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17.05.2024 à 12:39

Quels droits pour les promeneurs, entre droit d’accès à la nature et propriété privée ?

BASSET Mégane, Avocat au Barreau de Grenoble - Chargée de travaux dirigés, Université Grenoble Alpes (UGA)

L'accès aux espaces naturels privés est désormais puni d'une amende de 135 euros. De quoi remettre en cause notre relation à l'environnement lorsqu'on sait qu'en France 75% des forêts sont privées.
Texte intégral (2762 mots)
Pancarte indiquant une propriété privée forestière dans les Bouches-du-Rhône The Conversation, CC BY

Se promener dans la nature, cela peut-être, selon le point de vue que l’on adopte, un droit, un loisir, un sport, un bienfait pour la santé, mais aussi, depuis une récente loi passée en février 2023, une infraction pénale. Car une grande majorité des forêts françaises ne sont pas publiques, et que l’accès aux espaces naturels et aux forêts privés est désormais sanctionné par une amende de 135 euros. Comment en est-on arrivé là et quel avenir se dessine pour l’accès à la nature ?

Depuis la loi du 2 février 2023 visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée, le simple fait de pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui dans le cas où le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement, peut effectivement être sanctionné par une contravention de 4ème classe (amende forfaitaire de 135 euros). Certains propriétaires du massif de la Chartreuse en Isère, dans les Alpes maritimes ou encore un groupement forestier dans les Vosges, ont décidé d’utiliser cet outil afin d’empêcher tout accès à leurs propriétés. En riposte, de nombreuses personnes et des associations se sont alors mobilisées afin de défendre un droit d’accès à la nature.

Alors que 75 % des forêts françaises sont privées et appartiennent à plus 3,3 millions de citoyens, avec jusqu’à 90 % de forêts privées dans l’Ouest de la France qui bat tous les records dans les régions Pays de la Loire, Nouvelle-Aquitaine et Bretagne, cette loi redessine le rapport que peuvent entretenir les citoyens avec leur environnement.

Jusqu’alors, se trouver dans un espace naturel privé pour n’importe quel usager (promeneur, randonneur, alpinistes, pratiquant de trail…) n’était pas sanctionnable en soi, le droit civil proposant des mécanismes permettant de réparer les éventuels dommages ou le droit pénal permettant de sanctionner les violations de domicile ou les dégradations. Seule exception : les pratiquants de VTT pouvaient eux déjà, être verbalisés pour la pratique du free-ride en forêt (articles R. 163-6 du code forestier et R. 362-2 du code de l’environnement).

Pourquoi en est-on venu à faire changer cela ?

Le souhait d’une conciliation entre protection de l’environnement et protection de la propriété privée

À l’origine, la loi du 2 février 2023 est le résultat d’un compromis entre d’une part, une nécessité de rendre les clôtures qui se multiplient dans les paysages français, moins dommageables pour la biodiversité, et de l’autre, en contrepartie, une volonté de rassurer les propriétaires.

Le premier objectif de cette loi a donc été de répondre à l’explosion récente de la pratique de l’engrillagement visant à clôturer des terrains privés avec des conséquences directes sur l’environnement et la biodiversité : impact sur les corridors écologiques, morcellement des habitats naturels…

Un grillage apposé autour d’une forêt privée
Lutter contre l’engrillagement de la nature : un des objectifs de la loi du 2 février 2023. The Conversation, CC BY

Cette loi est ainsi venue modifier certaines dispositions du code de l’environnement afin d’y inscrire les nouvelles caractéristiques des clôtures : posées à 30 centimètres au-dessus de la surface du sol, hauteur limitée à 1m20, non vulnérantes pour la faune, réalisées en matériaux naturels définis par le SRADDET (Schéma régional d’aménagement de développement durable et d’égalité des territoires).

Le code de l’environnement précise désormais que les clôtures existantes (sauf certaines exceptions comme les élevages équins ou les exploitations agricoles par exemple) implantées dans les zones naturelles ou forestières délimitées par les règlements des plans locaux d’urbanisme, ou à défaut d’un tel règlement, dans les espaces naturels, doivent être mises en conformité avant le 1er janvier 2027 en ne portant pas atteinte à l’état sanitaire, aux équilibres écologiques et aux activités agricoles ou forestières du territoire.


À lire aussi : L’animisme juridique : quand un fleuve ou la nature toute entière livre procès


La pénalisation de l’accès à la nature comme contrepartie radicale aux mesures de protection environnementale

En contrepartie de ces mesures visant à « combattre l’emprisonnement de la nature » et dans l’optique d’apaiser les propriétaires, le législateur a donc créé un nouvel article 226-4-3 dans le code pénal, qui prévoit une contravention de 4ème classe (amende forfaitaire de 135 euros) afin de sanctionner le simple fait de pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui dans le cas où le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement.

Mais depuis son entrée en vigueur, comment cette loi a-t-elle été appliquée ?

Si d’un côté les inspecteurs de l’Office français de la biodiversité, souvent sollicités par des associations et des riverains, interviennent davantage sur le terrain pour constater les éventuelles clôtures non conformes aux prescriptions de la loi du 2 février 2023, d’un autre côté, depuis l’entrée en vigueur de l’article 226-4-3 du code pénal, les agents assermentés pour le faire ont également pu verbaliser des promeneurs qui se seraient introduits dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui, matérialisée comme telle.

Plusieurs interrogations concrètes ont émergé à la suite de l’adoption de cette loi : que faut-il entendre par matérialisation physique d’une propriété privée ? Une trace de peinture rouge sur un rocher, par exemple, doit-elle être considérée comme une telle matérialisation physique ?

Les difficultés liées à l’application sur le terrain

Il faut noter que pour pouvoir être appliquée, c’est-à-dire donner lieu à une sanction, une infraction doit être prévue par la loi en vertu du principe de légalité des délits et des peines, c’est-à-dire que l’objet et la nature de l’infraction doivent être clairement mentionnés et explicités dans la loi. Mais si nul n’est censé ignorer la loi, et si on veut réellement pousser jusqu’au bout la rigueur du raisonnement juridique, comment savoir si on est en infraction quand la propriété privée est uniquement signalée par un panneau « Propriété privée – Défense d’entrer » sans autre délimitation claire des limites de la propriété en question ?

Peut-on sincèrement demander aux promeneurs, avant leur excursion, de s’informer sur l’étendue exacte des propriétés privées dans lesquelles ils ne pourront plus pénétrer comme avant l’adoption de la loi lorsqu’elles n’étaient pas davantage clôturées ? Et s’agissant des agents verbalisateurs, chaque propriétaire va-t-il faire appel à des gardes assermentés pour surveiller et verbaliser les éventuels contrevenants ?

Si l’intention peut paraître d’une certaine manière louable au regard des perturbations des écosystèmes, des risques pour la sécurité, des pollutions et autres dépôts sauvages, et donc des problèmes de responsabilités pour les propriétaires – difficiles à nier et en partie liés à la surfréquentation de certains sites – sa mise en pratique n’est pas dénuée de complications sur le terrain. Et la récente pénalisation n’a pas solutionné mais plutôt, dans certains cas, aggravé les conflits d’usage avec les chasseurs notamment lorsque des réserves naturelles sont paradoxalement mises à leur disposition par des propriétaires, au détriment des promeneurs.


À lire aussi : La désobéissance civile climatique : les États face à un nouveau défi démocratique


Une proposition de loi portant dépénalisation de l’accès à la nature retoquée

D’autres pays européens, notamment les pays scandinaves, consacrent le droit de tout un chacun d’accéder à la nature : l’allemansrätten est même inscrit dans la Constitution suédoise depuis 1994 :

« Nonobstant les dispositions antérieures [relatives au droit à la propriété]l’accès de tous à l’environnement naturel est garanti, conformément au droit d’accès au public. »

Ce droit fait partie intégrante de la culture suédoise et permet à tous et partout de camper, d’accéder aux plages, de se baigner, certaines cueillettes et même de pêcher gratuitement. En contrepartie, car il y en a une, les promeneurs doivent faire preuve de civisme et respecter les propriétaires des lieux, avec pour obligation de laisser l’endroit comme ils l’ont trouvé.

Le « droit d’accès à la nature » en Scandinavie.

S’inspirant de ce modèle et alors que le préambule de la Charte de l’environnement précise que l’environnement est le « patrimoine commun des êtres humains », les députés écologistes Jérémie Iordanoff et Lisa Belluco ont déposé une proposition de loi visant à dépénaliser l’accès à la nature. Cette proposition avait pour objet de revenir sur le droit antérieur en abrogeant purement et simplement l’article L. 226-4-3 du Code pénal. Pour appuyer leur texte, ils mettent en avant les effets bénéfiques de la nature sur la santé physique et mentale et l’importance de la connaître pour être sensibilisé à sa défense.

Ces députés dénoncent ainsi l’inutilité de réprimer le simple fait de se promener en forêt, aucune offense n’étant alors commise, dans le cas où les promeneurs sont respectueux de la nature et des propriétaires évidemment. Tout système pénal répressif vise effectivement à protéger la société et les députés ont voulu souligner l’absence de danger, d’atteinte à la vie privée ou encore d’atteinte aux biens dans le cas d’activités de pleine nature.

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Leur proposition de loi a ainsi été présentée à la commission des lois de l’Assemblée nationale le 27 mars 2024 mais rejetée malgré plusieurs amendements. Des parlementaires avaient ainsi proposé d’atténuer la sévérité de l’article L. 226-4-3 du Code pénal en établissant des exceptions à la sanction dans les cas où la loi le permet et dans le cas des sentiers de randonnées entretenus et balisés par une association reconnue d’utilité publique, même s’il traverse une propriété privée.

D’autres députés avaient également proposé d’ajouter un article L. 361-4 au code de l’environnement prévoyant que les voies et chemins balisés par un établissement public, une collectivité territoriale ou une fédération de randonneurs agréée et traversant une propriété privée sont grevés sur une bande de trois mètres de largueur destinée à assurer exclusivement le passage des véhicules non motorisés, des piétons et des cavaliers, en vain.

Vers d’autres solutions plus équilibrées entre promeneurs, propriétaires et collectivités ?

Au Québec, où plus de 90 % du territoire fait partie du domaine de l’État, le médecin et professeur à la Faculté de médecine et des sciences de la santé

Isabelle Bradette prescrit désormais des sorties en nature de vingt minutes à ses patients pour les aider à réduire leur stress : baisse de l’anxiété, hausse du moral, baisse du cortisol, aide à réguler l’humeur, hausse de la créativité et de la concentration, renforcement du système immunitaire. Hippocrate aurait même dit : « La nature est la meilleure médecine pour l’homme. »

En France, le but est en réalité de trouver un équilibre entre protection de la propriété privée et liberté d’aller et venir tous deux constitutionnellement consacrés, équilibre dont la subtilité n’est cependant pas garantie avec l’outil répressif, négligeant d’autres instruments de gestion plus « démocratiques », qui, certes, nécessitent un réel suivi dans leur mise en œuvre.

Il existe en effet des conventions ou des plans départementaux des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR) signalés par les députés dans le compte-rendu relatif à leur proposition de loi de dépénalisation de l’accès à la nature. Ces plans peuvent être signés entre les propriétaires volontaires et les départements afin de garantir un droit d’accès à la nature tout en veillant à l’encadrer.

The Conversation

BASSET Mégane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:31

« Réarmement démographique » : les séries dystopiques s’invitent dans le débat

Marine Malet, Researcher in Information sciences and media studies, University of Bergen

Les craintes démographiques ressurgissent dans le débat public. Que nous disent les séries dystopiques à succès, comme La Servante écarlate, des angoisses contemporaines et quel pourrait être leur rôle politique ?
Texte intégral (2756 mots)
Dans une société dystopique et totalitaire au très bas taux de natalité, les femmes sont divisées en trois catégories : les Epouses, qui dominent la maison, les Marthas, qui l'entretiennent, et les Servantes, dont le rôle est la reproduction. Alloicné

Le 16 janvier 2024, le président de la République Emmanuel Macron défendait l’idée d’un « réarmement démographique », tout en restant évasif sur les applications concrètes d’un tel projet. Cette prise de parole a entraîné de nombreuses réactions associant cette rhétorique guerrière et l’évocation de tests de fécondité à des dystopies comme le roman de Margaret Atwood La Servante écarlate, adapté en série à succès.

L’actualité et sa lecture à travers le prisme de la dystopie sont l’occasion d’interroger le succès des séries appartenant à ce genre et leurs éventuelles fonctions. À quels problèmes publics ou débats de société font-elles écho ? Mais surtout, à quelles réflexions sont-elles susceptibles de nous inviter ?

Des futurs sombres pour repenser nos sociétés

La dystopie n’est pas un genre nouveau. Le XXe siècle, tourmenté par des périodes de crises profondes, donne naissance à des œuvres qui se sont érigées en références littéraires du genre : 1984 de George Orwell, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, pour ne citer qu’eux.

Depuis le milieu des années 2010, on peut cependant observer une nouvelle vague dystopique largement alimentée par les séries télévisées. Les récits dystopiques fleurissent sur nos écrans et ont su séduire des publics variés, notamment du fait de leur diffusion sur des plates-formes de VOD. Certaines séries se sont ainsi érigées en références culturelles partagées, devenant parfois des grilles d’interprétation de l’actualité socio-politique : Black Mirror, Squid Games ou encore La Servante écarlate, au point de voir leur iconographie reprise en symbole de luttes contestataires.

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Science-fiction, anticipation, uchronie, post-apocalyptique, dystopie… les frontières entre les genres fictionnels sont ténues, parfois poreuses. Ici, la dystopie est donc entendue comme un récit fictionnel qui, en hypertrophiant des phénomènes déjà à l’œuvre dans la société de l’auteur, en imagine les dérives possibles dans un futur plus ou moins proche et se fait le relais des préoccupations et des angoisses contemporaines. Dans un geste de mise en garde, ces récits confient une responsabilité aux lecteurs/téléspectateurs, celle d’éviter que le futur décrit ne se produise en demeurant vigilant.

C’est d’ailleurs précisément ce qui semble se produire en réaction au « réarmement démographique » évoqué par Emmanuel Macron : la fiction dystopique – dans ce cas précis, La Servante écarlate – a été mobilisée par certains comme une grille d’interprétation de l’actualité, désignant comme problématique une telle orientation politique. Ces propos ont été interprétés à travers le prisme de la fiction dystopique, qui agit comme une mise en garde quant à la fragilité des droits des femmes face aux enjeux démographiques.

Le thème démographique n’est pas un motif nouveau dans les dystopies – le sociologue Andreu Domingo parle d’ailleurs de « demodystopia ». Déjà en 1973, Richard Fleischer imaginait dans Soleil vert les conséquences de la surpopulation. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles représentations dystopiques en font les séries ?

La réactualisation du motif de la surpopulation

Si le thème de la surpopulation a largement inspiré les auteurs de dystopies dans les années 80, celui-ci se fait plus rare, à quelques exceptions près. La série américaine The 100 (2014-2020) en est une. Créée par Jason Rothenberg, elle imagine le monde de 2149 – 97 ans après que la Terre ait été rendue inhabitable suite à une catastrophe nucléaire, seuls ont survécu les habitants d’une station orbitale. Malgré le contrôle des naissances, les ressources s’épuisent, les obligeant à un retour sur Terre. Durant sept saisons, la survie de l’humanité sera au cœur de l’intrigue principale.

The 100 réactualise donc le motif dystopique de la surpopulation, entrant en résonance avec certains discours alarmistes qui, encore récemment, établissaient un lien entre la surpopulation mondiale et les questions environnementales (épuisement des ressources, pollution, etc.). Elle l’associe également aux risques que peuvent représenter certains usages de l’IA (intelligence artificielle).

Dans The 100, bien qu’il ne s’agisse pas du cœur de l’intrigue, la surpopulation correspond au point de départ qui entraîne ce que j’appelle le « basculement dystopique ». Dans le premier épisode de la saison trois, la série met en récit les origines de la catastrophe nucléaire : en 2051, une scientifique [Becca] a développé une IA (ALIE), programmée pour « rendre la vie meilleure » et régler la crise environnementale mondiale. Afin de remplir son objectif premier, ALIE se donne pour mission de régler ce qu’elle identifie comme le problème de fond : « trop de monde » (S03E01, 01:54).

Reprenant la construction du mythe de Frankenstein, The 100 illustre le concept de perverse instantiation, soit la capacité d’une IA à pervertir les intentions de son programmeur en poursuivant un objectif de manière logique mais délétère et hostile pour l’humain. La surpopulation étant identifiée comme principal obstacle s’opposant à une vie meilleure par l’IA, celle-ci échappe au contrôle de sa créatrice pour procéder au lancement de missiles nucléaires afin de ne permettre la survie que de quelques humains.

Les angoisses liées aux catastrophes nucléaires sont emblématiques du contexte géopolitique de la Guerre froide et sont devenues un thème classique dans la science-fiction, réactualisé par la série. C’est encore une fois par la main de l’humain, mais sous les traits d’une IA, que se joue la perte d’une partie de l’humanité. La technologie alimente l’espoir de lendemains meilleurs (notons que la série propose aussi une représentation positive de l’IA dans la suite du récit) mais elle peut aussi être une menace fatale lorsque ses conséquences ne sont pas maîtrisées.

Le recours à la technologie pour répondre aux problèmes relatifs à l’environnement et/ou aux enjeux démographiques fait également écho à des débats contemporains : le dérèglement climatique et ses conséquences se sont progressivement constitués en problème mondial ces dernières années. En réponse, certains discours envisagent la technologie comme solution à tous les maux, ce qu’Evgeny Morozov désigne comme un « solutionnisme technologique », tout en en soulignant ses limites. La série The 100 illustre ce que pourraient être les conséquences dystopiques d’une telle solution apportée au problème de la surpopulation.

Le scénario d’une baisse drastique de la natalité

Dans La Servante écarlate, c’est a contrario la baisse de la fertilité qui entraîne le « basculement dystopique », en entraînant une crise mondiale. Cette question agite les débats de nos sociétés occidentales depuis plusieurs années et s’est progressivement érigée en problème public.

En 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport sur l’infertilité qu’elle qualifie de « problème mondial de santé publique ». Si le phénomène concerne aujourd’hui 17,5 % de la population selon le rapport, La Servante écarlate met en récit les conséquences qu’entraînerait sa généralisation.

La série, s’inspirant du roman éponyme de Margaret Atwood, postule une société où l’infertilité s’est généralisée, entraînant une chute drastique de la natalité. C’est dans ce contexte qu’une secte politico-religieuse renverse le Gouvernement des États-Unis et crée une société totalitaire, La République de Gilead, affichant le projet d’un retour aux valeurs traditionnelles et religieuses.

Après avoir purgé la société de tous les individus et éléments allant à l’encontre de cette vision du monde, la société est réorganisée autour d’une lecture fondamentaliste de la Bible. Les femmes sont déchues de leurs droits et de leurs libertés, celles identifiées comme fertiles ont le devoir de donner naissance. Celles qui ont péché par le passé (c’est le cas du personnage principal du récit, June/Offred) deviennent des Servantes et n’ont d’autre mission que la reproduction : affectées à des couples des castes les plus élevées, elles sont violées chaque mois par le Commandant en présence de l’Epouse, dans un rituel appelé la Cérémonie, afin de leur donner des enfants.

Les causes de l’infertilité sont également nommées par la série qui l’associe à des questions environnementales et sanitaires. La dystopie est « critique » pour le chercheur Tanner Mirrlees, puisqu’elle pointe explicitement la responsabilité d’un système industrialo-capitaliste. On retrouve là aussi l’idée que l’humain est à l’origine de sa propre perte.

Dans le premier épisode de la saison 1, le personnage de Tante Lydia – chargé de « former » les Servantes – désigne le système pré-Gilead comme responsable de l’infertilité en ces termes :

« Ils remplissaient l’air de produits chimiques, de radiations et de poison ! Dieu a donc créé un fléau spécial. Le fléau de l’infertilité… alors que le taux de natalité chutait, ils ont aggravé la situation. Pilules contraceptives, pilules du lendemain, assassinat de bébés. Juste pour pouvoir faire leurs orgies, leur Tinder… » (Tante Lydia, S01E01, 16:07)

Mais, dans la rhétorique de Gilead – et là réside le tournant dystopique – les pollutions industrielles partageant la responsabilité avec les valeurs défendues par les démocraties libérales et tout ce que nos sociétés actent comme des acquis et des libertés : le droit à la contraception, à l’avortement, ou encore à vivre son orientation sexuelle. Pollution et libertés sont donc deux éléments que le système de Gilead s’est employés à éradiquer, au nom du bien commun.

« Nous ne nous sommes pas réveillés » nous dit June (Elisabeth Moss). Face aux effets de l’infertilité, la société a évolué progressivement : un contrôle accru de l’éducation des enfants par les services sociaux d’une part ainsi qu’un retour à la Foi dans l’espoir d’un salut.

À partir de l’analyse des flashbacks des quatre premières saisons, il est possible de reconstituer l’ordre chronologique des grands évènements ayant conduit à la formation de l’univers dystopique de Gilead : infertilité et baisse drastique du taux de natalité dans le monde, popularité de mouvements religieux appelant à la responsabilité collective en embrassant « son destin biologique » (Serena Waterford, S02E06), un coup d’État, des purges, la fermeture des frontières, puis la réorganisation de la société.

Ces scènes témoignent du processus méticuleux et calculé qui conduit au basculement dystopique. Elles montrent aussi, et la série tend à mettre en garde contre cela à travers le discours de June, la passivité des personnages face aux mesures qui introduisent la catastrophe et leur capacité d’adaptation à ces mesures d’exception, jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard.

Une invitation à la réflexion collective

En mettant en fiction les causes du « basculement dystopique », les séries identifient et désignent certains faits de société comme problématiques, puisque susceptibles de conduire à de futurs indésirables. Par ailleurs, la présence de nombreux personnages permet de dresser un tableau complexe et réaliste des problèmes publics fictionnalisés : ceux-ci incarnent différentes visions du monde qui façonnent la réalité sociale.

Pour reprendre l’exemple de La Servante écarlate, le récit est raconté du point de vue de June et donne à voir son expérience du basculement dystopique et de son nouveau quotidien de Servante. Le téléspectateur est solidarisé avec l’expérience oppressive du régime dystopique telle que vécue par June. Cependant, dès la première saison, la série rend également audibles d’autres voix et d’autres expériences, notamment celles de ceux qui sont les instigateurs de Gilead, Fred Waterford et Serena Joy Waterford. Plusieurs scènes de flashbacks permettent aux téléspectateurs de mieux saisir leur vision du monde : convaincus d’œuvrer pour le bien de l’espèce humaine, Gilead constitue pour eux l’unique voie pour répondre à la menace que représente l’infertilité.

En confrontant les points de vue de ces personnages, les séries dystopiques produisent une forme alternative de débat public et se constituent en « arènes publiques fictionnelles ».

Néanmoins, si les séries mettent en garde contre des visions du monde associées à au basculement dystopique, elles ne proposent pas d’alternative permettant de régler les problèmes initiaux mis en récit. Les séries usent de la complexité narrative pour retranscrire la complexité des problèmes publics qu’elles abordent.

Comme l’affirme le chercheur en sciences politiques Yannick Rumpala à propos de la science-fiction, les séries dystopiques peuvent devenir des ressources cognitives pour « réinterpréter des problèmes et des situations, pour avancer des formes d’interrogations et explorer des propositions par un déplacement dans un monde différent, reconfiguré ».

Finalement, plus qu’une simple critique, les séries dystopiques peuvent être lues comme des invitations à engager une réflexion collective sur les problèmes mis en fiction, en laissant aux téléspectateurs la responsabilité d’éviter les catastrophes qu’elles décrivent et de réimaginer des futurs plus chantants que ceux à l’écran.

The Conversation

Marine Malet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Nouvelle-Calédonie : ces colères qui enflamment l’archipel

Nicole George, Associate Professor in Peace and Conflict Studies, The University of Queensland

Les émeutes en Nouvelle-Calédonie font suite à l’adoption d’une réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral. Une organisation de femmes kanak remet en perspective la situation.
Texte intégral (1675 mots)

Pour la troisième nuit consécutive, la Nouvelle-Calédonie a été le théâtre de violentes émeutes. Quatre personnes, dont un gendarme, sont décédées lors d’« affrontements très graves ». Un deuxième agent a trouvé la mort lors d’un tir accidentel jeudi 16 mai. Des milices, parfois armées, patrouillent dans certains quartiers pour surveiller les habitations et les commerces. Le gouvernement a annoncé le déploiement de militaires afin de « sécuriser » les ports et l’aéroport de l’archipel ultramarin. L’état d’urgence a été décrété depuis mercredi soir et l’utilisation du réseau social TikTok est restreinte.

Des manifestations pacifiques avaient eu lieu dans tout le pays ces dernières semaines, alors qu’approchait le vote de l’Assemblée nationale sur le projet de réforme constitutionnelle qui prévoit l’élargissement du corps électoral propre au scrutin provincial. Lundi soir, la crise s’est rapidement intensifiée, prenant les autorités locales par surprise.

Pour comprendre comment cette situation a pu dégénérer aussi rapidement, il est important d’exposer les enjeux politique et socio-économique complexes qui ont cours dans cette région.


À lire aussi : Référendum en Nouvelle-Calédonie : un rendez-vous manqué dans le processus de décolonisation


Un projet de réforme constitutionnelle contesté

La crise politique trouve d’abord sa source dans un projet de loi du gouvernement prévoyant une modification constitutionnelle qui étend le droit de vote aux Français qui vivent sur l’île depuis dix ans.

Cette décision, prise à Paris, ferait qu’environ 25 000 nouveaux électeurs pourraient prendre part aux scrutins particuliers qui concernent directement la Nouvelle-Calédonie. Cette réforme met en évidence le pouvoir politique que la France continue d’exercer sur le territoire.

Les changements annoncés ont semé la discorde parce qu’ils annulent des dispositions de l’Accord de Nouméa de 1998, en particulier la restriction des droits de vote. Cet accord visait à « rééquilibrer » les inégalités politiques afin que les intérêts des autochtones kanaks et des descendants des colons français soient reconnus de manière égale. Il a permis de consolider la paix entre ces groupes après une longue période de conflit dans les années 1980, connue localement sous le nom d’« événements ».

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Loyalistes et indépendantistes s’opposent

Un groupe loyaliste (le terme est utilisé pour désigner les anti-indépendantistes néo-calédoniens, les « loyalistes aux institutions républicaines françaises ») d’élus au Parlement de Nouvelle-Calédonie rejette la signification contemporaine du « rééquilibrage » en ce qui concerne le statut électoral des Kanaks. Selon eux, après trois référendums sur la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, organisés entre 2018 et 2021, qui ont tous abouti à un vote majoritairement négatif, le temps de la réforme électorale est largement dépassé.

Cette position est clairement exprimée par le député Nicolas Metzdorf. Loyaliste de premier plan, il a défini la révision constitutionnelle adoptée par l’Assemblée nationale comme « un vote pour la démocratie et l’universalisme ».

Nouvelle-Calédonie : une situation « insurrectionnelle ». Public Sénat, 15 mai 2024.

Ce point de vue est rejeté par les leaders indépendantistes kanaks, qui estiment que ces amendements portent atteinte au statut politique des autochtones kanaks, qui constituent une minorité de la population votante. Ces dirigeants refusent également d’admettre que le programme de décolonisation a été mené à son terme, comme l’affirment les loyalistes.

Ils contestent au contraire le résultat du référendum final de 2021 qui, selon eux, a été imposé au territoire par les autorités françaises trop tôt après la pandémie du Covid. Selon eux, l’organisation de ce vote n’a pas tenu compte du fait que les communautés kanakes ont été très durement touchées par la pandémie et n’ont pas été en mesure de se mobiliser pleinement avant le vote. Les demandes de report du référendum ont été rejetées et de nombreux Kanaks se sont abstenus en conséquence.

Dans ce contexte, les réformes électorales décidées à Paris cette semaine sont considérées par les camps indépendantistes comme une nouvelle prescription politique imposée au peuple kanak. Une figure de proue d’une organisation de femmes autochtones kanakes m’a décrit le vote comme une solution qui pousse « les Kanaks dans le caniveau », une solution qui les ferait « vivre à genoux ».

Le spectre des années 1980

De nombreux commentateurs politiques comparent la violence observée ces derniers jours à la violence politique des années 1980 qui a fait payer un lourd tribut au pays. Cette affirmation est cependant contestée par les femmes leaders locales avec lesquelles je discute et qui m’encouragent à analyser cette crise au-delà des seuls facteurs politiques.

Certaines dirigeantes rejettent l’idée que cette violence n’est que l’écho de griefs politiques passés. Elles soulignent les disparités de richesse très visibles dans le pays. Celles-ci alimentent le ressentiment et les profondes inégalités qui privent les jeunes kanaks d’opportunités et contribuent à leur colère.

Boom et bouillonnements !, un documentaire sur la période 1968-1975 (outre-mer la 1ère).

Les femmes m’ont également fait part de leur inquiétude quant à l’imprévisibilité de la situation actuelle. Dans les années 1980, les campagnes violentes étaient coordonnées par les leaders kanaks, me disent-elles. Elles étaient organisées, contrôlées.

En revanche, aujourd’hui, il semblerait que les jeunes qui prennent les devants usent de la violence parce qu’ils estiment, frustrés, ne pas avoir « d’autres moyens » d’être reconnus.

Prendre en compte les inégalités sociales et économiques

Parmi certains exemples, celui d’une conférence de presse tenue mercredi 15 mai en fin de journée, par des leaders politiques indépendantistes kanaks. Ces derniers se sont faits l’écho de leurs adversaires politiques loyalistes en condamnant les violences et en lançant des appels au dialogue. Ils ont notamment appelé les « jeunes » impliqués dans les violences à respecter l’importance d’un processus politique et ont mis en garde contre une logique de vengeance.

Les femmes leaders de la société civile avec lesquelles je me suis entretenue ont émis de fortes réserves à l’égard de ce type de propos. Elles affirment que les dirigeants politiques de tous bords n’abordent pas les réalités auxquelles sont confrontés les jeunes Kanaks. Selon elles, si le dialogue reste centré sur les racines politiques du conflit et n’implique que les mêmes élites qui ont dominé le débat jusqu’à présent, peu de choses seront comprises et peu de choses seront résolues.

De même, ces critiques déplorent la réponse du gouvernement et de l’État français, principalement sécuritaire, fondée sur l’« ordre et le contrôle ». Elle contredit les appels au dialogue et laisse peu de place à une quelconque participation de la société civile.

Ces approches permettent d’étouffer les griefs, mais ne les résolvent pas. Les femmes leaders qui observent la situation actuelle sont angoissées et ont le cœur brisé pour leur pays et son peuple. Elles affirment que si la crise doit être résolue de manière durable, les solutions ne peuvent être imposées et les mots ne peuvent être vides.

Au contraire, leurs paroles demandent à être entendues et à contribuer à la résolution de la crise. En attendant, les habitants vivent dans l’anxiété et l’incertitude jusqu’à ce que les incendies se calment et que la fumée qui plane actuellement sur une Nouméa meurtrie se dissipe.

The Conversation

Nicole George ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Que nous dit le rejet des minorités de genre de notre société ?

Christophe Broqua, Socio-anthropologue, Institut des mondes africains (IMAF), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène : analyse d’une évolution.
Texte intégral (2944 mots)
Autoportrait de l'artiste tunisienne militante LGBT+ et féministe Khookha McQueer. 2018 Khooka McQueer/Wikimedia, CC BY-ND

Le 5 mai 2024, de nombreux rassemblements ont eu lieu en France « contre l’offensive anti-trans », montrant que la polarisation du débat public sur les questions de genre n’est pas ou plus, comme nous l’avons longtemps pensé, réservée à d’autres contextes nationaux, notamment américains.

En effet, au cours des années 1990, le spectacle des « culture wars » états-uniennes, consistant en des débats conflictuels souvent liés au genre ou à la sexualité, offrait aux observateurs français une forte impression d’exotisme. Il était alors difficile d’imaginer que de tels affrontements puissent se développer en France. Pourtant, nous y sommes.

Le temps des controverses

Depuis plusieurs années, divers acteurs et actrices du débat public – politiques, journalistes, éditorialistes et même chercheurs et chercheuses en sciences sociales –, s’emploient à fustiger une partie des minorités sociales et politiques en se focalisant sur des questions relatives au genre et à la sexualité : opposition au « mariage pour tous », à la procréation médicalement assistée, à la « théorie du genre », etc.

Alors que ces opposants aux combats pour l’avancée des droits reprochent à ceux-ci de s’inspirer des États-Unis, ils en importent eux-mêmes certaines causes emblématiques, en reprenant des cibles qui ont d’abord été définies outre-Atlantique, à commencer par la condamnation du « wokisme ».

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène. La figure transgenre, qui incarne le passage possible d’un genre à l’autre, est devenue une sorte de bouc émissaire.

Photo prise à l’Université Libre de Bruxelles le 25 mars 2024. C. Broqua, Fourni par l'auteur

Plusieurs polémiques ont ainsi émaillé l’actualité ces dernières années : sur les enfants trans auxquels on permettrait trop facilement de changer de sexe, voire qu’on inciterait à cela, ou sur les hommes enceints ciblés par la communication du Planning familial. Des exemples qui participeraient de « l’idéologie transgenre ».

Sont spécialement blâmés celles et ceux désignés comme « transactivistes », vocable utilisé pour désigner les militants qui chercheraient à imposer leurs vues sur ces sujets, alors qu’il s’agit généralement de personnes déplorant simplement la stigmatisation, les discriminations et les violences.

La diversité de genre n’a rien de récent

De par sa nature et son ampleur, cette polarisation du débat public sur les minorités de genre est, dans l’histoire et à travers les cultures, un phénomène quelque peu singulier.

Les pourfendeurs des trans en parlent comme s’il s’agissait d’un fait nouveau et spécifique. Or, si l’on accepte de prendre un peu de recul, un constat différent s’impose : l’anthropologie nous enseigne qu’il a existé de longue date et qu’il existe encore aux quatre coins du monde des figures de la diversité de genre.

Au-delà de leur immense variété, ces figures montrent non pas que tout serait possible ou permis, mais que de nombreuses sociétés offrent des places socialement admises, voire valorisées, à des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné à la naissance, ou qui n’appartiennent exclusivement ni au pôle féminin ni au pôle masculin.

Leur existence n’a généralement pas pour effet d’invalider la binarité de genre – mais au contraire parfois de la conforter.

Elle indique cependant que la naturalité du genre ne va pas de soi et que ce sont plutôt les normes sociales entourant la réalité biologique qui prévalent. Pour ne donner qu’un exemple parlant, les mariages « entre femmes » documentés dans plusieurs pays d’Afrique au cours du XXe siècle reposaient sur l’attribution d’un rôle masculin à la femme-époux qui prenait alors en charge les enfants de son épouse.

Beaucoup d’autres exemples de ce type montrent à la fois la prégnance de la bicatégorisation de genre et la possibilité, selon les contextes, de passer d’un genre à l’autre ou de chevaucher le féminin et le masculin. Dans tous ces cas, les normes sociales priment sur le sexe biologique.


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Sous l’offensive anti-trans, le « genrisme »

En France, l’hostilité croissante affichée contre la diversité de genre est le fait d’acteurs variés qu’il serait vain de chercher à regrouper sous un label unique. Il est toutefois nécessaire de comprendre et, pour cela, caractériser et donc qualifier ces manifestations hostiles.

Rassemblement contre l’offensive anti-trans à Paris le 5 mai 2024, photo prise par Florence Chopin-Genet. Fourni par l'auteur

La notion de transphobie est sans doute trop limitative, tandis que celle de LGBT-phobie est trop vague. Plutôt qu’une sectorisation ou qu’une mise en équivalence artificielle des formes de rejet, il peut être utile d’identifier leur principe organisateur : l’hostilité envers la non-conformation aux normes de genre dominantes, parfois nommée « genrisme ». Selon la géographe Kath Browne, celui-ci sanctionne les personnes qui transgressent la dichotomie sexuelle.

Le genrisme inclut toute position visant à considérer qu’il existe deux sexes bien distincts non seulement biologiquement mais aussi socialement, à leur associer des attributs et des rôles spécifiques et fixes – dont ceux relatifs aux attirances et pratiques sexuelles –, et à stigmatiser les écarts supposés à ces normes.

Les manifestations du genrisme

Le genrisme recouvre bien entendu les prises de position publiques et militantes qui se donnent pour objectif de « sauver la différence des sexes » (par exemple celles de « La manif pour tous » et ses dérivés). Mais il concerne aussi tous les comportements quotidiens impliquant la stigmatisation des individus non conformes.

En effet, le genrisme est à la fois une forme d’injonction (ou au minimum d’incitation) et un mécanisme d’exclusion/inclusion que l’on rencontre de manière très ordinaire, au travers d’incessants rappels à l’ordre, dès les plus jeunes années et même tout particulièrement à cette période.


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C’est par exemple le cas lorsqu’un enfant est interpellé en ces termes : « T’es un homme ou t’es pas un homme ? » Ou encore lorsqu’un politicien explique que le « côté androgyne maquillé » d’un chanteur de rock le dérangeait.

Ces normes s’imposent et s’acquièrent très tôt, le plus souvent sans que nous en ayons conscience. Mais l’injonction genriste revêt aussi des formes plus drastiques et radicales comme l’illustre la situation réservée aux personnes intersexes, auxquelles la médecine s’acharne à assigner précocement l’un ou l’autre sexe par la chirurgie. Or, si certains s’alarment de l’accompagnement médical des mineures trans, seules les associations de personnes concernées dénoncent les mutilations génitales que subissent les enfants intersexes.

Le genrisme touche tout le monde

Raisonner en termes de genrisme permet aussi de ne pas limiter la réflexion sur ce phénomène à la catégorie transgenre.

Le genrisme englobe et explique en grande partie l’homophobie puisque l’une des attentes normatives relatives au rôle de genre est l’attirance pour les personnes du sexe opposé. Les insultes homophobes ne désignent-elles pas, pour la plupart, le fait de ne pas être conforme au rôle de genre attendu, en particulier pour les hommes stigmatisés comme efféminés à travers des termes bien spécifiques : folle, tante, tapette, tarlouze, etc. ?

De ce point de vue, on constate une certaine aporie du vocabulaire opposant transgenre à son antonyme « cisgenre » (c’est-à-dire conforme au genre associé au sexe de naissance), qui a été créé après coup comme pendant de la catégorie « transgenre », à l’image du terme « hétérosexuel » qui avait été « inventé » après la catégorie « homosexuelle ». Cette opposition transgenre/cisgenre est réductrice car toutes les personnes non trans ne sont pas cisgenre, et toutes les personnes non cisgenre ne sont pas trans. Ce qui s’oppose à cisgenre est la non-conformité de genre, qui est précisément la cible du genrisme.

Notons de plus que le genrisme est présent et diffus dans toutes les sociétés, puisqu’aucune n’est exempte de normes de genre ni d’injonctions à s’y conformer.

Le « passing » pour éviter l’hostilité

L’expérience sociale des personnes trans est conditionnée par les effets que produisent l’adéquation ou l’écart entre le genre ressenti et le genre perçu par autrui. De là l’importance du « passing », par lequel on désigne l’aptitude à être considéré comme appartenant au genre ressenti, et donc à passer pour cisgenre. C’est à cette condition que les risques d’hostilité, de stigmatisation ou de violence peuvent être réduits.

Mais là encore, cette logique du « passing » ne concerne pas uniquement les personnes trans. Si l’on admet que le genre est une performance formalisée au travers de rôles socialement mis en scène, alors le « passing » consiste en sa meilleure exécution possible, y compris pour les personnes non trans. En d’autres termes, la majorité des femmes et des hommes cherchent à adopter ordinairement des comportements leur permettant d’être considérés comme tels.

Ce faisant, le « passing » concerne aussi l’orientation sexuelle, puisque se conformer aux rôles de genre socialement attendus permet d’éviter de passer pour homosexuel (par exemple en incorporant la démarche ou les gestes jugés appropriés). Chez beaucoup, cela n’est pas pensé, mais chez les personnes non conformes, dont la non-conformité sera souvent perçue comme la révélation de l’orientation sexuelle, c’est l’objet d’une conscience quasi ininterrompue en raison des fréquents rappels à l’ordre.

Ainsi, de même qu’il importe de penser au-delà de la dyade transgenre/cisgenre, il est nécessaire d’élargir nos conceptions de la notion de « passing », applicable à l’ensemble des comportements visant à se conformer aux rôles de genre attendus, qu’ils soient le fait de personnes trans ou non trans.

L’aspiration à la « liberté de genre »

À l’opposé du souhait de passer pour cisgenre (ou pour conforme aux normes dominantes), une partie des jeunes générations refuse la binarité de genre, en France comme dans d’autres pays européens ou américains. Au cours de la dernière décennie, des personnes de plus en plus nombreuses ont tenté d’échapper aux dilemmes du genrisme en rejetant explicitement l’injonction à la conformation de genre et en se définissant comme « non binaires » ou « agenre ».

Il ne s’agit pas nécessairement de contrer la logique de la transition, puisque certaines se définissent aussi comme « trans non binaires », mais plutôt d’échapper au carcan de la « différence des sexes » dont les rappels du caractère indépassable par ses défenseurs ne suffisent pas à enrayer ce phénomène. Ils l’alimentent même sans doute par réaction aux formes d’oppression qu’ils représentent, comme l’indiquent par exemple en France les rassemblements du 5 mai 2024 ou les réactions contre la proposition de loi visant à interdire toute transition médicale aux mineurs.

Au fond, si les tenants du genrisme le plus explicite et revendicatif s’arc-boutent aujourd’hui sur leurs positions, c’est qu’ils voient s’effriter son emprise au travers des expérimentations du quotidien auxquelles se livrent les personnes qui réclament l’autodétermination, celles qui refusent la binarité et qui prônent ou mettent en pratique la « liberté de genre ».

The Conversation

Christophe Broqua a reçu des financements de l'ANRS Maladies infectieuses émergentes.

16.05.2024 à 18:30

Réfugiés LGBT+ en France : un difficile accès à la protection internationale

Florent Chossière, Chercheur associé, Université Gustave Eiffel

Les personnes demandant l’asile au motif de leur orientation sexuelle ou identité de genre peuvent rencontrer des difficultés d’accès au statut de réfugié. Leur parcours en France n’a rien d’évident.
Texte intégral (2312 mots)
À La Parade d'Amsterdam (Pays-Bas), en juin 2022. Dutchmen Photography

La répression étatique des personnes LGBT+ s’accentue dans plusieurs pays du monde, comme le montrent les exemples récents du Ghana, de l’Irak, ou encore de la Russie.

Confrontées à un climat d’hostilité multiforme (condamnations juridiques, discriminations variées, réprobation sociale et isolement, agressions voire mises en danger de mort), certaines d’entre elles quittent leur pays dans l’espoir de se mettre en sécurité ailleurs. Une partie se rend notamment en Europe et y initie une demande d’asile au motif spécifique de persécutions ou craintes de persécutions en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre (OSIG).

En l’absence de statistiques officielles sur les motifs des demandes de protection, il est aujourd’hui extrêmement difficile d’estimer le nombre de personnes demandant l’asile OSIG. En 2011, un rapport proposait une estimation aux alentours de 10 000 demandes d’asile OSIG annuelles au sein de l’Union européenne.

En France, les rapports d’activité d’associations spécialisées peuvent donner des indications chiffrées, permettant de rendre compte de l’augmentation du nombre de ces demandes. Ainsi, alors que l’ARDHIS avait accompagné 79 nouveaux demandeurs d’asile OSIG en 2010, ce chiffre culmine à 821 en 2018. Toutefois ces données restent difficiles à mobiliser tant elles ne permettent pas de s’approcher d’une estimation globale : elles renseignent uniquement sur le nombre de personnes accompagnées par une association, n’incluant donc ni les personnes suivies par d’autres associations et surtout ni celles qui réalisent leur demande d’asile sans aucun suivi associatif quelconque.

De plus, ces chiffres dépendent également de la structure associative elle-même et des suivis qu’elle est en mesure de réaliser, la conduisant parfois à ne pas pouvoir proposer un suivi à des personnes qui la sollicitent. Ces données, même si elles offrent une vision sous-estimée de la réalité, rendent cependant bien compte de l’augmentation de cette demande d’asile au cours des dernières années.

Pourtant, alors que l’octroi du statut de réfugié par des pays européens à des minorités sexuelles et de genre persécutées peut renforcer la rhétorique de « l’ordre sexuel du monde », la migration vers un pays de l’Occident n’est en rien un synonyme intrinsèque de « libération » pour les exilés LGBT+.

L’enquête ethnographique que j’ai menée de février 2017 à février 2020 auprès de demandeurs d’asile au titre de l’orientation sexuelle ou identité de genre en région parisienne, dans le cadre d’une recherche doctorale, montre les difficultés pour accéder au statut de réfugié, en plus des nouvelles formes de marginalisations multiples éprouvées dans le pays d’arrivée.

« Je connaissais l’asile politique, pas l’asile pour les homos »

Le recours à une demande d’asile OSIG ne s’inscrit pas dans un processus linéaire. Pour celles et ceux qui arrivent en Europe, premier obstacle de taille à surmonter pour réussir à se mettre en sécurité dans un contexte global de durcissement des frontières et des politiques migratoires, se tourner vers cette procédure n’est en rien automatique.

Tout d’abord parce que certaines personnes ignorent qu’elles peuvent demander l’asile en raison de persécutions liées à l’OSIG, associant spontanément et uniquement la demande d’asile à la fuite de conflits ou à la répression politique.

Ainsi, alors que ce motif de demande d’asile est aujourd’hui stabilisé et bien cadré par les institutions, l’accès à l’information demeure discriminant dans l’obtention du statut de réfugié. Les personnes engagées dans des activités militantes dans leur pays, les personnes dotées d’un important capital culturel ou celles qui s’inscrivent dans des réseaux de connaissances transnationaux favorisant la circulation des informations sont les plus à même de connaître la possibilité de demander l’asile en tant que personne LGBT+ persécutée à leur arrivée en France, parfois même avant leur départ. D’autres en revanche ne sont pas informées de cette possibilité.

De plus, une fois l’information à disposition, plusieurs craintes subsistent. Pour celles et ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que d’arriver irrégulièrement sur le territoire français, aucune voie légale ne s’étant offerte à elles et eux pour quitter leur pays ou devant le faire dans l’urgence, entamer une démarche administrative auprès des autorités françaises peut être source d’inquiétude.

En outre, en lien avec les expériences de LGBTphobies passées et parce que la France n’est pas toujours associée à un espace de protection et de liberté pour les minorités sexuelles et de genre (puisque certaines personnes n’ont par exemple pas connaissance des législations reconnaissant des droits aux personnes LGBT+ dans le pays), l’idée de devoir évoquer à une administration son homosexualité, bisexualité ou transidentité peut être inhibitrice. Adama [1], réfugié ivoirien revient sur ses réticences initiales à demander l’asile :

« J’ai hésité, j’ai plusieurs fois hésité. Parce que j’étais un peu réticent, j’ai eu peur parce que je connaissais pas le système, je sais pas si je partais le dire, peut-être parti expliquer à la préfecture, celui qui sera en face de moi va me chasser. Parce que je suis gay, parce qu’on est beaucoup repoussé quoi, rejeté. Donc avec le conseil de Fabrice [bénévole de l’ARDHIS], que je ne crains rien, j’y suis allé. »

Or, tous ces éléments qui retardent le dépôt d’une demande d’asile ne seront pas sans effet sur la procédure et le quotidien des requérants. Le dépôt d’une demande d’asile au-delà de 90 jours après l’arrivée en France, délai réduit par la loi asile et immigration de 2018, conduit en effet au placement en procédure accélérée par la préfecture, impliquant entre autres un traitement plus rapide de la demande d’asile et une possibilité de se voir refuser les conditions matérielles d’accueil (Allocation pour Demandeur d’Asile et proposition d’hébergement) par l’Office français de l’immigration et de l’intégration.

« Je suis lesbienne, Madame. Imagine, elle me croit pas ? » : la frontière de la crédibilité

Une fois la demande d’asile initiée, encore faut-il réussir à être reconnu réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) ou par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en cas de recours formulé suite à un premier refus prononcé par l’OFPRA.

Lors d’entretiens avec les institutions, les demandeurs d’asile doivent convaincre du bienfondé de leur demande, mais aussi de la « véracité » de leur propos dans un contexte de suspicion généralisée à leur égard.

Dans le cas des demandes d’asile OSIG, c’est alors non seulement la crédibilité des risques de persécutions en cas de retour qui est en jeu, mais aussi la crédibilité de l’orientation sexuelle même des requérants ou de leur identité de genre.

Car si au cours de ces dernières années, les pratiques d’évaluation des demandes d’asile OSIG se sont formalisées pour parer à certaines dérives dans la façon d’"évaluer" l’OSIG, ces ajustements ont entériné le fait d’avoir à se prononcer sur la crédibilité de l’OSIG des requérants.

Interrogés sur les persécutions subies, mais aussi sur la prise de conscience de leur OSIG minoritaire, sur leurs relations de couples ou encore sur les précautions déployées pour dissimuler au quotidien leur OSIG, les requérants doivent fournir un récit de vie répondant à certaines normes permettant de paraître crédible comme personne LGBT+.

Cela passe tout d’abord par un mode d’énonciation du discours particulier transversal à l’ensemble des demandes d’asile, à savoir un récit cohérent, incarné, chronologiquement structuré et suffisamment détaillé pour attester de son « authenticité » : une modalité de discours qui ne va déjà pas de soi, qui plus est lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets aussi intimes que l’OSIG, comme en témoigne Amir, originaire du Maroc.

« Tu sais parfois c’était compliqué pour moi, il y a des choses je sais même pas comment le dire en arabe. […] Du coup, la question sur la première fois que j’ai senti que je suis gay. Ben depuis que je suis né, j’ai jamais eu de relations avec des filles, j’ai eu que des relations avec des mecs. Et puis je sais pas, j’ai senti comme ça depuis que je suis enfant, à l’âge de 14 ou 15 ans. […] La question c’est comment savoir que je suis gay. Ben comment ? Tu veux que je ramène un mec et que je couche avec devant toi ou quoi ? J’essaye de dire tout ce que je sais par rapport à mon homosexualité, j’essaye de raconter tout ce qui restait dans ma mémoire depuis l’enfance, et les relations que j’ai passées avec les mecs. Et elle, elle était pas convaincue en fait. »

À cela s’ajoute une série de représentations des institutions à l’aune desquelles est considérée la « crédibilité » de l’OSIG des requérants. En 2020, une étude soutenue par le Défenseur des droits pointait la persistance des stéréotypes et des visions eurocentrées de l’homosexualité dans l’évaluation de ces demandes d’asile.

Par ailleurs, la lecture victimisante des réfugiés LGBT+ et essentialisante des pays d’origine conduit à une lecture appauvrie de la réalité qui restreint le registre de crédibilité. La tendance à attendre des récits de vie marqués par la souffrance ou le trouble à la découverte d’un « sentiment de différence » laisse peu de place pour d’autres formes de récits de soi.

De même, la récurrence de la thématique des « précautions » et des « prises de risque » montre le fragile équilibre sur lequel repose la crédibilité des requérants : d’un côté il leur est nécessaire de rapporter suffisamment d’expériences personnelles pour convaincre de la véracité de leur OSIG, de l’autre il leur faut en même temps en justifier les conditions de possibilité au sein d’un environnement appréhendé comme uniformément hostile et où il apparait alors peu probable qu’elles puissent avoir lieu.

Paradoxalement, être en mesure de produire un récit de soi qui permet de paraitre authentique et crédible nécessite alors dans la plupart des cas un travail de préparation du discours en amont et de recadrage des expériences personnelles.

De telles attentes normatives accroissent les inégalités entre les demandeurs d’asile qui n’ont pas tous accès à un accompagnement associatif leur offrant une telle préparation ou à des ressources et compétences personnelles leur garantissant une maîtrise de ce type de discours sur soi.

Et si le rejet de la demande d’asile a des implications administratives et matérielles directes, plaçant les déboutés en situation irrégulière sur le territoire français, il a aussi des conséquences psychologiques : le non-octroi d’une protection internationale et avec elle de la possibilité de rester en France peuvent être vécus comme une expérience ravivant les dénigrements précédemment expérimentés en tant que personne LGBT+.


Tous les prénoms dans cet article ont été modifiés.

The Conversation

Pour réaliser cette recherche doctorale, Florent Chossière a reçu un contrat doctoral financé par l’École Normale Supérieure de Lyon. Une partie de cette recherche a été réalisée sur la base d'une enquête ethnographique au sein de l'ARDHIS.

16.05.2024 à 18:30

Quelles stratégies pour les multinationales lorsque les contrôles fiscaux s’intensifient ?

Cinthia Valle Ruiz, Assistant Professor of Accounting and Tax, IÉSEG School of Management

Lorsque les contrôles fiscaux s’intensifient, certaines filiales de multinationales se mettent artificiellement à gonfler leurs résultats : pourquoi ?
Texte intégral (1433 mots)
Les entreprises ont parfois la tentation de transférer les bénéfices d’une filiale vers une autre qui sera moins imposée. Mais qu’advient-il lorsque ces virements se trouvent surveillés de plus près ? Scott Graham / Unsplash, CC BY-SA

En ces temps d’incertitude, de déficits et passée une vague d’inflation élevée, les gouvernements envisagent diverses politiques pour renforcer le contrôle fiscal des entreprises afin de prévenir la perte de recettes fiscales. Depuis des décennies, les multinationales ont notamment su diminuer leurs charges fiscales en transférant leurs bénéfices vers des pays à taux d’imposition faible ou nul : des paradis fiscaux. Des pays comme les Bermudes, sans impôt sur les sociétés, ou l’Irlande, avec un taux de 12,5 %, ont été des options très attrayantes. Dans l’Hexagone, le taux d’imposition sur les sociétés est, à titre de comparaison, de 25 % depuis 2022.

Le mécanisme peut être simple : exercer dans un pays à imposition plus élevée via une filiale, qui devra, par exemple, s’acquitter d’une facture envers une société mère située dans un « paradis fiscal » sous le motif d’utiliser un algorithme qu’elle détient. Si cet algorithme a peu d’équivalents sur le marché, il sera bien difficile pour les autorités fiscales d’estimer si fraude il y a, c’est-à-dire si le prix payé est bien plus élevé que ce qu’il devrait être.

Dans le cadre de l’OCDE, 140 pays ont signé la mise en place d’un taux d’imposition minimum pour les entreprises multinationales, à hauteur de 15 %. Si les bénéfices d’une société multinationale sont imposés en dessous du taux minimum dans un pays, d’autres nations auront le pouvoir d’imposer le delta. L’OCDE estime que la mesure augmentera les recettes fiscales mondiales annuelles d’un montant situé entre 155 et 192 milliards de dollars.

Ce dispositif, entré en vigueur cette année dans 55 juridictions, peut-il impliquer des changements dans les stratégies de transfert de revenus ? Une étude récente menée par Kenneth Klassen (Université de Waterloo) et moi-même tente de répondre à la question à partir de données provenant de filiales de multinationales de 21 pays européens. Elle met en exergue une conséquence non voulue au dispositif : des bilans souvent gonflés artificiellement.

Des objectifs à tenir

Les unités de mesures de performance financière telles que le bénéfice avant intérêts et impôts (BAII ou EBIT en anglais) sont fréquemment utilisées en interne par les multinationales pour évaluer les performances des gestionnaires de filiales. S’y mêlent néanmoins les stratégies internationales de planification fiscale des entreprises. Celles-ci complexifient l’établissement des objectifs et l’évaluation des résultats, jusqu’à parfois fausser les décisions opérationnelles au sein du groupe. Le gestionnaire d’un pays à faible imposition, grâce aux bénéfices transférés depuis des pays à forte imposition, peut ainsi afficher des résultats plus séduisants. À l’équilibre, les objectifs fixés par la maison mère semblent néanmoins en tenir compte.

Mais que se passe-t-il lorsqu’il y a un changement dans la stratégie de transfert de revenus ? Les sièges sociaux n’ont pas toujours une information à jour en la matière et ne révisent alors pas nécessairement leurs attentes envers chaque filiale.

Illustrons ceci avec un exemple. Considérons une multinationale dont le siège est en France, avec un taux d’imposition de 25 %, avec une filiale en Irlande où ce taux est de 12,5 %. Elle recherchera à transférer les bénéfices de la France vers l’Irlande. Au début de 2024, des objectifs et des paramètres d’incitation ont été établis par la maison mère pour les gestionnaires des filiales française et irlandaise à partir de données de 2023. Qu’arriverait-il si l’Irlande étendait la législation OCDE à toutes ses entreprises ou si, au cours de 2024, le gouvernement français resserrait ses réglementations sur le transfert de revenus ?

En réponse, le service fiscal de la multinationale peut réduire les revenus transférés de la France vers l’Irlande. Les bénéfices seraient en effet moindres et les risques de pénalités plus importants. Néanmoins, une fois que les objectifs au niveau des filiales sont approuvés, ils sont rarement modifiés. Le gestionnaire irlandais devrait alors atteindre les mêmes objectifs sans pouvoir compter sur autant de bénéfices transférés depuis la France. La tentation est grande alors pour lui de gonfler artificiellement ses résultats.

Des manipulations dans les faits

Dans notre récente étude, nous avons testé empiriquement ce scénario décrit ci-dessus. Nos résultats ont confirmé que lorsque les multinationales pratiquent le transfert de revenus entre les sites, les filiales dans les juridictions à faible taux d’imposition déclarent en moyenne des bénéfices plus élevés que celles situées dans des juridictions à taux d’imposition élevé. Ces ajustements fiscaux sont généralement pris en compte dans l’évaluation des gestionnaires de filiales par l’entreprise.

Lorsqu’un pays à taux d’imposition élevé resserre ses réglementations sur le transfert de revenus, il apparaît bien que les entreprises ajustent leurs stratégies fiscales et transfèrent moins de revenus vers les filiales à faible taux d’imposition. Et nous démontrons également que cet ajustement incite les filiales à faible taux d’imposition à gonfler stratégiquement leurs résultats pour atteindre leurs objectifs. Autrement dit, si le resserrement des réglementations sur le transfert de revenus atteint bien son objectif initial, à savoir limiter les transferts de revenus, il faut noter qu’il le fait avec des conséquences non intentionnelles : une augmentation de la manipulation des résultats par les pays perdant des revenus transférés.

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Or, ces trucages peuvent conduire à des investissements excessifs ou sous-optimaux, à une mauvaise répartition des ressources entre les différentes entités du groupe ou encore à un renforcement des asymétries d’informations entre gestionnaires et propriétaires. Notre étude souligne ainsi l’importance pour les auditeurs et la direction centrale de prendre en compte les pressions supplémentaires sur le rapport de performance financière lorsque la planification fiscale réduit significativement les bénéfices de certaines filiales.

The Conversation

Cinthia Valle Ruiz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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