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14.05.2024 à 12:05

Métavers : le flou artistique

Frédérique Cassegrain

Hype en 2022, has-been en 2023, la « métavers mania » a marqué le champ de la création artistique et les politiques culturelles. Au-delà des usages et de leurs enjeux, qu’incarne le métavers ? De ses origines aux intérêts économiques qu’il suscite, décryptage de cette promesse de monde(s) virtuel(s) aux incidences bien réelles.

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Texte intégral (3597 mots)
© Athitat Shinagowin / Shutterstock

En 2024, le mot métavers fait son entrée dans Le Robert. Sa définition : un « univers virtuel tridimensionnel persistant offrant à ses utilisateur·ices, représenté·es par des avatars, une expérience interactive et immersive »Pourtant, selon Luc Brou, coordinateur de l’association Oblique/s qui coorganise le festival ]interstices[ à Caen, il manque un mot. Le métavers est aussi supposé « interopérable », c’est-à-dire permettant de naviguer d’un monde à l’autre. Ce qui le différencie du jeu vidéo est cette notion de persistance : « une fois qu’un·e joueur·se quitte le monde virtuel, ce dernier continue d’exister avec [son] empreinte » Stéphane Boukris, Le petit métavers, Paris, éditions Dunod, 2023.. Le métavers serait donc une « version XXL d’internet, en 3D sous stéroïde, surgonflé, surpuissant, dans lequel nous pourrions fonctionner en permanence » vulgarise Luc Brou. Rafael Brown, PDG et fondateur de Symbol Zero, studio de jeu vidéo californien et directeur régional de Microsoft en Californie, précise : « métavers – ou cyberespace – désigne un futur successeur de l’internet, un réseau mondial futuriste fondé sur les technologies du jeu et de la réalité virtuelle, utilisant la 3D, la VR, l’IA et l’informatique en nuage »Un concept né avec l’annonce de Meta ? Plutôt un imaginaire né à peu près en même temps que Mark Zuckerberg – patron de Facebook devenu Meta – lui-même.

Littérature, cyber-punk et pop culture

La paternité du mot métavers est attribuée à Neal Stephenson, auteur de science-fiction, qui utilisa le terme dans son roman dystopique, Snow Crash (Le Samouraï virtuel), en 1992. L’histoire ? Dans un futur proche, après une crise économique mondiale, subsistent quelques bastions riches et protégés, au milieu d’un monde où règne la pauvreté. Les derniers plaisirs se trouvent dans le métavers (metaverse en anglais), un réseau numérique accessible avec des casques de réalité virtuelle https://www.jeuxonline.info/serie/Snow_Crash.

Capture écran du jeu Snow Crash de Neal Stephenson
Neal Stephenson est le premier à avoir utilisé le terme metaverse, dans Snow Crash, en 1992.

Un monde lui-même « adapté du cyberespace imaginé dans la nouvelle Burning Chrome (1982), le roman Neuromancer (1984) ou encore le film Tron (1982) » complète Rafael Brown. Cette appétence pour les mondes virtuels est le fruit d’un lent processus d’acculturation. À la fin des années 1950, la réalité virtuelle émerge et se développe à grands coups de développement industriel entraînant l’avènement de ces imaginaires futuristes https://www.realite-virtuelle.com/histoire-vr-7-etapes-1511/ Rien de bien nouveau alors ? « Dans le secteur des jeux et de la technologie, nous parlons de ce concept depuis le milieu des années 1980, il est ancien » évoque Rafael Brown. En effet, si le métavers correspond étymologiquement à « ce qu’il y a au-delà de notre univers », il trouve de nombreuses applications bien avant son pic de tendance en 2022. Des visites virtuelles aux jeux vidéos en ligne, en passant par le Futuroscope, une des incarnations emblématiques en est Second Life, jeu vidéo sorti en 2007 proposant aux internautes de vivre dans un monde virtuel Stéphane Boukris, op. cit.

Schéma de fréquence avec un pic de la courbe au 1er janvier 2022
Fréquence à laquelle le terme « metaverse » a été tapé dans le moteur de recherche Google. Source : Google trends

Alors que le métavers vient du cyber-punk, sous-genre alternatif de la science-fiction, l’artiste transmédia Adelin Schweitzer, fondateur et membre du collectif deletere, s’étonne de la façon dont « Mark Zuckerberg a réussi à s’accaparer le terme et à le retourner, essayant de rendre magique et désirable un univers au départ dystopique ».

Nouveau(x) monde(s) ou nouveaux marchés ?

En octobre 2021, le patron de Facebook annonce son absorption dans Meta, et présente son futur monde : LE métavers, un « moment » où nous passerons plus de temps dans le monde virtuel que dans le monde réel Stéphane Boukris, op. cit.. Il porte ainsi le projet de « faire de son système fermé LE réseau, dans une logique de “winner takes all” portée par une économie de la promesse » « Pour reprendre les mots du sociologue Pierre-Benoît Joly, la promesse engendre un “horizon d’attente”, un espace au sein duquel les actrices et acteurs de l’innovation légitiment leur projet, mobilisent des ressources et mitigent les nombreuses incertitudes propres à l’activité technoscientifique. La promesse est donc un objet rhétorique puissant permettant de stabiliser un possible futur technologique plutôt que d’autres. » (source : Le Devoir), analyse Luc Brou. Pour y parvenir, Meta déploie une stratégie d’envergure afin d’imposer sa marque, promouvoir son métavers et vendre son casque de réalité virtuelle. L’artiste Adelin Schweitzer y voit une marque de l’idéologie californienne qu’il qualifie de « tendance néo-fasciste sous fond de libertarisme » éclairant son propos de cette citation de Steve Jobs, fondateur d’Apple : « Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent avant que vous ne leur ayez montré ». 

« Résultat d’un coup marketing, le terme semble s’imposer un peu partout, propulsé par ceux qui profitent du flou qui l’entoure pour attirer les investisseurs et gagner en visibilité » explique Tamian Derivry, assistant de recherche à la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po Le rapport de la mission exploratoire sur les métavers : quelle stratégie pour la France ? (source : SciencesPo). Pourtant, Maud Clavier, directrice générale de VRROOM, se rappelle : « Le mot métavers a à la fois mis en lumière et mis en danger notre activité »Société de création de mondes immersifs pour les institutions culturelles depuis 2020, celle-ci utilisait auparavant le terme « VR sociale ».

Projet Zero Gravity – VRROOM.

L’appropriation du mot métavers prend la forme d’un opportunisme marchand et industriel sur fond de pratique culturelle.

Démarre un nouveau débat sémantique : le Métavers ou les métavers ? Il s’agit alors de distinguer le Métavers, avec une majuscule, qui fait référence à l’idée même d’immersion par la technologie, de celui de métavers avec une minuscule, qui fait référence aux réalisations concrètes des principes du Métavers Rapport de la mission exploratoire sur les métavers, octobre 2022 (ici).. Autant d’applications que de nouveaux marchés, Meta en tête de proue. Dans ces nouveaux univers virtuels à l’accès gratuit, de grandes marques investissent, réalisant l’immense espace publicitaire imaginé dans Snow Crash : « Mettez une affiche ou un immeuble sur le boulevard et les cent millions d’habitants de la terre les plus riches, les plus branchés et les plus influents les verront chaque jour de leur vie ». L’appropriation du mot métavers prend ainsi la forme d’un opportunisme marchand et industriel sur fond de pratique culturelle.

Métavers mania express

En France, les pouvoirs publics s’emparent du sujet rapidement : en février 2022, une mission d’exploration sur les métavers est lancée, avec pour enjeu de croiser politiques économiques, culturelles et numériques. Dans le champ de la création artistique, la mutation du DICRéAM (dispositif pour la création artistique multimédia et numérique) en Fonds d’aide à la création immersive, en septembre 2022, marque un tournant. Avec un budget de 3,6 millions par an, le CNC « appelle la filière à investir le Métavers comme un nouveau territoire d’expression artistique » qui « présente des opportunités sans précédent ». Il cherche ainsi à « accélérer la structuration de cet écosystème » et « favoriser l’émergence d’œuvres immersives créatives, ambitieuses et tournées vers l’international » Communiqué de presse du 7 septembre 2022 (Source : CNC).

Luc Brou évoque, à cette époque, « un engouement sur l’immersif qui met tout le monde à marche forcée » et note une « injonction à développer ces activités économiques relevant des industries culturelles et créatives ». Il relève par ailleurs un manque de débat et de consultation du monde artistique dans cette bifurcation. Selon lui, « on procède à l’envers : on parle du contenant en espérant en tirer des bénéfices sans tenir compte des artistes et des structures du domaine qui expérimentaient déjà le sujet ».

Plus récemment, l’appel à projets Culture immersive et métavers, lancé par le gouvernement dans le cadre de France 2030, en janvier 2024, se donne pour ambition de « produire les contenus culturels de demain ». Pour Maud Clavier de VRROOM, « l’appel à projets est pertinent car l’immersion va se développer, il faut s’y préparer » mais « il a deux ans de retard, et le mot métavers est clivant ». Porté par Bpifrance, il y est question de compétitivité commerciale via les industries culturelles et créatives afin de « positionner la France en leader européen de la filière immersive ». Ainsi l’appel à projets affirme que « dans un contexte de forte concurrence internationale, il est nécessaire de produire différemment » et que « dans le domaine des contenus culturels immersifs et des métavers à venir, une nouvelle filière de production culturelle doit apparaître ». Une sémantique économique sous couvert de démocratisation culturelle, l’appel à projets cherchant à « faire des activités culturelles le laboratoire des expériences immersives et des métavers de demain en visant la démocratisation culturelle et l’élargissement des publics ».

Une « injonction aux institutions culturelles et in fine aux artistes à devenir des créateurs de contenus au service des industriels », selon Adelin Schweitzer qui voit en ce mouvement une tentative d’« industrialiser le processus même de création ». Dans cette équation, les institutions culturelles deviennent-elles effectivement les « têtes de gondole » d’industries du numérique ?

Opportunisme, déception visuelle… la bulle spéculative du métavers éclate rapidement. La directrice générale de VRROOM évoque « beaucoup d’opportunisme business autour de ce mot » si bien que « le public y a vu une arnaque »Un flop express, qui entraîne la société – aujourd’hui en liquidation – dans sa roue. Ce qu’il en reste ? « Deux années de buzz et d’escroquerie par les crypto-escrocs, un recul pour beaucoup dans le domaine des jeux »exprime Rafael Brown. « La cupidité des cryptomonnaies l’a tué, l’a sali et l’a entaché, probablement pour une décennie » ajoute-t-il. Malgré les milliards investis, la « métavers mania » semble aujourd’hui avoir fait tourner la machine économique bien plus qu’elle n’a fait advenir de nouveaux usages. En octobre 2022 déjà, le rapport de la mission exploratoire relève que « les métavers sont poussés par l’industrie dans une logique de l’offre, beaucoup plus que par le public dans une logique de la demande » et que « les enquêtes Sondage IFOP réalisé en janvier 2022 : 29 % des interrogés estiment que les mondes virtuels numériques sont « inutiles » et 75 % disent craindre leur émergence. montrent même une certaine défiance vis-à-vis des métavers, surtout en France et en Europe ». Une défiance qui s’explique en partie par « la difficulté de visualiser les gains de ces environnements en dehors du divertissement, mais aussi par les effets négatifs qu’ils pourraient entraîner, notamment en matière de surveillance, de santé publique et d’impact environnemental »Le rapport de la mission exploratoire sur les métavers : quelle stratégie pour la France ? (Source : SciencesPo)

Si Meta semble avoir raté son pari à imposer le métavers, Apple relance la machine avec le lancement de Apple Vision Pro, son « ordinateur spatial » : « un autre mot pour parler de la même chose, avec un autre business model » relève Adelin Schweizer.

Méta (au pays des mer)ver(eille)s

Pour conjurer l’absurdité de certaines offres, l’artiste transmédia passe par le détournement, la dérision. Après #ALPHALOOP – qui propose une « pratique imaginée du techno-chamanisme », il travaille sur une nouvelle création : le test Sutherland. Une invitation à faire l’expérience du BUD (Black Up Display), prothèse polysensorielle d’occultation optique. Son intention : « interroger la fonction symbolique des dispositifs d’immersion qui prolifèrent aujourd’hui et proposer un regard critique sur la promesse de s’échapper littéralement du monde perceptif commun via ce type d’interfaces » http://deletere.org/Portfolio_deletere_2023.pdf..

#ALPHALOOP d’Adelin Schweitzer propose d’expérimenter la pratique imaginée du techno-chamanisme. Le public est emmené par deux guides (LUI et le META) dans une aventure spirituelle collective et théâtralisée. 

Artiste et chercheuse, Ludmila Postel travaille, quant à elle, sur la question des arts participatifs. C’est à ce titre qu’elle se penche sur « les mondes virtuels en ligne en 3D » bien avant que le métavers n’impose sa sémantique. Elle décrit « une sensation que nous étions en train de nous faire voler un mot », avec l’urgence de « se le réapproprier ». Pour elle l’enjeu réside dans l’importance « de ne pas avoir un seul type d’usage mais plutôt d’en inventer de nouveaux ». Elle travaille ainsi, en tant qu’entrepreneuse, au développement de New Atlantis, plateforme collaborative, de création, de partage et de diffusion dédiée à l’expérimentation sonore. 

Création produite par des étudiant·es de l’École d’art d’Aix-en-Provence dans New Atlantis.

Alors, à l’heure des « futurs désirables », pourra-t-on choisir nos « métavers désirables » ? Et si LE Métavers n’est aujourd’hui qu’une réalité « fantasmatique »« un Métavers unique regroupant tous les métavers existera-t-il un jour ? » interroge Luc Brou. Et est-ce souhaitable ? N’oublions pas qu’à la fin, Alice se réveille de son songe…

Cet article est une republication. Celui d’origine est publié sur HACNUMedia (le média qui explore les liens entre technologies et création), partenaire de l’Observatoire des politiques culturelles.

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07.05.2024 à 09:51

Expérimenter de nouvelles formes de médiation culturelle auprès des tout-petits

Aurélie Doulmet

Avec Le labo des cultures, Camille Monmège expérimente de nouvelles formes de médiation culturelle. L’association se donne pour objectif de renouveler la boîte à outils des médiateurs culturels. Le labo des cultures travaille dans une logique de recherche-action et offre des terrains d’étude à des équipes de chercheurs. Inversement, la production scientifique peut permettre de […]

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Avec Le labo des cultures, Camille Monmège expérimente de nouvelles formes de médiation culturelle. L’association se donne pour objectif de renouveler la boîte à outils des médiateurs culturels. Le labo des cultures travaille dans une logique de recherche-action et offre des terrains d’étude à des équipes de chercheurs. Inversement, la production scientifique peut permettre de réadapter un projet en cours. La fondatrice relate dans cet entretien l’exemple emblématique d’une expérimentation sur le long terme, conduite pour et avec les tout-petits à Bordeaux. Le projet Babil – Mes premiers pas au musée vise à permettre aux plus jeunes de découvrir et s’approprier les collections muséales d’un territoire par le biais d’une approche sensible.

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02.05.2024 à 14:25

L’art à l’école peut-il s’improviser ? Anatomie d’un discours anhistorique

Frédérique Cassegrain

Rendre le « théâtre obligatoire » au collège dès la rentrée prochaine, ainsi que l’a annoncé le chef de l’État lors de sa conférence de presse du 16 janvier, est-il réaliste ? Pour Patrick Germain-Thomas, le caractère précipité de cette mesure fait fi des conditions à rassembler pour sa réussite, comme en témoignent plusieurs décennies d’apprentissage des arts à l’école.

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Gros plan sur des enfants qui se tiennent la main
Photo © Tyler Lagalo Sfe – Plateforme Unsplash

Lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024, Emmanuel Macron a évoqué plusieurs orientations de la politique éducative, dans le cadre du vaste programme intitulé « Choc des savoirs ». Il a notamment mentionné l’importance des arts à l’école, semblant découvrir leurs apports possibles pour les élèves, et souhaité que « le théâtre soit un passage obligé au collège dès la rentrée prochaine, parce que cela donne confiance, cela apprend l’oralité, le contact aux grands textes ». Au-delà du lexique utilisé dans ce discours – le choc, l’obligation –, on peut s’interroger sur l’absence totale de référence à plusieurs décennies de débats et d’expérimentations concernant la rénovation du système éducatif et des méthodes pédagogiques. C’est l’ensemble d’un processus qui est ainsi passé sous silence, des classes nouvelles mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du plan Langevin-Wallon aux recommandations d’une charte présentée en 2016 par le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, dont l’article premier énonce que « l’éducation artistique et culturelle doit être accessible à tous, et en particulier aux jeunes au sein des établissements d’enseignement, de la maternelle à l’université Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, « Charte pour l’éducation artistique et culturelle », présentée à Avignon le 8 juillet 2016. ».

Une mise en perspective s’avère donc indispensable, en relation au moins avec l’histoire récente de la rencontre entre les arts et l’école, afin de contextualiser les propos d’Emmanuel Macron. Pour cela, il convient, dans un premier temps, de retracer les grandes étapes de la construction d’un modèle original d’action publique en France dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle et les apports reconnus des innombrables expériences pédagogiques réalisées. La fécondité des projets artistiques en milieu scolaire suppose cependant le dépassement d’obstacles et de difficultés qu’il s’agit, dans un deuxième temps, d’énoncer de façon claire et lucide, afin de préciser leurs conditions de réussite. Je confronterai ensuite ces réflexions historiques et techniques aux déclarations de la conférence de presse du 16 janvier, afin de mieux comprendre la portée et le réalisme des mesures annoncées.

Art et éducation, brève histoire d’une rencontre

Pour présenter de façon synthétique certains temps forts de la construction des politiques d’éducation artistique et culturelle en France, on peut s’appuyer sur plusieurs travaux universitaires et témoignages d’acteurs Voir notamment les ouvrages et articles suivants : P. Baqué, 40 ans de combat pour les arts et la culture à l’école (1967-2007), Paris, L’Harmattan, 2011 ; M.-Ch. Bordeaux et Fr. Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2013 ; P. Germain-Thomas, « Les artistes et l’école, histoire d’une rencontre », Le Français aujourd’hui, no 219, décembre 2022.. Ceux-ci soulignent généralement l’impulsion donnée par le colloque d’Amiens « Pour une école nouvelle », organisé en 1968 par l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), qui accorde une place significative au potentiel éducatif de l’art et de la culture, prônant en particulier l’accueil d’artistes au sein des établissements. Le principe d’une ouverture de l’école sur son environnement est rappelé dans les conclusions de la commission culturelle du VIe Plan chargée de définir les grands axes de la politique culturelle pour les années 1971-1975, sous la direction du poète Pierre Emmanuel. Dans le prolongement de ces débats, Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles entre 1971 et 1973, instaure un fonds d’intervention culturelle (FIC) dont une part significative est consacrée à des projets artistiques en milieu scolaire. Cet effort est relayé par le ministère de l’Éducation nationale à la fin des années 1970 – notamment à travers une mission confiée à Jean-Claude Luc en 1977 et les projets d’actions éducatives, techniques et culturelles (PACTE) inaugurés par le ministre Christian Beullac, mis en place dans la moitié des collèges et lycées en 1980.

À partir des années 1980-1990, l’entrée de l’art dans les établissements scolaires s’inscrit dans plusieurs textes administratifs et législatifs : les protocoles d’accord de 1983 et 1993 entre les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture Le protocole de 1993 est également signé par les ministères de l’Enseignement supérieur et de la Jeunesse et des Sports. et la loi sur les enseignements artistiques de 1988. Ces textes se situent toujours dans une dynamique d’ouverture de l’école aux artistes de différentes disciplines (arts plastiques, théâtre, musique et danse, par exemple), y compris dans le temps scolaire et sous la responsabilité pédagogique des enseignants de différentes matières. On peut considérer le plan de cinq ans pour les arts à l’école, lancé à la fin de l’année 2000 par Jack Lang (ministre de l’Éducation nationale) et Catherine Tasca (ministre de la Culture), comme la clé de voûte du modèle d’action partenarial mis en place dans le dernier quart du vingtième siècle. Fondé sur l’action conjointe des enseignants et des artistes, ce plan est construit autour d’une mesure phare : les classes à projets artistiques et culturels (classes à PAC) durant lesquelles les enseignants volontaires s’associent « les compétences de praticiens d’un art (artistes, gens de métier) ou d’un domaine culturel (conservateurs, chercheurs, médiateurs) Ministère de l’Éducation nationale, Le Plan pour les arts et la culture à l’école, Paris, CNDP, 2001, p. 5. ». Ces interventions correspondent à un volume horaire d’une quinzaine d’heures par classe sur une année scolaire. Le plan prévoyait la réalisation de 20 000 classes à PAC par an entre 2001 et 2004, mais les changements politiques consécutifs aux élections présidentielles de 2002 ont entraîné une très forte réduction de ces ambitions et des budgets attribués.

En dépit de cette irrégularité dans les financements, on observe un réel processus d’institutionnalisation d’un modèle fondé sur le partenariat entre les acteurs des mondes de l’art et de l’éducation, tant à l’échelle nationale que locale. Tous les cahiers des charges des établissements culturels financés par l’État comportent un volet « Éducation artistique et culturelle » Ainsi que le mentionne la charte des missions de service public pour le spectacle vivant élaborée par Catherine Trautmann dès 1998., et la loi de 2013 sur la refondation de l’école mentionne à nouveau la possibilité d’accueillir les artistes dans les établissements. Un éventail diversifié d’expériences pédagogiques d’une très grande richesse se déroule ainsi chaque année sur l’ensemble du territoire. De nombreux travaux de recherche et témoignages de professionnels convergent pour en démontrer le remarquable potentiel éducatif Ce potentiel est évoqué, par exemple, dans les ouvrages et revues académiques suivants : J.-M. Lauret, L’art fait-il grandir l’enfant ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2014 ; A. Kerlan, Un collège saisi par les arts, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2015 ; P. Germain-Thomas (dir.), « Les artistes à l’école, fin d’une illusion ou utopie en devenir ? », Quaderni, no 92, hiver 2016-2017.. Les apports possibles de ces expériences se déclinent en trois principales dimensions : une dimension relationnelle car elles peuvent agir sur le rapport à soi et aux autres, une dimension cognitive car elles favorisent la concentration et l’attention des élèves et une dimension d’ouverture culturelle car elles sont parfois la seule porte d’entrée vers certaines pratiques culturelles pour des populations qui n’y auraient pas accès autrement. Mais l’observation et la démonstration de ces apports supposent un certain nombre de conditions qui ne peuvent être occultées.

Les conditions de la réussite éducative

Selon les témoignages unanimes des acteurs concernés, l’entrée des activités artistiques dans les établissements comporte des difficultés et des obstacles. L’adhésion des élèves et leur participation active aux pratiques proposées ne sont jamais acquises, elles reposent sur la compétence, l’expérience et le talent pédagogique des professionnels engagés On peut se reporter sur ce point aux résultats d’un travail de recherche commandité par le Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, accessible en ligne : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », Rapport final de l’enquête qualitative sur le projet Territoires dansés en commun (TDC), 2019-2021.. Les élèves demandent à être convaincus du sens profond de ces expériences, d’autant plus qu’elles entraînent souvent un rapport au sensible, au corps et à l’intime. Pour cela, trois principales conditions sont à prendre en compte : la qualité de l’organisation, le contenu même des projets et la formation des acteurs.

Sur la dimension organisationnelle, la construction de ces projets est très complexe en matière d’emplois du temps : elle suppose la disponibilité d’espaces réservés aux pratiques et un accompagnement rigoureux des artistes et des enseignants, généralement orchestré par les structures culturelles. Si les pratiques artistiques proposées aux jeunes font fréquemment appel à l’improvisation, celle-ci ne peut être de mise dans l’architecture des projets. La préparation en amont est capitale, et cet impératif se retrouve sur le registre du contenu, élaboré idéalement au cours de contacts préalables entre les artistes et les enseignants et impliquant plusieurs composantes : la confrontation aux pratiques, la rencontre des élèves avec les artistes et les œuvres et la participation à un débat critique sur ces œuvres.

La formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable.

Troisième condition, la formation des artistes et des enseignants investis dans ces actions est reconnue de façon unanime comme une nécessité incontournable. Il s’agit d’expériences singulières qui provoquent un déplacement par rapport aux pratiques habituelles et requièrent non seulement des connaissances techniques mais aussi l’adaptation à de nouvelles formes de relation, souvent d’une très grande intensité, à la hauteur des attentes des élèves. Les pratiques artistiques en milieu scolaire sont gouvernées par un principe de réciprocité : l’attention donnée par les élèves et leur engagement dans les pratiques sont proportionnels à ce qu’ils ressentent de l’attention portée à chacun d’entre eux, selon une logique de don/contre-don  Voir sur ce point : P. Germain-Thomas, « Pour une pédagogie de la relation et de l’attention », op. cit..

Le théâtre « passage obligé » : l’impossible n’est pas français !

Il est difficile de contredire l’idée que le théâtre soit susceptible de donner confiance à la jeunesse ou d’apprendre l’oralité, bien que le terme « oralité » mérite sans doute d’être quelque peu précisé. C’est plutôt le vœu de mettre en place des cours de théâtre obligatoires au collège « dès la rentrée prochaine » qui doit être interrogé, en relation avec les principes de base d’un apprentissage des arts à l’école, issus de plusieurs décennies d’expériences.

Concernant le premier de ces principes, la rigueur organisationnelle nécessaire, l’annonce du chef de l’État provoque une certaine perplexité. De fortes incertitudes demeurent quant aux rôles des acteurs qui seraient mobilisés pour organiser et délivrer cet enseignement du théâtre, les façons possibles de le planifier, le recours éventuel aux artistes et les missions des structures culturelles. À quelque mois de la mise en œuvre, un tel degré d’imprécision ne peut qu’entraîner une forme de précipitation qui entre en contradiction totale avec les conditions de fécondité de l’approche des arts en milieu scolaire. Naturellement, cette précipitation s’oppose tout autant au deuxième des principaux facteurs de réussite : la préparation des contenus. Si le théâtre devenait un enseignement obligatoire, n’y aurait-il pas lieu d’élaborer des programmes ? De les communiquer aux enseignants qui seraient chargés de ces cours, afin qu’ils puissent les préparer ? N’y aurait-il pas lieu également de prévoir des formations pour ces enseignants et/ou artistes qui seraient amenés à intervenir ? On aborde ici la troisième condition fondamentale de l’entrée des arts à l’école : la formation des intervenants. Sur ce point, la prise en compte d’autres aspects de la politique gouvernementale ne peut qu’inquiéter. En effet, le premier ministre Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, n’avait-il pas émis le souhait « qu’à la rentrée 2024 plus aucun élève ne soit privé de son professeur en raison d’une formation ou d’une contrainte administrative E. Pommiers, « La formation continue des enseignants hors temps de cours, une équation impossible », Le Monde, 27 septembre 2023. » ? L’observation des orientations de la politique culturelle suscite les mêmes inquiétudes à ce sujet.

Dans le rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur le volet culturel de la loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve Assemblée nationale, rapport de la Commission des finances sur le projet de loi de finances 2024 élaboré par Jean-René Cazeneuve, « Culture : création, transmission des savoirs et démocratisation de la culture »., député du parti Renaissance, celui-ci se félicite de « l’incontestable succès » du pass Culture, « au service de l’éducation artistique et culturelle ». Le pass Culture comprend deux dimensions : une part collective et une part individuelle. La part collective est financée par le ministère de l’Éducation nationale et versée aux établissements scolaires pour prendre en charge des activités culturelles choisies par les enseignants. La part individuelle, financée par le ministère de la Culture, consiste à verser une somme cumulée de 380 euros aux jeunes entre 15 ans et 18 ans. Le budget de cette part individuelle s’élève à 210,5 millions d’euros Tous les chiffres cités sont des crédits de paiement (CP), c’est-à-dire la limite supérieure des dépenses pouvant être payées durant l’année considérée. en 2024. On peut évidemment s’étonner en premier lieu que le versement d’une somme d’argent soit considéré comme un acte éducatif, mais il convient aussi d’interroger l’ampleur du financement de cette mesure en relation avec le budget consacré à la formation des professionnels (enseignants, artistes, médiateurs) engagés dans l’éducation artistique et culturelle. Ce budget s’élève à 7 millions d’euros pour 2024 et il est en baisse d’environ un tiers par rapport à 2022 (10,5 millions d’euros) selon les données présentées dans le rapport, dont l’auteur considère pourtant que « les crédits en faveur de l’éducation artistique et culturelle ne pâtissent pas de la mise en œuvre du pass Culture ». Pour 2024, le montant prévu pour la formation, considérée par les professionnels comme une priorité absolue, représente 1,7 % du budget total de l’action intitulée « Soutien à la démocratisation et à l’éducation artistique et culturelle » (389,2 millions d’euros).

Dans sa conférence du 16 janvier, Emmanuel Macron insiste sur le fait que « la France, c’est aussi une histoire, un patrimoine qui se transmet et qui unit ». S’il est un patrimoine qu’il semble méconnaître dans son discours, voire ignorer complètement, c’est celui acquis après plus de soixante années d’action publique dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, conduite par l’État, les collectivités territoriales et les mondes professionnels. Ce patrimoine est aussi celui des compétences et des savoir-faire accumulés par les responsables de la médiation qui organisent et accompagnent la rencontre entre les artistes et les enseignants, au sein des institutions culturelles et éducatives. Un tel accompagnement nécessite un temps long et ne peut s’improviser : il conditionne un processus d’interconnaissance et d’adaptation entre des professionnels de cultures différentes, ainsi que la fécondité possible d’expérimentations pédagogiques innovantes dont la valeur émancipatrice est reconnue de façon unanime par les acteurs de terrain, pour le bénéfice des élèves.

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