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28.04.2024 à 12:56

De Tel-Aviv à Haïfa : « Tu crois que c'est la fin d'Israël ? »

Jean Stern

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Après six mois de guerre à Gaza, chauffée à blanc par des médias aux ordres, l'opinion israélienne est tiraillée par la peur. Elle s'interroge sur le jour d'après dans un pays où l'extrême droite messianique pousse à l'épuration ethnique. La gauche a de son côté du mal à retrouver un cap. Les Palestiniens d'Israël, eux, sont soumis à de sévères restrictions de leurs libertés publiques. De notre envoyé spécial en Israël-Palestine Sur les plages de Tel-Aviv, en ce radieux samedi de (...)

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Texte intégral (6715 mots)

Après six mois de guerre à Gaza, chauffée à blanc par des médias aux ordres, l'opinion israélienne est tiraillée par la peur. Elle s'interroge sur le jour d'après dans un pays où l'extrême droite messianique pousse à l'épuration ethnique. La gauche a de son côté du mal à retrouver un cap. Les Palestiniens d'Israël, eux, sont soumis à de sévères restrictions de leurs libertés publiques.

De notre envoyé spécial en Israël-Palestine

Sur les plages de Tel-Aviv, en ce radieux samedi de mars, tribus urbaines et familles profitent du soleil. Pique-niques, musiques et bières. Gaza est à 70 kilomètres. Les armes de réservistes visibles à droite et à gauche en témoignent. Un peu à l'écart, en équilibre sur une digue de pierres, un homme buriné fume une cigarette. Moki vient de Leningrad, a émigré en Israël en 1997 et fait la guerre au Liban en 2006. À 54 ans, il travaille dans un pressing. L'interrogeant sur la situation en Israël, il me jauge et répond : « Pays de merde ». La veille, dans un restaurant branché de Tel-Aviv, je croise Hanna, 27 ans. Cette jeune russe est née à Saint-Pétersbourg et plus Leningrad, affaire de génération. Elle est arrivée il y deux ans pour fuir la Russie de Poutine et son infecte guerre en Ukraine. L'ironie tragique de son parcours fait sourire. Hanna dit la même chose que Moki, elle compte reprendre sa route.

Elle ne sera pas la seule : un diplomate européen de haut rang explique en off que les demandes de passeports sont en forte hausse dans les consulats occidentaux, cinq fois plus que l'année dernière à la même époque. Cinq millions d'Israéliens auraient déjà un second passeport, soit la moitié de la population.

« Pays de merde », dit aussi Gabriella, croisée dans le village de tentes de Jérusalem le 1er avril, installé sur un boulevard entre la Knesset, le Parlement et la Cour suprême. Les bénévoles distribuent matelas de camping et oreillers pour rendre moins rude le séjour militant à même le bitume. Gabriella a manifesté une partie de l'année 2023 pour défendre cette fichue Cour suprême, vigie myope d'une démocratie s'accommodant de nombreuses discriminations contre les Palestiniens. Sa colère est grande contre ce « gouvernement de losers », incapable de libérer les otages et de gagner « cette horrible guerre » qu'il a déclenché. « Qu'ils foutent le camp », hurle Mariana. « Ce sont des minables ! Cette guerre ne nous mène nulle part. Ce sont des planqués », soupire un autre manifestant près de la Knesset le 4 avril, alors que le général Yaïr Golan achève son discours enflammé. « Gouvernement de merde, ce sont des incapables enfermés dans leur messianisme », ajoute Nitzan Horowitz, ancien dirigeant du Meretz, le parti de la gauche sioniste pour l'heure en perdition, et ex-ministre de la santé. « Le gouvernement a tellement failli qu'il ne peut s'en sortir qu'en surjouant sa propre rage », constate un diplomate européen, qui déplore les « terribles erreurs de méthode » de Benyamin Nétanyahou et de son cabinet.

« Qu'il parte ! Qu'ils partent tous ! »

Après plus de six mois de guerre, le niveau de haine à l'égard de Nétanyahou atteint un niveau jamais vu en Israël. Les Israéliens s'indignent d'apprendre que son fils Yaïr s'est mis à l'abri à Miami, protégé par deux hommes du Mossad, tandis que Sara, la femme du premier ministre, a fait installer un salon de coiffure à la résidence officielle pour ne plus avoir à affronter la foule en rogne autour de son adresse favorite de Tel-Aviv. « Nétanyahou n'a plus d'autres idées que de sauver sa femme, son fils et ses proches, déplore Nitzan Horowitz. Les gens disent “allez on oublie les poursuites, mais qu'il parte, qu'ils partent tous !” ».

« Pays de merde », dit encore un habitant palestinien de Haïfa, qui craint comme bien d'autres de manifester sa solidarité avec les gens de Gaza de peur de voir sa vie brisée par la répression. Les Israéliens peuvent manifester leur rage, cependant les Palestiniens citoyens d'Israël sont assignés au silence. Un boulevard pour les uns, des matraques pour les autres.

« Pays de merde », la trivialité de l'expression amuse Ruchama Marton mais ne la surprend pas. À 86 ans, cette figure de la gauche israélienne, haute comme trois pommes et regard malicieux, a été la fondatrice de Physicians for Human Rights, qui a publié début avril en Une du Haaretz la liste des 470 professionnels de santé tués à Gaza depuis le début de l'offensive israélienne. Elle a compris la nature d'Israël dès 1956. À 20 ans, Ruchama Marton servait dans le Sinaï. Elle a vu les soldats de la brigade Givati abattre d'une balle dans la tête et sans sommations des prisonniers égyptiens.

Tout cela vient de loin.

Samson, le héros national religieux, raconte Yoav Rinon, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, était un « égoïste forcené » qui avait « besoin d'humilier ». La figure emblématique des messianistes qui co-gouvernent Israël croyait que sa force le rendrait invincible. Ce mythe rabâché pour manuels scolaires propagandistes est en train de prendre fin. Sage érudit, Yoav Rinon pense qu'il est temps de

passer d'une idée fondée sur le meurtre et le suicide à une pulsion de vie. L'idée de partage doit se fonder sur un renoncement au droit exclusif sur cette terre. Il faut en faire un espace de vie et non un espace de mort judéo-palestinien1.

Beau vœu pieux car pour l'instant, « les Israéliens ont anéanti Gaza par rage et non par nécessité », résume un diplomate et « tout encore peut arriver ». « Nétanyahou continue de promettre aux Israéliens une "victoire totale", mais la vérité est que nous sommes à deux pas d'une défaite totale », observe ainsi l'historien libéral Yuval Noal Harari2. Pour lui, le premier ministre a fait preuve « d'orgueil, d'aveuglement, de vengeance » tout comme Samson.

Pourtant, l'évocation de « ce héros vaniteux » selon Harari illustre une évidence : le modèle actuel du pays, basé sur la violence et la domination a vécu. La défaite menace l'avenir d'Israël. Tout le monde en parle, en privé, en famille, avec l'ami de passage. La gauche israélienne fracturée par la question coloniale, et cela bien avant le 7 octobre, doit aussi se réinventer, alors que le gouvernement mène une guerre totale contre les Palestiniens à Gaza, les harcèlent dans les territoires, et menacent leurs libertés – et par rebond celle de tous les citoyens — dans les frontières d'Israël de 1948.

Dans un surprenant effet miroir, « tu crois que c'est la fin d'Israël ? » est la question que pose à haute voix la plupart des Israéliennes et Israéliens, juifs, chrétiens ou musulmans, croyants ou non, autant pour eux que pour le journaliste de passage. Autant de personnes qui ont voulu la paix, imaginé un avenir commun. « On a déjà connu des jours sombres, des attentats, des périodes où on se retrouvait à 50 pour des manifestations. Mais là... c'est très difficile de parler », dit un architecte de Tel-Aviv. « Tout le monde va mal, tout le monde se porte mal, même les gens qui prétendent aller bien », confirme une amie de Jérusalem. Beaucoup ont peur aussi, ce qui jette un voile gris sur le pays. On parle peu de cette peur, certains disent même avoir « retrouvé la fierté d'être Israéliens », cependant ils partagent cette angoisse du clap de fin.

Sortir de l'impasse mortifère est au cœur de l'action d'Orly Noy. Née en Iran, journaliste, traductrice, elle vient à 54 ans de prendre la présidence de B'Tselem, la plus puissante des ONG sur les droits humains en Israël, qui a profondément évolué depuis dix ans sur la caractérisation de l'apartheid israélien. Le regard affûté de cette militante de longue date a contribué au succès du magazine en ligne +972, à l'origine de révélations terrifiantes sur l'utilisation par l'armée israélienne à Gaza de l'intelligence artificielle3. Elle s'en prend « aux désenchantés, aux désillusionnés, aux lassés », à tous ceux se disant de gauche nombreux à soutenir la guerre. Comme ces chanteurs et ces comédiens qui ont multiplié les messages énamourés aux soldats et les tournées sur le front. Orly Noy ironise sur « leurs égarements gauchistes » passés, tandis que d'autres dénonçaient sa complaisance supposée à l'égard du Hamas4.

Pour elle, « le crime haineux » et « injustifiable » du 7 octobre ne peut pas faire oublier « les années d'occupation, de blocage, d'humiliation et d'oppression cruelle des Palestiniens, partout et surtout à Gaza ». Le positionnement d'Orly Noy a provoqué quelques départs à B'Tselem, toutefois elle n'a pas lâché sur la solidarité avec les Palestiniens massacrés à Gaza. « Des intellectuels de gauche nous disent qu'ils veulent sauver les Palestiniens des souffrances que le Hamas leur impose. Mais pourquoi alors leur imposer d'autres souffrances ? », résume un observateur palestinien de ces débats pour réinventer la gauche.

Avril 2024. Sur la place Dizengoff au coeur de Tel-Aviv, un lieu de rassemblement pour rendre hommage aux otages israéliens du 7 octobre.
Jean Stern

« Les généraux c'est la plaie d'Israël »

De son côté, le général Yaïr Golan vise la relance d'une gauche plus classique puisqu'il ambitionne de prendre la tête du parti travailliste Haavoda pour l'heure exsangue avec seulement quatre députés. Cet ancien vice chef d'état-major « est comme tous les généraux. Quand ils arrêtent le service ils se mettent à parler de la paix, car ils savent qu'il est impossible de gagner la guerre », résume une intellectuelle. Député et ministre du Meretz entre 2020 et 2022, il a été un héros national le 7 octobre en se rendant seul, à trois reprises, sur le lieu de la rave pour sauver des participants menacés. Pour le général, « nous devons changer de direction de façon radicale, car il est impossible de détruire le Hamas. Israël n'a pas de vision sur la façon de continuer cette guerre tout en avançant politiquement : c'est une honte ».

La candidature du général Golan à la tête d'une future coalition de gauche, si elle séduit les militants des manifestations de Tel-Aviv et Jérusalem, rencontre beaucoup de résistances. « Les généraux, c'est la plaie d'Israël », dit une ex-militante du Meretz. De plus, « la gauche sioniste n'aime peut-être pas Nétanyahou, cependant elle apprécie sa politique. Elle a soutenu la Nakba en 1948, puis l'apartheid de fait, la colonisation et maintenant le génocide », ajoute Jamal Zahalka, un ancien député de Balad5, qui connait bien cette « gauche-là » pour l'avoir longtemps côtoyée à la Knesset.

Yael Berda n'entend pas ménager la chèvre et le chou comme la gauche sioniste. Cette anthropologue et universitaire est bien ancrée dans ses convictions, fait rare à Tel-Aviv. « Je suis de gauche et soutiens les droits des Palestiniens, je suis contre l'occupation et l'État colonial. Mais je ne peux pas comprendre ceux qui n'arrivent pas à dire que le 7 octobre est une horreur. Je ne peux pas l'accepter. » Pour Yael Berda, la guerre est aujourd'hui la pire des solutions : « Il faut se donner le temps de parler, alors que l'on passe notre temps à demander aux Palestiniens de se justifier puis de se défendre. » L'universitaire pense que l'arbitraire qui domine depuis trop longtemps doit stopper et qu'un nouveau modèle de pays est à inventer. « Il ne peut y avoir de pays avec des millions de gens sans droits. Il faut donc donner des droits aux Palestiniens ».

Remettre la Palestine au centre du jeu est pour Berda un enjeu central de la gauche israélienne, même si rien ne laisse penser que le pays change de cap dans les prochains mois. Malgré des manifestations qui ont retrouvé de la vigueur depuis mi-mars, la gauche israélienne n'a pas de programme clair, notamment sur la paix, la grande oubliée du moment dans un pays tout entier dans la guerre. Le premier ministre est solidement installé avec une majorité de 64 sièges. En dépit de tiraillements avec l'extrême droite sur la portée de l'offensive à Gaza et avec les partis religieux sur l'extension du service militaire aux ultra-orthodoxes, Nétanyahou tient sa majorité. Certes, début avril, avant l'offensive aérienne iranienne, sa popularité était tombée à 30 %. Cela dit, avec l'opposition officielle d'un Benny Gantz participant au cabinet de guerre et d'un Yaïr Lapid soutenant la guerre, Nétanyahou n'a pas de souci à se faire. « Gantz et Nétanyahou, franchement, c'est du pareil au même », note un diplomate.

La gauche a aussi délaissé un autre front, plus insidieux encore, ouvert par le gouvernement : les atteintes aux libertés, notamment pour les Palestiniens de l'intérieur. « La mauvaise herbe », disent-ils, est souvent traitée comme une cinquième colonne. Arrestations préventives, mises en cause publiques, inculpations injustifiées... Tout un arsenal liberticide s'est mis en place.

« Punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens »

Il y a d'abord les médias. « La presse israélienne est comme un orchestre où les musiciens joueraient tous le même instrument, explique Ari Remez, responsable de communication de l'ONG de défense des droits des Palestiniens Adalah. Il n'y a jamais ou presque de Palestiniens sur les télés. Les médias mainstream et même libéraux soutiennent la guerre et les crimes du gouvernement ». Chez beaucoup de gens, Palestiniens comme Israéliens, l'écoute d'Al-Jazira est indispensable pour une information diversifiée. Cependant, le gouvernement a voté une loi visant à interdire de diffusion la chaîne qatarie. « La brutalité est choquante, mais ce qui est encore plus choquant c'est la manière dont les médias israéliens soutiennent cette brutalité et nous vendent des héros israéliens, poursuit Jamal Zahalka. La plupart des gens ne savent pas ce qu'il se passe pour la liberté d'expression, ou ils s'en fichent ».

Les médias ont par exemple participé à la mise en cause publique de gens innocents, comme si cela contribuait à défendre un Israël humilié depuis le 7 octobre. Haro sur la liberté d'expression des Palestiniens et de leurs rares soutiens, c'est pour le régime et les médias aux ordres une sorte de revanche. « Comme s'il s'agissait d'abord de punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens », commente un avocat.

Punir et humilier sont les bases de la « déshumanisation » des Palestiniens. Comme si, au-delà du macabre bilan des victimes de Gaza, que beaucoup de Palestiniens d'Israël pleurent en raison de liens de parenté maintenus malgré l'exil et la colonisation, des millions de personnes n'avaient plus de pensées autonomes, de droit d'être autre chose qu'une menace. Ni protestations contre l'offensive israélienne, ni larmes pour les morts de Gaza. Le ministre de la défense Yoav Gallant, a parlé « d'animaux » à leur propos. Pour empêcher toutes protestations, la répression s'est brutalement abattue sur les universités et les collèges. Adi Mansour, conseiller juridique de l'ONG Adalah basé à Haïfa s'en inquiète.

Les libertés des Palestiniens d'Israël sont menacées, toute critique est perçue comme une démonstration de traitrise et la criminalisation des médias sociaux et des expressions publiques est en marche. C'est sans précédent cette criminalisation des paroles libres.

Il suffit d'exprimer de la sympathie envers les Gazaouis pour que cela devienne de la sympathie à l'égard du terrorisme. « Plus de 95 étudiants de 25 collèges et universités ont été inculpés, près de la moitié ont été relaxés, mais ce n'est pas pour autant un succès pour nous », poursuit Adi. Selon lui, les procédures criminelles sont utilisées pour punir des délits d'opinion supposés dans le cadre de la guerre. Des personnes sont sanctionnées en raison de ce qu'elles pensent. Certaines mises en cause tiennent de la farce. Une étudiante qui avait posté, quelques jours après le 7 octobre, une image de champagne et de ballons pour un événement personnel a été accusée de soutenir le Hamas et le terrorisme.

Le harcèlement des étudiants Palestiniens en Israël
Depuis le début de la guerre, 124 étudiants de 36 universités et collèges israéliens ont contacté Adalah pour obtenir une aide juridique concernant les plaintes déposées contre eux pour leur activité sur les réseaux sociaux. 95 d'entre eux ont effectivement été assisté par l'ONG, qui a fourni ces données actualisées au 12 avril 2024 en exclusivité pour Orient XXI. Trois observations : ce sont majoritairement des étudiantes qui sont mises en cause, les suspensions sont très nombreuses et pénalisent gravement la poursuite des études pour ces personnes.

L'avocat ajoute que « ce qui est en jeu, c'est la mise en cause des libertés académiques et du droit des étudiants. Qui peut décider ce que l'on a le droit de dire dans le champ académique ? ». Le gouvernement met la pression sur les professeurs d'universités et de collèges pour s'assurer de la « loyauté » des étudiants. Le ministre de l'intérieur est à la manœuvre pour imposer des normes sur les réseaux sociaux. Les procédures judiciaires sont au service de la propagande politique. Ce professeur israélien à l'université Ben-Gourion du Néguev fait part de « ses inquiétudes pour les libertés publiques et académiques, car le climat général n'est pas à la discussion ». Il juge prudent de demander à ses étudiants de se taire, au moins sur les réseaux sociaux, même si leurs opinions sur la situation à Gaza n'ont rien à voir avec leur cursus universitaire. Une de ses collègues de l'université hébraïque de Jérusalem, Nadera Chalhoub-Kevorkian, vient d'ailleurs d'être placée en garde à vue 24h après avoir été renvoyée de l'université, en raison de ses critiques sur la guerre à Gaza.

Censure, arrestations, menaces, « les autorités deviennent dingues à propos de la solidarité avec Gaza. On ne fait que des petites manifestations, car les gens ont peur de se faire tirer dessus », témoigne Majd Kayyal, un écrivain de Haïfa qui anime le site Gaza Passages dédié à des textes d'autrices et d'auteurs de Gaza et publié dans une douzaine de langues.

« Le problème, c'est notre pays »

Pour Adi Mansour, il s'agit d'abord d'empêcher les gens de verbaliser ce qu'ils sont, c'est-à-dire Palestiniens : « Tout cela sert d'abord à museler la société palestinienne. Chaque arabe devrait se sentir libre et en sécurité en Israël ». C'est de moins en moins le cas, et c'est un autre défi pour la gauche israélienne de ne pas laisser les libertés filer.

Face au bilan monstrueux d'une guerre dont nul ne voit l'issue, plus de 35 000 morts, au moins 50 milliards de dollars de destructions à Gaza, face à la poursuite d'une offensive génocidaire, l'horizon paraît sombre. Pour une militante de Tel-Aviv,

ce que nous avons connu, ce que nous avons accepté depuis tant d'années, même si nous n'étions pas d'accord, a finalement infusé dans la population. Le racisme, l'idée générale de “faire partir les Arabes” nous entraine vers une possible disparition.

« On peut se demander si la fin d'Israël est une question de temps ou une question de soutien », s'interroge un intellectuel de Naplouse. La fin d'Israël ? « C'est la fin d'un modèle, sans aucun doute, mais pas la fin d'un pays », tempère un diplomate.

« Que va-t-il se passer le jour d'après ? », s'interrogeaient début avril les manifestants de Tel-Aviv et de Jérusalem. « Le problème, ce n'est pas la gauche ni la droite, c'est notre pays », me disait Gabriella à Jérusalem, en réclamant une force internationale à Gaza et la fin de l'occupation en Cisjordanie. « Cela ne peut plus durer ! Qu'on leur donne un pays ! », ajoutait-elle. « Il va nous falloir du courage et de la lucidité », soupire le général Golan, ajoutant que le gouvernement ne possède ni l'un ni l'autre.

1er avril 2024. Au village des tentes à Jérusalem, où les manifestants israéliens organisent un sit-in de quatre jours près du Parlement appelant à la dissolution du gouvernement et au retour des Israéliens retenus en otages à Gaza depuis le 7 octobre.
Jean Stern

En attendant, pour un intellectuel palestinien de Haïfa,

tout semble parfois normal à deux heures de Gaza. C'est dingue pour moi qu'Israël ait réussi à créer des réalités différentes ici, à Gaza, à Jérusalem et dans les territoires. Je suis tout près de Gaza, j'y pense tout le temps, et cela me rend fou, ce génocide en cours contre lequel personne ne fait rien.

Ultime soirée sur une terrasse semi déserte de Dizengoff, au centre de Tel-Aviv. Sept gaillards picolent et braillent. Au moins deux sont armés, revolver niché entre la ceinture et le bas de leur dos. Une douce odeur de jasmin monte des jardins, c'est le printemps au Proche-Orient. La ville est très calme. L'un des hommes attablés me demande, sur un ton légèrement agressif, d'où je viens. Et inévitablement ce que je pense de la guerre. Semblant lire dans mes pensées, sans me laisser le temps de répondre, il dit : « on doit nous faire confiance, sinon c'est la fin du pays ».

On le voit, le sujet est sur la table.

Jamal Zahalka : « Tous ou presque vont dans le même sens. Tuez-les ! Détruisez-les ! »

Ancien dirigeant du Balad, ancien député de la Liste arabe unie, Jamal Zahalka est une figure centrale de la gauche arabe en Israël. À 69 ans, il livre quelques observations à Orient XXI.

Ici nous sommes directement confrontés aux civils israéliens, aux politiques israéliens, aux journalistes israéliens, aux intellectuels israéliens. Tous ou presque vont dans le même sens : « Tuez-les ! Détruisez-les ! » C'est la brutalité même du sionisme qui est en cause. Prenez un pilote israélien. Il va monter dans son avion de chasse, pousser sur un bouton, tuer 100 personnes et rentrer chez lui écouter une symphonie de Beethoven en lisant du Kafka. La distance entre la victime et le tireur rend à leurs yeux la guerre plus propre.

Les Palestiniens de l'intérieur ont du mal à parler d'abord parce qu'ils voient ce qu'il se passe à Gaza tous les jours. Mais leurs sentiments sont mitigés car Israël n'a pas obtenu une victoire à Gaza. Même si les Palestiniens ont eu le sentiment d'être abandonnés, les manifestions de solidarité un peu partout dans le monde leur ont fait chaud au cœur. Les gens comprennent que la discrimination, l'apartheid, la colonisation, c'est du même tonneau. Ils ont pour la plupart saisi ce qu'était la face sombre d'Israël.

Personne sur la scène politique israélienne n'est prêt à un compromis. Les Américains ne sont pas prêts à bouger, les Européens en sont incapables, les Russes et les Chinois sont en observation. La situation est très volatile. Le Hamas ne veut lâcher Gaza, et l'Autorité palestinienne ne peut travailler à Gaza sans l'accord du Hamas. Il faudrait un gouvernement de technocrates et discuter car la clé, c'est l'unité des Palestiniens. La véritable contre-attaque doit venir de l'unité des Palestiniens.

Une économie qui tient le coup

Pour l'instant dans un contexte politique, militaire et moral chaotique, l'économie tient le coup. Un emprunt d'État de huit milliards de dollars a été souscrit 4 fois, toutefois la guerre pourrait coûter 14 points de PIB à Israël, ce qui est considérable. Le secteur du bâtiment est loin d'être au ralenti à Tel-Aviv comme dans les colonies. L'industrie de l'armement tourne à plein régime. Israël a également reçu des dizaines de milliards d'aides américaines, en munitions, en armes. Et en crédits, plus de 14 milliards de dollars tout récemment.

Freinée par l'importante mobilisation cet hiver, la high tech qui représente 10 % de l'activité mais 20 % des réservistes, est tellement connectée mondialement que les soubresauts d'Israël l'atteignent moins. Ce secteur très sensible est à la pointe de la contestation contre le régime. Plusieurs entreprises de high tech financent d'ailleurs le général Golan. Quant au tourisme, il est très menacé, notamment à cause d'un trafic aérien réduit au minimum. Ce secteur représentait environ trois milliards de recettes pour Israël en 2023. Nul ne sait encore, par exemple, si la Gay Pride aura lieu le 7 juin prochain à Tel-Aviv. Pour l'heure les rassemblements de plus de 1 000 personnes sont interdits en Israël.


1Yoav Rinon, « The Destructive Wish for Revenge Followed by Suicide Is Rooted in the Israeli Ethos », Haaretz, 16 mars 2024.

2Yuval Noal Harari, « From Gaza to Iran, the Netanyahu government is endangering Israëls survival », Haaretz, 18 avril 2024

3Yuval Abraham, « Lavender : the AI machine directing Israel's bombing spree in Gaza », +972, 3 avril 2024.

4Orly Noy, « Guerre à Gaza : comment la gauche israélienne a rapidement perdu toute compassion pour les Palestiniens », Middle East Eye, 25 mars 2024.

5Fondé en 1995, Balad est un parti progressiste arabe, qui compte également des juifs. Il a été l'un des piliers de la liste arabe unie, qui a remporté 13 sièges à la Knesset en 2015.

26.04.2024 à 06:00

Jins, premier podcast en français sur la sexualité et l'islam

Dorothée Myriam Kellou

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Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+. En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant (...)

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Texte intégral (2514 mots)

Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+.

En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant qu'homme, femme ou personne non binaire. « [j. n. s.] est aussi la racine du mot jensiya (nationalité) », ajoute Jamal, le créateur du podcast qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Le mot pose le thème et la ligne éditoriale. Le podcast permet de donner la parole en français d'abord, mais aussi en anglais dans sa deuxième saison, à des penseurs clés sur l'ensemble des questions que recouvre les sens de jins : l'essayiste Françoise Vergès, l'imame Amina Wadud ou encore l'islamologue Éric Geoffroy. Jamal lancera bientôt une version en arabe. Mais « arabe marocain ou arabe littéraire ? », il hésite encore.

« Faire des bêtises »

Jamal a grandi au Maroc dans les années 1990, avant de s'installer en France où il suit des études à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Il part ensuite travailler pour une agence de publicité à Shanghaï, Dubaï et New York. Aurait-il pu parler de jins publiquement avant de lancer le podcast ? « Au Maroc, on ne prononce pas le mot, on préfère dire "faire des bêtises", lebsala en arabe marocain », explique-t-il dans un entretien pour Orient XXI.

Jins reste l'innommable dans le couple, dans la famille, en société. Pour moi, le mot recouvre trois « h », hchouma (la honte), haram (l'interdit, l'illicite), et hogra (la discrimination, l'oppression, l'injustice voire l'humiliation).

Dans un épisode intitulé « Quand amour et humour font bon ménage » enregistré au Maroc en décembre 2023 aux côtés de l'humoriste marocaine Asmaa El-Arabi, à l'occasion d'un festival de radio et de podcast, Jamal répète « jins » plusieurs fois devant le public. Il veut habituer ses auditeurs, banaliser le mot, sortir du tabou. « Jins », « jins », « jins »... Lui ne sourcille plus, le mot est entré dans son vocabulaire après la production de près de cent épisodes, aujourd'hui disponibles sur des plateformes d'hébergement de podcasts, comme Spotify, Deezer, ou Apple.

Un succès fulgurant

Quatre-cent-cinquante mille écoutes cumulées à ce jour, dont quinze mille par mois en moyenne. La majorité des auditeurs est basée en France et en Afrique du Nord. Jamal ne s'attendait pas à un tel succès. Les messages d'un public reconnaissant affluent sur les réseaux sociaux. « Enfin un média qui aborde nos questions sans les caricaturer et donne la parole aux concernés », s'enthousiasme un auditeur régulier. On le félicite d'inviter des chercheurs, des militants qui utilisent des outils de l'intersectionnalité pour révéler la pluralité des discriminations de classe, de genre et de race subies dans la communauté arabe et/ou musulmane.

Je dis arabes et/ou musulmanes, mais j'y inclus des personnes juives qui sont marocaines, qui sont arabes, des personnes amazighes qui ne sont pas arabes et qui sont musulmanes… Je parle à ceux à qui l'on renvoie une image déformée d'eux-mêmes. Je dis : « Nous sommes beaux, nous avons droit à l'amour, au plaisir que l'histoire nous a retirés ».

Si tous les sujets ne font pas consensus parmi la communauté des abonnés sur les réseaux sociaux, la majorité aspire à fournir un espace de réflexion et de dialogue ouvert et inclusif. Lorsque le compte Instagram de Jins met en lumière des personnalités musulmanes ouvertement homosexuelles tel l'imam et chercheur Ludovic-Mohamed Zahed, ou l'autrice et militante musulmane LGBTQI+ Blair Imani, la majorité des commentaires réprouvent ceux qui les condamnent. « Le Coran ne condamne pas l'homosexualité, rappelle Jamal. Citez-moi un juriste — et non un imam 2.0 — qui affirme le contraire ». Le passage relatif au peuple de Loth (qawm Lout), prophète et messager de Dieu dans le Coran est le plus souvent cité pour parler d'homosexualité en islam1. Ce neveu d'Ibrahim reçoit chez lui des anges que les habitants de Sodome et Gomorrhe veulent tuer, violenter, violer. Jamal invite à écouter l'épisode consacré à ce sujet, réalisé avec l'imam et théologien Tareq Oubrou2. Il rappelle à ce titre :

Le texte sacré ne parle pas d'homosexualité, plutôt de règles divines qui ont été outrepassées. Ce n'est pas de l'amour entre deux hommes dont il est question, mais de violer des corps. C'est la violence qui est condamnée.

Nourri de ses nombreuses lectures et interviews, Jamal répond aujourd'hui sans hésiter à des questions complexes. Pourtant, rien ne le prédestinait à se saisir de ces sujets. Il a grandi dans une famille de la bourgeoisie marocaine à Casablanca, où il a été scolarisé au lycée français. Il a fréquenté l'élite marocaine, avec tous les privilèges dont cette jeunesse peut jouir : « Un peu plus de liberté sexuelle, résume-t-il, des instants volés, une forme de sexualité fugitive », dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage.

Hyper sexualisation des corps arabes

En France, Jamal est plus libre de vivre sa sexualité, néanmoins il découvre son arabité. Il constate que « la classe n'efface pas la race ». Il subit les blagues racistes, les discriminations au logement ou à l'embauche, et découvre l'hypersexualisation des corps arabes, qu'il déconstruira avec le chercheur Todd Shepard dans un épisode de Jins3. Il témoigne :

Une de mes copines attendait de moi une hyper virilité, l'exagération du comportement masculin stéréotypé. Elle me voulait agressif, contrôlant. Ce n'est pas ce que je suis. C'était ce qu'elle projetait.

Inspiré par le Collectif 490 au Maroc4, il commence à militer depuis New York pour abroger cet article du code pénal marocain qui punit d'emprisonnement d'un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Pourtant, « le Coran parle de zaouj qui désigne une union entre deux êtres, et non de mariage. La pire abomination dans le Coran est de tromper l'amour », précise Jamal en citant Abdessamad Dialmy, sociologue marocain qui a travaillé sur l'amour et la conjugalité. Il décide alors de quitter son travail et de créer Jins.

Le moment déclencheur de son engagement a été le suicide d'Amina Filali, mariée de force à son violeur, qui a déclenché un débat juridique et conduit les députés marocains à voter en faveur d'un amendement du code pénal qui permettait, jusqu'en 2014, à l'auteur d'un viol d'échapper à la prison en épousant sa victime. Le « changement est possible, se dit-il, au Maroc, et ailleurs dans le monde où vit la communauté arabe et/ou musulmane ».

Plaisir féminin et droit au divorce

Jamal se documente. Il lit le Coran, mais aussi des livres et des poèmes érotiques des premiers siècles de l'islam. Il y découvre la place de l'amour et du plaisir dans les sociétés musulmanes avant la colonisation. Un aspect qu'il aborde également avec l'historien anglo-nigérian Habeeb Akande dans un épisode de son podcast5. Ensemble, ils reviennent sur les classiques de l'érotologie : des livres sur la sexualité écrits par des savants musulmans, parmi lesquels Jalal Al-Din Al-Souyouti (1445-1505) qui a su préserver la tradition de l'érotisme en islam. Avec le théologien et président de la Fondation de l'islam de France Ghaleb Bencheikh, il pose la question du plaisir féminin et du droit des femmes à demander le divorce si elles ne sont pas satisfaites sexuellement.

Avec le philosophe et islamologue Éric Geoffroy, il interroge les signes du caractère maternel, et donc féminin, de Dieu dans la formule Bismillah Al-Rahman Al-Rahim (Au nom de Dieu le très Miséricordieux), qui figure au début de chaque sourate du Coran, à l'exception de la neuvième Al-Taouba (La Repentance). La racine du mot rahim renvoie à la matrice, à l'utérus. Dieu est le « tout matriciant ». Dieu étant un, il est au-dessus de tout être sexué. Et l'être humain accompli qui retrouve le divin en lui-même réunifie le féminin et le masculin, comme l'explique Geoffroy dans un épisode6. On apprend également qu'Ibn Arabi, poète et philosophe soufi (1165 - 1240), considérait l'acte sexuel comme une prière, une prosternation sur la femme, durant laquelle l'homme et la femme se complètent et retrouvent leur origine divine. S'ouvre alors une réflexion sur le tantrisme islamique.

À bien des endroits, le podcast étonne par sa liberté de ton à l'égard des sujets abordés. « Nous sommes nombreux dans ma génération - celle des trentenaires – à vouloir explorer et poser les questions librement. Si ce podcast peut nous aider à nous réconcilier avec notre héritage et avec nous-mêmes, alors nous aurons collectivement gagné en liberté », espère Jamal.


1NDLR. Une manière péjorative de désigner une personne homosexuelle en arabe est « liwati », en référence au peuple de Loth.

2Tareq Oubrou, « Sexualité en islam, hallal ou illicite ? », Jins, décembre 2020.

3Todd Shepard, « Sex, France & Arab men », Jins, Saison 2, épisode 6, 30 juin 2022.

4En septembre 2019, 490 personnalités marocaines ont signé un manifeste pour dénoncer l'article 490 du code pénal dans le pays.

5Habeeb Akande, « Sexuality and erotology in Islam », Jins, saison 2, épisode 5, 23 juin 2022.

6Éric Geoffroy, « Sexualité, genre et soufisme », Jins, épisode 61, 22 septembre 2021.

26.04.2024 à 06:00

« On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mercredi 24 avril 2024. (...)

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Texte intégral (1817 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 24 avril 2024.

Aujourd'hui, il faisait à peu près 36 degrés. En rentrant des courses, j'ai annoncé à famille qu'on allait à la plage. Ça les a un peu étonnés parce qu'on sait que c'est un endroit risqué, les navires de guerre israéliens tirent régulièrement. Je savais qu'on ne serait pas les seuls, vu la température. Beaucoup de gens vont à la plage car la chaleur est insupportable sous les tentes.

On aurait pu croire en arrivant que c'était une journée d'été ordinaire à Gaza : il y avait beaucoup de monde sur la plage comme avant la guerre, des enfants construisaient des châteaux de sable ou fabriquaient des cerfs-volants aux couleurs du drapeau palestinien. À cette différence près : pour voir la mer, il fallait descendre de la corniche envahie par les tentes des déplacés.

On oubliait tout

Beaucoup de femmes étaient là pour laver le linge, parce qu'il n'y a pas d'eau. C'est vrai que l'eau de mer ne lave pas bien à cause du sel, mais elles n'ont pas le choix. Il y avait des marchands ambulants qui vendaient des petits gâteaux pour les enfants, d'autres qui faisaient du pain chaud et des feuilletés au fromage avec des fours en argile qu'ils avaient transportés jusque-là. Ils avaient du bois pour allumer le feu. Certains vendaient des vêtements d'occasion usés pour femmes ou pour enfants.

Les femmes se baignaient avec leur tenue de prière, parce qu'elles n'ont plus que ça. C'est une espèce de voile qui couvre tout le corps. Beaucoup d'entre elles n'avaient plus de chaussures. Chez nous, il n'y a plus ni tongs ni pantoufles, ou alors elles sont abîmées, déchirées. On voit aussi des gens qui ont des paires de chaussures dépareillées. Mais à la plage, on oublie tout cela.

Pour la première fois, Walid était très content. Avant, il avait peur des vagues. Mais cette fois, il s'est baigné avec ses frères. On a construit des châteaux de sable. C'était la première fois qu'il prenait conscience de la plage, de la mer, des châteaux.

Heureusement qu'il y a la mer à Gaza. C'est vrai qu'on vit dans une prison à ciel ouvert. Mais même dans les pires conditions, il y a cette petite fenêtre. Je regardais les gens heureux de se baigner, le sourire des enfants. On oubliait tout, la misère, l'humiliation, les tentes, les bombardements, les massacres… Et de voir les gens s'amuser comme si de rien n'était m'a fait d'autant plus plaisir que cela n'a pas plu, je le sais, ni à Benyamin Nétanyahou, ni aux Israéliens en général.

Mahmoud célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison

Nétanyahou a dit au ministre des affaires étrangères allemand qu'il n'y avait pas de misère à Gaza puisque les gens s'amusaient à la plage. Les Israéliens veulent que la population de Gaza reste toujours dans la misère et sous les bombes. Ils n'arrivent pas à comprendre que malgré toutes ces années d'occupation depuis 1948, malgré le blocus, malgré les incursions militaires et les bombes, nous sommes un peuple qui aime la vie et qui veut toujours vivre, même si la mort est le prix à payer. Ils croient que nous sommes un peuple qui recherche la mort, mais nous sommes un peuple qui recherche la vie.

On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie. On a continué à célébrer des mariages sous les tentes de fortune, parce qu'on aime la vie. Mahmoud le frère de Sabah, ma femme, devait se marier le 3 novembre. Le mariage avait été reporté. Maintenant, après la mort de son papa, il a pris la décision de se marier en mémoire de son père qui voulait voir ce jour. Il célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison.

Nous risquons notre vie parce que nous aimons la vie. Nous allons chercher des sacs de farine en sachant qu'on risque d'être bombardés. Nous allons à la plage parce que nous aimons la vie, même si l'on sait très bien que les navires israéliens peuvent nous tirer dessus, comme c'est arrivé plusieurs fois. On veut rester à Gaza, on ne veut pas quitter cet endroit parce qu'on aime la vie.

Mahmoud Darwich l'a bien dit :

Nous aimons la vie autant que possible
Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués
Nous soufflons dans la flûte la couleur du lointain, lointain, et nous dessinons un hennissement sur la poussière du passage
Nous écrivons nos noms pierre par pierre. Ô éclair, éclaire pour nous la nuit, éclaire un peu
Nous aimons la vie autant que possible

On voyait très nettement les navires israéliens à quelques milles nautiques de la plage de Rafah. On entendait les bombardements des F-16, surtout du côté de Nusseirat et de Deir El-Balah. Mais ce moment à la mer nous a fait oublier tout ce bruit de tonnerre et de mort.

L'âne « plus fidèle que les humains »

Je voulais parler de ça parce que tout le monde croit que Gaza, c'est juste la mort et la destruction. Malgré toutes les années de blocus, on a continué à vivre, on a fait des fêtes, on a fait des mariages, on est allé à la plage, on y a fait des barbecues et des fêtes.

On rentre de la plage à pied, ou à bord d'une charrette tirée par un cheval ou un âne, comme les gens les plus pauvres en utilisent à Gaza ; parfois la charrette est attelée à une voiture. Il y a aussi le bus bondé où les gens s'entassent les uns sur les autres. Nous avons eu la chance de trouver une charrette tirée par un âne. Cela m'a rappelé le jour où l'on a quitté la ville de Gaza : Walid et ma femme étaient montés pour la première fois sur une charrette, avec l'humiliation d'être chassé de chez soi.

Mais aujourd'hui, à bord de cette charrette, nous étions heureux. Nous venions de passer un très beau moment à la plage qui nous avait rappelé la belle époque où l'on s'amusait tout le temps, où l'on pouvait faire la fête sans risquer la mort, sans crainte de bombardements. L'homme qui conduisait la charrette disait qu'on était un peuple qui n'a pas peur de la mort, et que même si tout le monde parle d'une prochaine incursion militaire israélienne à Rafah, les gens continuent de vivre. Il a ajouté : « Soit nous avons perdu le sens de la peur, soit nous fuyons la peur pour rechercher un moment de joie. » C'est vrai : nous fuyons la peur pour chercher la joie, oublier tout ce qui se passe autour de nous. Nous sommes un peuple qui a toujours su s'adapter au pire. Ce n'est pas forcément quelque chose de positif, c'est vrai. S'adapter au pire, c'est aussi ne pas se révolter et accepter tout ce qu'on vous fait subir.

J'ai demandé à notre chauffeur : « Et toi, tu es prêt s'ils entrent à Rafah ? » Il m'a répondu :

Moi, je suis un déplacé du nord de la bande de Gaza. Ma famille et moi sommes arrivés ici à bord de cette charrette. Nous avons été les premiers touchés à Beit Hanoun1. Nous avons été déplacés plusieurs fois, au début c'était à Deir Al-Balah, puis Khan Younès et nous avons fini à Rafah. Cette fois-ci c'est pareil. On s'installera là où ils nous diront de s'installer. À Mawassi, au bord de la mer ? À Nusseirat, au centre de la bande de Gaza ? Je ne sais pas si l'on va rester en vie — ce serait tant mieux — ou si l'on va mourir. On a déjà affronté la mort plusieurs fois.

Quand il parlait de son âne, il disait :

Il est plus fidèle que les humains. Il a transporté des blessés et des morts au risque de se faire tuer, surtout au début de l'offensive, quand on était pris pour cible. Il n'y avait plus d'ambulances, ni de secouristes.

J'ai aimé cette ironie, sa façon de parler de cet animal plus fidèle que les êtres humains, ça m'a vraiment, vraiment touché. Malgré la violence de la guerre, cet âne n'a pas fui. Au contraire, il était là quand il fallait, comme un vrai ami, pour aider les gens. Ces mots sont restés gravés dans ma tête : nous sommes abandonnés par le monde entier qui nous regarde nous faire massacrer, pourtant cet animal, lui, ne nous a pas abandonnés.


1Localité proche de la frontière avec Israël

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