Dans Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique , le philosophe Michaël Foessel et le sociologue Étienne Ollion analysent les facteurs qui ont permis à l'extrême droite de s'installer dans le paysage politique français, au point d'apparaître comme un choix de gouvernement probable, sans que l'on sache combien de temps il pourra encore être contrecarré.
Étienne Ollion a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter leur livre aux lecteurs de Nonfiction.
Nonfiction : Le Rassemblement national s’est installé dans le paysage politique français comme une option désormais probable, sur la base initiale de son rejet de l’immigration, qui lui a valu le soutien d’électeurs de plus en plus nombreux, mais sans rien dire ou presque des mesures qu’il mettrait en œuvre s’il parvenait au pouvoir. Comment l’expliquer ?
Étienne Ollion : Le RN, d’abord identifié à ses positions opposées à l’immigration, a opéré une mue au niveau de son programme. Au cours des dernières années, il a ainsi investi de nouveaux domaines. Il a aussi pris des positions parfois éloignées de celles qu’il pouvait tenir historiquement. C’est le cas de sa défense récente de l’IVG et du mariage des personnes de même sexe – ce qu’on regroupe habituellement sous le terme de libéralisme culturel, duquel il semble s’être rapproché. C’est aussi le cas, dans un domaine tout autre, de sa position face à l’Europe. Il y a à peine 10 ans, ce parti défendait une sortie de la monnaie unique et la sortie de l’Union. Le Frexit ne fait désormais plus partie de son programme.
Le parti a donc changé de position sur des sujets essentiels, cela lui a permis d’élargir sa base électorale, en se posant comme parti de gouvernement et en rassurant une partie de l’électorat. Sur chacun de ces sujets, le RN s’est en effet rapproché de l’opinion dominante. Au risque de perdre une certaine identité, diront certains membres historiques du parti, et une certaine lisibilité, ce qui en général est problématique. Mais il semble que cette stratégie l'ait au contraire plutôt servi que desservi puisqu’il a ainsi pu se défaire de son image de parti d’extrême droite.
Parallèlement, le champ politique a lui aussi connu des évolutions importantes, qui ont favorisé cette percée du plafond de verre électoral de la part du Rassemblement national. Aucun parti ne peut en effet se dédiaboliser seul. Outre un déplacement vers ses positions sur l’immigration, de la part de la droite et du centre, des éléments structurants du débat politique ont été largement remis en cause. C’est par exemple le cas du clivage gauche-droite, largement critiqué depuis quelques années, et dont l’effacement a permis au Rassemblement national de récuser d’autant plus facilement l’étiquette de parti d’extrême droite dont il cherche ardemment à se défaire.
Peut-on malgré cela essayer de se faire une idée des politiques qu’il adopterait s’il arrivait au pouvoir ? L’histoire, les comparaisons internationales peuvent-elles nous aider sur ce plan ? Sinon, comment procéder ?
Il faut être prudent, car l’avenir politique est toujours incertain. L’extrême droite parviendra-t-elle au pouvoir ? Seule ou en coalition ? Dans quel contexte économique ou géopolitique ? Les paramètres sont nombreux. Ceci étant dit, si on écoute les candidats ou qu’on lit son programme, on peut avoir des éléments de réponse. Le premier est que sur une série de points fondamentaux, le parti maintient ses positions. C’est particulièrement le cas de la préférence nationale, qui est toujours au cœur de son projet, quand bien même elle serait incompatible avec la constitution. Une autre, c’est justement la critique de l’État de droit dans sa forme actuelle, avec par exemple la dénonciation régulière d’un « gouvernement des juges ». Ses représentants l’ont encore fait quand le Conseil Constitutionnel a invalidé certains aspects de la loi Immigration au motif de l’inconstitutionnalité de cette mesure. Ces deux aspects, qui pointent vers le nativisme et l’autoritarisme, montrent qu’il conserve des traits qui définissent les partis d’extrême droite.
Ensuite, on peut regarder ailleurs ce que l’extrême droite fait quand elle arrive au pouvoir. Car la grande défense de ce parti, c’est de se présenter comme n’ayant jamais gouverné. Défenseurs de la tradition nationale, ils annoncent en même temps n’être les héritiers de personne. On pourrait parler de gouvernements d’extrême droite du passé, des années sombres à plus récemment, car il y en a eu en Europe. Mais regardons plutôt de l’autre côté des Alpes, comment Georgia Meloni s’est installée au pouvoir.
À la tête d’une coalition de partis de droite et d’extrême droite, elle dirige le pays depuis l’automne 2022. Les premiers mois ont pu laisser croire à certains observateurs étrangers qu’elle gouvernerait sur un programme différent de celui de sa campagne. Mais une analyse approfondie et l’évolution des positions, comme la récente criminalisation de la Gestation Pour Autrui, même réalisée à l’étranger, ou la révision constitutionnelle pour assurer un bien plus grand pouvoir au chef de l’exécutif, invitent à reconsidérer cette hypothèse qu’on trouve dans l’air du temps, et selon laquelle les institutions démocratiques modèrent les velléités des partis radicaux. Il n’en est rien.
Justement, une idée assez répandue est que le RN se verrait, s'il parvenait au pouvoir et quoi qu’il veuille faire, contraint par nos institutions qui l’empêcheraient de faire n’importe quoi. Que faut-il en penser ? Et finalement, avons-nous de bonnes raisons de craindre son arrivée au pouvoir ?
Il existe en effet une croyance très répandue, selon laquelle l’arrivée de partis d’extrême droite au pouvoir aurait peu d’effets. Elle a deux versants. L’un, plutôt évoqué à gauche, est que la situation est déjà catastrophique du point de vue des libertés. Rien à craindre de pire, donc, si le fascisme est déjà là. L’autre, c’est celle de l’immunité des régimes démocratiques à l’autoritarisme. Les institutions démocratiques seraient solides, voire elles canaliseraient les éléments radicaux qui voudraient la perturber. Dans le livre, nous discutons ces deux hypothèses à travers une série de comparaisons historiques et contemporaines, pour en montrer à chaque fois les points aveugles. Une chose est toutefois sûre : du fait de l’organisation des pouvoirs en France, tout parti qui accède aux responsabilités détient des leviers plus puissants que dans d’autres démocraties.
Comment le RN parvient-il à occuper l’espace politique et médiatique sans programme, ni base idéologique clairement assumée ? Comment ses relais dans les médias, parviennent-ils à convaincre ses électeurs qu’ils partagent les mêmes expériences, si c’est le cas ?
Pour comprendre comment l’extrême droite s’est imposée aussi vite, il faut évidemment chercher auprès de ses relais, et en premier lieu des médias. Ici, une distinction est utile. Il y a d’un côté ceux qui ont un agenda politique assez proche, les quelques chaînes et titres qui lui donnent la parole. Ceux-là jouent un rôle dans la promotion de ses idées au quotidien, et nous analysons la rhétorique qui s’y déploie.
Mais si on veut comprendre la percée de l’extrême droite en France, il faut aller au-delà de ces espaces encore confinés pour regarder comment, parfois sans intention, d’autres espaces médiatiques ont participé de ces transformations. On s’intéresse en particulier à la manière dont est organisé le débat public contemporain. Prenez par exemple la manière de traiter la politique. En quelques décennies, elle a évolué. On la raconte désormais bien plus souvent qu’avant sous l’angle des luttes internes, des batailles entre personnes ou partis, on en dévoile les coulisses. Si ce récit de la politique politicienne a toujours existé, on montre qu’il a pris une place bien plus importante dans la rubrique « politique » des principaux journaux.
Or si cette manière de raconter est instructive, qu’elle fait pénétrer le lecteur dans les cuisines de la politique, elle se fait aussi, forcément, au détriment d’autres manières de raconter la politique. Par exemple, on parle forcément moins des évolutions programmatiques des partis suivis, des implications des politiques qu'ils envisagent, de la faisabilité de leurs propositions. On ne peut pas faire ce travail d’analyse, qui pourtant est essentiel pour mieux connaître des partis, qui, comme on l’a dit, ont souvent changé de pied au cours des dernières années. Parfois même en pensant leur porter l’estocade, comme quand ils dévoilent des « tensions internes au parti », les journalistes ne posent pas les questions qui forceraient une clarification.
La manière d’appréhender la politique a longtemps fait référence à des principes, qui traduisaient de réelles oppositions et structuraient les débats. Aujourd’hui, le discours politique, tous partis confondus, se réfère plus volontiers à des valeurs. Quelle différence faites-vous entre ces deux notions et en quoi cette substitution est-elle problématique ?
La distinction entre principes et valeurs vient de la philosophie politique moderne. Dans ce cadre, les valeurs sont définies comme ce qui résulte du domaine des évaluations, elles sont donc propres à une société, voire à une personne puisque tout être vivant évalue ce qui est bon et ce qui est mauvais pour lui. Les valeurs sont, et elles sont indiscutables : chacun a le droit d’avoir ses valeurs. Mais cette existence de valeurs différentes ne permet pas de faire une politique, voire elle peut donner lieu à des conflits violents. La politique moderne a cherché à canaliser cette possible guerre des valeurs à l’œuvre dans des sociétés démocratiques en mettant en œuvre des principes, c’est-à-dire des règles minimales et partagées pour permettre la vie en commun. Dire que la politique se fait avec des valeurs, c’est dire que le statut de certains thèmes centraux a évolué, en passant d’un principe avant tout juridique à une valeur – qui demande une adhésion subjective. Prenez la République : d’un régime qui organise le pouvoir au nom du peuple (via celui-ci ou ses représentants), elle est souvent présentée, et surtout par la nouvelle extrême droite, comme une valeur, c’est-à-dire un mode de vie auquel on demande aux individus d’adhérer positivement, faute de quoi ils seront déconsidérés. D’un cadre organisateur et égalitaire, elle est devenue une manière de séparer les individus entre ceux qui « y croient » et ceux qui n’y croient pas. On pourrait faire la même analyse d’autres sujets importants, comme la laïcité. Et si le Rassemblement national n’est pas le seul à avoir promu ce « devenir-valeur » de la République, il y contribue largement. Ce faisant, il ne fait pas tant de la politique au sens d’une discussion programmatique, mais de l’infrapolitique, il fait de la politique sous les radars, au nom d’une certaine morale identitaire de l’appartenance. C’est cette infrapolitique qu’on a cherché à analyser dans le livre.
Anja Durovic et Nicolas Duvoux viennent de faire paraître aux éditions du CNRS, en réponse à une commande publique, un important état des lieux de la recherche académique concernant la jeunesse française ou les jeunesses françaises, pour insister sur la diversité de situations que celle-ci peut connaître.
Anja Durovic a bien voulu répondre à des questions pour présenter l'ouvrage à nos lecteurs.
Pour compléter la lecture, des entretiens et recensions déjà publiés sur le sujet par Nonfiction, qui recoupent une partie des thèmes du livre, sont indiqués à la suite de cet article.
Nonfiction.fr : Vous venez de faire paraître un état des connaissances concernant la jeunesse française qui a mobilisé un nombre impressionnant de contributeurs, tout en réussissant à offrir, malgré cela, un ouvrage très lisible et d'une grande cohérence. Pourriez-vous dire un mot de la manière dont vous avez procédé ?
Anja Durovic : Oui, ce travail d’état de l’art s’appuie en très grande partie sur les contributions de 35 spécialistes venant de différentes disciplines des sciences sociales et humaines (démographie, économie, histoire, philosophie, psychologie, science politique, sciences de l’éducation et sociologie). Nous avons réalisé des entretiens avec plusieurs d'entre elles et d'entre eux, et plusieurs nous ont transmis des contributions écrites que nous avons intégrées et tissées entre elles. Grâce à ces contributions orales et écrites, nous avons pu faire un tour d'horizon de l'état des connaissances sur les jeunesses françaises contemporaines issues des recherches en sciences sociales.
Cet état renvoie une image assez sombre de cette jeunesse, ou tout au moins d’une partie de celle-ci, qui se trouve confrontée à la précarité, aux inégalités ou encore aux discriminations. Une situation, qui résulte pour partie de l’évolution du monde, mais aussi potentiellement d’un traitement particulier, propre à la France. Quels éléments pourraient-ils ainsi laisser penser que la situation de cette jeunesse serait peu enviable par rapport à celle que l’on peut trouver chez nos voisins ?
Il y a évidemment des phénomènes que l’on retrouve dans tous les pays européens, à degrés variables, comme par exemple le chômage des jeunes qui représente un problème structurel depuis plusieurs décennies. Ou le fait que l'éducation et le niveau de diplôme sont devenus de plus en plus importants pour les jeunes afin de pouvoir s’insérer de façon pérenne sur le marché du travail.
On peut isoler notamment deux facteurs qui rendent la situation des jeunesses françaises particulièrement difficile, surtout pour celles et ceux qui ne peuvent compter sur le réseau ou les ressources de leur famille pour trouver un emploi sûr et de qualité ainsi qu’un logement. D’abord, c’est une vision particulièrement élitiste de l’éducation, dont le clivage entre Grandes Écoles et Universités est le symbole. La France se caractérise par un système éducatif « sélectif », à l’inverse d’autres pays qui promeuvent des politiques éducatives plus inclusives, permettant une meilleure insertion pour tous et toutes sur le marché du travail. Or le système éducatif français est surtout tourné vers la sélection d’une élite restreinte, particulièrement bien formée, au détriment de la réussite du plus grand nombre. À cela s’ajoute une forte influence de l’origine sociale sur les résultats scolaires. Les enquêtes PISA, qui permettent de mesurer le niveau des élèves des différents pays de l’OCDE, montrent régulièrement que l’origine sociale pèse fortement sur les résultats scolaires des élèves en France, bien d’avantage que dans l’immense majorité des pays. Ces inégalités scolaires, qui commencent souvent très tôt, s’accroissent ensuite tout au long du cursus.
Le deuxième facteur est la vision familialiste de la protection sociale. C’est-à-dire que les pouvoirs publics aident les jeunes seulement indirectement par le truchement de la politique familiale. Cette disjonction entre l’âge de la majorité politique et celui de la majorité sociale ne permet pas aux jeunes d’accéder à une pleine citoyenneté avant l’âge de 25 ans. La limite d’âge d’au moins 25 ans pour accéder à certaines prestations sociales, comme par exemple le RSA, est une situation quasi unique en Europe. Cette « immaturité » vis-à-vis de la citoyenneté sociale désavantage certains jeunes plus que d’autres car elle les rend particulièrement dépendants de leurs familles. Réformer ce système permettrait de lutter contre la paupérisation de certaines jeunesses.
Vous abordez au fil des dix chapitres thématiques du livre de nombreuses questions, dont certaines sont documentées de longue date, comme l’évolution du système éducatif par exemple, et d’autres, qui ont attiré l’attention plus récemment, comme celles qui concernent les jeunesses rurales. Pourriez-vous dire un mot des domaines qui mobilisent aujourd’hui plus particulièrement la recherche ?
En premier lieu, il y a bien sûr la problématique de la dégradation de la santé mentale des jeunes en France et dans d’autres pays européens. Il s’agit d’un phénomène encore assez récent, que la recherche ne comprend pas encore très bien et a encore du mal à expliquer de façon claire. C’est pourquoi plusieurs études sont en train d’être développées et menées sur le sujet. Sinon, le travail pour cet ouvrage m'a surtout appris une chose : c'est qu'il y a énormément de programmes de recherche approfondis et riches sur les différentes parties de la jeunesse française, en particulier sur des jeunes dont on entend beaucoup moins parler dans les médias ou dans les débats publics, comme les jeunes sortant de l’ASE (l’aide sociale à l’enfance). Il s’agit là souvent de recherches longitudinales, comme l’enquête ELAP (Étude Longitudinale sur l’Accès à l’Autonomie des jeunes Placés), c’est-à-dire des recherches qui travaillent sur le long terme pour prendre en compte les effets de cycle de vie (entrée dans la vie adulte, insertion sur le marché du travail, stabilisation conjugale ou recherche de logement) pour vraiment pouvoir évaluer l’impact qu’ont certaines politiques publiques pour ces jeunes.
La question de la violence à laquelle une partie de la jeunesse peut être confrontée et/ou dans laquelle elle peut elle-même s’engager est une question qui mobilise l’attention des médias et des responsables politiques. Que peut nous dire la recherche sur ce point, la jeunesse est-elle plus violente que par le passé ?
Le chapitre qui traite cette question en partie nous apprend surtout que la « violence des jeunes » est un phénomène difficilement objectivable, surtout lorsqu’il s’agit d’en saisir l’évolution dans le temps. Deux explications à cela : d’une part, comme nous le montrons dans le premier chapitre de l’ouvrage, la « jeunesse » est une catégorie plus que floue. Sa définition varie à travers le temps et les disciplines. Les bornes d’âges ne sont pas du tout homogènes, y compris dans la statistique publique. Pour certaines études, les jeunes ce sont les personnes de 15-24 ans, pour d’autres celles de 17-25 ans ou encore de 18-29 ans. À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a pas d’enquête ou d’indicateur stable et inchangé dans le temps qui permettrait de mesurer « la violence des jeunes » en France. L'enquête ESCAPAD (l’enquête sur la santé et les consommations lors de la journée défense et citoyenneté) permet d’offrir quelques éléments d’objectivation de la prévalence d’un certain nombre de comportements violents des jeunes de 17 ans. Mais cette enquête n’existe que depuis 2000 et ne permet donc pas de faire des comparaisons avec des périodes antérieures.
Vous abordez rapidement dans le livre la question d’une politique (au singulier) de la jeunesse (qu’il faudrait cependant, à vous lire, plutôt écrire au pluriel). Pourriez-vous dire un mot de ce en quoi celle-ci pourrait consister ? Cet état des connaissances débouche-t-il sur des préconisations pour contribuer à améliorer la situation ? Pourriez-vous là encore en donner quelques exemples ?
Nous soulignons dans cet ouvrage que l’État français n’est clairement pas absent des politiques de jeunesse, mais des historiens, politistes et sociologues déplorent depuis longtemps les faiblesses de celles-ci et l’absence d’une politique nationale cohérente de la part de l’État. Force est de constater que les politiques publiques qui s’adressent à la « jeunesse » (si on exclut les politiques qui concernent les jeunes, mais qui sont étiquetées différemment comme les politiques éducatives), se révèlent généralement peu ambitieuses et faiblement financées et cela à différents niveaux.
En général, chaque chapitre de cet ouvrage met en évidence des questions de recherche émergentes et parfois des lacunes, y compris en termes de dispositifs d’enquête. Et beaucoup présentent des pistes d’intervention, voire des préconisations pour améliorer la situation. Par exemple, le chapitre 3, qui traite notamment la question de la santé mentale des jeunes, suggère plusieurs pistes d’interventions. La première est celle d’un meilleur accès à l’information et aux soins, car les jeunes de 18 à 24 ans sont nombreux à penser qu’ils ne peuvent agir sur leur santé mentale et croient moins fréquemment que les personnes plus âgées en l’existence de solutions efficaces pour soigner leur souffrance. Deuxièmement, il recommande de renforcer les politiques publiques pour protéger les jeunes contre toutes les formes de maltraitance (par exemple le harcèlement, l’abus physique ou émotionnel ou la négligence), car les recherches montrent que ces types d’événements traumatisants ont des impacts considérables sur la santé mentale des jeunes. Le chapitre 4 sur l’insertion sociale et professionnelle souligne, à travers les travaux de Tom Chevalier, que l’introduction du RSA dès 18 ans aurait notamment trois effets positifs, quant à la réduction de la pauvreté des jeunes, leur autonomie ou encore la reconnaissance de leur statut d’adulte.
A lire également sur Nonfiction pour aller plus loin :
La recension du livre de Tom Chevalier et Patricia Loncle, Une jeunesse sacrifiée ?
L'entretien avec Camille Peugny à propos de son livre Pour une politique de la jeunesse
L'entretien avec Isabelle Clair à propos de son livre Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes
L'entretien avec Marwan Mohammed à propos de son livre "Y a embrouille". Sociologie des rivalités de quartier
L'entretien avec Youssef Souidi à propos de son livre Vers la sécession scolaire ?. Mécaniques de la ségrégation au collège
Exceptionnellement, cette chronique présentera un caractère un peu intime ; voire complice. Dans le petit livre qu’il publie cet automne, Henri Raczymow évoque sa mère Anna par de courts chapitres formant une sorte de kaléidoscope. Ce sont, dans la France de l’immédiat après-guerre, tantôt des instants, comme des flashs photographiques, tantôt des scènes plus élaborées surgissant de l’enfance, puis de l’adolescence de l’écrivain, sans souci de chronologie, mais constituant un tableau cohérent d’un lieu et d’un temps.
Par petites touches, Raczymow ressuscite sans mélancolie, plutôt avec ironie et parfois cruauté, les relations qu’il eut avec sa mère, et sa mère avec lui. Une jeune femme juive polonaise, bien potelée et sans complexes. Parfois ridicule. Les autres personnages de la famille, le père Etienne, assez muet, et le frère Alain, occupent des seconds rôles. Nous sommes donc en présence de la mère juive polonaise – yiddishe mamè – avec son fils, aussi potelé qu’elle, en ses premières années. Famille juive de Pologne, heureuse comme Dieu en France jusqu’en 1940, livrée par la police du gouvernement de Vichy aux assassins nazis.
Souvenirs d’un monde disparu
Nous ne sommes plus qu’une poignée, dont la romancière Berthe Burko-Falcman à qui est dédié ce bref opus, à pouvoir nous dire en lisant ces évocations du yiddishland de Belleville : « Oui, oui, c’était exactement comme ça ». Il existe une « chaîne d’or » ( di goldene keit, ainsi que l’écrivait le grand poète yiddish Avrom Sutzkever) d’écrivains de langue française liés à la civilisation disparue des Juifs d’Europe orientale et parlant le yiddish : Esther Orner, Georges Perec, Robert Bober, le merveilleux et injustement oublié Cyrille Fleishman, Jean-Claude Grumberg, Pierre Goldman et... ma modeste personne.
Ces pages restituent, pour ceux qui l’ont connu, le quartier yiddish de Belleville ; l’odeur de ses ruelles pentues, ses taudis, ses modestes restaurants, tel celui d’Albert – L’International, rue Louis Bonnet, où l’on mangeait du vrai gefilte fish , qui n’avait rien à voir avec les infâmes préparations qu’on peut aujourd’hui acheter en bocal ; ses ateliers de tailleurs, de chapeliers, presque tous impécunieux, mais acharnés à devenir prospères, et restés patriotes.
Certains avaient rejoint la lutte clandestine armée au sein de la MOI, nombre d’entre eux étaient encore communistes, niant l’existence du Pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline, et vendant à la criée L’Humanité le dimanche matin.
A cette époque, on écoutait la TSF. La chanson française occupe une place privilégiée dans nos mémoires et dans celle de Raczymow. Douce France, cher pays de mon enfance... et Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux...
La victoire de la vie sur la Shoah
Raczymow n’éprouve ni mélancolie, ni regrets. Il constate que ce monde disparu l’habite encore, par-delà ses relations compliquées avec sa mère disparue.
Ces mères, survivantes de la Catastrophe, ignoraient ce qu’on appelle le stress post-traumatique, mais elles le vivaient de plein fouet. Elles commettaient toutes les erreurs possibles, en toute innocence, vis-à-vis de leur progéniture, qui devait glorieusement signifier la victoire de la vie sur la Shoah. Gros bébés, soufflés à la Blédine Jacquemaire, à la Floraline et aux bananes écrasées dans le jus d’orange.
C’était comme ça, constate Raczymow. Rien à voir avec le lyrisme gémissant d’Albert Cohen dans Le livre de ma mère , ou avec l’inconsolable Romain Gary portant, en larmes, une brassée de lilas sur la tombe de Mina, sa mère, dans le cimetière de Nice, après avoir été tel qu’elle l’avait voulu : un héros, ayant fait ce qu’on appelait alors « une belle guerre ».
En écrivant, Raczymow « tâtonne comme dans l’obscurité ».
« De livre en livre, quelque chose m’attire irrésistiblement vers le passé : mon enfance, mes parents, mes grands-parents, et même le passé parisien de mes parents et celui de mes aïeux quelque part en Pologne avant la Catastrophe. »
Dans l’Indochine sous domination coloniale française, des enfants naissent de l’union entre des colons, des fonctionnaires ou encore des soldats français et des femmes indochinoises. Bien souvent, ces enfants sont délaissés par le père alors que les mères n’ont pas toujours les moyens de les élever. Les autorités françaises permettent alors une prise en charge des enfants dont l’histoire s’entremêle aux événements du XX e siècle et aux soubresauts à l’œuvre dans les territoires occupés. L’historien Yves Denéchère revient sur ces parcours complexes mais qui incarnent aussi les multiples connexions entre les territoires de l’empire français.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage se présente comme un vaste travail de recherche sur des enfants métis, nés en Indochine et déplacés en France des années 1940 aux années 1970. Ce travail est né d’un long cheminement dans les archives. Pouvez-vous nous en rappeler les principales lignes ?
Yves Denéchère : C’est lorsque je rédigeai la première histoire de l’adoption internationale en France ( Des enfants venus de loin , Armand Colin, 2011) que j’ai découvert les enfants métis d’Indochine, il y a un peu plus de quinze ans. Cherchant à répertorier les différents mouvements d’adoption d’enfants vers la France, j’ai remarqué un flux d’enfants métis venant du Laos au début des années 1960. Pris en charge par une association, ces enfants étaient adoptés par des familles françaises. En fait, ces quelques dizaines de cas de transplantation d’enfants ne constituaient que la partie émergée d’un mouvement beaucoup plus vaste : des milliers d’enfants métis nés en Indochine de pères français et de mères autochtones envoyés en France pendant presque trente ans. Ceux-ci n’étaient pas destinés à être adoptés mais plutôt à grandir en France, peu ou prou ensemble, et à se construire loin de leur pays de naissance et le plus souvent de leurs familles. Le moment de cette découverte a été suivi par plusieurs années consacrées à d’autres recherches, mais sans jamais perdre de vue ce sujet, en écrivant un article programmatique, en repérant des sources, en nouant des contacts. Le temps qui passait sur les personnes concernées a été propice à la rédaction par celles-ci de témoignages, plutôt confidentiels, ou à la production de films documentaires. Peu à peu, les choses ont muri et est arrivé le moment de prendre à bras le corps ces déplacements contraints d’enfants pour en faire l’histoire, c’est-à-dire de les reconstruire en les faisant resurgir du passé, à partir des traces laissées, en mettant en œuvre les méthodes de l’historien, afin de produire un récit. Les sources mobilisées ont été diverses : notamment archives administratives et associatives des protagonistes, dossiers individuels des enfants, témoignages de personnes concernées. La méthode historique a aussi inclus de nombreux temps de participation observante lors des fréquents rassemblements des personnes concernées, aujourd’hui devenues des femmes et des hommes âgés.
La question du métissage se pense dans l’ensemble des espaces occupés par les autorités politiques et militaires et françaises. À la fin XIX e siècle, ce sont les espaces indochinois et malgaches qui y sont confrontés. Avez-vous relevé une « particularité indochinoise » sur ce point ?
Oui, ce sont les deux territoires principalement concernés par cette question. Violaine Tisseau a bien étudié le cas de Madagascar ( Être métis en Imerina , Karthala, 2017). Dans son ouvrage publié en 2007 ( Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté , Payot), Emmanuelle Saada identifie bien un « laboratoire indochinois » de la question métisse, dans un territoire où celle-ci se pose avec acuité, bien plus qu’en Algérie par exemple. Dès l’implantation de la présence française en Indochine au XIX e siècle sont nés des enfants métis, fruits de relations sexuelles amoureuses ou forcées, passagères ou plus durables, entre des Européens (colons, fonctionnaires, militaires, etc.) et des femmes du pays. Dès le tournant des siècles, mais surtout dans l’entre-deux-guerres, différents acteurs (notables, militaires, écrivains, journalistes, fonctionnaires, etc.) interrogent le « fait eurasien ». Des réformateurs sociaux, des associations philanthropiques, des congrégations religieuses et des administrations publiques s’intéressent au sort des enfants nés d’unions mixtes, le plus souvent délaissés par leurs géniteurs. Des associations laïques, à côté de congrégations religieuses, viennent en aide à ces enfants et à leurs mères. La jeunesse, en tant que fait social global, joue en effet un rôle important dans la construction des empires coloniaux.
Pour les enfants métis, il s’agit de savoir quelle doit être leur place dans le système colonial : plutôt dans le groupe des dominants (auquel ils peuvent prétendre par leurs pères) ou dans celui des dominés (auquel ils appartiennent par leurs mères). En tout cas, les enfants métis ayant du sang français dans les veines sont dignes d’attention ; mais pour que l’Etat français puisse s’y intéresser, ils doivent être français. Un décret de 1928 permet d’attribuer la nationalité française aux enfants de père ou de mère français (ou française) et indochinois (ou indochinoise). Son article premier stipule : « Tout individu, né sur le territoire de l’Indochine de parents dont l’un, demeuré légalement inconnu, est présumé de race française, pourra obtenir, conformément aux dispositions du présent décret, la reconnaissance de la qualité de français ». Pour Gérard Noiriel, le décret de 1928 sur les métis s’inscrivait dans le prolongement de la tradition républicaine, au sens où la catégorisation raciale visait à ouvrir les portes de la citoyenneté aux métis coloniaux. Le décret précisait que pour être considéré de « race française », l’enfant métis devait non seulement avoir du sang français dans les veines, mais aussi être socialisé dans un milieu de « culture française ». En 1939, une fondation – qui porte le nom du gouverneur Brévié – rassemble les associations laïques et les établissements religieux sous sa tutelle pour mieux organiser la prise en charge des enfants métis.
Sous Vichy, l’amiral Jean Decoux devient gouverneur général d’Indochine. Toutes les demandes de naturalisation sont alors suspendues jusqu’en 1943 et l’État français y reste en place jusqu’en mars 1945. Quelles sont les conséquences pour les populations indochinoises ?
Elles sont très dures. Decoux met en œuvre avec zèle et autoritarisme les nouvelles orientations de l’État Français. La politique vichyste en Indochine, soutenue par la communauté européenne, rejette la construction coloniale républicaine, abandonne le discours assimilationniste républicain et promeut des idées de supériorité et de diversité. Par exemple, il s’agit de réenraciner les peuples indochinois dans leur culture et leur « race », ce qui renforce de fait leur ségrégation. En effet, plusieurs décrets pris entre 1942 et 1944 aggravent la situation des citoyens français d’origine asiatique, en définissant un Asiatique de la même manière qu’en métropole Vichy définit un Juif : « est considéré comme d’origine asiatique tout fonctionnaire qui n’est pas issu d’au moins deux grands-parents d’origine européenne ». René Martial, professeur d’anthropobiologie et expert en matière de sélection raciale du régime de Vichy, livre en 1942 son analyse du métissage : « Ce qui caractérise les races métissées, mêmes animales, c’est la vulgarité, une vulgarité qui va jusqu’à la bestialité. La laideur physique, autre signe de dégénérescence, lorsqu’elle s’ajoute à la vulgarité, donne une sensation d’horreur, de répulsion aux âmes bien nées... Il n’y a pas de préjugé de couleur. C’est un instinct qui veut que le Blanc répugne à l’union avec le Noir ou le Jaune ... » Alors que les demandes de naturalisation déposées par des Indochinois sont suspendues, des dénaturalisations sont prononcées au nom d'« activités antifrançaises » aux contours flous. Quant aux Eurasiens, ils sont considérés comme Asiatiques s’ils ne comptent qu’un seul grand-parent européen et comme Européens si leur généalogie blanche peut être confirmée par des « preuves tangibles ». Ces mesures sont considérées par les Eurasiens comme des décrets iniques et racistes. Alors que le décret de 1928 s’appuyait sur la notion de race dans une démarche inclusive des métis, la politique de l’Indochine vichyste vise à leur exclusion.
C’est pourtant sous Decoux, en novembre 1943, qu’un décret est institué pour que tous les enfants eurasiens soient systématiquement pris en charge. Quel est l’objectif de ce décret ?
Il faut revenir encore une fois sur le contexte indochinois si particulier au regard de la question métisse. Depuis le décret de 1928, les réformateurs sociaux n’ont cessé de demander une véritable prise en charge des enfants eurasiens. Par exemple, en 1940, le réformateur social René Bonniot déplore que les mesures préconisées par plusieurs spécialistes de la question n’aient jamais été mises en œuvre. Pour lui, les métis qui ont réussi le doivent à une enfance instruite et privilégiée et pour eux, « il n’y a pas de problème métis ». Pour les autres, les non-reconnus, les abandonnés, « il ne faut pas attendre qu’une influence médiocre [celle de leurs mères] les ait dévoyés, il faut les mettre dès leur premier âge dans un cadre français ».
Il est vrai que la question métisse n’est ni une affaire de charité, ni de pitié, c’est une question sociale, une question d’économie générale, une question politique, en un mot une question nationale. La prise en charge systématique de tous les enfants eurasiens est instituée par un décret de 1943 dont l’article 1 précise qu’il « s’applique à tout enfant mineur de l’un et l’autre sexe dont un des parents est réputé d’origine européenne [on note un changement de périmètre par rapport au décret de 1928] et l’autre d’origine asiatique et qui en outre entre dans l’une des catégories suivantes : 1) enfant recueilli, déposé ou trouvé ; 2) enfant abandonné ; 3) enfant maltraité ou moralement délaissé ; 4) orphelin indigent ; 5) enfant moralement abandonné ».
Ces enfants placés sous la tutelle de l’autorité publique sont des « pupilles eurasiens de l’Indochine » (article 2). La finalité du texte de 1943 est de faire contrôler la prise en charge directe des enfants eurasiens par l’État. Le statut de « pupille eurasien d’Indochine » n’organise pas une protection supplémentaire de l’État en complément de celle exercée par la famille, mais vise bien à l’institution d’une tutelle de l’État en remplacement de celle des parents jugés défaillants. Cette tutelle de l’Etat est confiée à la Fondation Brévié, qui distribue aux associations et congrégations les moyens nécessaires pour s’occuper des pupilles eurasiens d’Indochine. Le tournant est d’autant plus important qu’il est durable : la fin du régime de Vichy, sanctionnée par l’ordonnance du 9 août 1944, relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, ne modifie pas le décret de 1943. Si la désorganisation de l’administration française consécutive à la fin de la guerre sonne le glas de la Fondation Brévié, le décret de 1943 demeure. Ses dispositions imposent pour longtemps les modalités de prise en charge des enfants eurasiens.
Quelles modifications entraînent la sortie de la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’indépendance d’Indochine sur la question ?
Elles sont importantes et en deux temps. D’abord, le coup de force des Japonais de mars 1945 met à terre l’Indochine vichyste en quelques jours et impose une autre domination aux populations locales. Les métis ayant du sang français dans les veines se retrouvent dans une situation difficile, du côté des perdants. Ensuite, une fois restaurée l’autorité de la France, débute presque aussitôt la guerre d’indépendance menée par le Vietminh. Celui-ci voit dans les enfants métis des preuves vivantes de la trahison de leurs mères. Des enfants sont cachés, déplacés, grimés pour ne pas apparaitre trop blancs, rasés pour dissimuler leurs cheveux blonds. Pour les autorités politiques françaises, comme pour les acteurs engagés en Indochine (militaires, services sociaux, humanitaires, promoteurs de sociétés nouvelles), « sauver les enfants » devient un impératif moral. En ce sens, le mouvement migratoire singulier de milliers d’enfants métis d’Indochine s’inscrit dans une mobilisation à la fois humaniste et idéologique. D’autant que pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), la présence d’un important corps expéditionnaire français accroît considérablement le nombre d’enfants métis et en même temps s’aggrave la question de la place de ces enfants dans des sociétés en voie de décolonisation.
La fin de la guerre impose aussi un changement d’acteurs. Une association, la FOEFI (Fédération des Œuvres de l’Enfance Française d’Indochine), prend le relais de la Fondation Brévié et devient l’acteur majeur de la prise en charge de ces enfants. Financée par l’Etat français, la FOEFI aide de nombreuses mères sur place, mais organise aussi le départ vers la France métropolitaine de milliers d’enfants isolés, abandonnés par leurs pères, séparés de leurs mères qui acceptent d’en confier la tutelle à la FOEFI. Après la défaite de Dien Bien Phu et les accords de Genève (1954) qui consacrent l’indépendance du Cambodge, du Laos et du Vietnam divisé en deux États, la guerre se poursuit, bientôt avec l’intervention américaine, jusqu’en 1975. Dans ce contexte continu de guerre où temps colonial et temps postcolonial s’imbriquent, la majorité des enfants métis demeurent auprès de leurs mères dans leur pays de naissance. Mais la FOEFI continue d’en envoyer en France. Au total, environ 5 000 enfants métis quittent la péninsule indochinoise. Ces migrations contraintes sont liées à tout un ensemble complexe de questions politiques et diplomatiques, économiques et sociales, démographiques et humaines, philosophiques et religieuses. Présentés comme des « rapatriements » par les autorités françaises, ces transplantations ont eu des impacts considérables sur la vie et la subjectivité des enfants concernés puis des adultes en devenir.
Le métissage ne concerne pas que les enfants nés d’une union entre Européens et Indochinoises puisque vous décrivez aussi la situation des enfants africasiens. Qui sont-ils exactement et ont-ils un statut similaire aux enfants eurasiens ?
Le néologisme « Africasiens » désigne les enfants nés d’un père africain, militaire du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, et d’une mère autochtone, le plus souvent vietnamienne. La question métisse africasienne, dont la race (la couleur) constitue la principale donnée, concerne, par extension, également des enfants nés de pères militaires originaires des départements de Martinique, Guadeloupe, Guyane et de La Réunion, créés en 1946. Comme l’historienne Sarah Zimmerman, on peut choisir pour nommer ces enfants les qualificatifs afro-vietnamiens, afro-laotiens, afro-cambodgiens. En Indochine, ces enfants métis noirs sont davantage rejetés que les enfants eurasiens, ce qui pose avec encore plus d’acuité la question de leur place dans la société où ils sont nés. Et il faut noter que les enfants africasiens – et les autres métis non eurasiens – ne sont pas concernés par le décret de 1943, auquel on continue de se référer pendant longtemps.
Des pères militaires, à la fin de leur service, ont emmené leurs enfants africasiens dans leurs pays ou départements d’outre-mer d’origine avec parfois leurs mères. L’attitude des autorités vis-à-vis d’eux a été différente de celle à l’égard des militaires de métropole à qui l’on interdisait d’emmener avec eux leurs enfants, si ceux-ci n’étaient pas nés dans le mariage. Le parcours de vie des enfants d’Asie en Afrique a ceci de particulier qu’ils passent d’un territoire colonisé à un autre, d’une domination coloniale à une autre, qui se prolonge jusqu’à l’indépendance des pays concernés. Cependant, comme pour les enfants eurasiens, nombreux sont les enfants africasiens à ne pas être reconnus par leurs pères, à vivre seuls avec leur mère. Certains d’entre eux sont confiés à la FOEFI. La Fédération en envoie quelques-uns en Afrique, mais surtout en métropole, où ils vivent une expérience de l’intégration à la fois comparable à leurs camarades eurasiens, mais avec une racisation différente. Les autorités françaises s’interrogent en effet sur le bien-fondé de l’envoi en France d’enfants africasiens, en avançant un risque d’ostracisme de ces enfants différents.
En France, quels sont les points fondamentaux sur lesquels travaillent les associations et les différentes autorités pour permettre l’intégration des enfants eurasiens ?
Les déplacements d’enfants métis d’Indochine s’appuient sur un discours où les notions de trait d’union entre deux pays, de formation de cadres pour l’Indochine, de continuation de la présence et de l’influence françaises sont très prégnantes. Cette migration singulière d’enfants est d’abord conçue comme un projet colonial – pendant la guerre d’Indochine – visant à les éduquer en métropole et en faire des cadres après leur retour en Indochine. Après les indépendances – et pendant la guerre du Vietnam –, le projet devient postcolonial, il s’agit de sauver des enfants et de les intégrer dans la société française. L’objectif de la FOEFI est de former une génération censée donner à la France des éléments de valeur qui maintiendront avec les pays de la péninsule indochinoise les liens noués au cours de la présence coloniale. Pendant trente ans, la FOEFI répète à l’envi que les enfants d’origine mixte élevés dans l’amour de leur patrie et de leur pays natal sont un trait d’union indissoluble entre deux races et deux civilisations.
Les enfants quittent leur pays de naissance avec un état civil français, avec la nationalité française, avec des prénoms et des patronymes à consonance française, la plupart d’entre eux sont baptisés catholiques. Leur intégration dans la société française nécessite une acculturation, c’est-à-dire un processus qui découle du contact permanent avec les métropolitains et ses effets sur leur culture originelle. Pour la FOEFI, cette transformation doit être spontanée, rapide. Les enfants métis doivent abandonner les oripeaux de leurs origines qui les empêchent de s’assimiler : leur langue maternelle, leurs mœurs, leurs souvenirs qui les rattachent trop à une période révolue de leur vie, parfois même leurs relations familiales ou adelphiques. Au contraire, ces enfants et ces jeunes doivent apprendre la France et les Français, leurs valeurs, leur mode de vie, et les faire leurs. L’ensemble constitue une véritable commotion culturelle. L’intégration des enfants métis dans la société française passe par l’effacement de leurs origines et de leur identité. Les enfants eurasiens transplantés en France sont des exemples d’enfants palimpsestes. Comme ces vieux parchemins dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte.
Dans Des choses qui arrivent , un recueil de nouvelles écrites en langue arabe et récemment traduites en français par Lotfi Nia, l’auteur et traducteur Salah Badis dessine un nouveau visage des lettres algériennes, loin de tout repli identitaire et de toute fermeture linguistique. Il a accepté de répondre à nos questions sur sa conception de l’écriture et des circulations fructueuses entre les langues.
Nonfiction : En lisant votre recueil de nouvelles, on a l’impression de tenir entre les mains le livre d’un marcheur. Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre et de votre façon d’écrire, en langue arabe ?
Salah Badis : L’espace et ses détails occupent une place majeure dans mon travail d’écriture. Dans mon premier recueil de poèmes, La Mélancolie des paquebots (non traduit), j’ai exploré la géographie algéroise et ses dimensions métaphysiques, et je continue de l’explorer dans mes nouvelles et différents écrits. Pour moi, l’écriture consiste à établir une carte géographique avec la langue, les langues d’un espace donné. Je porte un grand intérêt à la figure du flâneur de Baudelaire, à ces gens qui habitent le monde avec lenteur au milieu de l’accélération du temps au XIX e siècle. Au début était donc un désir de narrer la lenteur, dans le poème comme dans la nouvelle, avec la volonté de trouver un genre littéraire et un style qui me permettrait d’utiliser plusieurs registres de langue : l’arabe algérien, l’arabe littéraire moderne et classique, et le français.
Votre écriture donne à voir sous un angle singulier les rapports entre géographie et expérience sociale. Vos personnages, souvent issus des banlieues populaires d’Alger, parlent de problèmes politiques, de fin de mois difficiles et de précarité immobilière, mais n’aspirent aucunement à obtenir la « reconnaissance » des classes privilégiées ou de faire partie de leur univers. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Les personnages de mes nouvelles semblent vouloir affronter et surmonter les déterminismes de classes. Ils ont de l’ambition, ils ne veulent pas rester à leur place. En un mot, ils veulent réussir. Mais, quand la chance leur sourit, ils ne désirent guère l’obtention de la « reconnaissance » des classes bourgeoises. Plutôt que le capital symbolique bourgeois, mes personnages s’intéressent aux avantages matériels des bourgeoisies en Algérie. Par ailleurs, d’autres personnages de mon livre peuvent paraître absurdes, voire nihilistes, en raison de leur mode de vie minimaliste qu’on peut résumer ainsi : « Du pain pour ce jour / Et que le fleuve emporte le reste des jours ».
Dans l’une de vos nouvelles, « Une idée de génie », une femme médecin, face aux nombreux blocages institutionnels et à la précarité qui frappe les étudiants de la faculté de médecine, décide, avec son mari, d’ouvrir une laverie à Alger. Que pouvez-vous nous dire à propos de cette scène aussi absurde que drolatique ?
Cette scène, que vous qualifiez d’« absurde », est très probablement l’une des seules solutions qui se présentent aux habitants d’un pays sourd aux cris de détresse d’un peuple réduit au silence, à l’invisibilité. Une situation absurde comme celle-ci nécessite des réponses aussi étonnantes que le projet d’une laverie porté par une femme médecin et son mari. Mais, une question demeure, et je persiste à me la poser : est-ce une véritable solution ou une simple fuite en avant ?
Les tremblements de terre, mais aussi les tremblements sociaux et politiques, occupent une place centrale dans chacune de vos nouvelles. Pourquoi un tel choix esthétique ?
Pendant que j’écrivais ces nouvelles, entre 2016 et 2018, l’Algérie a connu plusieurs tremblements de terre. Ce phénomène naturel relevait de mon quotidien d’écrivain. Après, en relisant mes nouvelles durant les épreuves de corrections chez l’éditeur (je parle ici de l’édition en arabe), j’ai réalisé qu’une « brèche » traverse mes écrits, une déchirure romanesque qui est le « mouvement » qui faisait face à la « stagnation » politique en Algérie (dans les autres domaines aussi). Naturellement, j’avais en tête le roman célèbre de Tahar Ouettar (1936-2010), Ez-Zilzel ( Le Séisme , 1974), mais je n’avais pas l’intention de faire le même usage symbolique du séisme comme le faisait ce dernier.
Les tremblements (de terre, politiques ou sociaux) que je vis imprègnent mon imaginaire et mes histoires. Mon recueil de nouvelles est paru en 2019, l’année du Hirak . Certains ont interprété le séisme comme le mouvement de révolte populaire et citoyenne que les personnages attendaient. Je n’étais pas d’accord avec cette lecture. Dans mes fictions, le séisme habite surtout le passé, les souvenirs, mais aussi le présent, sous une forme particulière : la menace. Ce danger qui ne disparaît jamais. Généralement, les gens en Algérie n’aiment pas les surprises. Et les séismes sociaux et politiques, encore une fois, sont le réel des Algériens. Leurs surprises ! Ils expriment les cris d’une société cadenassée qui résiste. Le désir de liberté est plus fort que le glaive ; il brisera un jour le mur de l’aveuglement et de la répression.
Avez-vous recouru aux archives durant la rédaction de vos nouvelles ?
Durant mes études en sciences politiques, c’était vers la fin du règne de Bouteflika, j’ai travaillé avec mes professeurs sur les statistiques de la Sûreté nationale. Nous avions constaté que durant la décennie 2010-2020, quelques 20 000 manifestations avaient lieu annuellement sur l’ensemble du territoire national. C’est là où j’aime l’archive, quand l’écrivain peut la mettre au service d’un projet littéraire, quand elle féconde l’imagination. Rentrer dans le détail de ces mouvements de contestations nécessiterait des pages et des pages. Naturellement, les sociologues et les anthropologues s’occuperont de cette tâche, mais tout ce je peux vous dire, c’est que l’acte de contestation a servi de cadre à certaines de mes nouvelles.
Vos nouvelles dépeignent plusieurs figures féminines qui manifestent, travaillent, festoient, s’enivrent d’alcools de marque, aiment, désirent et se révoltent contre la domination masculine et les injonctions puritaines de l’« authenticité » nationale et religieuse. Comment avez-vous construit de tels parcours féminins ?
Avec le recul, je me dis que j’aurais dû consacrer plus d’espace aux femmes dans mes nouvelles. Un espace pour leurs voix. Je construis souvent mes personnages, tous genres confondus, en écoutant et en méditant les histoires des gens, leurs parcours, lisses ou tortueux. J’essaie de rentrer dans ces histoires, dans la langue qui les raconte, et j’imagine ensuite mes personnages et leur cadre de vie romanesque. Et les parcours individuels m’intéressent beaucoup. J’ai une grande curiosité pour comprendre comment les diplômes, les appartenances familiales, l’entregent, le rapport à la langue et autres phénomènes sociaux colorent différemment, et de façon éminemment contrastée, les parcours de vie.
Comment vivent les classes populaires et moyennes, surtout les jeunes qui peinent à se marier et à se loger dignement, dans l’Alger que vous décrivez ?
Les gens agissent selon leurs appartenances de classe, leurs cheminements individuels aussi. Un ami artiste contemporain, Hichem Merouche, a exploré cette question dans l’une de ses œuvres, exposée à la galerie Rhizome à Alger (printemps 2023). Son travail, qui s’intitule Friendly Islands , raconte les vies d’une partie de la jeunesse algéroise qui veut créer des espaces de sociabilité en dehors des cercles de la famille et du quartier de résidence. Il parle de façon passionnante de certains lieux de sociabilité et de mixité alternatifs, comme les appartements, les garages, les studios, etc. À Didouche Mourad, à Bab Ez-Zouar comme à Aïn el-Bénian, ces classes sociales qui se fréquentent, hommes et femmes, souffrent de la précarité du logement. L’accès au logement est très difficile en Algérie, surtout pour les jeunes. D’ailleurs, cette question obsède la quasi-totalité de mes personnages : l’espace privé, l’espace public et la relations, souvent tendue, qu’ils entretiennent.
Dans la nouvelle « Peugeot 505 », pouvez-vous nous dire de quelle manière les démons de la guerre civile algérienne (1990-2002) continuent de hanter l’imaginaire de Krimo ?
Le regret. Le regret d’une vie sacrifiée sur l’autel de la guerre fratricide. En même temps, les années 1990, celles de la guerre civile algérienne (souvent qualifiée par euphémisme de « Décennie noire ») fait partie de la jeunesse de Krimo, en dépit de leur folie et leur caractère sanguinaire. Ce moment historique atroce est aussi celui de sa jeunesse, de son éveil aux plaisirs de la vie, aussi précaire soit-elle. Et c’est pour cette raison qu’il éprouve pour cette période une certaine tendresse, une sorte de nostalgie raisonnable, si je puis m’exprimer ainsi. Comme les autres personnages de mes nouvelles, Krimo est aussi un flâneur en quête de lenteur, d’une lenteur vitale pour raconter aux jeunes générations les scènes de morts auxquelles il a assisté, pour apprendre à mettre des mots sur les sentiments qu’elles lui inspirent. Contrairement à ce qui se dit dans certains médias, cette guerre fratricide intéresse énormément les jeunes Algériens et Algériennes, sans qu’ils tombent pour autant dans l’écueil de la relativisation de l’histoire coloniale.
Nombre de références artistiques émaillent vos textes : les musiques raï et chaâbi , la photographie et le cinéma. Concevez-vous le métier d’écrivain à la confluence des arts ?
J’aime concevoir la littérature, au même titre que le cinéma, comme une « chambre d’amis », un « divan pour invités », qui peut accueillir les autres arts de façon singulière et simple, comme dire, par exemple, que tel ou tel personnage est amoureux des films de Tariq Teguia ou des chansons de Chebba Zahouania. Par ailleurs, la musique populaire jouit d’une présence considérable dans l’ensemble des régions du pays. Elle est le pilier des cultures orales algériennes. La chanson rend plus tangibles les distinctions des anthropologues, la dichotomie « Écriture » versus « Oralité », qu’il faut revoir à mon avis. L’oralité et l’écriture ont cohabité pendant des siècles. Et même, parler, chanter, dire de la poésie, c’est écrire avec sa bouche.
Vous écrivez en arabe et vous utilisez avec finesse les parlers algériens et le français dans vos textes ; enfin, vous traduisez du français à l’arabe 1 . Quelle place occupent les transferts entre langues et la traduction dans votre travail de création littéraire ?
J’aime souvent citer l’expression d’un écrivain et traducteur, l’Égyptien Yasser Abdellatif, qui disait : « Je suis un ouvrier du langage ». J’écris en arabe, dans tous les arabes, et c’est ainsi que mon écriture devient la traduction de toutes mes langues. Quand je traduis du français à l’arabe, je deviens le manuscrit et l’exemplaire du texte que je traduis. Je sculpte mes mots, je réécris jusqu’à l’émergence d’un texte au pied duquel j’éprouve une certaine satisfaction…très temporaire.
Vos nouvelles dessinent en arrière-plan la précarité des artistes en Algérie. Quel regard portez-vous sur la scène littéraire et la critique en Algérie, surtout dans le contexte de l’offensive réactionnaire et intégriste menée contre la personne de l’écrivaine et traductrice In‘âm Bayoud, depuis que son roman a reçu le Grand Prix Assia Djebar le 9 juillet 2024 ?
Bien avant la génération des écrivains à laquelle j’appartiens, Kateb Yacine parlait déjà en son temps, au sujet de la scène culturelle algérienne, d’« atelier en ruines ». Sans vouloir occulter les réalisations effectives de l’État algérien, le constat katébien demeure valide aujourd’hui. S’agissant de « L’affaire In‘âm Bayoud », et en toute brièveté, elle dévoile avant tout la rareté culturelle. La rareté des institutions et des lieux où l’État distribue quelques miettes avariées de la rente pétrolière, chose qui génère d’immenses tensions et querelles entre les écrivains et les artistes (au lieu de critiquer l’institution, nos très chers « hommes de lettres » préfèrent guerroyer vainement entre eux, s’attaquer lâchement aux femmes qui écrivent par-delà leur « consentement » !). Mais aussi la rareté des espaces d’expression qui, regrettablement, sont quasi inexistants (la presse, les revues, les campus, les théâtres, etc.). Et je ne parlerai même pas de la paralysie totale que connaît l’édition dans notre pays…
À vrai dire, tout cela ne m’étonne guère. Quand on sabre les financements de la culture, quand on piétine la liberté d’expression et les principes démocratiques, le terrain ne peut être que propice à la concurrence victimaire et à l’expression d’un certain ressentiment élitiste, dirigé surtout contre les femmes et contre ceux qui prônent la pluralité des idées et des opinions et la liberté de leur communication. J’espère que l’Algérie adoptera un jour des politiques culturelles plus ouvertes au dialogue, des politiques garantissant l’expression d’un pluralisme qui n’élude pas les antagonismes inhérents à chaque société. Il ne peut y avoir de libre création que dans ces conditions.
Notes : 1 - Lire la traduction arabe de Congo (Actes Sud, 2012) d’Éric Vuillard publiée (édition bilingue) chez Barzakh en 2019 : http://www.editions-barzakh.com/catalogue/congo-bilingue-francais-arabe
À la veille d’une nouvelle élection présidentielle, capitale pour les Américains mais aussi pour la relation que le pays entretient au monde, l’historien Thomas Snégaroff fait le choix de nous plonger dans l’intimité des présidents, depuis Abraham Lincoln jusqu’à Joe Biden. Les photographies sélectionnées donnent à voir les présidents au sein de leur famille, face à leurs épreuves personnelles ou au cœur de la Maison Blanche. Elles invitent aussi à réfléchir à la place de la communication dans la construction de ces « personnages », et aux évolutions de la frontière, de plus en plus ténue, voire poreuse, entre vie privée et vie publique.
Nonfiction.fr : L’élection de 2024 implique des conséquences radicalement opposées, en fonction du ou de la future présidente, pour la société américaine et la géopolitique mondiale. Vous faîtes pour votre part un pas de côté en plongeant votre lecteur dans l’intimité des présidents. Comment est né ce projet ?
Thomas Snégaroff : Il est né il y a longtemps, quand j’ai commencé à m’intéresser au corps du président américain. En 2012, j’ai publié un essai chez Armand Colin, intitulé L’Amérique dans la peau. Quand le président fait corps avec la nation . J’y travaillais notamment les questions de virilité et d’empathie. C’est un sujet que je n’ai ensuite cessé de creuser en m’attardant sur des présidences en particulier. D’abord, celle de John F. Kennedy 1 , puis celle du couple Clinton 2 . Si ces biographies comprenaient les passages obligés d’un tel exercice, je focalise mon attention sur le corps et les valeurs qui s’en dégagent. Les cas de Kennedy et des Clinton, à trois décennies d’écart, sont fascinants tant ils permettent de saisir à la fois l’évolution du regard médiatique, de l’attente démocratique, mais aussi les permanences de l’usage jusqu’à la corde de l’intimité à des fins politiques.
C’est ainsi qu’est née l’idée d’un livre très illustré, non pas sur la vie intime des présidents d’ailleurs, mais sur l’usage de leur intimité pour se porter ou se maintenir au pouvoir. L’enjeu du livre est de montrer à quel point l’intime est une arme politique. A double tranchant !
Pour cela vous passez par la photographie mais choisissez un nombre limité de clichés dont certains nous apprennent beaucoup sur ces hommes : la photo de Théodore Roosevelt avec sa famille, celle de George Bush père épinglant les barrettes de lieutenant sur l’uniforme de son fils, ou encore celle d’Obama quand il était étudiant. Vous avez dû avoir l’embarras du choix : comment avez-vous sélectionné les photographies retenues ?
C’est l’une des grandes difficultés du livre ! Choisir…et donc éliminer ! On a travaillé avec une formidable documentaliste, Karine Granier-Deferre, qui a opéré une première sélection en fonction des indications que je lui envoyais, président par président. Entre les bibliothèques présidentielles et les agences, ce sont des milliers, voire des millions d’images dont on dispose.
Une fois ce premier tri effectué, une deuxième sélection a été faite avec l’accord de l’éditrice : accord éditorial mais aussi financier, parce que les photographies n’ont pas le même prix ! J’ai choisi quatre à cinq images par président. L’enjeu pour moi était à la fois de choisir des photos rares, mais aussi certaines iconiques que l’on regarderait différemment après avoir lu le texte. Ces photographies ne sont en tout cas certainement pas là pour illustrer mon propos. Elles sont en elles-mêmes une source d’information majeure, puisqu’utiliser son intimité à des fins politiques, c’est en parler, mais surtout la montrer ! Dans ces conditions, nous avons accordé un soin particulier aux légendes qui justifient le choix des images.
Vous ouvrez votre introduction sur l’affaire Monica Lewinsky et la fin d’un droit à la vie privée. Vous comparez le traitement médiatique de Bill Clinton avec celui dont bénéficiait encore John Fitzgerald Kennedy, qui pouvait entretenir la fausse image d’un président « en pleine santé, amoureux et fidèle à sa femme ». Comment s’est opéré ce glissement ?
Le glissement a été brutal. En effet, Kennedy n’aurait guère résisté aux années 1990. Les femmes bien sûr, mais aussi son corps en réalité faible et malade, tout cela aurait été scruté par les médias. Monica Lewinsky a coutume de dire qu’elle est la première victime d’Internet, c’est vrai. L’infidélité de Bill Clinton a été d’abord présente sur le net. Brutal, donc, le glissement l’a été. Et pour cela, il faut en revenir au début des années 1970, quelques années seulement après l’assassinat de Kennedy à Dallas. Les mensonges de Nixon, avec le scandale du Watergate, a été un véritable choc dans le pays. Le président a menti. Il a démissionné. Certains ont parlé de « fin de l’innocence ». C’est en effet la fin d’une certaine perception, sacralisée, de la fonction présidentielle et du corps de celui qui l’occupe. Désormais, le ver est dans le fruit. Et l’œil scrutateur des médias n’est que le résultat d’une demande sociale de transparence. Après Nixon, et Gerald Ford, dont le pardon accordé à son prédécesseur termine le cycle, plus rien ne sera pareil. Mais cette transparence se traduit par une désacralisation de la fonction présidentielle. Le corps biologique vient affaiblir le corps politique, si l’on veut parler comme Kantorowicz. L’élimination de Gary Hart en 1988 3 ouvre parfaitement cette nouvelle ère, même si les politiques, à l’image de Clinton, ont eu du mal à le comprendre… L’intimité reste une arme utilisée, mais elle est désormais à double tranchant. Gare à celui qui l’utilise si elle vient contredire une image publique.
L’intime n’est donc pas à séparer du politique puisqu’au fil du XX e siècle, il est utilisé à des fins politique « en faisant appel à l’émotion plus qu’à la raison ». Vous y voyez une forme de dérive des institutions américaines, contraire à l’idéologie des Pères fondateurs. Pourquoi ?
Oui, les Pères fondateurs se méfiaient comme de la peste de la personnalisation du pouvoir. Ils y voyaient une contradiction avec l’idéal républicain, bien plus que démocratique d’ailleurs, qu’ils portaient. J’ai choisi de mettre dans le livre un président du XIX e siècle, Abraham Lincoln, parce que non seulement il est le premier à avoir été à ce point vendu aux électeurs par le biais de son intimité, mais aussi parce qu’il y a résisté, sans grand succès finalement, voyant lui-même dans cette manière de faire une contradiction avec le modèle politique américain.
La mise en avant de l’intimité comme arme politique en appelle en effet moins à la raison qu’à l’émotion, et plus encore, peut-être, à l’identification. J’ai coutume de dire que le président américain tend un miroir flatteur aux Américains. Il lui offre un corps que le corps politique veut se donner comme représentation. Et dans ce cadre, on est tout de même assez loin d’un président ciment de la nation, gardien de la stabilité des institutions, tel que l’avaient pensé les Pères fondateurs. Mais là n’est évidemment pas la seule dérive des institutions américaines !
Certaines photographies révèlent la faiblesse du Président : la chute de Gerald Ford en 1975 à Salzbourg et celle de Jimmy Carter lors d’un footing en 1981 sont interprétées comme le signe d'un affaiblissement des présidents, alors que les clichés de Roosevelt sur son fauteuil roulant ou de Lyndon Johnson en train de travailler sur son lit d’hôpital après une opération de la vésicule biliaire semblent donner l’image d’une détermination à toute épreuve. Comment ces clichés deviennent-ils des objets de communication ?
Oui, il y a là quelque chose de fascinant. Le corps du président américain porte en lui un discours politique. Vous parlez de FDR dans son fauteuil roulant, mais on ne le voit jamais ainsi, sauf à la toute fin de sa vie politique, à son retour de Yalta, devant le Congrès des États-Unis . Bien au contraire, Franklin Delano Roosevelt « vend » un corps soigné de la polio, et ne cesse de prononcer des verbes d’action pour lutter contre la crise économique d’abord, puis le nazisme ensuite. JFK en fera de même, évoquant avant d’arriver au pouvoir un « muscle gap » plus qu’un « missil gap » avec l’URSS. Dans ces conditions, l’affaiblissement visible d’un corps traduit l’affaiblissement politique du président. Les chutes à répétitions de Gerald Ford ou celle de Jimmy Carter - les deux sont dans le livre - deviennent la métaphore de présidences à la dérive. Quant à Johnson, c’est un peu différent. Président viril s’il en est, il veut montrer qu’il n’a rien à cacher - contrairement à son prédécesseur - et qu’il surmonte la douleur, un peu comme l’Amérique après la mort de Kennedy.
Tous ces clichés, qu’ils inventent une intimité ou qu’ils la mettent en scène, deviennent une arme politique majeure. Bien plus que de longs discours, ils disent tout de l’action ou de l’inaction politique.
Parmi les derniers présidents, tout oppose les mandats de Barack Obama et de Donald Trump. En lisant les pages que vous leur consacrez, ce constat se confirme dans l’intimité. Dans quelle mesure cette dichotomie est-elle réelle ou bien accentuée par leurs conseillers en communication ?
En effet, on retrouve, dans l’enchaînement des présidences Obama et Trump, le cycle que je mets en lumière : demande d’empathie, puis de virilité. Obama a fait campagne en 2008 sur le volet empathique dans le pays. Un pays fatigué par deux guerres. Une image d’autant plus nécessaire que le préjugé racial conduisait les Américains à s’inquiéter de la virilité d’un homme noir. Les photos du livre montrent à quel point Obama a tout fait pour sortir de ce piège et offrir une intimité empathique. Puis déboule Donald Trump. Là, et c’est l’un des grands enseignements de sa présidence, la révélation d’une intimité amorale (souvenons-nous de ses propos outrageants sur les femmes) ne lui a pas nui, parce que cela ne contredisait pas son discours politique, bien au contraire !
Cette dichotomie est bien réelle entre deux hommes que tout oppose, mais bien entendu les communicants s’en sont donnés à cœur joie pour exagérer des traits qui correspondaient à l’horizon d’attente des électeurs à un moment. Je me répète, mais c’est un miroir flatteur. Et je ne suis pas du tout certain qu’Obama l’aurait emporté en 2016 et Trump en 2008. Une élection, c’est la rencontre d’un corps et d’un moment.
L’arrivée potentielle d’une femme, Kamala Harris, à la Maison Blanche pourrait-elle changer cette place de l’intime dans la campagne présidentielle, mais aussi dans la pratique du pouvoir ?
Je ne pense pas. La campagne telle qu’elle se déroule n’infléchit pas le rôle de l’intime. Parce que les Américains la connaissent peu, elle ne cesse de parler d’elle, de son enfance, de son mariage, de ses beaux-enfants. Elle sait aussi, parce qu’elle a analysé avec soin les deux campagnes présidentielles perdues d’Hillary Clinton, que l’intimité est peut-être encore plus difficile à mobiliser pour une femme. Faire preuve d’une trop grande empathie fera de vous une petite chose incapable d’affronter les défis colossaux d’un monde dangereux. Faire preuve d’une trop grande virilité fera de vous une femme froide et sans cœur. Ce double standard rend plus complexe et piégeux l’usage de l’intimité pour une femme.
Notes : 1 - Kennedy, une vie en clair-obscur en 2013 2 - Hillary et Bill Clinton, l’obsession du pouvoir , 2016 3 - qui se retire de la primaire démocrate en raison d’un scandale sur sa vie privée.