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16.05.2024 à 05:00

Alors qu'une invasion terrestre totale de Rafah semble imminente, un infirmier gazaoui relate le calvaire vécu par sa famille

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[Note de la rédaction : À la suite des attaques du Hamas du 7 octobre, dans lesquelles plus de 1.100 Israéliens ont été tués, les Palestiniens vivant dans les régions du nord et du centre de Gaza ont reçu l'ordre de l'armée israélienne de fuir vers le sud pour se mettre à l'abri. Au cours des sept mois qui ont suivi, plus de 34.000 Palestiniens – dont plus de 14.500 enfants – ont été tués dans la riposte de l'armée israélienne. À l'heure qu'il est, on estime que 1,4 million des 2,3 millions de personnes (...)

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Texte intégral (2097 mots)

[Note de la rédaction : À la suite des attaques du Hamas du 7 octobre, dans lesquelles plus de 1.100 Israéliens ont été tués, les Palestiniens vivant dans les régions du nord et du centre de Gaza ont reçu l'ordre de l'armée israélienne de fuir vers le sud pour se mettre à l'abri. Au cours des sept mois qui ont suivi, plus de 34.000 Palestiniens – dont plus de 14.500 enfants – ont été tués dans la riposte de l'armée israélienne. À l'heure qu'il est, on estime que 1,4 million des 2,3 millions de personnes vivant à Gaza ont trouvé refuge – dans des conditions inhumaines et sous les bombardements israéliens incessants – dans la ville de Rafah, située à l'extrême sud de la bande de Gaza. Alors que la frontière avec l'Égypte – dernière voie d'accès possible pour l'acheminement de l'aide humanitaire et du carburant ainsi que pour les évacuations médicales – est pratiquement fermée depuis le 7 mai et que les chars israéliens se massent en prévision d'une invasion militaire totale de la dernière « zone sûre » de Gaza, la population fait face à une « catastrophe humanitaire », selon les termes du secrétaire général des Nations Unies, António Guterres. C'est dans ce contexte que Muayed Alqirem, un infirmier et auxiliaire paramédical de 23 ans, relate ici le calvaire que lui-même et sa famille ont vécu en tentant de survivre à Gaza au cours des sept derniers mois.]

Le soir du 7 octobre 2023 [ndlr : le Hamas a lancé son attaque le matin, et la riposte militaire israélienne a commencé quasi immédiatement], mes parents, ma sœur, son mari, leurs deux enfants et moi-même avons reçu un ordre d'évacuation de l'armée israélienne nous enjoignant de quitter notre domicile situé dans le complexe Al-Maqousi Towers, dans le nord de la bande de Gaza. Cette nuit-là, alors que les bombes pleuvaient tout autour de nous, la plupart de nos voisins ont fui, mais nous étions l'une des rares familles à rester. Néanmoins, quand les bombardements ont fait voler en éclats nos fenêtres, nous savions qu'il fallait partir. Pour survivre, nous avons marché quatre heures durant dans le chaos le plus complet jusqu'au camp de réfugiés d'Al-Shati, à Gaza, à environ quatre kilomètres de là. Nous avons juste emporté l'essentiel, pensant que nous ne partions pas pour longtemps.

Nous nous sommes installés chez des membres de notre famille, à Al-Shati, mais c'était tout aussi terrifiant. Fin octobre, nous avons donc déménagé à nouveau, cette fois en direction de la ville de Khan Younès, dans le sud, en empruntant la route de Wadi Gaza, où nous avions un autre appartement. C'est là que nous avons appris la terrible nouvelle, que notre immeuble avait été bombardé. Notre appartement nous avait coûté l'équivalent de 80.000 USD ; nous n'avions même pas fini de le payer.

Ma vie avant la guerre apparaît aujourd'hui comme un conte de fées. Après avoir obtenu mon diplôme en soins infirmiers à l'université d'Al-Esraa en 2021, je suivais une formation et faisais du bénévolat à l'hôpital pour enfants de Rantissi, dans le nord de la bande de Gaza. Je travaillais en plus comme entraîneur personnel et coach en alimentation dans un centre de remise en forme, qui était comme ma deuxième maison. Ma mère aimait me voir dans ma tenue de travail bleue et ma blouse blanche. Chaque matin, avant que je n'aille à la salle de sport, nous prenions notre petit-déjeuner à base de gruau d'avoine, d'œufs et de fruits. Aujourd'hui, nous nous nourrissons de produits en conserve et j'ai perdu beaucoup de poids.

Je rêvais alors de poursuivre mes études et de pouvoir un jour acheter ma propre voiture. Aujourd'hui, je rêve d'une bonne nuit de sommeil, d'un repas régulier et que ma famille soit en sécurité.

La vie à Khan Younès était une succession de moments calmes soudainement interrompus par des montées de violence. Il ne nous restait presque rien et nous étions entourés de bâtiments en ruine, détruits par les bombardements. Trouver de l'eau était une lutte sans trêve, parfois rendue impossible des jours durant – incroyablement, un seul verre pouvait coûter jusqu'à 30 USD. La nourriture était tout aussi rare et nous ne pouvions pas compter sur les livraisons d'aide. Au-dessus de nous, le bourdonnement incessant des quadcoptères qui larguaient des obus dont les éclats atteignaient des personnes qui ne cherchaient qu'à trouver un endroit sûr où s'abriter.

L'horreur à Khan Younès

Durant cette période où je travaillais pour le croissant rouge palestinien, j'ai vu des choses que l'on ne saurait décrire par des mots. Je me souviens qu'un vendredi de novembre, un groupe d'une dizaine de personnes a été bombardé à un carrefour situé près de notre siège, dans le quartier al-Amal de Khan Younès. Je venais de passer par là quelques minutes avant l'attaque, et je me suis donc précipité sur les lieux. Ce que j'ai vu, c'était l'horreur absolue. J'ai aidé qui je pouvais, mais j'ai fini par ramasser des parties de corps et les enterrer.

Lorsque l'invasion terrestre de Khan Younès a eu lieu vers le 18 janvier, je faisais mon service dans un hôpital de campagne de l'International Medical Corps à Rafah. C'est ainsi que je me suis retrouvé séparé de ma famille pendant près d'un mois, ce qui a été un véritable calvaire pour nous tous. À Khan Younès, les bombardements ont été ininterrompus et ont frappé de plein fouet l'est et le centre de la ville. Ma famille était bloquée dans la zone ouest, juste à côté du bâtiment du Croissant-Rouge. Puis, un beau jour, c'est toute la zone qui s'est retrouvée complètement coupée. Personne ne pouvait sortir sans y risquer sa vie. Pourtant, l'armée israélienne avait donné l'ordre d'évacuer. Certains ont tenté de s'échapper par les ruelles, bravant les balles et les bombes. C'est un miracle que l'on ait pu s'en sortir vivant. Au milieu de tout ça, mon cousin a disparu et, quelques jours plus tard, le fils de mon autre tante a été tué par balle dans des tirs croisés. Leurs corps sont restés là, car personne ne pouvait parvenir jusqu'à eux pour leur donner une sépulture digne de ce nom.

Outre le danger mortel des bombes et des tirs croisés, les snipers étaient impitoyables, abattant tout le monde sans distinction, comme la fois où ils ont abattu notre voisin à l'intérieur même de sa maison. Après huit longs jours de siège, l'armée israélienne a une nouvelle fois donné l'ordre d'évacuer la « zone sûre ». Il ne restait plus que ma famille et une autre personne. Craignant ce qui pourrait leur arriver s'ils restaient, ils ont tout juste pris quelques affaires et se sont précipités vers le seul refuge auquel ils pouvaient penser : le bâtiment du Croissant-Rouge palestinien, situé à environ 300 mètres de là. Ce court trajet s'est avéré un véritable cauchemar. Les rues étaient jonchées de cadavres, au milieu desquels les chats fouillaient les restes.

Assiégés

Terrées dans le bâtiment du Croissant-Rouge palestinien, ma famille tout comme des milliers d'autres personnes se trouvaient assiégées de toutes parts par les blindés et les soldats israéliens. Prévu pour accueillir environ 2.000 personnes, l'immeuble croulait sous une foule de 8.000 personnes déplacées, toutes entassées dans des conditions indicibles. Le simple fait de sortir chercher de la nourriture ou de s'approcher d'une fenêtre pouvait vous valoir d'être abattu par des snipers.

Les choses ont encore empiré à partir du huitième jour, lorsque l'eau est venue à manquer à la suite d'une coupure de courant. C'est alors que l'armée a lancé par haut-parleurs un avertissement comme quoi rester signifiait mourir de faim ou de soif. Les gens ont eu suffisamment peur pour prendre la décision difficile de partir, même s'ils n'avaient nulle part où aller et aucune idée de ce qu'ils devraient affronter à l'extérieur.

En quittant le bâtiment, ils ont vu partout des véhicules de l'armée et des soldats. Ils ont pris la direction du quartier d'Al-Hallabat par groupes de cinq, en avançant aussi prudemment qu'ils pouvaient. La transition a été tendue : des arrestations aléatoires ont eu lieu, et certaines personnes ont subi des interrogatoires, ont été forcées de se dévêtir ou ont même été placées en détention. Mon demi-frère Moataz a été emmené, mais a heureusement été libéré peu de temps après. Trois de mes cousins n'ont pas été aussi chanceux : deux d'entre eux ont finalement été libérés au bout d'un mois, mais le troisième est toujours porté disparu, et nous ignorons où il se trouve et ce qui est advenu de lui.

Plus tard, ma famille m'a raconté que c'est dans la peur et la panique qu'ils se sont frayé un chemin à travers les ruines du quartier d'Al-Hallabat. Les rues étaient recouvertes d'eaux d'égout et parsemées de cadavres en décomposition. Ils ont emporté ce qu'ils pouvaient, se déplaçant tant bien que mal sur un terrain jonché d'éboulis. Ce jour-là, ils se sont rendus à Al-Mawasi, une friche désolée en bordure de mer, dépourvue de tout service. À la nuit tombée, ils apprenaient une autre nouvelle bouleversante : notre appartement de Khan Younès avait également été détruit à l'issue d'un raid aérien.

Retrouvailles à Rafah – mais où aller pour être en sécurité ?

Enfin, à la mi-février, j'ai retrouvé ma famille à Rafah. Nous y sommes depuis lors, et nous nous préparons désormais à une nouvelle invasion terrestre, alors même que nous nous trouvons au beau milieu d'une crise, aux côtés d'un million et demi d'autres personnes déplacées. La rupture des infrastructures et la pollution ont entraîné la propagation de maladies partout. Les rares fois où l'on peut tomber sur des aliments sains, ils sont absolument hors de prix.

Gaza est devenue invivable, et sa réhabilitation pourrait prendre des années, si tant est qu'elle ait lieu. Il se peut que nous soyons à nouveau amenés à déménager, mais où aller ?

Ma famille a enduré tant de souffrances. En perdant nos foyers, nous avons également perdu nos souvenirs et des années de dur labeur. La vie telle que nous la connaissions ici a été rayée pour de bon. Tout ce que nous voyons devant nous, c'est l'incertitude et la peur.

Nous n'avions jamais souhaité quitter Gaza, tout ce dont nous rêvions, c'était d'une vie paisible ici même. Mais à présent, la réalité nous oblige à chercher asile ailleurs. Or, même cela n'est que pure chimère, car il faut compter 7.000 USD par personne pour franchir la frontière de Rafah vers l'Égypte. Ce n'est tout simplement pas à la portée d'une famille de sept personnes.

Un proche installé aux États-Unis m'a aidé à créer une page GoFundMe dans l'espoir que nous puissions collecter suffisamment de fonds pour couvrir nos frais de voyage et commencer une nouvelle vie en lieu sûr. J'ai été témoin d'horreurs que je suis incapable de décrire. Ce que j'ai partagé ici n'est que la partie émergée de l'iceberg.


Ce témoignage à la première personne a été recueilli en collaboration avec Egab.

15.05.2024 à 08:59

Les citoyens européens veulent une Europe plus sociale – les négociations de branche sont la clé pour y parvenir

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Les élections européennes du 9 juin 2024 s'annoncent controversées, alors que la montée en puissance de l'extrême droite risque d'entraîner une polarisation accrue du Parlement européen. Pourtant, contrairement à l'arithmétique parlementaire, les priorités des électeurs européens sont on ne peut plus claires : selon un sondage Eurobaromètre, près de 88 % des citoyens de l'UE attachent de l'importance à une Europe plus sociale, avec en tête de leurs préoccupations la gestion de la crise du coût de la vie et (...)

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Texte intégral (1287 mots)

Les élections européennes du 9 juin 2024 s'annoncent controversées, alors que la montée en puissance de l'extrême droite risque d'entraîner une polarisation accrue du Parlement européen. Pourtant, contrairement à l'arithmétique parlementaire, les priorités des électeurs européens sont on ne peut plus claires : selon un sondage Eurobaromètre, près de 88 % des citoyens de l'UE attachent de l'importance à une Europe plus sociale, avec en tête de leurs préoccupations la gestion de la crise du coût de la vie et l'augmentation des bas salaires. L'Union européenne dispose heureusement d'un instrument puissant pour faire de ce projet une réalité.

Avec la directive européenne relative à des salaires minimaux adéquats adoptée en 2022, l'UE a fixé comme objectif une couverture de négociation collective de 80 % dans tous les pays membres de l'UE. Cette mesure est susceptible d'inverser la tendance baissière de la couverture dans l'ensemble de l'UE et de rétablir une société plus égalitaire, plus juste et plus stable. Au cours de la prochaine année, de nombreux pays membres de l'UE seront tenus, non seulement, de transposer la directive dans leur législation nationale, mais aussi de formuler une stratégie pour atteindre l'objectif fixé.

Ainsi, en 2024, les négociations collectives occuperont l'esprit de nombreux fonctionnaires, décideurs politiques et partenaires sociaux.

À l'approche de la date butoir pour la transposition de la directive européenne sur le salaire minimum dans la législation nationale, en novembre, la pression va croissant. Les pays membres seront appelés à formuler des propositions solides et efficaces sur la manière de promouvoir les négociations collectives.

À cet égard, l'article 4 de la directive est particulièrement intéressant. Cet article donne mandat à tous les pays, indépendamment du cadre de négociation collective en vigueur, de « favoriser la constitution et le renforcement des capacités des partenaires sociaux à s'engager dans des négociations collectives en vue de la fixation des salaires, en particulier au niveau sectoriel ou interprofessionnel ».

La négociation collective est une bonne chose, la négociation de branche en est une meilleure

Pourquoi un tel accent mis sur la négociation de branche ? La réponse est à chercher dans les multiples avantages qu'elle présente, et ce tant pour les travailleurs et la société que pour les entreprises. De nombreuses études ont mis en évidence les bénéfices de la négociation collective en général, en tant que pierre angulaire de la démocratie au travail, garantissant des salaires équitables, favorisant des environnements de travail sains et réduisant la rotation des effectifs.

Pour les travailleurs, les négociations de branche étendent les protections au-delà des entreprises individuelles pour englober des secteurs entiers, garantissant par-là même l'égalité de rémunération et un plancher minimum de droits, quelle que soit la taille de l'entreprise. La démocratie au travail ne devrait pas se limiter aux personnes travaillant pour de grands employeurs. Elle favorise l'inclusion, en veillant à ce que tous les travailleurs partagent les fruits de la négociation collective.

Indépendamment de l'entreprise, les négociations de branche garantissent que tous les travailleurs bénéficient d'un même plancher de droits et de conditions de travail.

Les entreprises en bénéficient tout autant. D'un point de vue économique, la négociation multi-employeurs « sort les salaires de la concurrence ». Plutôt que le nivellement par le bas des salaires, elle privilégie la concurrence basée sur l'efficacité, l'innovation et la qualité. Une telle approche contribue non seulement à la stabilité économique, mais s'avère de surcroît bénéfique pour les employeurs en favorisant l'émergence d'une main-d'œuvre qualifiée et motivée.

La société dans son ensemble y gagne également, dans la mesure où la négociation sectorielle est associée, dans l'ensemble, à des niveaux plus élevés d'égalité, qu'elle contribue à répandre la démocratie et qu'elle conduit à la stabilité économique. Les pays dotés de cadres de négociation collective solides sont systématiquement mieux classés dans l'Indice de développement humain, soulignant par-là les avantages sociétaux plus larges de la négociation sectorielle.

Le retour de la négociation de branche

La plupart des pays dotés de systèmes de négociation collective de branche solides ont mis ceux-ci en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais cela signifie-t-il pour autant qu'il soit impossible de développer de tels systèmes à l'heure actuelle ?

Loin s'en faut. Les négociations de branche continuent de susciter beaucoup d'intérêt et de donner lieu à de nombreuses expériences. Des systèmes totalement novateurs ont notamment été mis au point dans plusieurs pays récemment. En Nouvelle-Zélande et en Australie, par exemple, les systèmes de rémunération équitable (fair-pay) ont permis de mettre en place un dispositif de négociation sectorielle facilité par les pouvoirs publics. Plus près de nous, en Europe, la Roumanie a autorisé les négociations sectorielles. Au Royaume-Uni, le parti travailliste, donné vainqueur probable aux prochaines élections, a d'ores et déjà annoncé qu'il réinstaurerait la négociation de branche dans certains secteurs.

Les fonctionnaires européens chargés de promouvoir les négociations collectives n'ont pas besoin de chercher bien loin pour trouver des idées. UNI Europa, le syndicat européen des travailleurs des services, a invité des experts de 20 pays européens à dresser un rapport de synthèse reprenant les meilleures idées. Ce rapport met en évidence une multitude de leviers et de domaines politiques sur lesquels les décideurs politiques peuvent (et doivent) agir pour renforcer les partenaires sociaux, la négociation des conventions collectives ainsi que leur efficacité. Il s'agit également de savoir comment la politique est à même de créer une culture et un contexte dans lesquels la négociation collective constitue un acquis et non une exception.

Il n'y a donc pas d'excuse. Les conclusions de l'enquête nous montrent qu'une Europe plus sociale représente une priorité pour les citoyens. La directive européenne sur le salaire minimum offre une opportunité et les faits montrent que la négociation collective et la négociation de branche sont salutaires pour nos sociétés. À présent, il nous faut la volonté politique de relier les pointillés et de joindre l'acte à la parole.

14.05.2024 à 10:07

L'Europe joue plus qu'il n'y paraît dans des élections assombries par l'extrême droite

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Moins de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et à peine trois générations plus tard, l'Union européenne, dont l'idéal qui lui a donné naissance était qu'une telle chose ne se reproduirait plus jamais, aborde ses dixièmes élections au Parlement européen avec des partis d'extrême droite qui bénéficient d'un soutien croissant, évènement sans précédent dans l'histoire de la politique européenne.
Dans six pays, dont quatre sont des membres fondateurs de l'UE, les partis d'extrême droite sont déjà en tête (...)

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Texte intégral (3115 mots)

Moins de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et à peine trois générations plus tard, l'Union européenne, dont l'idéal qui lui a donné naissance était qu'une telle chose ne se reproduirait plus jamais, aborde ses dixièmes élections au Parlement européen avec des partis d'extrême droite qui bénéficient d'un soutien croissant, évènement sans précédent dans l'histoire de la politique européenne.

Dans six pays, dont quatre sont des membres fondateurs de l'UE, les partis d'extrême droite sont déjà en tête des sondages, de la Lettonie (avec 8,1 % des intentions de vote) aux Pays-Bas (22,4 %), en passant par l'Italie (27,2 %), la Belgique (27,4 %), l'Autriche (28,2 %) et la France (30,7 %). Dans huit autres pays, la droite radicale figure parmi le trio de tête des sondages (en Allemagne, en Bulgarie, en Espagne, en Finlande, en Pologne, au Portugal, en Roumanie et en Suède). En outre, elle gouvernait encore la Pologne il y a quelques mois, mais fait désormais partie des gouvernements finlandais, hongrois, italien et letton et apporte un soutien parlementaire essentiel au cabinet conservateur suédois.

Les sondages de juin prévoient une victoire du centre droit au Parlement européen, mais les partis populistes, anti-immigration et proches des partis fascistes recueillent un soutien dans les urnes qui pourrait compromettre la prise de décisions sur les grands défis des années à venir, de la guerre en Ukraine au changement climatique, en passant par la désinformation et l'intelligence artificielle.

Partout où l'extrême droite est au pouvoir, des retours en arrière sont observés en matière de droits sociaux, d'éducation et de mémoire historique, tandis que son obsession de l'immigration et la normalisation de ses positions démagogiques fragilisent les piliers démocratiques du continent.

La foi même dans les institutions européennes a été érodée par une décennie de coupes sociales, de chômage, d'inflation et de précarité, suite aux mesures d'austérité adoptées dans la plupart des pays de l'UE face à la crise de la dette depuis 2009. Elle a également été affectée ces dernières années par l'impact économique de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la normalisation de l'extrême droite dans le débat public et la diffusion galopante de la désinformation. En définitive, la plus grande réussite de l'extrême droite a été de semer sa propre controverse autour de l'identité des Européens (« blancs et chrétiens »), et d'exploiter ce mécontentement conjoncturel pour le canaliser contre l'immigration tous azimuts.

« L'inquiétude suscitée par les migrants (non européens et non “blancs”) est en fait le principal moteur du vote d'extrême droite », déclare à Equal Times Kai Arzheimer, professeur de sciences politiques à l'université de Mayence, qui étudie ce phénomène depuis trois décennies et qui est l'un des plus grands experts européens du sujet. « Au cours des cinq ou six dernières décennies, et surtout au cours des deux dernières, pratiquement toutes les sociétés européennes sont devenues beaucoup plus diverses sur le plan ethnique et culturel, et ce changement rapide génère certains niveaux d'anxiété qui n'ont pas grand-chose à voir avec les conséquences économiques de l'immigration, dont la plupart des études montrent qu'elle est immensément bénéfique ».

L'immigration, explique-t-il, est une thématique « asymétrique », car elle préoccupe beaucoup plus les électeurs anti-immigration que les électeurs pro-immigration, avec la complication que « l'extrême droite “est maîtresse” de cette question, un peu comme les partis verts “sont maîtres” des thématiques environnementales ». Par conséquent, les formations de centre droit ou de centre gauche qui durcissent leur position sur l'immigration dans l'espoir d'attirer des voix « ne finissent que par faire en sorte que cette question reste une priorité dans le débat public, ce qui tend à favoriser l'extrême droite ».

Quant à la « normalisation de l'extrême droite par les partis de centre droit (et parfois de centre gauche), elle a commencé dans les années 1990 en Autriche, en Italie, aux Pays-Bas et en Scandinavie », rappelle-t-il, bien qu'au-delà des coalitions intéressées, « dans certains cas, ils se sont même inspirés de (voire ont tout simplement émulé) l'extrême droite et sont devenus de “grands partis radicalisés” (tels que les conservateurs britanniques ou l'ÖVP autrichien de Sebastian Kurz) ». Le problème, selon lui, est qu'« une fois que le génie est sorti de la lampe, il est très difficile d'inverser cette normalisation », de sorte que « le maintien d'un cordon sanitaire autour de l'extrême droite nécessite toujours la bonne volonté du centre droit, ou du moins sa certitude qu'à long terme, celui-ci se portera mieux s'il contribue à l'endiguer ».

En ce sens, la mémoire des sociétés européennes qui ont vécu des décennies de dictature influence la façon dont les grands partis et les partisans de l'extrême droite eux-mêmes réagissent. « Le comportement des élites est crucial pour la mobilisation de l'extrême droite », ajoute M. Arzheimer, comme le montrent les exemples du FPÖ autrichien dans les années 1990 ou de l'actuel AfD allemand, tandis que les cas de Vox (Espagne) et de Chega (Portugal) « démontrent que l'effet vaccinal ne dure pas indéfiniment ».

Ultralibéralisme et xénophobie dans le paradis nordique

En Europe du Nord, l'extrême droite est présente depuis longtemps dans la vie politique du Danemark et de la Norvège, mais elle s'est étendue plus récemment à la Finlande et à la Suède. « L'extrême droite s'impose également dans les pays nordiques : des pays qui figurent en tête des indices de bonheur dans le monde, qui sont parmi les premières démocraties parlementaires au suffrage universel, avec un niveau de confiance élevé parmi leurs citoyens », a déclaré à Equal Times Pekka Ristelä, responsable des affaires internationales de la Centrale syndicale finlandaise SAK.

Le Parti des Finlandais, un parti radical, gouverne en coalition avec les conservateurs depuis 2023, où il a obtenu 20,1 % des voix, et dirige un ministère des Finances « très agressif à l'égard des syndicats », des syndicats qui ont joué un rôle « absolument essentiel » dans la lutte contre les coupes sociales ces dernières années, « avec plusieurs vagues de grèves politiques ». Les partisans d'extrême droite les qualifient de « mafia » pour les délégitimer, explique M. Ristelä, même si les syndicats conservent « le soutien de plus de 50 % de la population » en raison de « leurs prises de position et de leurs grèves », il estime qu'il est nécessaire d'améliorer le dialogue politique et idéologique avec leur base.

Pendant ce temps, à Stockholm, le parti populiste Démocrates de Suède (SD), cofondé par un ancien de la Waffen-SS nazie, est le principal allié du gouvernement conservateur depuis 2022. Il bénéficie déjà du soutien d'un Suédois sur cinq, bien que le stratège de la confédération syndicale nationale LO, Johan Ulvenlöv, déclare à Equal Times que les syndicats et les sociaux-démocrates les font reculer parmi les travailleurs, en raison de la manière dont ils répondent à leurs préoccupations sur des questions telles que les soins de santé, la criminalité, la nationalisation des services publics, les infrastructures et l'éducation.

« Cela produit un impact plus important [sur le soutien aux sociaux-démocrates] que les manifestations », souligne-t-il, car « si les syndicats font bien leur travail, ils auront davantage de membres, ce qui renforcera la démocratie et créera une résistance face à l'extrême droite ».

Cette approche a également fonctionné pendant un certain temps en Allemagne. « L'héritage du nazisme, l'ineptie et l'obsession pour le passé des politiciens d'extrême droite ont facilité leur ostracisation », explique le politologue M. Arzheimer, mais tout a changé avec l'arrivée du parti xénophobe Alternative pour l'Allemagne (AfD), un parti xénophobe « qui est passé en quelques années d'un euroscepticisme modéré à une extrême droite classique, et qui se dirige à présent vers l'extrémisme traditionnel de l'extrême droite ».

Les manifestations antifascistes en Allemagne, un exemple pour l'Europe ?

Dans le pays qui a le mieux su affronter son passé (dont la dictature nazie a été responsable de la mort d'au moins 18 millions de civils européens), l'AfD a vu ses intentions de vote augmenter légèrement dans les sondages du mois d'avril, pour atteindre 16,3 %. Et ce, malgré le récent scandale qui a éclaboussé sa tête de liste aux élections, l'eurodéputé Maximilian Krah, accusé d'avoir accepté des pots-de-vin de la Chine et de la Russie pour influencer ses activités à Bruxelles, bien que ses partisans considèrent que l'affaire est un coup monté visant à le discréditer. Tout cela, notamment, quelques mois seulement après la révélation que des membres de l'AfD avaient participé, plusieurs mois auparavant, à un complot international d'extrême droite visant à mettre en œuvre un « plan directeur » de « remigration » prévoyant l'expulsion d'Allemagne de résidents d'origine étrangère dans le pays, y compris de citoyens détenteurs de passeports allemands, et ce, sur la base de critères racistes.

La réponse de la société civile a donné lieu à l'un des moments symboliques les plus forts de la politique européenne de ces dernières années. Des dizaines de milliers d'Allemands sont descendus dans la rue au cours des week-ends suivants pour manifester mutuellement le rejet des positions de l'AfD, en défense de la démocratie allemande et des valeurs d'intégration et de respect des droits humains qu'elle est censée représenter.

Dans la ville de Bonn, quelque 30.000 personnes se sont rassemblées derrière la devise « Nie Wieder ist Jetz ! » (« Plus jamais ça, c'est maintenant ! »), avec des slogans sur leurs bannières tels que « Nazis dehors » et « La haine n'est pas une opinion ». Puis, soudain, à la fin de la manifestation, la foule s'est mise à chanter l'Ode à la joie de Ludwig van Beethoven, un passage de sa Neuvième symphonie, sur des vers de Schiller, qui célèbre la joie fraternelle entre les êtres humains, et que des milliers de voix ont spontanément entonné dans la ville natale du génie de Bonn. Cette musique, l'une des plus grandes contributions de la culture allemande à l'humanité, qui célébrait précisément les 200 ans de sa création le 7 mai, est l'hymne de l'Union européenne depuis 1972, ce qui confère à ce moment un symbolisme exaltant pour de nombreux démocrates européens tant en Allemagne qu'ailleurs.

« Je suis quelque peu optimiste, sans pour autant être trop naïf, mais seulement 20 à 25 % de nos concitoyens ont perdu confiance dans le gouvernement », déclare à Equal Times Reiner Hoffmann, qui présidait il y a quelques années encore la Confédération allemande des syndicats (DGB) et qui est aujourd'hui vice-président de la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung (FES), la doyenne des institutions allemandes d'études politiques.

« La confiance peut se perdre très rapidement, et pour la regagner, il faut du temps et que les gens voient et sentent qu'il y du changement », explique-t-il.

« Au début, j'étais un peu sceptique au sujet de ces énormes manifestations de 100.000 personnes, car combien de temps peut-on les faire durer ? Vous ne pouvez pas organiser des rassemblements de masse tous les deux week-ends, donc, de nombreuses autres choses doivent se produire, en particulier au niveau local », où l'extrême droite est particulièrement présente, « et à l'automne, des élections sont également prévues dans trois Länder allemands [Saxe, Thuringe et Brandebourg], où l'AfD est assez forte ».

M. Hoffmann rappelle que l'extrême droite allemande a des relents de violence (la tête de liste socialiste, Matthias Ecke, a lui-même été hospitalisé il y a quelques jours après avoir été agressé alors qu'il collait des affiches électorales à Dresde, dans l'un des quelque 2.800 délits contre des politiciens allemands enregistrés depuis le début de l'année). Selon lui, une partie du soutien dont jouit l'AfD provient du sentiment d'incertitude des citoyens. De nombreuses questions, telles que les politiques de durabilité environnementale, sont perçues « comme une menace et non comme une opportunité », en raison d'une mauvaise communication de la part du gouvernement, déplore-t-il, qui n'a pas réussi à expliquer aux Allemands en quoi la « transition verte » affecterait leur porte-monnaie. En face, on trouve un parti, l'AfD, qui nie le changement climatique, rejette l'immigration qui a été accueillie si chaleureusement par la société allemande en 2015 et exploite les problèmes logistiques qui ont surgi au niveau local pour l'intégration des réfugiés.

Les gouvernements et les syndicats « n'ont pas été assez sensibles pour s'attaquer à ces problèmes, qui étaient réels », indique M. Hoffmann. « Les citoyens ne sont pas opposés à l'immigration en soi, mais l'AfD a réussi à modifier le discours, et nous sommes passés d'une intégration sociale inclusive à une solidarité exclusive, c'est-à-dire uniquement solidaire avec nos chômeurs, qui souffrent de l'augmentation du coût de la vie : ils ont utilisé les personnes les plus vulnérables de notre société pour les dresser contre les immigrants, et nous n'avons jamais contré ce débat, dans lequel les syndicats ne sont pas montrés à la hauteur. »

En fait, M. Arzheimer reconnaît que, historiquement, la participation syndicale et l'éducation ont été des facteurs d'exclusion du vote d'extrême droite dans toute l'Europe, et « bien que cet effet se soit peut-être affaibli et que les syndicats aient leurs propres problèmes, je pense que les syndicats et leurs réseaux sont indispensables à une réponse efficace de la société civile face à l'extrême droite ».

Les manifestations en Allemagne « ont été très importantes, car elles ont nuancé les récits populistes et envoyé un message très fort aux grands partis », ajoute-t-il, rappelant que plusieurs études en France et en Italie indiquent que le fait de manifester contre l'extrême droite, même quelques semaines avant une élection, réduit souvent de plusieurs points les intentions de vote. Pour M. Hoffmann, il s'agit d'un « signal d'alarme », mais il reste encore beaucoup à faire au niveau municipal, régional et des syndicats pour éviter que la situation ne se dégrade davantage. Si nous n'en prenons pas soin, a-t-il averti, « rien ne garantit que l'Union européenne durera éternellement ».

« Répétitions du cas hongrois » : potentiellement des bâtons dans les roues de toutes parts

Pour Elena Ventura, coordinatrice de plusieurs projets d'étude sur l'extrême droite pour le Carnegie Endowment en Europe, les manifestations ne se sont pour l'instant pas étendues à d'autres pays, et semblent donc « très spécifiques à l'Allemagne », où il existe « un grand sentiment de honte collective à cause de l'Holocauste », contrairement à l'Italie ou à l'Espagne, où émerge une « nostalgie » radicale, plus explicite, de Mussolini et Franco.

Quoi qu'il en soit, elle partage l'avis de M. Hoffmann : l'extrême droite est très habile à tisser des liens avec ses partisans lors des élections locales, dans la rue et sur Internet, et en général, les grands partis doivent beaucoup s'améliorer dans ces domaines, ainsi que dans leur discours et leur message, puisqu'« ils n'expliquent pas à la population comment l'immigration est utile » pour leur pays.

En attendant, les populistes radicaux s'expriment de manière simpliste et directe, mais qui « les connecte très bien à leurs électeurs, et ils utilisent très bien les réseaux sociaux, même s'ils les orientent de façons qui devraient être illégales, telles que la désinformation ». La plupart des Européens ne sont pas nécessairement conscients des enjeux de ces élections, prévient Mme Ventura, mais il est probable qu'un Parlement européen beaucoup plus divisé et inefficace émergera, avec de nouveaux bâtons dans les roues de son fonctionnement comme des « répétitions du cas hongrois ». Malgré le gouvernement de Giorgia Meloni, il est possible que l'Italie ne se comporte pas de la sorte, mais il est probable que cela se produise dès cet été avec des pays tels que la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et « sûrement, la France ».

07.05.2024 à 05:30

Comment la guerre en Ukraine a bouleversé le monde syndical et la vie des travailleurs

Inès Gil

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« Depuis la première agression russe, nous sommes aux côtés des travailleurs ». Sur l'écran de son ordinateur, Yevgen Drapiatyi, vice-président de la Fédération des Syndicats d'Ukraine (Федерація професійних спілок України, en ukrainien, connu sous l'acronyme FPU), fait défiler les images de la Révolution de Maïdan. « Dès février 2014, la Russie voulait nous garder dans son giron, les Ukrainiens ont refusé. La fédération a activement soutenu les manifestants. Après cela, il y a eu l'invasion de la Crimée par les Russes, et la guerre (...)

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Texte intégral (2382 mots)

« Depuis la première agression russe, nous sommes aux côtés des travailleurs ». Sur l'écran de son ordinateur, Yevgen Drapiatyi, vice-président de la Fédération des Syndicats d'Ukraine (Федерація професійних спілок України, en ukrainien, connu sous l'acronyme FPU), fait défiler les images de la Révolution de Maïdan. « Dès février 2014, la Russie voulait nous garder dans son giron, les Ukrainiens ont refusé. La fédération a activement soutenu les manifestants. Après cela, il y a eu l'invasion de la Crimée par les Russes, et la guerre du Donbass a commencé. Depuis, nous soutenons les travailleurs victimes des agressions russes et suite à l'invasion de février 2022, nous avons redoublé d'efforts ».

Situé en plein cœur de Kiev, sur la place Maïdan, le bâtiment massif de l'organisation, coloré d'un beige sobre, rappelle l'ère soviétique. La fédération a été fondée en 1990, un an avant l'indépendance de l'Ukraine. Dans son bureau, garni d'objets à l'effigie du poète ukrainien Taras Shevchenko, Yevgen Drapiatyi porte un pull orné d'un trident, symbole du nationalisme ukrainien, qui rappelle que le patriotisme traverse le monde syndical qui se mobilise pour le pays et ses habitants. « Nous avons créé des points d'accueil pour les déplacés de guerre dans l'ouest de l'Ukraine. Jusqu'à aujourd'hui, nous leur apportons un soutien à Lviv, Rivne, Dnipro et Zaporijia ».

En parallèle, la FPU distribue une aide financière aux familles des travailleurs syndiqués qui ont été blessés ou tués sur le front. Pour répondre aux besoins immenses des adhérents, la FPU a bénéficié d'une aide financière d'organisations syndicales solidaires, à hauteur de « 127 millions de hryvnia (environ 3 millions d'euros) en 2022 », et « 72 millions de hryvnia (environ 1,7 millions d'euros) en 2023 », selon la FPU. « Nos camarades à l'étranger se sont aussi mobilisés et nous soutiennent depuis le début de l'invasion. Sans eux, on ne s'en sortirait pas », affirme encore Yevgen Drapiatyi.

Depuis le 24 février 2022, de nombreux syndicats ukrainiens ont bénéficié, comme la FPU, du soutien de syndicats internationauxet européens à travers des collectes de fonds et des dons humanitaires. À l'occasion du deuxième anniversaire de l'entrée en guerre, la FPU a rappelé la nécessité vitale de continuer ce soutien, dans une appel conjoint avec la Confédération des syndicats libres d'Ukraine (конфедерація вільних профспілок україни en ukrainien, connu sous l'acronyme KVPU).

Car la guerre a en effet lourdement affecté tout le monde syndical. Avant février 2022, la FPU, qui chapeaute une quarantaine de syndicats répartis selon les secteurs, regroupait près de 3,5 millions de membres dans les territoires non-occupés.

« Mais avec les blessés, les populations déplacées, les Ukrainiens enlevés ou tués par l'armée russe, la fermeture des entreprises à l'est et la mobilisation de 10% de nos membres par l'armée ukrainienne, nous avons perdu des milliers d'adhérents. Sans compter les bâtiments de nos sections locales détruits par les missiles russes, comme à Kharkiv. Cela nous empêche de fonctionner normalement. »

Quand Equal Times rencontre en février dernier, Mykhaïlo Volynets, le président de la KVPU, celui-ci est alors particulièrement préoccupé par la situation des mineurs de la ville de Myrnograd, située dans l'oblast de Donetsk. La veille, une frappe russe a endommagé les infrastructures industrielles, empêchant des dizaines de travailleurs de sortir de la mine.

« Certains sont des membres du Syndicat indépendant des mineurs ukrainiens [Незалежна профспілка гірників України, NPGU] rattaché à la KVPU. En tant que représentants des travailleurs, nous devons suivre leur situation, la documenter, les soutenir sur le plan physique et psychologique, et apporter une aide pour réparer les dégâts causés par le bombardement », explique-t-il après avoir interrompu l'interview pour accepter un appel téléphonique. « Notre représentant local vient de m'informer qu'ils sont tous sortis, il n'y a pas eu de victime », indique-t-il, sourire aux lèvres. Depuis le début de l'invasion russe, 1.300 travailleurs membres de la KVPU ont été victimes des frappes russes. Parmi eux, 400 ont été tués, selon la Confédération.

Dans les territoires occupés désormais par la Russie, qui correspondent à 20% de l'Ukraine, les syndicats ne peuvent plus s'entretenir avec leurs adhérents. « Nous tentons de maintenir un contact, mais c'est dangereux, Moscou fait pression pour qu'ils rejoignent les syndicats russes », déplore Yevgen Drapiatyi. Les travailleurs de ces régions font également face à des violations de leurs droits, comme le dénonçait une enquête de l'Organisation internationale du travail, en mai 2023.

À quelques kilomètres, dans les bureaux de la Fédération des syndicats des travailleurs des petites et moyennes entreprises (PME) (федерація профспілок працівників малого та середнього підприємництва україни, en ukrainien), le président, Roi Viacheslav, s'alarme pour la sécurité de ses adhérents. « Avant la guerre, nous comptions au moins 150.000 membres. Aujourd'hui, ils sont seulement 100.000. Face aux attaques russes, les employés des petites et moyennes entreprises sont plus vulnérables que les travailleurs des grosses usines, ils ne bénéficient pas toujours d'une protection sur leur lieu de travail. »

Dans le contexte de guerre de haute intensité, la question sécuritaire est devenue une priorité pour les salariés. Régulièrement, les adhérents de la Fédération des syndicats des travailleurs des PME réclament des formations aux premiers secours en cas d'attaque de missile sur leur lieu de travail. Certains souhaitent aussi être orientés pour « obtenir un soutien psychologique », affirme Roi Viacheslav. « Aider les travailleurs à faire face à la guerre est aujourd'hui le cœur de nos activités, car nous ne pouvons plus jouer notre rôle d'acteur du dialogue social, comme c'était le cas avant l'invasion. Les lois adoptées ces deux dernières années en Ukraine retirent leurs prérogatives traditionnelles aux syndicats. »

Des nouvelles législations menacent les droits des travailleurs

Depuis le début de l'invasion russe, la Rada (le nom du parlement ukrainien) a adopté une succession de lois qui fragilisent gravement le droit du travail. Les textes votés immédiatement après l'invasion ont contraint le pays à s'adapter au contexte nouveau de guerre : la loi martiale interdit toute manifestation, mais elle n'a pas vocation à durer une fois les combats terminés.

En revanche, les lois votées à l'été 2022 pourraient installer les salariés ukrainiens dans une précarité durable. Un premier texte controversé a introduit les contrats dits « zéro heure », qui ne garantissent aucune sécurité d'emploi ni de salaire. S'en est suivi la loi 5371, qui soustrait les salariés des entreprises de moins de 250 employés de la couverture des accords collectifs. À cela s'ajoute, l'augmentation de la durée légale du travail dans les secteurs stratégiques et la facilitation des retards de paiement des salaires et des ruptures de contrat. « Cette loi est en contradiction avec les Conventions 87 et 158 de l'Organisation internationale du Travail », dénonce Mykhaïlo Volynets.

« Avant, pour changer les termes d'un contrat de travail, les employeurs avaient pour obligation d'entamer des négociations avec le syndicat. Mais maintenant, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. C'est un terrible recul », affirme Roi Viachesla.

Le responsable syndical arbore un pin's représentant le drapeau européen. Selon lui, ces lois « dictées par le patronat ukrainien dont les intérêts sont portés par le pouvoir » nuisent aux chances de l'Ukraine d'entrer dans l'Union Européenne, « depuis plusieurs années, l'Ukraine a fait beaucoup de progrès dans de nombreux domaines pour s'adapter aux normes européennes. Mais maintenant, à l'heure où les Ukrainiens ont plus que jamais soif d'Europe, c'est le rétropédalage. Cette législation est en désaccord total avec les exigences européennes en matière de protection du droit du travail. » En témoignent ainsi les menaces pesant sur le droit de grève, et qui pourrait être limité par amendement législatif.

Selon Denys Gorbach, chercheur associé au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po qui travaille sur la situation socio-économique en Ukraine, les partisans d'une ligne ultralibérale profitent du contexte de guerre pour fragiliser le droit du travail, « les lois votées à l'été 2022 ne sont pas limitées par un cadre temporel, elles ont vocation à se maintenir après la fin de la guerre. Elles sont le reflet d'une vision néo-libérale portée par Volodymyr Zelensky et son parti Serviteur du peuple depuis son arrivée à la présidence en 2019. Ces néo-libéraux s'appuient sur des arguments fallacieux, affirmant que le code du travail est soviétique, et qu'il doit être totalement remodelé. Certes, le code du travail date de 1971, mais il a connu des modifications considérables pendant des décennies pour s'adapter à la modernité, notamment après l'indépendance de l'Ukraine. »

Plus préoccupant encore, d'après les Confédérations européenne et internationale, « les dirigeants syndicaux font l'objet de différentes enquêtes, de campagnes de diffamation et d'intimidation, tandis que les locaux syndicaux sont visités par des représentants de l'État, que les documents syndicaux sont examinés, que les représentants syndicaux sont convoqués à des interrogatoires. Cela distrait et rend difficile, voire impossible, le travail de fond que mènent les syndicats ».

La priorité de la guerre

Depuis deux ans, la situation de guerre a affecté tous les pans de l'économie nationale, détruisant des millions d'emplois, et notamment les secteurs métallurgique et minier, principalement concentrés à l'est. Dans la cité industrielle de Kryvyi Rih, à 70 kilomètres du front, ArcelorMittal représente un des derniers piliers de l'économie régionale.

À l'entrée du complexe industriel, une immense affiche envahit l'espace. Elle représente une fillette entourée par un soldat et un métallurgiste, avec l'inscription en ukrainien : « Ensemble jusqu'à la victoire ». Implanté depuis l'époque soviétique à Kryvyi Rih, le groupe sidérurgique est le premier producteur d'acier de la ville. « Un tiers des revenus de Kryvyi Rih proviennent des taxes payées par ArcelorMittal », affirme avec fierté Volodymyr Haidash, responsable de la communication auprès de l'entreprise. « En aidant l'économie locale, l'entreprise participe à l'effort de guerre. »

Dans un hangar, un groupe d'ouvriers surveille le passage de l'acier laminé à chaud. Une épaisse fumée se dégage des machines. Elle s'échappe par un trou formé dans le toit après une attaque russe sur le site en décembre dernier.

« Malgré le danger, nous travaillons dur, nous contribuons à faire entrer l'argent dans les caisses de l'État et d'ArcelorMittal », affirme Oleksandr, un ouvrier métallurgiste, « donc il faudrait que nos salaires suivent l'inflation, car nous n'arrivons plus à vivre décemment ».

Le syndicat de la métallurgie et des mineurs, dont les bureaux se trouvent dans l'enceinte d'ArcelorMittal depuis les années 1930, a entamé des négociations pour augmenter les salaires, affirme sa présidente, Natalya Mariniuk : « Ils n'ont pas été augmentés depuis deux ans, alors que l'inflation a explosé de plus de 35% après l'invasion russe. » Le syndicat souhaite également obtenir un treizième mois de salaire en bonus, qui avait été « supprimé unilatéralement en 2023 par ArcelorMittal. » La présidente du syndicat de la métallurgie et des mineurs semble optimiste, « mais il faut se méfier », affirme Mykhaïlo Volynets, « les syndicats héritiers de l'époque soviétique sont proches du pouvoir, ils prétendent qu'il existe encore un dialogue social en Ukraine ».

Lors d'un sommet qui a eu lieu le 23 avril dernier, à Lublin, en Pologne, cette question de la restauration du dialogue social a été abordée par les syndicats ukrainiens et leurs homologues européens, tout comme le rôle des syndicats dans les discussions sur l'avenir et la reconstruction du pays. Le soutien international se poursuit ainsi dans les échanges que peuvent avoir les acteurs syndicaux avec les responsables politiques d'Ukraine et de l'UE.

Selon le président de la KVPU, l'amélioration des conditions de travail en Ukraine passe par « la fin de l'agression russe, l'adhésion à l'Union Européenne et le vote par la Rada de nouvelles lois respectueuses des droits des travailleurs ».

01.05.2024 à 05:00

Rappelons-nous, en cette journée internationale du travail 2024, qu'il n'y a pas de démocratie sans syndicats

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L'année 2024 est décrite comme une « super année électorale » historique, et pour cause : près de quatre milliards de personnes se rendront aux urnes dans plus de 40 pays. Pourtant, si nous examinons l'état de la démocratie dans le monde, a fortiori à l'aune des droits syndicaux, nous constatons qu'elle est gravement malade et qu'elle a besoin de soins urgents. Le mouvement syndical international est le plus grand mouvement social au monde. Nous constituons un maillon essentiel de tout système (...)

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Texte intégral (1575 mots)

L'année 2024 est décrite comme une « super année électorale » historique, et pour cause : près de quatre milliards de personnes se rendront aux urnes dans plus de 40 pays. Pourtant, si nous examinons l'état de la démocratie dans le monde, a fortiori à l'aune des droits syndicaux, nous constatons qu'elle est gravement malade et qu'elle a besoin de soins urgents. Le mouvement syndical international est le plus grand mouvement social au monde. Nous constituons un maillon essentiel de tout système démocratique qui se veut efficace, et nous possédons les valeurs démocratiques et l'expérience nécessaires pour prendre position « Pour la démocratie ».

La détérioration de la démocratie est évidente. Son affaiblissement peut être observé dans toutes les régions du monde. Chaque année depuis 2018, plus de pays connaissent un recul net plutôt qu'une amélioration des processus démocratiques, selon le rapport 2023 Global State of Democracy de l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale (International Institute for Democracy and Electoral Assistance, IDEA), basé à Stockholm.

Le classement annuel des démocraties (Democracy Index) établi par The Economist Intelligence Unit a attribué au monde une note globale de 5,22 en 2023, contre 5,29 en 2022, à mesure que les guerres et les conflits aggravent les tendances antidémocratiques négatives existantes. Selon cette enquête, si 45,5 % de la population mondiale vit dans une forme de démocratie, seuls 7,8 % des personnes, soit moins d'une sur dix, vivent dans une « démocratie complète », et 39,4 % vivent sous un régime autoritaire.

Cette tendance antidémocratique va de pair avec des attaques antisyndicales à l'échelle mondiale. L'Indice des droits dans le monde 2023 préparé par la Confédération syndicale internationale (CSI) montre que les violations des normes fondamentales ont atteint des niveaux inédits : 87 % des pays ont violé le droit de grève, tandis que 79 % ont violé le droit de négociation collective. L'Indice CSI a suivi l'aggravation de ces chiffres sur une période de dix ans.

Cette hausse notable des atteintes aux droits syndicaux s'est doublée d'une augmentation parallèle des inégalités économiques et de l'insécurité.

Dans les pays où le taux de syndicalisation et la portée des conventions collectives sont élevés, les richesses et le pouvoir sont répartis plus équitablement et la confiance des citoyens dans la démocratie est plus grande.

En 2023, l'Institut V-Dem a identifié la Norvège – où le taux de syndicalisation atteint 49 % et la couverture des conventions collectives 72,5 % – comme la démocratie la plus délibérative et la plus égalitaire au monde. Toutefois, les chercheurs ont également relevé que « le taux de syndicalisation a diminué dans l'ensemble des pays développés et que, dans la plupart des pays, l'avantage salarial lié à la syndicalisation a, lui aussi, reculé ».

Par ailleurs, l'essor de nouvelles formes de fascisme, de nationalisme, de populisme et de xénophobie se serait vu conforté par les politiques d'austérité du capitalisme. Selon une étude de 2022 qui portait sur 200 élections en Europe, les politiques d'austérité auraient, en effet, entraîné « une augmentation significative de la part de voix remportées par des partis extrêmes, une baisse de la participation électorale et une augmentation de la fragmentation politique ». Au lieu de conduire à des économies plus fortes à même de soutenir un État social plus inclusif, les profits ont été privatisés et les pertes socialisées.

Cela revient à trahir la confiance de l'électorat. L'histoire nous montre que les travailleurs recherchent invariablement des alternatives qui promettent de répondre à leurs besoins et que les populistes exploitent cette situation pour remporter les élections et ensuite démanteler les éléments de la démocratie qui leur ont permis d'accéder au pouvoir.

Aucune région du monde n'est épargnée par cette recrudescence des forces antidémocratiques, et ce, alors que nous assistons à une convergence de crises mondiales. Les conflits armés se multiplient, l'urgence climatique s'accélère, la crise de la dette ne peut plus être ignorée et la croissance non régulée des technologies pose d'énormes risques sociaux.

Il est temps de se mobiliser « Pour la démocratie »

Pour contrer ces tendances, nous avons besoin d'un mouvement véritablement démocratique qui dépasse les frontières et rassemble tous les groupes sociaux, un mouvement qui ait le pouvoir et la responsabilité de modifier l'équilibre des pouvoirs sur chaque lieu de travail, dans chaque pays et dans chaque institution mondiale. Ce mouvement, nous l'incarnons, car la démocratie est le projet des travailleurs.

Il est temps que nous, syndicalistes, assumions notre rôle en tant qu'acteurs, combattants et défenseurs des valeurs démocratiques que nous exerçons chaque jour.

C'est pourquoi la CSI a lancé la campagne « Pour la démocratie », qui vise à défendre les fondements de la démocratie sur trois fronts cruciaux : au travail, au niveau national et au niveau mondial.

– Pour la démocratie au travail : sachant qu'il n'y a pas de démocratie sans syndicats, nous affirmons notre droit à la liberté syndicale, à la syndicalisation et à la grève. Nous revendiquons des négociations collectives et un dialogue social, un traitement égal pour tous les travailleurs, un pouvoir égal dans les décisions qui ont un impact sur notre santé, notre sécurité, notre environnement et nos perspectives d'emploi, la fin de la violence et du harcèlement sur le lieu de travail, ainsi que la démocratie et la représentation au sein de nos structures syndicales.

– Pour la démocratie au niveau sociétal et national : nous revendiquons le droit de manifester et la liberté d'expression. La liberté de la presse joue un rôle essentiel en ce sens. Aussi, devons-nous défendre le rôle des journalistes qui, dans le cadre de démocraties fortes, doivent dénoncer les injustices et sensibiliser l'opinion publique, à l'abri de toutes attaques et persécutions. Nous revendiquons une véritable égalité des genres, des systèmes fiscaux justes, qui soient à même de financer la protection sociale universelle, ainsi qu'une transition juste qui soutienne tous les travailleurs. Nous résistons aux idéologies haineuses d'extrême droite et à la mainmise des entreprises sur l'élaboration des politiques nationales.

– Pour la démocratie au niveau mondial : nous demandons la réforme des structures économiques internationales en vue de la création de systèmes inclusifs qui accordent la priorité au bien-être public, aux droits humains et aux normes du travail plutôt qu'au profit privé. Nous demandons la protection et la promotion d'un multilatéralisme démocratique représentatif et d'une coopération mondiale équitable pour parvenir à la paix universelle et à la sécurité commune.

Au cœur de la campagne « Pour la démocratie » se trouve un nouveau contrat social ; une économie mondiale repensée, centrée sur les voix des travailleurs et fondée sur les piliers de l'emploi, des droits, des salaires, de la protection sociale, de l'égalité et de l'inclusion, pour faire face à la convergence des crises mondiales. Seule une approche démocratique et participative qui permette aux travailleurs d'influer sur leur avenir pourra déboucher sur un nouveau contrat social, et seul un nouveau contrat social permettra de reconstruire durablement la démocratie.

En ce premier mai, nous devons rendre hommage à tout ce que les syndicats ont fait pour la démocratie par le passé et exploiter le pouvoir collectif des syndicats pour défendre et reconstruire la démocratie aujourd'hui et à l'avenir. La campagne « Pour la démocratie » est un appel lancé aux travailleurs, aux syndicats et à leurs alliés dans le monde entier pour qu'ils se mobilisent en faveur d'un changement démocratique.

La démocratie n'est pas seulement un idéal politique, mais une réalité vécue que les travailleurs sont les mieux à même de définir, de défendre et de faire avancer.

26.04.2024 à 05:00

Face au dérèglement climatique, la santé des travailleurs à l'épreuve de nouveaux dangers

Mathilde Dorcadie, Apolline Guillerot-Malick

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Sous un soleil à son zénith, transportant d'un côté une lourde glacière et de l'autre, un mini-barbecue, Edimar Santiago arpente la plage Vermelha de Rio de Janeiro de long en large, répétant en boucle une saynète connue sur le bout des doigts : poser son fardeau réfrigéré, en sortir des saucisses ou brochettes au fromage, les faire griller en un temps record, encaisser les plagistes, puis reprendre sa route. « La plage, c'est bien pour ceux qui viennent profiter et se détendre », lance le travailleur (...)

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Sous un soleil à son zénith, transportant d'un côté une lourde glacière et de l'autre, un mini-barbecue, Edimar Santiago arpente la plage Vermelha de Rio de Janeiro de long en large, répétant en boucle une saynète connue sur le bout des doigts : poser son fardeau réfrigéré, en sortir des saucisses ou brochettes au fromage, les faire griller en un temps record, encaisser les plagistes, puis reprendre sa route. « La plage, c'est bien pour ceux qui viennent profiter et se détendre », lance le travailleur indépendant de 23 ans. « Mais pour nous les vendeurs ambulants qui venons pour nous survivre, c'est dur. Le sable est brûlant et on porte des charges lourdes ».

Si le Brésil est habitué aux fortes chaleurs, certains jours de l'année, les conditions de travail à l'extérieur deviennent de plus en plus souvent insupportables. En mars dernier, la température ressentie a atteint le pic de 62,3°C à Rio de Janeiro, du jamais-vu dans l'histoire des relevés de l'Institut de météorologie brésilien. Le pays enregistre désormais plus de 50 journées par an où le thermomètre dépasse les 40°C. Comme ailleurs dans le monde, l'année 2023 y a été la plus chaude jamais enregistrée. Et tous ces épisodes caniculaires affectent directement la santé des travailleurs.

L'exposition prolongée aux fortes chaleurs augmente en effet les risques d'accident vasculaire-cérébral et favorise le « stress thermique », c'est-à-dire, une situation dans laquelle le corps humain se retrouve dans l'incapacité de réguler sa température. Celui-ci peut se caractériser par un épuisement général, des crampes musculaires, vertiges, évanouissements, maux de têtes, nausées et vomissements. En 2019, l'Organisation internationale du travail prévenait dans un rapport sur le sujet : « D'ici à 2030, l'équivalent de plus de 2% du nombre total d'heures de travail dans le monde devrait être perdu chaque année, soit parce qu'il fait trop chaud pour travailler, soit parce que les travailleurs doivent travailler à un rythme plus lent. […] Les pertes financières cumulées dues au stress thermique devraient atteindre 2 400 milliards de dollars US ».

Selon une étude de l'Université fédérale de Rio de Janeiro, 38 millions de Brésiliens (sur 215 millions) en souffrent près de 25 jours par an. Et d'après le ministère public brésilien du Travail, les professions les plus à risques — outre les vendeurs ambulants — sont les éboueurs, les chauffeurs de bus et de camions, les manutentionnaires, les agents de sécurité, les employés de supermarché et de chaînes de production, les travailleurs agricoles et ceux travaillant sur les chantiers de construction.

« Les chantiers sont déjà des lieux dangereux en temps normal, mais la chaleur extrême décuple le danger. Les travailleurs peuvent s'évanouir ou être pris de vertiges à chaque instant, lâcher leur marteau sur la tête d'un de leurs collègues, s'évanouir au volant d'une machine ou d'un marteau-piqueur », expose Ricardo Nogueira.

Ce représentant du Syndicat des travailleurs des industries de la construction civile (Sintraconst) de Rio de Janeiro et technicien en sécurité au travail fustige également le non-respect par les entreprises de la loi brésilienne votée en 2022 prévoyant « des temps de pause permettant la récupération thermique dans les activités exercées dans des lieux ouverts ». « Parfois, les ouvriers doivent aller à l'encontre des ordres de leurs supérieurs, qui les traitent de fainéants et de faibles quand ils prennent une pause pour s'hydrater », dénonce-t-il.

Sans pour autant avoir pu communiquer à Equal Times des données chiffrées, le ministère public du Travail brésilien a relevé une « augmentation des dénonciations relatives à l'exposition à une chaleur excessive » en 2023, selon Cirlene Luiza Zimmermann, de la Coordination pour la défense de l'environnement du travail et de la santé des travailleurs (CODEMAT), s'appuyant notamment sur des données collectées dans l'état de São Paulo. « Les plaintes font état de déshydratation, de malaises, de vertiges, d'évanouissements, de maux de tête et d'épuisement physique », affirme-t-elle. Dans certaines situations, le risque peut même se révéler mortel avec une réponse extrême du corps : arrêts cardiaques soudain ou syncopes avec complications.

Cancers de la peau et maladies infectieuses

Le changement climatique peut impliquer, dans certaines régions, un plus grand nombre de jours d'ensoleillement. Or, la surexposition aux rayons ultraviolets du soleil peut être responsable d'une maladie ophtalmologique fréquente chez les pêcheurs, le ptérygion, qui se caractérise par une croissance anormale de tissu sur le blanc de l'œil, mais surtout, des maladies cutanées. « Soixante-dix pour cent des gens qui travaillent en étant directement exposés au soleil, développent des cancers de la peau », affirme Antonio Oscar Junior, géographe spécialiste des changements climatiques et professeur à l'Institut de géographie de l'Université d'Etat de Rio de Janeiro.

Ton monotone de celle rompue à la vente de barbes à papa et tee-shirt rose peinant à protéger ses bras des rayons, Cione Ribeiro a bien conscience des risques qu'elle encourt en travaillant sur la plage Vermelha. « Ici, tout le monde finit par contracter un cancer de la peau. J'ai peur d'en attraper un, mais j'ai bien besoin de travailler », relate la sexagénaire.

« Plusieurs de mes collègues ne se protègent pas et se plaignent de problèmes de peau. Ils ont le corps blessé par le soleil. Du jour au lendemain, je ne les revois plus. Ils disparaissent », renchérit son collègue Elias Vieira Gonçalves, vendeur ambulant depuis 1997.

Leur situation est d'autant plus précaire qu'en tant que travailleurs indépendants, ils reposent sur leurs propres deniers pour se procurer de la crème solaire. « Parfois, j'en utilise, mais en ce moment, je n'en ai plus. Quand je me retrouve à sec, je n'ai pas de quoi en acheter », déplore Edimar Santiago, le vendeur de brochettes.

L'augmentation de la température et de l'humidité favorise la prolifération de moustiques, vecteurs de maladies infectieuses, comme la dengue. « Actuellement la cinquième cause d'arrêt de travail au Brésil », selon Antonio Oscar Junior. En février dernier, la ville de Rio de Janeiro s'est déclarée en état d'urgence sanitaire en raison d'une épidémie de dengue, plus intense et plus précoce que les années précédentes. Selon le ministère de la Santé, le Brésil a déjà enregistré 2,5 millions de cas (dont une centaine mortels) au premier trimestre 2024.

Si cette maladie n'est pas directement considérée comme « professionnelle », certains lieux de travail, comme les exploitations agricoles ou les chantiers, exposent plus que d'autres les travailleurs à des contaminations. « Dans le secteur de la construction par exemple, il existe un très grand potentiel de développement de moustiques », ajoute le géographe. La fièvre peut durer jusqu'à une semaine, incapacitant les travailleurs pour plusieurs jours. Une situation problématique pour celles et ceux qui travaillent de manière informelle et qui ne disposent pas de couverture santé.

Depuis plusieurs années, les syndicats sectoriels brésiliens sont très engagés dans les actions d'information et de prévention des travailleurs. « La campagne vise à sensibiliser la population, en plus d'encourager la vaccination, mais aussi d'informer contre les ‘fake news' », expliquait Mauri Bezerra dos Santos Filho, vice-président de la Confédération nationale des travailleurs en sécurité sociale (CNTSS/CUT), à Brasilia le 22 février devant le Conseil national de Santé, préoccupé par la propagation d'une autre forme d'épidémie sur les réseaux sociaux : la désinformation.

Événements climatiques extrêmes

Le 28 avril est la date choisie par l'Organisation internationale du travail (OIT) pour promouvoir annuellement la prévention des accidents et les maladies professionnels et commémorer la mémoire des travailleurs morts ou blessés au travail. Cette année, l'OIT a choisi de mettre l'accent sur les effets néfastes et durables du changement climatique sur la sécurité et la santé au travail, en produisant un rapport complet sur le sujet, et publié le 22 avril dernier.

Parmi les impacts, les experts listent, à la suite de ceux précédemment évoqués, les phénomènes météorologiques extrêmes tels que les inondations et les incendies de forêt, qui devraient augmenter en nombre, en gravité et en intensité. Ces dernières années, ces catastrophes sont de plus en plus présentes dans l'actualité brésilienne : cyclone meurtrier dans le sud, feux infernaux dans le Pantanal ou le Cerrado, pluies torrentielles et glissements de terrain près de São Paulo, etc.

Au Brésil, comme ailleurs, les travailleurs d'urgence et de secours sont ainsi amenés à se retrouver plus souvent en première ligne, augmentant ainsi pour eux les risques de blessures et de décès. La santé des pompiers peut également être affectée par les risques cancérigènes liés aux fumées ; celle du personnel de secours peut être touchée par des pollutions chimiques ou biologiques (liées aux rejets d'égouts) provoquées par les inondations.

Par ailleurs, ces événements intenses et dangereux peuvent aussi causer des syndromes de stress post-traumatiques (SSPT) chez cette catégorie de travailleurs.

« Nous reconnaissons qu'il s'est agi d'une saison sans précédent et que les pompiers forestiers peuvent être confrontés à des problèmes allant du traumatisme à l'isolement, en passant par le manque de soutien social et l'épuisement physique et émotionnel », affirme ainsi Melissa Story, coordinatrice d'Alberta Wildfire, en septembre 2023, dans un reportage pour le média canadien The Narwhal, sur les soldats du feu en première ligne face aux méga-feux qui ont ravagé les forêts du Canada l'année dernière.

Ceci est un aspect souvent oublié et peu étudié : les aléas climatiques, outre les impacts physiques, affectent de plus en plus la santé mentale des travailleurs. Les températures extrêmes, en affectant l'humeur, augmentent le risque de suicide et ont un impact sur le bien-être des personnes ayant déjà des problèmes de santé mentale. La détresse associée aux bouleversements climatiques et environnementaux, en cours ou anticipés, qui affectent les moyens de subsistance et la cohésion sociale de communautés, peut être à l'origine d'anxiété climatique ( ou « solastalgie »).

Discriminations socioéconomiques et racistes

Comme en atteste la situation particulièrement à risque du secteur de la construction, les maladies liées aux effets du réchauffement climatique sont le reflet de discriminations socioéconomiques. « La majorité des travailleurs de bureau ont accès à de la climatisation et à un environnement à 21 degrés, alors que les travailleurs sur les chantiers sont exposés à des températures avoisinant les 50 degrés : c'est complètement surréaliste ! », s'exclame le représentant syndical Ricardo Nogueira, avant de poursuivre : « La climatisation dans les bureaux est nécessaire pour empêcher le matériel informatique de ‘crasher', alors les entreprises sont plus préoccupées par leur équipement électrique que par leurs travailleurs. Là où il y a un ordinateur, il y aura toujours de la climatisation. En revanche, quand les ouvriers du bâtiment vont déjeuner au réfectoire, il y aura tout au plus un ventilateur. »

Et comme l'ajoute l'universitaire Antonio Oscar Junior : « Ces travailleurs en bas de la pyramide sont aussi ceux exposés à la chaleur une fois rentrés chez eux. La plupart du temps, leurs maisons ne sont pas climatisées. Ils subissent donc potentiellement du stress thermique 24 heures sur 24. Biologiquement parlant, le corps ne peut pas tenir ».

Au Brésil, pays héritier d'un passé esclavagiste, cette discrimination revêt également une dimension raciale. « Quelle est la population qui travaille principalement dans le secteur de la construction, dans les usines et comme chauffeur de bus ? Ce sont les hommes noirs », avance Antonio Oscar Junior.

« Ils sont donc beaucoup plus exposés que les blancs aux effets du changement climatique. Cela relève d'une injustice climatique, mais aussi d'un racisme environnemental. »

Sur la plage Vermelha, rares sont les vendeurs ambulants qui ont déjà consulté un médecin du travail. Le cas d'Edimar Santiago est représentatif. « Il y a deux mois, il faisait si chaud, qu'après une journée à travailler au soleil, j'ai eu une brûlure au visage. Ça a fini par disparaître au fil des jours. Je ne suis pas allé voir de médecin. Je n'ai pas le temps… sauf quand il pleut », se justifie cet habitant de la favela Complexo do Alemão à Rio de Janeiro.

Selon Antonio Oscar Junior, mettre en place des politiques de santé publique nécessiterait de « générer des données adéquates ». Or, le chercheur a observé une sous-déclaration des décès dus à des maladies liées aux effets climatiques. « Les médecins du travail ne sont pas préparés à ce type de diagnostiques. Ils ne mettent pas en cause les températures élevées », explique-t-il. « Dans les dossiers médicaux des travailleurs, les conséquences du réchauffement climatique finissent donc par être occultées. »

Cirlene Luiza Zimmermann relève pour sa part : « Les programmes de santé et de sécurité au travail doivent être mis à jour pour intégrer les questions liées aux changements climatiques, en fournissant des lignes directrices précises pour faire face aux phénomènes météorologiques extrêmes, en prévoyant la mise en œuvre de systèmes d'alerte précoce et la promotion d'une culture organisationnelle qui accorde la priorité à la sécurité et au bien-être des travailleurs dans toutes les conditions météorologiques. »

24.04.2024 à 09:11

Le pacte européen sur la migration et l'asile : une nouvelle occasion manquée

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Toute personne imaginant que le nouveau pacte sur la migration et l'asile de l'Union européenne renforcera la solidarité entre les États membres, ou avec les personnes fuyant la faim ou les conflits, ne connaît pas le sens du mot. La Confédération européenne des syndicats (CES) s'est toujours opposée à cet ensemble de mesures et continuera à faire campagne pour en limiter les pires impacts.
Ce pacte signifie que davantage de personnes, de familles et d'enfants fuyant la guerre, l'extrême pauvreté et, (...)

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Toute personne imaginant que le nouveau pacte sur la migration et l'asile de l'Union européenne renforcera la solidarité entre les États membres, ou avec les personnes fuyant la faim ou les conflits, ne connaît pas le sens du mot. La Confédération européenne des syndicats (CES) s'est toujours opposée à cet ensemble de mesures et continuera à faire campagne pour en limiter les pires impacts.

Ce pacte signifie que davantage de personnes, de familles et d'enfants fuyant la guerre, l'extrême pauvreté et, de plus en plus, les catastrophes climatiques, seront désormais traités comme des prisonniers par les pays européens qui se targuent si souvent d'être les plus respectueux des droits humains et des libertés. Voilà un exemple classique de deux poids, deux mesures, qui trahit l'obligation morale et légale de l'UE de respecter le droit à la protection internationale. Il mènera inévitablement à davantage de violations des droits fondamentaux, à des refoulements illégaux, à des détentions (y compris d'enfants) et à des renvois vers des pays dangereux.

En l'absence de voies d'accès sûres et régulières, les personnes à la recherche de sécurité ou de meilleurs moyens de subsistance sont contraintes d'emprunter des itinéraires de plus en plus dangereux, ce qui a fait de 2023 l'année la plus meurtrière jamais enregistrée depuis 2015. Rien qu'en Méditerranée, plus de 2.500 personnes sont mortes ou ont disparu l'année dernière, un chiffre qui ne représente que la partie émergée de l'iceberg. Le pacte n'aborde pas cette question et continue au contraire à renforcer la « forteresse Europe ».

Il n'aidera certainement pas les travailleurs. Encore plus d'argent sera gaspillé pour construire la forteresse Europe à un moment où l'UE s'apprête à introduire de nouvelles règles fiscales qui imposeraient des réductions des dépenses sociales et climatiques dans le cadre de l'austérité 2.0.

La régularisation du statut de l'immigration aiderait plus que toute autre mesure les travailleurs, tant migrants que locaux, en empêchant les employeurs d'exploiter les travailleurs migrants en situation irrégulière pour réduire les salaires.

Le fait de priver les travailleurs migrants sans papiers et les demandeurs de protection de leurs droits humains ne profite qu'aux employeurs qui les utilisent comme main-d'œuvre bon marché, parfois dans des conditions choquantes, créant ainsi des divisions entre les travailleurs et faisant baisser les salaires et les normes pour tous.

Tous les travailleurs doivent être traités sur un pied d'égalité

La CES demande que les demandeurs d'asile aient le droit de travailler dans tous les États membres. Les syndicats et les employeurs doivent travailler ensemble pour garantir des conditions d'emploi décentes, élément essentiel pour renforcer la solidarité entre les travailleurs et l'égalité des chances et de traitement pour tous.

La CES a démontré que l'accès au travail dans des conditions égales et la capacité à faire valoir ses droits en matière d'emploi sont essentiels à l'obtention des droits fondamentaux, y compris la citoyenneté. La CES soutient ses membres pour organiser tous les travailleurs migrants, y compris les demandeurs d'asile, les réfugiés et les personnes sans papiers, et leur permettre, à travers l'adhésion à un syndicat, de participer à la négociation collective et à l'action commune. Tous les travailleurs, quel que soit leur statut d'immigration ou leur nationalité, doivent être traités sur un pied d'égalité, dans le respect de leurs droits humains universels.

Dans le cadre de son partenariat européen pour l'intégration, la Commission européenne a reconnu le rôle clé que jouent les syndicats dans l'intégration du marché du travail. La CES s'est engagée à continuer à faire campagne pour que tous les migrants et réfugiés aient le droit de travailler, de participer aux négociations collectives, d'intégrer le marché du travail sur la base du principe de l'égalité de traitement et d'accéder aux services et à la protection sociale.

Au lieu d'ériger des murs dans une vaine tentative de dissuader des personnes désespérées, l'UE devrait proposer des canaux réguliers pour la migration de la main-d'œuvre afin de permettre aux migrants de vivre et de travailler, avec un système commun et bien financé pour les accueillir et les intégrer dans les sociétés d'accueil.

La Commission l'a reconnu, la migration est — et a été tout au long de l'histoire de l'humanité — une réalité, et avec la multiplication des conflits et des phénomènes météorologiques extrêmes, le nombre de personnes cherchant refuge en Europe ne fera qu'augmenter.

En 2022, la Commission européenne a fait état de quelque 1,08 million de citoyens non européens en situation irrégulière dans l'UE, soit une augmentation de 59 % par rapport à 2021. Mais ce chiffre est sans aucun doute sous-estimé, les chiffres réels atteignant plusieurs millions. Les femmes sans papiers, en particulier, n'ont aucun droit à la protection contre la violence de genre en vertu de la législation européenne et risquent d'être expulsées si elles cherchent à obtenir justice. Selon la Plateforme de coopération internationale sur les migrants sans papiers (PICUM), des dizaines de milliers de femmes en Europe voient leur statut d'immigrée passer avant leurs besoins en tant que victimes.

L'UE a « externalisé » ses responsabilités vers des pays tiers où les migrants n'ont aucune garantie que leurs droits seront respectés. La CES a condamné cette politique. Elle a protesté, par exemple, auprès de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, contre le récent partenariat UE-Tunisie conclu avec un gouvernement qui a réprimé les syndicats, les migrants et la société civile. Pourtant, des accords similaires avec la Mauritanie et l'Égypte devraient bientôt être conclus avec le Maroc et la Libye.

Loin de garantir la solidarité européenne, les gouvernements seront libres de choisir les mesures à appliquer, et des États comme la Hongrie et la Pologne ont déjà exprimé leur réticence en la matière. Les États membres pourront se soustraire à des garanties essentielles s'ils affirment qu'un pays tiers pousse des gens vers leurs frontières (ce que l'on a appelé « l'instrumentalisation de la migration »). Même le cadre de l'UE pour la réinstallation, annoncé en grande pompe, est volontaire et ne contribuera guère à alléger la pression qui pèse sur les pays en première ligne d'arrivée des réfugiés. Et les États membres auront une excuse pour négliger leurs obligations légales en vertu d'accords internationaux tels que la Convention de Genève de 1951.

Le pacte a pour objectif de consolider la forteresse Europe en renforçant massivement les capacités de Frontex, l'agence des frontières et des garde-côtes européens, en refoulant ou en détenant les arrivants sans tenir compte de leurs demandes de résidence valables (par exemple pour des raisons médicales ou de regroupement familial). Les personnes qui font appel peuvent être expulsées dans l'attente d'une décision. Il encouragera les refoulements cruels et illégaux qui se produisent déjà. Il menace les opérations humanitaires de recherche et de sauvetage qui permettent de sauver des vies en mer, ce qui va à l'encontre du droit maritime international. La surveillance sera renforcée, par la collecte forcée des données biométriques et des empreintes digitales des migrants, sans grand respect pour les droits humains.

Un appel en faveur d'une approche politique qui promeut les droits humains universels

La CES condamne les politiciens et les partis populistes qui, pour leurs propres intérêts, attisent le racisme, la haine et la xénophobie, en rejetant sur les migrants et les demandeurs d'asile la responsabilité des problèmes que leurs politiques sont incapables de résoudre. Ce sont ces attitudes qui ont formé le cadre permettant au pacte d'obtenir un soutien, et les mesures proposées peuvent exacerber la discrimination et la suspicion à l'égard des migrants, renforçant potentiellement l'extrême droite en Europe.

Au début du mois, la veille du vote d'approbation du Parlement européen, 161 organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, Amnesty International, Oxfam et PICUM, ont mis en garde contre l'adoption de ce pacte « honteux ». Selon Save the Children, il aboutira à la détention et à la criminalisation de familles et d'enfants, qui pourront être expulsés sans représentation légale ni recours.

La migration vers l'Europe pourrait faire l'objet d'une gestion empreinte de compassion et de respect des droits humains universels. La « crise des migrants » ne devrait pas du tout en être une. Mais ce pacte n'apporte pas le leadership courageux qui s'avère nécessaire. La CES réitère son appel en faveur d'une approche politique qui promeut les droits humains universels, prévient la souffrance et l'exploitation tout en favorisant une véritable solidarité et une responsabilité partagée.

19.04.2024 à 04:00

Jean Bonald G. Fatal, Jacques Belzin : « En Haïti, pour régler de manière concrète et définitive l'insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l'emploi »

Frédéric Thomas

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Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l'étranger et dans l'incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.
Sous l'égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, (...)

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Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l'étranger et dans l'incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.

Sous l'égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, a été mis en place. Il devra nommer un Premier ministre par intérim et organiser une phase transitoire en vue d'organiser des élections. La communauté internationale et singulièrement les États-Unis appellent ainsi à organiser dans l'urgence une transition qu'ils ont obstinément rejetée alors qu'elle était au cœur du projet de l'Accord de Montana, signé le 30 août 2021, réunissant un large éventail d'acteurs de la société civile, dont les syndicats.

Quelle analyse les syndicats haïtiens font-ils de la crise actuelle et du Conseil présidentiel ? Comment voient-ils le rôle des acteurs internationaux et de la mission multinationale armée sollicitée par Ariel Henry, autorisée en octobre 2023 par l'ONU, et qui devrait se déployer sous autorité kényane ?

Jacques Belzin, président de la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et Jean Bonald G. Fatal, président de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP) ont donné un entretien à Equal Times.

Comment arrivez-vous à travailler dans la situation actuelle ?

Jean Bonald G. Fatal : Personnellement, je ne peux pas travailler. Je travaille comme fonctionnaire, mais beaucoup de bâtiments de l'État sont occupés par les gangs ou ont été brûlés par eux. D'autres sont fermés par peur des incendies et des pillages. D'autres encore sont occupés par des gens qui ont dû fuir leurs maisons à cause de la violence. Pratiquement tout le monde est terré chez soi. Il n'y a, à Port-au-Prince, aucune possibilité d'organiser des réunions présentielles, alors nous faisons des réunions virtuelles.

Jacques Belzin : On est bloqué chez soi, mais, en tant que responsable d'une organisation syndicale, on est obligé de travailler, d'assumer sa responsabilité, de porter les revendications des travailleurs. Il faut préciser cependant que le problème de l'insécurité frappe tout particulièrement Port-au-Prince, qui est occupé à plus de 90% par les gangs armés ; les autres départements du pays fonctionnent, les gens travaillent et on doit les accompagner.

Comment analysez-vous la situation et la mise en place, facilitée par la Caricom, de ce Conseil présidentiel qui aurait la charge d'assurer la transition ?

J.B.G.F. : Nous sommes dans une crise, conçue, nourrie par la communauté internationale, et celle-ci continue dans les mêmes erreurs. Ainsi, la Caricom a invité comme acteurs pour discuter de la crise les mêmes personnes qui ont provoqué cette crise. Par exemple, les employeurs, parmi lesquels ceux qui avaient signé l'accord du 21 décembre 2022 de l'ex-premier ministre, Ariel Henry. Ils sont présents alors que le secteur formel ne représente qu'entre 8 et 12% de l'économie et que les syndicats, qui représentent les travailleurs et travailleuses tant de l'économie formelle qu'informelle, n'ont pas été invité à la table de négociation !

Exclusion des syndicats, mais aussi des femmes. Dans ce conseil de neuf personnes, il y a huit hommes et une seule femme. Et une femme désignée à la toute dernière minute, à la suite du retrait d'un homme, qui est observatrice ; elle n'aura aucun droit de vote. Ceux qui vont décider seront sept hommes.

J.B. : Le dossier Haïti est maintenant entre les mains de la Caricom. Nous lui avons adressé une correspondance pour demander l'intégration des représentants des travailleurs et travailleuses à la table des négociations. On pourrait dire que le secteur syndical se fait représenter indirectement à travers Fritz Jean qui a été désigné comme le représentant de l'Accord de Montana dont nous faisons partie, mais la CTH et la CTSP ont demandé de participer directement aux négociations.

C'est aussi que l'accord de Montana est en partie dénaturé. Des partis politiques traditionnels l'ont intégré, puis se sont retirés. D'autres ont même rejoints Ariel Henri pour affaiblir cet accord. Les politiques ne pensent qu'à leurs intérêts politiciens et dénaturent l'objectif de cet accord qui est d'engager « une transition de rupture ». Il faut que la société civile organisée arrive – ce n'est pas encore le cas – à instituer une masse critique qui fasse levier pour constituer un pouvoir de transition.

Vous ne mettez guère d'espoir dans le Conseil présidentiel ?

J.B.G.F. : C'est une montagne qui va accoucher d'une fourmi. Haïti a fait plusieurs expériences de ce mode de gouvernance, sans résultat ; cela a, à chaque fois, échoué.

J.B. : En 1986, après le départ de Duvalier, on a eu une sorte de conseil présidentiel ; cela n'a pas donné de résultats. Je ne veux pas être prophète de malheur ni un oiseau de mauvais augure, mais il y a peu de chance pour que ce Conseil présidentiel remplisse la mission pour laquelle il a été créé. Est-ce que les choses vont évoluer ?

Qu'en est-il de la perspective de la mission multinationale armée ?

J.B.G.F. : C'est une mauvaise blague. En-dehors du problème de légitimité d'une intervention internationale, cette force n'a aucune capacité pour résoudre la crise. Si on voulait vraiment aider Haïti, il faudrait soutenir les forces armées et policières haïtiennes, leur donner des équipements et des armes. Le problème, ce n'est pas la police en tant que tel, mais sa gouvernance ; les politiques qui prennent les décisions et fixent les grandes lignes de la stratégie de la police.

J.B. : Il faut une force pour contrecarrer les actions de ces bandits - je parlerais même de « terroristes », car les actes qu'ils commettent sont de nature terroriste. Sans cela, il n'y aura pas de paix. La police nationale est là, mais, il faut le dire, elle est gangstérisée. On doit quand même réformer ses structures pour la renforcer. Il faut d'abord attendre l'installation du Conseil présidentiel. Mais pour que le Conseil soit installé, il faut un dégel de la situation sécuritaire. On est dans un cercle vicieux.

En tant qu'organisations syndicales, avez-vous des propositions pour sortir de cette crise ?

J.B.G.F. : En-dehors des gangs, le problème, c'est le chômage. Plusieurs milliers de jeunes font partie des bandes armées car ils n'ont aucun espoir. L'espoir est mort. Nous voulons éradiquer les gangs, mais on ne peut pas le faire uniquement avec les armes. Il faut attaquer le problème à ses racines. Le problème des armes est ponctuel, mais pour régler de manière concrète et définitive l'insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l'emploi, ainsi que d'autres perspectives à la jeunesse haïtienne.

J.B. : Le chantier économique est prioritaire. Il ne peut pas y avoir de paix sans une économie qui fonctionne. Nous vivons dans un pays centralisé où tout se trouve à Port-au-Prince, où la douane est vandalisée, où nous avons perdu plus de 26.000 emplois dans le secteur textile et où l'État n'arrive même pas à payer ses fonctionnaires. Il faut mettre sur pied une commission économique multisectorielle et que l'État et les bailleurs renforcent l'économie nationale.

Quel rôle peuvent jouer les acteurs internationaux ?

J.B.G.F. : On parle de l'Ukraine, de Gaza, alors que notre situation est tout aussi grave. On voudrait que la Confédération syndicale internationale (CSI) soit plus exigeante envers l'OIT, Organisation internationale du travail, qui a aussi été créée pour empêcher ce type de crimes contre la population. On compte sur les syndicats pour soulever la conscience internationale sur ce qui se passe en Haïti car nous vivons dans un pays où les gangs tuent, pillent, violent en toute impunité. Il faut un réveil national et international.

J.B. : Il faut que cesse l'hypocrisie de la communauté internationale. Elle a contribué à créer une situation et nous sommes en train d'en payer les conséquences. En ma qualité d'Haïtien, je ne demande pas à la communauté internationale de venir régler la crise à notre place, mais elle a une grande responsabilité. D'ailleurs, d'où proviennent les armes des gangs ?

Pourquoi les États-Unis donnent tant d'argent à Israël pour écraser la Palestine et rien ou si peu pour renforcer notre police, alors que nous sommes leurs voisins, à moins de deux heures de vol ? Et il faut que l'Europe ne se laisse pas entraîner par les États-Unis, que les citoyens européens sachent qu'on a besoin de leur solidarité.

17.04.2024 à 10:13

Rencontre avec Yaya Coulibali, marionnettiste malien menacé par des djihadistes

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17.04.2024 à 10:04

La remise en cause du gouvernement suédois contre l'aide au développement est une attaque contre le syndicalisme et la démocratie

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[Ce texte est une tribune conjointe de la Confédération suédoise des syndicats (LO), la Confédération suédoise des employés professionnels (TCO) et la Confédération suédoise des associations professionnelles (SACO).]
Les droits syndicaux sont des droits démocratiques. Ce constat s'impose de plus en plus dans un monde où un nombre croissant de régimes limitent la liberté d'expression et le droit à la syndicalisation. Dans les pays où le pouvoir est entre les mains de dirigeants autoritaires, les syndicats (...)

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[Ce texte est une tribune conjointe de la Confédération suédoise des syndicats (LO), la Confédération suédoise des employés professionnels (TCO) et la Confédération suédoise des associations professionnelles (SACO).]

Les droits syndicaux sont des droits démocratiques. Ce constat s'impose de plus en plus dans un monde où un nombre croissant de régimes limitent la liberté d'expression et le droit à la syndicalisation. Dans les pays où le pouvoir est entre les mains de dirigeants autoritaires, les syndicats sont souvent parmi les premiers à être interdits d'activité. Grâce à des accords de coopération conclus avec l'Agence suédoise de coopération internationale pour le développement (connue sous l'acronyme SIDA pour Swedish International Development Authority), le mouvement syndical suédois, à l'instar d'autres secteurs de la société civile, a longtemps été un acteur important de l'aide suédoise au développement.

L'activité syndicale internationale est fondée sur notre mission syndicale principale et s'appuie sur les conventions des Nations unies et de l'Organisation internationale du travail relatives aux droits humains, syndicaux et démocratiques, que la Suède a également approuvées. La décision de la SIDA de mettre un terme à tous les accords avec la société civile suédoise, annoncée en mars, risque d'avoir des conséquences gravement négatives sur la capacité du secteur suédois de l'aide au développement à atteindre les objectifs du Programme à l'horizon 2030 pour le développement durable, à savoir la réduction de la pauvreté et le développement de la démocratie notamment.

En coopération avec des organisations locales, les syndicats et le reste de la société civile suédoise sont bien ancrés dans les sociétés où nous travaillons, ce qui est souvent une condition préalable à une aide au développement efficace. Par l'intermédiaire de l'organisation d'aide au développement Union to Union, le mouvement syndical suédois soutient, entre autres, 100 projets de développement syndical dans autant de pays.

Au travers de projets de développement, nous œuvrons collectivement pour des conditions d'emploi sûres, contre les menaces, la violence et le harcèlement, pour un espace démocratique élargi, pour le renforcement de l'égalité entre les hommes et les femmes et pour l'utilisation durable des ressources de la planète.

Dans un contexte de mondialisation, les activités des entreprises s'étendent au-delà des frontières et il faut donc que les activités syndicales fassent de même.

Par exemple, une première étape dans les activités syndicales soutenues par Union to Union pourrait consister à renforcer la possibilité pour les employés de se syndicaliser dans une usine et de commencer à négocier avec l'employeur pour obtenir de meilleurs salaires et des conditions de travail plus décentes. Cette étape n'est pas facile. Dans de nombreux pays, créer un syndicat peut signifier une menace pour la vie ou la santé.

SIDA, reconsidérez cette décision !

Il y a plus de 100 ans, la syndicalisation avait constitué le premier pas vers le modèle de marché du travail performant que nous connaissons aujourd'hui en Suède ; un modèle qui a contribué à réduire le nombre de jours de grève et donc à favoriser le développement économique des entreprises suédoises et de la Suède dans son ensemble.

Depuis quelque temps, la SIDA est chargée par le gouvernement d'étudier les changements à apporter à l'aide financière accordée aux organisations stratégiques partenaires. Le gouvernement souhaitait notamment que la SIDA prenne elle-même en charge la distribution de l'aide financière aux organisations locales dans les pays partenaires. Cela sonnerait pour ainsi dire le glas du rôle de la société civile suédoise dans l'aide suédoise au développement. En vertu de la mission qui lui a été confiée, la SIDA devait soumettre ses propositions au gouvernement pour le 8 avril au plus tard.

Or, la SIDA a choisi de mettre un terme à tous les accords conclus avec la société civile. Pour les personnes concernées, cela se traduira par des coupes sombres et l'arrêt complet des opérations dans différentes parties du monde.

Dans son programme de réforme de l'aide au développement, le gouvernement précise qu'il souhaite contribuer à une société civile forte et soutenir les organisations, les mouvements démocratiques, les acteurs et les réseaux qui défendent les droits humains et qui surveillent et protègent la démocratie et les principes de l'État de droit. La décision de la SIDA va dans la direction opposée.

Nous exhortons la SIDA à réviser sa décision hâtive et nous demandons au gouvernement de montrer rapidement qu'il s'engage à encourager l'agenda des réformes. Cela permettrait non seulement d'ancrer l'aide au développement dans les pays bénéficiaires, mais aussi d'en asseoir les fondements dans la société civile suédoise. Les activités syndicales mondiales créent la démocratie. Et le monde a besoin de plus de démocratie, pas moins.


Cet article a initialement été publié en suédois sur le site Web d'actualités Arbetet.

16.04.2024 à 14:25

Sénégal : les défis d'un souverainisme démocratique

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15.04.2024 à 08:05

La terre dans la mémoire : 80 ans plus tard, l'Espagne recherche toujours ses disparus

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Trois personnes travaillent en silence au-dessus d'un trou dans le sol. Certaines d'entre elles travaillent penchées, d'autres s'agenouillent et l'une d'entre elles s'allonge pour mieux travailler. Devant elles, une nature morte composée d'ossements. Bras, humérus, bassin et autres côtes émergent des profondeurs du sol. Plusieurs crânes aussi. De l'extérieur, on en voit pas moins de cinq. En dessous, il y en aurait au moins cinq autres.
Nous sommes dans le ravin de Víznar, dans la province andalouse de (...)

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Trois personnes travaillent en silence au-dessus d'un trou dans le sol. Certaines d'entre elles travaillent penchées, d'autres s'agenouillent et l'une d'entre elles s'allonge pour mieux travailler. Devant elles, une nature morte composée d'ossements. Bras, humérus, bassin et autres côtes émergent des profondeurs du sol. Plusieurs crânes aussi. De l'extérieur, on en voit pas moins de cinq. En dessous, il y en aurait au moins cinq autres.

Nous sommes dans le ravin de Víznar, dans la province andalouse de Grenade, en Espagne. Entre septembre et novembre 1936, ce sont pas moins de 173 personnes qui ont été tuées ici et jetées dans des fosses communes, dans le contexte de la guerre civile espagnole (1936-1939). Auparavant, en juillet et août, juste après le coup d'État militaire qui a déclenché la guerre, il y avait eu d'autres victimes, dont le poète Federico García Lorca, dont on n'a toutefois conservé aucune trace.

Quoi qu'il en soit, l'équipe dirigée par Paco Carrión et composée d'archéologues, de géophysiciens, d'anthropologues, de médecins légistes et d'historiens a pour mission, depuis 2021, de retrouver le plus grand nombre possible de dépouilles. Pour l'instant, 16 fosses ont été localisées et 116 corps récupérés. Trente quatre étaient des femmes, les autres des hommes. Ils étaient tous du côté républicain, tous des civils, des gens ordinaires : des paysans, des ouvriers, des enseignants, des tisserandes, tous assassinés et enterrés en un lieu inconnu. C'est pour cette raison qu'ils utilisent des géoradars, des détecteurs de métaux, des tomographies électriques pour localiser les fosses, des technologies combinées à des techniques plus rudimentaires — un pinceau, un aspirateur — pour mettre les corps au jour. Un travail lent et minutieux.

« Entre le moment où nous commençons les travaux de fouille et celui où nous dégageons les corps, les exhumons, les documentons et les photographions, il peut s'écouler environ un mois ; environ trois semaines par fosse. Tout dépend du nombre d'individus. Dans celle-ci, par exemple, il y en a dix, mais le terrain nous indique qu'il pourrait y en avoir davantage en dessous », explique à Equal Times Félix Bizarro, l'un des archéologues.

Mais ce n'est que le début. Ensuite, il conviendra de dégager, tamiser et analyser non seulement les os, mais aussi les objets (boucles d'oreilles, bagues, boucles de ceintures) qui sont indispensables pour identifier, conjointement aux échantillons d'ADN, chaque corps, afin de lui redonner son nom. C'est la véritable finalité de tout le processus : les identifier et les remettre à leurs familles, qui attendent depuis plus de 80 ans. Ce retard est révélateur du dilemme auquel est confrontée l'Espagne quant à sa mémoire, si tenace à déterrer.

La recherche des disparus, soutenue par les Nations unies et assombrie par le débat politique et ses soubresauts, a tout juste réussi à exhumer totalement ou partiellement 800 fosses au cours des deux dernières décennies (sur un total avoisinant les 3.500 fosses). Un acquis fragile, fait d'avancées et de reculs continus, de périodes de soutien et de périodes d'abandon total. Aujourd'hui, dans des fosses comme celle de Víznar, les travaux se poursuivent, mais rien ne garantit qu'ils ne devront pas à nouveau faire marche arrière.

Les premières exhumations

Aucune certitude n'existe quant au nombre de victimes qu'a fait la guerre d'Espagne. Le chiffre qui sert habituellement de référence et qu'utilise par exemple l'hispaniste Paul Preston est de 150.000 victimes : environ 100.000 d'entre elles sont mortes aux mains des insurgés du général Francisco Franco et un peu moins de 50.000 des mains des républicains. Tous sont victimes, mais tous n'ont pas reçu le même traitement.

« Les premières politiques de remémoration n'ont été menées que pour les morts d'un seul camp. Pendant la dictature, l'ordre a été donné d'exhumer les fusillés et les disparus de la violence républicaine : quelque 33.000 d'entre eux ont été transférés vers le Valle de los Caídos [ “Vallée des personnes tombées au combat” ndt], érigé comme un gigantesque mémorial. Or, ces politiques n'ont jamais été appliquées à tous les Espagnols et l'exhumation des personnes fusillées par les troupes franquistes n'a jamais été autorisée », explique Matilde Eiroa San Francisco, docteure en histoire contemporaine de l'université Carlos III de Madrid.

En outre, la fin de la guerre n'a pas mis un terme à la violence. La répression menée par la dictature de Franco (1939-1975) a continué à alourdir la liste des disparus, dont le nombre exact n'est toujours pas connu à ce jour. Le seul document faisant état d'un chiffre est une ordonnance de 2008 du juge de l'Audience nationale de l'époque, Baltasar Garzón, qui, sur la base de témoignages de membres de la famille, évaluait à 114.266 personnes le nombre de disparus, mais ce chiffre n'est pas non plus définitif.

Le silence imposé par la dictature, mais aussi au cours des premières décennies de la démocratie, dans un souci de « réconciliation » nationale supposée, a empêché les familles de ces victimes de représailles de réclamer leurs dépouilles. Certaines les ont recherchées secrètement par leurs propres moyens. On sait qu'entre 1978 et 1979 (après la mort du dictateur), plusieurs enfants de disparus ont ouvert des fosses clandestinement, de leurs propres mains. Cependant, ce n'est qu'avec l'arrivée des petits-enfants que la parole a commencé à se libérer.

« La visibilité de la mémoire repose sur la mobilisation de la génération des petits-enfants », explique Mme Eiroa. « Cette rupture du silence a été historique. Les réseaux sociaux ont joué un rôle fondamental, ils les ont aidés à s'unir, à former une communauté ».

C'est en 2000, 60 ans après la fin de la guerre, qu'a eu lieu la première exhumation d'une tombe républicaine à l'aide de méthodes scientifiques. Treize hommes ont été retrouvés dans la municipalité de Priaranza del Bierzo (dans la province de León), dont le grand-père d'Emilio Silva. « Si nous, les familles et les petits-enfants, ne nous étions pas manifestés, tout cela serait resté dans le silence, comme cela avait été le cas après la mort de Franco. Nous, les petits-enfants, étions un accident, nous n'étions pas prévus sur la feuille de route », assure l'actuel président du principal collectif de défense de la mémoire en Espagne, l'Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica.

2007 : une loi incomplète

En 2009, Paco Carrión abandonnait l'étude des fossiles d'il y a quatre ou cinq mille ans pour se consacrer à la recherche des victimes de la guerre civile. Il fut l'un des premiers à le faire. « Je pense qu'il s'agissait là d'une dette en souffrance de notre pays », explique aujourd'hui cet archéologue et géophysicien de l'université de Grenade à Equal Times.

Au début, les choses n'ont pas été faciles, car ceux qui fouillaient dans le passé le plus récent n'étaient pas très bien vus, ils travaillaient seuls. Aujourd'hui cependant, M. Carrión dispose d'une équipe pluridisciplinaire de professionnels qui travaille à Víznar, mais aussi à Cordoue dans d'autres fosses distribuées entre deux cimetières.

M. Carrión a pu se consacrer à ces exhumations grâce à l'élan donné par la loi sur la mémoire historique de 2007, un engagement du gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero qui, pour la première fois, incluait la reconnaissance de toutes les victimes de la guerre et de la dictature et s'engageait à soutenir la recherche des disparus grâce à des aides financières. La loi a été critiquée par les milieux conservateurs, qui craignaient de « rouvrir les plaies », mais elle a aussi été remise en question par certains membres des familles et même par l'ONU, qui lui reprochait plutôt sa frilosité. Bien que l'État ait contribué au financement des recherches, il n'a à aucun moment endossé la « responsabilité » de celles-ci, les laissant entre les mains des familles.

Quelque temps plus tard, le rapporteur spécial de l'ONU Pablo de Greiff avait critiqué cette « privatisation des exhumations » en vertu de laquelle toutes les responsabilités et même le recrutement des archéologues étaient délégués aux victimes elles-mêmes.

Le droit à la vérité, à la justice et à la réparation prévu par l'ONU n'étant pas suffisamment protégé, lorsque Mariano Rajoy, du Parti populaire conservateur, est arrivé au pouvoir en 2011, sans abroger la loi, il l'avait privée de son budget. Plusieurs dizaines de projets ont été paralysés, les familles ont dû payer de leur poche des interventions qui leur revenaient de droit, seuls certains gouvernements régionaux ont maintenu leur aide, et même dans ces cas-là, elle était insuffisante pour payer les équipes. Pourtant signataire à la Convention internationale contre les disparitions forcées, l'Espagne tournait une fois de plus le dos à ses disparus.

Une nouvelle loi et une nouvelle menace

Dans le ravin de Víznar, le sol a étonnamment bien conservé les ossements. Cela facilite les choses, surtout pour les anthropologues légistes comme Laura Gutiérrez. Elle est chargée d'identifier le sexe et l'âge des victimes, dont la plupart ont entre 25 et 35 ans, les blessures aux alentours de la période de la mort et l'ampleur de la violence. « Presque toutes les victimes ont été exécutées au moyen d'un pistolet près du crâne ou au contact. En général, il y a plus d'une balle : deux, trois, quatre voire six balles, rien que dans le crâne », explique-t-elle. C'est aussi à cela que servent les exhumations : découvrir ce qui s'est passé.

Le projet dans le ravin, qui en est à sa quatrième phase, la dernière, est désormais financé par deux administrations (l'État et le gouvernement régional) et se déroule sous la protection de la nouvelle loi sur la mémoire démocratique, approuvée en 2022 pour remplacer l'ancienne loi et suite à l'arrivée au pouvoir d'un nouveau gouvernement socialiste, celui de Pedro Sánchez. Le mandat de ce dernier avait commencé par une déclaration d'intention : l'exhumation de la tombe du dictateur Francisco Franco du Valle de los Caídos et son transfert vers une case privée. Cette déclaration a été suivie du rétablissement des aides aux exhumations et de la nouvelle loi.

La différence avec la loi précédente, explique la professeure Matilde Eiroa, « c'est qu'aujourd'hui l'État prend ses responsabilités, assume le budget, mais comprend aussi qu'il fait partie de ses responsabilités d'apporter une solution ». Cela signifie que la recherche devient publique, que les administrations (locales et régionales également) prennent l'initiative et que les fonds sont engagés tous les quatre ans dans le cadre d'un plan quadriennal. « Aujourd'hui, nous disposons de sommes importantes qui nous permettent de mettre en place une équipe de professionnels et de travailler pendant une période prolongée », explique Paco Carrión.

Au cours des deux premières années qui ont suivi l'entrée en vigueur de la nouvelle loi, 4.500 corps ont été récupérés. Sur l'ensemble de la période 2000-2019, à peine 9.700 ont été exhumés. Le rythme s'accélère certes, mais il reste insuffisant pour certaines victimes. « Nous sommes assez critiques, car le modèle n'a pas changé avec la loi, il reste celui de subventionner la recherche des disparus », défend Emilio Silva. « Ce qu'il aurait fallu faire, c'est créer un bureau qui ne dépende pas de la couleur du gouvernement. Quand le gouvernement change, il n'y a pas de débat sur la question de savoir si les droits des victimes du terrorisme sont en danger, il devrait en être de même pour les victimes du franquisme ».

De cette manière, soutient-il, on éviterait la peur de l'avenir. Plus précisément, la peur des discours conservateurs de la droite et de l'extrême droite qui menacent d'abroger la loi. Certains d'entre eux se sont déjà concrétisés dans des régions comme la Cantabrie, gouvernée par la coalition Parti populaire et Vox (NDT Droite et extrême droite, respectivement).

Même si d'autres gouvernements conservateurs, comme celui du Parti populaire en Andalousie, maintiennent pour l'instant leur soutien à des projets comme celui de Víznar, il semble évident que les exhumations se trouvent dans une situation d'équilibre très précaire. « Naturellement, nous redoutons un retour en arrière », admet M. Carrión. « Nous devrions rester éloignés de la politique, ce que nous faisons est humanitaire ».

L'actuel rapporteur des Nations unies, Fabián Salvioli, partage son avis : « Il ne s'agit pas de questions qu'un État peut choisir. Il s'agit d'obligations légales qui découlent d'engagements internationaux », rapporte le quotidien El País.

Comment, dès lors, mettre fin à la polarisation politique autour de cette question ? Selon Emilio Silva, en construisant « une culture de la mémoire », ce qui ne peut se faire qu'en « créant une complicité avec toutes les forces politiques. Nous devons les inviter aux cérémonies de commémoration, leur ouvrir la porte. Tous doivent assister à une exhumation ».

« Enterre-le à côté de moi »

« La finalité d'une exhumation n'est pas seulement de récupérer les victimes au sens physique, de retrouver leurs corps ; il s'agit aussi de récupérer leurs vies, leurs biographies et de reconstituer qui elles étaient ». Ces mots sont ceux du sociologue Fran Carrión. Son travail dans les fosses de Víznar est presque aussi délicat que celui de creuser la terre. Il est le lien avec les membres de la famille. « Il s'agit d'un groupe très fortement négligé depuis des décennies. Cela fait des années qu'il supporte d'être ignoré, de ne pas voir ses souffrances reconnues. Le contact avec eux est émouvant ».

Par l'intermédiaire d'un groupe WhatsApp, il les informe quotidiennement de la progression de l'exhumation, répond à leurs interrogations et leur apporte tout le soutien possible. Ils sont plus d'une centaine, dont quelques enfants, mais surtout des petits-enfants et arrière-petits-enfants.

« Une guerre ne s'achève pas tant qu'il n'y a pas de paix dans les cœurs », déclare María. Âgée de 67 ans, elle est la petite-fille d'un disparu. Son grand-père Francisco est l'une des 173 personnes qui, selon les archives historiques, devraient se trouver dans le ravin. Paysan instruit, associé à des mouvements syndicaux, né à Fuentevaqueros comme Lorca, il a été tué un mois après ce dernier.

« Depuis mon plus jeune âge, je savais que mon grand-père avait été tué pendant la guerre, mais ma mère n'abordait pas le sujet, elle en a eu peur toute sa vie. Plus tard, j'ai appris qu'il était là », explique María. « Je pense souvent à lui, je ne l'ai pas rencontré, mais c'est comme s'il était en moi, il fait partie de moi parce que je porte une partie de son sang ».

María, comme quarante autres proches des victimes, a fourni des échantillons de son ADN afin qu'ils soient comparés aux ossements retrouvés et ainsi tenter de trouver une correspondance tant attendue. Les personnes identifiées seront rendues à leur famille, celles qui ne le sont pas seront enterrées dignement dans un mémorial. Malgré tout, les espoirs restent teintés de prudence. L'ADN ne permet d'identifier qu'un corps sur trois (dans le meilleur des cas), les chaînes génétiques s'altérant au fil des générations. Le temps qui passe est le pire ennemi de la mémoire. « Il suffit que l'on en trouve un pour que nous pleurions tous », assure Maria, « et pour que nous allions tous à cet enterrement parce que ce sera une de notre grand-père ».

Les résultats génétiques prendront encore du temps, ils exigeront un peu plus de patience, mais ce n'est rien comparé à ce qu'ils ont déjà attendu. « Au cimetière, une place est réservée à mon grand-père, à la droite de ma mère », explique María. « Avant sa mort, elle m'a dit : “si tu le trouves, enterre-le à côté de moi, même si ce n'est qu'un seul os.” Je fais cela pour tous les deux. Pour lui et pour elle ».

11.04.2024 à 12:46

Que peuvent faire les syndicats pour endiguer la spirale de la dette souveraine en Afrique ?

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Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette (...)

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Texte intégral (2299 mots)

Depuis l'aube de l'indépendance de l'Afrique des puissances coloniales, le continent s'est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d'un réseau complexe d'héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l'Afrique s'efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l'Initiative d'allègement de la dette multilatérale (IADM) sont apparues comme des lueurs d'espoir, promettant un sursis face à l'emprise étouffante de la dette souveraine. Malgré leurs succès initiaux en termes de réduction du fardeau de la dette, ces initiatives n'ont pourtant pas permis de résoudre les problèmes structurels sous-jacents, laissant une fois de plus les nations africaines au bord du gouffre du désespoir.

Dans le sillage des récentes crises mondiales, y compris les retombées persistantes de la pandémie de Covid-19 et le conflit entre la Russie et l'Ukraine, les pays africains se retrouvent plongés plus profondément encore dans la tourmente budgétaire. Dans un contexte d'instabilité macroéconomique généralisée, de nombreux pays n'ont d'autre issue que de recourir au Fonds monétaire international (FMI) et au cadre commun du G20 pour les traitements de dette. Les pays africains se trouvent cependant confrontés à une réalité brutale : les taux d'intérêt exorbitants appliqués aux emprunts éclipsent ceux des autres pays, entravant par-là même la croissance de la productivité et perpétuant un cycle de déshérence économique.

En novembre, l'organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique) a lancé sa campagne phare de lutte contre la crise de la dette souveraine en Afrique, qui a atteint 1.800 milliards USD en 2022, soit près de 29 % du PIB du continent, selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Une étude empirique réalisée par l'Institut de recherche et d'éducation ouvrière de la CSI-Afrique (ALREI) sur la question de la dette souveraine a permis de mettre en lumière un certain nombre de problèmes.

L'étude montre notamment que le niveau élevé de la dette par rapport à la taille de la plupart des économies africaines est associé à une baisse des investissements publics dans les soins de santé, l'éducation et la protection sociale, et ce à des niveaux statistiquement significatifs.

Cette situation a engendré pour de nombreux pays (comme le Ghana, le Kenya, la Zambie, le Tchad, le Nigeria et l'Éthiopie) des problèmes de liquidité (difficultés à honorer leurs obligations financières à court terme envers leurs créanciers) et pour d'autres (comme le Ghana, la Zambie et le Tchad), des risques de solvabilité (difficultés persistantes à rembourser le principal de la dette), ce qui a entraîné pour le continent la nécessité d'une restructuration de la dette, tant volontaire que mandatée par le FMI. Le rapport souligne en outre que la proportion élevée de dette intérieure coûteuse contribue à l'imposant surendettement public. Par ailleurs, les efforts de restructuration globale de la dette sur le continent doivent tenir compte de l'augmentation de la dette intérieure, plus coûteuse et à échéance plus courte.

À tous les niveaux, la dette a des implications à la fois directes et indirectes sur le bien-être des travailleurs, comme le souligne un autre rapport attendu dans le courant du mois d'avril et préparé par la Confédération syndicale internationale (CSI), dont le siège est à Bruxelles. Ce rapport porte sur l'impact de la dette mondiale croissante sur les droits des travailleurs dans le monde entier. Il montre que l'accumulation de la dette extérieure est corrélée à des pertes d'emploi, au gel de l'emploi et des salaires dans le secteur public et à la dépréciation de la monnaie, qui entraîne une baisse des salaires réels pour l'ensemble des travailleurs. Il est donc impératif que les travailleurs organisés se mobilisent contre l'endettement public. Le rapport recommande des campagnes et des actions de plaidoyer séquencées et intégrées en faveur d'une utilisation responsable de la dette sur le continent africain. Pour cela, des réformes juridiques et institutionnelles sont nécessaires afin de garantir que la dette contribue au développement durable.

Le rapport recommande en outre que la CSI-Afrique collabore et forge des alliances avec d'autres organisations partageant les mêmes idées, dans le but de défendre les réformes du système financier mondial, notamment contre la domination des trois agences de notation (S&P, Fitch et Moody's contrôlent 95 % des parts de marché). Il s'agit aussi de proposer des alternatives aux plans d'austérité inspirés par le FMI, qui réduisent drastiquement les dépenses en matière de santé, d'éducation et de protection sociale pour permettre aux pays africains de faire face à leurs obligations en matière de dette extérieure.

La CSI-Afrique et ses syndicats affiliés doivent s'efforcer de surveiller en permanence les signes précurseurs d'une crise de la dette, tels que l'accumulation rapide de la dette extérieure, afin de pouvoir prendre les mesures qui s'imposent pour éviter qu'ils n'atteignent le seuil de la crise. En résumé, les gouvernements africains doivent adopter des politiques fiscales progressives et efficaces afin d'augmenter les recettes nationales. En outre, les stratégies de gestion de la dette des pays africains doivent être étayées par une transparence et une divulgation accrues.

Pourquoi les syndicats doivent se préoccuper de la dette publique

Il est essentiel pour la CSI-Afrique et ses syndicats affiliés de comprendre les implications de la dette publique, dans la mesure où celle-ci revêt une profonde importance pour le bien-être des travailleurs à travers le continent. Les tendances récentes mettent en évidence le lien pernicieux qui existe entre la dette publique croissante et l'instabilité économique. À ce titre, plusieurs études révèlent une tendance inquiétante : dans beaucoup de pays africains, les crises économiques sont souvent précédées d'une augmentation significative du ratio de la dette au PIB.

Les données empiriques montrent en effet que ces crises conduisent invariablement à une augmentation des taux de chômage, en particulier chez les jeunes travailleurs et les femmes, dont la participation au marché du travail est en hausse. En ces temps troublés, les travailleurs sont les plus durement touchés par l'adversité, confrontés à l'insécurité croissante de l'emploi, à la stagnation des salaires, à la réduction du temps de travail et à l'alourdissement du fardeau de la dette des ménages.

Il est donc impératif que les syndicats surveillent de près les niveaux de la dette publique, compte tenu de la corrélation directe qui existe entre ceux-ci et le bien-être des travailleurs.

Contrairement aux idées reçues, la dette n'est pas, en soi, intrinsèquement nuisible ; c'est plutôt la gestion et l'utilisation prudentes de la dette qui méritent notre attention. Les syndicats et les coalitions ont une occasion unique d'influencer les politiques d'endettement, en garantissant des pratiques d'emprunt responsables et le remboursement en temps voulu de la dette.

En outre, un engagement proactif est essentiel pour anticiper les crises provoquées par la dette, permettant aux syndicats d'identifier les signes d'alerte précoce et de préconiser des mesures de protection afin de sauvegarder les droits des travailleurs dans un contexte de turbulences financières.

En s'opposant activement aux intérêts des sociétés financières et des multinationales, les syndicats représentent une voix vitale, garantissant que les travailleurs ne soient pas laissés à eux-mêmes pour supporter les fardeaux des récessions économiques. Les syndicats jouent un rôle crucial dans le cadre de cette collaboration en plaidant pour des réponses politiques équitables et en favorisant un paysage économique plus juste et plus résilient pour les travailleurs, mais aussi pour les communautés.

Recommandations politiques

Pour inverser le fardeau de la dette de l'Afrique, la CSI-Afrique propose les mesures suivantes :

1. Renforcer la mobilisation des ressources intérieures et une gestion prudente de la dette : pour faire face à l'augmentation du fardeau de la dette, les pays africains doivent donner la priorité à la mobilisation des ressources intérieures. Les gouvernements doivent élargir l'assiette fiscale en formalisant les économies du secteur informel, en assurant une répartition plus équitable des charges fiscales et en luttant contre la corruption en matière de collecte des recettes. En outre, des pratiques prudentes de gestion de la dette, notamment des conditions d'emprunt transparentes et une évaluation rigoureuse des projets, sont essentielles pour éviter une accumulation insoutenable de la dette. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en plaidant en faveur de la formalisation, en examinant minutieusement les accords d'emprunt et en surveillant les trajectoires de la dette afin d'influencer les interventions politiques précoces.

2. Promouvoir des dépenses sociales inclusives : les gouvernements doivent donner la priorité à des dépenses sociales inclusives, en particulier dans les secteurs critiques tels que la santé et l'éducation. Malgré des obligations considérables en matière de service de la dette, un financement adéquat de ces secteurs est crucial pour le bien-être des citoyens et les résultats du marché du travail. Les syndicats peuvent collaborer avec les gouvernements pour veiller à ce que les allocations budgétaires donnent la priorité aux besoins des travailleurs et plaider en faveur d'une élaboration des politiques fondée sur des données probantes afin d'optimiser l'efficacité des dépenses publiques.

3. Mettre en œuvre des programmes ciblés d'allègement de la dette : les décideurs politiques doivent envisager des programmes ciblés d'allègement de la dette afin d'alléger le fardeau du service de la dette, en particulier pour les populations vulnérables. Les dispositions à prendre peuvent inclure la négociation de conditions favorables avec les créanciers, l'extension des périodes de remboursement et la restructuration de la dette. Les syndicats doivent participer activement aux négociations sur la dette afin de défendre les intérêts des travailleurs et de s'opposer aux mesures d'austérité préjudiciables qui compromettent les droits des travailleurs et la sécurité de l'emploi.

4. Renforcer la transparence et la responsabilité publique : les gouvernements doivent accorder la priorité à la transparence et à la responsabilité publique dans la gestion des finances publiques afin de favoriser la participation et la confiance des citoyens. Des informations accessibles sur l'utilisation de la dette et son impact sur les services sociaux permettent de prendre des décisions en connaissance de cause. Les syndicats peuvent plaider en faveur d'une plus grande transparence et demander aux gouvernements de rendre compte de leurs décisions fiscales, afin de garantir une gestion responsable des ressources publiques.

5. Les interventions sur le marché du travail doivent tenir compte de la dimension de genre : il est essentiel de s'attaquer aux disparités de genre exacerbées par le recours excessif à l'emprunt. Les décideurs politiques doivent mettre en œuvre des interventions sur le marché du travail qui tiennent compte de la dimension de genre afin d'atténuer l'impact disproportionné de la dette sur les femmes et les personnes hautement qualifiées. Les syndicats peuvent plaider en faveur de politiques promouvant l'égalité des genres, telles que la législation sur l'égalité salariale et les initiatives visant à lutter contre la discrimination sur le lieu de travail, afin de garantir une croissance économique inclusive.

Quelles mesures supplémentaires les syndicats peuvent-ils prendre ?

Les syndicats doivent conduire les efforts de plaidoyer par le biais d'une approche à multiples facettes, en s'appuyant sur les partenariats stratégiques, la communication fondée sur des données probantes et la mobilisation de la base. Les objectifs sont notamment de sensibiliser le public à l'impact socio-économique de la dette, d'influencer les changements politiques et de construire des coalitions en vue d'une action collective. Les messages clés devront mettre l'accent sur la transparence de la dette, des dépenses sociales inclusives, la responsabilité publique et l'égalité des genres. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en travaillant avec les institutions multilatérales, en formant des partenariats stratégiques, en organisant des événements collaboratifs et en plaidant en faveur de politiques sensibles à la dimension de genre.

Les syndicats jouent un rôle crucial en demandant des comptes aux gouvernements, en plaidant pour des alternatives politiques fondées sur des preuves et en travaillant avec les institutions financières mondiales en vue de la promotion d'une gestion responsable de la dette. Les actions spécifiques comprennent la participation aux initiatives de réforme multilatérales, le développement de partenariats, la promotion de la responsabilité publique et une plus grande prise en compte de la dimension de genre dans la crise de la dette. En mobilisant stratégiquement des ressources et en s'appuyant sur leur voix collective, les syndicats sont à même de conduire des changements positifs et d'atténuer les effets négatifs du surendettement sur les travailleurs et les communautés à travers l'Afrique.

08.04.2024 à 05:00

Les marchés urbains de contrebande en Bolivie : une planche de salut insoutenable pour un pays en proie à des indices élevés d'emploi informel

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Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.
La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises (...)

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Texte intégral (2462 mots)

Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu'une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l'on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s'empressent d'installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L'offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.

La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises sans payer de taxes, est un problème persistant dans ce pays andin et reflète une réalité largement répandue en Amérique latine. Selon l'Organisation mondiale des douanes, 80 % de la contrebande mondiale se trouve concentrée dans cette région. De par sa position géographique et le laxisme dont elle fait preuve en matière de contrôle de ce commerce irrégulier, la Bolivie s'est avérée un terrain fertile pour ce type d'activité.

Selon une étude présentée par la Chambre nationale des industries (Camara Nacional de Industrias, CNI), la contrebande en Bolivie aurait généré plus de 26 milliards de dollars US au cours de la dernière décennie, ce qui représente une augmentation de 44 % entre 2013 et 2022. Pour la seule année 2022, ce chiffre dépassait les 3,3 milliards USD, soit environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) du pays.

Dans un entretien avec Equal Times, la directrice exécutive de l'INESAD (Instituto de Estudios Avanzados en Desarrollo), Beatriz Muriel, explique que le commerce de contrebande est devenu pour les travailleurs une source de revenus dans un contexte de coûts élevés, entraînant par-là même un déplacement important de la population active vers ce secteur d'activité, a fortiori dans un contexte où le contrôle de l'État est rendu difficile par la forte concentration de travailleurs dans l'économie informelle.

Outre l'impact économique de la contrebande, une autre réalité s'impose indéniablement dans ce pays andin : plus de 80 % de la population vit dans l'informalité économique, selon l'Organisation internationale du travail (OIT). Ce taux, l'un des plus élevés de la région, touche principalement les femmes, qui représentent 87 % des personnes qui en vivent.

« Ces gens sont en quête de travail et le commerce représente une entrée facile. Il faut signaler, en outre, une grande expérience du commerce, les peuples Aymara et Quechua étant porteurs d'une longue tradition commerciale, qui remonte à l'époque coloniale. Le commerce n'a donc pas de secrets pour eux. Qui plus est, il se transmet de génération en génération », explique Fernanda Wanderley, directrice et chercheuse principale auprès de l'Institut des recherches socio-économiques (IISEC) à l'Université catholique bolivienne.

Dans ce contexte, la contrebande se nourrit de l'informalité économique, tirant parti de la carence de débouchés et de la désillusion associées à un emploi formel qui ne se matérialise jamais. Selon les estimations, deux millions de personnes (sur une population d'environ 12 millions) travaillent dans le marché de la contrebande. Cette voie ne garantit toutefois pas la sécurité sociale, la retraite et les autres prestations liées à l'emploi formel.

Néanmoins, « les familles qui se consacrent à la vente vont de la subsistance aux hauts revenus, en fonction du produit de contrebande. Les articles en vente sur les marchés de contrebande peuvent aller des simples fournitures scolaires jusqu'aux voitures », explique Mme Muriel.

Entre-temps, la croissance manifeste des activités de contrebande en Bolivie se trouve reflétée dans l'expansion de ces marchés informels vers les principaux centres urbains. La présence de familles est aussi révélatrice de la réalité que vivent ces marchands qui, malgré le fait qu'ils occupent le dernier maillon dans la chaîne de la contrebande, se voient criminalisés, ce qui est d'autant plus paradoxal dans un milieu social qui consomme ouvertement les produits de contrebande écoulés sur ces marchés.

L'économie informelle et la contrebande, un phénomène structurel persistant

« Dans de nombreux pays d'Amérique latine, l'informalité s'est intensifiée à partir des années 1980 et 1990, lorsque sont entrées en jeu les politiques néolibérales. Dans le cas bolivien, cette informalité était antérieure et est allée croissant au cours de la période en question. La Bolivie n'a, en effet, jamais connu une majorité de travailleurs formels, ça n'a jamais été le cas au cours de son histoire contemporaine », indique Mme Wanderley, précisant que l'informalité économique en Bolivie est structurelle et historique et que, dans ce contexte, le commerce a de tous temps constitué une activité dominante.

Au milieu de la cohue des marchés urbains, on entend des phrases comme « Que vas a llevar, case ? » (littéralement « Que vas-tu emporter l'ami »), une façon affectueuse d'interpeler les clients. Les étals sont tenus majoritairement par des femmes, qui excellent dans l'art de la persuasion et proposent une variété de produits alimentaires, de produits d'entretien et de produits cosmétiques. Parmi la foule, une cliente explique qu'elle fréquente ces marchés principalement en raison des « prix plus abordables » qui y sont proposés par rapport aux commerces officiels, révélant là une réalité économique partagée par de nombreux Boliviens.

« Dans une population où les salaires sont bas, la contrebande permet de contrôler l'inflation, tout en rendant possible une consommation accrue. Par exemple, les vêtements ou les appareils électroménagers usagés reviennent moins chers. Les jouets sont meilleur marché que dans n'importe quel commerce officiel qui est soumis à l'impôt et qui cotise pour les travailleurs. Ici [dans les marchés clandestins], il n'y a pas de salariés [avec une fiche de paie]. Tout est informel. Les prix sont donc moins élevés », explique Fernanda Wanderley.

C'est aussi pourquoi les transactions qui ont lieu sur ces marchés très animés ne se résument pas, loin s'en faut, à de simples échanges commerciaux, mais racontent plutôt l'histoire de liens humains qui se tissent au hasard des besoins et de la résilience.

Lorsque les vendeurs exposent leurs marchandises de contrebande, la population réagit et est consciente de sa participation à cette dynamique. Le bénéfice est mutuel.

« Au début, ils vendaient exclusivement à partir de leurs voitures, généralement des breaks. Les ventes se faisaient à la sauvette, en ouvrant et en fermant les portières. Petit à petit, ils se sont installés sur les trottoirs et dans les rues », explique Virginia Flores, analyste indépendante.

Selon Mme Flores, pendant la pandémie, de nombreuses familles des villes ont eu recours à la contrebande pour faire face à la crise. Ce qui était autrefois une réalité propre aux zones frontalières et qui fait désormais partie du quotidien des principales villes du pays, est le reflet, selon la chercheuse, d'un jeu intriqué de dynamiques et de modes de consommation qui fournissent des informations précieuses sur les différents acteurs intervenant dans la contrebande et, donc, sur la complexité de ce phénomène dans le contexte actuel.

« Ce groupe de personnes [au sein de la chaîne de contrebande] ne constitue pas une masse homogène, et il est très important de le comprendre. On distingue parmi ces personnes une stratification sociale, alors que beaucoup d'entre elles appartiennent à des groupements familiaux. Ce qui n'empêche qu'elles peuvent être de classe supérieure, moyenne ou inférieure [...]. Puis, il y a celles qui gagnent beaucoup d'argent, que l'on pourrait qualifier de riches. Il y a les intermédiaires. Et enfin, il y a les petits vendeurs [des marchés], qui se trouvent dans une situation précaire », ajoute Mme Wanderley.

Derrière chaque offre, un monde d'histoires personnelles

Dans le contexte économique bolivien, « derrière les grands groupes d'entreprises, tels que l'industrie pétrolière, se trouvent les grandes entreprises importatrices, qui appartiennent généralement à la classe moyenne ou supérieure. On y trouve des familles d'origine aymara et quechua, par exemple celles qui font construire les “cholets” d'El Alto [bâtiments au style architectural détonnant unique à La Paz], mais aussi des personnes [d'ascendance espagnole] de milieu aisé, qui gagnent beaucoup plus d'argent et s'enrichissent grâce aux marchés de contrebande. En fait, quand on se rend dans les marchés, on ne voit que les vendeurs, on ne voit pas toute la chaîne qui se cache derrière », explique Mme Wanderley.

Or, il suffit de visiter les marchés de contrebande, qui fonctionnent sans restriction même pendant la journée, pour découvrir des histoires bien connues relatant les expériences vécues par les personnes qui se trouvent au bas de la chaîne de contrebande, celles qui portent le fardeau du commerce de la contrebande : vendre dans un contexte d'extrême vulnérabilité.

Juana (nom d'emprunt), 38 ans, mère de cinq enfants, incarne parfaitement la situation des familles qui écoulent sur leurs étals les marchandises distribuées par les importateurs. « Le besoin t'oblige à aller de l'avant », confie Juana, qui, avec énormément de charisme et de joie, rend hommage à la résilience notoire des femmes boliviennes.

L'histoire de Juana reflète également la réalité que vivent un grand nombre de femmes qui sont, en quelque sorte, le visage du commerce informel dans le pays andin. En plus d'affronter les dangers de la nuit ou de porter de lourdes caisses, elles doivent faire face aux aléas de la météo. Elles doivent en outre endosser le double rôle de mère et de chef de famille, en conciliant les soins prodigués à leurs enfants et les exigences du travail de la rue.

« Je fais tout moi-même. Pendant la journée, je m'organise, je me lève, je m'occupe de mes enfants. À midi, je leur donne bien à manger, je termine ce que j'ai à faire à la maison et à 16 heures, je vais vendre sur le marché jusqu'à 10 ou 11 heures du soir et je rentre à la maison à minuit. Même chose le lendemain. C'est fatiguant », explique Juana. Prothésiste de formation, la difficulté à trouver un emploi formel l'a contrainte à travailler pour le compte d'autrui, en vendant des produits de contrebande.

Selon Mme Wanderley, les marchés de contrebande révèlent clairement une situation d'exploitation, caractérisée par la prédominance d'emplois informels, précaires et non réglementés. Prédominance féminine aussi, qui conduit, à terme, au regroupement de nombreux autres membres de la famille (dans certains cas, de nouveaux arrivants en provenance des zones rurales).

Lucia (nom d'emprunt), une jeune femme de 20 ans venue de la campagne à la ville pour aider sa tante à vendre sur les marchés, relate les complexités de cette réalité, qui s'accompagne parfois d'expériences de harcèlement. « C'est compliqué car, en plus des tracas de la vente, en tant que jeune femme, on ne peut même pas vendre sans être inquiétée. Il y a toujours quelqu'un [qui essaie, au cours de la transaction] de dépasser les bornes », explique-t-elle.

Sœur aînée de deux filles dont elle doit également s'occuper, Lucia rêve d'émigrer à l'étranger à la recherche de meilleures opportunités. Contrainte par les bas salaires qui sont la norme dans le secteur formel en Bolivie, elle ne considère pas non plus la vente de produits de contrebande comme une solution viable pour améliorer la situation de sa famille.

« Les prix [que nous donnent les intermédiaires] sont maintenant plus élevés. C'est-à-dire que ce ne sont plus les prix d'avant, et c'est ce qui est compliqué aujourd'hui. Avant on vendait bien, maintenant on ne vend plus, on vend très peu », explique Lucia.

Juana attire également l'attention sur la criminalisation dont elles font l'objet en tant que vendeuses. « On est contraint par le besoin, il n'y a pas d'autre issue. Combien de professionnels travaillent aujourd'hui comme chauffeurs de taxi ou comme chauffeurs ? C'est-à-dire qu'ils ne travaillent pas dans leur profession. C'est une bien triste réalité », dit-elle.

Bien que les droits des travailleurs soient inscrits dans la Constitution bolivienne, la majorité des citoyens de ce pays d'Amérique du Sud se trouvent toujours piégés dans des emplois précaires, selon le rapport El desafío de contar con trabajos dignos para todos (Le défi de l'emploi décent pour tous) de l'INESAD.

Le rapport souligne l'informalité et la contrebande comme des facteurs clés contribuant à cette situation et affectant négativement le secteur formel, soulignant la nécessité d'améliorer les conditions. La lutte contre l'informalité en Bolivie est toutefois entravée par des problèmes structurels et historiques profondément enracinés qui freinent l'émergence de nouvelles alternatives.

« La situation est d'autant plus préoccupante lorsque l'on sait que 70 % de la population ne contribue pas aux caisses de retraite [AFP]. Les gens ne peuvent donc pas arrêter de travailler, de générer des revenus. La situation des personnes âgées, dont le nombre augmente, devient de plus en plus compliquée. Il est interdit de vieillir », affirme Mme Wanderley à propos des répercussions futures.

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