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14.05.2024 à 06:00

Nord de la France. Les musulmans entre autocensure et départ à l'étranger

Nadia Daki

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Soupçonnés en permanence d'islamisme radical et craignant d'être accusés d'apologie du terrorisme, une partie des Français musulmans et/ou d'origine maghrébine choisissent de se taire. D'autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects. Une succession d'affaires, de suspicions, de polémiques ou de lois (adoptées ou en projet) conduisent un certain nombre de Français (…)

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Texte intégral (3253 mots)

Soupçonnés en permanence d'islamisme radical et craignant d'être accusés d'apologie du terrorisme, une partie des Français musulmans et/ou d'origine maghrébine choisissent de se taire. D'autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects.

Une succession d'affaires, de suspicions, de polémiques ou de lois (adoptées ou en projet) conduisent un certain nombre de Français musulmans et/ou d'origine maghrébine à se demander s'ils ont bien leur place ici. Pour Mouloud1, quarantenaire né dans le nord de la France et fonctionnaire dans cette région, « nous avons été, en quelque sorte, précurseurs avec des associations musulmanes fortes portées par des musulmans engagés. C'est pourquoi les pouvoirs publics tentent depuis quelques années de les mettre à mal ». Une « attaque systémique et structurelle », assure-t-il en égrenant la liste des institutions mises en cause : « Le lycée Averroès, la radio Pastel FM, la mosquée de Villeneuve-d'Ascq. Le préfet et la région ont redoublé leurs efforts pour les empêcher d'exister. »

Ainsi, les dirigeants de la mosquée de Villeneuve-d'Ascq ont été poursuivis pour abus de confiance, avant d'être finalement relaxés mi-mars. « Le tribunal a estimé qu'il ne ressortait aucun élément de radicalisation », a déclaré le président du tribunal2.

De son côté, depuis 2017, la radio Pastel FM à Roubaix s'est vue amputer des subventions de la Région qui l'accuse de prosélytisme religieux. Pourtant, dans son arrêt rendu le 14 mars dernier, la Cour d'appel de Douai a tranché en faveur de la radio, faute d'éléments probants. Le conseil régional, présidé par Xavier Bertrand (Les Républicains) a, depuis, annoncé sa volonté de se pourvoir en cassation.

Dernier exemple local cité : le lycée Averroès. Orient XXI a exposé, en février, les conditions de l'annulation de son contrat le liant à l'État. Et Mouloud de s'interroger :

Si ce n'est pas une attaque organisée en règle contre les musulmans, de quoi s'agit-il alors ? Il y a un climat délétère pour nous, Français musulmans issus de l'immigration, et ce, depuis de nombreuses années. Cela en devient étouffant.

Il décrit l'autocensure à laquelle il s'astreint sur la guerre en Palestine. Faisant allusion à Jean-Paul Delescaut, secrétaire départemental de la CGT Nord, condamné le 18 avril à une peine d'un an d'emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Lille pour apologie du terrorisme3, il précise :

Ce serait suicidaire de s'exprimer publiquement sur la situation en Palestine. Quand on voit ce qu'ils sont capables de faire à un Blanc non musulman qui a osé faire un rappel historique de l'occupation illégale, imaginez ce qu'ils pourraient faire à un bronzé comme moi.

En tant que fonctionnaire, il s'interdit toute discussion sur le conflit. « Si je le fais, je dois donner une version "officielle" qui plaît, donc je m'autocensure pour ne pas me retrouver dans un charter ». Il en est convaincu : « Pour nous (arabo-musulmans), il n'y a aucune nuance possible. Si l'on s'émeut de la situation en Palestine, on nous taxe de soutenir le Hamas. Et les conséquences de mise à mort sociale, juridique et professionnelle sont immédiates ».

Racisme décomplexé et islamophobie

Alors Mouloud s'investit ailleurs. « Je participe à des manifestations et au boycott des produits venant d'Israël. J'informe mes enfants et c'est ça le plus important pour moi. Peu importe si je dois baisser la tête au boulot ». Néanmoins, pour lui, l'autocensure ne se limite pas à la question palestinienne. Il pointe un climat général qui tendrait à réduire au silence tout ce qui aurait trait à la culture arabo-musulmane. Il raconte :

De manière isolée, tout va bien. Je m'entends très bien avec mes voisins et avec tous ceux que je peux croiser dans mon quotidien. Mais sur le plan politique, la libération de la parole islamophobe est prégnante, que ce soit chez les politiques ou dans les médias. En réalité, on n'en est plus au stade de la parole, dans les actes aussi ça se ressent.

Il faut dire que dans le Nord, l'affaire du lycée Averroès a beaucoup marqué les esprits, en raison de son caractère injuste et disproportionné. Surtout lorsque la comparaison est faite avec le lycée catholique Stanislas à Paris, dont les manquements à la laïcité ont été démontrés. Cela indigne Madjid, 42 ans, conseiller en insertion professionnelle qui, comme Mouloud, tient à garder l'anonymat : « Ils ont voulu faire un exemple et mettre au pas les bougnoules. Averroès c'était un modèle qui marchait bien et ça posait problème. Pour moi, il y a un racisme totalement décomplexé dans ce genre d'attaques ».

Pour Mohamed, 63 ans, conseiller à l'emploi à Lille, cette affaire est la goutte de trop :

Je suis de culture musulmane mais je ne suis pas la meilleure âme sur le plan religieux. Quand je vois ce genre d'attaques injustes se répéter, ça me révolte. C'est ce genre d'injustice qui me pousse à prendre fait et cause pour les jeunes filles voilées, alors qu'il y a quelques années, j'avais une position radicalement différente sur la question.

La circulaire Castaner en 20194 provoque chez lui « une prise de conscience ». « Sous couvert des signes ostentatoires de religion, tout le monde a en fait compris qu'il s'agissait d'une chasse aux musulmans », tranche-t-il. Alors à « sa grande surprise », il se voit soutenir financièrement le lycée Averroès5.

Né en France, il a l'impression de suffoquer de plus en plus. « Même si je ne mets pas tous les Français dans le même sac, il y a une sorte de haro sur les Arabes et/ou les musulmans surtout dans certains médias ». Lui aussi dit éviter d'évoquer la situation palestinienne dans son milieu professionnel. Pourtant, « considérer que l'histoire ne démarre pas le 7 octobre ne veut pas dire que nous sommes avec le Hamas. Il y a, en réalité, de très grandes lacunes dans l'enseignement de l'histoire sur cette réalité du monde ». Il craint, entre autres, les clichés et la déformation de ses propos. « Si je dis réellement ce que je pense, je suis sûr de choquer certains collègues qui vont vite faire l'amalgame : "c'est un arabe, forcément il est avec les terroristes puisqu'eux-aussi, ce sont des arabes" ». Il préfère donc se taire. « Je suis dégoûté de cette situation. Jamais je n'aurais pensé être obligé de travestir ma pensée en France. Je vois déjà certains dire : "retourne dans ton bled". Mais mon bled, c'est ici ».

À 30 ans, Tarik, chercheur en sciences politiques a déjà vécu dans d'autres pays. Il ne s'est jamais senti « aussi pleinement français qu'en dehors de la France ». Cependant, il en est convaincu : « Je sais pertinemment que je ne serai jamais membre de la communauté nationale en France. J'ai grandi dans une culture à la fois arabe et très occidentale dans sa manière de vivre. Pourtant, je serai toujours un indigène, un étranger aux yeux de certains ». En cause selon lui, « une construction de l'État profondément raciste, attestée notamment par la succession de lois sur le séparatisme. J'ai beau chercher, je ne trouve pas d'éléments qui pourraient me faire penser le contraire ». Il évoque, lui aussi, un sentiment d'étouffement qu'il fait remonter aux années 2014-2015. « Depuis, il y a une accumulation. L'approche autoritaire installe un climat de suspicion généralisée à l'égard des Arabes, des personnes qui ont un patronyme et un pedigree marqués. » Pour ce jeune papa, son avenir est à Lille. « Je suis né ici, j'ai grandi ici. Mes parents ne m'ont jamais parlé arabe. Ma langue maternelle est le français. Ma vie est ici avec ses malheurs et ses bonheurs. »

La tentation de l'ailleurs

Mouloud, lui, a plus de mal à se projeter en France. « Le pays va de plus en plus mal économiquement. Quand on aura atteint un point de non-retour, on sera montrés du doigt et on sera les boucs émissaires. Il n'y a aucun voyant au vert pour nous », craint-il. Alors il envisage fortement de s'installer ailleurs. Un ailleurs de moins en moins hypothétique, mais un ailleurs contraint. « Je trouve ça dingue : nos parents ont émigré et nous l'envisageons aussi. Certes, les raisons ne sont pas les mêmes. Finalement, nous autres nés en France ne sommes-nous pas voués à être juste une parenthèse historique ? », se demande-t-il. Avec sa femme, ils font des tableaux pour évaluer leurs besoins et préparer au mieux leur départ, sans doute au Maroc. Il analyse :

Les raisons sont multifactorielles, toutefois la plus importante est l'islamophobie. On a été élevés à la méritocratie, on a travaillé et redoublé d'efforts et on a obtenu des postes importants. La désillusion est d'autant plus forte.

Il ne veut surtout pas « arnaquer ses enfants. Je ne vais pas leur servir les mêmes salades que nos parents nous ont servis ».

« La France se prive d'une partie de ses élites »

Julien Talpin, Olivier Esteves et Alice Picard ont publié fin avril, un livre au titre évocateur, La France, tu l'aimes mais tu la quittes (Éditions Seuil, Paris, 320 pages, 23 euros). Nous avons rencontré Julien Talpin, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l'université de Lille, qui nous a d'abord expliqué comment lui et ses collègues ont mené leur enquête, de 2020 à 2022.

Nous avons recueilli, compilé et analysé les réponses de mille personnes et de deux cent cinquante entretiens auprès de ceux partis récemment ainsi que d'autres ayant quitté la France il y a près d'une vingtaine d'années. Parmi les raisons évoquées, la volonté de mettre à distance les discriminations vécues en tant que musulman arrive en tête (70 % des cas). La deuxième (63 %) est de pouvoir vivre sa religion sereinement. Vient ensuite l'épanouissement professionnel.

Talpin estime que les éléments déclencheurs du départ sont l'élection présidentielle de 2022, « le rôle de certains médias comme Cnews ou la présence surmédiatisée d'Eric Zemmour ». Cela contribue à créer « une atmosphère diffuse », davantage évoquée que « les expériences directes de discrimination ».

Contrairement aux idées reçues,

les pays de destination ne sont pas majoritairement musulmans. On retrouve en premier les pays du Nord comme l'Angleterre, puis le Québec et Montréal, et enfin les Émirats arabes unis. Le départ n'est pas vécu comme une hijra [départ vers la terre d'islam]. D'ailleurs, les personnes sondées ne se définissent pas comme extrêmement religieuses.

Ceux qui partent sont le plus souvent des Français binationaux de deuxième ou troisième génération, et plus de 53 % de ceux qui ont répondu à l'enquête sont diplômés du supérieur (bac +5). Leur trajectoire est différente de celle de leurs parents, notamment du fait d'une ascension scolaire. « Ils partent souvent lorsqu'ils accèdent au marché du travail, car les progressions de carrière sont plus compliquées pour eux que pour leurs camarades de promo non musulmans ou blancs. Autrement dit, c'est d'une partie de ses élites dont la France se prive. » Beaucoup ont déjà fait des expériences à l'étranger au cours de leurs études, des stages, des années de césure, etc. Pour partir, il faut en avoir « les moyens financiers et relationnels. Il faut un emploi, un logement. Cela constitue un risque. Et puis, il y a un coût émotionnel avec une mise à distance de sa famille et de ses amis ».

La plupart des personnes qui quittent la France ont fréquenté des universités publiques. « Au fond, note Talpin, le système éducatif et social français leur a permis de s'élever socialement, mais cette focalisation constante sur l'islam et les musulmans fait qu'elles ne peuvent pas s'épanouir autant qu'elles le voudraient ». Deux choses se télescopent : la situation personnelle et la situation globale.

Les personnes enquêtées nous disent : « Il y a la situation de ma famille, de mes enfants, et c'est pour ça que je m'en vais. Non seulement on est discriminés, mais toutes les formes d'organisation de l'islam qui avaient permis des avancées, sont remises en cause ». La dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) a été parfois évoquée avec au fond cette idée : on ne peut même plus s'organiser pour lutter contre les discriminations.


1Le prénom a été changé.

2Magalie Ghu, « Relaxe générale pour les responsables du Centre islamique de Villeneuve-d'Ascq », La Voix du Nord, 15 mars 2023.

3Il lui est reproché d'avoir publié, le 10 octobre 2023, sur le site internet de la CGT59 un message avec ce passage : « Les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi (7 octobre 2023), elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées ».

4Une circulaire du 27 novembre 2019, envoyée à l'ensemble du corps préfectoral, demandant de faire du « combat » contre « l'islamisme », non défini et contre le « communautarisme », le « nouvel axe » fort de l'action de l'État.

5Pour tenter d'assurer sa réouverture à la rentrée prochaine, le lycée a ouvert une cagnotte en ligne juste avant ramadan, espérant récolter un million d'euros. Elle comptabilise à ce jour 474 125 euros.

13.05.2024 à 06:00

États-Unis. Les étudiants bousculent la complicité des universités avec Israël

Sylvain Cypel

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Du jamais-vu depuis les années 1970 : malgré les accusations d'antisémitisme et la répression, les étudiants américains se mobilisent en masse, y compris au sein de la communauté juive. Ils réclament notamment l'arrêt des financements de leurs universités par les marchands d'armes servant à massacrer les Palestiniens. Les manifestations sont si importantes que Joe Biden a dû menacer Tel-Aviv de suspendre certaines de ses livraisons d'armes. Shany Littman, journaliste israélienne, (…)

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Du jamais-vu depuis les années 1970 : malgré les accusations d'antisémitisme et la répression, les étudiants américains se mobilisent en masse, y compris au sein de la communauté juive. Ils réclament notamment l'arrêt des financements de leurs universités par les marchands d'armes servant à massacrer les Palestiniens. Les manifestations sont si importantes que Joe Biden a dû menacer Tel-Aviv de suspendre certaines de ses livraisons d'armes.

Shany Littman, journaliste israélienne, s'inquiète : « Où sont les étudiants protestataires israéliens contre la guerre à Gaza ? » Alors que les campus américains s'enflamment, dans les universités israéliennes, c'est le « calme plat »1. En période de préparation des examens, on ne quitte la bibliothèque que pour se sustenter à une terrasse au soleil. Les assassinats massifs de Gazaouis n'intéressent pas les étudiants. Enfin si, note-t-elle : depuis le 7 octobre, la seule manifestation sur un campus a été menée par Im Tirtzou (« si vous le voulez » en hébreu), un mouvement colonial venu exiger l'expulsion des universités de professeurs non conformes à ses vues, en particulier Nadera Shalhoub-Kevorkian, spécialiste des violences familiales et l'une des rares enseignantes palestiniennes de l'université de Jérusalem.

Constatant que les professeurs israéliens se soucient du risque croissant de boycott à leur encontre réclamé par les étudiants américains, Littman estime qu'ils feraient mieux de s'inquiéter de ce qui se passe à Gaza et de se mobiliser « comme à Columbia et à Yale ». Sinon, pourquoi l'académie « ne resterait-elle pas identifiée au gouvernement israélien et à ses politiques destructrices ? », s'interroge-t-elle.

Les grandes industries américaines

La mobilisation contre Israël sur les campus états-uniens est inédite depuis celle contre la guerre du Vietnam des années 1970 — à cette différence près qu'à l'époque, des jeunes américains étaient mobilisés et risquaient donc de rentrer morts ou blessés. Cette contestation surgit sur un fond strictement politique : comme l'écrivait il y a plus de vingt ans l'historien anglo-américain Tony Judt, Israël apparait aux manifestants étudiants comme « un anachronisme »2, un État d'un autre temps, à la fois ethniciste et colonial, l'un des derniers de la planète. C'est pour ce motif qu'ils s'insurgent contre ce qu'il advient à Gaza.

Ceux qui manifestent exigent une « gestion éthique » des avoirs des universités, en particularité des plus riches. Ainsi, la dotation dont disposait Columbia en 2023 atteignait 13,64 milliards de dollars (12,66 milliards d'euros). Or une partie non négligeable de cet argent est investi dans des portefeuilles d'actions incluant des sociétés de fabrication d'armes et d'autres fournitures qui participent à la colonisation israélienne. Un financement qui a souvent pour contrepartie la présence des dirigeants d'entreprise dans les conseils d'administration des universités privées. Larry Fink, PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire d'actifs au monde, siège à celui de l'Université de New York (NYU). Tout comme des dirigeants de sociétés d'armements dans de nombreuses universités.

Résultat : le 17 avril 2024, le comité consultatif de la responsabilité des investisseurs de Yale (ACIR) a annoncé qu'il ne recommanderait pas à ses administrateurs de se priver des fonds des fabricants d'armes américains parce que, selon lui, cette industrie n'a pas « atteint le seuil de ‘‘préjudice social grave”, condition préalable au désinvestissement ». À Gaza, a-t-il estimé, les armes fournies à Israël soutiennent « des utilisations socialement nécessaires, telles que l'application de la loi et la sécurité nationale »3. Un cas parmi d'autres.

Le mouvement engagé concerne donc autant les grandes industries américaines que les universités. En premier lieu parce que les groupes du « secteur militaro-industriel », comme Boeing, Raytheon, Northrop Grumann, Lockheed Martin ou General Dynamics figurent parmi les grands donateurs des universités et les fournisseurs d'emplois de leurs laboratoires. Ces institutions académiques se trouvent ainsi directement intéressées à la poursuite de la livraison gratuite d'armes au pouvoir israélien (pour 4,2 milliards de dollars annuels, soit 3,89 milliards d'euros). L'un des premiers rassemblements étudiants en appui à la cause palestinienne qui a eu lieu le 22 avril à NYU s'est focalisé sur deux exigences : la rupture du rapport financier de l'université avec les fabricants d'armes utilisées par Israël à Gaza, et la fermeture de son campus ouvert à Tel-Aviv, en raison des liens avec la colonisation des territoires palestiniens.

Être « Américains juifs » sans interférence d'Israël

Les références les plus souvent utilisées par les étudiants sont la ségrégation raciale aux États-Unis, abolie en 1965, la guerre du Vietnam, perdue en 1975, et l'apartheid sud-africain, aboli en 1990. Autant de situations où l'alliance du colonialisme et du suprémacisme racial a été vaincue. L'État d'Israël leur apparait comme une manifestation tardive, incongrue et inadmissible d'un suprémacisme ethnique là aussi ancré dans un colonialisme initial.

Ces manifestations s'insèrent dans un mouvement de distanciation de la jeunesse vis-à-vis de ce pays qui a commencé dès les années 2000, et dans lequel les jeunes juifs ont joué un rôle important. Cette distanciation n'a fait que croître, le long de deux grandes lignes de force. L'une, politique et minoritaire, est radicalement hostile au caractère colonial de l'État israélien. L'autre, plus communautaire, souligne la volonté de vivre en tant qu'« Américains juifs », sans interférence d'Israël ni soumission à son égard. Les deux apparaissaient aux dirigeants de Tel-Aviv comme une menace pour le sionisme, qui a toujours ambitionné d'être l'unique représentant de la totalité des juifs du monde.

Le phénomène le plus marquant chez les jeunes juifs américains est l'accroissement exponentiel du nombre des adhérents aux organisations antisionistes ou non sionistes qu'a suscité la guerre à Gaza. Une association comme Jewish Voice for Peace, fondée en 1966 et antisioniste assumée, n'avait que très peu d'adhérents et une audience très limitée. La moyenne d'âge de ses adhérents était élevée. Depuis quelques années, elle a vu poindre de jeunes adhérents, et des milliers depuis la guerre à Gaza.

Le cas de la revue Jewish Currents est encore plus spectaculaire. La lettre hebdomadaire de son journal en ligne dirigé par Peter Beinart, un universitaire issu du sionisme qui a publiquement rompu avec cette idéologie en juillet 2020, disposait de 34 000 abonnés à l'automne dernier. En sept mois, leur nombre est passé à 300 000.

Beinart a publié le 28 avril un article en défense des étudiants américains. Son titre dit tout de son contenu : « Les manifestations sur les campus ne sont pas parfaites, mais nous en avons désespérément besoin »4. Il y déplore l'ignorance ou l'outrance de certains manifestants qui s'aventurent sur des terrains fleurant l'antisémitisme, mais il dénonce la menace, beaucoup plus grave à ses yeux, des tentatives permanentes de réduire toute critique de la guerre menée par Israël à une résurgence de l'antisémitisme. Il note en particulier qu'elles émanent souvent de cercles juifs qui, par ailleurs, n'ont aucune réticence à s'acoquiner avec des suprémacistes blancs affichés. Ainsi Beinart écrit :

Le cœur du mouvement en cours est l'exigence de mettre fin à la complicité de l'université et du gouvernement américain avec le système d'oppression d'Israël, qui aujourd'hui culmine dans cet effroyable carnage de la population de Gaza. Cette complicité doit cesser.

Hier hostiles, les médias évoluent

Dans la phase qui a suivi le massacre du 7 octobre 2023, la quasi-totalité des grands médias américains a basculé dans une rhétorique très favorable à la guerre. Pourtant depuis, certes à des degrés divers, leur regard a évolué au fil des crimes bien plus effroyables encore commis par l'armée israélienne. Lorsque le mouvement en défense des Palestiniens a pris son essor sur les campus, la réaction de ces mêmes médias, là encore, a été globalement très hostile. L'idée systématiquement promue par les partisans de Tel-Aviv selon laquelle les mobilisations étudiantes incarnent une poussée violente d'antisémitisme a été amplement relayée. Le simple usage du mot « intifada » en est devenu une preuve, par exemple.

Avec le temps, cet argumentaire s'est lentement désagrégé. Le vénérable magazine The New Republic (fondé en 1914) dénonçait récemment « une couverture honteuse par les médias des manifestations contre la guerre dans les universités »5.

La répression de toute activité en solidarité avec les Palestiniens a commencé dès les lendemains des bombardements de Gaza, rappellent huit étudiants de la faculté de droit de l'université Yale6 dans l'hebdomadaire The Nation. Ils affirment que plusieurs grands cabinets d'avocats américains ont exclu de leurs offres d'emploi les candidats ayant exprimé des vues pro-palestiniennes. À Berkeley, le recteur de la faculté de droit a voulu interdire tout débat public sur la question palestinienne tant que la totalité de son université n'aurait pas accepté la légitimité du projet politique sioniste. Dans des établissements de premier plan tels que Yale, Columbia, Brandeis, Rutgers ou Harvard, des mesures interdisant l'expression du soutien aux Palestiniens ont été imposées. À Columbia, le 9 novembre 2023, la participation de Jewish Voices for Peace et de l'association Students for Justice in Palestine a mené à l'annulation d'un débat. Ces interdits se sont multipliés. Les étudiants écrivent :

Si la liberté d'expression doit avoir un sens sur les campus, elle doit inévitablement englober ce qui est controversé, inconfortable et dérangeant. Mais nous assistons à une micro gestion administrative de la liberté d'expression.

Le correspondant du quotidien britannique The Guardian a signalé le 10 mai que des chercheurs californiens ont constaté la présence parmi les agresseurs des étudiants manifestant en faveur du combat palestinien sur les campus de l'université de Californie, des militants notoirement connus comme des suprémacistes blancs.

Cependant, on assiste désormais à un net recul de la capacité des soutiens d'Israël à faire taire tout débat sur le sort de Gaza. L'argumentaire assimilant la défense de la cause palestinienne à une forme d'antisémitisme est de plus en plus inopérant, perçu comme une misérable feuille de vigne visant à masquer les crimes israéliens massifs en cours. D'ores et déjà, diverses universités ont passé des accords avec les manifestants afin d'autoriser leurs activités sur les campus.

Des « mesures légales en dehors de la loi »

Dans les années 2015-2019, Benyamin Nétanyahou avait créé un ministère des affaires stratégiques doté de moyens financiers conséquents, qui avait pour objectif quasi unique de combattre le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) sur les campus américains. Avec l'aide d'associations locales (souvent liées aux milieux coloniaux israéliens en Cisjordanie), ce ministère a mené la bataille. Elle s'est achevée par une débâcle. Au lieu de disparaître, BDS n'a fait que se renforcer. Aujourd'hui, son poids et celui d'une flopée d'associations estudiantines anticolonialistes — dont celles des étudiants juifs se réclamant de l'antisionisme, du post-sionisme ou de l'a-sionisme — ont crû de manière spectaculaire, tant en nombre d'adhérents que de campus touchés, passant en dix ans de quelques dizaines à plusieurs centaines actuellement.

Cette guerre contribue à accroitre fortement la critique et la prise de distance des milieux universitaires, tant à l'égard de la politique que du type d'État qu'Israël représente. Dernier exemple en date : le campement des scientifiques contre le génocide au Massachussetts Institute of Technology (MIT), le plus important institut de recherche scientifique des États-Unis, a demandé à son université de mettre un terme à l'investissement du ministère israélien de la défense (11 millions de dollars, soit 10,21 millions d'euros) dans ses « recherches liées à la guerre », arguant que l'institut « ne reçoit de financement d'aucune autre armée étrangère ». Le groupe rappelle que le MIT avait mis fin à sa collaboration universitaire avec un institut technologique russe juste après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022.

Que fait Nétanyahou pour combattre ce qu'il considère comme des « manifestations d'antisémitisme » ? Il constitue une équipe de travail (task force) dirigée par le ministre des affaires étrangères Eli Cohen, elle aussi dotée de moyens conséquents, pour mener un « plan d'action » de « lutte contre l'antisémitisme » sur les campus américains. On y retrouve les mêmes partenaires locaux qu'il y a dix ans, notamment Israel on Campus Coalition, Amcha, Canary Mission, The David Project et d'autres.

Selon ynetnews, le site d'informations du quotidien Yedioth Ahronoth, le plus diffusé en Israël, il s'agit de mener des « opérations politiques et psychologiques » pour « infliger des conséquences économiques et professionnelles aux étudiants antisémites et obliger les universités à les éloigner des campus ». Par « étudiants antisémites », il faut évidemment entendre hostiles à la politique coloniale israélienne.

Un chapitre intitulé « L'axe économique » expose les pressions financières permettant d'amener les responsables universitaires à résipiscence et à briser la carrière des étudiants ou des enseignants récalcitrants. Ce « plan d'action » est très similaire à celui qui a échoué en 2015-2019. Son avenir n'apparait pas plus prometteur. D'après ynetnews, il serait spécifié qu'il « ne doit pas porter la signature d'Israël », et évoque la nécessité de « prendre des mesures légales en dehors de la loi contre les activités et les organisations qui représentent une menace pour les étudiants juifs et israéliens sur les campus ». Le sens de l'expression « mesures légales en dehors de la loi » n'est pas explicité.

Apparaissant de plus en plus comme une tentative d'éluder le débat sur l'avenir de la Palestine, la répression du mouvement estudiantin a causé plus de dégâts que de bénéfices aux soutiens israéliens. Un sondage de la chaîne CNN du 27 avril indiquait que 81 % des Américains de moins de 35 ans désapprouvent la manière dont Joe Biden a soutenu la guerre contre Gaza. L'image de l'État d'Israël se ternit un peu plus chaque jour, aux États-Unis comme ailleurs. Le 7 mai 2024, dans le quotidien El País, l'Espagnole Diana Morant déclarait : « En tant que ministre des universités, je ne peux qu'exprimer ma fierté de voir les étudiants manifester leur pensée critique, l'exercer et la transmettre à la société . »

La journaliste israélienne Dahlia Scheindlin pose la question suivante en titre de son article dans le quotidien Haaretz, le 2 mai : « Israël devient désormais un État paria international. Les Israéliens s'en préoccupent-ils ? ».


1Shany Littman, « Where are Israel's students protesters against the Gaza War ? », Haaretz, 2 mai 2024.

2Tony Judt, « Israel : The Alternative », The New York Review of Books, 23 octobre 2003.

3Columbia Law Students for Palestine, « From the Encampments : Student Reflections on protests for Palestine », LPE Project, 2 mai 2024.

4Peter Beinart, « The campus protests aren't perfect. And we need them desperately », Jewish Prospects, 28 avril 2024.

5Alex Shepard, « The Media's shameful coverage of the College antiwar protests », The New Republic, 30 avril 2024.

6Alaa Hajyahia, « The Student Crackdown didn't start last week. Months of repression got us here », The Nation, 1er mai 2024.

13.05.2024 à 06:00

Journée de mobilisation universitaire le 15 mai

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La Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) appelle à une journée de mobilisation universitaire le 15 mai, jour de la commémoration de la Nakba. Stop à la complicité universitaire avec le génocide, stop à la criminalisation de la solidarité avec le peuple palestinien, boycott universitaire d'Israël. Le 15 mai marque la date anniversaire de la Nakba (catastrophe, en arabe) qui renvoie à l'exode forcé de plus de 700 000 Palestiniennes, chassées de (…)

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Texte intégral (1529 mots)

La Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) appelle à une journée de mobilisation universitaire le 15 mai, jour de la commémoration de la Nakba. Stop à la complicité universitaire avec le génocide, stop à la criminalisation de la solidarité avec le peuple palestinien, boycott universitaire d'Israël.

Le 15 mai marque la date anniversaire de la Nakba (catastrophe, en arabe) qui renvoie à l'exode forcé de plus de 700 000 Palestiniennes, chassées de leurs terres en 1948 lors des massacres perpétrés par les milices paramilitaires sionistes puis par l'armée israélienne. Leurs descendants, 5,9 millions de réfugiés se voient encore refuser leur droit au retour par Israël, pourtant garanti par la résolution 194 de l'Assemblée générale des Nations unies.

Depuis le 7 octobre, 2 millions de Gazaouies ont été déplacées et chassées de leur domicile, soit le plus grand nombre de déplacements forcés de Palestiniens depuis 1948. Le génocide des Palestiniennes en cours1 apparaît donc comme le prolongement du nettoyage ethnique de la Nakba et de 76 ans d'occupation, de colonisation, d'apartheid2. C'est la volonté d'effacer l'identité, voire l'existence même, des Palestinien.nes qui est à l'œuvre. Car comme l'a tristement résumé Elias Khoury en 2011 : « La Nakba n'est pas un événement mais un processus. Les confiscations de terres n'ont jamais cessé. Nous vivons toujours dans l'ère de la Nakba ».

Réseau constitué de chercheures, enseignantes, biatss, personnel et étudiantes engagées contre la guerre génocidaire, la CUCCP3 appelle à amplifier et à poursuivre le mouvement de mobilisation universitaire historique qui se propage un peu partout dans le monde, en Europe, aux États-Unis, dans le monde arabe mais aussi en France, malgré une forte répression. Nous appelons donc, suite au succès de la journée européenne de mobilisation universitaire pour la Palestine du 12 mars 2024, à une nouvelle mobilisation à l'occasion de cette journée symbolique du 15 mai, afin que de nos universités mettent fin à leur silence, voire leur complicité active avec le génocide et le scholasticide en cours à Gaza, et la colonisation en Palestine. Nous exigeons :

1/ Une minute de silence institutionnelle qui reconnaisse sans ambiguïté ce dont sont victimes les Palestiniennes de Gaza : un plausible génocide, reconnu comme tel par la plus haute juridiction en la matière.

2/ Une condamnation sans équivoque de la part du ministère de l'enseignement supérieur, du CNRS et des présidents d'établissements universitaires de la destruction du système universitaire à Gaza, qui prend un caractère systémique d'éducide4, un engagement à développer des accords de coopération avec des universités palestiniennes et à participer à la reconstruction du système universitaire à Gaza.

3/ Mettre fin, à l'instar de nombreuses universités européennes depuis l'ordonnance de la CIJ, à leurs partenariats avec les universités israéliennes complices dans les violations du droit international et des droits humains perpétrés par Israël5. Nous attendons d'elles un désinvestissement des entreprises complices des crimes contre l'humanité et du génocide en cours.

4/ Mettre fin aux sanctions et à la criminalisation des mouvements de solidarité avec la Palestine et respecter la liberté d'expression et de rassemblement de ses étudiantes, enseignantes, chercheures et personnel administratif.

5/ Enfin, nous dénonçons avec fermeté les tentatives du gouvernement français, complice du génocide en cours à Gaza, de soumettre le milieu académique à son agenda politique. Nous attendons de nos universités qu'elles remplissent leur rôle : assurer la liberté académique et la protection de l'expression de la pensée critique. À ce titre, nous condamnons fermement la censure des conférences portant sur la Palestine et instrumentalisant le « risque de trouble à l'ordre public » pour faire taire toute tentative de briser le silence autour de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza.

Comment agir ?

Ces revendications peuvent être adressées de différentes manières : rassemblements, tracts, lecture publique, proposition de motion en CA, pétitions internes ou lettre à la direction, réunion d'information sur le boycott universitaire, organisation d'une AG, etc. Différentes initiatives scientifiques ou culturelles peuvent également être organisées autour de la Nakba qu'il est impératif de mieux faire connaître : conférences, projections de films, expositions, discussions de lectures.

N'hésitez pas à donner de l'ampleur à vos initiatives quelles qu'elles soient, en les partageant sur les réseaux avec #StoptheNakba et #May15forPalestine en nous taguant sur Instagram (@c.u.c.c.p), X (@CPalestine30925) et Facebook (La coordination universitaire contre la colonisation en Palestine). Vous trouverez également des ressources (tracts, ebook sur le boycott universitaire, etc. sur linktr.ee/cuccp).


1Le 26 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a reconnu un risque de génocide contre les Palestiniens de Gaza. Elle a prononcé des mesures conservatoires d'urgence qui n'ont depuis pas été appliquées par Israël.

2Voir notamment le rapport 2022 d'Amnesty International : « Israel's apartheid against Palestinians ».

3Voir notre pétition : « Appel du monde académique français pour la Palestine : arrêt immédiat de la guerre génocidaire ! », L'Humanité, 1er mars 2024.

4Voir notamment : « The Hidden War on Higher Education : Unmasking the 'Educide' in Gaza », Project on Middle East Political Science.

5Voir l'appel du PACBI, et voir notamment les travaux récemment parus sur ce sujet de Maya Wind

13.05.2024 à 06:00

« Partir, mais pour aller où ? »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 11 mai 2024. On (…)

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Texte intégral (3040 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 11 mai 2024.

On est en mai 2024 et la ville de Rafah ressemble un peu à ce qui s'est passé en mai 1940 en France, surtout dans le nord et à Paris, où des centaines de milliers de personnes ont pris la fuite les sous les bombes et sous ce que l'on appelait à l'époque « les trompettes de Jéricho »1.

Rafah devient presque une ville fantôme, surtout à l'Est. Et la peur s'implante dans le cœur des gens, surtout chez les enfants et les femmes. Tout le monde est prêt à se déplacer, tout le monde est en train de partir, surtout les gens qui ont déjà été déplacés du nord de la bande de Gaza. Pour ma part, j'ai décidé de rester dans la pièce que nous occupons jusqu'à ce que les Israéliens lancent des tracts ordonnant aux habitants de ma zone de s'en aller. Les sacs et la tente sont prêts. Mais nous voulons repousser le plus longtemps possible cette nouvelle humiliation, d'avoir à vivre sous la tente.

Une zone humanitaire… constamment bombardée

Partir, mais pour aller où ? Tout le monde pose la question : où est-ce qu'on va s'installer ? Ils se demandent aussi quelle sera la prochaine étape. Au début de la guerre, l'armée a dit qu'il fallait évacuer le nord de la bande de Gaza pour aller à Gaza-ville. Les gens s'y sont donc déplacés. Ensuite, l'armée leur a demandé de quitter la ville de Gaza pour aller plus au Sud. Après, les Israéliens leur ont demandé d'aller à Khan Younès. Les gens se sont dirigés vers cette ville. Et quand l'armée leur a dit de partir vers Rafah, près de la frontière égyptienne, 1,5 million de personnes environ se sont réfugiées là.

Maintenant, les Israéliens disent à ces mêmes gens d'aller ailleurs. Et après ? je crains que cela ne finisse par un transfert de population. L'armée dit de partir vers « l'extension » de la zone d'Al-Mawassi. C'est une zone bordée par la mer qui commence à l'est de la route côtière, de Rafah jusqu'au nord de la ville de Khan Younès, jusqu'à Nusseirat. Sur l'axe horizontal, elle s'arrête un peu avant l'avenue Salaheddine, la route principale qui traverse la bande de Gaza du nord au sud.

Cette zone serait une « zone humanitaire » selon Israël, alors qu'elle n'est ni humanitaire ni sécurisée. Elle est constamment bombardée. Samedi, ils ont visé une tente qui se trouvait au milieu de centaines d'autres tentes faites de bâches. Il y a eu beaucoup de victimes. Ce n'est pas la première fois, et ce ne sera sûrement pas la dernière.

Si on ne meurt pas sous les bombes, on mourra de faim et de soif

Il n'y a plus d'endroit sûr. Et de toute façon, dans cette zone d'Al-Mawassi, il n'y a plus de place. Les gens s'entassent les uns sur les autres. Tous mes amis qui sont partis de Rafah n'ont pas d'endroit où se poser. Ceux qui ont la chance d'en trouver restent pour le moment dans leur voiture, en attendant de trouver un lieu où construire une tente avec des bâches. Mais pour construire ces tentes de fortune, il faut du bois et du plastique. Leur prix atteint vingt à trente fois le prix « normal », c'est-à-dire celui qui était déjà dix fois plus cher qu'avant la guerre, quand les déplacés étaient encore à Rafah. Et bien sûr, avec la fermeture des terminaux de Rafah et de Kerem Shalom, il n'y a plus de nourriture. Les gens demandent d'abord la sécurité, avant de penser à boire ou à manger. Mais si on ne meurt pas sous les bombes, on mourra de faim et de soif.

Reste la question « et après » ? Nétanyahou va entrer à Rafah pour « éradiquer le Hamas ». Bien sûr, il ne va jamais l'éradiquer, le Hamas est toujours là. J'ai toujours dit que la solution militaire ne réussira jamais à venir à bout du Hamas. Quant à nous, nous serons près de 1,2 million de personnes qui vont être parquées dans ce rectangle, encerclé au Nord par la route de Netzarim, l'ancienne route des colons reconstruite par les Israéliens, qui coupe Gaza en deux d'Est en Ouest. Au Sud, ça va être la même chose quand ils vont occuper toute la ville de Rafah. Pareil à l'Est, où ils se trouvent déjà, et ils occupent toute la route de Salaheddine.

Avant, on appelait Gaza « une prison à ciel ouvert ». Maintenant, on est dans une cage à ciel ouvert avec 1,5 million de personnes qui manquent de tout, d'espace, de nourriture et surtout d'eau. L'été est déjà là, il fait très chaud, les besoins en eau augmentent, pour boire ou d'autres besoins. Malheureusement, dans la zone d'Al-Mawassi, il n'y a pas d'eau, il n'y a pas d'infrastructures pour les besoins essentiels. Les Gazaouis sont emprisonnés à droite, à gauche, au Nord, au Sud et à l'Ouest, du côté de la mer, par la marine israélienne.

Les Israéliens ont-ils changé de stratégie parce qu'ils ont vu que l'Égypte s'opposait au transfert des Palestiniens dans le désert du Sinaï ? Est-ce qu'ils pensent plutôt maintenant à la mer, avec le nouveau port flottant qui est en train de se construire à la hauteur de la ville de Gaza ? Est-ce que le transfert par la mer va commencer, comme d'habitude pour des raisons « humanitaires » ? Parce qu'on va encore beaucoup l'entendre ce mot. La question palestinienne s'est transformée en « question humanitaire » alors que c'est une question politique, une question de territoire, une question des gens qui habitent ici depuis longtemps et dont un occupant continue à prendre la terre, que ce soit en Cisjordanie où à Gaza.

Les Israéliens veulent la terre

Tous les jours, des terres sont annexées en Cisjordanie, tous les jours on y construit des milliers d'unités d'habitations. Ce que veulent les Israéliens, c'est la terre. Au lieu de faire la paix et avoir deux États, ils vont tuer le plus grand nombre de gens possible à Gaza, et pousser dehors ceux qui resteront, dans une nouvelle version de la Nakba de 1948. Sauf qu'à l'époque c'était des milices, et qu'aujourd'hui c'est une armée officielle qui fait le travail.

Je le répète : on va où maintenant ? La population est étranglée, elle vit dans des conditions qui ne sont pas humaines. À la fin, les gens vont être bel et bien obligés de partir. Et comme d'habitude, on dira que ce seront des « départ volontaires », toujours « pour des raisons humanitaires ». On en tue le maximum, on détruit toutes les infrastructures, on élimine tous les piliers de la vie, l'industrie, le système sanitaire, le système de santé, l'eau, tout. Et après on dit : si vous voulez partir, c'est votre choix, on ne vous y force pas. Et les Occidentaux approuveront.

Les Israéliens ont pris toute la bande de Gaza et personne n'a dit mot. Les Américains ont commencé par dire « Israël a le droit de se défendre », mais quand il s'agit de Rafah, ils parlent de « crise humanitaire ». C'est clair que ça passe mieux que « génocide » ou « nettoyage ethnique ». Biden n'a commencé à bouger que quand les Israéliens ont annoncé leur intention d'entrer à Rafah, comme si la guerre avait commencé à Rafah, et la raison de ce changement d'attitude est uniquement électorale, à cause de la grande mobilisation de la jeunesse américaine. Il a annoncé la suspension de la livraison de certaines armes, mais pas de tout l'arsenal, comme un père qui punit en public un enfant gâté mais qui lui dit en privé : « Je suis fier de toi, vas-y, il faut continuer jusqu'au bout. »

Quant aux Européens, ils ne disent malheureusement rien du tout. Pour eux, il faut arrêter ce génocide, rouvrir les terminaux, laisser entrer le carburant, indispensable entre autres pour les rares hôpitaux qui fonctionnent encore et pour les stations de désalinisation et d'épuration d'eau, il faut parachuter les aides. Tout ça dans une petite cage. Et pour des raisons humanitaires. Peut-être aussi que « pour des raisons humanitaires », des pays européens vont accepter chacun 200 000 personnes, et comme ça les 2 millions de Gazaouis vont être « distribués » entre six ou sept pays. Pourtant, la solution est très simple. Il faut cesser l'occupation et il faut un État palestinien. Mais les Israéliens veulent achever ce qu'ils ont commencé en 1948. Maintenant ils veulent régler le problème, éliminer les Palestiniens ou les faire fuir ailleurs.

Le problème c'est que si ça marche à Gaza, ce sera beaucoup plus facile en Cisjordanie. Il y a une relation étroite entre la Cisjordanie et la Jordanie. La majorité des Cisjordaniens ont le passeport jordanien. Ils ont de la famille en Jordanie. Je sais qu'en ce moment beaucoup de gens en Cisjordanie se préparent pour partir s'installer en Jordanie, parce qu'ils savent que chez eux, le deuxième round a déjà commencé.

Gaza est invivable pour de bon

On parle peu de l'annexion des territoires, le terrorisme des colons contre les Palestiniens qui vivent à côté des colonies ou même plus loin, parce que tous les regards se portent sur Gaza depuis plusieurs mois. Je connais des gens qui se préparent, qui planifient pour transférer leur emploi ou leur business en Jordanie, ou y cherchent un appartement pour s'installer. Si la machine de guerre se met en marche en Cisjordanie, la majorité des gens vont partir. Le nettoyage ethnique que font les Israéliens, c'est pour prendre la terre par la force, tuer les habitants ou les faire fuir partout ailleurs.

Quand on parle de Rafah, les Israéliens parlent d'une « opération limitée », mais avec 400 chars et le transfert forcé des habitants, la fermeture des terminaux, peut-on dire qu'elle soit vraiment « limitée » ? On parle de 300 000 personnes qui sont parties, mais je pense que le nombre est beaucoup plus élevé. Quelle est donc la différence avec une « grande opération » ? Ils sont juste en train de faire les choses d'une manière soft. Et ça se passe sous les yeux du monde, sous les yeux de ceux qui peuvent faire quelque chose, qui peuvent arrêter Nétanyahou mais ne le font pas. Et à la fin ce seront les Palestiniens qui se feront avoir.

Revenons à cette cage où tout le monde va être entassé. Qu'est-ce qu'ils veulent, les Israéliens ? Ils vont dire, comme ils l'ont fait jusque-là, que les combattants du Hamas se sont réfugiés dans la cage en question, qu'ils y cachent leur arsenal et des otages dans les tunnels. Ce jeu du chat et de la souris va continuer, et à la fin nous allons tous être chassés de toute la bande de Gaza et la laisser aux Israéliens. Le problème c'est que non seulement les gens vivent dans la peur et l'angoisse, mais qu'ils en ont aussi assez. On lit la fatigue dans leurs yeux, fatigue de se déplacer sans cesse, de chercher des solutions pour mettre leur famille à l'abri, de toujours se demander où aller. Il n'y a pas d'avenir.

Est-ce qu'on va mourir ? Les gens n'ont plus peur de la mort, parce qu'ils considèrent que se déplacer encore et encore, c'est une forme de mort. Mais ils ont peur de l'avenir. Nétanyahou va occuper toute la bande de Gaza du Nord au Sud, mais il sait très bien que les otages ne seront pas libérés. Son véritable objectif c'est de ravager toute la bande de Gaza et de la rendre invivable. Et pour cela, il lui faut éliminer les otages. Parce qu'un otage vivant, ça coûte beaucoup plus cher qu'un otage mort. Et c'est pour ça que la population israélienne est en train de faire pression sur Nétanyahou. Mais ce dernier continue jusqu'au bout parce qu'il sait que la fin de cette guerre, c'est la fin de sa vie politique.

La reconstruction après la fin de la guerre ? C'est une carte dans le jeu des Israéliens. Mais elle prendrait des années. Il n'y a plus d'universités, plus d'écoles, plus d'infrastructures, plus d'eau, plus d'électricité. Nétanyahou a gagné cette guerre en laissant Gaza invivable pour de bon. Et dans cette cage, on attend ce port flottant construit par les États-Unis, pour « apporter l'aide humanitaire ». Désormais tout sera « humanitaire » ; la politique sera transformée en humanitaire, et l'injustice aussi.


1NDLR. On appelait ainsi des dispositifs implantés dans les bombardiers en piqué allemands, des sortes de sirènes fixées sur le train d'atterrissage fixe destinées à semer la panique chez la population.

10.05.2024 à 06:00

Palestine. La Nakba, une catastrophe qui résiste à la censure

Dominique Vidal

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Ce 10 mai, l'ouvrage de l'historien Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine sort de nouveau mais chez La Fabrique. Il avait été d'abord publié par Fayard qui s'en est « débarrassé ». L'essai est sans doute trop gênant pour ceux qui veulent nier ce crime majeur que constitue l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1947-1950. Il y a 75 ans, la première guerre judéo-palestinienne puis israélo-arabe se concluait par ce que les Palestiniens appellent la Nakba – la (…)

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Texte intégral (2555 mots)

Ce 10 mai, l'ouvrage de l'historien Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine sort de nouveau mais chez La Fabrique. Il avait été d'abord publié par Fayard qui s'en est « débarrassé ». L'essai est sans doute trop gênant pour ceux qui veulent nier ce crime majeur que constitue l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1947-1950.

Il y a 75 ans, la première guerre judéo-palestinienne puis israélo-arabe se concluait par ce que les Palestiniens appellent la Nakba – la catastrophe. En l'occurrence, elle était triple : l'État juif avait vu le jour sur un territoire plus grand d'un tiers que celui prévu par le plan de partition de l'Organisation des Nations unies (ONU) voté le 29 novembre 1947, l'État arabe lui était mort-né, partagé entre Israël, la Transjordanie et l'Égypte, et près de 800 000 Palestiniens avaient été forcés à l'exil. Depuis, les origines de ce conflit qui ensanglante encore le Proche-Orient font l'objet d'un débat presque ininterrompu entre historiens palestiniens et israéliens, mais aussi entre ces derniers.

Parmi eux, deux chercheurs incarnent les principales visions en présence. Pionnier de la « nouvelle histoire », Benny Morris s'en tenait dès son premier livre1 à une thèse « centriste ». « Le problème palestinien, assurait-il, est né de la guerre, et non d'une intention, juive ou arabe ». Ilan Pappé, au contraire, a toujours interprété l'expulsion des Palestiniens comme le résultat d'un « nettoyage ethnique » prémédité. C'est tout le sens de son livre majeur, The Ethnic cleansing of Palestine2 qu'Henri Trubert a eu le courage de publier chez Fayard en 2008, sous le titre Le nettoyage ethnique de la Palestine.

Fayard se désiste

S'agissant du Proche-Orient, on le sait, la réalité dépasse souvent l'affliction. Ainsi, le 7 novembre 2023, Fayard a annoncé le retrait de ce livre de son catalogue. Pour Henri Trubert qui, depuis, a créé les éditions Les Liens qui Libèrent, « cette censure est doublement lamentable. D'abord parce qu'elle sanctionne un livre indispensable à la compréhension du conflit israélo-palestinien. Ensuite parce que, au-delà de Fayard, elle révèle la dégradation du débat intellectuel dans notre pays ». Ajoutons que Fayard n'a même pas eu l'honnêteté d'assumer sa décision liberticide : l'éditeur la camoufle derrière un problème juridique. « Le contrat, affirme-t-il, était caduc depuis le 27 février 2022. La maison a donc acté, le 3 novembre dernier, sa fin d'exploitation ». Pourtant, selon Edistat, un site de statistiques qui publie les ventes de livres en France, 203 des 307 exemplaires du livre vendus cette année ont trouvé preneur après le début des attaques israéliennes sur Gaza3. Fort heureusement, La Fabrique a sauvé l'honneur de l'édition française en republiant, dès ce mois de mai, Le nettoyage ethnique de la Palestine.

Quiconque voudra comprendre la Nakba pourra donc lire ou relire cette contribution exceptionnelle à la recherche et au débat historique à ce sujet. Car non seulement Pappé développe son approche de manière approfondie et cohérente, mais il le fait à la manière de Benny Morris : avec des citations fortes tirées des archives de la Haganah, du Palmah4, de l'armée israélienne, ainsi que des journaux de David Ben Gourion et d'autres dirigeants juifs.

Le livre s'ouvre sur la « Maison rouge », cet immeuble Bauhaus de Tel-Aviv devenu, en 1947, le quartier général de la Haganah. Ce 10 mars 1948, onze hommes,

vieux dirigeants sionistes et jeunes officiers juifs, apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine. Le soir même, des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu'elles préparent l'expulsion systématique des Palestiniens de vastes zones du pays. Ces ordres comprenaient une description détaillée des méthodes à employer pour chasser les gens par la force.

Six mois après,

plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants.

D'atrocités en massacres

Les « nouveaux historiens » se sont bien sûr efforcés de réviser la version traditionnelle de la guerre de 1948. « J'étais l'un d'eux », ajoute Pappé qui, autocritique, estime néanmoins que ses confrères se sont « concentrés sur les détails ». Certes, grâce aux archives militaires israéliennes, ils ont pu non seulement démontrer l'absurdité de la thèse selon laquelle les Palestiniens seraient partis volontairement, mais aussi confirmer « beaucoup de cas d'expulsions massives » de villages et de villes et révéler « un nombre considérable d'atrocités, y compris de massacres ».

Mais leur démarche comportait, ajoute Pappé, une limite majeure, évidente chez le précurseur de la « nouvelle histoire ». Le fait de s'appuyer exclusivement sur les archives, considérées comme l'expression d'une « vérité absolue », les a conduits à une appréhension déformée de la réalité sur le terrain. Si Morris et les autres s'étaient tournés vers l'histoire orale, y compris arabe, ils auraient pu mieux saisir la « planification systématique derrière l'expulsion des Palestiniens en 1948 ».

Il est évidemment impossible de résumer ici Le Nettoyage ethnique de la Palestine. Un fait, à mes yeux, suffit à ébranler la thèse d'une expulsion non planifiée : la constitution, dès avant la Seconde guerre mondiale, d'un fichier de tous les villages arabes. C'est un jeune historien de l'université hébraïque de Jérusalem qui en a été chargé. Ce topographe « suggéra de conduire une inspection à l'aide de photographies aériennes ». Les meilleurs photographes professionnels du pays ont contribué au projet, un laboratoire étant installé dans la maison de Margot Sadeh, l'épouse de Itzhak Sadeh, chef du Palmah !

Ainsi ont été constitués des dossiers détaillés sur chacun des villages de Palestine, qui comprenaient, explique Pappé,

les routes d'accès, la qualité de la terre, les sources, les principales sources de revenu, la composition sociologique, les affiliations religieuses, le nom des muktars5, les relations avec les autres villages, l'âge des habitants hommes (de 16 à 50 ans) et bien d'autres choses.

Le dossier le plus important était :

un index de l'« hostilité » à l'égard du projet sioniste, à partir du niveau de la participation du village à la révolte de 1936. Une liste comportait quiconque y avait pris part et les familles de ceux qui avaient perdu quelqu'un dans le combat contre les Britanniques. Une attention particulière était prêtée aux gens qui avaient prétendument tué des Juifs. En 1948, cette dernière information alimentera les pires atrocités dans les villages, conduisant à des exécutions de masse et à des tortures.

« Une expulsion n'est pas un crime de guerre »

Plus la fin du mandat britannique était proche, et plus

l'information s'orienta de manière explicitement militaire : le nombre de gardes (la plupart des villages n'en avaient aucun) et les quantité et qualité des armes à la disposition du village (en général archaïques ou même absentes).

Pour compléter leurs fichiers, Ezra Danin et son assistant, Yaacov Shimoni, ont recruté d'autres collaborateurs, parmi eux des « informateurs » palestiniens. L'historien précise :

L'actualisation définitive des dossiers des villages se déroula en 1947. Elle se focalisa sur la constitution de listes de personnes “recherchées” dans chaque village. En 1948, les troupes juives utilisèrent ces listes pour les opérations de recherche et d'arrestation qu'elles conduisaient dès qu'elles occupaient une localité. Les hommes étaient alignés et ceux qui figuraient sur les listes étaient identifiés, souvent par la même personne qui avait fourni les informations à leur sujet (…), la tête recouverte d'un sac avec deux yeux afin de ne pas être reconnue. Les hommes ainsi choisis étaient souvent abattus sur le champ.

Après Le Nettoyage ethnique de la Palestine, nul ne pourra plus raconter honnêtement 1948 comme avant. Paradoxalement, dix-sept ans plus tard, Benny Morris a fini par confirmer l'analyse de Pappé dans une interview au quotidien israélien Haaretz6 :

Dans certaines conditions, une expulsion n'est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 étaient des crimes de guerre. On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. (...) Il y a des circonstances dans l'histoire qui justifient le nettoyage ethnique. Quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide – l'annihilation de votre peuple –, je préfère le nettoyage ethnique. Un État juif n'aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les déraciner. Il n'y avait pas d'autre choix que d'expulser cette population.

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Le Nettoyage ethnique de la Palestine
Ilan Pappé (traduit de l'anglais par Paul Chemla)
La Fabrique éditions
10 mai 2024
396 pages
20 euros


1Benny Morris, The Birth of the Palestinian refugee problem, 1947-1949, Cambridge University Press, 1989.

2Ilan Pappé, The Ethnic cleansing of Palestine, Oneworld Publications, 2006.

3« Fayard retire des ventes le livre Nettoyage ethnique en Palestine d'Ilan Pappé », TRT Français, 13 décembre 2023.

4La Haganah et le Palmah, organisations paramilitaires juives avant la création d'Israël, ont servi d'ossature à son armée après le 14 mai 1948.

5NDLR. Dirigeants de villages.

6Ari Shavit, « Survival of the Fittest », Haaretz, 8 janvier 2004.

10.05.2024 à 06:00

« Si on s'en sort, on partira en voyage en France »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mercredi 8 mai 2024. La (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 8 mai 2024.

La nuit de mardi à mercredi a été une nuit d'applaudissements. Walid n'a pas arrêté d'applaudir comme je le lui ai appris, pour exorciser la peur. Les bombardements, étaient proches de là où nous étions, intensifs, le bruit était très fort. Walid n'a presque pas pu dormir, ses frères non plus. J'ai essayé d'applaudir avec lui toute la nuit, je lui ai mis les dessins animés qu'il aime sur le téléphone portable. D'habitude je ne le fais pas. Comme il n'y a pas souvent d'électricité, on a besoin que le téléphone soit toujours chargé, surtout alors qu'on peut être obligé d' évacuer à tout moment, où on peut être touché par un bombardement, où on peut avoir besoin d'appeler un ami ou quelqu'un qui peut apporter de l'aide, ou une ambulance. Mais là, j'étais obligé de mettre un peu de divertissement pour mon fils. C'est vrai que ça me rassure un peu quand il applaudit, parce que pour lui c'est presque comme si tout était « normal ». Quand il entend un bombardement, il tressaute, je vois qu'il a peur. Mais quand il applaudit et que j'applaudis avec lui, même s'il sait qu'il y a un danger, ça reste un danger maîtrisable.

Que les enfants n'écoutent pas

Toute la nuit, Sabah ma femme a préparé nos affaires pour que la famille puisse partir rapidement. A Rafah, on avait acheté quelques vêtements d'hiver pour les enfants, surtout les enfants de Sabah. On les a rangés dans un petit sac qu'on laissera pour les gens d'ici, ou pour qu'ils les distribuent à qui en a besoin. Nous, on va juste prendre deux sacs : le sac à dos avec lequel j'étais sorti de Gaza-ville, et un autre pour les enfants de Sabah qui nous avaient rejoints deux semaines après notre arrivée à Rafah.

Pendant cette nuit terrible où on n'a pas dormi, Moaz qui aura bientôt quatorze ans et qui a toujours peur, le pauvre, n'a pas arrêté de me poser des questions :

Où on en est des négociations ? Tu crois qu'il va y avoir une trêve d'ici demain matin ? Est-ce qu'on va se réveiller avec les chars devant la porte, comme ça s'est passé à Gaza ? Est-ce qu'ils vont nous avertir avant d'entrer ?

Il fallait que je lui réponde, pour transformer sa peur en quelque chose de positif. Je lui ai dit :

-Ne t'inquiète pas. Les Israéliens ont une nouvelle tactique. Tu as vu comment ils ont envoyé les tracts avant de pénétrer dans la partie Est de Rafah. Ils vont faire la même chose pour nous, et on ne va pas faire la même erreur qu'à Gaza. On va partir tout de suite.
-Oui, mais on sait très bien que les Israéliens utilisent aussi l'effet de surprise. Regarde ce qu'ils ont fait à l'hôpital Al-Shifa. Ils ont prévenu cinq minutes avant l'assaut.

Il avait beaucoup d'infos ! Pourtant, quand je rentre chez moi et que je discute avec Sabah, on essaye de faire en sorte que les enfants n'écoutent pas.

Malgré cela, Moaz est au courant de presque tout. Et il commence à être assez grand pour tout comprendre. C'était donc difficile de lui mentir : chaque fois que je le faisais, il me démontrait le contraire. À propos de l'hôpital Al-Shifa par exemple, je lui ai dit qu'on ne pouvait pas comparer, qu'il y avait eu là-bas beaucoup moins de monde qu'ici à Rafah où nous sommes plus d'un million et demi à nous entasser. Mais il a rétorqué : « Est-ce qu'ils vont faire comme à Gaza-ville ? Est-ce qu'il y aura des bombardements partout, des bâtiments qui vont sauter, y compris notre maison ? » J'ai dit pour le rassurer : « Mais ils n'ont aucune raison de nous viser, ni les gens chez qui on habite. On n'a rien à voir avec le Hamas, ni avec le Djihad islamique. » Il m'a alors parlé de ses amis qui n'avaient rien à voir avec tout ça, dont les parents étaient des hommes d'affaires ou des commerçants, mais qui ont été bombardés… et qui sont morts.

« Je veux qu'on monte sur la tour Eiffel »

A chaque fois que j'essaye de le calmer, il trouve des exemples que je ne peux pas réfuter. J'ai alors abattu ma dernière carte :

Dieu est avec nous. Il nous a fait sortir vivants de Gaza, et il va nous faire sortir vivants de Rafah. Et puis, il ne faut pas oublier la pression internationale sur Israël. Tu parles comme les grands, mais on compte sur Dieu et Dieu a préservé notre vie. Je te promets que tout va s'arrêter bientôt, et que nous allons tous partir en voyage à l'étranger pour changer d'air.

Et là, l'ambiance a changé, et Moaz a commencé à me poser des questions sur « l'étranger » :

Est-ce qu'en Égypte il y a un zoo ? Et c'est comment d'ailleurs, les zoos ? Il y a tous les animaux dedans ? On peut les voir ? Les toucher ? Est-ce qu'il y a un grand manège, est-ce qu'il y a des fêtes foraines ? Est ce qu'il y a des parcs ? Est ce qu'il y a des restos ?

Et il a continué à me poser 36 000 questions : « J'ai vu sur Internet qu'il y avait un resto en Égypte qui fait des pommes de terre cuites avec de la viande. »

Et puis :

-Tu as beaucoup d'amis en France ? Pourquoi tu ne m'emmènes pas en France ?
-Si on s'en sort, et si on en a les moyens, je te promets qu'on partira en voyage en France.
-Mais est ce que la France nous donnera un visa ?
-Normalement oui, vu que je l'ai déjà eu.
-Mais pour nous, mes frères et moi, est-ce qu'on l'aura ?
-Mais oui, bien sûr que vous aurez un visa.
-Alors je veux qu'on monte sur la tour Eiffel !
-Mais comment tu connais la tour Eiffel ?
-Tout le monde la connaît ! La France, c'est la tour Eiffel ! Il paraît qu'il y a un restaurant tout en haut mais je ne vois que de l'acier.
-Pas de problème, je t'y emmènerai !

J'ai promis, parce que Moaz a oublié sa peur

Moaz voulait aussi savoir s'il y avait des parcs d'attraction en France. Je lui ai alors parlé du parc Astérix, de Disneyland, qu'on pourrait même y passer une semaine, parce qu'il y a des hôtels à côté. Il a demandé : « Promis, tu nous emmèneras là-bas ? » Et j'ai promis. J'ai promis parce que j'étais content ; parce que grâce à cette conversation sous les bombes sur la France et les parcs d'attraction, pour nous qui sommes coincés dans un espace aussi réduit, cette discussion sur les restaurants de Paris, pour nous qui ne mangeons pas à notre faim, Moaz a oublié sa peur et a pu rêver un peu. Il commençait même à se projeter : « C'est quoi un avion ? Comment on monte dedans ? Est-ce que ça fait peur ? C'est comment le décollage ? Et l'atterrissage ? Est-ce qu'on peut regarder par la fenêtre ? Quand on est dedans, est-ce qu'on entend le même bruit que celui des F-16 ? » Je lui ai dit que non, qu'on n'entendait rien et que c'était agréable.

Les questions de Moaz portaient la vision du monde d'un jeune Palestinien qui n'est jamais sorti de la bande de Gaza :

-Quand on arrivera en France, est-ce qu'on sera fouillés, comme, paraît-il, le font les Égyptiens et les Israéliens ? Est-ce qu'ils vont nous déshabiller ? Est-ce qu'ils vont nous demander de sortir toutes nos affaires ? Est ce qu'il y a des trucs interdits ? Est-ce qu'on sera humiliés ?
-Non, tu ne seras pas humilié. Si tes papiers et ton visa sont en règle, il n'y aura aucun problème, et on te souhaitera la bienvenue.

Alors que les bombardements continuaient, Moaz a continué de rêver. Il voulait aller aussi en Espagne, parce qu'il est fan du Real Madrid. Là encore, il a été étonné quand je lui ai dit qu'il n'y avait pas besoin de visa supplémentaire, qu'on pouvait y aller en voiture depuis la France. « Il n'y a pas de frontière, il n'y a pas de fouille ? » Et là j'ai ri, parce que j'avais eu les mêmes réflexes quand j'avais débarqué à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle en 1997, avec un sac à dos et une petite valise. Arrivé à la douane, j'ai mis mon sac et ma valise sur la table et j'ai commencé à les ouvrir. Les douaniers, étonnés m'ont dit : « Euh bonjour monsieur, vous avez quelque chose à déclarer ? » Pour moi ça avait été un choc, parce que j'étais sorti de la bande de Gaza par le terminal tenu par les Israéliens à l'époque, et ils m'avaient fait subir une fouille complète, et posé trente-six mille questions.

À Roissy, j'ai refermé ma valise en disant : « Excusez-moi, je viens de Palestine, je n'ai pas l'habitude. » Les douaniers ont ri et m'ont dit : « Ici vous êtes en France, bienvenue. » Je m'en souviens comme si c'était hier, c'est quelque chose que je n'oublierai jamais. J'espère que c'est toujours comme ça aujourd'hui.

« Bitakhon », ce mot omniprésent

A l'époque, quand j'avais rejoint des amis à Barcelone par le train, j'avais pris avec moi tous mes papiers, mon passeport, ma carte de résident, ma carte d'étudiant, mon attestation de bourse. Je m'attendais à des checkpoints, à des vérifications tout le long du chemin. Quand les annonces dans le train ont été diffusées en espagnol, j'ai compris que j'avais franchi la frontière. À la gare de Barcelone, toujours pas de checkpoint ! Les Européens ne se rendent pas compte de ce privilège de liberté, de mobilité, pour eux c'est quelque chose de normal. Alors que les Israéliens ont introduit dans nos cerveaux, depuis notre plus jeune âge, le barrage, la sécurité, les fouilles, etc. Jusqu'à présent, c'est toujours les mêmes barrages, la même « sécurité » — bitakhon comme ils disent. Ce mot est omniprésent. Alors qu'en Europe, la liberté de circulation est un droit.

Cette nuit, j'ai vu que Moaz avait oublié tout cela pour rêver qu'il était en train de partir en France, en Espagne, ces pays qu'il ne connaît que par Internet. Il me dit qu'en France, il saura se débrouiller, parce qu'il apprend beaucoup de mots en m'écoutant parler français à Walid.

Moaz c'est juste un exemple parmi d'autres des enfants de Gaza : 95 % d'entre eux ne sont jamais sortis de l'enclave. Ils connaissent le monde extérieur par les réseaux sociaux, ils n'ont jamais fréquenté « l'Autre », ne lui ont jamais parlé, ne l'ont jamais vu. Alors, ils projettent la réalité de Gaza sur les sociétés du monde entier. J'espère que tout ça va finir et que les enfants de Gaza pourront sortir et découvrir le monde, qu'ils auront le droit de circuler librement, d'aller où ils veulent quand ils le veulent, et que le mot « Palestinien » ou « Gazaoui » ne sera plus un obstacle pour franchir les barrages et les frontières.

09.05.2024 à 08:09

« Apologie du terrorisme ». Les pères fouettards des tribunaux jouent à faire peur

Meriem Laribi

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Soutenues bruyamment par les ministres de la justice, de l'intérieur et de l'enseignement supérieur, des centaines de procédures-bâillons ont été lancées en France pour des propos ou des écrits considérés comme soutenant le terrorisme. Ces procédures sont dans la plupart des cas en suspens, mais menacent des centaines de personnes. Et au-delà, l'expression de la solidarité avec les Palestiniens. « Maintenant [Israël] organise, sur les territoires qu'il a pris, l'occupation qui ne peut (…)

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Texte intégral (8078 mots)

Soutenues bruyamment par les ministres de la justice, de l'intérieur et de l'enseignement supérieur, des centaines de procédures-bâillons ont été lancées en France pour des propos ou des écrits considérés comme soutenant le terrorisme. Ces procédures sont dans la plupart des cas en suspens, mais menacent des centaines de personnes. Et au-delà, l'expression de la solidarité avec les Palestiniens.

« Maintenant [Israël] organise, sur les territoires qu'il a pris, l'occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s'y manifeste contre lui la résistance qu'à son tour il qualifie de terrorisme », disait Charles de Gaulle, alors président de la République, en 1967. S'il tenait ces propos aujourd'hui, le général pourrait être poursuivi pour apologie du terrorisme.

Le nombre de procédures ouvertes pour ce délit en France explose depuis le 7 octobre 2023. Au 30 janvier 2024, Le Monde1 rapporte que 626 sont en cours dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites sont alors engagées à l'encontre de 80 personnes. Interrogé sur la mise à jour de ces données, le ministère de la justice n'a pas répondu. Notre enquête permet toutefois d'affirmer que des dizaines de nouvelles convocations ont été émises depuis le 30 janvier.

Simples citoyens, influenceurs, sportifs de haut niveau, étudiants, militants associatifs ou syndicaux, responsables politiques, élus locaux ou députés, les convocations pleuvent, comme celle du militant Anasse Kazib, de la journaliste Sihame Assbague, de la candidate aux élections européennes Rima Hassan ou de la cheffe des députés Insoumis Mathilde Panot.

Si parmi les personnes inquiétées, certaines ont qualifié les attaques du Hamas et du Djihad islamique d'« actes de résistance », peu ont explicitement glorifié le massacre du 7 octobre 2023 ou se sont réjouies de la mort de civils israéliens. « L'apologie du terrorisme consiste à présenter ou à commenter favorablement des actes terroristes », peut-on lire sur service-public.fr, le site officiel de l'administration française. Une définition vague où s'engouffrent des largesses d'interprétation. C'est ainsi que la simple évocation du colonialisme brutal pratiqué par Israël sur les terres palestiniennes pour contextualiser les circonstances des attaques du 7 octobre 2023 est jugée comme de l'apologie. Pour l'avocate Dominique Cochain :

L'explication de la cause à effet est souvent considérée comme de l'apologie. C'est comme si tout avait pris naissance le 7 octobre 2023, et que les décennies d'occupation et de crimes israéliens qui ont précédé n'avaient pas d'existence. Le 7 octobre est présenté comme le jour zéro. Quand des personnes tendent à expliquer que cet évènement n'a pas surgi comme ça, ex nihilo, on vient leur dire : puisque vous prétendez que le 7 octobre est peut-être la conséquence de quelque chose, quelque part vous l'excusez. Expliquer serait excuser. C'est complètement ubuesque.

« Les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées », peut-on lire sur un tract de la CGT du Nord diffusé le 10 octobre 2023. En raison de ces écrits, Jean-Paul Delescaut, secrétaire local du syndicat et responsable pénal de cette publication, est condamné pour apologie du terrorisme le 18 avril 2024 à un an de prison avec sursis, et à verser 5 000 euros à l'Organisation juive européenne (OJE), l'une des plus lourdes peines prononcées à ce jour. Le syndicaliste a fait appel de la décision.

28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».
28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».
CGT

Des interrogatoires très orientés

Nadia2 milite pour la Palestine depuis longtemps. Le 7 octobre 2023, elle publie sur Facebook un post où elle écrit que « tout acte commis après 75 ans de colonisation, de spoliation, d'exaction, est un acte de résistance ». Le 10 octobre, elle publie un extrait (avec guillemets) d'un article du Point dans lequel l'hebdomadaire rapportait des propos du porte-parole des Brigades Ezzedine Al-Qassam, prévenant que ce qui arrivera à la population palestinienne de Gaza arrivera forcément aux otages israéliens.

Quelques semaines après, Nadia reçoit un appel d'un homme se présentant comme un agent EDF. Il lui demande si elle est chez elle pour venir relever les compteurs. En raccrochant, Nadia, trouvant l'appel suspect, rappelle l'opérateur qui confirme ses doutes : elle n'a pas été contactée par EDF.

Quelques minutes plus tard, nouvel appel. Cette fois, un policier lui demande de venir immédiatement au commissariat. Nadia s'exécute. Les policiers organisent alors un convoi de trois voitures pour aller perquisitionner son domicile. Ils prennent en photo ses objets privés : tapis de prière, Coran, livres, et saisissent son matériel informatique. Elle est ensuite placée en garde à vue et déférée au parquet antiterroriste où elle est enfermée en cellule pour la nuit. « J'ai cru que c'était des toilettes, c'était insalubre, j'ai vomi toute la nuit », confie-t-elle. « Est-ce que vous vous rendez compte qu'en partageant ce que vous partagez vous applaudissez le pogrom juif du 7 octobre sachant qu'il y a eu des bébés décapités, des femmes violées ? », lui demande un agent lors de son interrogatoire reprenant à son compte de fausses informations. Il la questionne en outre sur sa pratique de la religion, ses habitudes, sa vie privée. Des questions qu'elle qualifie de « très orientées » et « très personnelles ».

Sur les conseils de Me Cochain, son avocate, Nadia n'ébruite pas l'affaire. Lors de son procès, la procureure requiert seulement 300 euros d'amende et prononce ces mots : « Je voudrais que Madame sache que ce n'est pas son militantisme pour la Palestine qui est aujourd'hui jugé, surtout au vu de la terreur qui se déroule là-bas ». Nadia ne s'y attendait pas. Elle obtient une relaxe du tribunal. Aucun appel n'est interjeté. Durant la procédure, Nadia a appris par la même occasion qu'elle était surveillée par la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP). Ayant un casier judiciaire vierge, elle ne voit pas d'autre raison que son engagement pour la Palestine comme motif de cette surveillance.

Lourde peine à Montpellier

Mohamed Makni n'a pas eu la même chance que Nadia. Âgé de 73 ans, cet élu socialiste d'Échirolles avait relayé sans le commenter un article d'un ancien ministre tunisien qui qualifiait d'« actes de résistance » les attaques du 7 octobre. Malgré sa condamnation des exactions du Hamas sur les civils, Mohamed Makni est exclu du Parti socialiste en Isère et ses délégations communales lui sont retirées. Poursuivi par le parquet de Grenoble, il est condamné le 26 mars par le tribunal correctionnel à quatre mois de prison avec sursis. Durant leurs plaidoiries, les parties civiles n'hésitent pas à véhiculer les fausses nouvelles diffusées par les autorités israéliennes concernant le 7 octobre. L'avocat du Conseil représentatif des institutions juives de France Grenoble-Isère (Crif Grenoble-Isère), Maître Éric Hattab, déclare par exemple : « il n'y a aucun débat. Éventrer une femme, lui enlever son bébé [...], ce sont des actes de terrorisme »3.

La plus lourde peine connue prononcée à ce jour l'a été contre Abdel, un quadragénaire de Montpellier, sans emploi et souffrant de dépression. Ce militant a été condamné à un an de prison avec sursis, une inéligibilité de trois ans, 3 000 euros de dommages et intérêts à verser au Crif, à l'association Avocats sans frontières France (ASF France) et trois autres associations parties civiles, le tout assorti d'une inscription au fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT) qui implique, pour une durée de dix ans, de déclarer l'adresse de son domicile tous les trois mois, ainsi que tout changement d'adresse et tout déplacement à l'étranger au moins 15 jours avant le départ. En cas de non-respect de ces obligations, le montpelliérain s'expose à une peine de deux ans de prison supplémentaire et 30 000 euros d'amende.

Lors d'un rassemblement, il avait qualifié l'attaque du 7 octobre d'acte « héroïque » et de « résistance ». Au tribunal, l'homme avait expliqué que ses propos avaient été sortis de leur contexte dans l'extrait vidéo mis en avant sur les réseaux sociaux, à la source de ses ennuis judiciaires. Selon la journaliste Sihame Assbague, présente lors de l'audience le 8 février, Abdel s'est expliqué sur l'usage de l'adjectif « héroïque » pour parler du 7 octobre : il ne faisait pas référence aux tueries de civils mais à des scènes comme celle de la démolition des checkpoints à l'entrée de Gaza. « Il faut se mettre dans la tête d'un Palestinien sous blocus depuis 17 ans », avait-il expliqué.

Abdel n'a pas convaincu le tribunal. Désigner l'attaque comme un « "acte de résistance" revient à émettre un jugement favorable », caractérisant le délit d'apologie du terrorisme, a expliqué la présidente en rendant sa décision.

L'affaire Warda Anwar

Les poursuites pour apologie du terrorisme ont conduit à des situations absurdes. « Si on vous pose une question sur un fait qui n'a pas existé et que vous dites qu'il n'a pas existé, on va vous dire que c'est de l'apologie du terrorisme », résume l'avocate Dominique Cochain en référence à l'affaire de Warda Anwar. Dans une vidéo, cette instagrameuse avait commenté début novembre une fausse information diffusée par les sphères pro-israéliennes, selon laquelle un bébé avait été placé dans un four par des combattants du Hamas. « À chaque fois que je tombe sur l'histoire du bébé qui a été mis dans le four, je me demande s'ils ont mis du sel, du poivre (...), du thym, à quoi ils l'ont fait revenir ? », plaisantait dans sa vidéo la trentenaire. Un enfant, hors champ, abonde dans le même sens disant qu'ils ont sûrement « mis du ketchup sur le bébé rôti ».

Jugée en comparution immédiate, Warda Anwar a été condamnée à une peine de dix mois de prison assortie d'un sursis probatoire pendant 24 mois, à verser 1 000 euros d'amende et 500 euros de frais de procédure à chacune des six associations constituées partie civile, mais aussi à suivre un « stage de citoyenneté » pour s'imprégner des « valeurs de la République ». Lors de son procès, elle a reconnu avoir été « maladroite ». Elle a assuré avoir voulu dénoncer une « propagande » et une « manipulation des médias ». Quand l'une des juges, rapporte l'hebdomadaire Marianne, a demandé à Warda si elle regrettait cette vidéo, après un long silence, la jeune femme a répondu :

Je regrette surtout qu'on n'ait pas eu l'intelligence de la voir comme je voulais le dire. Je ne pense pas avoir fait quelque chose de mal. J'ai été maladroite vu le contexte très tendu, mais je n'avais pas l'intention de faire du mal à qui que ce soit.

L'avocat de l'influenceuse a fait appel de la décision.

Des quatre cas que nous venons d'exposer, seule Nadia a bénéficié d'une relaxe. Elle est aussi la seule dont le procès s'est déroulé sans constitution de partie civile car passé sous les radars médiatiques. Cette discrétion a-t-elle permis au tribunal de se prononcer dans une certaine sérénité ? C'était en tout cas la stratégie adoptée par la défense de l'intéressée. Et elle a fonctionné.

Dans l'affaire de Warda, le député (apparenté Les Républicains) Meyer Habib, proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, est venu tenter de se constituer partie civile. Ainsi, précise l'avocate Dominique Cochain :

Quand on rend public un procès, comme celui de l'influenceuse, cela attire des tas de personnes qui viennent plaider avec des avocats et veulent se constituer partie civile, mais qui en fait n'ont rien à faire là. Ils occupent l'espace et tentent d'influencer. Meyer Habib est venu, il a fait son speech, il a eu sa tribune même s'il n'était pas recevable à se porter partie civile.

Dans cette affaire, Meyer Habib ne pouvait se prévaloir d'aucun « préjudice personnel », a estimé le tribunal qui a rejeté sa demande de constitution de partie civile.

Des procédures en suspens

Ceux qui ont comparu ont vu leur sort fixé rapidement. Toutefois à ce jour, une grande partie des procédures pour apologie du terrorisme reste en suspens. Pour l'avocate Elsa Marcel :

C'est une sorte de troisième voie. Les gens sont convoqués puis n'ont plus de nouvelles. C'est une manière de maintenir une épée de Damoclès sur les personnes en ouvrant une enquête et en laissant le doute planer sur le fait de savoir si le parquet va finir par poursuivre ou abandonner.

Son engagement pour la Palestine a coûté cher à Émilie Gomis. L'ancienne basketteuse de l'équipe de France, ambassadrice des Jeux olympiques de Paris, a « pris la première vague », selon ses mots. Dans la nuit du 9 au 10 octobre 2023, vers 23 heures, elle relaye en story (post éphémère) sur Instagram l'image d'une carte de France avec le drapeau tricolore se couvrant progressivement du drapeau israélien au fil des ans. L'illustration est accompagnée d'une question : « Que feriez-vous dans cette situation ? »

Émilie Gomis lors d
Émilie Gomis lors d'une manifestation en soutien aux Palestiniens de Gaza.

Vers 9 heures du matin, avertie par des messages du mécontentement du cabinet d'Emmanuel Macron, Émilie Gomis supprime son post qui ne sera resté que 10 heures en ligne. Elle poursuit ensuite ses activités d'ambassadrice des JO durant cinquante et un jours, sans qu'il ne se passe rien. Tout bascule le 30 novembre quand le compte pro-israélien Sword of Salomon qui se vante de faire des « signalements » sur X, publie une capture d'écran de la story supprimée et enclenche le rouleau compresseur qui va conduire à la démission forcée de l'athlète de haut niveau de son poste pour Paris 2024.

Rapidement, le Crif reprend le « signalement » et demande, publiquement et en privé, à la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra qu'Émilie Gomis « soit démise de ses fonctions d'ambassadrice de Paris 2024 ». La machine est lancée mais en coulisses, silence radio. « Je voyais ma vie sur les réseaux sociaux. On a voulu me discréditer, m'humilier, on voulait m'éteindre sans que je ne comprenne ce qui m'était reproché », nous confie-t-elle. Émilie Gomis refuse de démissionner sans être entendue. Elle a dû attendre jusqu'au 10 janvier pour avoir la possibilité d'échanger avec sa hiérarchie (et notamment la ministre des sports) lors d'une réunion en visioconférence où on lui a fermement signifié qu'elle devait démissionner pour « manquement à son devoir de réserve ».

Pour couronner le tout, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA) porte plainte contre l'athlète pour apologie du terrorisme. Elle est convoquée au commissariat le 8 février pour être entendue par la police judiciaire. À sa sortie, elle dénonce un « acharnement ». Rencontrée plusieurs semaines plus tard, elle nous assure ne rien regretter de son engagement pour la Palestine. « Prenez-moi tout ce que vous donnez, ce qui compte pour moi, c'est ce qu'on ne peut pas me retirer : ma dignité, mes convictions », lance-t-elle souriante. À cette heure, aucune procédure n'est enclenchée contre Émilie Gomis. Elle est toujours en suspens.

À l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), pour des propos publiés début octobre, les convocations ont commencé à tomber en février et mars, « en même temps que beaucoup d'autres convocations » en France, confie Sarah4. « On a vérifié la date, les procédures ont été lancées le 30 janvier contre des centaines d'individus, de militants et d'organisations politiques », assure-t-elle.

Sur le campus parisien, ils sont six membres du syndicat Solidaires à avoir été convoqués pour un tract diffusé le 8 octobre 2023, dans lequel l'attaque de la veille était qualifiée d'« acte de résistance ». « Toute condamnation de la mort de civils israéliens, sans prise en compte des milliers de Palestiniens assassinés par l'État colonial et des effets d'une occupation longue d'un demi-siècle est vaine et insupportable », pouvait-on lire dans le texte.

Les étudiants syndiqués sont inquiétés plus de quatre mois après la publication de ce libelle. Ils ne s'y attendaient pas : « C'est assez dur parce que même si on n'a rien à se reprocher, qu'on est confiants, quand on voit les condamnations qui tombent, on est quand même assez conscients de l'acharnement dont on peut être la cible », confie Sarah. Pour l'instant, pas de nouvelles d'un potentiel procès :

On ne connaît à peu près rien de la procédure parce que l'enquête est encore en cours. On sait juste que le motif pour lequel on a été convoqués à des auditions libres, c'était apologie du terrorisme en ligne et que le service responsable de la convocation, c'est le groupe de lutte antiterroriste, le GLAT.

Dès le 10 octobre, le président de l'EHESS, Romain Huret, annonce avoir fait un signalement Pharos contre le communiqué et envisage des mesures disciplinaires contre les étudiants. Contacté, il n'a pas répondu à notre sollicitation. Comme le rappelle Mediapart, ce genre de signalements a été encouragé par la ministre de l'enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, qui, le 9 octobre, avait adressé un courrier aux présidents d'université et directeurs d'instituts de recherche les enjoignant de signaler aux procureurs toute « apologie du terrorisme » et « incitation à la haine, à la violence et à la discrimination »5.

Les consignes musclées de Dupond-Moretti

Dans une circulaire du 10 octobre adressée aux procureurs, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti encourage les poursuites en insistant sur le fait que « les propos qui tendent à inciter autrui à porter un jugement favorable sur une infraction qualifiée de terroriste ou sur son auteur, même prononcés dans le cadre d'un débat d'intérêt général et se revendiquant comme participant d'un discours de nature politique » sont constitutifs de l'apologie du terrorisme visée par l'article 421-2-5 du code pénal. Et le ministre ajoute :

La tenue publique de propos vantant les attaques (…) en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique (…) devront ainsi faire l'objet de poursuites.

Cette circulaire est pourtant contradictoire avec une réforme menée par Christiane Taubira quand elle était garde des sceaux. Il s'agissait alors « d'interdire que soient données des instructions de manière trop ciblées au parquet qui n'est pas un organe indépendant et qui obéit au ministère de la justice », rappelle Maître Cochain. Pourtant le ministère « continue de le faire en donnant des instructions qui ciblent précisément et exclusivement les individus qui critiquent la politique israélienne », développe l'avocate. De son point de vue, la circulaire Dupond-Moretti s'inscrit

dans la continuité des circulaires qui ont été pondues des années durant sur l'appel au boycott d'Israël. En résumé, si vous voyez passer des appels au boycott de produits japonais, chinois, anglais, vous ne poursuivez pas mais pour le boycott des produits israéliens, vous poursuivez. Et là c'est un peu dans la même veine.

Cette circulaire a encouragé les procureurs à ouvrir des procédures et à entamer des poursuites « là où ils ne le feraient pas habituellement », abonde Arié Alimi, avocat de Jean-Paul Delescaut. Maître Alimi ajoute :

En plus, les critères retenus par cette circulaire sont plus larges que l'appréciation traditionnelle de l'apologie du terrorisme par les juridictions. En gros, on a dit aux procureurs : vous pouvez y aller même lorsqu'on est limite, voire lorsqu'on n'y est pas. Ouvrez les procédures, même si on ne poursuit pas, ça va calmer les esprits. On est dans le père Fouettard.

Le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin a également multiplié les saisies du procureur au dernier trimestre 2023, notamment contre le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ou la députée LFI Danièle Obono. Selon les informations de Mediapart, entre le 7 octobre et le 31 décembre 2023, le pôle national de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris a reçu 385 signalements de ministres, députés, toutes personnes pouvant le faire, en lien exclusivement avec le conflit au Proche-Orient.

Du délit de presse à la loi Cazeneuve

Les poursuites pour apologie du terrorisme s'inscrivent dans le cadre de la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 qui a extrait l'infraction d'apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse du 29 juin 1881 pour l'inscrire dans le code pénal et en durcir le régime. La peine encourue, initialement de cinq ans d'emprisonnement, est portée à sept ans et 100 000 euros d'amende lorsque les propos visés sont tenus sur Internet. Le délai de prescription est en outre allongé d'un à trois ans. Il est aujourd'hui de six ans, après l'entrée en vigueur d'une loi en 2017 allongeant les délais de prescription en matière pénale.

Depuis la loi séparatisme de 2021, il est également possible d'inscrire le condamné pour apologie du terrorisme au fichier judiciaire des auteurs d'infractions terroristes FIJAIT. Une telle condamnation peut aussi justifier le retrait du statut de réfugié. La loi Cazeneuve de 2014 a par ailleurs permis de faciliter le placement en garde à vue et la comparution immédiate, ce qui a multiplié de manière spectaculaire le nombre d'affaires, passant de moins d'une condamnation par an à des centaines depuis 2015, selon Mediapart6.

La politique des gouvernements français successifs a cependant suscité de nombreuses inquiétudes. Défenseur des droits, Jacques Toubon fustige en 2017 une loi dont la mise en œuvre conduit à un « fiasco judiciaire » qui plonge dans « un flou incompatible avec la liberté d'expression et d'information »7. L'ancien garde des sceaux, issu de la droite, met alors en garde contre une « sorte de “ciblage” d'une partie de la population ». En 2022, saisie par l'ancien membre du groupe Action directe, Jean-Marc Rouillan, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) condamne la France, estimant que cette loi sur l'apologie du terrorisme porte une atteinte excessive à la liberté d'expression, « l'une des conditions essentielles » du progrès et de l'épanouissement de chacun dans une société démocratique, y compris si les idées « heurtent, choquent, inquiètent »8. Amnesty International ne dit pas autre chose : « Le délit d'apologie du terrorisme est trop souvent utilisé pour réduire au silence les expressions pacifiques de solidarité avec les Palestiniens et Palestiniennes » tout en créant un « effet dissuasif ».

Selon Maître Cochain, « l'apologie du terrorisme » pourrait connaître le même sort que l'appel au boycott des produits israéliens. Le 11 juin 2020, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui affirmait que l'appel au boycott relevait de la liberté d'expression et devait donc être protégé. « Il pourrait en être de même concernant bon nombre d'accusations d'apologie du terrorisme qui ont, en réalité, pour but de porter atteinte à la liberté d'expression en instrumentalisant la loi », estime l'avocate.

30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s
30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s'exprime lors du rassemblement de La France insoumise « contre la criminalisation des voix de la paix », porte de Clichy à Paris, en réaction à sa convocation devant la police, et celle de Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI, pour « apologie du terrorisme ».
LFI

Le rôle déterminant des parties civiles

Derrière les poursuites pour apologie du terrorisme, il y a des organisations pro-israéliennes qui portent plainte où se constituent partie civile comme le Crif, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA), des organisations locales communautaires ou l'Organisation juive européenne (OJE). Cette dernière, particulièrement active sur ces dossiers, est à l'origine des poursuites contre des dizaines de personnalités dont l'humoriste Guillaume Meurice (affaire classée sans suite), le footballeur Youcef Atal (condamné à huit mois avec sursis), Jean-Luc Mélenchon, les députées insoumises Mathilde Panot et Danièle Obono, ou la juriste franco-palestinienne Rima Hassan. Comme le note Check News, cette organisation « regroupe principalement des avocats » et sa présidente Muriel Ouaknine Melki a des liens étroits avec les services de renseignement israéliens. Sollicitée, l'OJE n'a pas répondu à nos questions.

Certaines organisations, comme Jeunesse française juive (JFJ) qui se félicite d'avoir fait condamner Jean-Paul Delescaut de la CGT et poursuit plusieurs dizaines de personnalités pour apologie du terrorisme, ont été créées le 7 octobre 2023. N'ayant pas cinq années d'existence, JFJ n'a pas la possibilité de se constituer partie civile mais peut déposer plainte, et ne s'en prive pas. « Notre démarche est d'inciter la justice française à se positionner clairement quant aux propos faisant l'apologie du terrorisme », nous assure Raphaël Attia-Pariente, porte-parole de la JFJ. Il revendique « des centaines d'adhérents bénévoles » et assure que la volonté de JFJ « n'est pas de censurer qui que ce soit ». « Avoir de la sympathie pour les souffrances avérées et incontestables du peuple palestinien n'est pas un crime », développe Raphaël Attia-Pariente.

Selon lui,

À l'évidence, la France vit actuellement une vague d'antisémitisme comme rarement dans son histoire. La violence qui touche les juifs français nous semble être la conséquence directe des discours qui diabolisent Israël. Par conséquent, l'antisionisme fanatique devient de facto un problème français.

Des professionnels sous pression

Outre les procédures judiciaires, les pressions professionnelles ne sont pas en reste concernant ceux qui critiquent Israël en France. Le sort de plusieurs avocats en exercice est actuellement examiné par la commission de déontologie en vue d'une saisie (ou pas) de la commission disciplinaire. Cela fait suite à des plaintes ordinales, autrement dit la saisie de l'Ordre des avocats par un confrère contre un confrère. Sont pointés les devoirs déontologiques de modération, de retenue et de délicatesse de la fonction.

L'un des avocats concernés ayant requis l'anonymat avoue être inquiété pour des publications sur les réseaux sociaux critiquant Israël de manière véhémente :

Avec ce qui se passe en Palestine, c'est la première fois où je me suis dit qu'on ne peut pas laisser l'espace médiatique être occupé par les pro-israéliens. Je trouve qu'Israël est un État qui se comporte comme un voyou depuis des décennies dans une impunité absolument totale et je ne vois pas pourquoi moi, je n'aurais pas le droit de parler.

L'anthropologue Véronique Bontemps est chercheuse au CNRS dans une unité en partie sous tutelle de l'École des hautes études en sciences sociales. À l'EHESS, elle est référente d'un séminaire de recherche sur les sociétés palestiniennes depuis plus de dix ans. Le 8 octobre, alors qu'elle est, selon ses mots, « très secouée par les attaques de la veille et par l'incertitude dans laquelle nous étions plongés », les étudiants de la section Solidaires demandent à Véronique de diffuser sur une liste d'e-mails interne à l'école le fameux communiqué qui leur vaudra leur convocation au poste. La chercheuse lit le communiqué en diagonale et le diffuse.

Immédiatement, elle reçoit des messages incendiaires de collègues qu'elle ne connaît pas personnellement et qui vont jusqu'à lui dire qu'elle a de la sympathie pour Daech, qu'elle est médiocre, qu'ils ont honte d'appartenir à la même institution qu'elle, etc. En relisant le communiqué à tête reposée, Véronique estime que le ton n'était pas approprié et qu'elle n'aurait pas écrit les choses de la même manière. Elle maintient que l'histoire n'a pas commencé le 7 octobre mais envoie un message disant qu'elle n'est pas l'auteure de ce communiqué et qu'elle condamne la mort de tous les civils.

En décembre, la direction du CNRS lance une procédure disciplinaire à son encontre pour « apologie du terrorisme », « incitation à la haine raciale » et « manquement au devoir de réserve ». Après une longue attente, elle apprend en février qu'elle a écopé d'un avertissement de la part du CNRS pour le manquement à son devoir de réserve. Cette affaire a eu pour conséquence que Véronique Bontemps, éminente spécialiste de la Palestine, a refusé toutes les interventions auxquelles elle a été conviée après le 7 octobre :

Tout a été fait pour m'intimider, et ça a fonctionné. Je me suis dit que quoi que je dise, quelqu'un allait déformer mes propos et m'attaquer encore.

Rami Selmi est un médecin franco-palestinien, originaire de Gaza. Radiologue à Marseille, il pratique en France depuis 2006. Le 22 janvier 2024, il est convoqué par le conseil départemental de l'Ordre des médecins après une lettre envoyée par l'Observatoire juif de France adressée deux mois plus tôt. Dans les annexes envoyées avec la lettre figurent des captures d'écran de la page Facebook de Rami Selmi, où il écrivait : « Luttons contre le génocide du peuple palestinien commis par Israël », ou encore des photos de cadavres d'enfants victimes de cette guerre, rapporte La Marseillaise9. « Je ne comprends toujours pas ce qu'on me reproche », livre Rami au média local, disant qu'il se serait plutôt attendu à un soutien de la part du conseil de l'Ordre des médecins car sa famille a subi de lourdes pertes humaines dans cette guerre. « J'attendais aussi que ce conseil apporte son soutien aux médecins palestiniens et aux soignants victimes de l'armée israélienne sur place », a-t-il ajouté.

Et l'apologie des crimes israéliens ?

De très nombreux commentateurs pro-israéliens ont tenu des propos insultants ou minimisant la souffrance infligée aux Palestiniens, pour la plupart des habitués des plateaux télés comme Meyer Habib (qualifiant le peuple palestinien de « cancer »), Caroline Fourest, Céline Pina ou le twittos Raphaël Enthoven. Quelles marges de manœuvres les organisations sensibles à la cause palestinienne ont-elles sur le plan juridique pour dénoncer des apologies de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de génocide ? Pour Maître Marcel,

Le crime de guerre, le génocide, il faut qu'ils soient reconnus d'un point de vue juridique pour en dénoncer l'apologie. C'est toute la différence avec l'apologie du terrorisme qui est vraiment très pratique de ce point de vue.

Ceux qui considèrent qu'il y aurait un deux poids deux mesures sont ainsi confrontés au fait que le Hamas est désigné comme organisation terroriste par l'Union européenne tandis qu'Israël, non. Le droit international a été construit par les puissances occidentales de telle sorte qu'on ne puisse évidemment pas poursuivre aussi facilement Israël pour des crimes de guerre commis sur les Palestiniens qu'un citoyen en France affirmant que le Hamas, c'est de la résistance.


1Christophe Ayad, « Le conflit Israël-Hamas s'invite dans les tribunaux français : de plus en plus de procédures pour apologie du terrorisme », Le Monde, 2 mars 2024.

2Le prénom a été changé.

3Laurent Gallien, « Quatre mois de prison avec sursis requis pour apologie de terrorisme à l'encontre d'un élu d'Échirolles », France Bleu Isère, 20 février 2024.

4Le prénom a été changé.

5Mathieu Dejean, Lucie Delaporte, Mathilde Goanec, Dan Israel et Manuel Magrez, « Apologie du terrorisme : Mathilde Panot convoquée, dernière d'une longue liste », Mediapart, 23 avril 2024.

6op.cit.

7Jean-Baptiste Jacquin, « Jacques Toubon : le projet de loi antiterroriste est “une pilule empoisonnée” », Le Monde, 23 juin 2017.

8Jean-Baptiste Jacquin, « Affaire Jean-Marc Rouillan : la CEDH condamne la France pour violation de la liberté d'expression », Le Monde, 23 juin 2022.

9Philippe Amsellem, « Je ne comprends pas ce qu'on me reproche », La Marseillaise, 22 janvier 2024.

08.05.2024 à 06:00

Correspondante en Palestine. « Le but est de nous garder hors-jeu »

Clothilde Mraffko

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Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place. Depuis plus de (…)

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Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place.

Depuis plus de sept mois, les journalistes qui travaillent sur Gaza sont privés d'accès au terrain. L'État israélien interdit aux médias étrangers de se rendre dans l'enclave palestinienne, toujours considérée par l'Organisation des Nations unies (ONU) comme un territoire occupé par Israël, même après le retrait unilatéral décidé en 2005 par le premier ministre de l'époque, Ariel Sharon.

Quiconque s'est déjà rendu à Gaza n'a de doute sur la réalité de cette occupation. On ne voyait pas de soldats ni de colons israéliens au coin des routes, cependant Israël contrôlait les cieux. En permanence, résonnait le bourdonnement des drones, encore plus obsédant la nuit lorsqu'ils volaient à basse altitude. Les pêcheurs gazaouis qui tentaient de s'aventurer au-delà du périmètre autorisé par l'armée – sans cesse modifié – se faisaient tirer dessus par la marine israélienne. Et les agriculteurs risquaient de se prendre une balle s'ils s'aventuraient trop près de la barrière séparant Gaza du territoire israélien. Depuis le 9 octobre, l'enclave est coupée du monde par Israël qui laisse entrer une infime partie de l'aide humanitaire, bien trop insuffisante.

À Erez, une fouille minutieuse et souvent humiliante

Avant octobre 2023, les journalistes étaient parmi les rares à pouvoir visiter Gaza, sous blocus israélien depuis 2007. Non sans difficulté, il fallait obtenir une carte de presse israélienne, délivrée par le bureau gouvernemental de presse, qui convoquait parfois les reporters dont il n'appréciait pas beaucoup le travail pour une « discussion », avant la remise en main propre du précieux sésame. Il fallait aussi obtenir un permis auprès du Hamas. Un reportage réalisé un peu trop près du grillage séparant Gaza d'Israël sans avoir demandé d'autorisation préalable m'a valu quelques invitations à prendre un café au ministère de l'intérieur à Gaza. Dans l'enclave palestinienne, nous devions être systématiquement accompagnés d'un fixer : un journaliste gazaoui qui nous ouvrait les portes et son carnet d'adresses.

Aller à Gaza était donc coûteux. On s'y rendait en général plusieurs jours, pour une série de reportages. Le terminal d'Erez, point de passage entre Israël et Gaza, n'était ouvert qu'en semaine jusqu'à 15 heures, et fermait pendant les fêtes juives. Au retour, les journalistes subissaient une fouille minutieuse et souvent humiliante : depuis leurs bureaux vitrés en hauteur, des soldats israéliens nous donnaient des ordres par interphone. En bas, avec nous, les employés du checkpoint étaient tous arabes.

Les Palestiniens étaient encore plus malmenés. Nombre d'entre eux étaient de surcroît malades, car c'était l'un des rares motifs justifiant d'obtenir un permis de sortie par Erez. J'ai ainsi vu de mes propres yeux une vieille femme en chaise roulante obligée de passer un tourniquet debout, soutenue par les employés du terminal. Après avoir passé le contrôle, nos affaires nous étaient rendues éparpillées. Certains retrouvaient du matériel cassé ou s'étaient fait voler des produits de beauté.

Une couverture désincarnée

Ce n'est pas la première fois qu'Israël bombarde à huis-clos. Depuis mon arrivée à Jérusalem en 2018, dès qu'une opération militaire dure plus de quelques heures, Erez se retrouve fermé. Mais ce qui est inédit, en revanche, c'est la durée. Sept mois. Ma dernière visite à Gaza remonte à juin 2023. Pour une fois, j'avais un peu de temps. Je réalisais un reportage sur la coopération culturelle et, contrairement à mes dernières visites en mai 2021 et août 2022, l'enclave vivait une période d'accalmie relative.

De nouveaux restaurants et cafés avaient ouvert sur la corniche. À l'hôtel Deira, des étudiantes fêtaient leur diplôme de master, dansant et riant sur des tubes égyptiens à la mode, face à la mer. Le matin, les coups de sifflet des maîtres-nageurs résonnaient sur les plages. Ils envoyaient des troupes de petits garçons en short et maillot de corps, affronter les vaguelettes de la Méditerranée. Depuis un an, la mer était propre, grâce à des travaux sur les infrastructures, financés par les bailleurs internationaux. Des souvenirs qui contrastent violemment avec les images parvenant de Gaza aujourd'hui. Désormais seuls sur le terrain, les journalistes palestiniens accomplissent une minutieuse documentation dans des conditions dantesques, payant parfois de leur vie ce travail essentiel.

Une partie de moi ne réalise pas l'ampleur des dévastations. La distance rend certaines réalités moins tangibles. C'est le but : nous garder hors-jeu. Qu'on ne sente pas, qu'on ne vive pas dans notre chair l'horreur des massacres israéliens à Gaza. Malgré tous les efforts déployés, notre écriture reste désincarnée. Il y a des événements qu'on ne voit pas. Depuis des mois, on est submergé de récits terribles et on manque de temps pour tout confirmer et documenter. Parfois, les informations sont vérifiées plus tard, alors que la machine médiatique est déjà passée à autre chose. D'autres fois il est impossible, en quelques minutes au téléphone, d'aborder certains sujets. Quel parent raconterait à une inconnue au bout du fil ce qu'il ressent après avoir enterré le corps déchiqueté de son enfant ? Un ami gazaoui sorti de l'enclave me confiait le mois dernier : « Ce que je vois dans les médias ne reflète pas le dixième de ce que nous avons vécu. »

Les bombes israéliennes hors champ

Cette distance crée un déséquilibre. Après le 7 octobre, des envoyés spéciaux du monde entier ont été dépêchés en Israël pour couvrir les crimes du Hamas et des combattants palestiniens dans les kibboutz. Pendant de longues heures, ils ont interviewé les rescapés, photographié les lieux, les mémoires. À Tel-Aviv, ils ont enchaîné les directs sous le feu des roquettes palestiniennes. Les bombes israéliennes, même lorsqu'elles anéantissent une famille entière en quelques secondes sont restées, elles, majoritairement hors champ, faute de journalistes étrangers sur place. La fumée des explosions, le bruit, la peur dans l'enclave palestinienne n'ont pas saturé les écrans occidentaux.

Ceux du monde arabe, en revanche, si. Car les images existent : nos consœurs et confrères palestiniens réalisent un travail remarquable. Les images sont, pour beaucoup, atroces. Elles alimentent une grande partie de nos articles. Ces journalistes sont nos yeux et nos oreilles sur place, les seuls témoins des massacres en cours. Leur courage est immense et ils devraient être davantage sollicités par les médias occidentaux. Le discrédit que certains cherchent à attacher à leur travail, sous le seul prétexte qu'ils sont Gazaouis, devrait être dénoncé avec force.

Car les Palestiniens documentent avec précision leur propre histoire. Pourtant souvent, elle n'est exposée que lorsque d'autres, non-Palestiniens, s'en emparent pour l'analyser. Ainsi, les récits de la Nakba (la catastrophe), l'exode de 900 000 Palestiniens avant et après la création d'Israël en 1948, ont émergé notamment après le travail des « nouveaux historiens » israéliens qui, dans les années 1980, ont exhumé des archives israéliennes et britanniques documentant cette période. Depuis longtemps, les Palestiniens avaient déjà compilé les récits des réfugiés, sans rencontrer le même écho.

Une analyse clé en main

De même, pour documenter ce qui se passe en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, les médias occidentaux s'appuient beaucoup sur des sources israéliennes : sécuritaires, politiques ou médiatiques. En Israël, la presse écrite est relativement libre bien que très orientée, à l'exception de quelques publications, notamment le quotidien Haaretz. Les journaux israéliens sont facilement accessibles : une partie sont traduits en anglais. L'équivalent côté palestinien n'existe pas. En anglais, la chaîne qatarie Al-Jazeera est la plus exhaustive. Aujourd'hui, sa couverture de Gaza est unique, avec des reporters presque partout et une large variété de sources. Elle n'est pas locale, mais elle est née de la volonté de placer la question palestinienne au centre de sa couverture. Sa présence en Israël est mise en cause : le 1er avril dernier, le parlement israélien a voté une loi permettant d'interdire la diffusion en Israël de médias étrangers portant atteinte à la sécurité de l'État, ce que le gouvernement israélien vient de faire pour Al-Jazeera. Les autres médias sont en arabe, comme Arab 48, le journal en ligne des Palestiniens citoyens d'Israël, l'un des rares à couvrir l'actualité israélienne et palestinienne avec des analyses et des actualités factuelles.

De manière générale, trouver des informations côté israélien est relativement facile : les numéros de téléphone des responsables et porte-paroles gouvernementaux sont accessibles sur un site internet référencé. Le bureau gouvernemental de presse publie des extraits de discours des responsables politiques et organise des tours thématiques en Israël ainsi que dans les colonies. D'autres organismes proposent des visites de terrain aux journalistes étrangers et des visioconférences en anglais avec des chercheurs, professeurs ou anciens responsables de l'armée.

Dans l'urgence médiatique, lorsque l'article est à rendre dans deux heures, recueillir une analyse « clé en main » sur une actualité qui vient de tomber est évidemment bien pratique. À mon arrivée dans le pays, l'un des premiers courriers électroniques reçus émanait de l'organisation Israel Project1qui n'existe plus aujourd'hui. À l'époque, ce lobby mettait en contact les journalistes avec toutes sortes d'experts et responsables politiques. Israel Project organisait des soirées « whisky et sufganiyot » (beignets dégustés lors de la fête juive de Hanoukka), en plus de visites dans le pays. À une période, celles-ci se faisaient en hélicoptère pour « comprendre la géographie d'Israël », pays pourtant bien plus petit que la France.

La chronique des morts palestiniennes dans l'indifférence du monde

Avant le 7 octobre, la communauté internationale avait embrassé la marginalisation de la question palestinienne orchestrée par Israël. Les manifestations monstres qui secouaient le pays depuis le début de l'année 2023 intéressaient bien davantage les rédactions. Peu de médias parlaient de la répression féroce de l'armée israélienne en Cisjordanie, depuis une série d'attentats en Israël au printemps 2022 et l'émergence de poches de résistance dans différentes villes comme Naplouse ou Jénine. En juin 2023, au cours de quelques semaines, j'avais couvert l'assassinat d'un petit garçon de deux ans et demi, Mohamed Tamimi, par un sniper israélien devant chez lui, à Nabi Saleh, dans le centre de la Cisjordanie. Un jeune Palestinien, Omar Jabara, avait également été tué d'une balle dans la poitrine par la police israélienne alors qu'il tentait de défendre son village, Turmus Ayya, aux alentours de Ramallah, contre une attaque de colons particulièrement violente. Mon travail consistait à tenir la chronique des morts palestiniennes, dans l'indifférence du monde. Cumulés, le nombre de personnes tuées atteignait des niveaux inégalés depuis des années. Cependant au jour le jour, certains passaient sous les radars, et l'effet de masse était effacé.

Probablement l'un des plus scrutés, le récit médiatique sur la Palestine est façonné par des poncifs qui brouillent la réalité sur le terrain. Après quelques semaines à Jérusalem et quelques lectures, il apparait vite évident que décrire la situation comme un « conflit entre deux parties » est totalement inopérant. Il s'agit bien d'une situation coloniale, avec un État colon et un peuple colonisé, privé de son droit à l'autodétermination. Que signifie donc le concept de « coexistence » au sein même de la société israélienne, alors qu'ONG israéliennes et internationales ont documenté une situation d'apartheid ?

Ces dernières semaines, le récit autour de Gaza tend à se cristalliser autour de la question humanitaire. On invite des travailleurs d'ONG à répondre à l'armée israélienne en plateau plutôt que de laisser la parole aux Palestiniens. Ces derniers sont des abstractions, ils sont dépolitisés. Rapporter leurs voix, les replacer au centre du récit et leur donner une importance vaut d'être taxé de militante. Une manière de décrédibiliser le travail effectué, présenté comme forcément partial et hors du cadre de « l'objectivité journalistique ».

Un travail sous pression

Lorsqu'on se trouve sur le terrain, certains biais deviennent évidents. Ainsi, depuis des décennies, dans le récit médiatique dominant, les Palestiniens « meurent » ou « périssent » quand les Israéliens sont « tués ». En 2021, alors que des foules de jeunes hommes prenaient la rue, parfois violemment, pour affirmer leur identité palestinienne tout en étant détenteurs d'un passeport israélien, ils étaient partout décrits comme des « Arabes israéliens ». Eux se percevaient comme « Palestiniens citoyens d'Israël ». C'est donc ainsi que je l'ai écrit dans mes articles, parce que cette désignation contient une revendication identitaire — celle d'être Palestinien. Perçue par Israël comme une menace, elle a déclenché une avalanche de réactions indignées à mon encontre, dont une série de tweets d'un représentant des autorités israéliennes. Pourtant, qui sont ces 20 % d'Israéliens, s'ils ne sont pas les descendants de Palestiniens restés sur leurs terres au moment de la Nakba, et ayant de cette façon obtenu la citoyenneté israélienne ?

Dans une tour du sud de Jérusalem, une armada d'employés du bureau gouvernemental de presse israélien épluchent soigneusement les productions des médias internationaux sur Israël, en langue originale. Puis, un de leurs représentants vient se plaindre de l'utilisation de tel ou tel terme, dénonce un « manque d'éthique journalistique » ou remet en question des informations, parfois sur X (ex-Twitter), parfois directement par email, sans toujours mettre l'auteur en copie mais en s'adressant directement à sa hiérarchie. En 2018, l'ambassadrice d'Israël en France avait demandé par écrit à la direction de France Télévisions d'annuler la diffusion d'un reportage d'Envoyé spécial consacré aux milliers de manifestants blessés par les balles des snipers israéliens le long de la barrière séparant Israël de la bande de Gaza lors de la « marche du retour ». La chaîne publique n'avait néanmoins pas cédé.

Des sites internet effectuent également ce travail de surveillance, en publiant des articles à charge contre des reportages ou des analyses. Aux États-Unis, les plus puissants sont Canary Mission ou Camera. En France, à une échelle bien plus modeste, le site internet InfoEquitable du journaliste de France Télévisions Clément Weill-Raynal décortique les productions de médias francophones. Ces pressions ne sont pas sans conséquence. Certaines rédactions cèdent, modifient ou s'abstiendront la prochaine fois. Inconsciemment aussi, parfois, s'insinue l'autocensure.

La pression s'est étendue aux organisations humanitaires et aux universitaires. Souvent, sous un article à propos de Gaza posté sur internet, certains écrivent : « Et les otages ? » Une assignation à la symétrie, comme si les souffrances des Palestiniens devaient être ramenées à celles des Israéliens, constamment. Cette question fait écho à une autre, que m'ont posée beaucoup d'Israéliens depuis cinq ans : « Pourquoi vous n'écrivez pas sur le génocide ouïgour ou le Soudan ? » Comme si les crimes commis ailleurs dédouanaient les crimes commis ici. « J'ai choisi de travailler à Jérusalem, c'est de cet endroit dont je parle », leur répondais-je.


1Lire Alain Gresh, « Propagande et désinformation à l'israélienne I », Nouvelles d'Orient, 13 janvier 2010.

08.05.2024 à 06:00

« À Rafah, la guerre a recommencé »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mardi 7 mai 2024. Durant (…)

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Texte intégral (3161 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 7 mai 2024.

Durant la journée de lundi, alors que les gens attendaient une bonne nouvelle depuis Le Caire1, les sentiments ont évolué d'heure en heure. Au début, c'était l'inquiétude. Après, il y a eu de la joie. Et ça s'est terminé dans la peur et la tristesse.

Le matin, il y a eu les appels et les tracts lancés sur Rafah par les Israéliens. Comme vous le savez, ces derniers ont divisé Gaza en plusieurs blocs avec des numéros. Et ils ont demandé aux déplacés de quitter une partie de ces blocs. La majorité de la population de la ville a aussi reçu des messages vocaux sur les téléphones, même ceux qui n'étaient pas dans les zones concernées. Et là, c'était vraiment la panique, et surtout la question : où aller ? Est-ce qu'on voulait vraiment partir ? On attendait ce moment tout en se disant qu'il n'allait jamais arriver. Mais les déplacés qui sont dans ces zones, surtout ceux qui ont été chassés de la ville de Gaza, ont déjà vécu ce genre de menace, ils ont vu l'ampleur de l'occupation israélienne. Ils savent ce qu'il se passe quand les Israéliens mènent une incursion. Certains ont donc commencé à chercher un camion à louer, pour prendre le maximum d'affaires.

Faire des réserves, si jamais le terminal ferme

Ce qui a augmenté la panique des gens, c'est que les Israéliens n'ont pas fixé d'ultimatum. Fallait-il partir dans l'heure, ou tout de suite ? Deux heures après environ, les bombardements et les raids aériens ont commencé. Ils ont continué alors que les gens tentaient de fuir. C'est la stratégie des Israéliens pour obliger les gens à partir.

Or, dans ces zones qu'on est censé évacuer, il y a trois lieux importants. D'abord le terminal de Rafah, par où passent les marchandises et surtout l'aide humanitaire ; c'est par là aussi que les gens peuvent sortir, et parmi eux les blessés et les malades qui doivent se faire soigner en Égypte ou ailleurs. Ensuite, l'hôpital principal de Rafah, considéré comme un grand établissement à l'échelle de la ville alors que c'est juste un département de l'hôpital principal de Gaza, Al-Shifa, qui a été complètement détruit. Enfin, il y a le terminal de Kerem Shalom, fermé depuis deux jours. Si tout cela continue, il y aura une vraie crise humanitaire également dans le sud. Déjà avec le peu de camions qui passent, il y a la malnutrition et la famine, surtout dans la partie nord de la bande de Gaza. Et maintenant, les prix ont explosé à nouveau. En seulement une demi-journée, les prix ont été parfois multipliés par 20. Le kilo de sucre qui était à 12 shekels – ce qui était déjà cher par rapport à son prix d'avant la guerre, 4 shekels – est passé à 80 shekels. Le kilo de tomates qui était à 8 shekels en vaut tout à coup 19. Et les gens ne peuvent pas faire de réserves, parce que c'est trop cher.

De plus, il n'y a plus de cash. Personnellement, j'avais toujours un peu d'argent de côté pour les urgences. Mais là, je n'ai plus assez de liquide pour faire des économies, je dois tout dépenser. Exemple : un paquet de couches de 36 pièces qui était à 40 shekels en vaut maintenant 200. J'ai été obligé d'acheter deux paquets pour mon fils parce que je sais que si le terminal reste fermé, il n'y aura plus de couches. Je suis allé aussi dans les pharmacies pour faire des réserves de médicaments. Jusqu'ici, mes amis qui sont en France ou ailleurs m'envoient des médicaments, surtout pour les enfants. Or, si le terminal est fermé pendant un bon moment, je ne pourrai plus recevoir de colis. Et comme tout le monde a eu le même réflexe, les pharmacies sont désormais vides.

Il y aura toujours une riposte

Il y a 1,5 million de personnes à Rafah. Et tout le monde veut faire sa réserve de médicaments. Ces derniers temps, on était un peu plus à l'aise à Rafah, comme je l'ai déjà raconté dans ce journal, et voilà que ça reprend. C'est de nouveau comme dans la première semaine de la guerre, où tout était fermé et où on ne trouvait plus rien.

À la fin de la journée, l'annonce est tombée : le Hamas accepte la proposition américaine et égyptienne. Soudain, les visages se sont métamorphosés, ils ont perdu leur pâleur et leur expression d'inquiétude, de peur de l'avenir, pour laisser à la place à une explosion de joie. Les gens sont descendus dans la rue. Ils applaudissaient, faisaient la fête, surtout dans les écoles où il y avait les déplacés. Pour eux, la fin de la guerre voulait dire le retour chez eux. On savait que ce n'était pas fini mais on était heureux, les gens avaient envie d'entendre quelque chose de positifs après cette journée d'inquiétude, de peur et de morts. Tout le monde sait que Nétanyahou ne veut pas arriver à un cessez-le-feu, mais le Hamas a joué intelligemment. Il a lancé la balle dans le camp israélien en disant : maintenant ce n'est pas eux qui bloquent l'accord.

Si on veut parler stratégie, parlons de ce qui s'est passé la veille, et des tirs de roquettes du Hamas sur Kerem Shalom2. Les Israéliens justifient l'incursion à Rafah par cette attaque du Hamas contre une base militaire proche du terminal – et non contre le terminal lui-même, comme beaucoup le répètent. Bien sûr, les Israéliens attendaient cette occasion pour dire au monde entier : regardez, le Hamas ne veut pas d'un cessez-le-feu ! Des soldats ont été tués, il faut absolument que nous entrions à Rafah pour éradiquer les quatre ou cinq bataillons de la branche armée du Hamas qui s'y trouvent ! Mais quelques heures plus tard, le Hamas acceptait les termes des négociations.

Les tirs sur Kerem Shalom font partie de la politique habituelle du Hamas, pour dire à Nétanyahou qu'il doit toujours prendre en compte la possibilité d'une riposte. Il bombarde Rafah tous les jours, de façon de plus en plus intense depuis un mois, et il est en train d'assassiner des dirigeants : un chef militaire du Jihad islamique, ainsi que d'autres cadres et leurs familles avec eux. De nombreux civils sont morts.

Le Hamas a riposté à ces attaques. Et c'était un message adressé aux Israéliens : ce n'est pas parce que vous bombardez Rafah qu'on ne peut rien faire. C'était politiquement bien joué par de la part du Hamas.

Que la machine de guerre s'arrête

Je crois que Nétanyahou va subir beaucoup de pression, mais qu'il va se montrer aussi malin que le Hamas. Ce qui se passe aujourd'hui, ce n'est pas seulement un affrontement militaire, c'est aussi une bataille politique où chacun veut marquer des points. Je crois que Nétanyahou pourrait saisir cette chance pour dire à son opinion publique et à ses partenaires d'extrême droite que le Hamas a cédé parce que l'armée était entrée à Rafah. D'un autre côté, il pourrait faire croire qu'il ne va pas occuper toute la ville de Rafah, qu'il met juste un peu de pression. Et comme ça tout le monde est content.

Je ne parle pas ici de la population, parce qu'elle n'est pas du tout contente de ce qu'il se passe. Les gens ont applaudi la possibilité d'un cessez-le-feu, mais ça ne veut pas dire que c'est la grande joie, seulement qu'ils veulent que la machine de guerre s'arrête.

Ainsi, on est dans un moment où les deux parties peuvent sortir gagnantes, en annonçant à leur opinion publique qu'elles ont gagné et qu'on peut arrêter la guerre.

Mais revenons à la journée de lundi. À 23 heures, les habitants de Rafah ont appris que l'offensive terrestre avait commencé. Et tout a changé. La peur est revenue, les gens ont commencé à paniquer à nouveau. Et ce matin, quand je me suis réveillé, j'ai vu beaucoup de gens se préparer à partir, et pas seulement dans les « zones d'évacuation ».

Beaucoup de déplacés qui étaient à l'ouest de la ville de Rafah sont en train de se diriger vers le centre de la bande de Gaza. Beaucoup de mes amis sont partis pour Deir El-Balah ou Zawaida, parce qu'ils veulent anticiper, ne pas attendre la dernière minute. Surtout que si 1,5 million de personnes se mettent en marche, on ne va pas trouver de place, même dans la rue.

Un grand massacre pour faire fuir la population

Les gens pensent qu'il vaut mieux partir maintenant pour trouver un bout de terrain où installer ses tentes. Ils ont un peu raison parce que les Israéliens vont probablement appliquer leur méthode habituelle : le terminal de Rafah est fermé, Kerem Shalom est fermé, et les chars sont présents sur l'axe de Philadelphie, entre la bande de Gaza et l'Égypte, au sud. À l'ouest du terminal de Rafah, il y a de très nombreux déplacés dans des camps de fortune. Si les Israéliens arrivent jusque-là, il y aura beaucoup de massacres.

La technique israélienne est bien connue : commettre un grand massacre au début, pour que tout le monde ait peur et fuie. Après quoi, le terrain sera libre et les Israéliens pourront aller jusqu'au bout. Et ainsi, ils pourront réaliser leur objectif, et encercler toute la bande de Gaza.

Le nord de la bande de Gaza est encerclé, l'Est est encerclé, l'Ouest c'est la mer, et maintenant c'est le Sud. Les Israéliens tiennent maintenant toutes les portes d'entrée et de sortie de la bande de Gaza.

Déjà, même quand le terminal entre Rafah et l'Égypte était ouvert, personne ne pouvait entrer ni sortir sans l'accord des Israéliens. Les camions d'aide étaient d'abord fouillés à Kerem Shalom avant de passer par Rafah. Les humanitaires devaient avoir l'autorisation des Israéliens, ce qu'on appelle le cogat, (Coordination of Government Activities in the Territories). Pour les transferts de patients ou de blessés, pour les doubles nationalités et même pour ceux qui avaient payé 5 000 dollars à une compagnie égyptienne, il fallait l'accord des Israéliens. Les Égyptiens ne laissaient sortir aucune personne « listée » par Israël. Les Israéliens n'étaient pas présents mais ils contrôlaient tout. Mais maintenant il y a une présence physique, il y a des chars, et surtout il y a les drapeaux.

Je ne sais pas si vous avez vu ces images, mais les Israéliens font exprès de montrer les emblèmes de l'armée ou d'Israël, que ce soit l'étoile de David qu'ils dessinent dans les maisons qu'ils ont prises, ou les grands drapeaux israéliens, partout. Pour les Gazaouis, les jeunes qui ne sont jamais sortis de Gaza à cause du blocus depuis presque 20 ans, c'est un choc. Pour les gens plus âgés, ça l'est aussi, parce que c'est de nouveau l'occupation. Les Israéliens veulent dire ainsi : On a récupéré la bande de Gaza physiquement, et on est là pour un bon moment.

Partez, pour rester en vie

Voilà donc l'histoire de cette journée, un mélange de crainte et d'espoir, maigre espoir que tout ça va finir. La nuit de l'offensive terrestre de lundi à mardi a été terrible. On peut dire qu'à Rafah, la guerre a recommencé. Ça bombardait très fort, que ce soit dans l'est ou l'ouest de la ville. Le quartier où je suis, Tal El-Sultan, a été bombardé. Il y a eu beaucoup de victimes.

Quand je suis sorti ce matin, il y avait beaucoup de monde autour de moi. Mes voisins avaient accueilli des gens qui avaient fui l'Est de Rafah, de la belle-famille ou des amis. Quand j'ai demandé à ces gens s'ils allaient rester ici si les Israéliens envoient des tracts demandant de quitter la zone, ils ont eu la même réponse que j'avais moi-même donnée quand j'étais à Gaza-ville : « Non, on va rester. » J'ai dit :

C'est votre décision, mais je vais vous parler de mon expérience. Ne restez pas à la dernière minute. Vous avez vu à la télé ce que les Israéliens font contre toute la population de Gaza, sauf à Rafah jusqu'à présent ? Mais ces images n'ont rien à voir avec le fait de vivre ça. Nous, on l'a vécu. Et je vous conseille tous de partir, pour vos familles, pour vos enfants, et pour que vous restiez en vie. Vous n'avez aucune idée de l'ampleur des atrocités dont cette armée est capable. Ils sont capables de tuer des femmes, des enfants, même quand ils sortent avec des drapeaux blancs.

Je leur ai raconté le jour où nous sommes partis de chez nous à Gaza. Mon immeuble avait été bombardé. Un de mes voisin avait été déchiqueté par un obus. Puis un Israélien m'a appelé au téléphone. Il s'est présenté en arabe comme « Abou Ouday » (« le père d'Ouday »), comme ils le font tous, adoptant ce code de désignation arabe. Il nous a dit : « Vous avez le feu vert, prenez des drapeaux blancs et allez vers l'hôpital Al-Shifa. » Pourtant, ils nous ont tiré dessus. Deux de nos voisins sont morts, le jeune Ahmad El-Atbash et notre chère voisine Sana El-Barbari.

Ma femme Sabah était à côté de ces deux personnes. Bien sûr, les Israéliens disent que c'est le Hamas qui tue les Palestiniens, c'est toujours notre parole contre la leur. Ils sont toujours gagnants car il faut prouver que c'est eux qui bombardent. Comment ? Il n'y a que Dieu qui puisse le faire, parce que ce sont des gens qui ont tous les moyens, il y a juste une soldate ou un soldat derrière un écran qui tire sur des gens qui bougent, c'est comme une console de jeu. Il n'y a pas de sentiments de remords ou bien une quelconque conscience.

J'ai donc dit à mes amis et à mes nouveaux voisins : « Ne faites pas la même erreur, vous allez être tués. » Certains m'ont répondu : « On va faire partir les femmes et les enfants, et nous, les hommes, on va rester. » Je leur ai redit de partir en cas d'injonction israélienne, car pour les Israéliens, tous les hommes sont des combattants :

Vous avez entendu parler des exécutions sommaires à Gaza, dans le quartier de Cheikh Radwan, la famille Khaldi, la famille Annan ? Ce sera la même chose avec vous. Et encore, il y a beaucoup d'histoires qu'on ne connaît pas encore et qu'on découvrira à la fin de la guerre.

Ils n'étaient pas vraiment convaincus, malgré mon insistance. C'est vrai que le fait de rester sur place, c'est une résistance. Mais rester vivant aussi. Et comme je le dis souvent, il faut parfois choisir entre la sagesse et le courage. J'espère que mes voisins vont m'écouter. J'espère que le jour où je vais devoir évacuer — si cela doit arriver —, ils en feront de même. Et j'espère surtout qu'il n'y aura plus de victimes dans cette guerre, et que tout ça va s'arrêter.


1NDLR. De nouvelles négociations autour d'un accord de cessez-le-feu sont en cours dans la capitale égyptienne.

2NDLR. Les tirs ont tué trois soldats israéliens et en ont blessé 12.

07.05.2024 à 06:00

La Libye, plaque tournante d'un trafic d'armes en plein essor

Driss Rejichi

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En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale. C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville (…)

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Texte intégral (3406 mots)

En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale.

C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville de l'est libyen, ce dimanche 14 avril 2024. Sur des images publiées par le média libyen Fawasel1 en fin de journée, une dizaine de camions militaires KamAZ progressent le long de la jetée vers les entrepôts du port de la ville, leur cargaison recouverte de grandes bâches vertes.

Peu de doutes subsistent sur la nature des éléments transportés, également visibles sur la vidéo. Bâchés eux aussi, l'allure et les dimensions des deux petits chariots trahissent la présence de mortiers lourds. La source anonyme qui a fourni ces images à Fawasel a aussi précisé qu'il s'agissait de « la cinquième livraison d'équipement militaire à Tobrouk en quarante-cinq jours ». Une dernière livraison a même été observée par imagerie satellite en source ouverte aux alentours du 20 avril, sans qu'aucune image ne fuite sur les réseaux sociaux cette fois-ci.

Depuis 2018 au moins, le soutien de Moscou au maréchal Khalifa Haftar nourrit en partie le monopole de ce dernier sur l'est du pays, face au gouvernement de l'ouest basé à Tripoli et reconnu par l'Organisation des Nations unies (ONU). Néanmoins, « c'est la première fois que les Russes font délivrer de l'équipement militaire d'une manière aussi massive et aussi provocatrice », relève Jalel Harchaoui, chercheur associé au RUSI et spécialiste de la Libye.

La provocation est de taille, puisque ces livraisons violent frontalement l'embargo sur les armes voté par l'ONU en 2011. En mars 2021, il avait d'ailleurs été qualifié de « totalement inefficace » par le groupe d'experts de l'ONU sur la Libye. Selon Harchaoui, la Libye peut désormais être considérée comme « un espace qui agit telle une véritable plateforme, une plaque tournante du trafic d'armes ».

Des importations difficiles à juguler

Ces dernières années, la communauté internationale a pourtant multiplié les efforts pour appliquer l'embargo sur les armes. En mars 2020, l'Union européenne (UE) a ainsi lancé l'opération Irini, en Méditerranée centrale. « Vingt-trois pays sur les vingt-sept États membres y contribuent, c'est-à-dire que tout le monde y voit un intérêt stratégique », explique l'amiral français Guillaume Fontarensky, commandant adjoint de l'opération.

Les navires déployés patrouillent entre la Sicile et la Crète, au large des côtes libyennes. Ils sont guidés depuis le quartier général de l'opération Irini, établi dans une base de l'armée italienne à Rome. « Ici, nous avons en permanence des militaires qui suivent l'évolution de la situation, et réagissent en cas de besoin », souligne l'amiral Guillaume Fontarensky. À l'aide de sources ouvertes et de moyens techniques propres, ces opérateurs scrutent la mer à la recherche de cargos suspects.

« Concrètement, ce que l'opération a intercepté en quatre ans, ce sont surtout les gros colis, note l'amiral Fontarensky, car ils sont bien plus visibles que des munitions ou des armes de poing ». En juillet puis en octobre 2022 par exemple, 146 véhicules blindés, comme des pickups modifiés et des BATT-UMG (véhicules blindés) ont ainsi été saisis sur des bateaux de transports marchands. Il s'agit de l'une des plus grosses prises de l'opération Irini à ce jour.

Malgré ces succès, les militaires sont confrontés à plusieurs obstacles, telle que l'absence de collaboration des autorités libyennes. « Il n'y a pas de situation politique stable, avec une administration unifiée, et un corps de garde-côte identifié par exemple, poursuit l'amiral, nous aurions tout intérêt à faire du développement capacitaire auprès des Libyens ».

Autre difficulté : la multiplication des acteurs extérieurs qui cherchent à envoyer des armes en Libye. Pour les interceptions de 2022, le premier navire a été dérouté après avoir franchi le canal de Suez, tandis que le second avait été identifié quelques mois plus tôt pour avoir livré à Benghazi des blindés légers fabriqués aux Émirats arabes unis. « Il est clair que le pays est exposé à de multiples influences, qui engendrent de multiples instabilités », reconnaît l'amiral Fontarensky. Certains pays comme la Turquie et plus récemment la Russie n'hésitent pas à faire escorter certains cargos pour la Libye par des bâtiments militaires, dans une logique dissuasive.

Des réseaux d'approvisionnement tentaculaires

« Il y a d'abord les acteurs qui disposent d'une vision stratégique en Libye », indique Jalel Harchaoui. Les saisies de l'opération Irini en 2022 pointent du doigt le rôle croissant joué par les Émirats dans l'approvisionnement du marché libyen. À l'instar de la Russie, cette monarchie du Golfe soutient activement le maréchal Haftar depuis plusieurs années. Entre 2013 et 2022, le groupe d'experts de l'ONU2 a relevé des dizaines de violations de l'embargo, concernant parfois de l'armement lourd : hélicoptères Mi-24, drones Wing Loong, ou système de défense antiaérien Pantsir.

L'épisode des livraisons de matériel russe à Tobrouk révèle aussi l'importance que le port en eaux profondes de l'est libyen pourrait prendre pour le Kremlin. « Il faut s'attendre à d'autres livraisons de ce type », avertit le chercheur. Déjà impliquée dans la livraison d'armement lourd en Libye, la Russie déploie désormais sa nouvelle organisation militaire sur le continent, l'Africa Corps. Ses hommes ont remplacé le groupe Wagner en Libye, et s'installent aujourd'hui dans des pays frontaliers comme le Niger. « Réaliser de grosses livraisons maritimes en quelques heures représentera un atout à l'échelle quasi-continentale », remarque Harchaoui.

La Turquie a également été pointée du doigt par le député européen Özlem Demirel au Parlement européen le 23 juin 20203 pour ses violations régulières de l'embargo, en forçant le passage en Méditerranée centrale afin de livrer des armes lourdes à ses alliés de l'ouest libyen. Harchaoui souligne aussi le rôle joué par de « petits acteurs sans idéologie » telle que la Syrie de Bachar Al-Assad, dont l'objectif « est simplement de vendre des armes ». Le chercheur rappelle enfin l'importance des filières liées au crime organisé « qui n'ont pas de préférence pour l'ouest ou l'est ».

Des acteurs mafieux établis des Pays-Bas à l'Inde, en passant par la Turquie. « C'est un marché mûr, avec une vraie diversité de provenance », résume le chercheur. Il ajoute que ce type d'acteurs s'adonne bien plus rarement à la livraison d'armement lourd : « En dehors de livraisons spéciales, il s'agit surtout d'armes légères, comme des pistolets et des fusils ».

Un marché domestique foisonnant et dérégulé

Une fois en Libye, ces armes nourrissent d'abord la demande intérieure. Si la guerre entre l'est et l'ouest a pris fin en octobre 2020, le contrôle du territoire reste fragmenté entre une multitude de groupes armés. « En Libye, l'État est constitué de milices, qui sont les seuls organes à projeter sa puissance », précise Jalel Harchaoui. Selon lui, l'effacement des « acteurs purement idéologiques » tels que les groupes djihadistes s'est fait au profit des milices qui ont eu « le talent de comprendre la logique de l'argent » en associant leur mandat paramilitaire à des activités criminelles.

Un rapport publié en mars 2024 par le Small Arms Survey4 se penche par exemple sur le cas de la ville côtière de Zawiya, à 40 km à l'ouest de Tripoli. Sur les quatre milices présentes à Zawiya, « trois sont profondément impliquées dans l'économie illicite ». Dans ce contexte, peu de freins sont posés aux échanges d'armes à feu à l'intérieur de la Libye. « Si vous êtes une milice qui a de l'argent, vous pouvez vous armer facilement », affirme Jalel Harchaoui.

Il n'est même pas nécessaire de se rendre en Libye pour percevoir la facilité avec laquelle les armes s'échangent. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses pages et groupes, parfois publics, proposent de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Sur l'un de ces canaux, ouvert par des miliciens d'un groupe armée de Zintan (à l'ouest), de nouvelles annonces sont postées chaque jour. Grenades, fusils d'assaut, mitrailleuses lourdes, mais aussi mortiers, lance-roquettes et canons antiaériens : tout ou presque est mis en vente. En février 2024, une annonce proposait même un lanceur de missiles antichar Milan, développé par le groupe franco-allemand Euromissile.

La plupart des membres ne prennent même pas la peine de rendre leurs comptes anonymes. Les profils donnent à voir de jeunes hommes en treillis, originaires de l'ouest comme de l'est. Ils communiquent avec clarté sur la provenance des armes. « On les a ramenées de Tchéquie », assure un vendeur en envoyant la vidéo de kalachnikovs qu'il met en vente à 3800 dinars (740 euros). « Tout est en place, elles marchent bien. On fait les deux à 6000 dinars », signale l'annonce datée du 12 avril 2024.

Nouveaux conflits, nouveaux clients

La stabilisation relative du paysage politique libyen a un effet pervers. « Puisqu'en ce moment il n'y a pas de guerre en Libye, les groupes armés n'achètent pas de manière euphorique, et les armes peuvent sortir », alerte Jalel Harchaoui. De plus, les nouveaux conflits qui ont éclaté aux portes de la Libye ces derniers mois remobilisent les filières du trafic d'armes régional.

C'est le cas du Soudan par exemple, où la guerre civile fait rage depuis avril 2023 entre l'armée et les rebelles des Forces de soutien rapise (FSR). « La Libye est en train de devenir l'une des plus importantes plateformes pour les FSR », avance Hager Ali, chercheuse au German Institute for Global and Area Studies et spécialiste du Soudan5. Officieusement soutenus par les Émirats arabes unis, les FSR bénéficient de livraisons « de munitions, de carburant, de matériel médical et logistique depuis le mois d'avril 2023 », effectuées par les hommes du maréchal Haftar. « Il y a différentes routes de trafic entre la Libye et le Soudan », poursuit la chercheuse qui met également en exergue le rôle de « certains axes passant par le Tchad ». L'objectif des Émirats est de brouiller les pistes : « Plus il y a de pays de transit pour l'envoi d'armes, plus il est difficile de les retracer jusqu'à leur expéditeur ».

Dans les pays du Sahel, l'arrivée des juntes au pouvoir a provoqué un regain des tensions au niveau régional. Pour le Mali par exemple, un rapport publié en janvier 2024 par Small Arms Survey établit que « du matériel utilisé par les groupes extrémistes est arrivé par de récents flux illicites provenant de Libye ». Des armes essentiellement légères, comme des obus serbes, des mitrailleuses chinoises ou encore des grenades jordaniennes. Si le Mali avait déjà bénéficié de flux d'armes libyens dans les années 2010, le rapport précise que « ces convois étaient devenus peu fréquents aux alentours de 2017 ». Contactés, les auteurs du rapport estiment probable que les armes libyennes soient également achetées par des acteurs extrémistes au Burkina Faso ou au Niger, d'autant plus que ce dernier partage une frontière avec la Libye et constitue un lieu de passage pour les trafiquants.

« C'est encore plus facile si ce sont des grenades »

« Il n'y a plus le côté "déversement chaotique" d'armes comme en 2013-2014 », reprend Harchaoui. « Aujourd'hui, la Libye est un endroit où vous pouvez faire votre shopping. Un supermarché dont les limites restent purement économiques ».

Adam6, la trentaine, a rejoint la Libye il y a quelques mois. Entre 2018 et 2023, le jeune homme combattait pour un groupe de rebelles anglophones au Cameroun. « Ma dernière mission était sanglante. On a arrêté mes parents, donc je me suis enfui du pays », souffle-t-il. Adam garde des liens avec les indépendantistes anglophones. Selon le jeune homme, « il est tout à fait possible d'envoyer des armes par la Libye puis le Niger, mais ça coûte de l'argent ». Sur de telles distances, Adam précise cependant qu'il est possible de transporter que des armes légères, « des fusils, des pistolets… C'est encore plus facile si ce sont des grenades ». Pour une rébellion aux ressources financières limitées, le calcul est vite fait, et les anglophones « préfèrent acheminer les armes depuis le Nigeria », un pays voisin.

Adam reconnaît toutefois plusieurs avantages au marché libyen. « Ici, les policiers ne vérifient pas vraiment les véhicules, ils se soucient surtout de l'argent qu'ils vont toucher », livre l'ex combattant. Le jeune homme dit trouver « dommage qu'il n'y ait pas plus de livraisons venant de la Libye », louant la qualité du matériel disponible sur place. « Certains fusils que je vois ici sont de très bonne qualité… Des armes russes, turques, françaises ».


1Fawasel media est diffusé via les réseaux sociaux Facebook, Twitter, Instagram, YouTube.

2« Final report of the Panel of Experts established pursuant to resolution 1973 (2011) concerning Libya », United Nations Security Council, 2022.

3Özlem Demirel, « Secret arms shipments from Turkey to Libya », European Parliament, 23 juin 2020.

4Wolfram Lacher, « A political economy of Zawiya. Armed Groups and Society in a Western Libyan City », Small Arms Survey, 2024.

5Hager Ali, « The War in Sudan : How Weapons and Networks Shattered a Power Struggle », GIGA Focus Middle East, n°2, 2024.

6Le prénom a été changé.

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