LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
Fresh content
Souscrire à ce flux
articles

La Lettre de Philosophie Magazine

▸ les 10 dernières parutions

17.05.2024 à 12:20

“Philosophie magazine”, magazine de l’année !

nfoiry

“Philosophie magazine”, magazine de l’année ! nfoiry

Le jury du Prix Relay et SEPM 2024 a décerné hier soir le prix du « magazine de l’année » à Philosophie magazine. Une magnifique récompense, alors que nous venons de lancer une nouvelle formule, plus dynamique et plus ouverte sur l’existence. L’occasion de vous remercier, lecteurs et abonnés, vous qui, depuis le début, rendez possible cette aventure philosophique et éditoriale unique en son genre. 

[CTA1]


Cela se passait hier soir, sur l’embarcadère de départ des Bateaux-Mouches, face à la tour Eiffel. La profession réunie décernait les prix de la presse magazine, et le jury du prix Relay-SEPM présidé par Mercedes Erra nous a fait l’honneur de nous nommer magazine de l’année ! Bon, c’est un peu comme une Palme d’or dans notre profession, et toute la rédaction est, depuis, sur un nuage.

Ce prix récompense une véritable constance dans une ligne éditoriale tenue depuis la sortie de notre premier numéro, en 2006. Hier, il se trouve que nous avons également achevé le bouclage de notre numéro 180, que vous trouverez à la fin de ce mois-ci en kiosque, ou, pour les abonnés, dans votre boîte aux lettres. Pendant toutes ces années, notre axe éditorial est resté inchangé : nous nous efforçons de donner un éclairage philosophique sur l’actualité du monde, de nos sociétés, de nos vies. Qu’il s’agisse de géopolitique ou des mœurs, de l’éducation ou de l’écologie, d’intelligence artificielle ou de cinéma, il n’y a absolument aucun sujet que nous nous interdisons de traiter. Nous proposons, comme tous les magazines, des entretiens, des débats, des reportages, des enquêtes, des portraits, des chroniques, de façon aussi ouverte que possible. Cependant, sur chaque sujet que nous traitons, nous nous efforçons de porter un regard philosophique.

L’équipe de la rédaction est composée d’un noyau dur extrêmement stable, qui est là depuis la création, soit depuis dix-huit ans : les journalistes Alexandre Lacroix, Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Sven Ortoli, le directeur artistique William Londiche. Mais à ce cercle se sont ajoutés de nouvelles voix, un renouveau amené par la jeunesse. Le journal a embauché de nombreux journalistes au fil des années, presque tous remarqués lors d’un stage, après lequel nous ne les avons pas laissés partir : Cédric Enjalbert, Victorine de Oliveira, Anne-Sophie Moreau, Clara Degiovanni, Ariane Nicolas, Octave Larmagnac-Matheron, Samuel Lacroix. La qualité d’un journal, ce sont aussi les fonctions plus discrètes mais vitales assurées par nos secrétaires de la rédaction Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez et Hillel Schlegel, nos iconographes Stéphane Ternon et Camille Pillias, notre maquettiste Alexandrine Leclère, notre webmaster Cyril Druesne. Philosophie magazine est par ailleurs une entreprise de presse indépendante, fondée et dirigée depuis le début par Fabrice Gerschel, accompagné aujourd’hui de notre éditeur délégué Laurent Laborie et de l’équipe abonnements, comptabilité, publicité… une entreprise qui s’est diversifiée, qui a aussi lancé le Philosophie Magazin allemand, ainsi que le site Philonomist et ses conférences et formations philosophiques destinées aux entreprises, qui édite aussi des livres, et qui s’est rapprochée l’an dernier de notre confrère Sciences Humaines, tout en maintenant l’indépendance des deux rédactions. 

Il est particulièrement touchant de recevoir ce prix en cette année 2024, parce que nous venons de lancer une nouvelle formule en 2023, qui correspond à une volonté de nous donner davantage de liberté dans le ton et le style de nos articles, de faire circuler les formats dans le journal, d’aller sur le terrain, de nous permettre plus d’humour et de fantaisie, mais aussi tout simplement de recueillir des histoires vécues, des témoignages de gens qui ne sont peut-être pas philosophes de profession mais dont la vie donne à réfléchir. Cette envie d’introduire un certain mouvement dans le journal, de le sortir résolument de l’école – sans renoncer à notre vocation pédagogique –, est née au moment de la pandémie de Covid-19. C’est à ce moment-là, quand nous ne savions pas si les kiosques et les marchands de journaux continueraient d’être ouverts, que nous avons commencé à explorer le Web et à y expérimenter des formes plus diversifiées et plus vivantes d’écriture. Et aujourd’hui, nous essayons de faire passer cet élan vital dans le mensuel, dans le magazine « papier ».

Nous nous sommes rapprochés des lecteurs aussi, c’est-à-dire de vous, non seulement à travers l’adresse souvent très personnelle, voire intimiste de nos éditos et chroniques, mais également en lançant une campagne de financement participatif sur Ulule qui a été un succès inespéré et nous a aidés à lancer notre nouvelle formule dans les meilleures conditions. Celle-ci, qui a commencé avec en titre de une « La vie a-t-elle un sens ? », a immédiatement emporté l’adhésion, avec une progression de 18% des ventes en kiosques depuis le mois d’octobre et une évolution similaire de l’abonnement. Donc, au moment de recevoir ce prix, nos remerciements s’adressent au jury bien sûr, mais aussi à vous, les lecteurs ! Sans votre enthousiasme, rien de tout cela ne serait imaginable…

Comme le souhaitait le regretté philosophe Clément Rosset, disparu en 2018, qui fut un compagnon de route du journal, la philosophie est une activité qui peut faire fi du chichi et du blabla. Qui peut s’autoriser le sens de l’humour et que plombe trop souvent l’esprit de sérieux. En un mot, philosopher ne consiste pas à se lancer dans des spéculations abstraites, à échafauder des théories plus ou moins fumeuses, mais plutôt à former des représentations claires et adéquates de la réalité. Envisagée ainsi, nous considérons que la philosophie a toute sa place dans la presse, surtout à une époque où le monde ne manque pas de zones d’obscurité. Pourquoi ne pas essayer de diriger vers celles-ci, pour autant que nous en sommes capables, un peu de lumière ?

L’équipe de Philosophie magazine

16.05.2024 à 17:32

Malentendu, malvu, bévu, turlututu, chapeau pointu

hschlegel

Malentendu, malvu, bévu, turlututu, chapeau pointu hschlegel

« Faut-il l’avouer, j’ai conservé de mon enfance un goût discutable pour les potacheries, grimaces et pitreries, lointain héritage de ma lecture assidue du sapeur Camember : que saint Christophe, patron des bédéistes, en soit loué. “C’est ma façon à moi, dit l’Ismaël de Moby-Dick, de chasser le cafard et de purger le sang.” Parfois cela provoque des quiproquos, malentendus et autres méprises. Je vous explique.

[CTA1]

Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

Hier, tandis que je quittais le boulevard pour bifurquer vers la rue où est situé mon domicile, j’ai aperçu la silhouette de ma fille aînée à une trentaine de mètres sur le trottoir d’en face. Elle avançait dans ma direction, pas pressé et mine soucieuse, aveugle à ma présence, perdue dans ses pensées. Normal, me suis-je dit in petto, elle est en pleine période d’examens qui n’ont rien à envier aux épreuves féroces des lettrés confucéens ; bref, j’ai voulu la dérider. Aussitôt dit, aussitôt fait. Interrompant ma marche, j’ai attendu qu’elle traverse, fièrement campé sur mes jambes avec une légère flexion des cuisses à faire pâlir Achille (Talon) d’envie, cou et crâne tendus vers l’avant comme une tortue bougonne, regard fixe et bras écartés en pince. Vous l’avez compris, j’ai mimé, imparfaitement j’en conviens, le cérémonial du lutteur de sumo. Au moment où j’entamais un mouvement de balancier qui (je crois) fait partie du rituel (la jambe droite se lève en équerre puis le pied retombe comme une masse), j’ai malheureusement constaté qu’il ne s’agissait pas de ma fille mais d’une inconnue, pas si ressemblante à la vérité, mais la vingtaine elle aussi, qui m’observait les yeux légèrement paniqués. Je me suis immédiatemment redressé, l’air dégagé, sourire d’évangéliste et tentant de masquer ma confusion en contemplant avec un intérêt très vif le ciel puis mes lacets. Au moment de la croiser, j’ai tout de même voulu expliquer : “Vous allez rire, c’est un malentendu, je vous ai pris pour ma fille.” Hélas, sans demander son reste, elle a brutalement changé de direction non sans jeter un regard inquiet par dessus son épaule, sans doute pour vérifier que je ne la suivais pas. Je suppose qu’elle s’est jurée d’éviter le quartier et j’en suis navré. Message personnel : si vous vous reconnaissez, sachez-le, je l’affirme haut et fort, j’ai pris mon quid pour un quo, et plus qu’un mal-entendu, c’était un mal-vu regrettable et regretté. “On croit ce qu’on désire et on entend ce qu’on croit”, écrit Vladimir Jankélevitch. Et parfois on le voit.

Je suis coutumier de ce genre de choses. Rarement de façon aussi soulignée néanmoins, mais de temps en temps. Et n’allez pas dire – je vous vois venir – c’est normal, sa vue baisse, son ouïe à l’avenant, et son cerveau lent plane au ras des pâquerettes : halte-là, j’étais le même il y a un demi-siècle. À la réflexion, le fait est que nos vies, comme dans Les Bijoux de la Castafiore, sont pétries de ces incompréhensions et erreurs pneumatiques, méprises et distorsions, quiproquos et bugs de communication qui transforment une rutilante chaîne d’informations en serpent à plumes. Et heureusement. Le monde, écrit Charles Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, “ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder”.

Dans un genre légèrement décalé et bouffon, mais non moins pertinent, le psychanalyste Jacques Lacan ne dit rien d’autre aux disciples rassemblés pour son séminaire du 10 juin 1980, un an avant sa mort : “Tous autant que vous êtes, qu’êtes-vous d’autre que des malentendus ?”

Et moi, je suis un quiproquo. »

16.05.2024 à 17:00

Le tournant cosmologique de l’écologie

hschlegel

Le tournant cosmologique de l’écologie hschlegel

Si l’écologie est un enjeu fondamental de notre temps, on se demande parfois quelle contribution la philosophie peut y apporter. L’angle de la cosmologie, c’est-à-dire de la vision du cosmos qui sous-tend la crise… et permet d’entrevoir son dépassement, est peut-être le bon.

Trois ouvrages récents attestent de cette approche : L’Écologie-monde du capitalisme (Éditions Amsterdam) de l’historien-géographe américain Jason W. Moore ; Le Perspectivisme cosmologique (Éditions Dehors) de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, et Les Cosmologies brisées du jeune philosophe français Valentin Husson (Kimé). Nous les avons lus pour vous. Ils dessinent les contours d’un tournant de la pensée écologique.

[CTA2]


L’“acosmisme” actuel, une perte de notre ancrage au monde

« La beauté sauvera le monde » : le philosophe Valentin Husson s’emploie à donner sens à cette formule aussi célèbre que mystérieuse de Dostoïevski dans son nouvel essai Les Cosmologies brisées (Éditions Kimé, 2024). L’entreprise est aussi ambitieuse que stimulante. Elle s’adosse à une histoire – la traversée des quatre grandes époques cosmologiques, des quatre représentations de l’ordre du monde qui nous ont précédé. Comme le relève Husson, « les quatre grandes hégémonies cosmologiques ont donné lieu à des régimes politiques bien précis. Le kosmos grec a donné lieu à la démocratie athénienne, où l’intérêt de chacun est puissamment tendu vers l’intérêt du tout ; la nature légiférante des Latins a permis l’Empire, soumis à une magistrature puissante ; l’orbe des médiévaux a ouvert le champ à la Monarchie de droit divin ; et l’harmonie des Modernes a rendu possible l’État libéral, où le Droit figure la structure universelle de l’Un composant avec le différent ». L’essence du politique, de ce point de vue, « est peut-être bien cosmologique ». Toutes ces cosmologies, à leur manière, surdéterminaient « un bel ordonnancement des choses », une « cosmétique ». Mais elles reconduisaient cette articulation, cette harmonie superficielle des êtres à un principe plus profond « justifiant à chaque fois, de manière singulière, l’existence de toute chose, et du tout contenant ces choses ». Le multiple de la nature fut toujours comme repris dans une unité.

Toujours, sauf aujourd’hui. À tous points de vue, souligne Husson, nous vivons à l’ère de l’« anarchie », de la contingence, de l’épuisement des principes absolus et éternels susceptibles de structurer l’ordre figé du monde. La « nature des lois de la nature » nous échappe, emportée dans un « devenir » qui n’a, pour soubassement, que le « chaos ». « La nature est une croissance constante, une poussée : elle n’a rien d’immobile ou de fixe, rien d’immuable » qui pourrait servir de « fondement ». Le monde est un branle infini d’où émerge un ordre toujours précaire, fragile. Notre errance politique fait écho à un « acosmisme » radical. « Notre époque [est] anarchique au sens où elle ne [répond] plus d’aucune hégémonie, d’aucun grand récit ou de représentation transcendante justifiant notre existence et l’existence en général. » Nous avons, ce faisant, perdu le monde : « Nous pensons désormais de façon individuelle ou particulière à défaut de […] penser mondialement ou universellement. » Privés de notre béquille cosmologique, nous avons oublié comment restituer, à chaque être qui tisse par son existence modeste la trame entrelacée du monde, sa place. Nous sommes devenus négligents, au sens étymologique de l’oubli des liens. L’attention aux choses s’est évanouie, évincée par une entreprise totale d’appropriation. Comme le remarque Husson dans la continuité de L’Écologique de l’histoire (Les Presses du Réel, 2021), l’écologie, étymologiquement, est affaire d’appropriation ; mais « s’approprier n’a pas d’abord voulu signifier : aliéner, arraisonner, exploiter, posséder ; non, il a bien plutôt indiqué le fait de laisser être une chose en propre selon ce qui est approprié pour elle », permettant ainsi « la reconduction du vivant et l’harmonie du Tout ». Cette compréhension de l’appropriation a été oblitérée : « Nous sommes passés à un projet d’aliénation de la nature, réduisant celle-ci à une manne financière » indifférenciée, que nous nous efforçons d’accumuler dans un mouvement de compétition et de destruction. Si « l’humanité s’est approprié la Terre de la manière dont elle s’est représentée le Ciel », l’acosmisme ouvre sur un déchaînement de la frénésie extractiviste et prédatrice. 

La disparition de la transcendance, une rupture économique et anthropologique

Sur ce point, L’Écologie-monde du capitalisme (Éditions Amsterdam, trad. fr. N. Vieillescazes, 2024), de Jason W. Moore, offre de précieux éclairages. Moore souligne que l’avènement de la machine techno-capitaliste est irréductible à un phénomène économique : il est indissociable d’une certaine vision du monde qui se nourrit du déploiement du capitalisme autant qu’elle l’entretient. On se risquera peut-être à dire les choses en ces termes : si les grandes cosmologies articulaient harmonieusement l’Un métaphysique et le multiple physique, le capitalisme s’épanouit dans un acosmisme évidé de transcendance où émerge un paradigme nouveau, celui du « dualisme », d’un grand partage des substances, des êtres terrestres. Si Moore inscrit ce partage dans le sillage de Descartes, il s’agit en fait beaucoup moins du dualisme de l’âme et du corps que de celui de la nature et de la société. Plus précisément, il s’agirait de caractériser ce partage comme clivage entre ce qui possède une valeur morale parce qu’il produit une valeur économique – le travail humain valorisé et rémunéré – et ce qui est privé de toute valeur parce que, réduit à un don gratuit, n’en produit aucune : la nature inerte (forces vivantes et énergies physiques), objectivée comme une substance anonyme extérieure à la société, purement offerte à l’homme, mais également le travail humain reproductif longtemps dévolu aux femmes. Le partage est évidemment de la mystification pour Moore. « Toutes les espèces travaillent, à leur manière », même si leur travail n’est pas reconnu comme tel : toutes participent en particulier, dans leur intime intrication, à l’élaboration des conditions d’habitabilité de la terre et le soubassement de ce qui est élevé, étroitement, à la dignité du travail. Les habitants humains et non humains de la planète forment en même temps les pierres, les murs de cette maison commune vivante. Tous les vivants, inextricablement enchevêtrés, sont des « faiseurs de mondes » entrelacés. Moore souligne « les capacités créatrices de la vie, toujours relationnelles et multidimensionnelles ». Mais cette activité de la vie est oblitérée : la nature est réduite à un stock inerte de ressources commensurées par leur réduction au statut de marchandises quantifiées, mesurées, évaluées, interchangeables sur le marché. Moore parle de « nature sociale abstraite ». 

Si le capitalisme cherche, dans son entreprise accumulative, à tirer toujours davantage de profit, il opère, d’un domaine à l’autre, différemment pour capter le travail dont il se nourrit. La force de travail est exploitée et rémunérée seulement partiellement. La nature – entendre les dynamiques reproductives, les denrées vivantes et les puissances élémentaires – est appropriée. Le capitalisme n’aurait pu se développer sans cette entreprise d’appropriation prédatrice. Tout son effort consiste à « maximiser la productivité du travail par l’appropriation des natures biophysiques et humaines ». Il puise, dans cette nature, d’innombrables ressources pour un coût quasi-nul, qu’il exploite sans modération, jusqu’à l’épuisement – puisqu’aucune valeur morale ne vient entraver sa marche prédatrice. Le voilà bientôt confronté à un dilemme : investir davantage pour accéder à des ressources plus difficiles d’accès, ce qui réduit d’autant son profit ; ou bien déplacer les frontières de son espace extractif, qui prolongera l’accès à la « Nature bon marché » dont l’accumulation capitaliste se nourrit. La seconde option, plus rentable, est évidemment privilégiée. Et le capitalisme épouse très rapidement le visage de l’impérialisme colonial. Il s’approprie les forêts, les terres, les mines au-delà des mers ; il s’approprie, aussi, les natures corporelles des travailleurs indigènes, dont on dénie précisément, en même temps que l’humanité, la qualité de travailleurs. Il ruine bientôt ces nouveaux territoires par la pression sans limite qu’il leur fait subir, et passe à d’autres. C’est en raison de ce caractère foncièrement expansif de l’appropriation qu’il faut parler d’une « écologie-monde du capitalisme ». Depuis ses origines, le capitalisme accumulatif s’élance par un horizon écocidaire mondial. Son déploiement contribue en tout cas largement à la formation d’un « système-monde » où l’ensemble des phénomènes sociaux mais également naturels sont interconnectés. À des milliers de kilomètres, les écosystèmes sont mis en relation par la même main de l’homme qui les a d’emblée transformés. Il n’y a pas de capitalisme sans l’adossement à cet autre, la nature. Mais il n’y a pas plus de nature éternelle qui ne serait transformée diversement dans un processus d’intégration au capitalisme. Il n’y a pas une Nature mais des natures historiques. Moore parle à ce titre de « double internalité » et développe la notion d’oikeios (οἰκεῖος) pour penser le « procès d’ensemble de la production capitaliste » : « La totalité englobante du capitalisme et du tissu de la vie, des tendances écocidaires du capital et de l’habitabilité des faiseurs de monde humains et extra-humains », comme le formule le préfacier Paul Guillibert. Pour enrayer cette marche à la destruction, Moore plaide pour la réaffirmation d’une ontologie moniste, d’une « cosmologie non dualiste » qui, plutôt que de séparer pour mieux accaparer et dominer indistinctement, permettrait au contraire de reconnaître la communauté des vivants sans pour autant les indifférencier, en insistant sur la multiplication des relations créatives qui les lient. 

Rendre au monde son unité… faite d’inextricables diversités

On retrouve une approche non dualiste comparable sous la plume de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. Son Perspectivisme cosmologique. Quatre lecons d’anthropologie multinaturaliste (Éditions Dehors, 2024) reprend la critique désormais célèbre du « grand partage » entre culture et nature opérée par Philippe Descola. Ce dernier insiste tout particulièrement, parmi l’ensemble des modèles ontologiques, sur la prééminence de celui qui, avec la domination occidentale du monde, s’est imposé : le naturalisme. Dans cette vision du monde, tous les corps, toutes les « extériorités » relèvent d’un régime d’identité, sont faits de la même matière. Cependant, du point de vue de leur « intériorité », les hommes se différencient radicalement de tous les autres êtres. Ils sont des êtres de culture, façonnant le monde au gré de leur volonté. Ils sont doublés d’une intériorité refusée aux autres êtres, ce qui fonde leur solitaire supériorité. Le naturalisme porte alors tout à la fois en lui un sentiment exacerbé d’esseulement de l’homme, le clivage douloureux entre sa subjectivité spirituelle et son objectivité corporelle, naturelle, ainsi qu’un élan potentiel de domination, de maîtrise du monde dont la radicalité contrebalance le vide existentiel précisément laissé par l’arrachement de l’homme du tissu des êtres.

Avec la perspective animiste (différence des extériorités, identité des intériorités) qu’explore Viveros de Castro, c’est un tout autre genre d’existence qui émerge. On passe de la « simplicité » d’une vision du monde appauvrie à une « richesse » ontologique. Solidaires par leurs intériorités, les êtres, à travers des corps différenciés, offrent des perspectives différentes mais complémentaires. « Les animaux voient de la même manière que nous des choses distinctes de ce que nous voyons parce que leurs corps sont différents des nôtres. […] Le corps est ce qui fait la différence » dans tous les sens du terme – au contraire du naturalisme où, précisément, le corps n’importe pas et devient ce que l’intériorité doit maîtriser, justement afin de maîtriser une nature extérieure de même substance. Dans le perspectivisme de Viveiros de Castro, les hommes perçoivent les animaux comme des hommes ; mais réciproquement, les animaux perçoivent les hommes comme des animaux. La discontinuité des extériorités permet la prolifération des points de vue sur la trame physique du monde. L’extériorité visible d’une être perçu par l’âme à travers son corps lui renvoie un regard différent qui pluralise le champ du visible. On a beaucoup insisté, dans l’animisme, sur la communauté des âmes ; mais il faut au moins autant insister sur la discontinuité des corps, parures resplendissantes revêtues par les esprits, interface de leur ouverture au monde qui, au lieu d’être absorbés dans la masse grise, univoque et indistincte de la « ressource » à exploiter, participent au contraire, dans la pluralité des points de vues qu’ils rendent possibles, à l’effeuillaison du visible par des êtres entrelacés, sujets et objets les uns des autres. Un point de vue unique demeure toujours incomplet, lacunaire – incapable de recueillir la totalité du monde.

La brisure des cosmologies anciennes et l’économie-monde du capitalisme n’est donc peut-être pas le denier mot de l’histoire. Aux marges de l’hégémonie occidentale, d’autres cosmologies demeurent qui peuvent essaimer. Mais surtout, du cœur même d’un monde voué à l’« immonde » par l’abolition des transcendances qui ordonnançaient le cosmos, demeure pour Husson comme la possibilité d’un nouveau commencement. Nous n’avons pas perdu à jamais la capacité à tenir aux choses, la capacité à les faire importer. Et une harmonie de fait, évolutive, se dessine encore dans le tissu des relations vivantes qui composent le monde, si du moins nous sommes capables d’y prêter attention. Pour Husson, c’est là le sens de la beauté. Celle-ci ne se réduit pas au beau, quoiqu’elle y affleure sans cesse : « harmonie s’établissant d’elle-même librement », « coappartenance harmonieuse […] à un même plan ou milieu concourrant à la vie », « interdépendance des phénomènes naturels », « forme symbiotique donné à l’épars ». La beauté dévoile le monde « comme art créateur sans Créateur ». Elle est la manifestation d’un élan vital qui, parcourant l’ensemble des vivants, engendre de lui-même un ordre : « Mouvement […] de l’évolution créatrice du monde, mouvement capricieux d’une nature inventive créant au fur et à mesure de son déploiement les propres normes de son équilibre et de sa perpétuation. » Cette beauté exprime « la façon dont la nature garantit, selon ses propres règles, l’harmonie reliant les vivants entre eux et assurant la pérennité de la vie terrestre ». La nature n’est pas un disparate anomique : elle se donne à elle-même sa propre loi. Tel est le sens de l’« élégance », dérivée du latin legere : « lier », « élire » et « loi ». Devient alors possible, à l’aune de cette loi, de voir dans la cosmétique qui tisse le monde une « cosméthique » qui s’attache à ménager et arranger « la place que chaque vivant a à occuper dans l’harmonie terrestre ». Au cœur des sens, la beauté donne sens. Elle donne le sens d’une justice, pour autant que la justice attribue à chacun, humain comme non humain, la part qui lui revient. Elle ouvre sur un soin, une attention prévoyante, un « respect de la vie dans sa multiplicité » qui, pour Husson, doit se concrétiser dans « l’invention de droits de la nature ».

16.05.2024 à 14:35

Quand la violence devient extrême

hschlegel

Quand la violence devient extrême hschlegel

Après l’attaque barbare d’un fourgon pénitentiaire au péage d’Incarville, dans l’Eure (27), les représentants de la justice comme les syndicats de surveillants de prison ont affirmé que celle-ci était l’expression d’une ultraviolence et même d’une « violence extrême ». Qu’est-ce que cela révèle ?

[CTA2]


 

  • Quand la procureur de la République de Paris, Laure Beccuau, a détaillé l’attaque du fourgon dans l’Eure, elle a parlé d’une scène d’une « violence extrême », expression reprise par la suite par bon nombre de représentants syndicaux de l’administration pénitentiaire, dont notamment l’Ufap. D’ordinaire, on use de ce vocable pour décrire certains actes terroristes, des tortures, des viols ou encore des massacres de masse, de même que diverses formes de nettoyage ethnique ou de génocides. Mais d’où vient ce concept et que signifie-t-il ?

  • La violence extrême a été popularisée assez récemment par des chercheurs en histoire, surtout pour parler de ce que l’historien Jacques Sémelin nomme les « manifestations ’’hors normes’’ de la violence », en particulier la mort des civils innocents dans les conflits contemporains. Avec le XXe siècle est apparu un « au-delà de la violence » qui ne doit pas se comprendre comme un simple excès ou une simple démesure du geste violent. Elle est surtout une « négation de toute humanité ». La violence est extrême quand ses victimes sont animalisées ou chosifiées avant d’être anéanties.

  • La violence extrême est au fond la négation totale du corps de l’autre. On ne parle d’ailleurs pas de violence extrême des États totalitaires – comme en Chine ou en Corée – car, même dans ces situations, le corps est considéré pour être possédé et investi par le pouvoir. En ce qui concerne la guerre, dans son sens classique et hégélien, on peut dire qu’elle est une confrontation entre deux États, deux forces, deux idées, une situation où l’individu est déjà arraché à l’immanence du corps pour devenir l’incarnation ou l’instrument d’un idéal. La violence extrême, quant à elle, peut poursuivre une forme de radicalisation de cette négation jusqu’à ce que la victime ne soit même plus assignée à une force ennemie, au bras d’un idéal contraire à abattre. Elle n’est alors plus rien du tout.

  • Dans le carnage du péage d’Incarville, la violence extrême naît justement du fait que les agents pénitentiaires ne sont pas menacés, pas même éliminés parce qu’ils représenteraient un ordre répressif contre lequel certains auraient un intérêt à se battre. Sur les images d’une caméra de surveillance dont le son est absent, deux agents sont abattus comme on enjamberait un obstacle gênant, sans égard et sans triomphe. Paradoxalement, certains attentats terroristes peuvent être plus barbares encore mais manifester moins de violence extrême, dans la mesure où celui qui est assassiné représente encore quelque chose, un ordre maléfique ou la déviance d’un Occident qui a le tort de défendre la liberté d’expression et le droit de blasphémer. Dans le cas terroriste, la dimension extrême – donc la déshumanisation totale – naît surtout de la mise en scène, telles les décapitations filmées de l’État islamique où la médiatisation du meurtre compte plus que le corps sacrifié. Elle peut être aussi produite par la « sémiologie de l’égorgement ». Comme le rappelle l’historien Christian Ingrao dans l’ouvrage collectif Une histoire de la guerre (Éditions du Seuil, 2018) : « C’est ainsi que sont sacrifiés la plupart des animaux dans les religions du Livre, et c’est la manière dont sont mis à mort les animaux de boucherie. »

  • Historiquement, la prolifération de la violence extrême coïncide avec l’industrialisation de la guerre, le perfectionnement des armes et la révolution de la chimie, l’augmentation des populations mais aussi avec ce qu’Ingrao appelle la « désinstitutionnalisation » de la guerre, soit l’exposition croissante des civils et l’inclusion d’acteurs plus fragmentés, irrationnels et imprévisibles comme les milices, les groupes terroristes et ou les simples combattants irréguliers. Dans les conflits, la violence a tendance à s’étendre et à devenir plus chaotique, les deux mouvements allant de pair. En 1994, le génocide rwandais a constitué une concentration importante de violences extrêmes. Or, selon le chercheur, on estime que 20% de la population totale a participé, femmes et enfants compris, à ce génocide massivement opéré à l’arme blanche.

  • La violence extrême est en fait un surgissement monstrueux qui n’obéit plus à ce que le sociologue Abram de Swaan, disciple de Norbert Elias, appelle la « compartimentation », soit le fait que l’abaissement des normes de civilisation soit associé à des espaces particuliers qu’on croirait lointains. La violence extrême est précisément celle qui déborde du théâtre de la confrontation pour surgir n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Y compris au coin d’une rue d’un pays apparemment en paix. 

16.05.2024 à 12:19

La grève des ventres

hschlegel

La grève des ventres hschlegel

En Europe, comme en Asie ou en Amérique du Nord, un nombre grandissant de femmes renonce à avoir des enfants, au prix d’un dépeuplement démographique du continent qui inquiète économistes et politiques. Contre les réactionnaires et les conservateurs qui cherchent à les sanctionner ou à les mettre sous pression, Élisabeth Badinter lance l’alerte. Dans Messieurs, encore un effort… (Flammarion, 2024), elle propose de miser sur l’autonomie des femmes et invite les hommes à rendre la maternité désirable.

[CTA1]


 

C’est une révolte sourde mais profonde sur laquelle Élisabeth Badinter a décidé de tirer la sonnette d’alarme : le refus ou le renoncement d’un nombre grandissant de femmes à la maternité, à cause du coût, trop élevé, qu’elle a sur leur vie. Avec pour conséquence le dépeuplement annoncé de l’Europe. Alors qu’il faudrait, pour que la population se renouvelle, 2,1 enfants par femme, nous en sommes à à 1,5. Si rien n’est fait, le continent risque de passer de 744 millions d’habitants à 703 millions en 2050. Au-delà des chiffres et de l’importance économique de l’enjeu, c’est la finesse de l’analyse qui mérite le détour. Le refus des mères se fonde sur une révolution fondamentale mais « inachevée », soutient Badinter : celle qui a vu le statut de femme se dissocier de celui de mère. Le contrôle de la fécondité, avec la pilule et l’avortement, mais également l’accès aux études et l’indépendance économique ont permis aux femmes de s’affirmer presque à égalité dans la vie sociale… sauf que, dans le même temps, la charge de la maternité, du soin et de l’éducation des enfants leur est restée. Le remède des conservateurs ou des réactionnaires consiste à vouloir « resouder » le lien entre la femme et la mère, en revenant sur le droit à l’avortement ou en leur (re)mettant la pression via l’éducation positive ou l’injonction à allaiter. Badinter préconise la voie inverse : c’est en permettant aux femmes de devenir mère sans devoir renoncer à leur autonomie que l’on inversera la courbe. D’où son adresse aux hommes : c’est à vous messieurs de faire en sorte, en la partageant, que la parentalité, « peut-être la plus importante décision dans une vie de femme », soit désirable !

© Flammarion

Messieurs, encore un effort…, d’Élisabeth Badinter, vient de paraître aux Éditions Flammarion. 96 p., 14,90€ en édition physique, 8,99€ en format numérique, disponible ici.

Portrait d’Élisabeth Badinter, le 6 octobre 2020

16.05.2024 à 07:13

Nouvelle-Calédonie : Vous avez dit “insurrection” ?

hschlegel

Nouvelle-Calédonie : Vous avez dit “insurrection” ? hschlegel

« Insurrectionnelle » : c’est en ces termes qu’a été qualifiée la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Le mot est-il justifié ? Qu’est-ce au juste qu’une insurrection ?

[CTA2]


La spécificité du système électoral calédonien

Barrages sauvages, pillages, actes de vandalismes, manifestations, affrontements avec les forces de l’ordre : la Nouvelle-Calédonie s’embrase depuis quelques jours. En cause, un projet de loi de réforme constitutionnelle discuté à l’Assemblée nationale, adoptée mardi 14 mai, qui prévoit l’élargissement du corps électoral de l’île. Depuis les accords de Nouméa en 1998, trois corps électoraux coexistent sur le « caillou ».

  • Un corps large, qui permet à tout citoyen français de voter aux élections municipales et nationales.

  • Un corps beaucoup plus restreint, qui permet de voter aux élections provinciales et à celles du Congrès calédonien, est composé des individus disposant de la citoyenneté néo-calédonienne, résidant en Nouvelle-Calédonie avant 1998, ainsi qu’à leur descendants, à la condition de résider préalablement pendant dix années consécutives sur le territoire.

  • Un troisième corps, plus restreint encore, permet de voter lors des référendums sur l’indépendance.

L’objectif de ces restrictions, négociées dans un climat de tensions avec la métropole, était d’assurer la pérennité du pouvoir politique des « autochtones » sur l’île contre celui des « Caldoches », populations issues de l’immigration européenne. Ce sont ces restrictions que la réforme constitutionnelle ébranle : désormais, le corps provincial intégrera tous les Néo-Calédoniens vivant sur l’île depuis plus de dix ans. Les indépendantistes ont vivement condamné cette remise en cause du statu quo et attisé la colère de nombreux habitants. Au point que le haut-commissaire de la République, Louis Le Franc, a jugé la situation « insurrectionnelle ».

Insurrection ou chaos ?

Le mot est-il employé à bon escient ? Qu’est-ce qu’une insurrection ? Difficile d’en déterminer précisément le sens. Dérivé du latin insurrectio, le mot évoque l’action de s’élever : le soulèvement d’un peuple contre un pouvoir qui l’opprime, qui l’écrase, qui l’accable – qui le rabaisse vers la terre. L’insurrection est donc un mouvement qui vise à la contestation ou au renversement d’un ordre politique jugé injuste. La plupart des caractérisations ajoutent à cette définition minimale l’ampleur importante du mouvement et surtout l’usage de la violence, par nature extra-juridique, pour faire entendre ou imposer ce qui ne peut s’exprimer dans le cadre juridique établi.

Difficile pourtant, avec ces éléments de définition, de distinguer clairement l’insurrection des nombreux termes proches : le soulèvement, la révolte, l’émeute ou même la révolution. La ligne de partage est d’autant moins nette que le mot insurrection s’est coloré d’une multitude de significations, de connotations tantôt positives, tantôt négatives au fil de l’histoire. Le terme connaît son heure de gloire au moment de la Révolution française qui abolit l’Ancien Régime. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 proclame, dans son article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » On parle volontiers d’une « sainte insurrection », celle d’un peuple qui s’est « levé pour reprendre sa souveraineté tout entière ». Le procureur Pierre-Gaspard Chaumette (1763-1794) y voit un « mouvement général du peuple pour assurer la plénitude de ses droits » naturels. Certains promouvront l’« insurrection permanente ».

Mais cette exaltation de l’insurrection se double rapidement d’une méfiance et d’un souci de distinction. La spontanéité de l’insurrection qui s’exprime dans la violence porte une ambiguïté : peuvent s’y mêler le refus presque instinctif de la domination et le sentiment naïf de justice comme le désir de satisfactions des besoins immédiats, qui peut conduire au désordre le plus total. L’horizon de liberté qui anime les insurgés s’entremêle souvent, alors que les médiations sociales s’effondrent, à une licence arbitraire. Au cœur du trouble, les mouvements populaires ne se « contentent » pas de fait de réclamer, comme le voudraient certains révolutionnaires, une souveraineté politique dont ils étaient privés. Ils usent parfois de la violence pour assurer des conditions d’existence précaires et s’en prennent aux plus aisés. Émerge alors le souci, chez les leaders révolutionnaires, de « séparer le bon grain de l’ivraie », selon un partage qui recoupe en partie celui du politique et de l’économique. Comme le dit Robespierre, l’insurrection n’est pas une « émeute sans objet » – ou sans objet digne de l’enthousiasme révolutionnaire – qui conduirait à l’anarchie au lieu de faire advenir un nouvel ordre de justice. Elle se vide de son sens si elle se limite aux revendications de meilleures conditions d’existence et n’est pas portée par un idéal politique qui la guide, qui puisse en sublimer la spontanéité ambivalente. Le « devoir des représentants du peuple n’est pas seulement de donner du pain au peuple [mais de] lui assurer encore la liberté », martèlent les députés. « Une insurrection est un combat entre les opprimés et les oppresseurs, mais non entre les riches et les pauvres », ajoute-t-on. On retrouvera encore ce clivage chez Hugo : « L’insurrection confine à l’esprit, l’émeute à l’estomac. » 

L’insurrection doit rester du côté de la révolution, du renversement total de l’ordre politique, sans retomber dans la jacquerie ou l’émeute. Elle est, de la révolution, comme le germe politique encore inabouti : une premier élan, une mise en branle qui, pour devenir révolution, doit à la fois l’emporter et se structurer. Ainsi que l’exprime Pierre-Nicolas Chantreau dans son Dictionnaire national et anecdotique (1790), « quand l’insurrection est partielle et que les insurgens au lieu de pendre sont pendus, il faut se servir pour parler exactement du mot de soulèvement. Dans le cas contraire, et pour éviter toute équivoque, on emploie le mot de révolution ». Le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini (1805-1872) ajoutera, dans ses Écrits politiques : « L’insurrection finit quand la révolution commence. » 

Cependant, le moment insurrectionnel n’est pas toujours perçu positivement, même dans son horizon révolutionnaire. « L’esprit de révolution, l’esprit d’insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté », affirme François Guizot (1787-1874) dans son Histoire parlementaire de France : l’anarchie qui remplace la domination politique n’est pas une victoire de la liberté. Mais dans l’ensemble, l’insurrection garde souvent des connotations positives. « Le droit à l’insurrection n’appartient à personne, ou il appartient à tous. Aucune classe ne peut faire de l’insurrection un monopole », dira Benjamin Constant. Victor Hugo est le chantre sans doute le plus éloquent de la dynamique insurrectionnelle : « Une insurrection est un enthousiasme. […] L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité. […] Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe son examen devant le peuple » (Les Misérables).

L’insurrection réussie : un “art” qui a ses règles

Les choses évoluent toutefois par la suite, notamment avec l’épisode de la Commune de Paris. Léon Trotski souligne ce changement de perception dans son Histoire de la révolution russe (1930-32) : « L’insurrection des forces élémentaires est volontiers reconnue par les historiens officiels, du moins par les démocrates, comme une calamité inévitable dont la responsabilité retombe sur l’ancien régime. La véritable cause de cette indulgence, c’est que les insurrections des forces “élémentaires” ne peuvent sortir des cadres du régime bourgeois » qui apparaît dans le sillage de la fin des régimes monarchiques. Or ces mêmes historiens jugent avec un œil beaucoup plus hostile les insurrections socialistes qui remettent en cause l’ordre légal. Car ces insurrections n’étaient plus « un mouvement des masses qui, lié par son hostilité à l’égard de l’ancien régime, [n’avait] point de visées claires » sinon la liberté « ni de méthodes de lutte élaborées, ni de direction conduisant consciemment à la victoire » : c’était désormais une entreprise idéologique fondée sur la « préparation consciente de l’insurrection, le plan, la conspiration ». 

Effectivement, l’on observe dans la seconde moitié du XIXe siècle une volonté d’organiser l’insurrection pour assurer son succès. Chez Auguste Blanqui notamment, dont l’ombre pèse sur la Commune de Paris. Dans Instructions pour une prise d’armes (1866), il critique « l’absence de tactique de l’insurrection », qui voue celle-ci à l’échec, et il propose des « mesures insurrectionnelles ». Toute l’entreprise révolutionnaire est en fait absorbée, chez Blanqui, dans cette action insurrectionnelle organisée. La stratégie d’ensemble se réduit presque à la tactique sur le terrain : à l’art de la barricade. L’essentiel est de l’emporter dans le combat de rue.

Si elle n’est pas jugée suffisante au succès de la révolution, l’insurrection reste nécessaire. Raison pour laquelle, à sa juste place, elle doit faire l’objet d’une élaboration. « L’insurrection armée, comme la guerre, est un art », dit Marx. Fidèle à cette idée, Lénine fournit les « règles principales de cet art » dans Conseil d’un absent (1917-20) : « 1) Ne jamais jouer avec l’insurrection, et lorsqu’on la commence, être bien pénétré de l’idée qu’il faut la mener jusqu’au bout. 2) Rassembler à tout prix une grande supériorité de forces à l’endroit décisif, au moment décisif, faute de quoi l’ennemi, possédant une meilleure préparation et une meilleure organisation, anéantira les insurgés. 3) Une fois l’insurrection commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer coûte que coûte à l’attaque. […] 4) Il faut s’efforcer de prendre l’ennemi par surprise, saisir le moment où ses troupes sont encore dispersées. 5) Il faut remporter chaque jour ne fût-ce que de petits succès […] et maintenir à tout prix la “supériorité morale”. »

 

L’insurrection, on le voit, charrie une multitude de significations entremêlées. Il n’est pas aisé dans discerner les contours. Peut-on alors parle d’insurrection pour décrire la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie ? Le mouvement spontané manifeste assurément une forme de violence. Il emploie des méthodes qui peuvent ressembler à celles de l’insurrection traditionnelle, comme les barrages sauvages qui rappellent les barricades. Le soulèvement, d’autre part, possède très clairement une dimension politique nette : il ne s’agit pas d’émeutes de protestation contre la vie chère, et pas même d’un mouvement de colère contre une loi particulière, mais d’un soulèvement contre un projet de loi de révision constitutionnelle, qui touche par conséquent la trame fondamentale de la vie politique de l’île. Peut-on pour autant dire que le mouvement s’inscrit dans un horizon révolutionnaire ? Il est permis d’en douter. À cet égard, le mot d’insurrection paraîtra sans doute un peu excessif (à moins peut-être que l’on entende « révolution » en son sens littéral, le retour à un point de départ plutôt que le renversement). Mais l’on pourrait sans doute en dire autant de la plupart de ses synonymes partiels. Le propre des mouvements de soulèvement tient peut-être à ce que, dans leur singularité historique, ils résistent bien souvent aux catégories trop générales.

6 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Goodtech.info
Quadrature du Net
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Brut
Contre-Attaque
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓