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16.05.2024 à 05:00

Alors qu'une invasion terrestre totale de Rafah semble imminente, un infirmier gazaoui relate le calvaire vécu par sa famille

[Note de la rédaction : À la suite des attaques du Hamas du 7 octobre, dans lesquelles plus de 1.100 Israéliens ont été tués, les Palestiniens vivant dans les régions du nord et du centre de Gaza ont reçu l'ordre de l'armée israélienne de fuir vers le sud pour se mettre à l'abri. Au cours des sept mois qui ont suivi, plus de 34.000 Palestiniens – dont plus de 14.500 enfants – ont été tués dans la riposte de l'armée israélienne. À l'heure qu'il est, on estime que 1,4 million des 2,3 millions de personnes (...)

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Texte intégral (2095 mots)

[Note de la rédaction : À la suite des attaques du Hamas du 7 octobre, dans lesquelles plus de 1.100 Israéliens ont été tués, les Palestiniens vivant dans les régions du nord et du centre de Gaza ont reçu l'ordre de l'armée israélienne de fuir vers le sud pour se mettre à l'abri. Au cours des sept mois qui ont suivi, plus de 34.000 Palestiniens – dont plus de 14.500 enfants – ont été tués dans la riposte de l'armée israélienne. À l'heure qu'il est, on estime que 1,4 million des 2,3 millions de personnes vivant à Gaza ont trouvé refuge – dans des conditions inhumaines et sous les bombardements israéliens incessants – dans la ville de Rafah, située à l'extrême sud de la bande de Gaza. Alors que la frontière avec l'Égypte – dernière voie d'accès possible pour l'acheminement de l'aide humanitaire et du carburant ainsi que pour les évacuations médicales – est pratiquement fermée depuis le 7 mai et que les chars israéliens se massent en prévision d'une invasion militaire totale de la dernière « zone sûre » de Gaza, la population fait face à une « catastrophe humanitaire », selon les termes du secrétaire général des Nations Unies, António Guterres. C'est dans ce contexte que Muayed Alqirem, un infirmier et auxiliaire paramédical de 23 ans, relate ici le calvaire que lui-même et sa famille ont vécu en tentant de survivre à Gaza au cours des sept derniers mois.]

Le soir du 7 octobre 2023 [ndlr : le Hamas a lancé son attaque le matin, et la riposte militaire israélienne a commencé quasi immédiatement], mes parents, ma sœur, son mari, leurs deux enfants et moi-même avons reçu un ordre d'évacuation de l'armée israélienne nous enjoignant de quitter notre domicile situé dans le complexe Al-Maqousi Towers, dans le nord de la bande de Gaza. Cette nuit-là, alors que les bombes pleuvaient tout autour de nous, la plupart de nos voisins ont fui, mais nous étions l'une des rares familles à rester. Néanmoins, quand les bombardements ont fait voler en éclats nos fenêtres, nous savions qu'il fallait partir. Pour survivre, nous avons marché quatre heures durant dans le chaos le plus complet jusqu'au camp de réfugiés d'Al-Shati, à Gaza, à environ quatre kilomètres de là. Nous avons juste emporté l'essentiel, pensant que nous ne partions pas pour longtemps.

Nous nous sommes installés chez des membres de notre famille, à Al-Shati, mais c'était tout aussi terrifiant. Fin octobre, nous avons donc déménagé à nouveau, cette fois en direction de la ville de Khan Younès, dans le sud, en empruntant la route de Wadi Gaza, où nous avions un autre appartement. C'est là que nous avons appris la terrible nouvelle, que notre immeuble avait été bombardé. Notre appartement nous avait coûté l'équivalent de 80.000 USD ; nous n'avions même pas fini de le payer.

Ma vie avant la guerre apparaît aujourd'hui comme un conte de fées. Après avoir obtenu mon diplôme en soins infirmiers à l'université d'Al-Esraa en 2021, je suivais une formation et faisais du bénévolat à l'hôpital pour enfants de Rantissi, dans le nord de la bande de Gaza. Je travaillais en plus comme entraîneur personnel et coach en alimentation dans un centre de remise en forme, qui était comme ma deuxième maison. Ma mère aimait me voir dans ma tenue de travail bleue et ma blouse blanche. Chaque matin, avant que je n'aille à la salle de sport, nous prenions notre petit-déjeuner à base de gruau d'avoine, d'œufs et de fruits. Aujourd'hui, nous nous nourrissons de produits en conserve et j'ai perdu beaucoup de poids.

Je rêvais alors de poursuivre mes études et de pouvoir un jour acheter ma propre voiture. Aujourd'hui, je rêve d'une bonne nuit de sommeil, d'un repas régulier et que ma famille soit en sécurité.

La vie à Khan Younès était une succession de moments calmes soudainement interrompus par des montées de violence. Il ne nous restait presque rien et nous étions entourés de bâtiments en ruine, détruits par les bombardements. Trouver de l'eau était une lutte sans trêve, parfois rendue impossible des jours durant – incroyablement, un seul verre pouvait coûter jusqu'à 30 USD. La nourriture était tout aussi rare et nous ne pouvions pas compter sur les livraisons d'aide. Au-dessus de nous, le bourdonnement incessant des quadcoptères qui larguaient des obus dont les éclats atteignaient des personnes qui ne cherchaient qu'à trouver un endroit sûr où s'abriter.

L'horreur à Khan Younès

Durant cette période où je travaillais pour le croissant rouge palestinien, j'ai vu des choses que l'on ne saurait décrire par des mots. Je me souviens qu'un vendredi de novembre, un groupe d'une dizaine de personnes a été bombardé à un carrefour situé près de notre siège, dans le quartier al-Amal de Khan Younès. Je venais de passer par là quelques minutes avant l'attaque, et je me suis donc précipité sur les lieux. Ce que j'ai vu, c'était l'horreur absolue. J'ai aidé qui je pouvais, mais j'ai fini par ramasser des parties de corps et les enterrer.

Lorsque l'invasion terrestre de Khan Younès a eu lieu vers le 18 janvier, je faisais mon service dans un hôpital de campagne de l'International Medical Corps à Rafah. C'est ainsi que je me suis retrouvé séparé de ma famille pendant près d'un mois, ce qui a été un véritable calvaire pour nous tous. À Khan Younès, les bombardements ont été ininterrompus et ont frappé de plein fouet l'est et le centre de la ville. Ma famille était bloquée dans la zone ouest, juste à côté du bâtiment du Croissant-Rouge. Puis, un beau jour, c'est toute la zone qui s'est retrouvée complètement coupée. Personne ne pouvait sortir sans y risquer sa vie. Pourtant, l'armée israélienne avait donné l'ordre d'évacuer. Certains ont tenté de s'échapper par les ruelles, bravant les balles et les bombes. C'est un miracle que l'on ait pu s'en sortir vivant. Au milieu de tout ça, mon cousin a disparu et, quelques jours plus tard, le fils de mon autre tante a été tué par balle dans des tirs croisés. Leurs corps sont restés là, car personne ne pouvait parvenir jusqu'à eux pour leur donner une sépulture digne de ce nom.

Outre le danger mortel des bombes et des tirs croisés, les snipers étaient impitoyables, abattant tout le monde sans distinction, comme la fois où ils ont abattu notre voisin à l'intérieur même de sa maison. Après huit longs jours de siège, l'armée israélienne a une nouvelle fois donné l'ordre d'évacuer la « zone sûre ». Il ne restait plus que ma famille et une autre personne. Craignant ce qui pourrait leur arriver s'ils restaient, ils ont tout juste pris quelques affaires et se sont précipités vers le seul refuge auquel ils pouvaient penser : le bâtiment du Croissant-Rouge palestinien, situé à environ 300 mètres de là. Ce court trajet s'est avéré un véritable cauchemar. Les rues étaient jonchées de cadavres, au milieu desquels les chats fouillaient les restes.

Assiégés

Terrées dans le bâtiment du Croissant-Rouge palestinien, ma famille tout comme des milliers d'autres personnes se trouvaient assiégées de toutes parts par les blindés et les soldats israéliens. Prévu pour accueillir environ 2.000 personnes, l'immeuble croulait sous une foule de 8.000 personnes déplacées, toutes entassées dans des conditions indicibles. Le simple fait de sortir chercher de la nourriture ou de s'approcher d'une fenêtre pouvait vous valoir d'être abattu par des snipers.

Les choses ont encore empiré à partir du huitième jour, lorsque l'eau est venue à manquer à la suite d'une coupure de courant. C'est alors que l'armée a lancé par haut-parleurs un avertissement comme quoi rester signifiait mourir de faim ou de soif. Les gens ont eu suffisamment peur pour prendre la décision difficile de partir, même s'ils n'avaient nulle part où aller et aucune idée de ce qu'ils devraient affronter à l'extérieur.

En quittant le bâtiment, ils ont vu partout des véhicules de l'armée et des soldats. Ils ont pris la direction du quartier d'Al-Hallabat par groupes de cinq, en avançant aussi prudemment qu'ils pouvaient. La transition a été tendue : des arrestations aléatoires ont eu lieu, et certaines personnes ont subi des interrogatoires, ont été forcées de se dévêtir ou ont même été placées en détention. Mon demi-frère Moataz a été emmené, mais a heureusement été libéré peu de temps après. Trois de mes cousins n'ont pas été aussi chanceux : deux d'entre eux ont finalement été libérés au bout d'un mois, mais le troisième est toujours porté disparu, et nous ignorons où il se trouve et ce qui est advenu de lui.

Plus tard, ma famille m'a raconté que c'est dans la peur et la panique qu'ils se sont frayé un chemin à travers les ruines du quartier d'Al-Hallabat. Les rues étaient recouvertes d'eaux d'égout et parsemées de cadavres en décomposition. Ils ont emporté ce qu'ils pouvaient, se déplaçant tant bien que mal sur un terrain jonché d'éboulis. Ce jour-là, ils se sont rendus à Al-Mawasi, une friche désolée en bordure de mer, dépourvue de tout service. À la nuit tombée, ils apprenaient une autre nouvelle bouleversante : notre appartement de Khan Younès avait également été détruit à l'issue d'un raid aérien.

Retrouvailles à Rafah – mais où aller pour être en sécurité ?

Enfin, à la mi-février, j'ai retrouvé ma famille à Rafah. Nous y sommes depuis lors, et nous nous préparons désormais à une nouvelle invasion terrestre, alors même que nous nous trouvons au beau milieu d'une crise, aux côtés d'un million et demi d'autres personnes déplacées. La rupture des infrastructures et la pollution ont entraîné la propagation de maladies partout. Les rares fois où l'on peut tomber sur des aliments sains, ils sont absolument hors de prix.

Gaza est devenue invivable, et sa réhabilitation pourrait prendre des années, si tant est qu'elle ait lieu. Il se peut que nous soyons à nouveau amenés à déménager, mais où aller ?

Ma famille a enduré tant de souffrances. En perdant nos foyers, nous avons également perdu nos souvenirs et des années de dur labeur. La vie telle que nous la connaissions ici a été rayée pour de bon. Tout ce que nous voyons devant nous, c'est l'incertitude et la peur.

Nous n'avions jamais souhaité quitter Gaza, tout ce dont nous rêvions, c'était d'une vie paisible ici même. Mais à présent, la réalité nous oblige à chercher asile ailleurs. Or, même cela n'est que pure chimère, car il faut compter 7.000 USD par personne pour franchir la frontière de Rafah vers l'Égypte. Ce n'est tout simplement pas à la portée d'une famille de sept personnes.

Un proche installé aux États-Unis m'a aidé à créer une page GoFundMe dans l'espoir que nous puissions collecter suffisamment de fonds pour couvrir nos frais de voyage et commencer une nouvelle vie en lieu sûr. J'ai été témoin d'horreurs que je suis incapable de décrire. Ce que j'ai partagé ici n'est que la partie émergée de l'iceberg.


Ce témoignage à la première personne a été recueilli en collaboration avec Egab.

15.05.2024 à 08:59

Les citoyens européens veulent une Europe plus sociale – les négociations de branche sont la clé pour y parvenir

Les élections européennes du 9 juin 2024 s'annoncent controversées, alors que la montée en puissance de l'extrême droite risque d'entraîner une polarisation accrue du Parlement européen. Pourtant, contrairement à l'arithmétique parlementaire, les priorités des électeurs européens sont on ne peut plus claires : selon un sondage Eurobaromètre, près de 88 % des citoyens de l'UE attachent de l'importance à une Europe plus sociale, avec en tête de leurs préoccupations la gestion de la crise du coût de la vie et (...)

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Les élections européennes du 9 juin 2024 s'annoncent controversées, alors que la montée en puissance de l'extrême droite risque d'entraîner une polarisation accrue du Parlement européen. Pourtant, contrairement à l'arithmétique parlementaire, les priorités des électeurs européens sont on ne peut plus claires : selon un sondage Eurobaromètre, près de 88 % des citoyens de l'UE attachent de l'importance à une Europe plus sociale, avec en tête de leurs préoccupations la gestion de la crise du coût de la vie et l'augmentation des bas salaires. L'Union européenne dispose heureusement d'un instrument puissant pour faire de ce projet une réalité.

Avec la directive européenne relative à des salaires minimaux adéquats adoptée en 2022, l'UE a fixé comme objectif une couverture de négociation collective de 80 % dans tous les pays membres de l'UE. Cette mesure est susceptible d'inverser la tendance baissière de la couverture dans l'ensemble de l'UE et de rétablir une société plus égalitaire, plus juste et plus stable. Au cours de la prochaine année, de nombreux pays membres de l'UE seront tenus, non seulement, de transposer la directive dans leur législation nationale, mais aussi de formuler une stratégie pour atteindre l'objectif fixé.

Ainsi, en 2024, les négociations collectives occuperont l'esprit de nombreux fonctionnaires, décideurs politiques et partenaires sociaux.

À l'approche de la date butoir pour la transposition de la directive européenne sur le salaire minimum dans la législation nationale, en novembre, la pression va croissant. Les pays membres seront appelés à formuler des propositions solides et efficaces sur la manière de promouvoir les négociations collectives.

À cet égard, l'article 4 de la directive est particulièrement intéressant. Cet article donne mandat à tous les pays, indépendamment du cadre de négociation collective en vigueur, de « favoriser la constitution et le renforcement des capacités des partenaires sociaux à s'engager dans des négociations collectives en vue de la fixation des salaires, en particulier au niveau sectoriel ou interprofessionnel ».

La négociation collective est une bonne chose, la négociation de branche en est une meilleure

Pourquoi un tel accent mis sur la négociation de branche ? La réponse est à chercher dans les multiples avantages qu'elle présente, et ce tant pour les travailleurs et la société que pour les entreprises. De nombreuses études ont mis en évidence les bénéfices de la négociation collective en général, en tant que pierre angulaire de la démocratie au travail, garantissant des salaires équitables, favorisant des environnements de travail sains et réduisant la rotation des effectifs.

Pour les travailleurs, les négociations de branche étendent les protections au-delà des entreprises individuelles pour englober des secteurs entiers, garantissant par-là même l'égalité de rémunération et un plancher minimum de droits, quelle que soit la taille de l'entreprise. La démocratie au travail ne devrait pas se limiter aux personnes travaillant pour de grands employeurs. Elle favorise l'inclusion, en veillant à ce que tous les travailleurs partagent les fruits de la négociation collective.

Indépendamment de l'entreprise, les négociations de branche garantissent que tous les travailleurs bénéficient d'un même plancher de droits et de conditions de travail.

Les entreprises en bénéficient tout autant. D'un point de vue économique, la négociation multi-employeurs « sort les salaires de la concurrence ». Plutôt que le nivellement par le bas des salaires, elle privilégie la concurrence basée sur l'efficacité, l'innovation et la qualité. Une telle approche contribue non seulement à la stabilité économique, mais s'avère de surcroît bénéfique pour les employeurs en favorisant l'émergence d'une main-d'œuvre qualifiée et motivée.

La société dans son ensemble y gagne également, dans la mesure où la négociation sectorielle est associée, dans l'ensemble, à des niveaux plus élevés d'égalité, qu'elle contribue à répandre la démocratie et qu'elle conduit à la stabilité économique. Les pays dotés de cadres de négociation collective solides sont systématiquement mieux classés dans l'Indice de développement humain, soulignant par-là les avantages sociétaux plus larges de la négociation sectorielle.

Le retour de la négociation de branche

La plupart des pays dotés de systèmes de négociation collective de branche solides ont mis ceux-ci en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais cela signifie-t-il pour autant qu'il soit impossible de développer de tels systèmes à l'heure actuelle ?

Loin s'en faut. Les négociations de branche continuent de susciter beaucoup d'intérêt et de donner lieu à de nombreuses expériences. Des systèmes totalement novateurs ont notamment été mis au point dans plusieurs pays récemment. En Nouvelle-Zélande et en Australie, par exemple, les systèmes de rémunération équitable (fair-pay) ont permis de mettre en place un dispositif de négociation sectorielle facilité par les pouvoirs publics. Plus près de nous, en Europe, la Roumanie a autorisé les négociations sectorielles. Au Royaume-Uni, le parti travailliste, donné vainqueur probable aux prochaines élections, a d'ores et déjà annoncé qu'il réinstaurerait la négociation de branche dans certains secteurs.

Les fonctionnaires européens chargés de promouvoir les négociations collectives n'ont pas besoin de chercher bien loin pour trouver des idées. UNI Europa, le syndicat européen des travailleurs des services, a invité des experts de 20 pays européens à dresser un rapport de synthèse reprenant les meilleures idées. Ce rapport met en évidence une multitude de leviers et de domaines politiques sur lesquels les décideurs politiques peuvent (et doivent) agir pour renforcer les partenaires sociaux, la négociation des conventions collectives ainsi que leur efficacité. Il s'agit également de savoir comment la politique est à même de créer une culture et un contexte dans lesquels la négociation collective constitue un acquis et non une exception.

Il n'y a donc pas d'excuse. Les conclusions de l'enquête nous montrent qu'une Europe plus sociale représente une priorité pour les citoyens. La directive européenne sur le salaire minimum offre une opportunité et les faits montrent que la négociation collective et la négociation de branche sont salutaires pour nos sociétés. À présent, il nous faut la volonté politique de relier les pointillés et de joindre l'acte à la parole.

14.05.2024 à 10:07

L'Europe joue plus qu'il n'y paraît dans des élections assombries par l'extrême droite

Moins de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et à peine trois générations plus tard, l'Union européenne, dont l'idéal qui lui a donné naissance était qu'une telle chose ne se reproduirait plus jamais, aborde ses dixièmes élections au Parlement européen avec des partis d'extrême droite qui bénéficient d'un soutien croissant, évènement sans précédent dans l'histoire de la politique européenne.
Dans six pays, dont quatre sont des membres fondateurs de l'UE, les partis d'extrême droite sont déjà en tête (...)

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Texte intégral (3113 mots)

Moins de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et à peine trois générations plus tard, l'Union européenne, dont l'idéal qui lui a donné naissance était qu'une telle chose ne se reproduirait plus jamais, aborde ses dixièmes élections au Parlement européen avec des partis d'extrême droite qui bénéficient d'un soutien croissant, évènement sans précédent dans l'histoire de la politique européenne.

Dans six pays, dont quatre sont des membres fondateurs de l'UE, les partis d'extrême droite sont déjà en tête des sondages, de la Lettonie (avec 8,1 % des intentions de vote) aux Pays-Bas (22,4 %), en passant par l'Italie (27,2 %), la Belgique (27,4 %), l'Autriche (28,2 %) et la France (30,7 %). Dans huit autres pays, la droite radicale figure parmi le trio de tête des sondages (en Allemagne, en Bulgarie, en Espagne, en Finlande, en Pologne, au Portugal, en Roumanie et en Suède). En outre, elle gouvernait encore la Pologne il y a quelques mois, mais fait désormais partie des gouvernements finlandais, hongrois, italien et letton et apporte un soutien parlementaire essentiel au cabinet conservateur suédois.

Les sondages de juin prévoient une victoire du centre droit au Parlement européen, mais les partis populistes, anti-immigration et proches des partis fascistes recueillent un soutien dans les urnes qui pourrait compromettre la prise de décisions sur les grands défis des années à venir, de la guerre en Ukraine au changement climatique, en passant par la désinformation et l'intelligence artificielle.

Partout où l'extrême droite est au pouvoir, des retours en arrière sont observés en matière de droits sociaux, d'éducation et de mémoire historique, tandis que son obsession de l'immigration et la normalisation de ses positions démagogiques fragilisent les piliers démocratiques du continent.

La foi même dans les institutions européennes a été érodée par une décennie de coupes sociales, de chômage, d'inflation et de précarité, suite aux mesures d'austérité adoptées dans la plupart des pays de l'UE face à la crise de la dette depuis 2009. Elle a également été affectée ces dernières années par l'impact économique de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la normalisation de l'extrême droite dans le débat public et la diffusion galopante de la désinformation. En définitive, la plus grande réussite de l'extrême droite a été de semer sa propre controverse autour de l'identité des Européens (« blancs et chrétiens »), et d'exploiter ce mécontentement conjoncturel pour le canaliser contre l'immigration tous azimuts.

« L'inquiétude suscitée par les migrants (non européens et non “blancs”) est en fait le principal moteur du vote d'extrême droite », déclare à Equal Times Kai Arzheimer, professeur de sciences politiques à l'université de Mayence, qui étudie ce phénomène depuis trois décennies et qui est l'un des plus grands experts européens du sujet. « Au cours des cinq ou six dernières décennies, et surtout au cours des deux dernières, pratiquement toutes les sociétés européennes sont devenues beaucoup plus diverses sur le plan ethnique et culturel, et ce changement rapide génère certains niveaux d'anxiété qui n'ont pas grand-chose à voir avec les conséquences économiques de l'immigration, dont la plupart des études montrent qu'elle est immensément bénéfique ».

L'immigration, explique-t-il, est une thématique « asymétrique », car elle préoccupe beaucoup plus les électeurs anti-immigration que les électeurs pro-immigration, avec la complication que « l'extrême droite “est maîtresse” de cette question, un peu comme les partis verts “sont maîtres” des thématiques environnementales ». Par conséquent, les formations de centre droit ou de centre gauche qui durcissent leur position sur l'immigration dans l'espoir d'attirer des voix « ne finissent que par faire en sorte que cette question reste une priorité dans le débat public, ce qui tend à favoriser l'extrême droite ».

Quant à la « normalisation de l'extrême droite par les partis de centre droit (et parfois de centre gauche), elle a commencé dans les années 1990 en Autriche, en Italie, aux Pays-Bas et en Scandinavie », rappelle-t-il, bien qu'au-delà des coalitions intéressées, « dans certains cas, ils se sont même inspirés de (voire ont tout simplement émulé) l'extrême droite et sont devenus de “grands partis radicalisés” (tels que les conservateurs britanniques ou l'ÖVP autrichien de Sebastian Kurz) ». Le problème, selon lui, est qu'« une fois que le génie est sorti de la lampe, il est très difficile d'inverser cette normalisation », de sorte que « le maintien d'un cordon sanitaire autour de l'extrême droite nécessite toujours la bonne volonté du centre droit, ou du moins sa certitude qu'à long terme, celui-ci se portera mieux s'il contribue à l'endiguer ».

En ce sens, la mémoire des sociétés européennes qui ont vécu des décennies de dictature influence la façon dont les grands partis et les partisans de l'extrême droite eux-mêmes réagissent. « Le comportement des élites est crucial pour la mobilisation de l'extrême droite », ajoute M. Arzheimer, comme le montrent les exemples du FPÖ autrichien dans les années 1990 ou de l'actuel AfD allemand, tandis que les cas de Vox (Espagne) et de Chega (Portugal) « démontrent que l'effet vaccinal ne dure pas indéfiniment ».

Ultralibéralisme et xénophobie dans le paradis nordique

En Europe du Nord, l'extrême droite est présente depuis longtemps dans la vie politique du Danemark et de la Norvège, mais elle s'est étendue plus récemment à la Finlande et à la Suède. « L'extrême droite s'impose également dans les pays nordiques : des pays qui figurent en tête des indices de bonheur dans le monde, qui sont parmi les premières démocraties parlementaires au suffrage universel, avec un niveau de confiance élevé parmi leurs citoyens », a déclaré à Equal Times Pekka Ristelä, responsable des affaires internationales de la Centrale syndicale finlandaise SAK.

Le Parti des Finlandais, un parti radical, gouverne en coalition avec les conservateurs depuis 2023, où il a obtenu 20,1 % des voix, et dirige un ministère des Finances « très agressif à l'égard des syndicats », des syndicats qui ont joué un rôle « absolument essentiel » dans la lutte contre les coupes sociales ces dernières années, « avec plusieurs vagues de grèves politiques ». Les partisans d'extrême droite les qualifient de « mafia » pour les délégitimer, explique M. Ristelä, même si les syndicats conservent « le soutien de plus de 50 % de la population » en raison de « leurs prises de position et de leurs grèves », il estime qu'il est nécessaire d'améliorer le dialogue politique et idéologique avec leur base.

Pendant ce temps, à Stockholm, le parti populiste Démocrates de Suède (SD), cofondé par un ancien de la Waffen-SS nazie, est le principal allié du gouvernement conservateur depuis 2022. Il bénéficie déjà du soutien d'un Suédois sur cinq, bien que le stratège de la confédération syndicale nationale LO, Johan Ulvenlöv, déclare à Equal Times que les syndicats et les sociaux-démocrates les font reculer parmi les travailleurs, en raison de la manière dont ils répondent à leurs préoccupations sur des questions telles que les soins de santé, la criminalité, la nationalisation des services publics, les infrastructures et l'éducation.

« Cela produit un impact plus important [sur le soutien aux sociaux-démocrates] que les manifestations », souligne-t-il, car « si les syndicats font bien leur travail, ils auront davantage de membres, ce qui renforcera la démocratie et créera une résistance face à l'extrême droite ».

Cette approche a également fonctionné pendant un certain temps en Allemagne. « L'héritage du nazisme, l'ineptie et l'obsession pour le passé des politiciens d'extrême droite ont facilité leur ostracisation », explique le politologue M. Arzheimer, mais tout a changé avec l'arrivée du parti xénophobe Alternative pour l'Allemagne (AfD), un parti xénophobe « qui est passé en quelques années d'un euroscepticisme modéré à une extrême droite classique, et qui se dirige à présent vers l'extrémisme traditionnel de l'extrême droite ».

Les manifestations antifascistes en Allemagne, un exemple pour l'Europe ?

Dans le pays qui a le mieux su affronter son passé (dont la dictature nazie a été responsable de la mort d'au moins 18 millions de civils européens), l'AfD a vu ses intentions de vote augmenter légèrement dans les sondages du mois d'avril, pour atteindre 16,3 %. Et ce, malgré le récent scandale qui a éclaboussé sa tête de liste aux élections, l'eurodéputé Maximilian Krah, accusé d'avoir accepté des pots-de-vin de la Chine et de la Russie pour influencer ses activités à Bruxelles, bien que ses partisans considèrent que l'affaire est un coup monté visant à le discréditer. Tout cela, notamment, quelques mois seulement après la révélation que des membres de l'AfD avaient participé, plusieurs mois auparavant, à un complot international d'extrême droite visant à mettre en œuvre un « plan directeur » de « remigration » prévoyant l'expulsion d'Allemagne de résidents d'origine étrangère dans le pays, y compris de citoyens détenteurs de passeports allemands, et ce, sur la base de critères racistes.

La réponse de la société civile a donné lieu à l'un des moments symboliques les plus forts de la politique européenne de ces dernières années. Des dizaines de milliers d'Allemands sont descendus dans la rue au cours des week-ends suivants pour manifester mutuellement le rejet des positions de l'AfD, en défense de la démocratie allemande et des valeurs d'intégration et de respect des droits humains qu'elle est censée représenter.

Dans la ville de Bonn, quelque 30.000 personnes se sont rassemblées derrière la devise « Nie Wieder ist Jetz ! » (« Plus jamais ça, c'est maintenant ! »), avec des slogans sur leurs bannières tels que « Nazis dehors » et « La haine n'est pas une opinion ». Puis, soudain, à la fin de la manifestation, la foule s'est mise à chanter l'Ode à la joie de Ludwig van Beethoven, un passage de sa Neuvième symphonie, sur des vers de Schiller, qui célèbre la joie fraternelle entre les êtres humains, et que des milliers de voix ont spontanément entonné dans la ville natale du génie de Bonn. Cette musique, l'une des plus grandes contributions de la culture allemande à l'humanité, qui célébrait précisément les 200 ans de sa création le 7 mai, est l'hymne de l'Union européenne depuis 1972, ce qui confère à ce moment un symbolisme exaltant pour de nombreux démocrates européens tant en Allemagne qu'ailleurs.

« Je suis quelque peu optimiste, sans pour autant être trop naïf, mais seulement 20 à 25 % de nos concitoyens ont perdu confiance dans le gouvernement », déclare à Equal Times Reiner Hoffmann, qui présidait il y a quelques années encore la Confédération allemande des syndicats (DGB) et qui est aujourd'hui vice-président de la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung (FES), la doyenne des institutions allemandes d'études politiques.

« La confiance peut se perdre très rapidement, et pour la regagner, il faut du temps et que les gens voient et sentent qu'il y du changement », explique-t-il.

« Au début, j'étais un peu sceptique au sujet de ces énormes manifestations de 100.000 personnes, car combien de temps peut-on les faire durer ? Vous ne pouvez pas organiser des rassemblements de masse tous les deux week-ends, donc, de nombreuses autres choses doivent se produire, en particulier au niveau local », où l'extrême droite est particulièrement présente, « et à l'automne, des élections sont également prévues dans trois Länder allemands [Saxe, Thuringe et Brandebourg], où l'AfD est assez forte ».

M. Hoffmann rappelle que l'extrême droite allemande a des relents de violence (la tête de liste socialiste, Matthias Ecke, a lui-même été hospitalisé il y a quelques jours après avoir été agressé alors qu'il collait des affiches électorales à Dresde, dans l'un des quelque 2.800 délits contre des politiciens allemands enregistrés depuis le début de l'année). Selon lui, une partie du soutien dont jouit l'AfD provient du sentiment d'incertitude des citoyens. De nombreuses questions, telles que les politiques de durabilité environnementale, sont perçues « comme une menace et non comme une opportunité », en raison d'une mauvaise communication de la part du gouvernement, déplore-t-il, qui n'a pas réussi à expliquer aux Allemands en quoi la « transition verte » affecterait leur porte-monnaie. En face, on trouve un parti, l'AfD, qui nie le changement climatique, rejette l'immigration qui a été accueillie si chaleureusement par la société allemande en 2015 et exploite les problèmes logistiques qui ont surgi au niveau local pour l'intégration des réfugiés.

Les gouvernements et les syndicats « n'ont pas été assez sensibles pour s'attaquer à ces problèmes, qui étaient réels », indique M. Hoffmann. « Les citoyens ne sont pas opposés à l'immigration en soi, mais l'AfD a réussi à modifier le discours, et nous sommes passés d'une intégration sociale inclusive à une solidarité exclusive, c'est-à-dire uniquement solidaire avec nos chômeurs, qui souffrent de l'augmentation du coût de la vie : ils ont utilisé les personnes les plus vulnérables de notre société pour les dresser contre les immigrants, et nous n'avons jamais contré ce débat, dans lequel les syndicats ne sont pas montrés à la hauteur. »

En fait, M. Arzheimer reconnaît que, historiquement, la participation syndicale et l'éducation ont été des facteurs d'exclusion du vote d'extrême droite dans toute l'Europe, et « bien que cet effet se soit peut-être affaibli et que les syndicats aient leurs propres problèmes, je pense que les syndicats et leurs réseaux sont indispensables à une réponse efficace de la société civile face à l'extrême droite ».

Les manifestations en Allemagne « ont été très importantes, car elles ont nuancé les récits populistes et envoyé un message très fort aux grands partis », ajoute-t-il, rappelant que plusieurs études en France et en Italie indiquent que le fait de manifester contre l'extrême droite, même quelques semaines avant une élection, réduit souvent de plusieurs points les intentions de vote. Pour M. Hoffmann, il s'agit d'un « signal d'alarme », mais il reste encore beaucoup à faire au niveau municipal, régional et des syndicats pour éviter que la situation ne se dégrade davantage. Si nous n'en prenons pas soin, a-t-il averti, « rien ne garantit que l'Union européenne durera éternellement ».

« Répétitions du cas hongrois » : potentiellement des bâtons dans les roues de toutes parts

Pour Elena Ventura, coordinatrice de plusieurs projets d'étude sur l'extrême droite pour le Carnegie Endowment en Europe, les manifestations ne se sont pour l'instant pas étendues à d'autres pays, et semblent donc « très spécifiques à l'Allemagne », où il existe « un grand sentiment de honte collective à cause de l'Holocauste », contrairement à l'Italie ou à l'Espagne, où émerge une « nostalgie » radicale, plus explicite, de Mussolini et Franco.

Quoi qu'il en soit, elle partage l'avis de M. Hoffmann : l'extrême droite est très habile à tisser des liens avec ses partisans lors des élections locales, dans la rue et sur Internet, et en général, les grands partis doivent beaucoup s'améliorer dans ces domaines, ainsi que dans leur discours et leur message, puisqu'« ils n'expliquent pas à la population comment l'immigration est utile » pour leur pays.

En attendant, les populistes radicaux s'expriment de manière simpliste et directe, mais qui « les connecte très bien à leurs électeurs, et ils utilisent très bien les réseaux sociaux, même s'ils les orientent de façons qui devraient être illégales, telles que la désinformation ». La plupart des Européens ne sont pas nécessairement conscients des enjeux de ces élections, prévient Mme Ventura, mais il est probable qu'un Parlement européen beaucoup plus divisé et inefficace émergera, avec de nouveaux bâtons dans les roues de son fonctionnement comme des « répétitions du cas hongrois ». Malgré le gouvernement de Giorgia Meloni, il est possible que l'Italie ne se comporte pas de la sorte, mais il est probable que cela se produise dès cet été avec des pays tels que la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et « sûrement, la France ».

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