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20.12.2025 à 13:54

Une théorie du fascisme contemporain Vers une vie anti-fasciste

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Une théorie du fascisme contemporain
Vers une vie anti-fasciste
Cet article donne une synthèse des principales thèses guidant l’analyse que le dernier livre de l’auteur propose du fascisme contemporain illustré par la personnalité médiatique de Donald Trump. Quinze points brefs fournissent un vocabulaire et des outils critiques qui renouvellent considérablement les compréhensions courantes du fascisme.

A Theory of Contemporary Fascism
Towards an
Anti-Fascist Life
This article summarizes the main theses guiding the author’s analysis of contemporary fascism, as illustrated by the media personality of Donald Trump. Fifteen brief points provide a vocabulary and critical tools that significantly renew current understandings of fascism.

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Texte intégral (5126 mots)

Préambule

Le développement de l’État-nation moderne a coïncidé avec une avancée du devenir immanent du pouvoir dans le domaine social1. Des concepts tels que le pouvoir disciplinaire, la gouvernementalité et le biopouvoir – pour ne citer que ces trois forgés par Michel Foucault – ont été développés pour décrire la dispersion du pouvoir dans les moindres veines du corps social. Des canaux de communication de plus en plus interconnectés innervent le champ de la vie et acheminent des provocations qui jouent avec le système nerveux des citoyens comme avec les cordes d’une harpe abstraite : ajustements, coups, amorçages. Ces empiètements [impingements] interrompent incessamment le flux de la vie quotidienne, micro-segmentant l’attention. Dans les interstices entre les sollicitations de l’attention, le corps est agité par les incursions du dehors et de l’autre. La pensée naissante qui commence à se manifester à chaque vague de sensations est attisée par chaque coup successif, pour se trouver court-circuitée par le saut au suivant : l’agitation simultanée [co(m)motion] du sentir imprégné de pensée naissante. Dans ces à-coups, le corps qui ressent-pense est à la fois tendu et assoupli. Piégé au milieu, le corps risque d’être capturé, induit [inducted] et annexé. Les modalités du pouvoir qui balayent le champ social ont une prise sur laquelle se brancher : la vie du corps au niveau infra, en dessous de ses capacités à exécuter des actions et à diriger la pensée avec souveraineté et auto-suffisance, lesquelles pourtant, selon ce qu’on nous a fait croire, nous définiraient en tant que sujets autonomes de décision.

L’immanence du pouvoir a désintégré la souveraineté et la décision, les dispersant aux quatre coins du champ social. Le pouvoir devient diffus [distributive]. De nombreuses voix annoncent l’obsolescence de l’État et la mort du souverain, décapité depuis longtemps. Elles parlent trop vite. Au moment même où le devenir-immanent du pouvoir franchit le seuil où il s’impose avec force, un phénomène étrange se produit. Le chef de l’État – dont l’évidence s’avère tout aussi forte – est de retour sur les épaules d’une personne prééminente. Une prééminence qui fascine par le timbre nostalgique de sa voix hollywoodienne, en contrepoint d’un corps débonnaire et vacillant ; elle saisit l’attention par le rythme de son image oscillant entre l’athlétique et le maladroit, entrecoupée d’hésitations linguistiques ; ou elle émet des pulsations de ressentiment à travers des yeux vengeurs qui scrutent, avec les mâchoires serrées et les sourcils froncés, avec l’expression assurée d’un plaignant-en-chef exempté des règles du discours argumenté. De Reagan à Trump en passant par George W. Bush, le centre impérial est réoccupé, avec une pompe qui rappelle de manière trompeuse le monarchisme divin qui a précédé et préparé la voie à l’État-nation moderne.

Le pouvoir revient à la personne prééminente. Au premier plan, la personnalité du pouvoir fait son retour. Avec vengeance. Mais aussi avec une différence. La lignée qui va de Reagan à Trump passe également d’un acteur de films de série B à une star de téléréalité ultra-kitsch – caractérisée par un exceptionnalisme qui l’exonère des rigueurs d’un discours cohérent et d’une politique bien raisonnée prétendant respecter une norme de vérité. Cela est symptomatique d’une variation étonnamment nouvelle d’un régime ancien. La personnalité du pouvoir est un archaïsme doté d’une fonction contemporaine.

Point 1

Toutes les formations contemporaines de pouvoir étatique n’ont d’autre choix que de naviguer entre ces deux dynamiques inverses, la dissémination du pouvoir et sa re-concentration. Chacune doit inventer une solution à cette ambivalence. Le fascisme contemporain doit être compris sous cet angle, comme inventant sa propre résolution fonctionnelle de ce qui, dans l’abstrait, est une contradiction.

Point 2

La solution apportée par le fascisme contemporain, incarnée par Trump, consiste à faire de la personne prééminente à la tête de l’État un nœud central dans la circulation des signes, dans une configuration très particulière, pour un effet très particulier. Trump est le perturbateur-en-chef : il lance un flux continu de provocations qui frappent des corps anxieux tendus dans tout le champ social, empiétant sur le niveau infra-émergent de leur penser-sentir naissant, dans les interstices de leur attention spasmodique. L’objectif est éparpillé, comme celui de missiles non guidés volant au hasard. L’espoir est que les coups génèreront des résonances, créant des ondulations qui se propageront, peut-être jusqu’à atteindre leur apogée, s’amplifiant d’elles-mêmes jusqu’au point de basculement d’un événement enregistrable, relativement petit ou grand, se propageant largement ou de manière plus localisée dans des bulles. Les frappes tombent sur le terrain sensible d’un champ social quasi chaotique en perpétuel bouillonnement communicationnel. Dans ce quasi-chaos, les points de basculement font remonter à la surface agitée des effets d’ordre. La politique [policy] ne dirige pas les frappes. Elle les suit, capturant les effets d’ordre à partir du chaos et en tirant profit.

Point 3

L’émission de signes n’est pas unidirectionnelle. Ce qui émane du centre de la personne du leader lui revient. Une chambre d’échos se forme entre les tweets (ou truths) de Trump et ceux de ses partisans. Trump reprend une provocation de Fox News ou de l’infosphère de droite et la retweete. Elle lui revient ensuite. En boucle, en spirale. Dans ce tourbillon, il devient impossible d’attribuer une source définie. Le sujet du discours s’estompe à travers une multiplicité de corps. Le discours devient effectivement indirect, sans sujet d’énonciation déterminable pour les déclarations. Il devient irréductiblement collectif. Trump devient le nœud central d’un agencement collectif d’énonciation de grande envergure. Son œil prééminent domine le champ. Son moi gonflé s’arroge les effets émergents qui ondulent à sa surface. On sait que des foules en adoration reprennent ses paroles en chœur, en conservant la diction à la première personne. Il crie « je », et elles reprennent son « je » dans leur chant, produisant la formation bizarre d’un chœur de discours rapporté à la première personne.

Point 4

La personne de Trump est cette première personne plurielle. Trump ne se réduit pas à Donald, l’hominidé masculin en cravate rouge et costume bleu. Le statut individuel de sa personne est supplémenté par le cycle et le relais, le tourbillon et le retour, qui remuent le bouillonnement. Trump est une personne collective, sans exagération ni métaphore. On pourrait qualifier sa personnalité collective de figure médiatique, à condition de ne pas oublier que Trump n’a pas d’existence en dehors de son complément médiatique fondé sur autrui. Il ne se contente pas de se délecter de l’adulation de la foule. Il en a besoin pour se maintenir en tant que personne. Tout ce qu’il fait est conçu pour préserver sa centralité nodale, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. En témoigne son attachement désespéré à la présidence, depuis la fin ignominieuse de son premier mandat jusqu’à son aspiration à son troisième mandat. Son moi se nourrit de l’énergie des autres. Les autres sont des sous-personnes par rapport à sa sur-personne nodale, reliées à elle par une dynamique en spirale, qui connecte le centre à la périphérie et ramène la périphérie vers le centre, dans une incessante agitation collective.

Point 5

La circulation des signes qui tourbillonnent autour de la personne prééminente revêt une tonalité affective : la peur, ainsi que la colère contre toute personne ou toute chose suscitant la peur. En d’autres termes, la réactivité. Le pistolet du corps social est armé, toujours prêt à tirer en réaction à l’atmosphère de menace qui règne, prêt à se déclencher face aux signes-empiètements provenant du dehors et de l’autre. Le fascisme contemporain est agité par un régime affectif de réaction. Le régime de réaction ne peut pas être expliqué en termes psychologiques. Les déclencheurs de réaction frappent dans les interstices, dans les fissures de l’attention, en dessous du niveau psychologique, dans les trefonds du penser-sentir. Ils se situent dans l’infra, sous les actions exécutives et les cogitations réfléchies propres à la personne, les déconcertant de l’intérieur, dans leur phase d’émergence. Ils se transmettent ensuite à travers les réseaux médiatiques de manière transindividuelle, d’un infra à l’autre, dans ce qui équivaut à une « communication directe des subconsciences » en tant que force constitutive de la personne. De nouveaux outils conceptuels doivent être affinés pour comprendre la dynamique infra-/trans-individuelle constitutive du régime de réaction qui pousse le millefeuille complexe de la personne collective vers des directions fascistes.

Point 6

Les réactions déclenchées sont orientées à l’avance vers certaines directions à travers la saturation de cette atmosphère par des présupposés et des postures racistes, sexistes, anti-LGBTQ+, anti-immigrés – en un mot, anti-autres – qui remplissent le discours social. Ces jugements ambiants, prêts à mordre, sont une partie nécessaire du mécanisme. Mais ils n’en constituent pas une condition suffisante. Leur déclenchement est principalement provoqué, corrélé et coordonné dans son ensemble, par une certaine opération performative actionnée depuis le centre occupé par la personne prééminente.

Point 7

Cette opération performative peut être simplement appelée décision : décision souveraine, dans le vocabulaire du juriste nazi Carl Schmitt. La décision, dit-il, est une « attribution » [ascription] purement performative du statut d’ennemi, qui prend effet simplement par le fait d’être énoncée. Cet acte performatif ne repose pas sur un sentiment ou un jugement personnel, et ne suit aucune norme ni chaîne de raisonnement préliminaire. Cet acte se situe en dehors de la loi, dans et comme un état d’exception à celle-ci. Il capte un sentiment collectif de menace. La personne prééminente en est le capteur, comme un transducteur qui reçoit un signal faible pour le retransmettre chargé et amplifié. Dans ce mouvement, la personne prééminente coïncide avec le collectif. Elle n’agit pas en tant qu’individu, mais en tant que canal singulier de l’affect collectif. Sa personne, absorbée dans ce mouvement, est une personnalité du pouvoir singulière, et non une personnalité particulière dotée de pouvoir. Les décisions que Schmitt avait à l’esprit étaient grandioses et la menace existentielle. L’attribution de l’ennemi marquait une transition entre le statu quo et une situation dans laquelle les citoyen·es sont amené·es à accepter de tuer ou de mourir pour défendre leur mode de vie, annexé à la dynamique performative. Trump est une imitation farcesque [knock-off] du souverain schmittien. Pendant son premier mandat, ses tweets incessants et mesquins, pleins de griefs et de condamnations, ont attisé l’atmosphère de peur et de colère, semant dans les nuages des réseaux sociaux une pluie constante de mini-attributions d’inimitiés. L’effet performatif s’est répandu, goutte à goutte. Il pouvait toutefois confluer en un courant plus important, grâce à la spirale de réactions autour de Trump. Il peut se propager comme une contagion, parfois sous forme de tourbillons, et s’amplifier jusqu’à provoquer des débordements dramatiques, comme ceux du 6 janvier 2021.

Point 8

La décision trumpienne est « fascisante ». Elle attise les tendances réactives, les propage et les amplifie. Elle attribue les inimitiés, durcit les frontières contre les ennemis désignés et prépare le terrain pour des éruptions offensives. Elle est un paratonnerre pour les tendances fascisantes. Dans des conditions favorables, à un certain point de convergence, ces tendances peuvent franchir un point de basculement vers un fascisme à part entière. Le second mandat de Trump a fait un pas important vers ce point de basculement : celui où le gouvernement par exception devient la règle.

Point 9

Le gouvernement par tweet s’accompagne désormais d’une avalanche tout aussi improvisée de décrets présidentiels, qui contournent de manière autocratique, dans la mesure du possible, les pouvoirs législatif et judiciaire, en invoquant des exceptions à la loi et à la Constitution. Les décrets présidentiels ramènent au centre du jeu la force attributive [ascriptive] du mouvement centrifuge des réseaux sociaux trumpiens, comme un tourbillon atmosphérique dans l’œil d’un ouragan. Les vents de la réaction prennent de la force. L’attribution performative du statut d’ennemi souffle avec la force de la loi. Cela ajoute une dimension franchement dictatoriale à la fonction nodale de la personnalité de pouvoir de Trump. Ainsi se réduit l’écart entre la décision trumpienne, qui consiste à semer la zizanie sur les réseaux sociaux par des déluges de plaintes, et la canalisation performative directement dictatoriale de Schmitt. Le pouce qui appuie sur le clavier et le trait de stylo sur le papier souverain s’entremêlent dans une étroite étreinte opérationnelle, pour produire une spirale réactive dont l’orage tourbillonnant se renforce par son mouvement même. La nature exceptionnelle et personnelle de cet effet de renforcement est attestée par le fait que, si moins d’un tiers des Républicains se déclarent favorables à un régime autoritaire en général, 57 % d’entre eux soutiennent le régime autoritaire de Trump.

Point 10

Trump, le décideur, ne légitime pas ses politiques par des arguments convaincants et des appels à la raison d’État. Il ne cherche pas à se légitimer. Il prend des libertés [takes licences]. Il prend des libertés en se basant sur son exceptionnalisme personnel : « je suis le seul à pouvoir le faire ». Trump est la loi. Faisant écho à Napoléon, il déclare : « celui qui sauve le pays ne viole aucune loi ». Lorsque ses partisans adhèrent à ses actions, ce n’est pas par conviction idéologique. C’est par annexation affective à la dynamique de sa personnalité de pouvoir. Ils ne l’acclament pas depuis une distance médiée. Ils vibrent directement à son rythme : leur sentir-penser est modulé par son agitation au niveau infra-constitutif de ce qui fait d’elleux ce qu’iels sont. Iels ne s’identifient pas à lui, mais reconnaissent plutôt leur propre exceptionnalisme dans le sien. Le fait qu’il prenne des libertés leur donne le droit d’en prendre à leur tour. Iels se façonnent en mini-centres de décision trumpiens orbitant autour de sa centralité nodale prééminente et résonnant avec elle. Iels s’épanouissent en tant que nœuds de dispersion dans une individuation collective tourbillonnant à travers et autour de lui. Il s’ensuit une contagion d’attribution d’inimitiés, qui peut s’intensifier jusqu’à la guerre civile.

Point 11

La situation générale est post-normative. Cela ne signifie pas que la norme disparaît. Au contraire, elle se durcit et son application aux corps et aux vies devient d’autant plus impitoyable. Ici, « post-normatif » signifie que la norme ne garantit plus une véritable correspondance entre son contenu et celui des vies qu’elle sur-code. Cette relation de vérité n’est plus ce qui compte. La norme est l’étalon-Homme [Man-Standard ] (blanc, mâle, hétérosexuel, d’ascendance européenne, né dans le pays, parlant une langue majeure, incarnant le capital humain). Les protagonistes de cette époque trumpienne présentent souvent des anomalies. Elle est incarnée, par exemple, par un nombre surprenant de femmes prééminentes qui, loin d’être des trad wives, sont des carriéristes influentes sous les feux de la rampe. Parmi les défenseurs de la « manosphère », on trouve Milo Yiannopoulos. Loin d’être hétérosexuel, puisqu’il est marié à un autre homme. Andrew Tate est un cas particulièrement affligeant. Il n’est pas blanc, mais bi-racial. Les commentateurs soulignent souvent que Trump intègre dans sa personne ce qui est stéréotypiquement considéré comme des traits féminins, comme la méchanceté et la vulnérabilité, au point que sa masculinité a été qualifiée d’« ornementale ». Il n’incarne pas le modèle stoïque, respectueux des lois et moralement irréprochable de la virilité traditionnelle. La norme peut actuellement se réconcilier avec ce qui, à la lettre, serait en déviation par rapport à ses prescriptions conformistes. Du côté de ceux à qui on impose l’étalon-Homme, il n’est pas requis non plus qu’ils présentent les traits correspondant au statut d’ennemi qui leur est assigné. Des milliers d’immigrant·es sont arrêté·es en vue d’être expulsé·es, certain·es pour être envoyé·es dans des sites obscurs [black sites] à l’étranger, sans la moindre tentative de vérifier leur statut. Des détenteurs de visas légitimes et même des citoyens américains sont clairement pris dans les filets. Il ne s’agit tout simplement pas d’appliquer la norme de manière véritable et cohérente. Il s’agit plutôt de poursuivre de manière réactive la punition et la vengeance après l’application du statut d’ennemi. Cette opération n’est pas politico-morale. Elle est politico-affective. Il s’agit d’une complaisance collective envers la réactivité. La norme vacille et en même temps elle se renforce. C’est comme si le centre de la courbe en cloche oscillait entre un pôle hypo, où elle englobe les déviances de ses exécutants, et un pôle hyper, où elle glisse vers des performances exagérées, voire caricaturales, que l’on pourrait prendre pour de l’autodérision. Dans l’ensemble, les partisans de Trump ne s’identifient pas à lui comme à l’image droite de la normativité de l’étalon-Homme. Ils annexent leur vie à l’oscillation post-normative qui pivote autour de lui, réglant leur registre affectif sur une échelle mobile : à leur convenance.

Point 12

Le fascisme intégral s’installe lorsque les deux mouvements s’intensifient de concert : le mouvement centrifuge de diffusion vers des mini-centres adjacents de pouvoir décisionnel répartis dans tout le champ social et le reflux centripète vers le perturbateur-en-chef post-normatif occupant la zone rayonnante d’exception au centre prééminent. Une exacerbation se produit en raison d’une tension inhérente à la réaction offensive déclenchée par l’attribution du statut d’ennemi. Le champ de la vie a été reconfiguré en un environnement de menace infinie. Les ennemis potentiels abondent. Des présences vagues et hostiles pullulent. Le moindre soupçon d’empiétement provenant du dehors et de l’autre est accueilli avec peur et agressivité. S’ensuit une chasse effrénée aux ennemis qui se cachent dans l’ombre. Dans le brouillard d’un environnement de menaces, les connexions ténues et les jugements performatifs sont tout ce dont le corps dispose pour avancer. Les théories du complot prolifèrent, alimentant la manie d’attribuer le statut d’ennemi. Les voisins deviennent des ennemis en attente, et l’espace au-delà des frontières de la nation devient un réservoir vaguement perçu mais intensément ressenti d’infiltrations et d’incursions nuisibles qui s’approchent. La spirale centrifuge-centripète s’enflamme en un cycle d’attaques frénétiques contre les ennemis intérieurs, associé à des attaques extérieures visant à pacifier ce qui se trouve au-delà des frontières par une agression expansionniste. À mesure que ce double mouvement s’intensifie, se nourrissant de ses propres énergies comme un feu attisé par les vents de réaction qui se renforcent, la violence meurtrière visant l’élimination du danger peut devenir suicidaire. À son extrême, l’État fasciste est un État suicidaire.

Point 13

L’aspect de la dynamique fasciste qui concerne la production de mini-centres réactifs de licence décisionnelle adossée à l’étalon-Homme est le microfascisme. Le microfascisme est une caractéristique fondamentale d’une situation fascisante. Il est toujours présent dans le domaine social et s’agite même en l’absence d’un centre prééminent auquel se rattacher. Quand il n’y a concrètement aucun centre, il y a toujours l’attracteur virtuel d’un centre potentiel qui attire efficacement l’émergence d’une tendance vers lui. Cet attrait régit la tendance fascisante. Son attraction se fait sentir partout où est en vigueur l’axe réactif, qui attelle la commotion de l’infra-réaction aux empiètements de signes perturbateurs au service de l’attribution acharnée du statut d’ennemi. Cela s’étend partout. Tout le temps.

Point 14

Tout le monde veut être fasciste. Personne n’est à l’abri de la réaction. Les tendances fascisantes ne respectent pas la dichotomie droite-gauche. Il existe autant de microfascisme à gauche qu’à droite. Le fascisme accompli, cependant, est la spécialité de la droite. Cela s’explique par son couplage préférentiel avec le capitalisme déréglementé, avec le culte de la propriété privée et du profit. Mais cela s’explique aussi par sa capacité à annexer les personnes à sa dynamique à travers la prévalence actuelle de la forme du capital humain – c’est-à-dire le fait de se considérer soi-même comme une unité à investir dans les flux de capitaux, comme une personnification du capital. Lorsque les tendances fascisantes de la gauche prennent l’envol, elles ont tendance à émerger sous d’autres formes de centralisme autoritaire.

Point 15

Compte tenu de l’omniprésence des tendances fascisantes, aucune période historique et aucun pays n’en sont totalement immunisés. Le fascisme est toujours au moins microprésent, dispersé ici et là par bribes et morceaux, attendant avec impatience qu’une personnalité exceptionnelle vienne le catalyser. Son apparition est toujours conjoncturelle, et la conjoncture comprend toujours une bonne dose de hasard. La catalyse des tendances fascisantes vers un fascisme accompli ne peut être prédite avec précision. De plus, la forme que prendra le fascisme à maturité présentera toujours des caractéristiques uniques. Il n’existe pas de typologie établie du fascisme permettant de le juger. Il ne peut pas être modélisé à partir d’un gabarit dérivé d’exemples historiques. Son étude empirique ne peut pas se traduire en un système d’alertes. C’est pourquoi tant de personnes, y compris des spécialistes du fascisme, n’ont pas vu venir Trump. Le problème du fascisme est qu’il n’est pas empirique. Il est supra-empirique : il se cristallise autour d’un attracteur virtuel d’une manière qui dépasse les conditions données. Le fascisme a tendance à réapparaître, mais (comme toutes les formations historiques) toujours sous une forme nouvelle et émergente. L’antidote consiste à rechercher en permanence des outils diagnostiques permettant de détecter le microfascisme dès ses premiers signes, et à s’exercer collectivement et sans relâche à créer les conditions favorables à une vie antifasciste, c’est-à-dire les conditions qui contrecarrent la réaction en accueillant la force constitutive des empiètements venant de l’extérieur et d’autrui.


Traduit de l’anglais (USA) par
Yves Citton & Jacopo Rasmi
sous la supervision de l’auteur

1Les thèses exposées dans ce texte constituent une synthèse des travaux publiés récemment par Brian Massumi dans The Personality of Power. A Theory of Fascism for Anti-Fascist Life, Duke University Press, 2025, ainsi que dans Toward a Theory of Fascism for Anti-Fascist Life. A Process Vocabulary, Minor Compositions, 2025. Cet article est à paraître en anglais dans la revue Critical Inquiry, que nous remercions, ainsi que l’auteur, pour nous avoir autorisés à le traduire et publier en français.

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20.12.2025 à 13:51

Problèmes de blanchités

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Comment combattre le racisme (socio-politique) quand on sait que « les races » (biologiques) n’existent pas ? Comment en parler en focalisant l’analyse sur l’une de ses sources (certaines sensibilités et certains comportements des populations dites « blanches ») plutôt que sur ses conséquences discriminatoires (auprès des populations racisées) ? Telles sont les questions autour desquelles tourne le dossier qui suit, … Continuer la lecture de Problèmes de blanchités

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Texte intégral (1121 mots)

Comment combattre le racisme (socio-politique) quand on sait que « les races » (biologiques) n’existent pas ? Comment en parler en focalisant l’analyse sur l’une de ses sources (certaines sensibilités et certains comportements des populations dites « blanches ») plutôt que sur ses conséquences discriminatoires (auprès des populations racisées) ? Telles sont les questions autour desquelles tourne le dossier qui suit, consacré à une notion éminemment problématique, discutée depuis une trentaine d’années dans le monde anglo-saxon, mais commençant à peine à gagner en visibilité en France : la blanchité.

Une première contribution, rédigée par les coordinatrices du dossier (Emma Bigé, Yves Citton & Léna Dormeau), formule huit questionnements pour tenter de désamorcer certains malentendus qui entourent les références multiples faites aux phénomènes de blanchité. Un article de Bayo Akomolafe, écrit en réaction aux manifestations et meurtres suprématistes de Charlottesville en 2017, mobilise le mythe d’Icare et les savoirs yorubas pour imaginer un espace de guérison des violences racistes caractérisant depuis des siècles les espaces blancs. Dans leur conversation, Léna Dormeau et le sociologue et politiste Félicien Faury, spécialiste de l’extrême droite contemporaine, interrogent les enquêtes de terrain de ce dernier pour tenter de comprendre de quoi les blancs ont peur.

Deux textes traduits pour la première fois en francais proposent ensuite des phénoménologies de la blanchité : celui de Sara Ahmed qui décrit avec finesse son expérience d’entrer dans une salle de réunion universitaire où la blanchité fait bloc et refuse de laisser la place ; celui de George Yancy qui explore ce qu’impliquerait de retourner la scène fameuse décrite par Frantz Fanon (où un enfant le pointe du doigt), en faisant porter cette fois l’attention ailleurs : « Regarde, un blanc ! ».

Une fois précisés les paramètres principaux de l’analyse de la blanchité, les articles suivants en déclinent quelques applications, transformations ou perversions possibles. Rachele Borghi et Tal Dor interprètent à cette lumière les positionnements (et les silences) qui ont entouré, au sein de l’université française, les crimes contre l’humanité commis récemment par le gouvernement israélien contre le peuple palestinien. Jean-Christophe Goddard applique à la figure du Mundele et du Bula-matari (désignations des colons dans le bassin du Congo) son approche contre-anthropologique du monde blanc par les colonisés-racisés pour, en inversant l’objectivation ethnographique coloniale, produire un concept critique de blanchité qu’aucune auto-analyse occidentale ne saurait formuler. Cette tératologie de la blanchité se déplace ensuite au Canada, où Erin Manning étudie les stratégies et fabulations par lesquelles des Prétendiens vont retrouver dans leur génome, à l’aide de tests à bon marché, quelques gouttes de sang supposé « indien » pour prétendre bénéficier à la fois des privilèges blancs et des politiques de remédiation aux discriminations raciales. Ary Gordien réfléchit pour sa part à la notion de « racisme anti-blanc », pour revenir sur des formes de violences qui ont été retournées contre certains blancs au moment de la colonisation, mais surtout pour recontextualiser les références actuelles à cette notion.

Dans la dernière section du dossier, Giuseppe Cocco rejette certaines prémisses des analyses sur lesquelles se fondent les articles précédents, en considérant que la blanchité est un concept qui fait le jeu du racisme. Emma Bigé et Léna Dormeau tentent pour leur part de mieux comprendre les résistances que suscitent les études critiques de la blanchité, en les resituant à la fois dans des débats au long cours et dans le contexte de certains conflits sociaux actuels.

Cet ensemble d’articles est complété en ligne par quatre fiches de lecture, qui résument en quelques paragraphes des publications classiques (Denise Ferreira da Silva, Toward a Global Idea of Race, 2007 ; Arun Saldanha, Psychedelic White: Goa Trance and the Viscosity of Race, 2007) et contemporaines (Nicholas Mirzoeff, White Sight. Visual Politics and Practices of Whiteness, 2023 ; Jo Masco, Tim Choy, Jake Kosek et M. Murphy, Fear of A Dead White Planet, 2025), apportant chacune une contribution à l’élargissement du champ des études critiques de la blanchité (histoire de la philosophie moderne, ethnologie du tourisme, études visuelles, écologie…).

Comme on s’en rendra peut-être compte à la lecture de l’ensemble de ses articles, cette majeure a suscité des débats nourris, et fortement contradictoires, au sein du collectif de rédaction de la revue Multitudes. Tandis que certaines voix en portaient le projet, d’autres manifestaient leur désaccord envers sa visée première ou certaines de ses tonalités. Comme cela avait déjà été le cas avec la majeure du no 98 consacrée aux réflexions actuelles sur les guerres en cours, il nous semble important de ménager collectivement un espace où des désaccords de fond et de forme peuvent s’exprimer – ce qui passe parfois par la publication, au sein d’un dossier, d’articles allant à l’encontre de ce que cherchent à promouvoir les responsables dudit dossier.

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20.12.2025 à 13:49

Comprendre et trahir Huit raisons de mettre en cause les blanchités

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Comprendre et trahir
Huit raisons de mettre en causes les blanchités
Cet article présente huit raisons d’interroger de manière critique les « blanchités » (au pluriel) dans le cadre d’un projet collectif mené par des auteurices blanc·hes et non-blanc·hes. Les auteurices soutiennent que le racisme est fondamentalement un « problème blanc » exigeant que les personnes blanches démantèlent activement les structures coloniales et privilèges plutôt que de laisser la lutte antiraciste aux seules personnes racisées. Mettant en garde contre le risque que les études sur la blanchité deviennent contre-performatives – permettant simplement aux Blanc·hes de laver leur conscience sans engager de transformation – les auteurices positionnent leur travail comme un appel à la « traîtrise », s’appuyant sur la devise du magazine Race Traitor : « la trahison de la blanchité est la loyauté à l’humanité ».

Understand & Betray
Eight Reasons to Unsettle Whiteness
This article presents eight reasons for critically examining “whitenesses” (in the plural) as a collective project undertaken by both white and non-white authors. The authors argue that racism is fundamentally a “white problem” requiring white people to actively dismantle colonial structures and privileges rather than leaving anti-racist struggle to racialized populations alone. Warning against the risk that whiteness studies might become counter-performative—merely allowing whites to declare awareness without enacting change—the authors position their work as a call to “betrayal,” drawing on Race Traitor’s motto that “treason to whiteness is loyalty to humanity.”

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Texte intégral (5548 mots)

Un problème que pose la question des blanchités est de savoir qui elle recouvre – et plus particulièrement, à partir de quel nous il est possible d’en parler.

Nous qui avons organisé ce dossier (E.B., Y.C., L.D.) sommes inégalement marqué·es comme « blanc·hes » – plus ou moins, selon nos ascendances, selon les façons dont nos épidermes, nos visages, nos noms, nos façons de parler, de bouger, ou tout simplement d’exister sont reçues par celles et ceux avec qui nous interagissons. Malgré ces nuances, nous faisons ensemble ce dossier pour dire que les problèmes de blanchités (à conjuguer au pluriel) sont des problèmes à poser ensemble, blanc·hes et non-blanc·hes, et que c’est ensemble qu’il incombe de s’en préoccuper, de faire notre possible pour en traiter les causes et les effets toxiques. Ensemble, c’est aussi de cette façon qu’il nous faut appréhender les différentes formes d’alliances possibles, ce qu’elles recouvrent, ce qu’elles visent, et ce qu’elles disent de nos modes de pensées et d’organisation. Écrire à six mains une telle proposition, c’est donc nous réunir derrière un « nous » qui n’est pas une simple coquetterie de style.

Écrire ensemble (blanches et non-blanches), ce n’est pas pour autant non plus un geste de métissage performatif qui viendrait dire « vous voyez, la France black-blanc-beur, c’est aussi chez les intellos de gauche et ici nous sommes toutes sœurs ». Nous venons dire que ce que certain·es souhaiteraient tantôt naturel tantôt irréductible – vivre et penser ensemble dans le respect et l’égalité pures, sans « voir les couleurs » – n’est pas, n’a jamais été, et n’est peut-être même pas souhaitable. En tous cas, pas tant que le capitalisme racial n’aura pas été aboli. Notre nous est un rapport de force et le lieu de nos propres incapacités et désirs de compréhension. C’est un nous qui a été négocié et qui se négocie, encore et encore.

Tentons, à partir de ce nous en négociation, d’expliciter quelques-unes des raisons qui nous poussent à mettre en causes les blanchités – en une mise en cause(s) qui sera elle-même à entendre de multiples façons (à la fois remettre en question, dénoncer, identifier des causes, mais aussi poser des questions et informer des causeries).

1. Renverser « le problème noir ».

Si l’enjeu est de trahir la blanchité (et son projet monolithique de solidarité suprématiste blanche), c’est d’abord au sens où il s’agit de renverser la lumière du projecteur. Tout au long du XXe siècle, des hommes politiques blancs ont parlé du « problème noir » (aujourd’hui réactualisé en « problème migrant », ou en « problème latinx » aux États-Unis) ou des « problèmes des banlieues » (généralement identifiés aux populations maghrébines en France), alors que le racisme et ses conséquences sont dabord un problème blanc1 : ce sont des populations européennes (de pigmentations inégalement mais généralement claires) qui ont colonisé (exterminé, esclavagisé, opprimé) des populations lointaines (de pigmentations inégalement mais généralement plus sombres), qui les ont soumises à des formes d’exploitation et de réglementations dont sont issus les codes raciaux (le Code noir de Colbert au XVIIe siècle), les structures économiques (la plantation, l’industrialisation extractiviste, le capitalisme néolibéral), les flux de capitaux, de matières premières et de corps humains aujourd’hui désignés par le terme de globalisation ; et ce sont encore aujourd’hui les héritages de ces distinctions opérées par des colons blanc·hes qui exposent les vies racisées à des inégalités et des brutalités quotidiennes.

Donc, première raison de parler de blanchités : les problèmes relatifs aux discriminations raciales sont historiquement des problèmes générés par une « ethno-classe bourgeoise blanche2 » et au profit d’un statu quo politico-économique qui entérine la domination d’une classe de possédants qui utilisent la blanchité à leur profit. Démanteler l’héritage de la modernité/colonialité, c’est donc démanteler le bloc blanc qui a contribué à informer le développement du capitalisme industriel – bloc qui doit être démantelé par les membres qui le composent.

2. Éclairer les persistances des dominations racistes.

Étudier les blanchités, c’est se confronter aux persistances dans le présent de modes de domination qui sont certes issus du passé mais qui continuent à avoir des effets dans nos réalités contemporaines. Les questions qu’elles posent ne touchent pas (seulement) au passé, mais à des responsabilités et remédiations présentes, ainsi qu’à des réparations futures. Même si les lois ont énormément évolué au cours du XXe siècle, même s’il faut s’en réjouir (et veiller à prévenir les retours en arrière), de très nombreuses discriminations et stigmatisations continuent à diviser nos sociétés sur des bases ethniques et raciales (comme sur des différences de genre ou sur des critères validistes).

Deuxième raison de parler de blanchités : il est irresponsable – au double sens d’indéfendable et de dangereux – pour les personnes blanches en particulier, de laisser les luttes contre les inégalités raciales à celleux qui les subissent directement : l’indifférence blanche envers les inégalités et les injustices raciales a de quoi susciter la colère ; et nous avons collectivement besoin d’apprendre à écouter celleux qui, face aux mensonges blancs/incolores de la prétendue égalité raciale, protestent avec une véhémence justifiée.

3. Mettre en causes les privilèges blancs.

Le noyau radioactif des blanchités est à identifier dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « les privilèges (ou avantages) blancs ». On désigne par ce terme des possibilités et des modalités d’action qui semblent parfaitement « naturelles » et universellement humaines à certains groupes sociaux (identifiables comme « blancs »), alors qu’elles sont entravées, rendues difficiles, dangereuses ou impossibles, pour d’autres groupes sociaux (relégués de ce fait au statut de « non-blancs »). Exemple historique : certain·es historien·nes montrent que le racisme est né dans les colonies du besoin de pouvoir contenir la fuite de la main d’œuvre, et qu’une équation sommaire entre « afrodescendant·e = peau noire = esclave » permettait de réprimer toute personne identifiée comme noire surprise hors de la plantation3. Dans un tel contexte, marcher librement dans une forêt relève d’un privilège blanc.

Exemple contemporain : les statistiques montrent que les contrôles d’identité et les violences policières frappent de façon disproportionnée les populations identifiées comme non-blanches, aux États-Unis comme en France4. Dans un tel contexte, marcher sans peur de la police relève d’un privilège blanc.

La notion de privilège renvoie généralement à l’idée de pouvoir économique et politique. Celleux qu’on appelle « privilégié·es », ce sont plutôt les personnes qui vivent de leurs rentes, qui possèdent de grands appartements ou des biens dès la naissance. Et de fait, un petit nombre de personnes (souvent blanches) sont, davantage que les autres, bénéficiares de tels privilèges. Mais pouvoir se promener en forêt ou marcher dans une rue sans craindre d’être inquiété·e par la police est lui aussi un privilège (une possibilité limitée à certaines personnes) : le privilège de l’anonymité, le privilège de pouvoir passer sans être arrêté·es, voire abattu·es.

Troisième raison de parler de blanchités : le privilège blanc intrastructure de nombreuses formes d’interactions sociales, causant des rejets, des frustrations, des injustices et des violences que nos sociétés auraient intérêt à prévenir et neutraliser.

4. Questionner les représentations de la pigmentation.

Il y a bien entendu de nombreuses formes de privilèges (au sens d’avantages tirés d’une situation inégalitaire) autres que ceux qui définissent les blanchités. La spécificité de ces dernières tient à ce qu’elles sont en rapport étroit, mais néanmoins variable, avec nos perceptions communes des pigmentations de nos peaux et de certains traits corporels. « Blanc » ou « noir » ou « rouge » ou « jaune » ou « métis » sont des couleurs-fantasmes, proprement façonnées à partir d’affects racistes, et pas (ou pas seulement) des couleurs-optiques, où entre en composition une Gestalt où se mêlent couleurs et formes des cheveux, formes du visage, mais aussi accents, vêtements, gestes, attitudes – le tout se synthétisant (lexicalement mais aussi perceptivement) dans la désignation de la pigmentation de la peau. La racialisation impose ainsi une violence coloriste au continuum des variations corporelles.

Or si la race n’est qu’un fantasme, cela n’empêche pas qu’elle ait des effets (au sens politique et psychologique). Quantité de choses « inexistantes » ont des effets réels : les narrations, les représentations, les mythes, nous font agir « comme si » ils existaient réellement, que nous y croyions ou pas. Ainsi, d’« inexistantes », les races deviennent pourtant structurantes, définissant parfois très frontalement et plus souvent en creux l’intégralité des relations sociales racialisées. Interroger ces représentations (et en premier lieu les nôtres), c’est nous offrir davantage de lucidité, et des ouvertures précieuses dans nos horizons relationnels.

D’où une quatrième raison de parler de blanchités : dès lors qu’on observe que la distinction blanc/non-blanc opère comme marqueur structurant de certaines représentations dans les espaces sociaux contemporains, questionner les corrélations entre perceptions de pigmentation et sentiment-de-pouvoir-faire ne relève ni d’essentialisations identitaristes, ni de politiques jouant la carte raciale, mais du B-A-BA de l’analyse socio-politique.

5. Expliciter la phénoménologie du capitalisme racial.

Lorsque Sara Ahmed esquisse une « phénoménologie de la blanchité5 », elle ne commence pas par observer des couleurs de peau ou des formes de visage : elle tente de comprendre comment différents corps sont conduits à occuper différemment l’espace dans lequel ils se trouvent. Les blanchités se constituent socialement à travers des modes de comportements qui sont vécus comme « naturels » par leurs agents, mais qui s’avèrent résulter de différentiations racialisées et racialisantes. Exemple : si l’on équipait d’une caméra et d’un micro de surveillance l’un de nous (Y.  C.) identifiable comme un mâle-blanc-universitaire-bien-payé-au-seuil-de-la-retraite, on s’apercevrait que dans tous les espaces où il entre avec confiance, où il est reçu avec bienveillance et où il se comporte avec aisance, il tend à parler beaucoup plus abondamment et plus longuement que la plupart des autres personnes présentes. Il n’est certainement pas simple de savoir dans quelle mesure exacte c’est en tant que blanc (plutôt qu’en tant que mâle, universitaire, bien payé, senior) qu’il parle et est écouté autant. Mais plusieurs décennies d’enquêtes en sciences sociales permettent de mesurer statistiquement que toutes ces caractéristiques de sa personne (ainsi que bien d’autres) concourent à son sentiment-de-pouvoir-parler-en-public en escomptant une écoute bienveillante qui tend à se confirmer au fil de ses expériences.

Cinquième raison d’en parler : parce que les phénoménologies de la blanchité échappent aux agents qui en bénéficient, travailler à l’explicitation de ces phénomènes de surface peut aider à la remédiation de leurs causes structurantes.

6. Nuancer les vertus du métissage et les hypocrisies de la diversité.

Il faut saluer le démantèlement progressif de la plupart des discriminations légales qui ségrégaient les populations des siècles et des décennies passées. On peut ainsi se réjouir qu’il ne soit plus interdit et qu’il soit même légal, pour des personnes de différentes nationalités (ou catégories raciales) de faire familles, tendant à rendre de plus en plus absurde et illisible toute possibilité d’apartheid fondée sur le phénotype ou le génotype. En ce sens, métissage et créolisation sont de remarquables agents de corrosion des injustices liées à la blanchité et au colorisme, qui se sont longtemps maintenues au travers de lois interdisant la « miscégénation ». Similairement, des progrès significatifs ont été obtenus par les politiques d’« action affirmative » (maltraduites en « discrimination positive ») recommandant notamment des quotas de représentation combattant l’exclusion systémique de certaines minorités. (Et l’on peut se demander pourquoi l’évidence actuellement partagée en France sur les bienfaits de la parité de genre ne parvient pas à accélérer l’attention et le désir de remédier à la blanchité (écrasante) dans la composition des corps enseignants des universités.)

De nombreuses voix s’élèvent toutefois pour souligner certaines insuffisances ou certains effets pervers des mots d’ordre de métissage et de diversité6. Non qu’il faille les jeter avec l’eau du bain : il est plus important que jamais de défendre les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion attaquées frontalement par les suprématistes qui occupent actuellement la Maison (bien nommée) Blanche, entre autres lieux de pouvoir. Mais quelque chose résiste encore profondément à ce que l’on espérait de ces dispositifs – et ce quelque chose pourrait bien s’éclairer à la lumière des questions de blanchités7, telles que les posent des mouvements comme l’anti-assimilationisme (qui refuse le recrutement des minorités racialisées dans le projet moderne/colonial et appelle à l’invention de contre-espaces8) et l’afropessimisme (qui ne voit aucun espoir dans la réforme cosmétique du monde qui a rendu l’esclavage possible et en réclame l’abolition9).

D’où une sixième raison de parler de blanchités : le métissage et la diversité ont peut-être été des réponses inventives à des situations impossibles, mais elles ne signent pas la fin de l’effort anti-raciste, et il existe encore de nombreux noyaux de résistance à l’avènement d’une société qui ne permettrait pas aux suprématismes blancs de faire retour.

7. Comprendre et désarmer la montée réactionnaire du suprématisme blanc.

En 2025, on le constate chaque jour à la surface du bruit médiatique et des résultats électoraux que ce bruit conditionne, notre période est celle d’un regain de vigueur et de fierté de ce qui n’hésite plus à se revendiquer comme suprématisme blanc.

Il est peu probable que les travaux sur la blanchité soient lus par ces droites identitaires. Mais ils peuvent contribuer à en éclairer l’essor, et à interroger la manière dont certaines pratiques (universitaires notamment) pourraient bien en être, malgré elles, solidaires. Arun Saldanha parle d’une certaine « viscosité » ou « solidarité des corps blancs » qui, par exotisme, semble pousser les Blanc·hes à coller entre elleux quand ielles se rendent à l’étranger10. Tout en se disant « anti-racistes », certain·es Blanc·hes se réunissent parfois de la même manière : exclusivement ou en majorité écrasante entre Blanc·hes, fût-ce pour parler, ou pour traduire, ou pour éditer, voire pour « lutter » pour, mais pas tellement « avec », les non-Blanc·hes. De cette glu, on peut se demander si elle ne serait pas en partie de la même nature que celle qui fait se solidariser les suprématistes faisant des saluts fascistes, ou le passant blanc qui se rapproche imperceptiblement d’autres personnes blanches quand il croise une personne racisée dans la rue.

D’où une septième raison de parler de blanchités (dans leur pluralité) : il est plus crucial aujourd’hui que jamais de trancher (souvent au scalpel) ce qui unit encore les blanchités porteuses de volontés anti-racistes aux blanchités suprématistes porteuses de nouvelles formes d’apartheid.

8. S’inquiéter des effets pervers pouvant émaner d’études universitaires sur la blanchité.

Les études critiques de la race sont, depuis leur naissance, soucieuses des manières dont l’enquête sur les concepts de race et de blanchité peut se retourner contre celleux qui les emploient. La philosophe Sara Ahmed nomme quelques-uns de ces dangers dans un article particulièrement cinglant sur ce qu’elle appelle « la non-performativité de l’antiracisme11 ». En voici quelques exemples : 1. l’étude de la blanchité, en donnant une occasion de plus (aux Blanc·hes) de parler des Blanc·hes, court le risque de « devenir un spectacle de pur reflet de soi, renforcé par l’insistance sur l’idée que la blanchité “est aussi une identité” » ; 2. l’étude de la blanchité, en prétendant rendre la blanchité visible (comme si elle n’était pas déjà extrêmement visible, en tous cas aux yeux des sujets non-blancs), fait courir le risque aux sujets blancs de s’en dédouaner en se disant « conscients de la blanchité », sur le mode « si je vois la blanchité, alors je ne suis pas blanc·he, puisque les Blanc·hes ne voient pas leur blanchité » ; 3. l’étude de la blanchité, en conduisant les sujets à s’auto-déclarer comme blancs, voire à se déclarer honteux d’êtres blancs, peut avoir pour effet paradoxal de ne pas engager de transformation, mais de confirmer la position sociale blanche, voire de « repositionner le sujet blanc comme idéal social » ; 4. l’étude de la blanchité pourrait bien finir par « produire une identité blanche positive, une identité qui fait se sentir le sujet blanc satisfait de lui-même » (satisfait d’être conscient de lui-même en tant que coupable).

C’est pour mettre en garde contre ces risques de dérives et de récupération – faisant potentiellement le jeu du suprématisme blanc – que Sara Ahmed décrit les déclarations anti-racistes de blanchité comme des performatifs malheureux (unfelicitous). La déclaration de blanchité (« je suis une personne blanche privilégiée ») peut ainsi faire l’inverse de ce qu’elle prétend dire, c’est-à-dire devenir un énoncé contre-performatif : dire (la blanchité) devient ainsi NE PAS faire (acte anti-raciste), parce que les conditions de félicité ne sont pas réunies pour que l’énonciation suffise à produire ses effets (nos sociétés, nos institutions et nos habitudes continuent à maintenir en place des ségrégations multiples) :

« Ce que je voudrais remettre ici en question est l’idée selon laquelle le fait d’apprendre à voir le signe des privilèges impliquerait le fait de désapprendre ce privilège. […] La déclaration de sa blanchité, voire l’“aveu” de son propre racisme, conçu comme “preuve” d’un engagement antiraciste, ne fait pas ce qu’elle énonce. En d’autres termes, faire de la blanchité un objet de discours, aussi critique soit-il, n’est pas une action antiraciste, et n’engage pas nécessairement un État, une institution ou une personne dans une forme d’action que nous pourrions qualifier d’antiraciste. […] Le discours antiraciste dans un monde raciste est un performatif “malheureux” : les conditions de félicité ne sont pas réunies pour que ce “dire” puisse “faire” ce qu’il “dit” ».

On a ainsi une huitième raison de parler des blanchités : les problèmes bien réels posés par le recours à cette notion offrent une occasion de réfléchir sur les conditions d’efficacité, d’inefficacité ou de récupération des diverses formes d’actions ou de positionnements anti-racistes.

Si nous mettons en avant les blanchités dans l’espace de ce dossier, ce n’est donc bien entendu pas pour nous en réclamer, mais ce n’est pas non plus pour en faire des ennemies contre lesquelles il s’agirait de partir en guerre, pas plus que dans l’idée que la critique de la blanchité, par elle-même, permettrait de lutter contre ses effets délétères.

Dans la continuité de John Garvey et Noel Ignatiev lançant en 1992 le magazine Race Traitor qui accueillit les premières publications sur les blanchités, nous nous donnons plutôt pour but « d’explorer comment les gens qui ont été éduqués comme des blancs pourraient se déblanchir (become unwhite) ». La blanchité est un vestige de régimes périmés et néfastes, envers lesquels la trahison est plus appropriée que la lutte. Si, comme le veut la devise du magazine, « la trahison de la blanchité est la loyauté à lhumanité », ce dossier peut être envisagé comme un petit manuel de traîtrise, pour nous aider collectivement à déserter et saper aussi bien les illusions du racisme ordinaire que les tentations des suprématismes.

1Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952 ; George Yancy (dir.), White Self-Criticality Beyond Anti-Racism: How Does It Feel To Be A White Problem?, Lexington Books, 2014.

2Sylvia Wynter, « Unsettling the coloniality of being/power/truth/freedom », CR: The New Centennial Review, vol. 3.3, 2003.

3Voir Cedric J. Robinson, Marxisme noir, trad. Selim Nadi et Sophie Coudray, Entremonde, (1983) 2023 ; Yann Moulier Boutang, De lesclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, PUF, 1998, p. 179-195.

4Voir Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2020.

5Sara Ahmed, « Une phénoménologie de la blanchitude », trad. collective, editionslesgrillages.noblogs.org, (2007) 2019.

6Voir Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, La Découverte, 2024 ; Ariana González Stokas, Reparative Universities. Why Diversity Alone Wont Solve Racism in Higher Ed, Johns Hopkins, 2023.

7Leonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Grasset, 2020 et Lopposé de la blancheur. Réflexion sur le problème blanc, Seuil, 2023.

8Voir Fred Moten et Stefano Harney, All Incomplete. Alternatives au capitalisme logistique, Les Liens qui libèrent, 2025.

9Voir Norman Ajari, Noirceur. Race, Genre, Classe et Pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle, Divergences, 2022.

10Voir le concept de viscosité blanche chez Arun Saldanha, Psychedelic White: Goa Trance and the Viscosity of Race, Univ of Minnesota Press, 2007.

11Sara Ahmed, « Déclarations de blanchité : la non-performativité de l’antiracisme », Mouvements, (2004) 2020.

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