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20.12.2025 à 15:03

Les retraites, la dette, le déficit de la France Bis repetita ?

Moulier Boutang Yann
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Sur le fond1, les derniers débats parlementaires des trois gouvernements qui ont suivi la dissolution de juin 2024 n’ont guère fait avancer le schmilblick des retraites. On suspend en renvoyant aux calendes présidentielles. Ce n’est plus une course en sacs de pommes de terre, c’est du super surplace, car si les gains de productivité qu’on … Continuer la lecture de Les retraites, la dette, le déficit de la France
Bis repetita ?

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Texte intégral (3842 mots)

Sur le fond1, les derniers débats parlementaires des trois gouvernements qui ont suivi la dissolution de juin 2024 n’ont guère fait avancer le schmilblick des retraites. On suspend en renvoyant aux calendes présidentielles. Ce n’est plus une course en sacs de pommes de terre, c’est du super surplace, car si les gains de productivité qu’on peut attendre de l’application massive de l’IA sont une composante de rééquilibrage des comptes de financement des retraites, la répercussion sera forte sur l’emploi et sur le nombre de cotisants. On a donc toutes les chances de se trouver ramené à un déficit sérieux de financement du régime des retraites.

La fiction de l’âge pivot

On en est seulement à suspendre jusqu’en 2028 l’application de la réforme Elisabeth Borne après cinq réformes depuis la réforme Balladur. La détérioration de l’équilibre des tranches d’âges au détriment des actifs par rapport aux babyboomers arrivés à l’âge de la retraite fait que, dès 2035, l’aggravation du déficit impliquera une énième réforme. Nous commençons à payer la solution de facilité qui a consisté à encourager l’apprentissage et l’entrée des jeunes dès 24 ans sur le marché du travail. Comme le soulignaient Jean-Hervé Lorenzi et Benjamin Coriat dans un débat sur LCI, le 1er novembre dernier, comme il faudra avoir cotisé 43 années (172 trimestres) pour avoir une retraite à taux plein (réforme Marisol Touraine), ces jeunes devront donc travailler jusqu’à 67 ans même si la réforme Borne est abrogée. Donc, les travailleurs entrés le plus tôt sur le « marché » du travail, occupant les postes les moins qualifiés et souvent les plus pénibles, ont déjà basculé dans les 67 ans. Quant à ceux qui commencent à travailler vers 27 ans, c’est à 70 ans qu’ils pourront partir à taux plein.

Un autre problème crucial concernant la question des départs à taux plein n’est toujours pas réglé : la rémunération à l’ancienneté conduit mécaniquement les entreprises à se débarrasser de leurs salariés dès 50-55 ans pour alléger la masse salariale. Un grand nombre d’entre eux qui ne retrouvent pas de travail, n’atteignent pas les 43 ans de cotisations pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Pourtant, il aurait été facile au Parlement de « cogner » impitoyablement sur les entreprises qui ont ce comportement (par une amende très dissuasive par exemple).

Avant de revenir à la recherche des recettes miracles, venons-en à la question de la réduction du déficit budgétaire par coupe dans les dépenses de l’État, plutôt que par augmentation de la pression fiscale. On n’évoque plus le pavé dans la mare, lancé par Jean-Louis Borloo, d’une fédéralisation de l’administration de l’État le plus centralisé d’Europe depuis l’Ancien Régime et qui coûte pourtant « un bras ». Prenons-en les vrais exemples, pas la dentelle de la suppression des comités Théodule qui ne se traduirait pas par de grosses économies. Évoquons plutôt la suppression des départements, et celle de plus de la moitié ou des 2/3 des 36 000 communes (et par voie de conséquence, du nombre de sénateurs). Et enfin, suggérons un principe sans lequel l’introduction de la proportionnelle est une joyeuse plaisanterie : le principe pour la Chambre basse que chaque député soit élu par le même nombre d’électeurs, ce qui revient à remonter le nombre de députés élus dans les circonscriptions urbaines et péri-urbaines et à baisser considérablement le nombre de députés issus de la « ruralité », ces modernes « bourgs pourris » dont l’Angleterre avait dû se débarrasser à la fin du XVIIIe siècle. Cette question très lourde, révolutionnaire même, ne se pose pas qu’en France. Elle correspond à l’émergence d’une simplification encore souterraine opérée par l’Union européenne qui n’a pas encore réalisé un saut fédéral dans son découpage administratif, même si l’échelle des régions (de taille très différente selon les pays) est d’ores et déjà l’unité de mesure des politiques structurelles qui sont les seules dépenses fédérales avec la Politique agricole commune. Elle explique largement l’impasse électorale observée dans de plus en plus de pays en butte à la montée d’une ruralité réactionnaire et identitaire de type Gilets jaunes, Ordre de Saint-Georges en Angleterre, ou des prurits hongrois et tchèques couplés souvent à un déclassement des cols bleus dans les anciens bassins industriels.

Ni Exit taxe ni taxe sur les holdings

Mais l’essentiel est sans doute ailleurs. Terminons cette course à l’échalote du gouvernement dans son sac de pommes de terre à propos du prélèvement fiscal. On est assez stupéfait, quand on connaît la réputation de la France pour son inventivité fiscale (la TVA) et alors qu’on discute des risques de la fuite à l’étranger (l’Italie est la dernière marotte, après la Belgique) des très riches et des entrepreneurs, de découvrir qu’aucune exit taxe (même restreinte à l’Union européenne) n’a été évoquée alors qu’elle existe aux États-Unis depuis 1862. De même que la taxe sur les holdings qui y existe depuis 1930.

Détricotage LR de la taxe sur les holdings et repli sur le patrimoine improductif, « les biens de luxe » ou somptuaires taxés à 20 % (œuvres d’art, bijoux, biens immobiliers qui n’ont pas d’usage « productif ») ; refus de la taxe Zucman de 2 % des patrimoines de plus de 100 millions d’euros, ainsi que de sa version allégée proposée par les socialistes de 3 % étendue aux fortunes de plus de 10 millions d’euros, mais avec exemptions pour les entreprises familiales possédant 51 % au moins du capital, et les entreprises innovantes. Voici le menu des débats parlementaires dans sa dernière version. Le Premier ministre a réaffirmé l’hostilité des macronistes mais aussi de la droite à toute taxe systématique sur les milliardaires. Thomas Piketty et Gabriel Zucman ont eu beau souligner le vertigineux enrichissement des très très riches (500 % en vingt ans) ; le Parti socialiste a eu beau en faire une de ses conditions pour ne pas censurer le gouvernement, rien n’y a fait. Sébastien Lecornu, fragile Premier ministre d’une Vème République qui se dirige tout droit vers la VIIème République (le pire de la IVe et le pire de la Ve sans le rêve LFIste de la VIe) a eu ce mot qui fleure bon le retour à la terre, toujours très coté en France : « Il ne faut pas tuer la vache si nous voulons son lait ». Un condensé de la sagesse paysanne très apprécié chez les députés du terroir ! En même temps une expression révélatrice de la mentalité rentière : faire son beurre avec le lait de la vache sans tuer la poule aux œufs d’or.

C’est à l’Assemblée nationale qu’il adressait son prêche. Une Assemblée dont la compétence économique n’est pas nécessairement le fort. Le problème est qu’il visait aussi les économistes, et non des moindres, qui ont renchéri bruyamment sur la protection de l’outil de production, Philippe Aghion, Alain Minc et tant d’autres. Une usine vaut bien un peu de laxisme fiscal ! Le problème est qu’innovation ou pas, la richesse économique, le bien-être, la croissance, sont ramenés finalement à un surplus digne des physiocrates d’avant la révolution industrielle, à une ignorance des mécanismes de la financiarisation moderne.

Et si les impasses de l’Assemblée nationale n’étaient que le reflet du grand désordre sous le ciel (celui notamment de l’écologie) comme dans les têtes qui règne aujourd’hui sur des questions simples : qu’est-ce que finalement la production ? Qui est productif ? Comment s’évalue la richesse ? Quel rôle joue l’argent, la finance ?

Le grand renversement du productif

Dans des économies développées, à l’heure du numérique et de l’IA, la qualité de la population (niveau d’éducation, santé, protection sociale, défense, niveau d’interactivité dans le marché mais aussi hors marché) est une variable qui l’emporte sur la quantité de la force de travail mobilisée dans les entreprises (le travail mesuré par le taux de chômage). La croissance inexorable de la dépense publique depuis la seconde guerre mondiale (entre 42 et 48 % du PIB dans les pays européens, à peine moins aux États-Unis) traduit cette réalité, mais aussi, le poids de l’économie sociale et solidaire qu’on s’obstine à confondre avec la charité publique. Voilà pourquoi les programmes néo-libéraux de réduire ce secteur décisif de la production d’une économie de bien-être ont finalement été tenus en échec malgré les apprentis tronçonneurs.

Un second élément, la révolution écologique, a complètement bouleversé notre représentation du travail productif. Dans la vulgate de la théorie industrielle de la valeur travail, l’entreprise était le sanctuaire intouchable de la valeur. L’entrepreneur, le capitaliste, soumis au défi permanent et parfois stimulant de la lutte de classe de leurs travailleurs dépendants et généralement salariés, en étaient les acteurs décisifs, les prêtres du culte de l’« enrichissez-vous » de Guizot. Son alpha et son oméga. Aujourd’hui, premier changement de la donne : l’entreprise ne produit pas que de la valeur, elle en détruit beaucoup. Son bilan écologique pour la survie de la planète et des écosystèmes complexes est très souvent négatif. Et ce, dans des proportions gigantesques.

Les industries, autrefois parangon ricardien de la lutte contre la rente précapitaliste dans nombre de secteurs, notamment les industries extractives, sont devenues rentières et provoquent des externalités négatives qui aggravent les déséquilibres écologiques. Même la production de biens censés corriger la crise écologique (éoliennes, voitures électriques) passés au rasoir d’Ockham écologique de l’émission totale de gaz à effet de serre sur l’ensemble du cycle de vie, ont une durée d’utilisation trop courte pour amortir les émissions de gaz à effet de serre que provoquent leur production, leur éventuel recyclage ou leur traitement comme déchet. La terre elle-même, exploitée sous forme de production des forêts de plantation ou de monoculture (agro-industrie même avec un usage limité des engrais ou de l’irrigation), est détruite comme ressource durable se reproduisant2.

Last but not least, lorsque l’on prend en compte un bilan total (analogue aux travaux de Léontiev sur la matrice des échanges inter-industriels) des externalités positives et négatives, on découvre que l’agent « productif » historique détruit plus de valeur qu’il n’en produit, tandis que de nouveaux agents producteurs d’externalités positives apparaissent. C’est ce que j’ai appelé le « paradigme de la pollinisation » qui produit entre 700 et 5 000 fois plus que la production enregistrée par le marché (par exemple, le miel de l’abeille).

On peut élargir le paradigme de la pollinisation à celui de la productivité stupéfiante des écosystèmes complexes. Quand la production humaine prend pour modèle la réalisation d’équivalents à des écosystèmes complexes, elle atteint un degré de productivité sans précédents historiques. Les rôles sont renversés par rapport à l’âge de l’industrie ricardienne et de la valeur travail qui deviennent, à leur insu, des expressions de la nouvelle forme de rente. Rente à combattre car elle conduit tout droit à l’extinction de la vie terrestre.

Économie pollinisatrice, productivité de la société

Reste un dernier point dans ce grand renversement dans lequel nous sommes entrés : l’argent et la finance, loin d’être ce repoussoir sale, miment en fait la pollinisation, le référent réel de la production étant fait d’externalités positives plusieurs centaines ou plusieurs milliers de fois supérieures en valeur à l’économie dite « réelle ». C’est du côté de cette économie pollinisée qu’il faut regarder et construire des modèles de prélèvements construits sur une assiette la plus large possible et à un niveau faible, presque indolore. Non pour taxer (au sens de punir) ou handicaper les forces productives pollinisatrices, mais parce qu’elles seules recèlent les ressources gigantesques nécessaires à la production, à l’entretien et à la survie d’une humanité pollinisatrice (la véritable qualité de la population).

Entre 1980 et 2024, le poids du commerce mondial, donc du développement des transactions financières et du secteur financier de l’économie, a été multiplié par 8,1 tandis que le PIB ne s’était accru que de 4,3. Après la crise de 2008, le rythme s’est aligné sur la croissance du PIB, a repris jusqu’à 2020, a baissé durant la période du Covid, mais a repris une croissance très rapide en 2024. La financiarisation de tout n’est pas un simple ajustement à une nouvelle donne, mais un régime de croissance spécifique d’une économie de pollinisation qui fait face aux énormes besoins de financement d’une économie de la transition écologique complexe. Rappelons qu’il faudrait investir peu ou prou en France plus de 1 500 milliards par an pour réduire les externalités négatives de la croissance polluante et restaurer les écosystèmes. Comment le faire ? Quand la France, comme le reste de l’Union européenne, fait face à la dette du système des retraites, à celle de la protection sociale, à la montée des dépenses de défense et enfin aux nécessités, soulignées par le rapport Draghi, d’investir beaucoup plus dans la recherche, la démocratisation de l’éducation, les technologies de pointe dont celle de l’IA ?

Ce problème n’est pas insoluble, contrairement aux « nouveaux cris de Cassandre » qui évoquent un gouffre et l’effondrement final. Car si la dette publique représente 120 % du PIB de 3 200 milliards, le patrimoine de l’État et des ménages est proche de 24 000 milliards et l’épargne des Français approche les 6 000 milliards. Le problème est que cette épargne française se place pour une moitié dans le financement de la dette américaine ! Et une bonne partie du reste figure dans les assurances-vie (ce qui traduit le souci des Français âgés à l’égard du montant de leur retraite).

Il faudrait donc attirer cette épargne dans l’écologie, les technologies de pointe, la défense (dont celle de l’Ukraine). C’est certes une affaire d’attractivité des taux servis à cette épargne, mais la caution d’État diminue le risque encouru. Et surtout, comme chaque fois qu’il est question de mobilisation de ressources financières en vue de financer un ou plusieurs gros projets, la monnaie est le lien avec le futur, nous a appris Keynes, et le type de monnaie créée est étroitement corrélé à la croyance : foi dans la transition écologique, confiance entre les générations dans un système de retraite par répartition, croyance en un futur européen sûr, adhésion résolue au pouvoir positif de transformation des technologies, en particulier la mutation numérique. La crise budgétaire (un vieil avatar de la Monarchie française de Philippe IV le Bel à Louis XV ou moment critique des diverses Républiques) ne peut se résoudre que si la finance est sollicitée à la fois comme ressource fiscale prioritaire, comme vecteur d’innovation et de confiance dans l’avenir.

Taxe homéopathique sur les transactions financières

Le vieil appareil de prélèvement fiscal est usé jusqu’à la corde. Une conception rétrograde de la valeur et de l’économie fétichise comme une zone taboue l’entreprise, un secteur productif (autrefois le seul), alors que la productivité de la société, une société pollinisatrice en bonne santé écologique, est vitale. L’invention de la TVA, adoptée mondialement, avait considéré l’appareil productif comme un flux global. Dans une économie de pollinisation de plus en plus financiarisée, il faut instaurer une taxe très faible de 0,2 à 0,5 % sur toutes les transactions financières y compris celles qui s’opèrent à travers les opérations à très haute fréquence intra-journalière, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. La majeure partie de l’augmentation de la fortune des très très riches vient d’un placement de leurs revenus et profits dans divers marchés boursiers (ceux des actions des holdings qu’ils contrôlent en particulier) ou financiers (ceux des dettes des entreprises, de l’État) qui varient quotidiennement, mais également heure par heure et seconde par seconde.

Il reste, pour faire face à l’échec de l’État-providence, à régler la question de la pauvreté (entre 12 et 16 % de la population), à instaurer un revenu d’existence universel inconditionnel et cumulable et redessiner ainsi complètement la cartographie des aides sociales.

Mesdames et Messieurs les député·es, Monsieur le Premier ministre, il y a du pain sur planche au lieu de refaire la énième course à l’échalote !

1Le 23 mars 2023 en pleine bagarre sur la réforme des retraites où Elisabeth Borne fit passer grâce à l’article 49.3 l’âge de départ à 64 ans (« âge pivot ») contre l’opposition majoritaire à la Chambre des députés, j’avais adressé à la direction du parti des Verts (à l’époque, Europe, Écologie, les Verts) une lettre assez sévère sur le spectacle affligeant donné par le Gouvernement, les partenaires sociaux, les partis politiques de gauche, de droite et des centres. Nous conseillons aux lecteurs de s’y reporter avant de lire cet HO. Il se trouve sur multitudes.net sous le titre « La lutte sur les retraites : une course en sacs de pommes de terre ? ».

2Voir les travaux pionniers de Lydia et Claude Bourguignon, fondateurs du LAMS, Laboratoire d’analyse microbiologique des sols.

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20.12.2025 à 14:50

Consulter les œuvres de Bianca Dacosta

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Texte intégral (846 mots)

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20.12.2025 à 14:27

Voyage au Centre de la Terre

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Avec son film Interior da terra1 tourné en 2022 en Amazonie, tout en remontant le fleuve Madeira, Bianca Dacosta2 nous invite à un voyage au centre de la Terre. Toutefois, à la différence de Jules Verne, on n’y arrive pas par un volcan situé en Islande mais par la forêt amazonienne… Comme l’expriment des activistes … Continuer la lecture de Voyage au Centre de la Terre

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Texte intégral (4637 mots)

Avec son film Interior da terra1 tourné en 2022 en Amazonie, tout en remontant le fleuve Madeira, Bianca Dacosta2 nous invite à un voyage au centre de la Terre. Toutefois, à la différence de Jules Verne, on n’y arrive pas par un volcan situé en Islande mais par la forêt amazonienne… Comme l’expriment des activistes comme Eliane Brum, « à l’aube de l’effondrement climatique et de la sixième extinction massive d’espèces provoquée par l’action humaine, la plus grande forêt tropicale de la planète est le centre du monde3 » au même titre que des villes telles que Washington, Londres, Paris, Francfort, Hong Kong, Moscou, Pékin. Pour l’anthropologue Francy Baniwa (2023), il s’agirait de son nombril même, d’où proviendrait une humanité composée de tous les peuples. C’est donc par cette voie-là, par les territoires de la forêt amazonienne, si disputés par des acteurs liés à des activités d’agriculture et d’extractivisme à la légalité variable, que Bianca nous emmène connaître les entrailles de notre planète Terre ainsi que les luttes des peuples indigènes du Brésil pour leurs territoires. Pour ce faire, Bianca s’empare d’une panoplie de technologies d’image : la géolocalisation avec l’application « Avenza », les données de l’INPE – Instituto Nacional de Pesquisas Espaciais – qui permettent de localiser et voir la déforestation, un drone offrant d’amples prises de vues macro de ces territoires et puis, tout à coup, grâce à un microscope électronique, nous plongeons dans un sol mélangé à des fragments de bois brûlé.

Ces jeux d’échelle – du micro au macro, du plus haut au plus ras – n’est pas tout à fait nouveau. Le film Powers of Ten de Charles et Ray Eames nous initiait déjà en 1977 à ces voyages multiscalaires. Le film de Bianca Dacosta vise à matérialiser, par l’image, un voyage au cœur même de la forêt et au sein de ses multiples matérialités et mémoires. Ces couches d’histoire restent présentes dans la mémoire de Marcia Mura qui, tout en fumant une pipe, chante et raconte l’effacement de son peuple. Expulsés de ces territoires, iels ne vivent plus là mais leurs traces restent inscrites dans les strates terrestres comme une mémoire de la matière4.

Tout récemment, l’archéologue Eduardo Goes Neves a démontré en étudiant les propriétés des sols que des populations autochtones y vivent depuis 11 000 ans, au début de l’Holocène. Ces sols sont donc des « archives » de ces vies, des archives vivantes. Durant son séjour en Amazonie pour le tournage de ce film, Bianca Dacosta a également réalisé en parallèle la série photographique Traga Terra (Avalez la Terre, 2022) qui montre le contexte plus général de l’extraction de l’or, ainsi que Dorsale5 qui met en lumière, au plus près des éléments, les cicatrices produites sur les arbres à caoutchouc. Elle réunit quelques-unes de ces photos dans la boîte à tiroir Mémoires de Nazaré (2022) pour signaler les liens profonds entre les mémoires des populations d’humains et celles des non-humains de la forêt.

Ce que montre cette panoplie d’images macroscopiques et microscopiques, est l’ambivalence même des technologies contemporaines : les technologies qui permettent de lutter contre la déforestation sont également celles qui favorisent la destruction des forêts. L’usage de ces moyens d’observation terrestre crée de véritables confrontations entre technophiles et technophobes. Comment faire ce voyage à travers les techniques les plus sophistiquées de notre modernité tardive sans perdre notre sensibilité ? Le terraforming6 anthropogénique est mis sous tension par des terraformations terrestres ainsi que par des anthropophagies technologiques. Toutefois, l’invitation faite par Bianca semble démontrer qu’il est possible d’accomplir ce voyage par une technicité développée sans doute dans de nombreux allers-retours entre deux continents, entre le vieux monde et le nouveau monde. Ces allers-retours sont eux-mêmes une technique anthropologique et artistique qui nous affectent toustes durant ces parcours.

De lanthropophagie des Tupinambás aux technophagies contemporaines

En effet, les voyages entre deux continents impliquent eux-mêmes un arsenal technologique, depuis les caravelles d’autrefois jusqu’aux avions d’aujourd’hui – énormes oiseaux bravant les cieux et leurs turbulences. Les relations entre le Brésil et la France sont tissées par des intérêts économiques bien évidemment, mais aussi par des amitiés intellectuelles et culturelles de longue date7 que le travail artistique de Bianca ravive tout en rappelant des épisodes oubliés et souvent troublants. C’est le cas d’une colonie française de courte durée à Rio de Janeiro, la France Antarctique, qui a existé de 1555 à 1560 grâce à une alliance entre Français et autochtones.

Tout récemment, Bianca Dacosta a démarré un travail d’appropriation d’images archivées à la BnF (Bibliothèque nationale de France). Ces images ont été sélectionnées, d’une part, dans Les singularités de la France Antarctique (1557) et La Cosmographie Universelle (1575) écrits par André Thévet, cosmographe du roi de France, catholique et d’autre part, dans Histoire dun Voyage fait en la terre du Brésil autrement dite Amérique de Jean de Léry (1536-1613), un Français envoyé en 1556 par Jean Calvin avec treize Genevois en France Antarctique, qui revint de ce voyage en 1560 et dont le livre fut publié en 1578.

Les deux voyageurs ont été en contact avec des autochtones : les Tamoios mais aussi les Tupinambás connus pour leur anthropophagie. Les récits que les deux voyageurs rapportent sont tout à fait opposés en ce qui concerne l’anthropophagie : André Thévet condamne les pratiques des Tupinambás comme les plus cruelles au monde alors que Jean de Léry cherche à les comprendre. André Thévet prétend justifier, au nom de la propagation de la foi chrétienne, tout à la fois les atrocités des conquistadores contre les autochtones du Nouveau Monde et les atrocités des catholiques contre les protestants durant la Saint Barthélémy dans le Vieux Monde. Tandis que Jean de Léry considère ces atrocités religieuses plus sauvages encore que les coutumes anthropophages.

Quelque quatre cents ans plus tard, le fait anthropophagique a été reformulé culturellement par Oswald de Andrade dans son manifeste Anthropophage de 1928. À travers l’expression « Tupy or Not Tupy, telle est la question ! » Oswald refuse à la fois l’idée du « bon sauvage » mais, également, celle d’un indigène sauvage tout court. Les indigènes du Brésil sont modernes, ou plutôt, sont avides voire gourmands de modernité. Aujourd’hui, nombreux sont les artistes et intellectuel·les indigènes revendiquant une « ré-anthropophagie ». Cent ans après Le manifeste Anthropophage, l’anthropophagie revient sur scène, revue par les véritables protagonistes : un banquet dont le plat principal sont les technologies et les connaissances de la Terre et des terres.

Technologies synthétiques, technologies organiques

Ces technologies de la Terre et des terres proviennent également des quilombolas8. C’est le cas d’Antonio Bispo dos Santos lorsqu’il appelle à contredire les mots coloniaux afin de les affaiblir : « Pour affaiblir le développement durable, nous avons introduit la bio-interaction ; pour la coïncidence, nous avons introduit la confluence ; pour le savoir synthétique, le savoir organique ; pour le transport, la transfluence ; pour l’argent (ou l’échange), le partage ; pour la colonisation, la contre-colonisation… et ainsi de suite ». Selon Dos Santos, si les savoirs des peuples quilombolas confluent aisément avec ceux des peuples indigènes, ils ne peuvent établir qu’un rapport de contre-colonisation avec les savoirs coloniaux.

Dans La Pensée Sauvage, Claude Lévi-Strauss démontrait déjà les différences entre savoirs scientifiques et savoirs traditionnels. Plus récemment, dans Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture, Manuela Carneiro da Cunha raconte comment deux groupes d’une même ethnie ont établi différents rapports avec l’industrie pharmaceutique et l’Université dans le cas d’échanges concernant leurs savoirs. Savoirs synthétiques et savoirs organiques ont, par confluences et contre-colonisations, des rapports intriqués qui se complexifient encore avec l’appel à la décolonisation. Or Dos Santos affirme ne pouvoir comprendre le suffixe « dé » que comme signifiant « déclin, détérioration, décomposition » du colonialisme (2025). Il affirme que, dès lors, les favelas – les quilombos urbains contemporains – doivent pirater les technologies, pirater tout ce qui est possible, à partir des technologies et des savoirs de son peuple. Ne serait-ce pas une autre façon de convoquer d’autres « dé » tels que dévoration, déglutition, dévolution ? Si l’anthropophagie est toujours là, désormais, ce sont d’autres technophagies qui émergent.

À propos de digestion… le manioc est une plante présente depuis toujours dans l’alimentation autochtone en Amérique du Sud et qui a été pleinement intégrée à la cuisine brésilienne. Bianca Dacosta réutilise ainsi deux illustrations du livre Singularités de la France antarctique d’André Thevet pour créer son installation « Racines de Manioc ». Libérée du livre qui témoigne de cette rencontre en France Antarctique, la gravure a été agrandie sur du lin recyclé et cohabite, dans l’espace d’exposition, avec des grappes de « fruits de la terre » en céramique et de « fruits du manioc » en bioplastique – matériau obtenu à partir d’ingrédients naturels – dont les couleurs, textures et odeurs composent une image du monde complexe qu’il nous faut créer pour sortir de l’âge des énergies fossiles fournies par les entrailles de la Terre.

Dévorer archives et icônes : de la chair aux codes

De l’ouvrage, Les singularités de la France Antarctique, Bianca Dacosta extrait la gravure d’« arbre nommé acajou » et y expérimente quelques « effacements » par IA. Dans Histoire dun Voyage fait en la terre du Brésil autrement dite Amérique, elle isole la gravure représentant les esprits malins tourmentant des Indiens du Brésil. Jean de Léry considère que, malgré leur ignorance, les indigènes croient en l’immortalité des âmes : ceux qui auraient vécu vertueusement « c’est-à-dire selon eux, qui se sont bien vengés, et ont beaucoup mangé de leurs ennemis » (Léry, p. 216-217) iront dans les hautes montagnes où ils danseront avec leurs ancêtres, tandis que ceux qui n’auraient pas vécu de manière appropriée iront avec Aygnan, le diable.

Bianca décompose cette image, la dispose en différentes plaques de verre et « zoome » sur certains éléments dont les « esprits malins ». Cette fois-ci, l’installation met en rapport non pas la tension entre savoirs scientifiques (synthétiques) et savoirs traditionnels (organiques), mais plutôt le conflit entre religions monothéistes et cosmologies autochtones. Thévet a proposé une appropriation culturelle sous le schéma dichotomique d’un affrontement entre le Bien et le Mal… Bianca Dacosta – tel un esprit malin – joue avec les ambiguïtés, les transparences, les calques, les passages d’une couche à l’autre par la technique du sablage sur verre, les enchevêtrements de matières, formes et structures.

Au-delà du travail sur l’image elle-même, différents dispositifs de visualisation se trouvent expérimentés, des loupes aux lecteurs de microfilms présents à la BnF9, pour, suivant la leçon de Jonathan Crary ou John Berger, observer les observateurs. Bianca Dacosta creuse cette modernité visuellement appareillée et cherche à donner à voir au-delà de ladite objectivité scientifique. Encore une fois, toute une panoplie technologique permet de sonder non plus les sols mais les archives, de s’approprier non plus des chairs mais des codes. Ces explorations archivistiques réveillent des fantômes, révèlent des strates de mémoires oubliées mais permettent surtout de réinventer des avenirs. Une puissance créatrice réinventant des temps par l’image fait irruption au sein même de l’institution chargée de conserver l’histoire dans sa quiétude… une puissance iconophage.

Revenons à Lévi-Strauss. Il cite les mythes du lynx (un félin) et du coyote (un canidé) pour expliquer la formation des sociétés amérindiennes selon le « modèle d’une série de bipartitions » – le ciel et la terre, le haut et le bas, le brouillard et le vent – à partir desquels les indigènes créent un rapport à l’autre (les non indigènes) au sein même de leur existence. Que cela soit au Canada, au Mexique, au Pérou, ou au Brésil, il démontre une extraordinaire capacité d’ouverture du point de vue matériel et symbolique. « Les traditions indigènes se sont largement ouvertes à celles des nouveaux arrivants, et les mythes de la région ont été si profondément imprégnés par les contes populaires français qu’il est devenu difficile de séparer les éléments autochtones des emprunts » (2022 : 70). L’anthropologue insiste sur le dynamisme du dualisme amérindien : « ce dualisme, toutefois, n’est pas statique. Quelle que soit la manière dont il se manifeste, ses termes sont toujours en équilibre instable. D’où le dynamisme d’une ouverture à l’autre qui s’est traduit par l’accueil que les indigènes ont réservé aux Blancs, même lorsque ces derniers ont fait preuve de dispositions tout à fait contraires. » (2022)

La France Antarctique comme tentative de colonisation française s’est terminée en 1560 mais, dynamique, la « tradition » anthropophage a continué à se déployer entre le Brésil et la France entre technophagies et iconophagies délicieuses, avec toute une gamme d’amitiés et d’animosités. Bonne dégustation !

Bibliographie

Antonio Bispo dos Santos, La terre donne, la terre veut, Marseille : Éditions Wild Project, 2025.
https://wildproject.org/auteurs/antonio-bispo-dos-santos

Antonio Bispo dos Santos, A terra dá, a terra quer. São Paulo : Ubu Editora / Piseagrama, 2024.

Benjamin Bratton, La Terraformation. Dijon, Paris: Les Presses du Réel, Artec, 2021: www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8741&menu=0

Claude Lévi-Strauss. Somos todos canibais. São Paulo : Editora 34, 2022.
Nous sommes tous des cannibales. Paris : Éditions du Seuil, 2013.

Eduardo Góes Neves, Sob os tempos do Equinócio – oito mil anos de história na Amazônia Central. São Paulo : Ubu Editora / Editora da Universidade de São Paulo, 2022.

Eliana Brum, Banzeiro Òkòtó – uma viagem à Amazônia centro do mundo. São Paulo : Companhia das Letras, 2021.

Francy Baniwa, O umbigo do mundo. Rio de Janeiro : editora Dantes, 2023.

Jean de Léry. Le voyage au Brésil de Jean de Léry 1556‑1558 avec une introduction de Charly Clerc. Paris : Payot, 1927.

Manuela Carneiro da Cunha. Cultura com aspas e outros ensaios. São Paulo: Cosac Naify, 2009.
Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture [2006]. Paris : Éd. de lÉclat, 2010.

1https://openprocess.lefresnoy.net/interior-da-terra

2Bianca Dacosta est actuellement en pré-doctorat à la Plateforme Art, Design et Société coordonnée par Francesca Cozzolino : Plateformeartdesignsociete.ensadlab.fr

3Brum, Eliane, Banzeiro Okotò – Uma viagem à Amazônia centro do mundo. São Paulo : Companhia das Letras, 2021, p. 341.

4www.bnf.fr/fr/jecoute-ce-que-les-archives-ont-me-dire

5www.artcena.fr/sites/default/files/medias/Bianca_Dacosta_2023-terra-perdida-presentation_.pdf

6Bratton, Benjamin, La Terraformation. Dijon, Paris: Les Presses du Réel, Artec, 2021: www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8741&menu=0

7Nombreux sont les Français ayant séjourné à São Paulo et à Rio (Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault parmi dautres), et les Brésiliens ayant séjourné à Paris (Oswald de Andrade et Tarsila do Amaral parmi dautres).

8Au Brésil, le terme quilombola désigne les descendants des communautés formées par des esclaves fugitifs pendant la période de lesclavage et qui, aujourdhui, revendiquent la propriété de ces territoires.

9www.bnf.fr/fr/jecoute-ce-que-les-archives-ont-me-dire

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