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06.05.2024 à 15:25

Mettre de l'huile dans l'œuvre : Charnières de Lucie Picandet chez Vallois

L'Autre Quotidien

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« La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » s’interrogeait André Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, un essai poétique publié chez Gallimard en 1927. En donnant symboliquement la parole à des entités fictives et non-humaines, comme par exemple le parasite, le radiolaire ou la chauve-souris, le gorille ou le poulpe, Lucie Picandet convoque un espace relativiste qui pourrait accueillir la multiplicité des mondes.
Texte intégral (1823 mots)

« La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » s’interrogeait André Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, un essai poétique publié chez Gallimard en 1927. En donnant symboliquement la parole à des entités fictives et non-humaines, comme par exemple le parasite, le radiolaire ou la chauve-souris, le gorille ou le poulpe, Lucie Picandet convoque un espace relativiste qui pourrait accueillir la multiplicité des mondes. Ses compositions picturales baroques, toutes en circonvolutions et plis, ou fragmentées, faites d’emboîtements et de ruptures d’échelles se traduisant par des effets de loupe qui agrandissent les parties d’un tableau, ouvrent leur perspective sur l’infini (...). Cet ambitieux projet de connexion à une « perception corporelle», Lucie Picandet le déploie avec humour, tendresse et fantaisie.

Lucie Picandet - Les Incarnatrices (2)

C’est depuis cette identité postulée par Kant entre le langage et la faculté de connaître, également défendue par le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein, que Lucie Picandet fonde un vaste projet de déconstruction esthétique qui en fait le procès. Travaillée par ce qu’il est possible d’exprimer, ou de faire voir, sa cosmologie picturale n’a rien d’une fantasmagorie hors sol. Lucie Picandet fait au contraire le choix de s’enraciner dans l’organicité du corps qui nous relie à l’ensemble du vivant.
Cette organicité échappe à toute saisie langagière, mais certainement pas aux effets de la parole, comme la psychanalyse nous l’enseigne.
Comment rétablir le déficit de réalité filtré par le langage, la logique, la raison discursive ?
En donnant symboliquement la parole à des entités fictives et non-humaines, comme par exemple
le parasite, le radiolaire ou la chauve-souris, le gorille ou le poulpe, Lucie Picandet convoque un espace relativiste qui pourrait accueillir la multiplicité des mondes. Ses compositions picturales baroques,
toutes en circonvolutions et plis, ou fragmentées, faites d’emboîtements et de ruptures d’échelles se traduisant par des effets de loupe qui agrandissent les parties d’un tableau, ouvrent leur perspective sur l’infini (...). Cet ambitieux projet de connexion à une « perception corporelle», Lucie Picandet
le déploie avec humour, tendresse et fantaisie.

Lucie Picandet - Parole de machiniste

Elle le fait depuis l’écriture, en 2006, d’un poème au titre évocateur, « Le Grand Tanneur » et le déploie en tableaux dont les agencements de formes organiques se réfèrent au registre paysager et nous font circuler à l’intérieur d’un grand corps imaginaire. Mis à plat par une série de coupes inspirées des formes de planches anatomiques, ces corps ouverts comme des manteaux hébergent de multiples mondes dont les effets de capillarité se produisent toujours en lisière de paysage, à la limite entre l’extérieur et l’intérieur. Dans ces « paysages intérieurs », Lucie Picandet décline en effet des analogies topographiques qui empruntent à l’écologie, à la notion de terre et d’humus, ainsi qu’à la médecine, à travers les notions de cosmétique et de symptôme, de surface et de profondeur, de guérison et de réparation. Dans la « cité mythique souterraine d’Agartha”, peinture réalisée en 2022, et dont la grotte peinte cette année est peut-être le prolongement, « les gouttes de sueur de notre monde malade tombent pour y trouver une place de choix, elles sont serties à la manière de pierres précieuses ». L’œuvre de Lucie Picandet semble ainsi toute entière travaillée par la notion platonicienne de « Pharmakon », réactivée par le philosophe Jacques Derrida afin de penser la dynamique paradoxale de l’expression écrite. Elle serait à la fois le lieu des maux et des guérisons, un poison et un remède, un exutoire addictif autant que libérateur.

Ainsi, a-t-elle imaginé, au sein de cet univers pharmakologique imaginaire, animé par des réseaux de solidarité inter-espèces, Les Incarnatrices. « A l’inverse des plantes carnivores », elles permettent à
des esprits, ou des idées, de transiter à travers leurs longues tiges nourricières pour se former, prendre corps, éclore en des fleurs à l’éclatante beauté. « Ce sont des machines de vie, à mi-chemin entre

le totem (ou le sceptre) et l’alien. Elles expriment (...) le mystère de la phusis grecque : ce par quoi la vie croît ».
Si l’on veut bien se mettre sur le nez les lunettes multidimensionnelles, et multidirectionnelles, que nous tend Lucie Picandet, on verra comment l’extraordinaire minutie de ses peintures est une incitation poétique à suspendre les multiples constructions technologiques qui nous éloignent du monde sensible pour entrer de plain-pied dans une nature qui est aussi profondément la nôtre, y frayer son devenir

avec la force de l’émerveillement renouvelé, et sans craindre ses désirs.

Marguerite Pilven le 8/05/2024
Lucei Picandet - Charnières -> 01.06.2024
Galerie Vallois -33, rue de Seine 75006 Paris

Lucie Picandet - Le monde vu par des chauves-souris

06.05.2024 à 13:07

David Seymour Chim ( Chim Cheree !), un scénario de Martin Latallo

L'Autre Quotidien

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David Seymour CHIM (1911-1956) - Né Dawid Szymin en 1911 à Varsovie, dans une famille juive polonaise d'éditeurs de livres, il étudie d'abord les arts graphiques à Leipzig puis quitte la Pologne en 1935 pour des études de chimie à la Sorbonne, et il devient photojournaliste à Paris, où il se lie d'amitié avec Henri Carter-Bresson et Robert Capa. Il est devenu célèbre pendant la guerre civile espagnole, qu'il a couverte avec Capa et Gerda Taro - la première correspondante de guerre à mourir au combat. Pendant la guerre, Chim est allé aux États-Unis et est devenu américain, travaillant pour les services de renseignement de l'armée, mais sa famille a été tuée pendant l'Holocauste.
Texte intégral (3397 mots)

David Seymour CHIM (1911-1956) - Né Dawid Szymin en 1911 à Varsovie, dans une famille juive polonaise d'éditeurs de livres, il étudie d'abord les arts graphiques à Leipzig puis quitte la Pologne en 1935 pour des études de chimie à la Sorbonne, et il devient photojournaliste à Paris, où il se lie d'amitié avec Henri Carter-Bresson et Robert Capa. Il est devenu célèbre pendant la guerre civile espagnole, qu'il a couverte avec Capa et Gerda Taro - la première correspondante de guerre à mourir au combat. Pendant la guerre, Chim est allé aux États-Unis et est devenu américain, travaillant pour les services de renseignement de l'armée, mais sa famille a été tuée pendant l'Holocauste.

Dawid Szymin « Chim » et Henri Cartier-Bresson, célébrations du 14 juillet, photographe inconnu, Paris, 1936, Magnum Photos

En 1947, Chim a cofondé, avec Robert Capa, Henri Cartier-Bresson et George Rodger, l'agence Magnum Photo, la première coopérative photographique au monde, et ses membres ont capturé des images iconiques de rois, d’hommes politiques, de guerres, de mouvements pour les droits civiques, de rock stars et d’acteurs, tous les grands événements du XXème siècle à travers le regard de journalistes et d’artistes. Chim parlait couramment quatre langues et jouait du piano, c'était un érudit et un amateur de livres, qui aimait les vêtements élégants et les restaurants chics, mais qui n'a jamais eu d'enfants, pourtant un des principaux sujets de sa photographie.

Naturalisé Américain, “David Seymour” retourne en Pologne en 1948 pour le reportage « les Enfants de l'Europe » documentant le travail de la nouvelle UNICEF aidant les 13 millions d'orphelins de guerre dans l'Europe d'après-guerre. Sa photographie la plus célèbre est celle de la petite fille troublée Tereska dessinant sa « maison » comme un maelstrom de lignes, dans une école pour enfants traumatisés à Varsovie. Il a été tué tragiquement en 1956 en Égypte lors de la crise du canal de Suez.

L’héritage de David Seymour Chim est celui d’une profonde humanité; Chim et ses amis photographes ont donné une image de l'histoire du XXI siècle en l'observant avec leurs caméras. Il a photographié avec le même regard compatissant les orphelins de guerre, les stars de cinéma et les prix Nobel, laissant plusieurs milliers de photos qui nous guident à travers l'incroyable histoire de sa vie et comment la puissance de ses images résonne encore.

Enfants jouant sur une plage en Normandie, 1947 © David Seymour - Magnum Photos

Le scénario :

1. TERESKA DESSINE SA MAISON, 1948

Le film commence dans la Varsovie contemporaine, dans l'école pour enfants handicapés où a été prise la photo de Tereska, où des enfants autistes et trisomiques dessinent leur maison… On tentera alors de retrouver les traces de la famille Szymin, de leur maison, de la maison d'édition  “Central” et le journal “Hajnt” qu'ils dirigent, et tentent de découvrir leur sort dans le ghetto d'Otwock et dans le camp de concentration de Treblinka.

2. PARIS, 1932

Dawid Szymin s'enfuit de Pologne, de plus en plus antisémite, pour venir à Paris, où il trouve du travail auprès d'un ami de la famille, appelé « Photo-Rap », et commence bientôt à travailler pour le magazine de gauche « Regards ». Il rencontre le jeune Henri Cartier-Bresson qui lui donne le surnom "Chim"et aussi avec Endre Arno Friedmann, photographe et émigré juif comme lui, et la fiancé de celui-ci, une jeune femme juive allemande d'une grande beauté et intelligence, Gerta Pohorylle, qui a échappé à l'Allemagne nazie, où elle est allée en prison, et qui a eu l'idée de changer leur des noms en "Robert Capa» et « Gerda Taro ». Nous visiterons leur atelier rue Froidevaux et la tombe de Gerda Taro.

3. LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE, 1936

Chim, Capa et Taro sont partis couvrir la guerre civile espagnole et soutenir les Républicains dans leur lutte contre Franco, nous suivons sur leurs pas jusqu'à Barcelone, où ils croisent Ernest Hemingway, George Orwell ou encore le futur chancellier allemand Willy Brandt, à Espejo où la célèbre du photo du « Soldat Tombé” a été prise, qui a apporté une renommée mondiale à Robert Capa, à Madrid et à la photo de Pablo Picasso devant son tableau “Guernica” faite par Chim, et à Brunete, où Gerda Taro a été tuée, nous montrerons également des extraits des films de Joris Ivens (auxquels Capa a collaboré) et celui d'Henri Cartier Bresson sur la guerre, jusqu'à la victoire de Franco.

4. AMÉRIQUE 1939

Chim a accompagné les réfugiés espagnols lors de leur voyage au Mexique, où il s'est retrouvé lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté. Il est parti à New York où il a retrouvé sa sœur, nous visiterons sa maison à Riverside Drive. Nous rencontrerons une des dernières personnes qui l'ont connu quand il était encore en vie : Inge Bondi, archiviste de Magnum et historienne de la photographie, qui évoqueront leurs souvenirs de lui. Chim a travaillé au Leco Lab et est devenu américain, prenant le nom de David Seymour. Il a été enterré au cimetière du New Jersey.

5. ENFANTS DE L'EUROPE, 1948

La mission la plus importante de Chim est survenue lorsqu’il a été chargé par l’UNESCO, qui venait tout juste d’être fondée, créant aussi le fond d’aide à l’Enfance, l’UNICEF, de documenter leur travail en faveur des 13 millions d’orphelins dans l’Europe d’après-guerre. Voyageant pendant plusieurs mois à travers la Grèce, l'Italie, l'Autriche, la Hongrie et sa Pologne natale, Chim réalise certaines de ses images les plus puissantes. Nous reviendrons sur ses pas et tenterons de retrouver les personnages et les lieux, en confrontant le passé et le présent.

6. PHOTOS MAGNUM, 1947

Pendant la guerre, Chim travaille pour le service de renseignement américain, préparant le jour J et l'invasion de la Normandie, auxquelles participe aussi son ami Robert Capa, qui ramène les premières photos du débarquement. Les deux amis se retrouvent à Paris à la Libération, en compagnie d'Henri Cartier-Bresson et de George Rodger. Après la guerre, ils fondent tous les quatre, avec leur amie l'agent Maria Eisner, Magnum Photos, la première coopérative propriété des photographes eux-mêmes, et Chim en devient le premier président. Nous rendrons visite à Jinx Rodgers, la veuve de George et son collaborateur, elle a aujourd'hui 99 ans et vit dans leur maison à Smarden, Kent, entourée de leurs photographies, et se souvient encore de leur amitié avec Chim.

7. EUROPE 1947-1955

Nous retraçons l'itinéraire de Chim à travers l'Europe d'après-guerre, depuis les images des enfants jouant sur les plages de Normandie au milieu des ruines des navires de guerre jusqu'aux dîners des prix Nobel à Stockholm, de la fondation du Conseil de l'Europe à la reconstruction d'Allemagne, où nous visiterons également Chim's Alma Mater, l'école de design graphique de Leipzig.

8. CINECITTA ANNÉES 1950

Chim s'installe à Rome, il se considère comme un « Méditerranéen ». Il photographie les nombreuses stars visitant Cinecitta, comme Joan Collins, Kirk Douglas, Ava Gardner, Audrey Hepburn, Sophia Loren et Gina Lollobrigida, et se lie d'amitié avec Ingrid Bergman, qui, après sa liaison avec Robert Capa, a épousé le réalisateur Roberto Rossellini et Chim a photographié leur famille, il fut également chargé de photographier le Vatican et le Pape Pie XII.

9. GRÈCE 1948-1955

Chim réalise plusieurs reportages en Grèce, dont les « Enfants de l'Europe » sur le travail de l'UNICEF, il photographie aussi la reine Frederika et la suit lorsqu'elle porte secours aux victimes du tremblement de terre de 1953, il réalise également une remarquable série de photographies dans les monastères de les montagnes Météores.

10. ISRAËL, ÉGYPTE 1950-1956

Le dernier chapitre nous emmène en Israël, devenu comme une seconde patrie pour Chim, il documente la naissance d'un nouvel état. Après la mort de Robert Capa, qui avait marché sur une mine en Indochine en 1954, Chim redevint président de Magnum et décide de se rendre en Égypte pour couvrir la crise de Suez, où il est tragiquement tué à la frontière Égyptienne. Son corps est ramené aux Etats-Unis.

Le film retrace ses pas, à la recherche des personnes et des lieux et présente également des documents d'archives sur la vie et l'œuvre de Chim, ainsi que ses meilleures photographies. Nous soulignerons son engagement politique, son empathie et son humanisme, confronté aux images du passé et du présent.

AVEC LA PARTICIPATION DE (à confirmer) :

ISABELLA ROSSELLINI, comédienne et sa jumelle ISOTTA, critique littéraire

SOPHIA LOREN, actrice

GINA LOLLOBRIGIDA, actrice

JOAN COLLINS, actrice

JINX RODGER, veuve de George Rodger

MICHAEL DOUGLAS, fils de Kirk Douglas photographié par Chim en 1954

BEN SHNEIDERMAN, neveu de Chim (Washington D.C.)

HELEN SARID, nièce de Chim (Tel Aviv)

MICHAEL ERWITT, fils du photographe Magnum ELIOTT ERWITT, ami de Chim.

IRENE ET JANE HALSMAN, filles du photographe Philippe Halsman

INGE BONDI Magnum Rédactrice, amie et collègue (Princeton, N.J.),

FRANÇOISE DENOYELLE, Historienne de la photographie (Paris),

NELLY LEONARDT Cousine de Chim (Paris),

SUSAN MEISELAS, Photographe

OLIVIA ARTHUR, Photographe

THOMAS DWORZAK, Photographe

PETER VAN AGMAET, Photographe

CYNTHIA YOUNG Conservatrice, ICP Archives (New York),

CAROLE NAGGAR, biographe de Chim (Paris ou New York),

ALEX KERSHAW, écrivain (Londres)

TOM BECK, critique photographique

LA FAMILLE DE TERESA ADVENTOWSKA

Gregor Siebenkotten, directeur de la Fondation Terezka

Le film présentera également des documents d'archives inédits enregistrés par Carole Naggar et Marco Bischof, avec notamment Ben Bradlee, Ernst Haas, Pierre Gassmann, Eve Arnold, Edie et Cornell Capa, Burt Glinn, Erich Lessing, Wayne Miller, Inge Morath, John G. Morris, Dennis Stock…

EGYPTE. Une femme dans les ruines de Port-Saïd après sa destruction par les bombardements israéliens. 29 octobre 1956 © David Seymour-Magnum Photos

Voilà donc un beau projet pour redire l’aventure de ceux qui, au siècle dernier, ont mis au point la première agence de photographies appartenant à des photographes pour dire les états d’un monde secoué de terribles tremblements. Mais cela a-t-il vraiment changé, même si la nature des conflits diffère aujourd’hui ?

Jean-Pierre Simard, editing le 8/05/2024

Martin Latallo - La vie de David Seymour ( Chim) - scénario

Chim à Paris © Elliott Erwitt - Magnum Photos

06.05.2024 à 12:34

Flûte, un nouveau Shabaka, avec moins de saxo, mais plus de convives

L'Autre Quotidien

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J’aurais aimé faire une chronique croisée de Kamasi (Washington) et de Shabaka (Hutchings )- mais comme le premier me tombe des oreilles, c’est du second qu’on va surligner quelques attraits. Le saxophone ténor de Shabaka n'apparaît qu'une seule fois sur cet album ; une dizaine de minutes avant la fin. L’idée de changer de trajectoire se posant là pour renouveler le propos.
Texte intégral (1660 mots)

J’aurais aimé faire une chronique croisée de Kamasi (Washington) et de Shabaka( Hutchings) - mais comme le premier me tombe des oreilles, c’est du second qu’on va surligner quelques attraits. Le saxophone ténor de Shabaka n'apparaît qu'une seule fois sur cet album ; une dizaine de minutes avant la fin. L’idée de changer de trajectoire se posant là pour renouveler le propos.

Après sa décision de 2023 d’abandonner son ténor, suite à un sentiment d'épuisement dû à un calendrier de tournées chargé qui l'a maintenu "sur la route en traitant constamment l'exécution d'une pratique spirituelle comme une marchandise à vendre de manière répétée" ; voici donc surgir une quête pour générer "de l'énergie sans tension", qui l'a plutôt conduit vers diverses flûtes, dont le shakuhachi japonais et la clarinette, son instrument d'origine et, à ses yeux, son principal instrument. Mais un album de Shabaka presque sans ténor peut-il avoir le même impact que ses précédents ? La réponse est oui, absolument, et c'est principalement parce que sur Perceive Its Beauty, Acknowledge Its Grace, la première déclaration complète de l'artiste dans cette veine, après un EP de 2022, Afrikan Culture, Shabaka n'a pas simplement remplacé un instrument signature par un autre ; au contraire, il a refait sa musique de fond en comble.

Les travaux antérieurs de Shabaka tenaient autant de la dance music que du jazz. On ne peut s'empêcher de bouger sur l'électro-funk entêtant de Comet Is Coming, sur les puissants grooves afro-caribéens de Sons of Kemet, ou sur les échanges intercontinentaux richement stratifiés de Shabaka and the Ancestors. Perceive Its Beauty, en revanche, se concentre sur la tranquillité, un sentiment de communion méditative avec une variété de chanteurs et d'instrumentistes invités. Bien entendu, Shabaka n'est pas le seul musicien à penser de la sorte ces derniers temps. New Blue Sun, l'album d'André 3000, qui fait appel à la flûte et au shakuhachi de Shabaka, a marqué l'arrivée dans le grand public d'une vague qui n'a cessé de s'amplifier au cours de la dernière décennie et qui s'appuie sur divers sons en quête des années 1970, d'Alice Coltrane à Steve Reich en passant par Pharoah Sanders, Brian Eno et les New Agers de la presse privée comme Iasos - ont tourbillonné ensemble dans un panache d'encens, traversant les décennies pour informer les artistes travaillant dans et autour du jazz, de la musique électronique, et plus encore. Voilà pour l’arrière-plan.

Mais, malgré un chevauchement significatif du personnel entre Perceive Its Beauty et New Blue Sun-André lui-même apparaît sur une piste ici, tout comme son collaborateur de New Blue Sun Surya Botofasina, tandis que le catalyseur créatif de ce projet, Carlos Niño, apparaît tout au long de l'album, les deux albums ont peu en commun. Alors que New Blue Sun proposait des environnements sonores tentaculaires, Perceive Its Beauty présente des épisodes plus ciblés, judicieusement séquencés pour passer de l'abstraction et de l'espace à la pulsation et au rythme, et vice-versa. (Il faut aussi le dire : En tant qu'instrumentiste, André 3000 est un fier novice, tandis que Shabaka est un praticien de formation classique avec des années d'expérience professionnelle et un profond dévouement à l'art).

Le défilé de stars invitées sur l'album pourrait sembler une distraction si chacun de ces artistes n'était pas si bien intégré à la vision globale de Shabaka. Le premier morceau, "End of Innocence", et le cinquième, "The Wounded Need to Be Replenished", sont interprétés par des pianistes différents (respectivement Jason Moran, connu pour ses brillantes réimaginations de l'histoire du jazz, et Nduduzo Makhathini, chef d'orchestre sud-africain et membre des Ancestors), mais chacun d'eux atteint une beauté pensive similaire. Sur le premier, la clarinette de Shabaka trace des arcs liquides sur les textures sombres et abstraites de Moran et du batteur Nasheet Waits, tandis que sur le second, la flûte du leader flotte parmi les phrases dépouillées de Makhathini, les percussions de Niño et le synthé de Botofasina renforçant l'impression de suspension aqueuse. Dans les deux cas, même si le ton de Shabaka sur ces instruments diffère de ses projections d'acier au ténor, l'équilibre artistique de son phrasé reste totalement intact.

Parmi les nombreuses pistes vocales de l'album, les plus émouvantes sont celles qui traitent les chanteurs invités comme des instrumentistes à part entière. Sur "Insecurities", Moses Sumney semble canaliser le timbre de la flûte de Shabaka en rejoignant le leader et le harpiste Charles Overton avec des lignes sans paroles. Sur "Kiss Me Before I Forget", Lianne La Havas mêle sa voix à la clarinette de Shabaka, créant un charmant tressage de tons, et sur "Living", le chant multipiste d'Eska Mtungwazi s'unit aux cordes de Miguel Atwood-Ferguson pour créer une ambiance orchestrale luxuriante.

Les morceaux mettant en scène les poètes Saul Williams (qui contribue par un monologue serein à "Managing My Breath, What Fear Had Become") et Anum Iyapo (le père de Shabaka, qui déclame tendrement sur le dernier morceau de l'album "Song of the Motherland", faisant référence au titre de son propre album de 1985), ainsi que le rappeur Elucid (qui apporte des vers incisifs à "Body to Inhabit") semblent un peu moins interactifs, les voix étant placées à l'avant de l'ensemble. Mais chaque morceau laisse place à une interaction fascinante entre la flûte de Shabaka et la harpe de Charles Overton, avec Brandee Younger, une harpiste qui a apporté à l'instrument une nouvelle vague d'attention dans le jazz ces dernières années, ajoutant à la richesse de "Body to Inhabit", ainsi qu'Esperanza Spalding, qui contribue à une ligne de basse insistante. Sur "I'll Do Whatever You Want", la flûte d'André 3000 a moins d'impact que le producteur Floating Points, qui donne au morceau sa pulsation de synthé psychédélique, et le précurseur de l'ambient Laraaji, qui ajoute des excursions vocales drolatiques et un rire caractéristique à la fin.

Au milieu de ce personnel changeant, c'est l'assurance de la vision de Shabaka et la puissance de son jeu qui laissent l'impression la plus forte ( en gros, objectif atteint!) . Tout au long de Perceive Its Beauty, on l'entend sortir avec assurance des frontières non seulement du jazz, mais aussi de tout genre facilement défini, et trouver une base solide. En écoutant un morceau qui défie les catégories comme "As the Planets and the Stars Collapse" - un autre instrumental remarquable, avec son lit luxuriant de harpes et de cordes, et Shabaka soufflant dans sa flûte avec autant de muscle que de grâce - on ne regrette pas le moins du monde le ténor brillant et bruyant, ou le son d'ensemble inimitable d'un groupe tel que Sons of Kemet. L'incarnation est peut-être nouvelle, mais l'esprit sous-jacent de la musique, sa force d'animation, est tout à fait la même. Evolution bienvenue qui rouvre d’autres et plus méconnues thématique au Spiritual Jazz, mais vu d’ici et maintenant. Bon plan !

Jean- Pierre Simard, le 8/05/2024
Shabaka Hutchings -
Perceive Its Beauty, Acknowledge Its Grace - Impulse

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