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15.12.2025 à 07:00

Après la dissuasion : le nouvel âge nucléaire

Matheo Malik
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Les arsenaux nucléaires augmentent en volume et en performances — les doctrines flottent.

La dissuasion nucléaire, qui a fait l’histoire des soixante-quinze dernières années, ne semble plus savoir l’histoire qu’elle fait.

L’article Après la dissuasion : le nouvel âge nucléaire est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (10345 mots)

L’année stratégique 2025 qui s’achève est marquée par une effervescence qui s’exprime sur tous les fronts et dans tous les domaines. S’agissant des questions nucléaires, la séquence des six derniers mois a été caractérisée par une succession d’événements inédits et préoccupants : frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens en juin, présentation en septembre, lors du défilé de la Victoire à Pékin, du nouveau missile balistique chinois DF-61 1, annonce par le président Poutine du test du Bourevestnik 2, un missile de croisière à propulsion nucléaire en octobre, propos inconsidérés du président Trump sur la reprise des essais américains le même mois, tir de démonstration par la Corée du Nord 3, en novembre, d’un missile balistique de type non identifié 4.

Dans cette actualité, la France n’est pas en reste qui qualifiait le 13 novembre dernier son missile ASMPA-R — Air Sol Moyenne Portée Amélioré Rénové — pour la nouvelle version des vecteurs embarqués sur les avions Rafale des Forces aériennes stratégiques (FAS). 

S’agit-il d’une simple poussée de fièvre ? 

Ou d’une surchauffe durable des rapports de puissance entre États nucléaires qui induit des effets pour tous les autres ?

Une chose est certaine : les troubles qui affectent la sécurité mondiale depuis une décennie ont eu de graves répercussions sur l’ordre nucléaire qui, vaille que vaille, avec des aménagements, prévalait depuis la fin de la guerre froide.

En particulier en Europe. 

La guerre d’Ukraine est en effet le premier conflit ouvert à s’y dérouler en « ambiance nucléaire ».

Les forces nucléaires russes ont été mises officiellement en alerte le 27 février 2022 5, soit trois jours après l’invasion, justifiant, en écho, l’accroissement des patrouilles à la mer des sous-marins nucléaires français et britanniques. Le spectre de la menace nucléaire est ainsi revenu planer sur notre continent. 

Les gesticulations nucléaires russes qui se sont multipliées depuis bientôt quatre ans ne sont pas que simples rodomontades : ces mises en garde répétées ont bien eu des conséquences.

Les Européens et les Américains ont refusé de livrer aux Ukrainiens certains équipements ou tardé à le faire afin d’éviter une escalade du conflit. Quoique de plus en plus impliqués, ils sont en outre restés en position de non belligérants.

Par ailleurs, le comportement agressif de la Russie à l’abri de son « impunité nucléaire » fait partout réfléchir : en Asie, on redoute une manœuvre d’intimidation stratégique chinoise calquée sur le modèle russe, notamment à l’égard de Taïwan.

Les alliés des États-Unis dans l’OTAN s’interrogent à présent sur la crédibilité dissuasive du parapluie nucléaire américain en cas de nouvelle agression russe en Europe.

De nombreux pays de premier plan non nucléairement dotés, dans ce contexte anxiogène, pensent à développer des stratégies de dissuasion et de déni d’accès par des moyens conventionnels — ou non.

La France offre à ses partenaires européens, selon des modalités encore à définir, le bénéfice de sa dissuasion élargie à leurs intérêts vitaux. 

Tout change très vite.

Les arsenaux nucléaires augmentent en volume et en performances.

Les doctrines flottent.

La dissuasion nucléaire, qui a fait l’histoire des soixante-quinze dernières années, ne semble plus savoir l’histoire qu’elle fait.

L’accès de fièvre nucléaire n’est pas près de retomber : il est le symptôme d’une anarchie durable.

Louis Gautier

La donne stratégique mondiale vole en éclats

La guerre qui s’enlise en Ukraine et les conflits ayant Israël pour épicentre sont autant la cause que la conséquence d’une dégradation du contexte international qui ne fait qu’empirer. 

Les à-coups et les incohérences 6 de la politique américaine depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ont indiscutablement contribué à « insécuriser » davantage encore les relations internationales et à perturber le jeu d’équilibres stratégiques mondiaux et régionaux qui étaient déjà précaires. 

À cet égard, les doutes portant sur la garantie donnée par les États-Unis à l’OTAN et à leurs alliés partout dans le monde expliquent que le rôle et la place des armes nucléaires dans l’équation mondiale de sécurité et ses déclinaisons régionales en Europe, en Asie et au Moyen-Orient soient fortement questionnés.

Dans des pays traditionnellement réticents à l’égard des armes nucléaires ou à tout le moins très attachés à la non-prolifération comme l’Allemagne, le Japon ou la Corée du Sud, ce débat rebondit désormais dangereusement.

Le Japon, qui a refusé de signer le TIAN (Traité d’interdiction des armes nucléaires) « pour ne pas insulter l’avenir », cherche coûte que coûte à revigorer l’assurance nucléaire américaine. Mais ses efforts sont empreints d’une grande nervosité. Tout comme le sont les appels moins contrôlés de certains dirigeants sud-coréens 7 en faveur d’une voie nationale d’accès à des moyens nucléaires.

Plus proche de nous, l’ouverture d’un « dialogue stratégique » sur la dissuasion nucléaire entre l’Allemagne et la France 8 signale aussi un changement d’époque.

De façon réitérée, depuis le début de l’année, le président de la République Emmanuel Macron évoque 9 de son côté la réassurance que la dissuasion française pourrait apporter à la défense collective des Européens en cas de défaut américain. Une actualisation de la doctrine nucléaire française est d’ailleurs actuellement en préparation pour tenir compte du nouvel état des menaces et de la perspective d’une européanisation de la dissuasion française.

Elle devrait être exposée début 2026.

Au-delà des annonces circonstancielles et des mesures réactives provoquées dans le domaine nucléaire par l’agressivité russe, l’imprévisibilité américaine et l’affirmation stratégique chinoise, l’accès de fièvre nucléaire n’est pas près de retomber : il est le symptôme d’une anarchie durable. 

Depuis une décennie, en effet, le recours à la force pour régler des différends étatiques s’accroît.

Il s’affranchit désormais de tous préalables, de toutes obligations.

Ce dérèglement va persister.

Les conditions du cessez-le-feu imposées à l’Ukraine par Washington sont une prime donnée à l’agresseur russe. La poursuite par Israël de son activisme militaire, sans recherche d’une paix véritable, ne peut qu’inciter ses grands voisins au réarmement. Moscou dans son étranger proche et Pékin en mer de Chine ont abandonné leurs politiques extérieures à la logique des sphères d’influence. Sur des fondements « hyper-nationalistes », le vieux concept soviétique de la souveraineté limitée retrouve une seconde jeunesse. Les États-Unis, revenant eux-mêmes de façon assumée à la doctrine Monroe 10, semblent s’en accommoder — pour autant qu’on les laisse libres de revendiquer le Groenland ou de canonner dans les Caraïbes.

Le désordre mondial actuel auquel conduisent des rapports de puissances émancipées des cadres et des codes internationaux établis n’invalide pas pour autant la dissuasion nucléaire. 

Au contraire, elle se retrouverait aujourd’hui de nouveau au centre d’un jeu international débridé.

Comme aux heures chaudes de la Guerre froide, elle redeviendrait le principe cardinal de la sécurité mondiale, évitant la montée aux extrêmes, la contagion et l’embrasement généralisé. 

Alors que de nombreux États semblent de nouveau tentés par le passage en force, elle ne nous préserverait pas du risque de recrudescence de la guerre, mais simplement de sa généralisation. 

Car de fait, jamais, la dissuasion n’a empêché les crises ou les conflits : de la guerre de Corée à la guerre d’Ukraine, et encore en mai 2025, lors des affrontements entre l’Inde et le Pakistan 11, la dissuasion n’élimine pas les confrontations armées — elle évite seulement leur emballement, conduit à leur confinement, rationalise entre puissances nucléaires l’usage de la force. Elle est l’ultima ratio. Et c’est à ce titre qu’elle a, depuis soixante-quinze ans, joué un rôle effectif.

Ce n’est pas une leçon théorique, c’est un constat.

Le problème, c’est qu’un constat n’emporte aucune certitude pour la suite.

Car pour que les armes nucléaires conservent demain leur vertu apotropaïque et leur statut de dernier recours, encore faut-il que le jeu de la dissuasion soit géré.

Or cette gestion qui repose sur des équilibres capacitaires et suppose des comportements politiques compréhensibles est rendue plus complexe que par le passé.

Le monde nucléaire, travaillé par un double phénomène de prolifération horizontale — accroissement du nombre d’États dotés — et verticale — développement de nouveaux vecteurs — est devenu de plus en plus hétérogène.

La cohésion et l’autorité du « directoire nucléaire » que représentaient les cinq membres permanents du Conseil de sécurité pour instiller des normes de conduite et veiller au respect du Traité de non-prolifération (TNP) sont compromises par des divergences internes qui ont abouti au démantèlement ou à la dénonciation des principaux traités de désarmement nucléaire les concernant directement.

Les négociations sur de nouveaux instruments dans ce domaine sont en outre toutes dans l’impasse.

Enfin avec la diversification des armes et la diversité des acteurs nucléaires, les doctrines d’emploi — pour autant qu’elles soient explicitées — apparaissent plus difficiles à cerner. Par conséquent, le jeu de la dissuasion, qui doit ménager à parts au moins égales, pour être efficace, ambiguïté et lisibilité stratégiques, est aujourd’hui plus aléatoire qu’hier.

Le monde nucléaire est devenu de plus en plus hétérogène.

Louis Gautier

Nous sommes entrés dans le troisième âge nucléaire

Les découpages historiques sont toujours simplificateurs. Ils ont tendance à trop contraster entre elles des époques fermées sur elles-mêmes. Ils conduisent à appréhender l’histoire selon une lecture qui met en avant des moments critiques, des ruptures, des discontinuités. 

Ils présentent néanmoins le mérite d’apporter de l’intelligibilité à la succession des faits. Sans ignorer les facteurs de permanence doctrinale et technologique, on peut ainsi distinguer trois grands cycles dans l’histoire de la dissuasion nucléaire.

Pas de nouvel Hiroshima

Le premier âge correspond à la période de la Guerre froide et au cycle de l’équilibre de la terreur. Il commence avec la guerre de Corée quand, en 1951, le président Truman refuse au général Mac Arthur l’emploi de l’arme nucléaire — pas de nouvel Hiroshima. On bascule alors d’un monde où les armes nucléaires ne sont plus considérées comme des armes d’emploi — seulement différentes des autres par leur puissance dévastatrice — à une nouvelle logique. En raison même de leur considérable pouvoir de destruction, elles se voient assigner un statut spécifique : elles deviennent des armes de dissuasion qui conditionnent l’équilibre stratégique entre les deux blocs et « tétanisent » l’hypothèse d’une guerre en Europe en contribuant ailleurs au confinement des conflits conventionnels tout en toisant l’escalade. La gestion du risque, avec l’accumulation considérable d’armements nucléaires à l’Ouest et à l’Est devient d’ailleurs, après les crises de Cuba et de Berlin en 1962, un maître mot. 

Conscients de leurs responsabilités, Washington et Moscou s’engagent alors sur la voie d’une concertation qui, de la levée de doute à des mesures de confiance, aboutit à des négociations de maîtrise des armements 12 (arms control) afin de limiter, réduire, réglementer voire prohiber certaines armes dans la logique d’un maintien à parité des arsenaux nucléaires de chacun des blocs.

La dissuasion nucléaire se voit ainsi progressivement « réglée » — comme l’atteste l’issue trouvée à la crise des Euromissiles par la signature du Traité sur les Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 1987.

La gestion de la dissuasion, au cours de ce premier âge, obéissait à une logique  : celle de l’équilibre, que ce soit dans la course aux armements ou par le contrôle des armements. En dépit des affirmations nucléaires de la France et de la Chine, les maîtres du jeu restaient les États-Unis et l’Union soviétique. 

Après la guerre du Golfe : le temps de l’assagissement

Le deuxième âge débute avec la guerre du Golfe en 1991, six mois avant la fin officielle de la Guerre froide.

Comme le souligne François Mitterrand, dans une allocution préalable à l’engagement de soldats français, cette intervention militaire est alors, comme un a priori, totalement découplée de l’hypothèse nucléaire 13

Le consentement de la Russie qui n’émet pas de veto à la résolution du Conseil de sécurité approuvant l’opération contre l’Irak (Résolution 678) 14 signale un changement d’époque.

La guerre du Golfe, matrice de l’interventionnisme militaire occidental entre 1991 et 2021 et plus généralement des conflits de la période, atteste d’une émancipation générale de la manœuvre conventionnelle qui n’est plus encapsulée dans la logique de la dissuasion nucléaire.

De l’intervention en Somalie en 1992 au retrait d’Afghanistan en 2021 aucun conflit, même ceux diplomatiquement les plus contestés, comme celui du Kosovo en 1999 ou celui d’Irak en 2003, ne donne lieu à l’émission d’une quelconque manifestation dans la dimension nucléaire.

La mission de dissuasion a tendance à se replier sur la sanctuarisation des intérêts vitaux des puissances nucléaires.

Et le parapluie nucléaire américain se referme partout où il ne pleut plus — en particulier en Europe. À la place, les États-Unis proposent notamment aux pays de l’Est nouveaux entrants dans l’OTAN d’adhérer à leur projet de bouclier anti-missiles en cours de développement. Ils n’envisagent pas de déplacer plus à l’Est les armes nucléaires déployées dans l’OTAN.

La période est du reste caractérisée par une dynamique de désarmement  : désarmement unilatéral — la France, par exemple, réduit de moitié le nombre de ses têtes nucléaires, passe de trois à deux composantes stratégiques, élimine ses armes pré-stratégiques… —  ; désarmement bilatéral entre les États-Unis et la Russie avec pour l’illustrer la signature des traités SORT (Strategic Offensive Reduction Treaty) de 2002 ou New Start de 2011  ; désarmement multilatéral enfin avec la signature, à partir de 1996, par 184 États du Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICEN), celle, la même année, du traité de Pelindaba créant une zone exempte d’armes nucléaires en Afrique ou encore des discussions sur un Traité dit cut-off interdisant la production de matières fissiles pour des armes nucléaires. 

Certes, avec la qualification de l’Inde et du Pakistan comme puissances nucléaires après leurs essais de 1998, la prolifération repart et, après 2006, les programmes nord-coréen et iranien sont sources des plus vives inquiétudes. Cependant, en dépit d’échecs diplomatiques pour faire rentrer dans les rangs Téhéran et Pyongyang, la communauté internationale dans son ensemble est attachée au respect du Traité de non-prolifération (TNP) — considéré depuis la fin de la guerre froide comme la pierre angulaire de la sécurité nucléaire mondiale 15

Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité — autrement dit, les États du P5 comprenant la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie, seuls États officiellement dotés au titre du TNP — constituent on l’a dit une sorte de « directoire » de l’ordre nucléaire mondial conformément aux responsabilités que les traités leur confient. Au cours de ce deuxième âge nucléaire, la stabilité mondiale repose ainsi sur un continuum stratégique de sécurité maintenu entre grandes puissances nucléaires.

La clef de voûte de cette stabilité est évidemment la supériorité militaire incontestée des États-Unis. Durant cette période, on assiste au recentrage des outils de la dissuasion sur la sanctuarisation des intérêts vitaux des États nucléaires.

Ce recentrage est autant doctrinal que le produit de la réduction des stocks d’armes. À aucun moment l’aggravation d’un des nombreux conflits de la période ou les déséquilibres potentiellement induits au niveau régional, au Moyen-Orient ou en Asie, par la prolifération, n’a mis la paix mondiale en péril. De 1991 à 2022, aucun des cinq États nucléaires officiellement dotés n’a brandi la menace nucléaire.

Durant le deuxième âge nucléaire — en tout cas au cours des deux premières décennies 1990 et 2000 — la dissuasion nucléaire repose donc sur une stabilisation des relations stratégiques entre pôles de puissance et sur une convergence de vues au sein du P5 en faveur du désarmement et de la non-prolifération.

L’ordre nucléaire assagi qui succéda à celui de la Guerre froide se dégrade toutefois depuis une quinzaine d’années, insidieusement d’abord, puis de façon accélérée.

Le symptôme de cette dégradation est la dénonciation par les États-Unis et la Russie — avec une accélération sous le premier mandat de Donald Trump (2017-2021) — des traités de dénucléarisation les concernant directement (FNI en 2019) ou indirectement (retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, ou JCPOA, en 2018).

La guerre en Ukraine marque une césure dans cette chronique.

Une modernisation de tous les arsenaux nucléaires est en cours ou projetée à l’horizon des deux prochaines décennies.

Louis Gautier

L’état des lieux nucléaire après l’Ukraine

Avec la mise en alerte des forces stratégiques russes déjà évoquée, le monde bascule dans une autre époque.

Nous sommes entrés dans un troisième âge nucléaire.

Certains analystes réfutent ce découpage historique — préférant insister sur les éléments de continuité qui surplombent l’histoire de la dissuasion nucléaire.

Depuis Hiroshima, il est vrai, le tabou de l’interdit nucléaire n’a pas été brisé et le cas de l’Ukraine tendrait plutôt à confirmer le rôle de la dissuasion dans la limitation des conflits. 

Malgré les écarts de vocabulaire et les provocations, le discours russe respecterait ainsi la grammaire classique de la dissuasion.

La mise sous pression par Poutine de ses adversaires européens ne serait pas différente de celle pratiquée autrefois par Moscou dans les crises de 1962 ou 1983. Les États-Unis et la Russie, depuis le début du conflit ukrainien, maintiennent en effet un dialogue permettant de fixer certains seuils, d’éviter toute erreur d’appréciation et de « déconflicter » certaines actions.

Même si ces observations sont justes, elles rassurent alors qu’il faudrait au contraire s’inquiéter du trop-plein nucléaire qui menace l’efficacité même de la dissuasion dans la suite du XXIe siècle.

Le troisième âge nucléaire est en effet caractérisé par la reprise d’une course aux armements effrénée, la compétition stratégique entre blocs de puissances et un relâchement des disciplines de prudence jusque-là fortement intériorisées par les États nucléaires.

L’équation nucléaire tombe-t-elle encore juste ?

Contrairement à certaines spéculations irénistes des années 1990 dénoncées, en leur temps, par Thérèse Delpech 16, le XXIe siècle n’est donc pas « post-nucléaire » mais s’annonce plutôt comme « trop nucléaire ».

Au cours des dernières années, la communauté internationale n’a pas été en mesure d’arrêter la « course à la bombe » de la Corée du Nord.

Les frappes américaines contre les sites iraniens en 2025 ont certes compromis pour un temps le programme iranien mais ne l’ont pas définitivement réduit à quia.

Surtout, ces attaques préemptives ont autant servi de leçon qu’elles risquent de servir de modèle à des actions inopinées de même type ou, pour s’en prémunir, à se doter de moyens au service de stratégies de déni d’accès.

Le troisième âge nucléaire ne peut être décorrélé d’une frénétique reprise de la course aux armements sur fond de tensions mondiales très vives. La compétition agressive entre grandes puissances conduit celles qui en détiennent à accélérer la modernisation de leurs armements nucléaires et les autres à acquérir des moyens stratégiques lourds — à l’instar du projet de « dôme » anti-missiles allemand en amorce de phase opérationnelle ou des programmes de sous-marins à propulsion nucléaire dont se dotent l’Australie ou la Corée du Sud.

Dans le domaine des armements nucléaires, une modernisation de tous les arsenaux est en cours ou projetée à l’horizon des deux prochaines décennies.

Les objectifs de cette modernisation sont d’augmenter les performances des armes et des vecteurs nucléaires — furtivité, vélocité, précision, allonge et emport — ou d’en faire varier la manœuvrabilité et l’adaptabilité afin de disposer d’une gamme plus diversifiée d’outils donc d’usages — portée, charge, programmation et recalage, trajectoire extra-atmosphérique et croisière atmosphérique des missiles. 

À l’horizon de 2035-2045, la donne nucléaire sera donc profondément transformée.

Au sein du groupe des États nucléaires dotés — Chine, Corée du Nord, États-Unis, France, Inde, Israël, Pakistan, Royaume-Uni, Russie — en fonction des dynamiques de rattrapages capacitaires et/ou de sauts technologiques réussis quoiqu’encore incertains, la situation sera plus contrastée que par le passé. La différenciation entre les acteurs nucléaires résultera moins des effets quantitatifs que qualitatifs de la prolifération verticale 17. Même si la taille des arsenaux augmente de nouveau et si le nombre de têtes nucléaires déployées croît sur la période récente comme en Chine — 1000 têtes à l’horizon 2030 contre 410 en 2023 — ce qui compte vraiment, ce sont les performances intrinsèques des futures armes ainsi que celles des moyens affectés à la mission nucléaire — cloud de combat dédié, emploi de l’IA, systèmes de guidage et de transmission, drones d’accompagnement et leurres…

À cet égard, l’utilisation de l’IA dans la préparation et la mission nucléaires peut être un avantage considérable mais aussi exposer au pire — par exemple en cas d’empoisonnement ou de biais accidentel contaminant les algorithmes 18

Plusieurs tendances caractérisent les évolutions actuelles : la remontée en gamme des triades nucléaires américaines 19, russes 20 et chinoises 21, mais aussi, des composantes françaises 22, britanniques 23 et indiennes  ; la diversification des panoplies nucléaires couplée à une diversification des scénarios d’emploi  ; la convergence technologique entre missiles conventionnels et missiles nucléaires, à l’instar des missiles multi-rôle de la famille Kalibr ou Iskander utilisés avec des charges classiques par les Russes en Ukraine.

Le développement des programmes de missiles hypersoniques américains, russes, chinois, français constitue à cet égard une évolution clef : ces vecteurs mis en œuvre pour frapper dans la profondeur peuvent être alternativement équipés de têtes conventionnelles ou nucléaires — ce qui vient évidemment brouiller le statut de ces armes autrefois clairement affectées. 

Le tir à blanc d’un missile Oreshnik russe sur la ville de Dnipro le 21 novembre 2024, l’évocation le 26 octobre 2025 par Vladimir Poutine du missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevesnik 9M730, puis, dans la foulée, d’un essai de torpille lourde autonome thermonucléaire Status-6 Poséidon, sème encore un peu plus la confusion dans le jeu de la dissuasion. Toutes ces armes « exotiques » russes, que certains appellent les « armes du manège » 24, semblent en effet avoir pour finalité non la dissuasion, mais l’intimidation.

La dissuasion, c’est menacer l’autre pour l’empêcher de faire, l’intimidation c’est menacer l’autre pour le contraindre à céder.

Dans cette logique d’intimidation, le risque du chantage nucléaire est que la menace terrifie sans être suffisamment prise au sérieux.

Pour que la dissuasion fonctionne, il faut se comprendre et — pour les rationaliser — pouvoir « bilatéraliser » les risques. La dissuasion fonctionne bien à deux — URSS-États-Unis, Inde-Pakistan, Chine-États-Unis — et quand les tiers s’alignent derrière les protagonistes — la France et le Royaume-Uni derrière les États-Unis lors des crises de la guerre froide — ou s’abstiennent — comme la Chine durant ces mêmes crises.

Mais il est aujourd’hui difficile, à neuf États dotés, de modéliser l’équation nucléaire globale — et même de faire des équations nucléaires régionales en pleine évolution d’un point de vue capacitaire et alors que les disciplines d’alliance et de désarmement sont dans la torpeur.

On constate aussi une divergence accrue des doctrines entre États nucléaires en partie liée à l’évolution parallèle des armements conventionnels et nucléaires sur lesquelles elles s’appuient.

Une analyse comparative des doctrines des États nucléaires montre ainsi qu’elles sont entre elles de moins en moins appariées et particulièrement taiseuses sur les concepts d’emploi des nouvelles armes entrant en service dans les forces stratégiques.

Dans le même temps, l’activité des diverses instances de négociation sur les questions nucléaires — AIEA, OTICE, Conférence du désarmement et Groupe d’experts de l’ONU… — est au point mort. Seuls des échanges au sein des cadres de concertation que constituent le P3 — États-Unis, France, Royaume-Uni — et le P5 sont maintenus — mais sans agenda autre que de court terme et en cas de crise.

Dans le troisième âge nucléaire, il n’y a plus ni chefs de file, ni directoire.

Dans un monde désorienté et drogué au réarmement, l’équation nucléaire apparaît difficile à pondérer et faiblement tempérée.

Sortir de l’inquiétude stratégique européenne

C’est dans ce contexte que les Européens, somnolents depuis la fin de la Guerre froide, se réveillent enfin de leur torpeur stratégique après avoir coup sur coup subi deux électrochocs  : l’attaque de l’Ukraine par la Russie en 2022 puis l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis en 2025.

Ils semblent revenus désormais d’une commune imprudence qui leur avait fait oublier que les États, pour survivre, doivent d’abord connaître leurs ennemis et ne se reconnaître ensuite aucun protecteur.

La décision prise par le général de Gaulle de doter la France d’une force de dissuasion propre se fondait d’ailleurs sur ce postulat — comme le projet d’une défense européenne commune porté par la France depuis le traité de Maastricht. Par rapport au désintérêt pour les questions nucléaires manifesté hier, le moment est suffisamment inquiétant pour que l’épineuse question de la protection par les armes nucléaires de la sécurité européenne puisse être abordée avec nos partenaires de façon positive. 

Dans le troisième âge nucléaire, il n’y a plus ni chefs de file, ni directoire.

Louis Gautier

Jusqu’à présent, à chaque fois que la question de l’effectivité de l’assurance américaine ou de la réassurance britannique et française s’était trouvée posée, le débat avait toujours tourné court.

Les ouvertures pratiquées par la France depuis 1991 ont été peu couronnées de succès.

La coopération avec les Britanniques a vite marqué le pas 25.

Les propositions de concertation avec les Allemands n’ont jamais prospéré 26.

Jusqu’à présent les offres françaises n’avaient pas trouvé d’écho à la hauteur du défi pour la sécurité européenne 27

Le discours du Président Emmanuel Macron devant la 27e promotion de l’École de Guerre, le 7 février 2020, rappelant que la dissuasion nucléaire française était de facto un élément d’une dissuasion européenne et proposant d’en débattre plus concrètement n’avait guère suscité de réactions autres que poliment intéressées dans la plupart des chancelleries de l’Union.

La guerre d’Ukraine a changé le simple intérêt en sujet d’attention depuis 2022 — et même en attente au cours de l’année écoulée.

En raison des craintes suscitées par les gesticulations nucléaires russes dans le conflit ukrainien, les esprits ont plus évolué en trois ans qu’en trente.

Nos partenaires attendent maintenant de la France qu’elle précise ses intentions concernant le rôle effectif que ses forces stratégiques pourraient jouer dans la protection de l’Europe. 

Que la question de la dissuasion revienne au cœur du débat de sécurité européen est une bonne chose. Qu’à Berlin, Vilnius ou Varsovie on envisage désormais que les moyens de dissuasion français et britanniques puissent être une alternative plausible au parapluie nucléaire américain montre assez l’inquiétude actuelle d’un risque de défaut des États Unis dans l’OTAN.

Il convient maintenant d’avancer en faisant aussi comprendre à ces partenaires que l’offre de service française ne peut pas être à sens unique mais qu’elle suppose de leur part une adhésion à certains principes et des contributions en retour. Dans cette affaire, surtout avant qu’elle ne prenne tournure, il faut veiller à ne pas fragiliser la crédibilité de la dissuasion française — qui devra se garder de trop en promettre.

L’européanisation de la dissuasion nucléaire française est un sujet trop sérieux, trop existentiel pour que l’on puisse, en cette matière, tolérer l’improvisation. 

La dimension européenne de la dissuasion française

Les fondements de la dissuasion nucléaire française sont l’indépendance de la posture et la souveraineté des choix.

La mission première des forces stratégiques françaises est de garantir la survie de la nation.

Pour autant, une « dimension européenne » de la dissuasion nucléaire française a toujours été reconnue.

Elle fut régulièrement évoquée par les présidents de la République successifs, au cours des trente-cinq dernières années — en particulier par François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande.

Dans son discours d’Istres en 2015, ce dernier exposait ainsi que la définition des « intérêts vitaux de la France ne saurait être limitée à la seule échelle nationale », qu’ils ont une dimension européenne, et que « l’existence d’une dissuasion nucléaire française apporte une contribution forte et essentielle à l’Europe ».

La question de l’élargissement de la dissuasion française n’est donc pas un péché contre l’esprit. La France, a toujours considéré que sa force de frappe contribuait à la protection du territoire européen. De même, elle a toujours considéré que les moyens militaires de ses alliés contribuaient à la crédibilité de sa dissuasion. La déclaration franco-britannique dite des Chequers de 1995 établissait même déjà une solidarité entre les intérêts vitaux de la France et ceux du Royaume-Uni. Cette interprétation selon laquelle la définition des intérêts vitaux de la France peut incorporer la protection du territoire et de la population de ses plus proches partenaires est donc ancienne.

Les propositions réitérées en 2024 et 2025 du président Emmanuel Macron 28 vont cependant plus loin — en franco-britannique d’abord, mais plus généralement à l’égard de nos autres partenaires, notamment l’Allemagne.

Le 10 juillet 2025, les dirigeants français et britanniques ont en effet annoncé dans la Déclaration de Northwood que « si [leurs] forces nucléaires sont indépendantes, elles peuvent être coordonnées ».

Quinze ans après le traité de Lancaster House de 2010 29, Paris et Londres, en créant un groupe de pilotage nucléaire, franchissaient une étape pour organiser une coordination opérationnelle, non plus seulement circonstancielle comme quand simultanément en 2022 les deux pays avaient renforcé leur patrouille de SNLE, mais dans la durée cette fois. C’est du moins l’avancée que l’on suppose recherchée par cet accord.

Mais une chose est l’extension de la coopération entre deux puissances nucléaires pour maximiser l’effet dissuasif de la présence à la mer de leurs SNLE, jusqu’à pouvoir envisager de jumeler des patrouilles ; une autre l’élargissement des forces de dissuasion françaises et éventuellement britanniques à la sécurisation de l’espace européen dans son entier.

Il s’agit là d’une hypothèse audacieuse qui, pour ce qui concerne la dissuasion française, demande à être clarifiée à partir des critères politiques, doctrinaux, opérationnels et capacitaires qui lui sont propres.

On ne voit pas comment l’élargissement de la dissuasion française à d’autres intérêts vitaux que ceux de la France pourrait laisser sans interrogation ni réexamen le principe d’autonomie et des concepts doctrinaux comme ceux de la « stricte suffisance » et de l’« ultime avertissement », l’articulation des moyens français avec les forces nucléaires de l’OTAN 30, voire la compatibilité des doctrines d’emploi et, enfin, la nature des épaulements stratégiques et capacitaires apportés par nos partenaires.

Si l’on veut entrer dans la discussion sereinement pour la France et dans la franchise pour nos partenaires, il faut donc d’emblée placer des lignes rouges.

« Européanisation » : lignes rouges et hypothèses

Tout d’abord, la dissuasion française élargie n’est pas une dissuasion partagée.

Sauf à en ruiner la crédibilité, il ne saurait être question de partager avec quiconque la fabrication, la détention, ni l’ordre de mise à feu des missiles nucléaires français. 

L’autonomie de la dissuasion requiert en outre, au plan industriel et des programmes d’équipement, la maîtrise complète des circuits de production et de la chaîne de valeur nécessaire au développement et au déploiement en toute indépendance des armes nucléaires, de leurs vecteurs et de leurs porteurs — la question de la maîtrise d’œuvre du NGF et du cloud de combat dans le SCAF à cet égard est loin d’être accessoire.

Cela posé, deux pistes peuvent être explorées.

La première est doctrinale et concerne les choix de politiques militaires de nos partenaires européens. 

Une concertation sur l‘environnement de sécurité, les éléments de doctrine, les procédures d’alertes et — le moment venu — sur la définition théorique de l’éventail des frappes devrait pouvoir être engagée. Mais cette concertation n’a aucune chance d’aboutir si les postures stratégiques des partenaires avec qui nous pourrions avoir un tel dialogue ne convergeaient vers la définition progressive d’un contrat commun de sécurité collective et une mise en cohérence capacitaire.

Comment initier ces discussions avec méthode  ? Une chose est certaine  : en termes de cadre, il ne faut surtout pas intégrer le Groupe des plans nucléaires de l’OTAN (NPG). Ce qui, hier, était déjà une mauvaise idée tant ce groupe manque de réelle consistance, serait politiquement et symboliquement dévastateur aujourd’hui et totalement contraire à l’essence même de l’initiative qui est d’asseoir l’autonomie stratégique de l’Europe. Du reste, imagine-t-on, aujourd’hui, parler de dissuasion avec les Turcs ?

Il faut donc, pour de premiers échanges au niveau des experts de quelques États parties prenantes, un cadre ad hoc exclusif, entre gens de confiance.

La deuxième piste à explorer est capacitaire et opérationnelle.

La dissuasion nucléaire est un domaine à part des politiques de défense, pour autant, ce n’est pas une dimension suspendue dans le vide.

On ne passe pas d’un tir au canon d’artillerie à l’emploi de la bombe atomique.

L’arme nucléaire s’inscrit dans une continuité stratégique et opérationnelle comme un
éléments de rupture : c’est une arme d’ultime recours, ce qui veut dire que d’autres sont
supposées avoir parlé avant elle.

Actuellement, la dissuasion française se place — à part et en creux — à côté des moyens militaires européens et américains qui, dans l’OTAN, assurent la sécurité collective des Alliés. 

Si la garantie américaine venait à manquer et que l’Alliance périclitait, avant d’élargir la dissuasion, il faudrait en reconsidérer l’adossement — et sans doute aussi en adapter les moyens.

Notre dissuasion doit pouvoir s’inscrire dans un système de protection européen multicouches à bâtir qui suppose, à côté des armes nucléaires, de détenir collectivement des équipements du haut du spectre — notamment spatiaux, des missiles conventionnels lourds et de plus long rayon d’action, des moyens de défense anti-missiles…

Autrement dit : il s’agit de pouvoir opposer à tout adversaire agressif, d’abord préventivement et pour le dissuader, une réponse stratégique globale.

S’agissant des moyens, avec un stock d’armes nucléaires opérationnelles de l’ordre de 290 pour la France et 240 pour le Royaume-Uni, la question est moins celle du nombre que de leur qualité, de leurs performances et de leur flexibilité d’emploi.

La dissuasion française élargie n’est pas une dissuasion partagée.

Louis Gautier

La France, en passe de renouveler ses composantes avec une troisième génération de la Force océanique stratégique (FOSt) et des FAS, dispose et disposera demain de forces stratégiques modernisées aux meilleurs standards 31.

Mais ces forces sont calibrées pour exercer une pression conforme à une doctrine purement dissuasive et de stricte suffisance qui n’envisage le franchissement du seuil nucléaire que dans des situations extrêmes, des cas limites.

Les gesticulations auxquelles s’est livrée la Russie en Ukraine, en particulier avec le tir à blanc sur Dnipro le 21 novembre 2024 d’un missile balistique de portée intermédiaire doivent-elles entraîner d’autres évolutions de notre arsenal nucléaire ?

Faut-il envisager de se doter, en partenariat, d’un autre type de missile au double standard conventionnel et nucléaire permettant des frappes dans la profondeur ?

Comment combiner cette évolution éventuelle de notre posture avec l’ouverture, demain souhaitable et quand ce sera opportun avec la Russie, de négociations relatives à la limitation de la menace nucléaire sur notre continent et à son équation de sécurité future ?

Au plan opérationnel, des épaulements sont aussi envisageables, comme le préfigure l’exercice conduit avec un avion ravitailleur italien en 2022. Un premier axe de coopération pourrait porter sur le soutien aux missions des FAS et la Composante nucléaire aéroportée (CNA), nos partenaires fournissant une partie des moyens d’accompagnement nucléaire et augmentant ainsi la capacité de pénétration du raid nucléaire.

La participation de moyens aériens européens à la réalisation de la mission nucléaire permettrait de traiter au préalable systématiquement des points névralgiques adverses, de relever ou compléter les aéronefs d’escorte ou de ravitaillement en vol.

Comme à l’OTAN, il pourrait être, un jour ainsi envisageable de confier à des pilotes européens, par exemple allemands ou polonais, la responsabilité de mettre en œuvre les moyens d’environnement de la mission nucléaire. 

On peut aussi par le stationnement au sol des avions des FAS ou leur déploiement dans les espaces aériens de nos alliés rendre manifeste et tangible l’européanisation de la couverture de la dissuasion française.

Les marines européennes pourraient aussi contribuer à la protection avancée des SNLE de la FOSt française et de la Royal Navy britannique. Plusieurs États européens — Allemagne, Norvège, Pays-Bas — viennent en effet d’effectuer des investissements notables dans la lutte anti-sous-marine et anti-surface 32.

Si une crise venait à survenir avec la Russie, ces bâtiments en complément des moyens français et britanniques déjà déployés sur zone pourraient venir chasser les intrus voire en découdre avec des forces hostiles loin des bases de la France en particulier au nord de la Manche dans les passes stratégiques de la Baltique et de la mer du Nord 33.

Si le nombre des vecteurs embarqués à bord des SNLE français et britanniques est jugé suffisant par Londres et Paris pour infliger des dommages inacceptables à un adversaire qui s’en prendrait à nos intérêts vitaux, l’accroissement d’un bâtiment pour chacune des deux flottes aujourd’hui calibrées à quatre SNLE permettrait d’assurer en permanence au moins trois SNLE à la mer.

La coordination franco-britannique annoncée par la déclaration de Northwood crédibilise en outre l’option d’une réponse coordonnée en cas d’attaque majeure visant le territoire européen et non seulement l’un des deux pays.

Il s’agit avant tout de rendre incommensurables par l’adversaire les probabilités de frappe et les coups au but.

Coordonner plus systématiquement les temps de présence à la mer des SNLE britanniques et français semble donc un objectif réaliste et raisonnable.

En revanche, en raison de l’étroite coopération existante entre Américains et Britanniques sur les vecteurs, on ne peut envisager d’étendre le partenariat franco-britannique ni aux technologies ni aux armes elles-mêmes.

Toute la difficulté de l’élargissement de sa dissuasion pour la France est de ne pas lui faire perdre en crédibilité et de gagner en robustesse par des coopérations avec ses partenaires. 

Pour Paris comme pour ses partenaires européens, qui s’engageraient solidairement dans l’entreprise, ce qui compte est d’abord et avant tout le rétablissement d’un rapport de force dissuasif avec la Russie.

*

Dans le contexte politique, géostratégique et militaire actuel, la proposition d’un élargissement européen de notre dissuasion nucléaire mérite d’abord un accueil positif, ensuite un examen sérieux et s’entend enfin sous certaines conditions.

Jamais la France, par une frappe nucléaire d’envergure, ne jouera son va-tout si sa survie comme nation n’est pas également en cause.

Jamais elle ne pourra transiger sur l’autonomie des moyens de la dissuasion, ni sur le caractère souverain de la chaîne de commandement.

En revanche, l’européanisation de sa dissuasion procure à celle-ci de la profondeur de champ et de la robustesse.

Enfin elle contribue au rééquilibrage des rapports de forces en Europe et, en cas de guerre déclarée, à éviter que les hostilités ne débouchent sur une lutte à mort. N’oublions pas que c’est protégé par la dissuasion que le territoire russe est ainsi resté à l’abri de frappes très sévères depuis le début de la guerre d’Ukraine.

Selon cette grammaire — et à condition que le rapport des forces conventionnelles et nucléaires européennes soit globalement convaincant vis-à-vis d’un ennemi potentiel — les armes nucléaires françaises peuvent remplir un rôle historique : contribuer à une stratégie de déni d’accès élargie à la protection du territoire et des populations de l’Union.

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12.12.2025 à 14:40

Par où Poutine attaquera-t-il l’Europe ?

Matheo Malik
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Zilupe.

Ce nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, c’est par cette petite ville lettone que les armées de Poutine seraient le plus susceptibles d’effectuer une percée dans l’OTAN.

Moscou connaît nos maillons faibles — et nous ne les protégeons pas assez.

De la Lettonie au Svalbard, cartographie des points fragiles que la Russie pourrait essayer de briser en 2026.

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Texte intégral (7425 mots)

Pour éviter les écueils du rassurisme et de l’alarmisme, il faut toujours partir des faits : Poutine menace clairement et directement l’Europeet nous ne sommes pas prêts. Dans cette période d’incertitude, notre rédaction indépendante et européenne ne peut se développer que grâce à vous, nos lectrices et lecteurs : découvrez toutes nos offres pour nous soutenir en vous abonnant au Grand Continent

Soixante-cinq kilomètres. C’est la distance qui sépare la frontière du Bélarus de celle de l’enclave russe de Kaliningrad. Cette zone entre la Pologne et la Lituanie — dite corridor de Suwalki — assure la continuité territoriale du cœur de l’Union européenne, « de Lisbonne à Tallinn » ; elle constitue le seul lien continental de l’Alliance atlantique avec les trois républiques baltes. 

Depuis 2015, la région est l’objet de toutes les attentions.

Cette année-là, un article de Paul McLeary compare le corridor de Suwalki à la « trouée de Fulda » qui avait, pendant la Guerre froide, concentré une grande part des peurs d’une invasion par les forces du Pacte de Varsovie 34.

Depuis l’installation en 2016 de brigades multinationales de l’Alliance dans cette zone 35, on imagine que les forces russes massées au Bélarus, auraient pour plan, dès le début d’une guerre contre l’OTAN, de traverser ce corridor. Dans le même mouvement, elles pourraient désenclaver Kaliningrad et couper les pays baltes du reste de l’alliance, ce qui faciliterait leur invasion ultérieure 36.

Plus récemment, les projets de « murs » contre les drones sur le flanc Est de l’Europe envisagent d’automatiser la détection et la neutralisation des « forces ennemies massées dans le corridor de Suwalki » 37.

Les Russes nous feront-ils cependant la faveur d’attaquer là où nous les attendons ?

Ou faut-il chercher ailleurs le maillon faible ?

Et d’ailleurs, le maillon faible de quoi ?

Le plan Suwalki : une stratégie de Guerre froide ?

Pendant la Guerre froide, lorsque les craintes se concentraient sur la vulnérabilité de la trouée de Fulda, le scénario de référence d’un conflit contre le Pacte de Varsovie était celui d’un déferlement de l’armée rouge et de ses alliés sur l’Europe occidentale — plus ou moins précédé d’emploi d’armes nucléaires.

À cette époque, l’URSS disposait des moyens et des effectifs pour envisager la conquête de l’Europe, tout en assumant le risque d’apocalypse ; il n’y a guère que trois-cents kilomètres entre la frontière tchèque et le Rhin.

Au même moment, le risque d’un Hamburg Grab 38 était bien compris : l’OTAN envisageait que les Soviétiques tentent une prise de gage territorial limitée, qui « testerait » la résolution de l’Alliance et pourrait exposer le manque de volonté américaine de s’engager pour une « simple ville allemande ».

Cette raison fut l’une de celles qui justifièrent le maintien d’une défense de l’avant, à la fois puissante mais très exposée, au plus près du rideau de fer. L’Alliance assumait une plus grande vulnérabilité initiale en cas — peu probable — de guerre totale, en échange d’une limitation du risque — plus probable — de prise de gage territorial. 

Par analogie, il peut donc être tentant de penser que le corridor de Suwalki constituerait notre nouvelle trouée de Fulda : sa prise permettrait de diviser l’alliance en deux ; elle constituerait un test majeur pour nos forces conventionnelles et permettrait à la Russie d’engager le conflit dans des termes favorables.

À Moscou, les siloviki pourraient profiter du « moment trumpien » pour tenter de faire vaciller l’OTAN et l’Union.

Stéphane Audrand

Est-il cependant vraiment dans la stratégie de la Russie d’engager une lutte du fort au fort en frappant là où on l’attend ?

Une attaque massive dans cette région entraînerait en effet inéluctablement la Pologne dans le conflit. Elle constituerait un électrochoc majeur pour l’OTAN et pour l’Europe en mettant en danger la totalité des forces de réassurance présentes dans les pays baltes. Pour toute administration américaine, elle risquerait de représenter une menace telle qu’elle ne pourrait être ignorée.

Face à une Pologne qui alignera bientôt la première armée de terre d’Europe 39, une telle attaque impliquerait pour la Russie d’engager un corps de bataille tout au bout du Bélarus, avec un ravitaillement très dépendant de l’axe Hrodna–Minsk, exposé le long de la frontière lituanienne.

Elle justifierait toutes les attaques envisageables sur Kaliningrad ; le cœur du conflit pourrait se situer en aval de l’enclave — les forces russes rencontrant une résistance à mi-chemin.

Touchant la Lituanie où stationne la brigade sous commandement allemand, l’invasion entraînerait Berlin dans la guerre — ce alors que l’Allemagne, selon les conditions politiques qui prévalent, pourrait être tenue à l’écart d’une confrontation armée.

Enfin, le terrain du corridor de Suwalki est peu adapté à ce qu’est devenue l’armée russe aujourd’hui : une force qui s’appuie sur ses drones et son infanterie devrait envahir une zone boisée — moins propice aux drones — et aux sols peu porteurs dans lesquels l’infanterie risquerait de s’enliser 40.

En d’autres termes, attaquer par le corridor de Suwalki serait pour la Russie un immense risque politique et militaire.

Certes, depuis février 2022, on ne peut exclure un comportement en apparence suicidaire de la part du pouvoir russe — dont la rationalité et la culture stratégique diffèrent beaucoup des nôtres. Pourtant, même avec une grille de lecture adaptée, il semble que la probabilité d’attaque contre le corridor soit tout de même assez faible au regard des objectifs de Vladimir Poutine.

Affaiblir l’Union plutôt que de conquérir des territoires

À court terme, la cible du pouvoir russe actuel vis-à-vis de l’Europe n’est pas la conquête territoriale mais bien l’affaiblissement de l’Union elle-même en tant qu’institution.

Cela vaut aussi pour l’OTAN : en tant qu’organisations qui réunissent des États plus faibles que la Russie pour créer une force collective qui lui est supérieure, ces institutions constituent notre « centre de gravité ». Que ces deux institutions s’effondrent et la Russie se retrouvera en position de force face à chacun des anciens membres — capable de dicter son agenda de domination impériale à des nations dont la solidarité aura été testée et mise en échec.

Le bénéfice est double : sur son territoire, la fédération de Russie effacerait toute alternative désirable pour les peuples qui la constituent ; à l’étranger, elle détruirait deux des piliers d’un ordre international fondé sur le droit : la légitime défense collective et le respect des frontières et de la souveraineté des nations — grandes ou petites 41.

Comment s’y prendre pour détruire une institution ?

Le moyen est simple : il s’agit de tester sa solidité face à une crise qu’elle est supposée savoir gérer — en manœuvrant pour qu’elle échoue.

À cette fin, il est inutile d’infliger d’immenses destructions humaines ou matérielles : un échec politique suffit.

Dans le cas de l’Union comme de l’OTAN, la solidarité des membres est le fondement de l’institution, inscrit dans les textes fondateurs comme un acte de foi. Pourtant, si cette solidarité pendant la Guerre froide était généralement forte entre Européens, l’arrimage des États-Unis a toujours constitué un point de vigilance sur notre rive de l’Atlantique.

À chaque crise, du blocus de Berlin aux Euromissiles, l’Alliance a toujours présenté un front relativement uni : le leadership américain était sans équivoque pour promettre un engagement et des représailles en cas d’attaque contre l’Europe — même si leur forme et leur intensité s’inscrivaient dans une certaine ambiguïté stratégique.

Cette fermeté n’a pas disparu avec la Guerre froide. En 2014, après l’invasion de la Crimée et sans attendre une réponse collective de l’Alliance, les États-Unis avaient immédiatement envoyé des forces et fait preuve de leadership pour organiser la réponse collective qui fondait la dissuasion sur la réassurance 42. Une telle réaction avait redonné du crédit à une administration Obama — dont on avait pu douter compte tenu de son orientation en faveur de l’Asie et du désarmement nucléaire.

En 2025, avec Donald Trump à la Maison-Blanche, la situation est radicalement différente. 

Malgré leur incapacité à triompher en Ukraine, les siloviki au pouvoir à Moscou pourraient profiter du « moment trumpien » pour tenter de faire vaciller l’OTAN et l’Union.

Pour ce faire, il leur faut trouver un objectif qui remplisse plusieurs critères.

D’abord, le but visé doit être suffisamment important pour être significatif à beaucoup d’Européens — mais aussi assez peu critique pour que l’administration Trump ait toutes les raisons de refuser un engagement.

Ensuite, il doit dans l’idéal ne pas justifier, aux yeux de nombreux Européens, que ceux-ci risquent une guerre contre la Russie.

Enfin, l’objectif doit être propice à l’application de la doctrine russe de « guerre d’un niveau supérieur » fondée sur le contournement de la lutte armée — et qui fait de la guerre un phénomène à la fois permanent, protéiforme et hybride, dans lequel le combat n’est qu’une phase parmi d’autres de l’action destinée à soumettre l’adversaire 43.

Où frappera la Russie ? Les options à écarter

À l’aune de ces critères, on peut faire l’hypothèse que le corridor de Suwalki serait un « trop gros morceau ».

Ce corridor est à la fois trop consensuel pour les Européens et trop difficile à ignorer pour les Américains.

La Lituanie n’est pas un pays propice pour des actions d’ingérence russes, et tenir la Pologne et l’Allemagne hors du conflit devrait pour la Russie être une priorité ; du reste, le terrain n’est pas favorable et les voies de communication seraient exposées.

Pour Moscou, le pari est risqué — politiquement et militairement.

L’hypothèse estonienne

De même, la ville de Narva, en Estonie, régulièrement citée aux côtés de Suwalki comme pouvant faire l’objet d’une tentative de prise de gage territorial, constitue également une cible difficile — même si on a pu la comparer à Dantzig en se demandant s’il fallait « mourir pour Narva » 44.

Certes, la ville jouxte la frontière — une position propice pour une attaque surprise — et elle abrite des minorités linguistiques russophones pouvant être instrumentalisées — ce qui facilite les actions d’ingérence et de manipulation politique. Sur le plan logistique, la Russie pourrait par ailleurs utiliser ses lignes intérieures et serait moins exposée à des manœuvres sur ses flancs tout en bénéficiant de ses bulles de déni d’accès nationales.

D’autres raisons peuvent cependant dissuader Moscou d’attaquer par ce côté : l’Estonie abrite le groupe de combat de l’OTAN dirigé par les Britanniques, au sein duquel se trouve le groupement français. La perspective d’affronter, au premier jour et à la première heure des combats, les troupes des deux puissances nucléaires européennes constitue un facteur défavorable — tant par leur qualité que par les risques d’escalade.

Tout aussi défavorable est la perspective de voir la Finlande intervenir, pays très proche de l’Estonie, disposant d’une armée considérable et autonome, et qui pourrait rapidement miner les eaux devant Saint-Pétersbourg, paralysant — enfin — la flotte des pétroliers russes.

Si cela ne suffisait pas, l’Estonie elle-même fait des efforts considérables pour améliorer sa défense nationale : elle pourrait devenir une « abeille pouvant paralyser un éléphant » pour reprendre les mots de son ministre de la Défense dans ces pages.

Attaquer par le Nord

Les scénarios d’attaque évoquent parfois le Finnmark norvégien. Il serait cependant pour la Russie une option délicate.

Certes, par le passé, la Russie a été soupçonnée d’encourager au Finnmark des mouvements d’espionnage. Elle a aussi tenté d’y entretenir une influence via des actions pseudo-mémorielles 45.

La société norvégienne est cependant très soudée et la Finlande proche serait disposée à intervenir. Du reste, les actions russes devraient partir de la péninsule de Kola — l’un des bastions de la dissuasion nucléaire — notamment par la présence de bases abritant des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

Ce qui est plus important, c’est qu’on voit mal quel récit Moscou pourrait mobiliser pour justifier une invasion du Finnmark, au-delà de la rhétorique classique qui consiste à dire que la seule présence de l’OTAN près de sa frontière constitue une menace.

En cas de crise déjà entamée, une action dans cette zone aurait tout au plus un potentiel de diversion important, en neutralisant une grande partie de la capacité norvégienne à se projeter ailleurs ; S’emparer du port de Kirkenes serait une agression qui rendrait certes une intervention de l’OTAN difficile sur le plan militaire, mais relativement consensuelle sur le plan politique — du moins entre alliés européens.

L’Ukraine en tampon de la Moldavie 

Enfin, la question de la Moldavie est assez souvent soulevée : là encore, la situation ne semble pas se prêter à une action militaire.

La situation moldave est objectivement dépendante du destin de l’Ukraine et de sa capacité à conserver la région frontalière d’Odessa.

Pour l’heure, les forces russes en Transnistrie sont à la fois trop faibles pour tenter un coup de force contre la Moldavie, trop faibles pour résister à une intervention ukrainienne et impossibles à renforcer de manière significative tant que dure le conflit en Ukraine.

Autrement dit : il est dans l’intérêt de Moscou de maintenir le statu quo militaire en Moldavie tant que l’Ukraine résiste.

La déstabilisation de la Moldavie recherchée par la Russie ne peut venir pour l’heure que d’actions d’ingérence sous le seuil de la lutte armée.

Enfin, n’étant pas membre de l’Union ni de l’OTAN, l’attaque de la Moldavie aurait surtout, à nouveau, une valeur de test.

Lettonie et Svalbard : les maillons faibles ?

À bien des égards, une incursion à la frontière lettone pourrait en revanche constituer une option tentante pour Moscou.

Dans le cadre d’une telle opération, il ne s’agirait pas de mener une grande « campagne d’invasion » mais de s’enfoncer de quelques kilomètres, via une opération sous faux drapeau, pour prendre un ou deux villages dans un secteur comportant des minorités russophones.

La carte des minorités russophones fournit à cet égard un « plan de marche » assez commode.

L’hypothèse Zilupe : un point faible de l’Alliance en Lettonie

Les environs de Zilupe, dans l’est du pays, très éloignés de la capitale Riga et du quartier général des troupes de l’OTAN qui s’y trouvent, combinent un terrain relativement plus ouvert que Suwalki, la présence de minorités russophones ainsi qu’une voie ferrée et un axe routier majeur depuis la Russie.

La Lettonie abrite la plus importante minorité russophone des pays baltes. Une bonne part de ces russophones s’est installée à l’époque soviétique : ils représentent, d’après les autorités lettones, 23,7 % de la population 46

Une campagne d’influence dans le pays trouverait facilement quelques relais disposés à soutenir le récit de Moscou — moyennant peut-être des sommes d’argent.

Dans une campagne d’influence, la véracité compte moins que la vraisemblance.

Et de telles campagnes ont déjà commencé : le gouvernement letton s’efforce d’y répondre au mieux, en coopération avec le Strategic Communications Center of Excellence de l’OTAN situé dans le pays 47.

La Russie pourrait aussi tabler sur l’impréparation des forces armées adverses.

En Lettonie est stationnée la brigade multinationale de l’OTAN commandée par le Canada, une unité composée d’un grand nombre de membres (14). Mais une partie de ses forces est issue de pays dont les armées ne sont pas parmi les mieux préparées  au combat combiné moderne 48.

En novembre 2025, lors de l’exercice « Resolute Warrior » de cette brigade, aucune image n’a été diffusée qui montrerait l’emploi de drones, de cope cages ou de tactiques à l’œuvre en Ukraine : au contraire, chars non protégés, pièces d’artillerie statiques non camouflées et placées à découvert ou hélicoptères approchant la zone de manœuvre en plein jour laissent planer le doute sur la qualité de l’entraînement de cette unité 49

Tous ces facteurs font qu’il serait possible pour la Russie de jouer une partition connue : fomenter des actes sous de faux drapeaux contre les minorités russophones, faire passer des armes en contrebande — via le port de Riga —, agiter des milices, crier à l’oppression et faire intervenir ses forces sans reconnaissance officielle pour s’emparer de quelques villages à la frontière et s’enterrer sous la protection de drones et de missiles antiaériens.

Des barrières blindées — connues sous le nom de «  dents de dragon  » — sont installées dans une zone de stockage à Zilupe, en Lettonie pour fortifier et sécuriser la frontière avec la Russie dans ce qui est l’un des points faibles les plus vulnérables de l’Alliance atlantique face à Poutine, en avril 2025. © Alexander Welscher/DPA

Conformément à leur doctrine, les Russes charrieraient une puissance de feu supérieure — mais qui resterait en grande partie sur leur territoire, obligeant les Européens à assumer le coût politique d’une frappe sur la Russie.

Les drones présentent en outre l’avantage de pouvoir accroître l’ampleur du « déni plausible » en prétendant dans un premier temps qu’ils ne sont pas « russes ».

Une telle tactique permettrait ainsi d’éviter d’engager directement au premier jour les troupes britanniques et françaises stationnées en Estonie, mais aussi les troupes allemandes et polonaises positionnées dans le corridor de Suwalki.

Elle ne donnerait en outre pas vraiment de prétexte pour une attaque contre Kaliningrad.

Face à une incursion limitée sous un faux drapeau, niée par Moscou, la réaction de l’Alliance serait donc mise à rude épreuve.

Certes, les plans de fortification de leur frontière par les pays baltes sont ambitieux. Seront-ils cependant menés à bien avant la fin de la présidence Trump II ? Par exemple, la défense lettone ne prévoit pas d’achever les travaux majeurs avant 2029 50, soit à la fin du mandat de l’actuel président américain.

Pour la Russie, attaquer la Lettonie, c’est attaquer à la fois l’OTAN et l’Union dans le même mouvement — coup double donc, et, si l’une des deux institutions vacille, coup gagnant.

À bien des égards, une incursion à la frontière lettone pourrait constituer une option tentante pour Moscou.

Stéphane Audrand

L’archipel du Svalbard

Bien plus au nord, l’archipel du Svalbard pourrait constituer une autre proie de choix pour Poutine.

Bien que placé sous souveraineté norvégienne, le statut de l’archipel est fixé par un traité qui date de 1925 et interdit sa militarisation.

Ce traité précise en outre que tous ses signataires, parmi lesquels figure la Russie, bénéficient d’un « égal accès » à ses ressources naturelles 51.

Plus près de nous, le gouvernement norvégien tente de réaffirmer sa souveraineté sur l’archipel par des dispositions légales qui ne sont pas reconnues comme valides par la Russie, au titre de son interprétation du traité de 1925.

La défense de l’archipel serait difficile pour la Norvège : sa flotte de haute mer ne compte que quatre frégates et aucun navire supplémentaire ne devrait être admis en service avant 2030 au mieux 52.

La Russie a par ailleurs depuis 2022, décidé de renforcer la présence de ses nationaux sur l’archipel 53.

Situé au nord du 76e parallèle, l’archipel du Svalbard constitue une prise arctique très éloignée du cœur du continent européen et sans doute des préoccupations de la plupart de ses populations.

Son environnement polaire très difficile fait que seules les forces d’une poignée de pays — dont, en Europe, la France et le Royaume Uni — seraient capables d’y intervenir aux côtés de la Norvège.

Le Svalbard abrite en outre une mine de charbon russe, dotée d’un important personnel.

Les armes à feu sont nombreuses et « obligatoires » sur les îles, en raison de la présence d’ours polaires.

La Russie dispose de forces arctiques certes éprouvées par la guerre en Ukraine mais qui conservent une expertise indéniable dans cet environnement 54.

Elles bénéficieraient de la proximité de la péninsule de Kola, mais sans l’exposer directement à des frappes.

Membre fondateur de l’OTAN, la Norvège n’est pas membre de l’Union, mais demeure son principal fournisseur de gaz naturel et entretient des liens étroits et confraternels avec le reste de l’espace européen.

La solidarité de principe sera sans doute forte, même si le comportement de la Norvège pour réaffirmer sa souveraineté sur l’archipel expose à des attaques de désinformation russes qui fourniraient aux pays peu désireux de soutenir Oslo autrement qu’en parole des arguments pour ne pas intervenir.

On devine qu’en cas d’action russe contre le Svalbard — par exemple pour « défendre » les « intérêts économiques » — la réunion du Conseil de l’Atlantique nord serait compliquée par les récentes visées américaines en direction du Groenland et un consensus difficile à trouver.

En somme, intervenir au Svalbard pour la Russie permettrait de « planter un drapeau » dans un territoire européen tout en offrant aux États-Unis des arguments solides pour ne pas accepter l’activation de l’article 5.

Combien de pays européens s’engageraient alors dans une coalition sans soutien américain, dans le grand nord, pour aller disputer quelques arpents de toundra ?

Le dommage politique à la solidarité européenne serait considérable.

Et cette option est en outre cumulable à une crise en Lettonie — les forces russes impliquées pouvant être très différentes.

L’archipel du Svalbard pourrait constituer une proie de choix pour Poutine.

Stéphane Audrand

La Russie de Poutine connaît nos points faibles — et elle les exploitera

Dans les deux cas étudiés, des mesures militaires peuvent être prises, rapidement pour parer aux risques de prise de gage par la Russie, par exemple en répartissant mieux les « grandes nations » dans les pays baltes, pour s’assurer qu’il sera impossible d’agresser l’un d’entre eux sans combattre Français, Britanniques ou Allemands. 

Sur le plan diplomatique, un effort considérable est à mener pour que la Pologne accepte aussi de participer à ces groupes de réassurance et ne se contente pas de former une armée forte mais terrorisée à l’idée de franchir sa propre frontière pour aider un allié.

Dans le grand nord, la préparation opérationnelle des nations européennes doit être renforcée — sans aide américaine — dans la perspective de défendre les droits européens en Arctique : qu’il s’agisse du Groenland, de la liberté de navigation, du Svalbard ou de l’Île aux Ours, les Européens doivent disposer de moyens crédibles et entraînés pour défendre et si nécessaire reprendre de vive force toute prise de gage russe.

Il est vrai que les déboires de la Royal Navy, notamment dans le domaine sous-marin, fragilisent encore les positions européennes 55.

Il revient peut-être à des nations traditionnellement absentes de ces eaux — comme le Portugal — de venir s’y entraîner.

Au large, comme nous l’avions déjà signalé, un effort important d’adaptation et de protection de nos flux maritimes est à envisager, même si la menace prendra peut-être — au moins sous la mer — quelques années de plus pour se concrétiser.

Enfin, de manière transverse, il importe de convaincre les pays européens qui s’y refusent encore d’investir dans des capacités de commandement et de contrôle (C2), de renseignement, de surveillance et de reconnaissance qui ne soient pas américaines.

En sus des capacités de l’OTAN, cela nous permettrait de mener un conflit « avec les États-Unis si nous le pouvons, sans eux si nous le devons ».

Mais les ajustements militaires, capacitaires, techniques, ne sont pas les plus importants.

La « kalach » du XXIe siècle : le maillon le plus faible est là, sur vos écrans

Il y a de fortes chances que vous soyez en train de lire cet article sur un écran.

C’est ici que commence le maillon le plus faible de l’Europe.

Le principal mode d’action russe déjà à l’œuvre — on l’a souvent répété — est la guerre informationnelle, pour affaiblir la cohésion de nos sociétés démocratiques. La Russie y consacre des moyens considérables, la place au même niveau que la lutte armée et investit maintenant sur l’IA pour redoubler d’efforts 56

Les manœuvres d’influence, d’ingérence, de diffusion de fausses nouvelles sont la « Kalachnikov du XXIe siècle » : peu coûteuses, faciles à produire et à utiliser, présentes partout et se prêtant à de nombreux usages, elles permettent à Moscou de mener sa guerre contre l’Europe directement à l’intérieur de nos téléphones. 

Le point commun entre tous les scénarios envisagés dans cet article est qu’ils seraient des tests de cohésion politique pour les Européens — avec ou sans les États-Unis, voire contre eux.

Mais pour que cette cohésion des institutions se manifeste, il faut aussi qu’elle s’appuie sur une cohésion sociétale.

Cette question a été admirablement mise en scène dans le film Darkest Hour, lorsqu’un Churchill hésitant, pris dans la tourmente de mai-juin 1940, va « tester » la cohésion des Britanniques dans le métro de Londres et en sort lui-même surpris par sa solidité.

À l’heure des réseaux sociaux, cette résilience sociétale est plus fragile que jamais et, à Berlin, Londres ou Paris, les prochaines échéances électorales pourraient porter au pouvoir des partis plus proches des idées de Donald Trump que de l’héritage démocratique européen.

Ne nous trompons pas : nos sociétés européennes sont en crise et le déclin nous menace. 

Mais autour d’elles, la prédation des empires ne mettra pas de gants.

Le défi le plus important pour nos sociétés n’est pas militaire. Il est politique. Nous saurons renforcer nos maillons faibles militaires si nous comprenons que notre cohésion n’est pas l’affaire de tous — mais qu’elle nous concerne chacun, individuellement.

L’article Par où Poutine attaquera-t-il l’Europe ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

11.12.2025 à 20:07

« Nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents » : le discours de Mark Rutte

Matheo Malik
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« Nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger. »

Depuis Berlin, le secrétaire général de l’OTAN a adressé un message d’une particulière gravité aux citoyens de l’Union.

Nous le traduisons.

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Texte intégral (2682 mots)

Bonjour, cher Johann, cher Detlef, cher Wolfgang, bonjour à tous. Merci pour cet accueil chaleureux, c’est toujours un plaisir d’être à Berlin.

Il y a un peu plus de 36 ans, lors d’une nuit désormais célèbre de novembre, le secrétaire général de l’OTAN de l’époque Manfred Wörner a sauté dans sa voiture et a roulé toute la nuit jusqu’à Berlin.

Dans la précipitation, il avait oublié d’informer son équipe à Bruxelles de sa destination.

Manfred rentrait chez lui en Allemagne pour se joindre à la foule qui célébrait la chute du mur de Berlin.

Aujourd’hui, un morceau du mur se trouve au siège de l’OTAN. Il s’agissait d’une barrière destinée à retenir les gens à l’intérieur et à empêcher les idées de passer ; maintenant, c’est un monument à la force de la liberté, un rappel du pouvoir de l’unité et une leçon qui nous enseigne que nous devons rester forts, confiants et déterminés. Car les forces obscures de l’oppression sont de nouveau en marche. Je suis ici aujourd’hui pour vous dire quelle est la position de l’OTAN et ce que nous devons faire pour empêcher une guerre avant qu’elle ne commence.

Nous devons être très clairs sur la menace : nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger.

Lorsque je suis devenu secrétaire général de l’OTAN l’année dernière, j’ai averti que ce qui se passait en Ukraine pouvait également arriver aux pays alliés et que nous devions adopter un état d’esprit de guerre.

Cette année, nous avons pris des décisions importantes pour renforcer l’OTAN.

Lors du sommet de La Haye, les Alliés ont convenu d’investir 5 % du PIB annuel dans la défense d’ici 2035, d’augmenter la production de défense dans l’ensemble de l’Alliance et de continuer à soutenir l’Ukraine.

Mais ce n’est pas le moment de nous féliciter. 

Je crains que trop de gens ne se reposent tranquillement sur leurs lauriers, que trop de gens ne ressentent pas l’urgence de la situation, que trop de gens pensent que le temps joue en notre faveur.

Ce n’est pas le cas : c’est maintenant qu’il faut agir.

Les dépenses et la production d’équipements de défense des pays alliés doivent augmenter rapidement, nos forces armées doivent disposer de ce dont elles ont besoin pour assurer notre sécurité — et l’Ukraine doit disposer de ce dont elle a besoin pour se défendre, dès maintenant.

Nos gouvernements, nos parlements et nos citoyens doivent être unis dans cette lutte, afin que nous puissions continuer à protéger la paix, la liberté et la prospérité, nos sociétés ouvertes, nos élections libres et notre presse libre.

Nous devons tous accepter que nous devons agir dès maintenant pour défendre notre mode de vie.

Car cette année, la Russie est devenue encore plus effrontée, imprudente et impitoyable envers l’OTAN et l’Ukraine.

Pendant la guerre froide, le président Reagan avait mis en garde contre les « pulsions agressives d’un empire du mal ». Aujourd’hui, le président Poutine s’attelle à bâtir un nouvel empire.

Il jette toutes ses forces sur l’Ukraine, tuant des soldats et des civils, détruisant les refuges de l’humanité : maisons, écoles et hôpitaux.

Depuis le début de l’année, la Russie a lancé plus de 46 000 drones et missiles contre l’Ukraine. Elle produit probablement 2 900 drones d’attaque par mois, ainsi qu’un nombre similaire de leurres destinés à détourner l’attention des défenses aériennes.

En 2025, la Russie a produit environ 2 000 missiles de croisière et balistiques terrestres, ce qui la rapproche de son pic de production.

Tandis que Poutine tente de détruire l’Ukraine, il ravage également son propre pays. 

Depuis le début de la guerre en 2022, on dénombre plus de 1,1 million de victimes russes. Cette année, la Russie a perdu en moyenne 1 200 soldats par jour. Pensez-y : plus d’un million de victimes à ce jour, et 1 200 par jour, tués ou blessés, rien que cette année.

Poutine paie son orgueil avec le sang de son propre peuple — s’il est prêt à sacrifier ainsi les Russes ordinaires, que sera-t-il prêt à nous faire ?

Dans sa vision déformée de l’histoire et du monde, Poutine estime que notre liberté menace son emprise sur le pouvoir — et que nous voudrions détruire la Russie. 

Mais Poutine s’en charge très bien tout seul.

L’économie russe est désormais axée sur la guerre, et non sur la prospérité de son peuple. La Russie consacre près de 40 % de son budget à l’agression, et environ 70 % de toutes les machines-outils en Russie sont utilisées dans la production militaire. Les impôts augmentent, l’inflation a explosé et l’essence est rationnée.

Le prochain slogan de campagne présidentielle de Poutine devrait être : « Make Russia Weak Again. » 57 Bien sûr, ce n’est pas comme si des élections libres et équitables le dérangeaient.

Comment Poutine peut-il poursuivre sa guerre contre l’Ukraine ?

La réponse est simple : la Chine.

La Chine est la bouée de sauvetage de la Russie. Elle veut empêcher son allié de perdre en Ukraine.

Sans son soutien, la Russie ne pourrait pas continuer à mener cette guerre. Environ 80 % des composants électroniques essentiels des drones russes et d’autres systèmes sont par exemple fabriqués en Chine. Lorsque des civils meurent à Kiev ou à Kharkiv, la technologie chinoise est souvent présente dans les armes qui les ont tués.

N’oublions pas non plus que la Russie compte également sur la Corée du Nord et l’Iran dans sa lutte contre la liberté, pour ses munitions et son équipement militaire.

Jusqu’à présent, Poutine n’a joué le rôle de pacificateur que lorsque cela lui convenait, afin de gagner du temps pour poursuivre sa guerre.

Le président Trump veut mettre fin au bain de sang dès maintenant — et il est le seul à pouvoir amener Poutine à la table des négociations.

Mettons donc Poutine à l’épreuve : voyons s’il veut vraiment la paix ou s’il préfère que le massacre continue.

Il est essentiel que nous continuions tous à faire pression sur la Russie et à soutenir les efforts sincères visant à mettre fin à cette guerre.

Grâce au soutien de l’OTAN, l’Ukraine peut aujourd’hui se défendre, être en position de force pour garantir une paix juste et durable, et être en mesure de dissuader toute agression russe à l’avenir.

Des milliards de dollars de matériel militaire essentiel affluent en Ukraine, provenant des États-Unis et financés par les Alliés et les partenaires.

Il s’agit d’une puissance de feu que seule l’Amérique peut fournir ; nous le faisons dans le cadre d’une initiative de l’OTAN baptisée PURL.

Depuis son lancement cet été, PURL a fourni environ 75 % de tous les missiles destinés aux batteries Patriot de l’Ukraine et 90 % des munitions utilisées dans ses autres systèmes de défense aérienne.

Je tiens à remercier l’Allemagne et les autres Alliés pour leur soutien.

Le programme PURL permet à l’Ukraine de continuer à se battre et protège sa population. Je compte sur un plus grand nombre d’Alliés pour y contribuer et pour renforcer leur soutien à l’Ukraine de nombreuses autres manières.

Car nous devons renforcer l’Ukraine afin qu’elle puisse arrêter Poutine dans son élan.

Imaginez simplement que Poutine parvienne à ses fins : l’Ukraine sous le joug de l’occupation russe, ses forces pressant contre une frontière plus longue avec l’OTAN, et le risque considérablement accru d’une attaque armée contre nous.

Cela nécessiterait un changement véritablement gigantesque dans notre dissuasion et notre défense.

L’OTAN devrait augmenter considérablement sa présence militaire le long de son flanc oriental, et les Alliés devraient aller beaucoup plus loin et plus vite en matière de dépenses et de production de défense.

Dans un tel scénario, nous regretterions l’époque où 3,5 % du PIB consacrés à la défense nous paraissaient suffire.

Ce chiffre augmenterait considérablement, et face à cette menace imminente, nous devrions agir rapidement. Il y aurait des budgets d’urgence, des coupes dans les dépenses publiques, des perturbations économiques et une pression financière supplémentaire.

Dans ce scénario, des compromis douloureux seraient inévitables, mais absolument nécessaires pour protéger nos populations.

Ne l’oublions donc pas : la sécurité de l’Ukraine, c’est notre sécurité.

Les défenses de l’OTAN peuvent tenir pour l’instant. Mais avec son économie consacrée à la guerre, la Russie pourrait être prête à utiliser la force militaire contre l’OTAN d’ici cinq ans.

Elle intensifie déjà sa campagne secrète contre nos sociétés.

La liste des cibles de sabotage de la Russie ne se limite pas aux infrastructures critiques, à l’industrie de la défense et aux installations militaires. Des attaques ont été perpétrées contre des entrepôts et des centres commerciaux, des explosifs ont été dissimulés dans des colis, et la Pologne enquête actuellement sur des actes de sabotage contre son réseau ferroviaire.

Cette année, nous avons assisté à des violations flagrantes de l’espace aérien par la Russie. 

Qu’il s’agisse de drones au-dessus de la Pologne et de la Roumanie ou d’avions de chasse au-dessus de l’Estonie, de tels incidents mettent des vies en danger et augmentent le risque d’escalade.

Si nous pensons souvent au risque principalement en termes de flanc oriental, le rayon d’action de la Russie ne se limite pas à la terre ferme.

L’Arctique et l’Atlantique sont des voies supplémentaires, qui nous rappellent une fois de plus pourquoi cette Alliance est si cruciale depuis tant d’années, des deux côtés de l’Atlantique. 

Nous travaillons donc ensemble pour assurer la sûreté et la sécurité de tous les Alliés, sur terre, en mer et dans les airs. Nous avons renforcé notre vigilance, notre dissuasion et notre défense le long du flanc Est avec Eastern Sentry, et nous continuons à protéger nos infrastructures critiques en mer avec Baltic Sentry.

La réponse de l’OTAN aux provocations de la Russie a été calme, décisive et proportionnée, mais nous devons nous préparer à une nouvelle escalade et à une nouvelle confrontation.

Notre engagement indéfectible envers l’article 5 du Traité, selon lequel une attaque contre l’un est une attaque contre tous, envoie un message fort.

Tout agresseur doit savoir que nous pouvons riposter avec force, et que nous le ferons. C’est pourquoi nous avons pris des décisions cruciales à La Haye : en matière de dépenses de défense, de production et de soutien à l’Ukraine.

Nous constatons des progrès importants. Prenons l’exemple de la production de munitions : la production européenne d’obus d’artillerie de 155 millimètres a été multipliée par six par rapport à il y a deux ans.

J’ai visité cette année une nouvelle usine en Allemagne, à Unterlüß, qui prévoit de produire 350 000 obus d’artillerie par an.

L’Allemagne est en train de modifier en profondeur son approche de la défense et de l’industrie afin d’augmenter la production — et les investissements qu’elle consacre à ses forces armées sont extraordinaires. Environ 152 milliards d’euros sont prévus pour la défense d’ici 2029, soit 3,5 % de son PIB d’ici 2029.

L’Allemagne est une puissance de premier plan en Europe et une force motrice au sein de l’OTAN. Le leadership allemand est essentiel pour notre défense collective. Son engagement à assumer sa part équitable pour notre sécurité est un exemple pour tous les Alliés.

Nous devons être prêts. Car alors que ce premier quart du XXIe siècle touche à sa fin, les conflits ne se livrent plus à distance : ils sont à nos portes.

La Russie a ramené la guerre en Europe et nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents.

Imaginez un conflit touchant chaque foyer, chaque lieu de travail, entraînant destruction, mobilisation massive, des millions de personnes déplacées, des souffrances partout et des pertes extrêmes.

C’est une pensée terrible.

Mais si nous tenons nos engagements, c’est une tragédie que nous pouvons éviter.

L’OTAN est là pour protéger un milliard de personnes, des deux côtés de l’Atlantique.

Notre mission est de vous protéger, vous, vos familles, vos amis et votre avenir.

Nous ne pouvons pas baisser la garde, et nous ne le ferons pas.

Je compte sur nos gouvernements pour respecter leurs engagements et pour aller plus loin et plus vite — car nous ne pouvons ni faiblir, ni échouer. 

Écoutez les sirènes retentir à travers l’Ukraine, regardez les corps retirés des décombres et pensez aux Ukrainiens qui pourraient s’endormir ce soir et ne pas se réveiller demain. Qu’est-ce qui sépare ce qui leur arrive de ce qui pourrait nous arriver ?

Seulement l’OTAN.

En tant que secrétaire général, c’est mon devoir de vous dire ce qui nous attend si nous n’agissons pas plus rapidement, si nous n’investissons pas dans la défense et si nous ne continuons pas à soutenir l’Ukraine.

Je sais que ce message est difficile à entendre à l’approche des fêtes de fin d’année, alors que nos pensées se tournent vers l’espoir, la lumière et la paix.

Mais nous pouvons puiser courage et force dans le fait que nous sommes unis au sein de l’OTAN, déterminés et conscients d’être du bon côté de l’Histoire.

Nous avons un plan, nous savons ce qu’il faut faire, alors agissons.

Nous le devons.

Merci.

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