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26.04.2024 à 05:00

Face au dérèglement climatique, la santé des travailleurs à l'épreuve de nouveaux dangers

Mathilde Dorcadie, Apolline Guillerot-Malick

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Sous un soleil à son zénith, transportant d'un côté une lourde glacière et de l'autre, un mini-barbecue, Edimar Santiago arpente la plage Vermelha de Rio de Janeiro de long en large, répétant en boucle une saynète connue sur le bout des doigts : poser son fardeau réfrigéré, en sortir des saucisses ou brochettes au fromage, les faire griller en un temps record, encaisser les plagistes, puis reprendre sa route. « La plage, c'est bien pour ceux qui viennent profiter et se détendre », lance le travailleur (...)

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Texte intégral (2708 mots)

Sous un soleil à son zénith, transportant d'un côté une lourde glacière et de l'autre, un mini-barbecue, Edimar Santiago arpente la plage Vermelha de Rio de Janeiro de long en large, répétant en boucle une saynète connue sur le bout des doigts : poser son fardeau réfrigéré, en sortir des saucisses ou brochettes au fromage, les faire griller en un temps record, encaisser les plagistes, puis reprendre sa route. « La plage, c'est bien pour ceux qui viennent profiter et se détendre », lance le travailleur indépendant de 23 ans. « Mais pour nous les vendeurs ambulants qui venons pour nous survivre, c'est dur. Le sable est brûlant et on porte des charges lourdes ».

Si le Brésil est habitué aux fortes chaleurs, certains jours de l'année, les conditions de travail à l'extérieur deviennent de plus en plus souvent insupportables. En mars dernier, la température ressentie a atteint le pic de 62,3°C à Rio de Janeiro, du jamais-vu dans l'histoire des relevés de l'Institut de météorologie brésilien. Le pays enregistre désormais plus de 50 journées par an où le thermomètre dépasse les 40°C. Comme ailleurs dans le monde, l'année 2023 y a été la plus chaude jamais enregistrée. Et tous ces épisodes caniculaires affectent directement la santé des travailleurs.

L'exposition prolongée aux fortes chaleurs augmente en effet les risques d'accident vasculaire-cérébral et favorise le « stress thermique », c'est-à-dire, une situation dans laquelle le corps humain se retrouve dans l'incapacité de réguler sa température. Celui-ci peut se caractériser par un épuisement général, des crampes musculaires, vertiges, évanouissements, maux de têtes, nausées et vomissements. En 2019, l'Organisation internationale du travail prévenait dans un rapport sur le sujet : « D'ici à 2030, l'équivalent de plus de 2% du nombre total d'heures de travail dans le monde devrait être perdu chaque année, soit parce qu'il fait trop chaud pour travailler, soit parce que les travailleurs doivent travailler à un rythme plus lent. […] Les pertes financières cumulées dues au stress thermique devraient atteindre 2 400 milliards de dollars US ».

Selon une étude de l'Université fédérale de Rio de Janeiro, 38 millions de Brésiliens (sur 215 millions) en souffrent près de 25 jours par an. Et d'après le ministère brésilien du Travail, les professions les plus à risques — outre les vendeurs ambulants — sont les éboueurs, les chauffeurs de bus et de camions, les manutentionnaires, les agents de sécurité, les employés de supermarché et de chaînes de production, les travailleurs agricoles et ceux travaillant sur les chantiers de construction.

« Les chantiers sont déjà des lieux dangereux en temps normal, mais la chaleur extrême décuple le danger. Les travailleurs peuvent s'évanouir ou être pris de vertiges à chaque instant, lâcher leur marteau sur la tête d'un de leurs collègues, s'évanouir au volant d'une machine ou d'un marteau-piqueur », expose Ricardo Nogueira.

Ce représentant du Syndicat des travailleurs des industries de la construction civile (Sintraconst) de Rio de Janeiro et technicien en sécurité au travail fustige également le non-respect par les entreprises de la loi brésilienne votée en 2022 prévoyant « des temps de pause permettant la récupération thermique dans les activités exercées dans des lieux ouverts ». « Parfois, les ouvriers doivent aller à l'encontre des ordres de leurs supérieurs, qui les traitent de fainéants et de faibles quand ils prennent une pause pour s'hydrater », dénonce-t-il.

Sans pour autant avoir pu communiquer à Equal Times des données chiffrées, le ministère du Travail brésilien a relevé une « augmentation des dénonciations relatives à l'exposition à une chaleur excessive » en 2023, selon Cirlene Luiza Zimmermann, de la Coordination pour la défense de l'environnement du travail et de la santé des travailleurs (CODEMAT), s'appuyant notamment sur des données collectées dans l'état de São Paulo. « Les plaintes font état de déshydratation, de malaises, de vertiges, d'évanouissements, de maux de tête et d'épuisement physique », affirme-t-elle. Dans certaines situations, le risque peut même se révéler mortel avec une réponse extrême du corps : arrêts cardiaques soudain ou syncopes avec complications.

Cancers de la peau et maladies infectieuses

Le changement climatique peut impliquer, dans certaines régions, un plus grand nombre de jours d'ensoleillement. Or, la surexposition aux rayons ultraviolets du soleil peut être responsable d'une maladie ophtalmologique fréquente chez les pêcheurs, le ptérygion, qui se caractérise par une croissance anormale de tissu sur le blanc de l'œil, mais surtout, des maladies cutanées. « Soixante-dix pour cent des gens qui travaillent en étant directement exposés au soleil, développent des cancers de la peau », affirme Antonio Oscar Junior, géographe spécialiste des changements climatiques et professeur à l'Institut de géographie de l'Université d'Etat de Rio de Janeiro.

Ton monotone de celle rompue à la vente de barbes à papa et tee-shirt rose peinant à protéger ses bras des rayons, Cione Ribeiro a bien conscience des risques qu'elle encourt en travaillant sur la plage Vermelha. « Ici, tout le monde finit par contracter un cancer de la peau. J'ai peur d'en attraper un, mais j'ai bien besoin de travailler », relate la sexagénaire.

« Plusieurs de mes collègues ne se protègent pas et se plaignent de problèmes de peau. Ils ont le corps blessé par le soleil. Du jour au lendemain, je ne les revois plus. Ils disparaissent », renchérit son collègue Elias Vieira Gonçalves, vendeur ambulant depuis 1997.

Leur situation est d'autant plus précaire qu'en tant que travailleurs indépendants, ils reposent sur leurs propres deniers pour se procurer de la crème solaire. « Parfois, j'en utilise, mais en ce moment, je n'en ai plus. Quand je me retrouve à sec, je n'ai pas de quoi en acheter », déplore Edimar Santiago, le vendeur de brochettes.

L'augmentation de la température et de l'humidité favorise la prolifération de moustiques, vecteurs de maladies infectieuses, comme la dengue. « Actuellement la cinquième cause d'arrêt de travail au Brésil », selon Antonio Oscar Junior. En février dernier, la ville de Rio de Janeiro s'est déclarée en état d'urgence sanitaire en raison d'une épidémie de dengue, plus intense et plus précoce que les années précédentes. Selon le ministère de la Santé, le Brésil a déjà enregistré 2,5 millions de cas (dont une centaine mortels) au premier trimestre 2024.

Si cette maladie n'est pas directement considérée comme « professionnelle », certains lieux de travail, comme les exploitations agricoles ou les chantiers, exposent plus que d'autres les travailleurs à des contaminations. « Dans le secteur de la construction par exemple, il existe un très grand potentiel de développement de moustiques », ajoute le géographe. La fièvre peut durer jusqu'à une semaine, incapacitant les travailleurs pour plusieurs jours. Une situation problématique pour celles et ceux qui travaillent de manière informelle et qui ne disposent pas de couverture santé.

Depuis plusieurs années, les syndicats sectoriels brésiliens sont très engagés dans les actions d'information et de prévention des travailleurs. « La campagne vise à sensibiliser la population, en plus d'encourager la vaccination, mais aussi d'informer contre les ‘fake news' », expliquait Mauri Bezerra dos Santos Filho, vice-président de la Confédération nationale des travailleurs en sécurité sociale (CNTSS/CUT), à Brasilia le 22 février devant le Conseil national de Santé, préoccupé par la propagation d'une autre forme d'épidémie sur les réseaux sociaux : la désinformation.

Événements climatiques extrêmes

Le 28 avril est la date choisie par l'Organisation internationale du travail (OIT) pour promouvoir annuellement la prévention des accidents et les maladies professionnels et commémorer la mémoire des travailleurs morts ou blessés au travail. Cette année, l'OIT a choisi de mettre l'accent sur les effets néfastes et durables du changement climatique sur la sécurité et la santé au travail, en produisant un rapport complet sur le sujet, et publié le 22 avril dernier.

Parmi les impacts, les experts listent, à la suite de ceux précédemment évoqués, les phénomènes météorologiques extrêmes tels que les inondations et les incendies de forêt, qui devraient augmenter en nombre, en gravité et en intensité. Ces dernières années, ces catastrophes sont de plus en plus présentes dans l'actualité brésilienne : cyclone meurtrier dans le sud, feux infernaux dans le Pantanal ou le Cerrado, pluies torrentielles et glissements de terrain près de São Paulo, etc.

Au Brésil, comme ailleurs, les travailleurs d'urgence et de secours sont ainsi amenés à se retrouver plus souvent en première ligne, augmentant ainsi pour eux les risques de blessures et de décès. La santé des pompiers peut également être affectée par les risques cancérigènes liés aux fumées ; celle du personnel de secours peut être touchée par des pollutions chimiques ou biologiques (liées aux rejets d'égouts) provoquées par les inondations.

Par ailleurs, ces événements intenses et dangereux peuvent aussi causer des syndromes de stress post-traumatiques (SSPT) chez cette catégorie de travailleurs.

« Nous reconnaissons qu'il s'est agi d'une saison sans précédent et que les pompiers forestiers peuvent être confrontés à des problèmes allant du traumatisme à l'isolement, en passant par le manque de soutien social et l'épuisement physique et émotionnel », affirme ainsi Melissa Story, coordinatrice d'Alberta Wildfire, en septembre 2023, dans un reportage pour le média canadien The Narwhal, sur les soldats du feu en première ligne face aux méga-feux qui ont ravagé les forêts du Canada l'année dernière.

Ceci est un aspect souvent oublié et peu étudié : les aléas climatiques, outre les impacts physiques, affectent de plus en plus la santé mentale des travailleurs. Les températures extrêmes, en affectant l'humeur, augmentent le risque de suicide et ont un impact sur le bien-être des personnes ayant déjà des problèmes de santé mentale. La détresse associée aux bouleversements climatiques et environnementaux, en cours ou anticipés, qui affectent les moyens de subsistance et la cohésion sociale de communautés, peut être à l'origine d'anxiété climatique ( ou « solastalgie »).

Discriminations socioéconomiques et racistes

Comme en atteste la situation particulièrement à risque du secteur de la construction, les maladies liées aux effets du réchauffement climatique sont le reflet de discriminations socioéconomiques. « La majorité des travailleurs de bureau ont accès à de la climatisation et à un environnement à 21 degrés, alors que les travailleurs sur les chantiers sont exposés à des températures avoisinant les 50 degrés : c'est complètement surréaliste ! », s'exclame le représentant syndical Ricardo Nogueira, avant de poursuivre : « La climatisation dans les bureaux est nécessaire pour empêcher le matériel informatique de ‘crasher', alors les entreprises sont plus préoccupées par leur équipement électrique que par leurs travailleurs. Là où il y a un ordinateur, il y aura toujours de la climatisation. En revanche, quand les ouvriers du bâtiment vont déjeuner au réfectoire, il y aura tout au plus un ventilateur. »

Et comme l'ajoute l'universitaire Antonio Oscar Junior : « Ces travailleurs en bas de la pyramide sont aussi ceux exposés à la chaleur une fois rentrés chez eux. La plupart du temps, leurs maisons ne sont pas climatisées. Ils subissent donc potentiellement du stress thermique 24 heures sur 24. Biologiquement parlant, le corps ne peut pas tenir ».

Au Brésil, pays héritier d'un passé esclavagiste, cette discrimination revêt également une dimension raciale. « Quelle est la population qui travaille principalement dans le secteur de la construction, dans les usines et comme chauffeur de bus ? Ce sont les hommes noirs », avance Antonio Oscar Junior.

« Ils sont donc beaucoup plus exposés que les blancs aux effets du changement climatique. Cela relève d'une injustice climatique, mais aussi d'un racisme environnemental. »

Sur la plage Vermelha, rares sont les vendeurs ambulants qui ont déjà consulté un médecin du travail. Le cas d'Edimar Santiago est représentatif. « Il y a deux mois, il faisait si chaud, qu'après une journée à travailler au soleil, j'ai eu une brûlure au visage. Ça a fini par disparaître au fil des jours. Je ne suis pas allé voir de médecin. Je n'ai pas le temps… sauf quand il pleut », se justifie cet habitant de la favela Complexo do Alemão à Rio de Janeiro.

Selon Antonio Oscar Junior, mettre en place des politiques de santé publique nécessiterait de « générer des données adéquates ». Or, le chercheur a observé une sous-déclaration des décès dus à des maladies liées aux effets climatiques. « Les médecins du travail ne sont pas préparés à ce type de diagnostiques. Ils ne mettent pas en cause les températures élevées », explique-t-il. « Dans les dossiers médicaux des travailleurs, les conséquences du réchauffement climatique finissent donc par être occultées. »

Cirlene Luiza Zimmermann relève pour sa part : « Les programmes de santé et de sécurité au travail doivent être mis à jour pour intégrer les questions liées aux changements climatiques, en fournissant des lignes directrices précises pour faire face aux phénomènes météorologiques extrêmes, en prévoyant la mise en œuvre de systèmes d'alerte précoce et la promotion d'une culture organisationnelle qui accorde la priorité à la sécurité et au bien-être des travailleurs dans toutes les conditions météorologiques. »

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