02.12.2025 à 13:00
« Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? » C’est avec ces mots tirés du Colloque sentimental de Paul Verlaine (1869) que commence l’exposition « À cœurs ouverts », présentée au musée Dobrée, à Nantes, du 17 octobre 2025 au 1er mars 2026. Faisant elle-même rebattre le cœur de l’établissement après plus de dix ans de travaux, cette première exposition temporaire depuis la réouverture au public en 2024 représente un renouveau pour le musée départemental d’art et d’histoire.
Ce parcours, imaginé par la conservatrice en cheffe Julie Pellegrin* et l’historien Yann Lignereux*, et mis en oeuvre par Marion Ploquin*, est conçu comme une extension du parcours permanent du musée. Il emmène les visiteurs et visiteuses dans un « voyage sensible et érudit, mêlant art, histoire et culture populaire », se présentant comme le manifeste du projet à l’origine du musée dans sa version mise à jour.
Cette présentation illustre aussi la volonté du musée de concevoir des expositions fondées sur ses collections, en commençant par valoriser sa pièce maîtresse, le cardiotaphe, un réceptacle pour le cœur d’Anne de Bretagne. Volée en 2018, mais retrouvée après quelques jours, cette œuvre n’est pas présentée dans l'exposition pour des raisons de sécurité. Elle sert néanmoins de point de départ, afin d’explorer plus largement la thématique du cœur. La visite peut par ailleurs être prolongée par celle de la collection permanente, à laquelle le billet d’entrée donne également accès.
Ainsi, l’exposition « À cœurs ouverts » propose aux publics de s’interroger sur le cœur à travers un parcours muséographique s'étendant sur deux étages. Salle après salle, les visiteurs sont amenés à découvrir les multiples facettes du cœur : après une présentation du cœur dans sa dimension anatomique, le parcours explore le cœur comme un symbole de l’amour courtois, puis comme centre des amours romantiques. Il est ensuite envisagé en tant qu'emblème et dans ses dimensions sacrées et religieuses. Au terme de ce parcours, l’exposition ouvre une réflexion sur le cœur comme expression testamentaire et politique.
Anatomie d’un cœur
Le plus intime de tous les cœurs, le nôtre, est l’organe avec lequel se confond notre vie. C’est au rythme de ses pulsations que débute cette exposition. Trois témoignages audio, de Sabine, une cardiologue, et de Suzy et Gaëlle, deux femmes ayant reçu une greffe, nous racontent leurs liens avec cet organe. Suzy reçoit un nouveau cœur à 21 ans, après plusieurs années d’incertitude à son domicile. Pour Gaëlle, l’attente a duré plusieurs mois à l’hôpital avant que son greffon n’arrive.
Ce cœur nouveau, cœur d’un autre devenu le sien, il leur a fallu le découvrir, l’accepter et lui faire place dans la vie quotidienne. Sabine raconte que ses patients fêtent deux anniversaires : celui de leur naissance et celui de leur greffe. Ce rituel fait de leur nouveau cœur un personnage à part entière dans leur vie.
Avec beaucoup d’émotion, Suzy raconte sa deuxième greffe. Elle nous parle de la perte de son ancien organe qui lui a permis de vivre les trente dernières années, des tests médicaux très longs et lourds, mais surtout de la peur de mourir. Se seconde greffe est un succès, mais Suzi doit encore découvrir ce nouveau cœur et apprendre à vivre avec.
La mécanique du coeur
Comme symbole que l’on partage, que l’on brandit et que l’on revendique haut et fort, le cœur représente bien des choses. Courtois, on le dédie à une dame inatteignable : il représente un amour impossible en raison d’une différence de rang ou de mariages déjà arrangés. Cet amour répond souvent à des idéaux de piété, de fidélité, de courage. Romancé et mis en scène, notamment par William Shakespeare dans Roméo et Juliette, il est l'image d'un amour empli de nostalgie pour le temps révolu de la chevalerie. Le symbole du cœur bilobé est né de la poésie du XIIe siècle, le fin’amor.
L’image du cœur exprime depuis lors de multiples vertus, telles que la bonté (avoir du cœur), le courage (étymologiquement cœur-age), la piété (pureté du cœur) ou la concorde (de bon cœur). Mais il est aussi l’organe des péchés, de la vanité ou de l’envie : dans L’Envie, de Jacques Callot, on voit une allégorie de cette passion destructrice dévorer son propre cœur.
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[Jacques Callot, Les péchés capitaux : Invidia, 1621. © Musée Dobrée-Département de Loire-Atlantique.]
Du Sacré-Cœur au cœur solidaire
Les trois grandes religions monothéistes ont fondé une part de leur imaginaire sur le cœur. À la fois essentiel à la vie et inaccessible aux autres, il est le lieu privilégié de la relation personnelle avec Dieu. Le catholicisme s’est particulièrement emparé de ce symbole. Marguerite-Marie Alacoque, membre de l’ordre de la Visitation de la fin du XVIIe siècle, raconte ses visions de Jésus lui montrant son cœur : un bilobe surmonté d’une flamme. Ce symbole va rapidement inonder l’espace symbolique dans l’Europe catholique.

[Cœur en or massif pour la statue du Sacré-Cœur de Saint-Donatien. © Diocèse de Nantes / Cl. H. Neveu-Dérotrie.]
Dans le même temps, le cœur représente la dévotion à Dieu. La statue tombale d’Antoinette de Fontette, datant du milieu du XVIe siècle et présentée au centre de cette section, montre une dame de la noblesse agenouillée avec son cœur dans ses mains, qui le présente comme une offrande au milieu de ce qui semble être une prière (voir l’image en tête de cet article).
À l'angle opposé de cette salle et contemporaine de cette statue, on voit Le Transi de René de Chalon : une statue à taille humaine, un corps mort, décharné, debout, qui brandit son cœur intact et le donne en testament.

[Moulage du Monument du cœur de René de Châlon. © Nicolas Leblanc / Département de la Meuse.]
La sculpture rappelle les inhumations séparées de l’organe et du corps des souverains. Le point de départ de cette exposition, le cardiotaphe d’Anne de Bretagne, a été créé pour cela : le corps de l’épouse de Charles VIII puis de Louis XII a été enterré dans la basilique Saint-Denis avec ceux des rois et reines de France, mais son cœur en a été séparé selon sa volonté, pour être acheminé dans son duché de Bretagne, dont elle a affirmé la souveraineté. Le cœur devient un objet politique.
Lors de la Révolution française, une véritable bataille symbolique se joue autour du cœur. Le Sacré-Cœur, ou le cœur bilobé surmonté d’une croix latine, devient l’emblème des royalistes et des Vendéens, défenseurs de la « vraie foi » et partisans du retour des Bourbons. En face, les républicains s’approprient à leur tour le symbole, ornant leurs cœurs bilobés de bonnets phrygiens. Deux siècles plus tard, le symbole est encore utilisé en politique et dans la société : de l’émoji aux débats présidentiels, il reste au centre de nos usages, et parfois fait date, puisque personne n’a « le monopole du cœur ».

[Gauche : scapulaire, insigne au Sacré- Cœur. Droite : ornement d’uniforme, bonnet phrygien. © L. Preud’homme / Musée Dobrée.]
Parlons à cœurs ouverts
La visite se clôt sur l’une des œuvres majeures de cette exposition : une installation de l’artiste plasticien Christian Boltanski, créée en 2005. Tout au long de la visite du second étage, un battement régulier habille l’espace sonore, invitant le public à en découvrir la source. Celle-ci se révèle dans une vaste salle plongée dans la pénombre, entièrement dédiée à l’œuvre. Là, une unique ampoule diffuse une lumière au rythme des pulsations enregistrées du cœur de l’artiste. Cette expérience, à la fois intime et immersive, place le visiteur face au pouls d’un autre, celui de Christian Boltanski, aujourd’hui disparu. Par cette installation contemporaine, l’équipe curatoriale déplace la réflexion vers des enjeux spirituels, vers la question de notre relation à la vie et à la mort, en convoquant une forme d’humanité universelle incarnée dans ce simple battement de cœur, commun à tout être vivant.

[Le Cœur, Christian Boltanski. © Adagp, Paris, 2025;© Cloé Beaugrand / Coll. Antoine de Galbert.]
En consacrant une surface aussi importante à une seule œuvre, le commissariat affirme sa volonté d’en faire un moment fort, emblématique du parcours. Ce parti pris prend en compte le risque que cette installation d’art contemporain, marquée par un flash lumineux et un son répétitif, laisse certains publics indifférents ou les pousse à ne pas s’attarder dans la salle. Comme pour mieux affirmer que l’histoire et le patrimoine artistique conservés par le musée déploient leur sens dans le présent, et que penser ce sens requiert un temps de pause, de réflexion.
Enfin, cette installation s’accompagne de la réactivation d’un projet d’Archives du cœur lancé en 2008 par Boltanski. Il proposait à chacun d’enregistrer les battements de son propre cœur pour les envoyer sur l’île de Teshima, au Japon, où l’artiste souhaitait réunir « tous les cœurs de l’humanité ». Dans cette continuité, le Musée Dobrée offre au public la possibilité d’enregistrer gratuitement son cœur, afin que ces sons rejoignent à leur tour les Archives de Teshima. C’est ainsi que s’achève l’exposition « À cœurs ouverts », sur un geste symbolique : le « don de son cœur ».
* Titouan Guihal, Noah Robert, Marine Sauvager et Léna Sourice.
Exposition « À cœurs ouverts »
Musée Dobrée, 1 place Jean V, Nantes
Du 17 octobre 2025 au 1 mars 2026, de 10h à 18h
Commissariat d’exposition : Julie Pellegrin, conservatrice en cheffe, directrice du musée Dobrée et de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, et Yann Lignereux, professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes.
Muséographie : Marion Ploquin, cheffe de projet muséographique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique.
30.11.2025 à 20:00
La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…
Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.
Nonfiction partage aujourd’hui le point de vue de Laurence, peintre-décoratrice, qui intervient dans la phase finale de préparation des paquebots, ainsi que celui d’Yvan, dont le magasin d’accessoires se situe au cœur du chantier naval, et celui de Damien, responsable des travaux sur la construction de sous-stations électriques de parcs éoliens.
L’intégralité des récits sur ce thème sont à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire ».
« Je franchis la passerelle pour entrer dans le ventre du bateau » (Laurence, décoratrice aux Chantiers de l’Atlantique)
Depuis la voie express, je vois à l’horizon les pylônes du pont de Saint-Nazaire et le grand portique rouge des Chantiers de l’Atlantique. Ce sont les marques qui indiquent que je m’approche de mon lieu de travail. Entre les marais du Mès où j’habite et le site du bateau en construction, il y a quarante-cinq minutes de trajet. Arrivée aux abords de la gare SNCF, j’ai conscience d’entrer progressivement dans l’environnement du chantier naval. Je bute sur le port. Contourner le bassin de Penhoët dont une rangée de cafés ouvriers borde les eaux un peu glauques. S’engouffrer entre deux très longs bâtiments industriels aveugles dont la perspective semble se refermer comme un entonnoir. Ici se pressent les gens qui arrivent au boulot au même moment. Ça bouchonne. Visuellement, ce passage ressemble à un sas au-delà duquel j’entre dans une autre dimension. Pas d’erreur : j’y suis… Il faut encore se trouver une place de stationnement à proximité de la porte qui donne accès à la forme des navires en phase de finition, au bord de l’estuaire.
En fait, c’est au moment où je passe le tourniquet que j’ai vraiment le sentiment de pénétrer dans le chantier. Le navire est là comme un mastodonte déjà bien abouti. Il barre l’horizon. Je franchis la passerelle pour entrer dans le ventre du bateau. Là, j’arrive dans une espèce de grand couloir sur lequel débouchent les escaliers qui desservent les niveaux supérieurs. Dans ce couloir de service uniforme qui court sur toute la longueur du bateau, toutes les portes se ressemblent. Ça grouille de gens très pressés. Si tu n’as pas établi un itinéraire très codifié, tu peux errer comme une âme en peine. Tu te retrouves dans des escaliers plus ou moins étroits. Tu continues de monter. Et tu arrives dans des culs de sac… Alors tu redescends. Il m’est arrivé plusieurs fois de me perdre. J’ai dû demander mon chemin. Je ne savais plus où étaient bâbord, tribord, la proue, la poupe. Donc, il vaut mieux avoir repéré le moyen le plus court pour atteindre le local où tu travailles. Par la suite, tu empruntes toujours le même parcours. C’est la raison pour laquelle, en réalité, je ne vois pas grand-chose du bateau, à part les évolutions des endroits que je traverse. « Ah tiens, ils ont posé ci. Ah tiens, ils en sont là… » C’est sur mon trajet. Je n’ai pas franchement le temps de déambuler à travers le bâtiment. […]
Pour rester bien concentrée sur mon travail, il me faut faire abstraction d’une partie de ce qui m’entoure. Je dois en particulier oublier le bruit omniprésent : ponceuses, scies, martellements, et surtout lapidaires. Si je me trouve juste sous l’alarme au moment où ils déclenchent un essai, et malgré mes bouchons d’oreille, ça me rend folle ! Je redescends de mon escabeau en catastrophe, les oreilles déchirées… Et puis, il y a la poussière aussi omniprésente qu’inévitable. Je dois nettoyer chaque jour la partie où je vais travailler parce que, tous autant que nous sommes, soudeurs, plombiers, électriciens, staffeurs, marbriers, tapissiers, peintres, nous partageons le même espace. Tout cela est en principe coordonné dans les bureaux d'études des Chantiers. […]
Souvent, les ouvriers qui passent s’arrêtent pour observer mon travail de peintre-décorateur : décors, trompe l’œil. C’est une activité qui suscite de la curiosité. Ce que j’apprécie. Ils regardent en silence. Ou bien ils posent une question, se permettent un commentaire… Ce n’est jamais ironique. […] Quand par exemple un peintre en bâtiment prépare un fond, je peux discuter avec lui d’égal à égal : il faut que ce soit nickel, que ce fond ne soit pas cordé dans un sens qui va à l’encontre du fil d’un faux bois, ni qu’il rende une surface en « peau d’orange » avec le rouleau. Cet échange avec le peintre, c’est évidemment une façon de faire appel à sa compétence et de la reconnaître : « Là, il va y avoir du travail fin, il faudra faire attention ». Souvent, il revient me voir « Ça va, là, les fonds ? » On regarde ensemble : « Impeccable » ou bien « Il y a des petits trous ici ou là… » On fait le point. Mais on n’a pas vraiment le temps de finasser… Il faut dire que, vu le rythme de production des navires construits par séries identiques, nous sommes tous obligés d’aller de plus en plus vite. […]
Chaque soir, quand je reviens chez moi et que j’arrive à Pont d’Armes, je prends la petite route qui descend en sinuant aux marais : et là, je respire. C’est le sas apaisant où je retrouve mon univers avant de rentrer à la maison. Il a fallu que j’attende d’être sur la voie rapide pour commencer à décompresser, et progressivement évacuer l’univers du boulot. À partir de Saint Molf, je commence à retrouver la nature qui m’est familière. Enfin, j’arrive dans ma cour. Les chantiers, c’est de l’humain industriel. Chez moi, c’est une sérénité qui monte des salines. Deux univers tellement opposés, et qui, pourtant, se côtoient de manière si proche…
« Les chantiers, c’est toute une vie » (Yvan, magasinier aux Chantiers de l’Atlantique)
Avant d’être affecté au magasin de petit outillage, j’ai passé plusieurs années au cœur du chantier naval puisque je faisais partie de l’équipe chargée d’implanter au sol les plots qui supportent la coque du navire au fur et à mesure qu’on le construit. Mon rôle était, au fond de la cale, de tracer la silhouette de la coque, de placer des blocs de béton sur lesquels j’ajustais au rabot et au laser les poutres en chêne qu’on appelle des « tins ». J’étais ce qu’on appelle un « attineur »… Je voyais donc le navire se construire depuis le moment où il n’y avait rien jusqu’à celui où il ressemblait à un vrai bateau. Tant que le navire n’était pas entièrement construit, il n’y avait ni avant ni arrière. C’était un gros tronçon étanche que mon équipe déplaçait d’une forme remise en eau à l’autre en le tractant avec un câble sur treuil. Quand la coque était finie et les machines installées, je participais à sa mise à flot. C’était le moment rare où je sentais la masse colossale se soulever. Quand le bateau quittait la cale, j’étais au ras de la paroi d'acier qui défilait devant moi. Un grand courant d’air : il était passé. C’était encore plus impressionnant la nuit : une grosse façade et puis d’un seul coup, il n’y avait plus rien. J’entendais juste les thrusts vibrer, puis les hélices à l’arrière. Mon travail était fini.
Voilà plus de vingt ans que je travaille aux Chantiers. À force de tirer sur des câbles, de manipuler des outils lourds en fond de cale, dans le froid et l’humidité, je me suis abîmé le dos. J’ai donc changé de poste. Après avoir travaillé dans la préfabrication de réseaux en tuyauterie PVC, je suis aujourd’hui affecté au service de « Maintenance Petit Outillage » : le MPO et, plus spécialement, aux instruments de mesure de dimensions, dits « de métrologie », destinés au personnel des Chantiers de l’Atlantique. Ainsi, je contrôle et je fournis aussi bien des pieds à coulisse et des mètres rubans que des niveaux optiques et des lasers d’alignement. Tout cela se passe dans le petit bungalow logé à l’intérieur de l’ancien hangar du magasin général. Là, je suis au milieu des instruments entreposés. Quand j’entre dans cet endroit qui est « mon magasin » puisque j’y travaille seul, je me sens chez moi. Je reconnais d’emblée les odeurs indéfinissables de ferraille et de bakélite, de vieilles graisses et de détergent, parmi les étuis en bois imprégnés de relents accumulés pendant des années. C’est un bungalow qui fait 6 m par 3 m, où il y a trois tables, un marbre qui sert à vérifier la planéité, un banc permettant de contrôler des mesures de 0 à 1 m, dont l’unité est le micron, soit six zéros après la virgule… Auparavant, le magasin général était au centre des Chantiers mais il a été transféré à sa périphérie pour faciliter l’accès des fournisseurs. Les employés ainsi que les logisticiens des différents ateliers se déplacent dans nos services pour faire leurs commandes et, selon le volume et la quantité, ils peuvent se les faire livrer par des navettes de poids lourds et de véhicules légers qui circulent à travers un espace de 130 000 m² dont 39 000 m² d'ateliers et cinq lignes de production. Ces navettes approvisionnent des magasins de quincaillerie et outillage situés à proximité des formes de construction. Je suis isolé dans mon petit coin excentré, mais il y a le va-et-vient des « clients » qui viennent se procurer le matériel.
Quand je me rends à mon poste de travail, je passe à côté de l’atelier « Mécasoud » qui travaille sur la coque des bateaux. Ils ont commencé avant nous. J’entends le bruit des masses, les chocs de tôles, les alarmes des portiques et leur klaxon qui signale le moment où ils lèvent la charge, le vacarme des véhicules, munis d’un bras articulé, qui transportent le matériel. On appelle ça des « traînes ». Les tôles placées sur le chariot claquent à chaque cahot. Et puis, il y a le gaz du fil fourré, en fusion avec la céramique qui sert à envelopper la soudure au fur et à mesure qu’elle avance. C’est âcre, ça prend à la gorge. Partout, il y a des risques de projections de peintures. Si, par malheur, vous avez garé votre voiture sous le vent, à proximité des Chantiers, vous pouvez retrouver votre pare-brise maculé malgré les chapiteaux qui viennent coiffer les structures au moment où les peintres entrent en action. C’est pour ça qu’au pourtour et aux entrées du chantier, on peut voir des pancartes : « Attention projections de peinture » […]
Mais ce qui reste gravé en moi, c’est mon ancien métier d’attineur, quand j’étais en contact direct avec le béton de la forme, l’acier de la coque, quand j’accompagnais les bateaux d’une cale à l’autre et que je les voyais grandir. Maintenant, ce que je vois, c’est les copains qui partent en retraite. J’en ai croisé un qui revenait acheter du poisson à côté de la porte 4. Il y a un poissonnier qui vient se poster là, à la sortie du boulot. Le gars avait gardé ses habitudes. Les Chantiers, c’est toute une vie…
De la construction de bateaux à celle d’éoliennes offshore (Damien, responsable de travaux aux Chantiers de l’Atlantique)
Voilà trente-deux ans que je suis aux Chantiers de l’Atlantique. Lorsque j’ai commencé à y travailler, l’entreprise employait 5 600 personnes et quelques sous-traitants. C’étaient des gens de la région, notamment beaucoup d’habitants de la Brière qui occupaient nombre de postes de maîtrise. Aujourd’hui, on entend moins de noms à connotation briéronne. Les Mahé, Moyon ou Aoustin se font plus rares… Il y a trente ans, les gens arrivaient encore de Brière en car. Maintenant il y a une desserte routière qui fait le tour de l’entreprise et de larges surfaces de parkings. Si bien que chacun peut se garer à proximité de son lieu de travail. L’ambiance n’est plus la même. Il est loin le temps où, à l’heure de la débauche, les grilles s’ouvraient pour laisser passer un flot de vélos et de personnes qui traversaient la rue et essaimaient dans les cafés alignés le long du quai. C’étaient des gens du coin qui se retrouvaient dans leur village après le boulot. Ils se connaissaient. Il y avait une sorte d’identité qui était affichée… Je suppose qu’alors, la solidarité n’était pas la même. […] Nous sommes actuellement 3 300 à être salariés par les Chantiers. Beaucoup arrivent de Nantes alors qu’auparavant, seuls ceux qui venaient des ex-chantiers navals Dubigeon faisaient le déplacement après que leur entreprise eut fermé. Ils formaient une corporation d’ouvriers qui avaient eu ailleurs un vécu commun. Les effectifs des employés qui travaillent aux Chantiers de l'Atlantique sont désormais complétés par de nombreux sous-traitants et travailleurs étrangers. […]
Depuis quatre ans, je m’occupe des sous-stations électriques destinées à équiper les parcs éoliens offshore. Je suis en particulier responsable des travaux sur la sous-station qui est en cours d’installation sur le banc de Guérande, au large de la presqu’île du Croisic. J’ai donc changé de domaine sans changer d’employeur puisque les Chantiers de l’Atlantique sont maîtres d’œuvre de ces systèmes appelés à être opérationnels pendant trente-cinq ans dans un milieu marin particulièrement agressif. Ce qui a surtout changé c’est que le service des énergies marines fonctionne comme une PME au sein de l’entreprise historique que sont les chantiers navals. […] Notre équipe est donc un peu à part. Elle est formée de travailleurs qui appartiennent à la fois au domaine de la navale et à celui de l’éolien marin. […]
La sous-station est déjà en place. J’y suis allé hier et avant-hier. J’ai pris le bateau à 6h30 le matin dans le bassin de Saint-Nazaire. On a passé l’écluse et on est partis au large de la côte sauvage. C’est un complet changement d'univers même si nous n’avons pas quitté le territoire nazairien puisque le parc éolien n’est qu’à 20 kilomètres d’ici. La sous-station se présente comme un bloc de 35 mètres de long, 25 mètres de large et 15 mètres de haut ; le tout pesant pas loin de 2 400 tonnes. Composée de trois étages et coiffée par une aire de dépose de matériel par hélicoptère, elle est installée sur un socle, le jacket, qui domine la mer d’une dizaine de mètres. Pour aborder, le bateau vient s’appuyer sur ce qu’on appelle un « boat landing ». Équipés d’une combinaison de survie, d’un gilet de sauvetage et d’un harnais accroché à un système antichute, on a grimpé les 10 mètres d’échelle pour accéder au premier niveau. Là, on a récupéré nos sacs et tout le matériel, hissés par la grue, et on a démarré notre journée de travail. Retour le soir à 18h30 au port de Saint-Nazaire. Ça nous a fait une journée de 12 heures.
Mon rôle de responsable de travaux consiste, sur place, à coordonner les entreprises sous-traitantes chargées de réaliser les finitions et les améliorations demandées par les clients. Depuis peu, je suis aussi responsable de plateforme. C’est-à-dire qu’en liaison avec le capitaine du bateau qui fait la navette, j’assure la sécurité de l’équipe. Il y a la météo qui change, la mer qui monte. Il faut parfois prendre la décision d’accélérer le débarquement quand, à cause de la houle, le moteur peine à maintenir le nez du bateau contre le boat-landing. C’est un nez en caoutchouc qui adhère à la structure si les vagues ne dépassent pas 2 mètres. Au-delà, le bateau commence à bouger, le débarquement devient dangereux. Il y a des jours où on ne sort pas du bassin de Saint-Nazaire parce que la mer est trop forte. Si, une fois sur place, on est surpris par le mauvais temps, on peut rester dans des locaux de secours de la sous-station. Il y a la possibilité d’attendre là, deux ou trois jours, que le temps se calme. C’est une petite salle avec des tables et des chaises, un coin cuisine et une dizaine de lits superposés. Ce n’est pas une cabine de paquebot ! […]
Même si les sous-stations électriques marines et les personnels qui les construisent ont dû se faire une place au milieu des paquebots, les Chantiers de l’Atlantique restent pour moi l’entreprise emblématique du secteur à côté d’autres industries importantes comme l’usine Airbus ou l’usine MAN, implantées à proximité. Les Chantiers sont inscrits dans le paysage, dans l’histoire de Saint-Nazaire et dans la conscience des gens.
* Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot en janvier 2022.
Pour aller plus loin :
L’intégralité des récits de Laurence, Yvan et Damien est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire ».
Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1er mai à Saint-Nazaire » (1967 - 25 mn).