à un résultat différent : qu'en est-il d'une discipline qui répète les mêmes approches depuis environ 150 ans ? Bien sûr, pour Nietzsche, la folie est la règle dans les organisations, mais ici l’impression est que la folie a sa propre finalité concrète. Les intérêts en jeu sont nombreux et il semble véritablement naïf de donner aux neurosciences une place centrale dans un jeu dont l’enjeu est notre nature. Les théories de la conscience touchent notre essence la plus intime et constituent la base des systèmes politiques, juridiques et économiques, comme cela s'est toujours produit de Platon à Hobbes, de Hegel à aujourd'hui. Évidemment, la recherche scientifique ne doit pas être conditionnée par nos attentes sociales, mais le monopole dogmatique d'une discipline qui, jusqu'à présent, n'a apporté aucune confirmation empirique à son "je vais expliquer", ne l'est pas non plus.

Les dogmes implicites des neurosciences, rattachant l'existence à des processus neuronaux caractérisés par une conscience épiphénoménale et inobservable, réduisent l'existence humaine à un fait sans valeur, au-delà des déclarations de principe régulièrement prononcées par de célèbres neuroscientifiques pour rendre cette réduction moins déprimante. La réduction de la conscience à une propriété épiphénoménale des processus neuronaux enlève de la valeur à notre existence parce que les processus neurophysiologiques, en tant que tels, n’ont aucune valeur (et ils n’en ont pas parce qu’ils sont des moyens d’existence, ni des fins ni des éléments constitutifs de celle-ci).

Les théories de la conscience touchent notre essence la plus intime et constituent la base des systèmes politiques, juridiques et économiques.

Si le bonheur n’était rien d’autre qu’une forte concentration de sérotonine, pourrions-nous le prendre au sérieux ? Le but de l’existence humaine pourrait-il être la prolifération de systèmes nerveux regorgeant de sérotonine ? Cela semble discutable. Les processus neuronaux sont sans aucun doute le moyen de notre existence, mais ils ne peuvent pas en être la fin.

La conscience est le problème crucial de notre existence et sa réduction, si elle est incorrecte, viderait notre vie de tout sens. Si notre existence n’était qu’une cascade de réactions électrochimiques, elle n’aurait plus aucune valeur, notamment parce que le système nerveux fait partie du monde physique et que le monde physique, comme le dit la vulgate scientifique, en est dépourvu. Le paradigme des neurosciences conduit à un relativisme vide où l’égoïsme s’effondre en un point sans dimension.

C’est là le grand bluff des neurosciences : proposer une pseudo-solution au problème de la conscience, justifier cet échange sur la base de sa propre autorité et de ses propres factures épistémiques sur la base du crédit scientifique accumulé dans d’autres domaines. Un crédit qui sert à défendre son double dogme, qui légitime à son tour un éternel premier pas, mais un pas qui reste en place. Faire semblant de bouger tout en restant immobile : un grand bluff.

Riccardo Manzotti

* Riccardo Manzotti est professeur ordinaire de philosophie théorique à l'Université IULM de Milan. Philosophe et ingénieur, docteur en robotique, a été Fulbright Visiting Scholar au MIT de Boston. Il a publié des articles et des livres sur les thèmes de la conscience, de la perception et de l'intelligence artificielle. Son dernier livre est « Io & IA » avec Simone Rossi (Rubbettino, 2023).

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