
15.12.2025 à 22:38
Lecture de Léon Tolstoï, Le Royaume des cieux est en vous, traduit du russe en 1893 et réédité aujourd’hui.
<p>Cet article Tolstoï voit rouge a été publié par desk russie.</p>
Philosophe et critique littéraire, Christophe Solioz propose sa lecture de Léon Tolstoï, Le Royaume des cieux est en vous, traduit du russe en 1893 et réédité aujourd’hui4.
Tolstoï voit rouge un 9 septembre 1892. Son train croise un convoi de soldats en mission pour mettre au pas des paysans révoltés qui défendent une forêt, qu’ils considèrent comme un bien commun. Si la révolte est légitime, sa brutale répression ne l’est en rien. L’écrivain est ulcéré par cet événement qui lui sert de révélateur : « Comme par un fait exprès, le hasard, après deux ans de méditation sur le même objet, me faisait être témoin, pour la première fois de ma vie, d’un fait dont la réalité brutale me montrait, avec une évidence complète, ce que j’avais vu depuis longtemps très nettement en théorie, que notre organisation sociale est établie non pas, comme aiment à se le représenter des hommes intéressés à l’ordre des choses actuel, sur des bases juridiques, mais sur la violence la plus grossière, sur l’assassinat et le supplice. » (p. 143)
Après son livre-manifeste En quoi consiste ma foi ? (1884) qui expose le credo de l’auteur et dénonce toutes les formes d’oppression, l’écrivain met en chantier Le Royaume des cieux est en vous5. Commencé en mars 1891 comme un pamphlet religieux, le livre devient, suite à l’incident susmentionné, un texte engagé qui tire à boulets rouges sur l’État, la guerre et l’Église. La triple condamnation est sans appel : l’État est dénoncé pour se maintenir par la peur, l’impôt et la conscription ; l’armée n’est qu’une école du crime ; et l’Église, en légitimant la violence de l’État et des armées, trahit le message évangélique.
Le ton est vif, la charge est frontale. L’épouse de l’écrivain s’alarme des risques encourus, mais c’est plus fort que lui : « J’écris ce que je pense et qui ne saurait plaire ni aux États, ni aux gens riches. » Publié début 1893, le livre sera censuré en Russie mais traduit la même année en français sous le titre Le salut est en vous. C’est cette traduction, dans une version sensiblement allégée – mais avantageusement complétée par la correspondance entre Gandhi et Tolstoï – qui est publiée en 2010 et reprise aujourd’hui6.
Répondant au livre phare de Nikolaï Tchernychevski, Que faire ? (1863) que son essai éponyme de 1885 reprend, la réponse fuse : la « non-résistance au mal par la violence ». Si l’expression est maladroite, l’idée fera son chemin et trouvera avec Gandhi la formulation qui fera mouche : « résistance non violente ». Il s’agit tant pour l’un que pour l’autre de refuser de coopérer avec l’injustice non pas en renversant les institutions par la violence, mais en se tenant à l’écart de toute pratique impliquant la violence.
Tolstoï pacifiste ? Certainement. Mais anarchiste ? Lisons son journal en date du 18 mai 1890 : « Les anarchistes ont raison en tout – et dans la négation de l’ordre existant, et dans l’affirmation qu’il ne peut être rien de pire que la violence du pouvoir étant donné les droits qui existent sans ce pouvoir. Ils se trompent seulement sur l’idée qu’on puisse instaurer l’anarchie par la révolution – institutionnaliser l’anarchie ! L’anarchie s’établira ; mais elle s’établira seulement par le fait qu’il y aura de plus en plus de gens à qui ne sera pas nécessaire la protection d’un pouvoir gouvernemental, et de plus en plus de gens qui auront honte d’appliquer ce pouvoir7. »
Si Tolstoï s’inscrit certes dans l’horizon d’un anarchisme chrétien8, il n’est pour autant ni militant ni acteur politique, comme le souligne Alain Refalo dans sa préface « Tolstoï prophète de la non-violence ». Et de préciser l’angle d’attaque du poète russe : « Tout le combat de Tolstoï sera de dénoncer les justifications de la violence derrière lesquelles les pouvoirs, l’État, l’armée, mais aussi les révolutionnaires s’abritent en permanence. » Et, comme une évidence : « Tolstoï anticipe des formes modernes de résistance non violente qui inspireront Gandhi, Martin Luther King ou encore les mouvements contemporains de désobéissance civile. »
La précision importe ici : si le poète prône l’insoumission non violente à l’État, c’est au nom d’une révolution personnelle. Dans la lignée d’un Kant, Tolstoï se pose en moraliste et en appelle à un perfectionnement moral : la révolution politique et sociale a pour condition « un état d’esprit moral qui suscitera chez les hommes la volonté d’agir envers les autres comme ils veulent qu’on agisse envers eux9. »
Tolstoï, l’essayiste comme l’écrivain, est sans concession : « “Comment !, s’écrieront ces hommes, vous voulez remplacer nos villes, avec leurs chemins de fer électriques, souterrains et aériens, leur éclairage électrique, musées, théâtres et monuments, par la commune rurale, forme grossière de la vie sociale depuis longtemps délaissée par l’humanité ?” Parfaitement, répondrai-je ; vos villes avec leurs quartiers de misérables, les slumsde Londres, de New-York et des autres grands centres, avec leurs maisons de tolérance, leurs banques, les bombes dirigées autant contre les ennemis du dedans que ceux du dehors, les prisons et les échafauds, les millions de soldats ; oui, on peut sans regret supprimer tout cela10. » Non conformiste, anarchiste, prônant la non-violence, le végétarisme, la frugalité, le retour à la nature et à un mode de vie plus simple, appelant à la décroissance, Tolstoï est d’une étonnante actualité.
Comme le démontre à l’envi Le Royaume des cieux est en vous, il n’en demeure pas moins que le moraliste prend le dessus sur un anarchiste dont on attendrait plus. Le refus de toute action collective ou engagement politique pourrait passer pour une limite de la pensée exposée dans ce maître-livre s’il n’avait inspiré le mahatma Gandhi, qui le lira comme une révélation. Avec Gandhi, le manifeste spirituel se métamorphose en une stratégie de lutte collective victorieuse. Gandhi transforme l’essai en montrant que la non-violence peut infléchir le cours de l’histoire, illustrant de belle façon qu’en définitive, c’est le lecteur qui « fait » le livre.
Il n’en demeure pas moins qu’après Sarajevo, Kyïv et Gaza, on peut douter que la vie de l’humanité soit « un mouvement incessant de l’obscurité vers la lumière » comme l’affirme Tolstoï non sans quelque naïveté. Quand bien même l’insoutenable se situe au-delà des mots et exige un engagement qui, de toute évidence, ne soit pas de salon et de notoriété, reste l’inconfortable question tolstoïenne : peut-on vraiment lutter contre le mal sans devenir complice de la violence que l’on combat ? Retenons de notre auteur le refus de toute irresponsabilité morale et la suggestion d’une ligne de conduite pour arpenter les chemins de l’après-guerre : « La condamnation de la violence ne saurait empêcher l’union des hommes ; toutefois, les unions fondées sur l’accord mutuel ne peuvent se former que lorsque seront détruites les unions fondées sur la violence11. »
<p>Cet article Tolstoï voit rouge a été publié par desk russie.</p>
15.12.2025 à 22:38
La militante raconte son combat pour informer le monde du sort réservé aux civils ukrainiens dans les territoires occupés. Le 15 janvier, nous consacrons une grande soirée à ce sujet.
<p>Cet article Evguenia Tchirikova : « Reconnaître le FSB comme une organisation terroriste » a été publié par desk russie.</p>
Entretien réalisé par Galia Ackerman
La défenseuse russe des droits humains Evguenia Tchirikova raconte son combat pour informer le monde sur le sort réservé aux patriotes ukrainiens, mais aussi aux victimes civiles aléatoires, dans les territoires occupés de l’Ukraine. Elle sera notre invitée le 15 janvier 2026 et son film, Les Prisonniers. Le système de la terreur, sera projeté à l’auditorium de l’Hôtel de Ville.

Racontez-nous comment vous avez commencé votre activité.
C’était lié à la forêt de Khimki, il y a près de 20 ans.
Je vivais alors à Khimki, une petite ville près de Moscou. Nous cherchions un endroit calme pour vivre avec nos enfants. Et nous avons choisi Khimki précisément grâce à sa forêt.
Mon mari et moi avions notre propre entreprise, une société de conseil en ingénierie. Nous payions nos impôts et je comprenais bien le fonctionnement du système public. Mon mari et moi nous promenions souvent dans la forêt. J’étais alors enceinte de mon deuxième enfant.
Nous y avons rapidement découvert d’étranges traces de déboisement. Nous avons très vite appris qu’il y avait un projet de nouvelle autoroute à péage entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Elle devait passer exactement au milieu de la forêt, et de chaque côté de cette route, trois kilomètres étaient réservés aux infrastructures de transport et commerciales. Deux mille hectares de cette forêt, une propriété communale, allaient être cédés à ce qu’on appelle les infrastructures et le développement.
Cela nous a profondément indignés, car nous savions à l’époque que c’était la dernière forêt de cette taille au nord de Moscou, le dernier poumon de la ville. C’était une décision tout à fait criminelle. Nous avons d’abord cru que les autorités russes n’avaient tout simplement pas compris. Nous étions naïfs il y a 20 ans. Nous avons donc décidé de porter cette information à la connaissance des citoyens.
Nous avons imprimé des tracts chez moi, sur mon imprimante personnelle. Puis j’ai eu un enfant, ce qui était très pratique. Je prenais la poussette, je me promenais en ville et je distribuais ces tracts, je laissais mon numéro de téléphone, j’expliquais que notre forêt était en danger. Que l’on pouvait me contacter par téléphone. C’est ainsi que s’est constitué notre groupe de militants, qui s’est occupé de la protection de la forêt de Khimki. C’était ma première expérience militante.
Nous avons commencé par étudier ce que faisaient les militants occidentaux. En bref, nous avons essayé toutes les méthodes de l’activisme civique dans notre combat, c’est-à-dire la collecte de signatures, les rassemblements, les piquets de grève. Et nous avons fini par organiser un camp dans la forêt de Khimki. Et comme nous menions un combat très systématique et que nous avions étudié en détail comment faire, nous avons réussi à attirer l’attention de la presse.
Nous avons réussi à lancer un mouvement populaire assez important pour la défense de la forêt de Khimki, le premier en Russie. Je précise ici que nous avons également découvert un système de corruption dans lequel était impliquée la société française Vinci, le concessionnaire du projet d’autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg.
Nous avons découvert que les autorités russes blanchissaient de l’argent par l’intermédiaire de Vinci, via Arkadi Rotenberg12. Nous avons pu transmettre cette information au parquet français, qui a même ouvert une enquête. Celle-ci n’a toutefois pas abouti car, après m’avoir interrogée, ainsi que d’autres témoins, les enquêteurs ont été contraints de s’adresser aux autorités russes. Et quand on s’adresse à des criminels, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils vous aident à enquêter sur eux-mêmes.

La bataille pour la forêt de Khimki, que vous avez menée pendant cinq ans, vous l’avez finalement perdue. Les forces en présence étaient trop inégales. Mais vous avez acquis une expérience précieuse.
Nous avons créé une plateforme médiatique spéciale pour les militants, appelée Activatica, et nous avons ainsi donné une tribune aux militants qui n’avaient pas d’expérience dans le domaine du journalisme. Nous avons aidé à organiser des campagnes et, avec le temps, nous avons commencé à organiser une assistance juridique.
Nous avons donc apporté un soutien complet au mouvement civique en Russie. Nous avons soutenu ceux qui luttaient pour leurs droits environnementaux, pour leur propriété privée, pour les droits de l’Homme. Nous nous intéressions à toutes les activités citoyennes, y compris par exemple lorsque des personnes se présentaient aux élections en tant que candidats indépendants. Nous avons progressivement compris que le principal problème venait de notre gouvernement russe, car il est absolument inamovible. Nous avons compris que nous n’étions pas maîtres dans notre propre pays, c’est pourquoi nous nous sommes joints aux manifestations pour des élections justes.
Vous avez pris une position active en 2011-2012…
J’ai personnellement été observatrice lors des élections de 2012, où Poutine s’est attribué la victoire, et j’ai vu de mes propres yeux que ce scrutin avait été truqué avec l’aide des forces de l’ordre. J’ai été élue membre du Conseil de coordination de l’opposition avec Boris Nemtsov et Alexeï Navalny, et nous avons exigé des élections justes, nous avons exigé la démission de Poutine. En vain.
Qu’est-ce qui a motivé votre départ de Russie ?
L’annexion de la Crimée a été pour moi un véritable deuil personnel. Honnêtement, je m’attendais à ce que les Russes ne l’acceptent pas, à ce qu’ils aient la même réaction que moi, c’est-à-dire un choc total : comment peut-on s’approprier ce qui n’est pas à soi ? Cela ne rentre dans aucun cadre moral.
Quelle n’a pas été ma stupéfaction lorsque j’ai compris que nos manifestations contre l’annexion, contre la guerre, n’étaient qu’une goutte d’eau dans l’océan, et que la plupart des gens se réjouissaient follement ! Dans les rues de Moscou, les gens brandissaient des pancartes affichant «Tu veux que la Russie s’agrandisse encore ? C’est toi qui décides dans quelle mesure ». Ils collectaient de l’argent pour aider les bandits des républiques de Donetsk et de Louhansk, qui ont attisé la guerre.
Activatica a alors été qualifié d’ « agent étranger », car nous avons été parmi les premiers à dire que l’annexion de la Crimée était un crime. En même temps, mes camarades du Conseil de coordination de l’opposition ont commencé à être soit expulsés du pays, soit emprisonnés, soit, comme Boris Nemtsov, tout simplement assassinés. Avant cela, j’avais déjà eu des problèmes avec le FSB. Ils ont essayé de m’enlever mes enfants. Des agents du FSB, du Centre de lutte contre l’extrémisme et des services sociaux sont venus me voir. Heureusement, je ne leur ai pas ouvert ma porte. Ils sont alors allés voir mes voisins et ont essayé d’obtenir leur signature sur des documents affirmant que j’étais une mauvaise mère, que je maltraitais mes enfants, etc. Mes voisins m’ont prévenue, ce sont des gens formidables.
La mobilisation publique a sauvé mes enfants, car cela a fait un grand scandale, et le médiateur pour les droits des enfants lui même a ensuite présenté ses excuses. Nous avons compris que les médias étaient un outil puissant pour les militants. Dans un régime totalitaire et autoritaire, cela peut être le seul moyen de se défendre : la publicité.
Conscients des problèmes que nous avions rencontrés, de mes points faibles – mes enfants – et du fait qu’on ne me laisserait tout simplement pas travailler en Russie, nous avons décidé de changer notre mode de fonctionnement et j’ai déménagé en Estonie avec ma famille. Nous y avons installé le siège de notre organisation, qui a conservé un grand nombre de militants dans 19 régions russes. Nous avons continué, tout au long de l’invasion militaire, à soutenir des mouvements populaires très différents et couronnés de succès.
Le nombre de ces groupes militants a augmenté de manière exponentielle avant 2022. Il y en avait des centaines et des centaines sur tout le territoire russe. La lutte pour la forêt de Khimki a été pour nous un exemple d’action appropriée. Nous avions adopté la stratégie selon laquelle les gens qui luttent pour leurs droits doivent s’unir, utiliser leur solidarité pour atteindre leurs objectifs civiques, ne pas se laisser piétiner par les autorités, se faire respecter, car ils ont leur dignité, ils sont des citoyens. C’est le message que nous portons.

Comment le début de la guerre à grande échelle a-t-il influencé votre travail ?
L’année 2022 a été un tournant dans ma vie, car je ne m’attendais pas à une telle attaque fasciste. Ils bombardaient et bombardent encore des civils, qui sont paniqués et terrifiés.
Presque immédiatement après cela, nous avons compris que nous étions dans une position unique. Pourquoi ? Nous étions en Estonie depuis dix ans déjà. Nous avions des relations aussi bien en Russie qu’en Estonie et dans d’autres pays occidentaux.
Nous avons été les premiers à évacuer des Ukrainiens des territoires occupés. Car lorsque les occupants russes sont entrés sur le territoire ukrainien, ils avaient en réalité déjà des listes, ils avaient déjà mis en place des camps de filtration, ils s’étaient préparés pour l’occupation, contrairement à la population. Et que s’est-il passé ensuite ? Les occupants ont organisé des camps de filtration et ont envoyé des milliers de personnes des territoires occupés dans ces camps.
Après la filtration, certains ont été envoyés dans des geôles dans les territoires occupés, d’autres ont été envoyés sur le territoire russe, après avoir été passés au crible. Et les personnes qui se retrouvaient sur le territoire russe étaient complètement dépourvues de ressources.
Il s’agissait donc de personnes qui avaient été bombardées, qui avaient subi les bombardements, dont les papiers avaient souvent brûlé, qui n’avaient plus rien, qui n’avaient plus d’argent et qui étaient dans un état de panique terrible en se retrouvant sur le territoire du pays agresseur, sans aucun droit. Nous avons compris que notre mission était de sauver et d’évacuer ces personnes. C’est alors qu’un formidable travail de réseau a commencé, pour mettre en place d’un réseau de militants russes et occidentaux et de bénévoles.
Nous avons commencé à évacuer les gens des territoires occupés et du territoire russe pour les emmener dans des pays sûrs. Nous avons accueilli ici, en Estonie, des réfugiés ukrainiens. Naturellement, comme nous avions un projet journalistique, nous les avons interrogés, nous leur avons posé des questions sur la filtration.
Ce qu’ils racontaient ne nous a pas seulement inquiétés, cela nous a indignés. Nous avons immédiatement envoyé des informations sur les camps de filtration à toutes les ambassades et à l’ONU. Nous avons essayé de diffuser ces informations terribles partout. Et nous avons continué à travailler avec les réfugiés ukrainiens. À ce moment-là, nous avions mis en place tout un programme. Il s’agissait d’une aide logistique, c’est-à-dire que si quelqu’un voulait, par exemple, se rendre d’Estonie en Pologne, en Allemagne, voire en Irlande ou au Canada, nous nous occupions de tout organiser, car ces gens n’avaient plus d’argent. Nous avons organisé des soins médicaux, des hébergements temporaires. Nous avions plusieurs hébergements de ce type à travers le monde. En Estonie, en Allemagne, en Pologne, et même en Arménie et en Géorgie. Nous les avons aidés avec de la nourriture, des vêtements, des produits ménagers. Nous avions donc un programme d’aide aux réfugiés ukrainiens très vaste et complet.
Mais vous avez également adopté une position politique claire.
Étant donné que je participe très activement au Forum pour une Russie libre avec Garry Kasparov, nous discutons régulièrement avec nos collègues de la manière dont nous, Russes, pouvons influencer cette situation. Tout d’abord, nous avons compris une chose importante : l’Ukraine est notre principal allié. Ce sont les Ukrainiens qui luttent les armes à la main contre le régime de Poutine. Notre mission la plus importante aujourd’hui est d’aider l’Ukraine autant que nous le pouvons. Il y a environ deux ans, nous avons organisé une conférence importante du Forum à Tallinn. J’y ai déclaré que notre tâche était d’aider l’armée ukrainienne, car c’est elle qui lutte contre le régime de Poutine. Le forum a ensuite pris la décision cruciale d’aider l’armée ukrainienne. Nous avons convenu d’organiser une vente aux enchères pour soutenir les Russes qui sont partis se battre pour l’Ukraine.
Il s’agit de volontaires qui ont décidé, avec leur passeport russe et leur citoyenneté toxique, de se battre aux côtés de l’Ukraine. J’ai accepté d’animer cette vente aux enchères. Nous avons alors récolté 50 000 euros, que nous avons envoyés aux volontaires du régiment.
En tant que volontaires, ils font partie des forces armées ukrainiennes. Des poursuites pénales pour terrorisme ont été immédiatement engagées. Garry Kasparov, Ivan Tioutrine et moi-même nous sommes retrouvés impliqués dans la même affaire pénale. Nous avons été arrêtés par contumace. Pour une personne ordinaire, devenir soudainement un terroriste est bien sûr désagréable, pour ne pas dire plus. Ce fut un choc. Beaucoup de gens ont commencé à avoir peur de simplement communiquer avec moi. Mais d’un autre côté, j’ai immédiatement reçu le feu vert de la part des Ukrainiens. J’ai reçu une invitation à venir en Ukraine. J’ai réussi à m’y rendre et à réaliser un reportage sur les crimes commis par l’armée russe dans les petites villes frontalières. À Tchouhouïev, à Koupiansk. J’ai montré comment les Russes bombardent jour et nuit une ville ordinaire, où vivent des gens qui, sous ces bombes, nourrissent leurs chats et déblaient les décombres.
J’ai publié ce reportage. Et j’ai immédiatement été accusée d’un nouveau délit : diffusion de fausses informations sur l’armée russe.
J’ai parcouru pratiquement toute l’Ukraine. Mon Dieu… j’ai vu un nombre incroyable de cimetières où flottaient des drapeaux, car chaque tombe d’un soldat mort à la guerre était surmontée d’un drapeau. Des kilomètres de drapeaux. Je me suis promenée dans un cimetière à Kharkiv. J’ai été complètement bouleversée par ce que j’ai vu : des jouets d’enfants sur les tombes de jeunes soldats, âgés d’une vingtaine d’années. Ces jeunes gens sont partis mourir pour leur patrie, et leurs parents ont déposé leurs jouets d’enfance sur leurs tombes. J’ai montré que l’Ukraine se battait vraiment, que les gens se battaient pour leur pays. C’est pourquoi, je pense, cela a tellement blessé les partisans de Poutine, et ils ont décidé d’ouvrir une nouvelle affaire pénale contre moi.
Et comment avez-vous commencé à vous intéresser aux personnes enlevées ?
Notre avocat m’a informée que plusieurs bénévoles ukrainiens dans les territoires occupés avaient été incarcérés. J’ai été frappée par la cruauté des conditions dans lesquelles ils se trouvaient. J’ai suivi le sort d’un homme qui a perdu 50 kilos. Il était simplement bénévole, il distribuait de l’eau. C’était un homme déjà âgé, il a été arrêté dans un territoire occupé, les forces de sécurité russes l’ont envoyé en prison, et là, en fait, il n’a reçu aucune assistance médicale. Dieu merci, notre avocat l’a remarqué et a commencé à l’aider activement. Nous avons même réussi à l’échanger par la suite, mais cela a été un processus compliqué, incroyablement difficile. En deux ans et demi, nous n’avons réussi à échanger que trois personnes. Je ne savais pas combien il y avait de personnes dans cette situation, je pensais qu’il y en avait quelques dizaines, voire quelques centaines.
La mort de Tania Platchkova m’a fortement incitée à mener une enquête sérieuse. C’était une femme tout à fait ordinaire, elle tenait un petit restaurant avec son mari à Melitopol, elle organisait des fêtes, des banquets, elle était tout simplement l’âme de la ville, et bien sûr, pendant l’occupation, elle était bénévole, elle aidait les autres à survivre, c’était une personne ouverte, lumineuse. Voilà qu’elle est enlevée un jour de chez elle avec son mari par les forces de sécurité et qu’elle se retrouve dans un camp de concentration. Nous essayons d’échanger Tania, et je suis alors convaincue que nous y parviendrons, car Tania a mon âge – elle a environ 50 ans –, elle n’est pas militaire, elle ne connaît aucun secret militaire, pourquoi auraient-ils besoin d’elle, me disais-je. Et là, je reçois des informations de mon avocat : Tania, complètement nue, couverte d’hématomes, a été transportée dans le coma de la prison à l’hôpital de Melitopol. Elle a immédiatement été prise en charge, mais n’a pas repris connaissance. Notre avocat s’est mobilisé, il a essayé de la faire libérer, et nous avons même obtenu l’accord du Comité d’enquête, mais cet enquêteur répugnant, un fasciste tout simplement, un agent du FSB, qui s’occupait du dossier de Tania, a semé toutes sortes d’obstacles et a finalement réussi à empêcher l’échange de Tania, qui est morte à l’hôpital sans avoir repris connaissance. Quant à Oleg Platchkov, son mari, nous sommes à sa recherche depuis deux ans déjà, sa fille le cherche, tous les défenseurs des droits de l’Homme le cherchent, mais nous ne le trouvons nulle part.
La mort de Tania a eu un impact énorme sur notre équipe. Nous nous sommes réunis et avons décidé de faire des films, d’attirer l’attention et de comprendre ce qui se passe dans les territoires occupés.

C’est donc le sort de Tania Platchkova qui vous a poussée à créer une série de films sur les personnes enlevées ?
La mort de Tania Platchkova a été, pour ainsi dire, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Nous n’avions jamais fait de journalisme d’investigation, il fallait donc réfléchir à cette décision, acquérir de nouvelles connaissances et se lancer dans une nouvelle profession.Nous avons immédiatement contacté le Centre pour les libertés civiles, la plus grande organisation ukrainienne de défense des droits humains, qui nous a communiqué les coordonnées des proches de plusieurs prisonniers ukrainiens. Nous avons alors commencé à réaliser de longs entretiens avec eux, et c’est ainsi qu’est né notre premier film, Prisonniers. C’était en novembre 2024, et à ce moment-là, selon les données du Centre pour les libertés civiles, il s’agissait de sept mille prisonniers civils qui avaient été enlevés par les forces de sécurité russes et détenus dans des geôles russes, tant dans les territoires occupés que sur le territoire russe. Le film montre le sort de trois familles. En plus de l’histoire des Platchkov, il y a la famille Kozlov. Le père de famille, Ivan Kozlov, a été emmené sous les yeux de sa femme et de ses deux jeunes enfants lors d’un filtrage, et ils ne l’ont plus jamais revu. Il a été torturé au point d’avoir fait plusieurs tentatives de suicide en prison. C’est une véritable tragédie, car lorsque le père d’Ivan a appris que son fils était tombé entre les mains de ce système, il a eu une crise cardiaque et est décédé, tandis que son autre fils, qui combattait au front, a également perdu la vie. La troisième histoire que nous avons montrée est celle de Damian Omelianenko. Je travaille actuellement en étroite collaboration avec sa mère, Tania, qui se bat pour son fils. C’est un jeune homme, étudiant, diplômé d’une école militaire, il n’a pas combattu, il a été enlevé par les forces de sécurité. Il s’identifie comme ukrainien et patriote ukrainien, et c’est pour cela, parce qu’il ne cède pas, parce qu’il ne veut pas s’incliner devant ses bourreaux, parce qu’il ne veut pas chanter l’hymne russe et glorifier Poutine, qu’on le bat tellement qu’il est devenu handicapé : on l’a torturé à l’électricité, on lui a cassé toutes les dents, il a un ulcère à 24 ans, il a perdu 30 kilos. Tania ne sait même pas à quoi il ressemble maintenant, il se trouve actuellement dans le centre de détention terrifiant de Taganrog, le SIZO-2, dont nous parlons dans nos films.
Ce film a été le début d’une série…
Nous avons rapidement compris que nous devions poursuivre notre travail, car en rassemblant ces informations, nous avons réalisé qu’il ne s’agissait pas de trois familles, ni de dizaines, mais de milliers de cas. Nous avons commencé à comprendre comment fonctionnait ce système de terreur, car il ne s’agit ni d’excès commis par des exécutants, ni de cas isolés. Nous avons alors commencé notre deuxième film, que nous avons intitulé Prisonniers. Le système de la terreur.
Nous avons commencé à rechercher des civils qui avaient été dans des camps de concentration, comme Oleksandr Tarassov, qui avait organisé des manifestations à Kherson contre l’occupant, i avait été enlevé et affreusement torturé. Il a réussi à être libéré par miracle, grâce au fait qu’il était un journaliste connu, et que des gens avaient pris sa défense. Au début de l’occupation, le système n’était pas encore aussi puissant. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup avec Tarassov. Notre deuxième film a été présenté au Parlement européen le 1er juillet 2025, et il a fait une telle impression que dès le 9 juillet, les eurodéputés ont adopté une résolution condamnant la terreur et exigeant la libération des prisonniers civils ukrainiens des camps de concentration russes. Dans ce film, nous reprenons un long commentaire de l’un des dirigeants de Memorial, Oleg Orlov, qui explique que cette pratique n’est pas nouvelle, que le système de la terreur avait été mis en place pendant les guerres de Tchétchénie, où des civils avaient été enlevés, torturés de manière monstrueuse, puis tous assassinés. Comme on n’a pas prêté suffisamment attention à la terreur qui sévissait en Tchétchénie, ces gens ont tous péri, sans que personne n’en ait été tenu pour responsable.
Et le plus grave, le plus effrayant, c’est que l’armée russe forme des bourreaux à partir de ces Tchétchènes désormais soumis. Autrement dit, ils participent aux tortures, ils participent à cette guerre répugnante et agressive. Et que font les Russes aujourd’hui lorsqu’ils arrivent dans les territoires occupés ? Ils commencent immédiatement à recruter des Ukrainiens pour les mêmes sales besognes !
C’est leur méthode. Ils organisent la terreur, ils mettent en place un système de camps de concentration, un système de camps de filtration, ils enlèvent des gens, torturent les plus actifs, intimidant ainsi la population locale et paralysant toute activité. Et en même temps, ils forment une armée à partir de ces personnes déjà soumises et brisées.
C’est cela qui est effrayant. Si nous n’aidons pas l’Ukraine à résister, si nous ne l’aidons pas à libérer ses territoires des occupants, demain les Russes viendront chez nous, dans les pays baltes, en Europe. Et ces Tchétchènes, ces Ukrainiens y participeront.
Autrement dit, la Russie incorpore dans ses rangs des personnes issues des peuples avec lesquels elle était encore en guerre hier. C’est la méthode de la Fédération de Russie.
C’est ainsi depuis longtemps. Sous le tsarisme comme sous le régime soviétique.
Tout à fait. Mais il faudra y mettre un terme un jour. Et aujourd’hui, alors que ces soi-disant négociations de paix sont en cours et que l’on dit qu’il faut donner ces territoires occupés à la Russie, et même d’autres territoires, pour mettre fin à cette guerre, je proteste.
Non, mes amis, cela revient à soutenir la terreur qui sévit actuellement dans ces territoires occupés. Cela signifie que vous fermez les yeux sur cette terreur. Il faut chasser l’occupant russe des terres ukrainiennes. C’est la seule façon d’arrêter la guerre. Il n’y a pas d’autre solution. C’est pourquoi nous lançons actuellement une campagne pour attirer l’attention sur le terrorisme dans les territoires occupés. Pour qu’il soit impossible de conclure des accords et de céder les territoires ukrainiens occupés à l’agresseur. C’est très dangereux pour le reste du monde.
Le 18 décembre, le Sénat italien tiendra une audience publique sur le thème du terrorisme dans les territoires occupés d’Ukraine. Notre film Prisonniers. Le système de la terreur y sera projeté. De nombreux proches des civils ukrainiens actuellement prisonniers dans des camps de concentration seront présents. Ils prendront tous la parole. Je présenterai un rapport spécial et demanderai que des structures telles que la Rosgvardia, le FSIN [service pénitentiaire, NDLR] et le FSB, qui ont directement participé à la création du système de terreur, aux enlèvements et aux tortures de civils ukrainiens, soient reconnues comme des organisations terroristes. Je pense que c’est ce que nous devons obtenir maintenant.
Qu’est-ce que cela changera pour ces organisations ?
Si nous parvenons à attirer véritablement l’attention sur le thème du terrorisme et à montrer que la Russie se comporte comme l’Allemagne hitlérienne, cela changera beaucoup de choses pour les personnalités politiques occidentales. Il faut leur montrer que nous sommes confrontés à un nouvel Holocauste. Dans ce cas, ni Jared Kushner ni aucun autre proche de Trump ne pourra se résoudre à céder des territoires à la Russie. J’essaie de faire en sorte que toute possibilité de poursuivre le terrorisme au détriment de la vie des Ukrainiens et toute cession de territoires ukrainiens à l’agresseur soient considérées comme indécentes.
J’essaie actuellement de convaincre l’opinion publique. À cet égard, la rencontre que vous organisez à la mairie de Paris le 15 janvier 2026 est extrêmement importante. La France est un pays essentiel de l’Union européenne. La France dispose d’institutions remarquables qui peuvent faire face à cette terreur. Notre tâche consiste à porter l’information sur la terreur d’État russe au niveau des dirigeants afin qu’ils en parlent. Car personne n’en parle nulle part.
À Anchorage, des tapis rouges ont été déroulés devant Poutine, et pas un mot n’a été prononcé sur le terrorisme. Parmi toutes ces discussions sur « la paix », pas un mot sur le terrorisme. Ma tâche est de faire en sorte que l’on en parle, qu’on le crie.
Et exiger que ces organisations soient reconnues comme terroristes est essentiel. Parce que reconnaître un phénomène, c’est le premier pas pour lutter contre ce phénomène.
Combien de civils ukrainiens sont détenus illégalement dans les prisons russes ?
Dans notre film, le chiffre de 15 000 prisonniers civils détenus dans des prisons situées sur les territoires occupés et sur le territoire russe est avancé. Mais les défenseurs des droits de l’Homme ukrainiens précisent que ce chiffre est sous-estimé. Sur le territoire russe, les Ukrainiens sont détenus dans 180 prisons. C’est énorme. Quant au nombre de prisons dans les territoires occupés, nous n’avons tout simplement pas les moyens de le connaître pour l’instant. Soit dit en passant, le Service fédéral des prisons russe a demandé l’équivalent d’un milliard de dollars en 2022 pour agrandir le système pénitentiaire dans les territoires occupés, rien que pour les bâtiments.
Aujourd’hui, les défenseurs des droits de l’Homme parlent plutôt de 30 à 40 000 prisonniers civils ukrainiens. Personne ne connaît le chiffre exact. Nous poursuivons notre enquête, nous recueillons des informations sur les tortionnaires. Nous allons sortir un film intitulé Les bourreaux, consacré à ceux qui commettent directement ces crimes. Le mal a un nom, un prénom, un patronyme, il faut le faire savoir au monde entier.
Dans le cadre de cette enquête, nous interrogeons naturellement les personnes qui ont été victimes. Nous continuons à interroger les proches des civils ukrainiens et ceux qui ont eux-mêmes été détenus dans ces camps de concentration. De plus, nous recevons actuellement des informations selon lesquelles certains civils ukrainiens se retrouvent réduits à l’esclavage. Ils sont contraints de creuser des tranchées pour les Russes, des villes souterraines entières, des fortifications. Et pratiquement tous ces Ukrainiens sont ensuite fusillés. Personne ne sait combien ils sont.
C’est là que réside la tragédie. Il n’y a aucun décompte du nombre de personnes enlevées, fusillées, torturées à mort, violées, transformées en esclaves, ou qui se sont suicidées. Personne ne le sait. C’est ce qu’on appelle le terrorisme. Je vais réaliser un film sur ce sujet. Nous avons donc plusieurs films en cours de réalisation, et en parallèle, le projet Activatica continue son travail.
Nous publions aussi des informations sur l’activisme citoyen, sur la manière dont les gens résistent, y compris dans les territoires occupés. Nous parlons des mouvements partisans tant sur le territoire russe que dans les territoires occupés. Nous parlons de ce qui se passe actuellement en Russie.
Oui, là-bas, la contestation a été réprimée et les personnes qui ont résisté se sont retrouvées en prison. Il faut aussi parler de ces personnes. Nous avons un projet sur TikTok intitulé « Voix derrière les barreaux », où nous donnons la parole aux Russes et aux Ukrainiens qui sont passé par l’horreur de la prison russe.
Le fait qu’on reconnaisse le FSB comme une organisation terroriste, le FSIN, etc. mettra-t-il fin aux enlèvements ? Que faut-il faire pour libérer le grand nombre de personnes qui se trouvent en prison, souvent dans des prisons spéciales ? Et comment mettre fin à cette terreur ?
Nous avons demandé à Oleg Orlov comment mettre fin à cette pratique. Je suis tout à fait d’accord avec sa réponse. Il n’y a qu’un seul moyen de mettre fin à la terreur. C’est de libérer les territoires occupés des occupants. C’est ce qu’on appelle la désoccupation. Et pour cela, la victoire militaire ukrainienne est nécessaire. C’est pourquoi j’appelle si souvent à soutenir l’armée ukrainienne.
La reconnaissance d’organisations telles que le FSIN, le FSB et la Rosgvardia comme organisations terroristes, ainsi que la reconnaissance du fait même du terrorisme, permettra aux politiciens occidentaux de comprendre pourquoi il est nécessaire de désoccuper ces territoires.
Comment aider les civils qui se sont retrouvés dans des camps de concentration ?
Il n’existe actuellement aucune procédure d’échange. Leur libération nécessite donc des efforts tout à fait particuliers : des efforts diplomatiques, des efforts de la part d’organisations de défense des droits de l’Homme, y compris de grandes organisations telles que l’ONU, la Croix-Rouge, etc. Toute discussion avec la Russie doit commencer par le sort des otages civils. Pas par un accord de paix, ni par des métaux rares ou des projets d’infrastructure. Tout doit commencer par des personnes. Une excellente campagne, lancée par le Centre pour les libertés civiles ukrainien, est actuellement menée, elle s’appelle People First. Et cette campagne doit être soutenue de toutes les manières possibles.
Traduit du russe par Desk Russie
<p>Cet article Evguenia Tchirikova : « Reconnaître le FSB comme une organisation terroriste » a été publié par desk russie.</p>
15.12.2025 à 22:38
L’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l'emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>
Dans ce texte éclairant, l’historienne démontre que l’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre 14-18 et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. Il s’agit bien entendu du concept de la guerre totale. Françoise Thom nous prévient du péril : l’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
Le retour des formes de l’absolutisme, toutefois sans aristocratie – je veux dire sans les distances intérieures – rend possible des catastrophes dont l’ampleur échappe encore à notre imagination. Cependant on les pressent…
Ernst Jünger, 25 octobre 194113
Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et dans sa raison d’être ; l’homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il lui faut se vouer à la liberté.
Ernst Jünger, 30 novembre 194114
La cruauté des temps modernes est unique dans la mesure où elle cesse de croire à quelque chose d’indestructible en l’homme.
Gerhardt Nebel, 2 février 194215
Un article paru le 11 février 2019, signé par Vladislav Sourkov, l’un des architectes du système poutinien, expert à mettre en musique les aspirations des dirigeants du Kremlin, mérite qu’on s’y arrête. Sourkov constate que « l’État de type nouveau » qui s’est construit en Russie n’en est qu’à ses débuts. La Russie « est revenue à son état naturel, le seul qui lui soit possible, de grande communauté des peuples en expansion qui rassemble des terres ». C’est un État ouvertement « militaro-policier » qui se place dans la continuité des trois modèles précédents d’État russe qui ont réussi : celui d’Ivan III, celui de Pierre le Grand, celui de Lénine. Cette « machine de pouvoir a permis l’ascension continue du monde russe pendant des siècles ». Grâce au discrédit de la politique, au chaos dans les têtes et dans les sociétés occidentales, le régime poutinien « a un potentiel d’exportation considérable », car c’est le règne de la force qui dit son nom. Quelque temps plus tard, Sourkov révélait une autre face des ambitions du Kremlin. Dans un article futuriste paru le 11 octobre 2021, intitulé « La démocratie déserte et autres merveilles politiques de 2121 », il affirme que la représentation parlementaire n’a désormais plus lieu d’être puisque les vœux de la population peuvent être communiqués en un instant par Internet. Bref, la représentation politique doit être jetée aux oubliettes et remplacée par des algorithmes. Seuls resteront aux commandes les informaticiens et les siloviki qui dirigeront en coulisse les géants de l’intelligence artificielle. « La numérisation et la robotisation du système politique aboutiront à la création d’un État high tech et d’une démocratie sans hommes […] dans lesquels la hiérarchie des machines et des algorithmes poursuivra des objectifs échappant à la compréhension des gens qui les servent. » Ainsi l’IA semble porter la promesse d’une liquidation définitive de la liberté, rêve du régime poutinien depuis le début.
Ces deux écrits résument un aspect paradoxal de l’idéologie en voie de cristallisation dans les cercles du Kremlin : un mélange d’archaïsme et de technicité futuriste, qui convergent dans un projet de déshumanisation. Ils illustrent aussi le renversement qui est en train de s’opérer autour du concept central de « guerre totale » dans l’idéologie poutinienne. Douguine, s’inspirant des théories de Carl Schmitt, un temps le juriste officiel du régime nazi, attribuait aux « globalistes » le projet d’un « nouvel ordre mondial » devant aboutir à une « guerre totale » et voyait dans la Russie « un gigantesque empire de résistants, agissant en dehors de la loi, mais guidé par la grande intuition de la Terre, du Continent, de ce “Grand, Très Grand Espace” qui est le territoire historique de notre peuple. » Aujourd’hui, les Russes ne se pensent plus en résistants guerroyant contre l’ordre libéral des globalistes. Ils ont l’impression d’avoir gagné la bataille décisive, le renversement de l’hégémonie américaine. La conception de « guerre totale » qui émerge dans la Russie poutinienne ressemble de plus en plus à un calque de celle que Ludendorff exposa dans Der Totale Krieg, bestseller publié en 1936. Le général allemand y exposait les leçons qu’il avait tirées de la défaite de 191816. Les idées développées par Ludendorff étaient dans l’air dans l’Allemagne des années 1920-1930. En 1930, Ernst Jünger publiait un essai, La Mobilisation totale, qui était une réflexion sur les implications de la guerre de 14-18. Jünger estimait que « l’alliance étroite » entre « le génie de la guerre et l’esprit de progrès » allait faire disparaître en l’homme « tout ce qui ne serait pas rouage de l’État » : y compris la liberté. Le destin de l’homme était d’être intégré dans la machinerie colossale de l’État travaillant pour la guerre17. Et, pour finir, « l’ordre militaire impose son modèle à l’ordre public de l’état de paix18 ».
Ludendorff qui, dès 1916, préconisait « l’enrôlement du peuple entier au service de l’économie de guerre », impute l’effondrement de novembre 1918 à la trahison des hommes politiques (la légende du « coup de poignard dans le dos ») [en réalité, l’armistice fut décidé par l’état-major allemand, NDLR]. Poutine et le KGB attribuent la défaite de l’URSS en 1991 à la trahison de certains dirigeants du PCUS et aux intrigues politiciennes au sein du Parti sous Gorbatchev. La convergence entre les idéologues russes comme Douguine et les penseurs de la révolution conservatrice allemande (1918-1932) s’explique par les conclusions similaires tirées d’une expérience commune, la défaite et le chaos qui l’a suivie. La révolution conservatrice allemande se veut anti-bourgeoise, anti-démocratique et anti-libérale. Elle rejette l’humanisme occidental et n’a que mépris pour le parlementarisme. L’important est la capacité de sacrifice de l’homme, notion que les idéologues eurasistes russes rendent par le terme « passionarnost ».

L’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. L’obsession de l’unité incarnée par le chef, le rejet du pluralisme sous toutes ses formes, la détestation de l’individualisme, l’attirance pour « l’État total » dénotent l’influence des juristes de l’Allemagne nazie dont Douguine s’est fait le vulgarisateur. Ernst Forsthoff, juriste rallié au national-socialisme, oppose « l’État total » à « l’État libéral », auquel il reproche d’être « minimalisé et annihilé par sa fragmentation, à cause des garanties juridiques déterminées par des lois relevant d’intérêts particuliers19. » Pour lui, seul un État capable de contrôler tous les éléments de la société pouvait assurer le salut de la nation. Aux yeux de Carl Schmitt, un État véritablement total est un État fort qui « ne laisse surgir en lui aucune force qui lui soit hostile, qui l’entrave ou qui le divise20 » – exactement la conception poutinienne. Le creuset du régime poutinien est la guerre, ne l’oublions pas. C’est la deuxième guerre de Tchétchénie qui a porté Poutine au pouvoir, qui a permis de retourner l’opinion russe et de la canaliser vers les objectifs de grande puissance de la camarilla tchékiste installée au sommet de l’État par Poutine.
Depuis cette impulsion première, le régime poutinien se dépouille peu à peu des ornements démocratiques qu’il avait tolérés à ses débuts et son tropisme militariste s’affirme toujours plus. La Russie va de guerre en guerre, la Tchétchénie d’abord, la Géorgie ensuite, puis l’Ukraine, l’« Occident collectif », l’Europe enfin. À partir de 2012, Poutine rompt le contrat implicite passé avec les Russes au début de son règne : « Vous ne vous mêlez pas de politique, j’améliore votre niveau de vie. » Sous le choc des manifestations de l’hiver 2011-2012, il entreprend de ruiner la classe moyenne russe, trop frondeuse à son gré. Il s’oriente vers le grand affrontement avec les Occidentaux, dans lequel il voit désormais sa mission. D’énormes sommes sont affectées au réarmement. Poutine commence à thésauriser en prévision de la guerre future : autant d’investissements dont est privée l’économie civile du pays. Comme l’a fait remarquer le politologue Kirill Rogov, « on chercherait en vain un autre dirigeant capable de porter à son pays les dommages que Poutine a réussi à infliger en aussi peu de temps à l’économie russe (qui allait plutôt bien) ». On a l’impression que le président russe suit à la lettre les recommandations de Ludendorff : « La politique totale doit déjà en temps de paix se préparer à soutenir cette lutte vitale du temps de guerre. » L’économie doit être militarisée dès le temps de paix. La banque, l’industrie et l’agriculture ne doivent avoir qu’un seul but : l’autarcie et la production de matériel de guerre. L’État doit avoir la mainmise absolue pour garantir que l’armée ne manque de rien. Comme Ludendorff, Poutine considère comme essentielle l’unité spirituelle du peuple (seelische Geschlossenheit, « cohésion des âmes » chez Ludendorff). Comme lui, il s’inquiète de ce que la « puissance militaire » puisse être compromise par le « déclin des naissances ». Comme lui, il croit à l’influence de « puissances occultes » malfaisantes (les Juifs et l’Église romaine pour Ludendorff). Imprégné de darwinisme social comme Ludendorff, Poutine est incapable d’imaginer une paix de compromis. Il est persuadé que la guerre, ce « tremblement de terre mettant à l’épreuve les fondations de tous les édifices » (Jünger), donne automatiquement la victoire aux régimes autoritaires sur les régimes libéraux : acculer les démocraties à la guerre revient à les forcer à abandonner leurs libertés ou à périr.
Poutine lance donc en 2012 une politique d’appauvrissement programmé des Russes (oligarques exceptés). Dans sa pensée, la dégringolade du niveau de vie de ses sujets ne peut que leur profiter car elle les détachera de l’influence délétère de l’Occident. Lénine l’avait déjà compris : une réalité alternative est plus facile à plaquer sur une population misérable obsédée de survie que sur un peuple de citoyens prospères capables de demander des comptes au pouvoir. Cerise sur le gâteau, les députés de la Douma avancent l’idée que l’appauvrissement de la population peut permettre de résoudre le problème démographique. Car il est bien connu que « plus le niveau de vie est élevé, moins les gens font d’enfants ».
Le 10 mars 2020, la Douma déclare annuler les mandats précédents de Poutine pour lui permettre de se faire réélire jusqu’en 2036. Le viol de la constitution annonce celui de l’Ukraine. La propagande commence à trompeter qu’un grand clash avec l’Occident est inévitable. Poutine a perdu toute légitimité et il ne lui reste plus qu’à se transformer en chef de guerre s’il veut justifier son pouvoir absolu à vie. Car en cas de guerre, « le peuple doit être prêt à suivre son chef, peu importe où il va, et à tout faire pour mener la guerre à une fin victorieuse » (Ludendorff). Poutine se voit très bien en Feldherr, en chef de guerre à la Ludendorff, bien différent des politiciens bavards, ne devant rendre de comptes à personne, cumulant les pleins pouvoirs politiques et militaires pour assurer l’unité de commandement, ayant le droit de sacrifier une armée entière ou une province sans avoir à se justifier devant un parlement.
Bernanos l’avait vu : « La guerre moderne, la guerre totale, travaille pour l’État totalitaire, elle lui fournit son matériel humain. Elle forme une nouvelle espèce d’hommes, assouplis et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre, à “ne pas chercher à comprendre”, selon leur mot fameux, raisonneurs et sceptiques en apparence, mais terriblement mal à l’aise dans les libertés de la vie civile qu’ils ont désappris une fois pour toutes, qu’ils ne réapprendront plus jamais21. » Le 24 février 2022, quand il lance son offensive contre l’Ukraine, Poutine ne pensait certainement pas à une guerre longue. La résistance inattendue des Ukrainiens, leurs succès en 2022, sont fort humiliants pour l’armée russe. Mais, comme toujours, Poutine se reprend et s’oriente vers une guerre d’usure. La Russie dérive tout doucement vers les pratiques du communisme de guerre. Certes, Poutine n’a pas oublié que c’est la débâcle économique qui a perdu l’URSS. Son soutien aux technocrates qui essaient de sauver l’économie russe, comme Elvira Nabioullina, la directrice de la Banque centrale, montre qu’il ne souhaite nullement revenir à l’inflation des années 1990. Mais il se laisse happer dans la dynamique de la guerre totale parce qu’il y voit le moyen d’assurer son pouvoir à vie, même s’il fait irrésistiblement refluer la Russie vers les méthodes bolchéviques. Spoliations et redistribution des actifs se multiplient depuis 2022. Les cartes de rationnement refont leur apparition ; les entraves à la liberté des prix se multiplient. L’administration de l’effort de guerre se substitue insidieusement aux structures civiles.
Poutine a compris que dans la durée, la guerre agit sur les esprits exactement dans la même direction que sa propagande, elle insuffle le dégoût de la démocratie et du parlementarisme, le mépris de la raison, le cynisme, le soupçon, le sentiment d’impuissance, la passivité et la préoccupation obsessionnelle des nécessités immédiates de l’existence – la nourriture et le sommeil. Elle atrophie le sens moral, rétrécie l’intelligence. La guerre est une opération d’ensauvagement planifié, à la fois en Russie et en Ukraine22. Les Ukrainiens se battent pour la dignité humaine. L’armée russe est l’un des instruments grâce auxquels le régime russe élimine au fer rouge ce sentiment chez ceux qui ont affaire à elle. Les derniers vestiges de morale sont balayés, y compris le sens de la famille que le régime prétend défendre contre les mœurs décadentes de l’Occident. On paie rubis sur l’ongle ceux qui s’engagent pour tuer des gens que la propagande présente par ailleurs comme des Russes. 99 % des soldats se battent pour de l’argent23. Les mères poussent leurs fils à signer un contrat avec le ministère de la Défense et se pavanent à la télévision devant la voiture que les généreuses indemnités de décès leur ont permis d’acquérir (les familles des soldats tombés au front reçoivent une compensation de 7 millions de roubles, environ 75 000 euros). Certains incitent leurs amis à signer un contrat afin de toucher les 500 000 roubles de prime de parrainage. Des start-ups de « veuves noires » surgissent ça et là. Les maquereaux entreprenants écument les zones fréquentées par les SDF, séduisent un poivrot avec une bouteille de vodka, l’entraînent au commissariat militaire où il signe un contrat, puis le marient à une dame de leur réseau. Notre homme s’étant fait promptement tuer dans un « assaut de boucherie », l’heureuse épouse partage avec son comparse les millions de l’indemnité de décès. Les soldats du front de Pokrovsk sont livrés à eux-mêmes, abandonnés par leurs officiers, sans eau et sans nourriture, sans vêtements chauds. Les officiers se livrent au racket de leurs hommes, obligés de leur verser des sommes faramineuses pour échapper à ces assauts de boucherie. Ceux qui viennent de signer un contrat se font plumer dès le premier jour. « Si tu ne paies pas, tu crèves », leur dit l’officier. Les officiers battent les soldats, s’emparent des cartes de crédit des morts et vident leur compte. Ils extorquent des pots-de-vin aux blessés en les menaçant de les renvoyer au front. Les blessés légers peuvent recevoir des certificats de blessés graves moyennant finance24. L’homme est capable de tout pour de l’argent : tel est le principal message de l’évangile poutinien. À l’étranger, c’est l’administration Trump qui se charge d’en administrer la preuve.
En 1863, au moment de la répression par le tsar de l’insurrection polonaise, quand les tensions avec l’Europe menaçaient de dégénérer en conflit armé, le slavophile Ivan Aksakov nourrissait l’espoir que la guerre rendrait possible le retour de la vieille Russie, en la débarrassant des scories d’européanisation accumulées depuis Pierre le Grand. La guerre est vue par les slavophiles comme un moyen de russifier le pouvoir impérial. Dans la Russie d’aujourd’hui, la guerre remplit le même rôle. Le journaliste nationaliste Mikhaïl Demourine se fait l’écho de préoccupations des slavophiles d’autrefois lorsqu’il pointe le lien entre la guerre d’expansion, l’ambition autarcique qui travaille les idéologues proches du Kremlin depuis des années, et la soif d’une épuration interne : « L’opération militaire que notre pays mène contre le régime fasciste qui s’est emparé de Kiev en 2014 prend de plus en plus le caractère d’une opération politique d’épuration interne. Elle crève un à un les abcès qui se sont formés sur le corps de la Russie grâce aux efforts de l’Occident dans les années 1990 et qui n’ont pas été nettoyés dans les années 2000. »
Poutine et les « turbopatriotes » se félicitent de ce que la guerre permet la purge à grande échelle : « Chaque peuple, le peuple russe tout particulièrement, pourra toujours reconnaître la racaille et les traîtres, les recracher comme on recracherait une mouche entrée dans la bouche… Je suis sûr qu’une telle auto-purification réelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité, notre cohésion et notre capacité à relever tous les défis », déclarait Poutine le 15 mars 2022. Le député Alexandre Borodaï va dans le même sens. Au total, l’important n’est pas d’avoir conquis quelques territoires : « L’essentiel est que notre société s’est secouée et s’est purifiée. » La guerre élimine par l’émigration les populations européanisées de la Russie et forme une élite nouvelle plus au goût de Poutine, choisie parmi les vétérans de la guerre en Ukraine – des hommes endurcis par les crimes impunis, prêts à tout.

Ludendorff énumère les mesures à prendre pour garantir la cohésion nationale en temps de guerre : « La censure la plus rigoureuse de la presse, les lois les plus dures contre la trahison des secrets militaires, l’interdiction des réunions, l’arrestation au moins des chefs des “mécontents”, la surveillance du trafic ferroviaire et de la radio. » Les dirigeants du Kremlin disposent d’instruments de surveillance et de contrôle dont notre général n’aurait pu rêver. Grâce aux progrès de la technique, l’État peut resserrer son emprise sur tous les domaines de la vie publique et ériger un Goulag numérique. Les soi-disant « diffusions de fausses nouvelles » et « discréditations » des forces armées sont désormais passibles de poursuites. Les textes ciblant les « agents de l’étranger » sont durcis. La recherche sur Internet de soi-disant « contenus extrémistes » est aussi passible de poursuites. Depuis décembre 2022, toutes les entreprises qui collectent les données biométriques des citoyens sont tenues de les transférer au Système biométrique unifié de l’État (EBS). La loi n’interdit pas aux forces de l’ordre de consulter ces données. Ainsi se crée une base technologique permettant une utilisation généralisée des systèmes de reconnaissance faciale, déjà activement employés pour identifier puis arrêter les participants à des actions de protestation et les « ennemis de l’État ». Entre 2025 et 2026, le ministère du Développement numérique de la Fédération de Russie prévoit de dépenser 2 milliards de roubles (plus de 20 millions d’euros) pour la création d’une plateforme unifiée dotée d’une IA destinée à traiter les vidéos des caméras de surveillance dans toute la Russie. Un autre système électronique, le registre des personnes soumises aux obligations militaires, agrège les données personnelles provenant d’autres bases de données gouvernementales et est enrichi par les informations fournies par les employeurs et par les banques. Un appelé se voit automatiquement interdire de quitter le pays et subit d’autres restrictions, notamment l’interdiction de conduire un véhicule, jusqu’à ce qu’il se présente au commissariat militaire. En août 2025, au moment où était lancée la messagerie d’État, MAX, à laquelle les forces de l’ordre ont un accès total, Roskomnadzor (l’agence russe chargée de la censure sur Internet) a bloqué la possibilité de passer des appels audio et vidéo via Telegram et WhatsApp. Depuis 2024, le FSB multiplie les arrestations de notables du régime et, depuis 2025, il a même le droit d’avoir ses propres prisons, échappant à la supervision du ministère de la Justice.
Poutine semble penser comme madame Roland que « c’est par l’accumulation des crimes que s’assure l’impunité[13]25 ». La guerre permet de se livrer à des expériences d’ingénierie sociale impossibles en temps de paix. Par exemple, celle de se débarrasser du ballast humain. Notons là encore le parallélisme avec l’idéologie et les pratiques du IIIe Reich. En octobre 1939, Adolf Hitler signa un document, antidaté du 1er septembre 1939, libellé en ces termes : « Le Reichsleiter Bouhler et le docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d’élargir les attributions de certains médecins à désigner nominativement. Ceux-ci pourront accorder une mort miséricordieuse aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que possible. » Environ 300 000 malades et handicapés mentaux ont été assassinés sous couvert d’« euthanasie » dans le Reich allemand et dans les territoires occupés. Il s’agissait de « purifier l’organisme du peuple de ceux qui ne représentent qu’un poids mort », de le débarrasser des « vies indignes d’être vécues ». Poutine, lui, expédie dans « les troupes d’assaut un ramassis d’alcooliques, de toxicomanes, de criminels, des handicapés… Ces gens sont envoyés dans le hachoir26 ». Il partage avec les idéologues nazis leur conception imprégnée de darwinisme social : en témoignent par exemple les sidérants propos qu’il tient lors de sa rencontre avec les mères de soldats, lorsqu’il leur explique que sans la guerre, leurs fils seraient, selon toute probabilité, morts d’alcoolisme ou dans un accident de la route, alors que ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille en Ukraine n’avaient pas péri en vain. Bref, le président russe laisse entendre qu’il leur a rendu service en les libérant de leurs « vies indignes d’être vécues », selon la formule des propagandistes nazis. Belle conception du peuple russe chez cet homme qui ne cesse d’accuser les Européens d’être « russophobes » ! L’idée d’augmenter de 10 ans l’âge du départ à la retraite va dans le même sens : moins de bouches inutiles à nourrir. Mieux encore, le propagandiste Mardan propose de supprimer les retraites : « Ceux qui ont fait des enfants auront de quoi vivre quand ils seront vieux. Les autres n’ont qu’à crever. » Dans l’Allemagne nazie, note Johann Chapoutot, « la procréation d’enfants devient un impératif politique, un Dienst am Führer encouragé par l’État et la propagande27. » Il en va de même dans la Russie poutinienne.
Poutine se montre aussi soucieux de ce que les nazis appelaient « l’hygiène raciale », puisque le pouvoir cible en priorité et de manière disproportionnée les minorités ethniques et les populations des régions les plus pauvres. 80 % des ordres de mobilisation distribués en Crimée en septembre 2022 étaient adressés à des Tatars [qui ne représentent pourtant que 20 % de la population régionale, NDLR]. « En Bouriatie, il n’est pas question de mobilisation “partielle”. C’est à une mobilisation totale qu’on assiste », observe une militante locale. Selon des analyses indépendantes, les hommes appartenant à des groupes minoritaires en Russie sont quatre fois plus exposés au risque d’être tués en Ukraine que les hommes d’origine ethnique russe, et cent fois plus que les Moscovites.
Le calcul darwinien apparaît aussi dans la guerre d’usure contre l’Ukraine. Il s’agit à terme d’échanger le ballast de la population russe contre la main-mise sur la population ukrainienne, jugée plus entreprenante, plus travailleuse et plus combative que la russe. Les prisonniers de guerre ukrainiens racontent que les Russes leur ont proposé de changer de camp et de rejoindre les forces russes pour ensuite « occuper ensemble l’Europe ». Mais pour cela, il faut éradiquer l’esprit national en Ukraine. Ludendorff faisait remarquer que la guerre de 14-18 « n’était pas seulement menée par les puissances militaires des États belligérants, qui cherchaient leur destruction mutuelle ; les peuples eux-mêmes étaient mis au service de la guerre, la guerre était aussi dirigée contre eux et les entraînait eux-mêmes dans les souffrances les plus profondes […]. À la lutte contre les forces armées de l’ennemi […] s’ajoutait la lutte contre le moral et la vitalité des peuples ennemis, dans le but de les désintégrer et de les paralyser. » Il recommandait de terroriser la population civile par des bombardements pour qu’elle supplie son gouvernement d’arrêter la guerre : « C’est une guerre d’anéantissement. Si nous ne comprenons pas cela, nous pourrons battre l’ennemi aujourd’hui, mais trente ans plus tard, nous devrons à nouveau le combattre. » C’est exactement ce que font les Russes en Ukraine. Leurs propagandistes rejoignent Ludendorff : il ne s’agit plus de vaincre l’armée adverse, mais de briser la volonté de vivre de la nation ennemie. La guerre d’usure a pour but d’éliminer les élites nationales ukrainiennes, de manière à ce qu’il ne reste plus dans le pays que des corrompus, des lâches et des opportunistes intégrables dans le « monde russe ».
On comprend pourquoi Poutine cherche à prolonger la guerre : celle-ci est une bombe à retardement sous le jeune État ukrainien. Elle est un incubateur de collabos, comme le montrent les cas français, tchétchène, géorgien. En France, la haine du parlementarisme éclose dans les tranchées a alimenté les partis extrêmes, l’extrême droite comme l’Action française et la gauche de plus en plus tentée par le communisme. Il faut lire le Voyage au bout de la nuit de Céline pour nous représenter l’état d’esprit des soldats ukrainiens au fond de leurs tranchées glaciales, essayant de survivre d’un jour sur l’autre pendant des semaines et des mois. Certes, la guerre pour eux est loin d’être absurde comme elle pouvait le paraître aux yeux des combattants de la Première Guerre mondiale, puisqu’il s’agit de la survie de la nation. Mais sous le feu nourri de l’artillerie ennemie, voyant se resserrer autour d’eux l’étau des hordes russes, eux aussi peuvent en arriver à ce « nihilisme généralement résigné » constaté chez les poilus par un médecin militaire français28. Eux aussi peuvent mépriser et haïr les planqués de l’arrière, les politiciens et leurs beaux discours, leur vénalité. Eux aussi peuvent soupçonner des trahisons. La guerre d’usure, renforcée par le feu roulant de la guerre psychologique, prépare le terrain à la russification forcée de l’Ukraine exsangue.
Si la majorité de la population russe semble de plus en plus fatiguée de « l’opération militaire spéciale » et refuse opiniâtrement de s’embarquer dans la « guerre totale », on a l’impression qu’une partie des élites russes ne conçoivent plus leur existence nationale en dehors de la guerre. Elles rêvent d’installer la Russie dans la guerre. Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma, ne peut cacher son exaltation devant les perspectives riantes des sacrifices à venir : « Chacun doit réaliser qu’une mobilisation et une guerre mondiale à mort nous attendent. Certains perdront leur emploi, certains perdront leur entreprise, beaucoup seront mutilés, et encore plus de nos compatriotes seront emportés par la mort. La guerre est notre idéologie nationale ! » Ludendorff préconisait de soutenir massivement les familles nombreuses pour garantir les “bataillons de 1950”. Alexandre Douguine voit aussi loin. Pour lui, les soldats qui se sacrifieront pour la Russie dans 20 ans doivent naître aujourd’hui. Déplorant que les femmes russes aient leur premier enfant à 30 ans, il s’exclame : « C’est trop tard. Bien trop tard ! Je ne me lasse jamais de le répéter : la Russie sera en guerre pendant au moins 40 ans, peut-être 50 ou 60 ans. Les soldats qui iront se battre pour la Russie dans 20 ans devraient naître maintenant. Cette année, l’année prochaine, l’année suivante. Nous devons commencer à faire naître nos héros dès maintenant… » La guerre n’est plus un phénomène limité dans le temps, elle devient le mode de fonctionnement normal de la Russie. Par la guerre, le régime de Poutine semble près de réaliser sa fin ultime : la liquidation complète de la liberté humaine, conformément au concept de « mobilisation totale » défini par Ernst Jünger : une « réquisition radicale », qui « nécessite qu’on réorganise dans cette perspective jusqu’au marché le plus intérieur et jusqu’au nerf d’activité le plus ténu ». Elle implique des « restrictions croissantes de la liberté individuelle […] dont le but est de faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’État ». Les dirigeants russes voudraient pouvoir dire de leurs compatriotes ce que constatait Ernst Jünger dans La Mobilisation totale : « Nous voyons ici le spectacle étonnant de millions d’hommes qui, renonçant à toute liberté personnelle, se précipitent avec enthousiasme dans la fournaise, comme s’ils obéissaient à un appel magnétique. » Mais rien n’y fait, l’argent reste la motivation principale en Russie. La propagande poutinienne tue jusqu’au fanatisme.

On se demande par quelles toxines idéologiques le régime de Poutine est parvenu à paralyser la population russe au point de lui faire accepter sans sourciller une hécatombe sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’arsenal répressif n’explique pas tout. La corrosion de l’intelligence, l’étiolement de la morale induites par la politique d’abrutissement des masses menée par le régime de Poutine depuis le début portent leurs fruits.
L’invocation de l’union sacrée camoufle l’intention des autorités russes de « mouiller » tout le peuple russe dans les crimes commis en Ukraine. Cela a commencé par le haut. On se souvient que le 21 février 2022, Vladimir Poutine a réuni un Conseil de sécurité qui, chose sans précédent, a été filmé puis diffusé à la télévision russe et sur Internet. Il s’agissait de mettre en scène l’unanimité des hauts dignitaires russes sommés d’approuver la décision de leur chef de reconnaître les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, en réalité de donner leur assentiment à l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine. On se rappelle les hésitations de Sergueï Narychkine, le patron du Renseignement extérieur, qui, visiblement tétanisé, a bafouillé, évoquant l’éventualité de laisser une « dernière chance » à l’Ukraine de suivre le processus de paix, tandis que Vladimir Poutine le rabrouait comme un cancre pris en défaut. Désormais, c’est à tout le peuple russe qu’on fait comprendre qu’il n’y a plus moyen de reculer, qu’il doit suivre Poutine jusque dans l’abîme : tel est le rôle des massacres de Boutcha, un peu comme à l’automne 1943 le régime hitlérien avait fait fuiter dans la Wehrmacht des informations sur la Shoah pour signifier aux militaires que les ponts étaient coupés avec les Occidentaux. « Nous avons tant de choses sur la conscience que nous devons vaincre, sinon tout notre peuple sera effacé », écrit Goebbels dans son Journal (16 juin 1941). Margarita Simonian, l’un des fleurons de la propagande poutinienne, reprend l’argument de Goebbels et s’évertue à convaincre ses compatriotes que tous les Russes, du grand au petit, sont dans le même bateau, tous seront considérés comme coupables par les Occidentaux si la Russie perd la guerre : « La Haye s’en prendra même au balayeur qui nettoie les pavés derrière le Kremlin. »
À partir du 21 septembre 2022, la propagande reçoit l’ordre de lancer le slogan de « la guerre du peuple tout entier ». Nous revenons à une idée-force de Ludendorff. La guerre totale est la « lutte du peuple pour sa vie ». Elle a pour enjeu la survie du peuple tout entier. « Dans la conduite de la guerre, il convenait de déployer et de maintenir à l’extrême les forces intrinsèques et matérielles de la patrie (et aujourd’hui, j’ajoute tout spécialement, les forces spirituelles)[17]29. » Kirienko, le directeur adjoint de l’administration présidentielle, formule la nouvelle ligne : « La Russie a toujours gagné ses guerres à condition que celles-ci fussent menées par le peuple tout entier. Il en a toujours été ainsi. Nous allons gagner cette guerre : la guerre chaude, la guerre économique et la guerre psychologique et informationnelle qui est menée contre nous. Mais pour cela il faut que chacun s’implique dans la guerre. » On insuffle aux Russes l’idée que leur survie en tant qu’État et civilisation dépend de l’issue de la guerre : « Le but de cette guerre, déjà assez ouverte, est une tentative d’élimination de la Russie en tant qu’État souverain indépendant », martèle Kirienko. On glisse insensiblement dans une guerre de religion. Un fonctionnaire du ministère de la Justice explique gravement que celui qui n’a pas conscience de la « spiritualité » de ce qui se produit [la guerre contre l’Ukraine] n’a pas sa place en Russie. Les Ukrainiens frayent la voie à l’Antéchrist, serinent les propagandistes. Le rôle de la Russie est de sauver l’humanité et pour cela elle doit vaincre, dût-elle avoir recours à l’arme atomique, explique le politologue Sergueï Karaganov. « Notre mission est de lutter contre Satan », s’exclame le propagandiste Vladimir Soloviov. Le thème d’une guerre menée contre « l’Occident collectif » prend de l’ampleur. Et c’est d’un affrontement multiséculaire qu’il s’agit, puisque l’Europe a toujours voulu détruire la Russie. L’analogie avec la propagande du IIIe Reich est frappante : « L’affrontement avec l’URSS est présenté et vécu par les nazis comme l’épisode final d’une gigantomachie raciale qui traverse l’histoire depuis des siècles, un combat de Titans qui oppose la race aryenne à son ennemi juif et à ses séides », note Johann Chapoutot30.
Les théories de Ludendorff, si populaires dans l’Allemagne nazie, ont finalement puissamment contribué à la défaite du Reich. En effet, le mépris de la politique qu’exprime Ludendorff a été l’une des causes de la défaite de l’Allemagne en URSS. Si Hitler comme Staline avait joué la carte de la subversion dès le début de son offensive, en proclamant par exemple un État ukrainien indépendant et en dissolvant les kolkhozes, au lieu de s’en remettre à la force brutale, les choses auraient pu tourner autrement. Aujourd’hui, nous affrontons une Russie qui a adopté les méthodes de la guerre totale, mais en se gardant bien de négliger l’instrument politique, grâce auquel le Kremlin a réussi à faire basculer l’administration Trump dans son camp. En Europe, sa propagande grossit les rangs des partis de la droite nationaliste, qui n’ont toujours pas compris qu’ils sont manipulés et téléguidés de Moscou vers le sabordage de leur nation, comme les États-Unis de Donald Trump. Car la Russie vers laquelle ils s’orientent conteste le droit des nations à l’existence réelle, et non folklorique, comme le montre sa guerre acharnée contre l’Ukraine. Elle se projette en puissance hégémonique sur le continent européen, régnant à la manière des empires, à travers des élites corrompues cooptées qu’elle contrôle. C’est ce péril que nous affrontons : un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
Information importante : dans les premiers jours de janvier 2026, Françoise Thom publie un nouveau livre, La Guerre totale de Vladimir Poutine, aux éditions À l’Est de Brest-Litovsk. Vous pouvez déjà le précommander sur le site de l’éditeur.
<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>