Version smartphones allégée
🟥 Accueil 🟨 Médias 🟦 International
Lien du flux RSS
Groupe d'Etudes Géopolitiques

▸ les 4 dernières parutions

25.12.2025 à 06:00

Paul Valéry : notre optimisme et l’avenir de l’Europe

guillaumer
img

Nous savons que nous sommes mortels — c'est précisément pour cela qu'il faut croire que nous sommes capables de construire un futur meilleur.

Ce matin du 25 décembre, dans une année incertaine, parfois monstrueuse, nous publions la leçon radicalement et paradoxalement optimisme de Paul Valéry sur l'Europe.

L’article Paul Valéry : notre optimisme et l’avenir de l’Europe est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (5109 mots)

Publié dans le numéro de la NRF du 1er août 1919, le Discours sur la crise de l’esprit de Paul Valéry a suscité une tradition critique dense. 

Comment lire ce texte qui oscille entre prophétie, diagnostic civilisationnel et exercice de lucidité méthodique ?

Écrit entre deux guerres, c’est-à-dire après l’immense boucherie de la Première Guerre mondiale, on y retrouve la cristallisation des interrogations de l’écrivain français. 

On y trouve aussi, la marque d’un optimisme paradoxal.

Le danger est la condition de la lucidité.

Ce texte, qui cristallise comme aucun autre le désenchantement européen, nous suggère aujourd’hui de partir des limites de la rationalité pour comprendre la vocation messianique qu’on attribue à l’intelligence artificielle, et de considérer que les dérives de la science et de la puissance, lorsqu’elles se détachent de toute responsabilité morale, sont les berges d’un fleuve que nous pouvons encore maîtriser.

LA CRISE DE L’ESPRIT

L’Athenaeum, très antique et célèbre revue londonienne, actuellement dirigée par un des hommes les plus distingués et les plus pénétrants de l’Angleterre, M. John Middleton Murry, a publié dans ses numéros des 11 Avril et 2 Mai 1919 deux lettres de M. Paul Valéry. Bien que ces lettres aient été écrites spécialement en vue de leur traduction en anglais, et pour le public d’Outre-Manche, nous pensons intéresser nos lecteurs en leur en offrant le texte français inédit.

PREMIÈRE LETTRE

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables.

Alors, — comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols des avions, l’âme invoquait à la fois toutes les puissances transcendantes, prononçait toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix :

Et cum vorandi vicerit libidinem

Late triumphet imperator spiritus

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne, et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien ! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?

Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort : — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et Moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?

Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

DEUXIÈME LETTRE

Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une sensation actuelle ; quelques hommes, sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect ; tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités ; mais cette opération abstraite et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.

Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.

À chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance, l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche !

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.

Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe, — et de toute première importance : la Grèce — car il faut placer dans l’Europe tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille, — la Grèce a fondé la géométrie. C’était une entreprise insensée : nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique ? — Songez que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante, d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille la cuisse d’or de Pythagore.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; l’analyse d’opérations motrices et visuelles très composées ; la correspondance de ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales ; ils se sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles clairvoyants… Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue d’incomparables instruments : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, problèmes, porismes, etc.

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.

Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses… La science moderne est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose du commerce, chose qui s’exporte, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.

Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, — tend à disparaître graduellement.

Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe.

Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !

Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement.

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.

Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette… Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu’on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.

— Mais l’Esprit européen — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux — est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale.

24.12.2025 à 18:44

Trump et le Groenland : comment se positionnent les États membres ? Carte inédite

Ramona Bloj
img

La menace d'annexion du Groenland par l'administration Trump pourrait devenir l'un des tests géopolitiques les plus importants des prochaines semaines, remettant en question la relation transatlantique et les garanties de sécurité de l'OTAN.

Comment les 27 États membres se sont-ils positionnés jusqu’à présent, du silence de l’Italie à la position plus défiante de la France ?

L’article Trump et le Groenland : comment se positionnent les États membres ? Carte inédite est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (851 mots)

Ce lundi 22 décembre, Donald Trump a nommé le gouverneur de la Louisiane envoyé spécial pour le Groenland. Dès sa nomination, Jeff Landry a déclaré vouloir « faire du Groenland une partie des États-Unis ».

Face à cette situation inédite entre alliés, la plupart des pays européens ont pris position pour soutenir le Groenland et le Danemark.

La majorité déclare une solidarité en deux temps qui concerne « le Danemark et le peuple du Groenland ». 

  • En contraste avec la position américaine, le Groenland n’est pas présenté comme un territoire disponible, mais comme un peuple inscrit dans une structure étatique particulière. 
  • Le ministre des Affaires étrangères français a été le premier à résumer cette position avec une formule largement reprise : « Le Groenland appartient à son peuple. Le Danemark en est le garant » (France).

Face à une prise de position polémique de nature géopolitique, le discours des Européens reste normatif et juridique. 

  • L’Union insiste sur le fait que « l’intégrité territoriale et la souveraineté sont des principes fondamentaux du droit international » et que ces principes valent « pour les nations du monde entier » 1.
  • Ce cadrage permet d’exprimer une dénonciation tout en évitant une confrontation plus directe. Il s’agit donc moins d’une stratégie de riposte que d’esquive, comme en témoigne le fait que la Haute représentante Kaja Kallas et la présidente de la Commission continuent de parler des États-Unis comme d’un « allié » et d’un « partenaire ».

On remarque également que plusieurs acteurs prennent en compte le narratif trumpien de « la sécurité arctique ».

  • L’Union évoque l’Arctique comme « une priorité clef », les Pays-Bas parlent d’un « intérêt clef de l’OTAN » et la Lituanie lie explicitement intégrité territoriale et « paix et stabilité globale » avant de mentionner le renforcement de la sécurité arctique. 
  • Seulement certains pays dont la Belgique établissent un lien avec l’Ukraine, en intégrant le dossier groenlandais à une lecture systémique des menaces contre l’ordre territorial international par des forces révisionnistes.

La plupart des messages se concentrent sur un procédural bien que substantiel, en répondant à la question : « Qui décide ? » 

  • La plupart des capitales répètent que la décision appartient au Danemark et au Groenland, sans pour autant menacer de conséquences toute ingérence qui pourrait faire pression sur la population très peu nombreuse du Groenland. 
  • L’Allemagne, par exemple, a fait savoir par la voix de la porte-parole du ministre des Affaires étrangères que « l’avenir du Groenland est entre les mains du peuple groenlandais, et que l’intégrité territoriale du Royaume du Danemark, dont le Groenland est une partie autonome, tout comme les îles Féroé, est incontestée et reste en vigueur » 2.

Le contraste reste frappant entre le positionnement convergent de la plupart des pays européens et le silence d’un certain nombre d’États membres.

  • L’Italie est bien sûr le principal pays qui n’a pas pris position. Avec la Hongrie de Viktor Orbán, le gouvernement de Giorgia Meloni est l’un des alliés les plus proches de Donald Trump en Europe, au point de faire l’objet d’une tentative d’ingérence visant à la faire sortir du cadre européen dans une version non publiée de la Stratégie de sécurité nationale.
  • Les autres pays (Autriche, Grèce, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Croatie, Chypre, Luxembourg) sont des acteurs secondaires dans ce dossier précis, soit en raison de leur éloignement géographique et stratégique du Danemark et de l’Arctique, soit d’un poids diplomatique plus limité sur les questions transatlantiques.
  • Le Groenland pourrait devenir un test de premier plan impliquant directement la relation transatlantique et l’OTAN.
Sources
  1. Post de Kaja Kallas sur X, 22 décembre 2025.
  2. Erklärungen des Auswärtigen Amts in der Regierungspressekonferenz, 22 décembre 2025.

24.12.2025 à 17:37

États-Unis-Venezuela : l’interception de pétroliers pourrait-elle perturber les approvisionnements en 2026 ?

Ramona Bloj
img

Les États-Unis continuent de cibler les pétroliers vénézuéliens — depuis le début du blocus le 17 décembre deux pétroliers ont été saisis et un troisième est actuellement poursuivi.

Le Venezuela, qui possède l'une des plus grandes réserves de pétrole au monde, ne représente toutefois que moins de 1 % des exportations mondiales.

L’article États-Unis-Venezuela : l’interception de pétroliers pourrait-elle perturber les approvisionnements en 2026 ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1327 mots)

En 2025, le Venezuela a exporté en moyenne plus de 600 000 barils par jour de pétrole brut, essentiellement lourd, principalement à destination de la Chine, mais aussi de Cuba et des États-Unis. Il a également exporté environ 100 000 barils par jour de produits raffinés.

  • Washington vise actuellement les navires de la « flotte fantôme » 1 utilisés pour contourner les sanctions, souvent des pétroliers vieillissants qui changent de pavillon et coupent leurs transpondeurs. Ces pétroliers, qui sont plus de 100 à être sous le coup de sanctions américaines, se dirigent surtout vers la Chine et Cuba. 
  • En revanche, certaines exportations sont toujours tolérées : Chevron, par exemple, bénéficie d’une licence spéciale depuis 2023 et peut continuer à envoyer du brut vénézuélien vers les raffineries américaines à bord de ses propres navires autorisés.
  • Selon l’administration Trump, le Venezuela de Maduro utiliserait l’argent du pétrole pour financer « le terrorisme lié à la drogue, la traite des êtres humains, les meurtres et les enlèvements ». Hier, 22 décembre, le président américain a déclaré qu’il serait « sage » pour le président vénézuélien de quitter le pouvoir.

Le Venezuela dépend de quelques pays clefs pour écouler son pétrole.

  • La Chine est de loin le premier acheteur du pétrole vénézuélien. 
  • En décembre 2025, Petróleos de Venezuela a expédié plus de 600 000 barils par jour vers la Chine, soit près de 80 % de ses exportations totales, ce qui représentait environ 4 % des importations chinoises de brut 2
  • En 2025, les États-Unis ont importé environ 17 % de la production vénézuélienne.
  • Allié traditionnel de Caracas, Cuba est fortement tributaire des livraisons de pétrole vénézuélien à bas prix pour son approvisionnement domestique, le pétrole brut vénézuélien couvrant environ 40 % des besoins d’importation de pétrole du pays 3
  • Un arrêt des livraisons vénézuéliennes aggraverait la crise énergétique cubaine, le pays étant déjà confronté à des pénuries de carburant. Il devrait alors se tourner vers des fournisseurs alternatifs, mais à des conditions généralement moins favorables. 

Pékin — tout comme Havana — a fermement condamné le blocus naval, le ministère chinois des Affaires étrangères dénonçant la saisie de navires comme une « violation grave du droit international ». Il a affirmé que le Venezuela avait le droit de développer de manière indépendante une coopération mutuellement bénéfique avec d’autres pays, et que Pékin soutenait Caracas dans la « défense de ses droits et intérêts légitimes ».

  • À court terme, il n’y a pas de risque pour l’approvisionnement de la Chine, qui doit toutefois envisager des solutions de remplacement pour ses raffineries et pourrait recourir davantage à d’autres bruts lourds — Moyen-Orient, Russie —, tout en puisant dans ses stocks. 
  • Les estimations concernant la quantité de brut déjà stockée par la Chine varient, allant d’environ 1 milliard de barils à 1,4 milliard de barils. En tant que premier importateur de pétrole au monde, la Chine occupe une position particulièrement forte et le pays est devenu le principal déterminant du prix du pétrole, plus que l’Opep, augmentant ses achats lorsque les prix baissent et les réduisant lorsqu’ils augmentent 4.

L’impact du blocus sur l’approvisionnement mondial dépendra de plusieurs facteurs, notamment de son efficacité et de sa durée. 

  • Le 23 décembre, les contrats à terme de Brent ont augmenté de 6 centimes pour atteindre 62,13 dollars le baril. Le brut américain West Texas Intermediate (WTI) a quant à lui augmenté de 2 centimes pour atteindre 58,03 dollars. 
  • Le 22 décembre, les prix avaient déjà augmenté de plus de 2 %, le Brent enregistrant sa plus forte hausse quotidienne en deux mois et le WTI, sa plus forte hausse depuis le 14 novembre 5.
  • Cette hausse reste toutefois modérée, car plusieurs facteurs compensent le retrait du marché du pétrole vénézuélien, comme des stocks abondants, une demande hivernale atone et l’anticipation d’un possible accord de paix en Ukraine qui pourrait assouplir les sanctions sur le pétrole russe.
  • Un risque plus important pour le prix du pétrole à moyen et long terme pourrait toutefois provenir d’ailleurs : les menaces de l’administration Trump d’imposer de nouvelles sanctions au secteur énergétique russe si Moscou refuse un accord de paix en Ukraine 6 pourraient avoir un effet plus important sur les marchés.
Sources
  1. Trump Orders Blockade of Sanctioned Oil Tankers in Venezuela, Bloomberg, 17 décembre 2025.
  2. Trump orders ‘blockade’ of sanctioned oil tankers leaving, entering Venezuela, Reuters, 18 décembre 2025.
  3. U.S. Oil Blockade of Venezuela Pushes Cuba Toward Collapse, Wall Street Journal, 21 décembre 2025.
  4. China overtakes OPEC+ as the main oil price maker, Reuters, 23 décembre 2025.
  5. Oil steadies as market weighs geopolitical risks against bearish fundamentals, Reuters, 23 décembre 2025.
  6. US Readies New Russia Sanctions If Putin Rejects Peace Deal, Bloomberg, 17 décembre 2025.

24.12.2025 à 17:31

« Construisez un pont invisible », une conversation avec Emmanuel Carrère, Charlotte Casiraghi, Giuliano da Empoli, Benjamin Labatut et Rick Perlstein

Pierre Ramond
img

Khrouchtchev aurait dit un jour à Nixon : « Si les gens pensent qu'il y a une rivière invisible, ne leur dites pas qu'elle n'existe pas. Construisez un pont invisible. »

Au Sommet Grand Continent, nous avons mis cinq écrivains contemporains en quête des ponts invisibles qui pourraient relier notre réalité cassée.

L’article « Construisez un pont invisible », une conversation avec Emmanuel Carrère, Charlotte Casiraghi, Giuliano da Empoli, Benjamin Labatut et Rick Perlstein est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (8700 mots)

Retrouvez les entretiens du Sommet Grand Continent et découvrez les différentes séries de notre enquête continentale Eurobazooka. Si vous nous lisez et que vous voulez soutenir une rédaction jeune et indépendante, abonnez-vous au Grand Continent

Charlotte Casiraghi Notre époque est d’un certain point de vue un temps d’hébétude : face à la multiplication des crises, nous n’avons plus sous la main une perspective où ces événements souvent traumatisants pourraient prendre un sens. Pourquoi ceux-ci nous laissent-ils sans voix ?

Il arrive un moment où le trauma dépasse le seuil intime et devient une expérience presque apocalyptique. Quelque chose déchire la psyché si violemment qu’aucune pensée ne peut plus se former ; on entre alors dans une zone où seuls les affects bruts peuvent survivre.

La haine est l’un de ces affects bruts. Dans ces images traumatisantes, ces récits cruels, on risque de s’effondrer sous un excès de réalité. Le réel s’accroche à la peau. Il noie, submerge, sature. Il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur. La brèche a frappé avec trop de force.

C’est à ce moment que la conscience est menacée d’effondrement, car le langage, confronté à ce surplus de réalité, à cette saturation, n’est plus capable de symboliser ce qui s’est produit. La dissociation prend le dessus et nous coupe de la réalité. Le traumatisme attaque la pensée elle-même et la capacité à établir des liens.

Une fois que la pensée devient impossible, des passions plus sombres surgissent, comme la haine, qui devient le seul langage que le sujet est capable de parler.

Dans ses réflexions sur le mal et le totalitarisme, Hannah Arendt montre comment le traumatisme collectif produit une haine diffuse : une haine du monde, de soi-même, de la pensée.

Dans Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva parle plutôt d’abjection : le traumatisme fait surgir ce qui n’aurait jamais dû être vu. Le sang versé, la mort, les entrailles. Selon elle, la haine naît précisément de cette proximité insupportable avec l’abject ; elle est le revers brûlant du trou noir du traumatisme, et elle maintient la blessure vivante, par une répétition des images de catastrophe et un flot d’histoires traumatisantes en temps réel. La vitesse de cette circulation émotionnelle rend la stupéfaction presque permanente.

Cette rupture se produit aujourd’hui à l’échelle planétaire. Quand une société ne peut plus penser ni symboliser ce qui la blesse, l’imagination est exposée sans cesse à l’horreur, à l’abjection : la polarisation politique, la rhétorique de vengeance, les vagues de haine.

Sur les réseaux sociaux, la haine n’est plus marginale. Elle devient un mode dominant et efficace.

C’est peut-être ce qui rend le travail des penseurs, des écrivains et des poètes si urgent : à travers le langage qu’ils offrent à la catastrophe traumatique, ils esquissent une voie vers le haut. Ils tracent des possibilités éthiques, que les sociétés pourront ensuite intégrer dans leurs modes de régulation et de fonctionnement.

Dans une nation qui n’est pas démocratique ou une nation prétendument démocratique, l’habileté à inventer la réalité est l’un des outils les plus puissants dont dispose un homme politique.

Rick Perlstein

Pour comprendre ce débordement, nous devons revenir à l’acte lui-même. Que faisons-nous lorsque nous essayons de parler ? Le traumatisme de parler, le traumatisme est en soi une expression antinomique. Il ne faut pas oublier qu’il est, par essence, ce qui ne peut être dit ou raconté, ce qui détruit la possibilité du langage. C’est ainsi qu’on le reconnaît : le traumatisme est une expérience violente qui fait irruption dans le psychisme et ne peut être intégrée psychiquement. Le langage nécessite intégration, distance, symbolisation, précisément ce qu’un tel événement empêche.

Rester silencieux n’est pas une solution, car le silence permet à l’innommable d’agir sur nous à notre insu. Ce qui n’a pas été dit se répète à l’infini. Mais parler, c’est aussi prendre le risque de rendre supportable, assimilable ce qui ne peut jamais l’être.

Cette tension entre la nécessité de parler et l’impossibilité de le faire est fondamentale. 

Peut-être que pour éviter de rester prisonnier de cette tension, il faut aller au-delà du blessé, du « Je » vers le « Nous » collectif.

Il semble que nous soyons aujourd’hui saturés d’un certain type de récit, les témoignages à la première personne qui exposent un traumatisme ou une violence vécue. Les réseaux sociaux ont amplifié cette explosion de témoignages personnels : parler de son traumatisme est devenu l’une des formes dominantes de narration dans la littérature, les documentaires, les podcasts et les œuvres non-fictionnelles. Les victimes de violence, les femmes et les minorités se sont emparées de cette forme pour des raisons légitimes, se réappropriant la parole, affirmant leur droit d’exprimer leur souffrance, longtemps réduite au silence.

Il ne faut donc pas remettre en question la validité ou la nécessité politique d’un tel discours ; le témoignage est une preuve nécessaire pour condamner la violence. Celui qui parle à partir de sa blessure, qui en porte les traces et les cicatrices, dit une vérité indéniable et parfois essentielle à entendre pour nous.

Parler à partir du traumatisme suspend pourtant le jugement et la continuité du raisonnement. Il élargit parfois un abîme, l’abîme de la stupéfaction, nous laissant sans voix et figés face au récit traumatique ; parler de cette façon ne permet pas en soi d’accéder à une éthique de la responsabilité ni de créer des liens entre les consciences à travers quelque chose qui pourrait être assimilé ou compris.

Aujourd’hui, le traumatisme fait continuellement irruption dans notre psyché, même si nous ne le vivons parfois qu’à travers des images et des récits de catastrophes en temps réel.

Pour comprendre comment la parole peut survivre au traumatisme sans s’effondrer, il faut se tourner vers une poétesse qui a fait de cette impossibilité l’espace même de son écriture, Anna Akhmatova. Cette poétesse russe offre une manière de parler du traumatisme sans le banaliser, en redonnant tout leur poids aux mots et aux événements dans sa quête poétique. 

Toute l’œuvre d’Akhmatova est marquée par un sentiment d’effondrement. Ceux qu’elle aime meurent. L’une après l’autre, ses amitiés sont brisées par les purges staliniennes, ses poèmes sont censurés et son fils Lev lui est enlevé par l’histoire.

Lev Gumilyev est arrêté le 10 mars 1938 par la police politique à Leningrad. Il est d’abord placé dans la prison interne de l’Encavite. Anna Akhmatova se rend chaque jour à la porte de la prison, dans l’espoir d’obtenir des nouvelles, d’envoyer un colis ou d’entendre le nom de son fils. Elle ne sait pas s’il est vivant, ni quand il sera jugé.

Ce n’est qu’en septembre 1939 qu’elle apprend qu’il avait été condamné à dix ans de Goulag. Pendant dix-huit mois, elle a enduré cette attente interminable devant la prison, accompagnée d’autres femmes portant la même douleur silencieuse. Ces femmes, unies par le chagrin, se croisaient quotidiennement sans se parler, jusqu’au jour où l’une d’elles a pris la parole.

Un jour, une femme dans cette file d’attente interminable a reconnu Anna Akhmatova ; elle ne lui a pas demandé son nom ni ne s’est mise à pleurer ; elle lui a simplement demandé : « Pouvez-vous mettre des mots là-dessus ? »

Akhmatova a promis qu’elle le ferait. Mais elle ne pouvait pas intégrer l’attente de cette femme devant la prison comme la sienne. Elle ne pouvait pas se dire : « J’ai vécu cela » : c’était une autre qui souffrait. Anna, elle, avait expulsé cette attente insupportable hors d’elle-même, étant incapable de l’intégrer dans la continuité de sa vie ; elle ne pouvait pas souffrir autant — car les événements traumatisants ponctuent les biographies et figent les souvenirs que l’on ne peut ni se rappeler ni oublier.

La femme qui s’adressait à Akhmatova lui offrait cependant une issue au silence. Elle ne lui demandait pas de raconter sa douleur ou ses émotions, mais de parler au nom de ce qu’elles avaient vécu. Elle lui demandait de parler au nom de toutes les autres, de celles qui ne pourraient jamais écrire.

Akhmatova échappait ainsi à son emprisonnement intérieur en passant du « je » au « nous » collectif. En se plaçant parmi les femmes qui portaient cette attente avec elle, elle accédait paradoxalement à sa propre douleur. La promesse d’écrire la liait à quelque chose qui la dépassait et la poussait à surmonter cette impossibilité de dire « je ».

Le traumatisme n’était alors plus un bouleversement intime, une rupture silencieuse dans le tissu psychique : il devenait une rupture partagée et une mémoire collective. Dans le regard de l’autre, dans la pluralité des voix, la parole se libère.

Pour moi, l’art devrait être traumatisant. Nous avons d’autres institutions pour soigner ces blessures et nous rassembler. Cependant, l’art devrait nous montrer ce que nous cachons sous le tapis.

Benjamin Labatut

En écrivant Requiem, Akhmatova ne cherche pas à dire le traumatisme, mais à le contenir dans les quelques mots possibles. Son langage devient presque lapidaire, tentant le paradoxe de rester fidèle aux traumatismes, indicibles, tout en leur donnant forme :

Depuis dix-sept mois, je crie, je t’appelle à la maison. Je me suis jetée aux pieds des bouchers pour toi, mon fils, et mon horreur. Tout est devenu confus pour toujours. Je ne peux plus distinguer qui est un animal, qui est une personne, et combien de temps l’attente peut durer avant une exécution. Il n’y a plus que des fleurs poussiéreuses. Le cliquetis des balles traverse de nulle part vers nulle part et me fixe en face, me menaçant de changement, d’anéantissement, d’une énorme étoile.

Cette économie du langage parvient à préserver un espace sacré de deuil, où chaque mot a tout son poids. Akhmatova invente un langage intermédiaire, entre le cri et le silence, entre la parole et l’absence.

Requiem ne cherche ni consolation ni confession. L’œuvre d’Akhmatova n’est pas un simple témoignage du silence enduré, de la souffrance. Elle repose sur un acte éthique. Elle choisit de parler pour sauver la mémoire de ceux qui ont disparu.

Akhmatova ne transforme pas la douleur en spectacle ou en cri. La vérité n’est pas confondue avec le traumatisme : elle raconte son passage. Son geste repose sur la responsabilité de continuer à dire l’indicible, d’écrire ce qui ne peut être exprimé, de conduire une intériorité muette vers un discours partageable, afin de ne pas oublier ceux qui ont été effacés par l’histoire.

Si la réalité se fracture et se désagrège, c’est à travers la vision, à travers le langage, que nous recréons le lien. Les ponts deviennent internes. Ce sont des ponts d’expérience, de sens, d’émotion. Un pont invisible est la structure sous-jacente, la structure qui crée la continuité malgré ce qui sépare. Il peut s’agir du discours qui relie les gens, de l’amour ou de l’amitié qui lie les cœurs, de l’art qui relie le symbolique et le réel, de l’acte d’écrire qui permet de passer du vague à la forme, d’articuler le présent et le passé, le monde des vivants et des morts, d’agencer les sensations, les couleurs, les sons pour produire une sensibilité partagée.

Construire un pont nécessite parfois la virtuosité d’un architecte, capable d’assembler des matériaux adaptés au terrain, résistants aux intempéries et au poids de ceux qui le traverseront. Une telle construction fait appel à notre inventivité, à notre capacité à organiser et à définir pour défier les contraintes.

Si les médias ne nous rapportent que les horreurs que Trump a pu dire lors de l’un ou l’autre de ses discours, ceux-ci contiennent aussi un élément ludique ; il ne nous amuse pas, mais il est bien présent.

Giuliano da Empoli

Les écrivains et les philosophes sont, en ce sens, des architectes qui tentent de construire ces ponts invisibles avec des mots, que ce soit en assemblant un argument ou en produisant un récit, une vision poétique qui peut servir de structure contre le chaos. Les histoires individuelles ou collectives fonctionnent également comme des ponts en offrant une impression de cohérence lorsque tout semble se briser et se fissurer.

En fin de compte, les histoires que nous tissons deviennent des passerelles invisibles qui nous empêchent de céder sous le poids de la peur, donnant forme à ce qui nous perturbe. Les enfants, avec leur façon instinctive d’évoquer des images et des créatures fantastiques, nous rappellent le rôle essentiel que joue l’imagination pour donner voix à nos angoisses et les dépasser en douceur.

Il semble qu’aujourd’hui que nous ayons pléthore de ces récits sur ce qui nous perturbe, sans intervention des écrivains : les réseaux sociaux agissent comme un formidable relais d’histoires angoissantes, en brouillant également les frontières entre la fiction et le réel. Dans quel entre-deux sommes-nous désormais ? 

Rick Perlstein L’épigraphe de mon livre The Invisible Bridge 1, qui traite essentiellement de la manière dont les États-Unis ont tenté une nouvelle expérience après les traumatismes du Watergate, du Vietnam et la perte de leur position économique dominante due à l’embargo pétrolier arabe, est celle d’une nation mature qui réagit au reste du monde en termes de réalité plutôt que de fantaisie. 

Dans cet épigraphe, je cite une phrase que Nikita Khrouchtchev a dite à Richard Nixon lorsque celui-ci était en visite en Union soviétique : « Si les gens pensent qu’il y a une rivière invisible, ne leur dites pas qu’elle n’existe pas. Construisez un pont invisible. » 

C’est une expression fascinante : elle nous rappelle que dans une nation qui n’est pas démocratique ou une nation prétendument démocratique, l’habileté à inventer la réalité est l’un des outils les plus puissants dont dispose un homme politique. 

Nous le voyons aujourd’hui aux États-Unis, sous le gouvernement fasciste de Donald Trump. L’un de ses théoriciens les plus influents, Steve Bannon, a déclaré que leur stratégie concernant les médias était simple : « flood the zone with shit ». En d’autres mots, il s’agit simplement de saturer le champ du discours avec tellement d’inventions que personne ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux.

C’est également la façon dont procède Vladimir Poutine. Ian Garner a ainsi expliqué comment, en Russie, après que la ville de Marioupol ait été rayée de la carte — 85 % des bâtiments ayant été détruits —, une campagne sur les réseaux sociaux tenta de convaincre les Russes que c’était une métropole florissante, que les gens s’y rendaient en pèlerinage pour voir comment le meilleur des mondes créé par la Russie de Poutine était en train de voir le jour. 

Aux États-Unis, l’exemple le plus frappant de cette confusion du vrai et du faux est sans doute celui-ci : de très nombreux partisans de Donald Trump soutiennent que le pays est envahi par des familles émigrant depuis le Mexique ou le Venezuela pour trouver une vie meilleure. 

En appliquant les lois américaines, y compris celles de notre Constitution même, l’administration Trump essaie de mettre en place une police secrète pour expulser des personnes vers d’autres pays comme l’Ouganda, dans des camps de prisonniers où ils resteront pour une durée indéfinie. 

Aux États-Unis, la ville où je vis est désormais aux mains de la police secrète de Trump ; avec l’autorisation de la Cour suprême, il a déclaré que vous pouviez arrêter n’importe qui sur la base de son apparence, de ce qu’il porte, de son emploi, de l’endroit où il se trouve, sans aucun motif valable.

C’est là un traumatisme pour tous les résidents de cette ville.

Si la réalité se fracture et se désagrège, c’est à travers la vision, à travers le langage, que nous recréons le lien. Les ponts deviennent internes. Ce sont des ponts d’expérience, de sens, d’émotion.

Charlotte Casiraghi

Face à ce traumatisme collectif, comme à d’autres, devons-nous nous tourner vers un récit personnel ou plutôt vers de grandes figures ?

Benjamin Labatut La seconde option ne serait qu’une excuse.

Toujours, les écrivains parlent de quelque chose tout en essayant, secrètement ou non, d’écrire sur autre chose. L’esprit humain fonctionne comme celui d’un enfant : il faut détourner l’attention. Pour séduire, il vous faut donner quelque chose qui est censé être ce qu’il apparaît, pour délivrer en vérité quelque chose de plus profond. 

Je crois fermement que, tandis que nous nous dirigeons vers une société mondialisée, nous construisons nos propres mythes et les élaborons. Il en a va aujourd’hui comme à tout autre moment.

Les mythes du passé, les Vedas, les mythes grecs, tout ce que les peuples ont laissé derrière eux pour décrire le monde – nous pouvons les voir très clairement pour ce qu’ils sont. Ce que nous ne pouvons pas voir c’est notre propre mythologie, la manière dont nous vivons dans ce monde. 

Mes livres traitent de science, car c’est le mécanisme par lequel nous pouvons construire une telle mythologie. Ses aspects que nous ne comprenons pas, qui racontent le fonctionnement du monde et de notre société, sont ceux qui finissent par prendre le dessus. Ce sont des sortes de fantômes que nous ne nommons pas, mais qui s’infiltrent dans la réalité. 

J’ai écrit sur la mécanique quantique parce que j’entendais beaucoup de gens parler avec des termes de mécanique quantique sans en avoir conscience. Auparavant, il fallait environ quatre-vingts ans pour que des grandes idées deviennent courantes, pour que les gens puissent les comprendre et les adopter. De nos jours, il est très facile de voir des gens penser deux choses à la fois, une idée et son contraire. On peut le voir sur les réseaux sociaux concernant la Russie.

Ce sont là les fantômes issus de notre science : nous avons des croyances profondément ancrées qui s’emparent de nos sociétés et contre lesquelles nous n’avons aucune arme, car nous ne voulons pas les nommer. Au contraire, nous les balayons sous le tapis. 

Thomas Mann disait qu’un écrivain était quelqu’un pour qui écrire était plus difficile que pour les autres. Je pense que c’est très vrai.

Emmanuel Carrère

Notre espèce est profondément hantée par certaines choses dont nous ne nous débarrasserons jamais. Nous changeons simplement les noms et le type de sacrifices que nous faisons en leur nom. 

L’une de ces choses que j’essaie de faire dans mes livres est de montrer la logique qui nous traverse et dont nous ne sommes pas vraiment conscients. Tout le monde parle aujourd’hui de la façon dont nos algorithmes changent nos réseaux sociaux, des informations que nous acquérons et de la façon dont nous sommes désormais dans un état de panique et de traumatisme constant, submergés que nous sommes par ces informations. 

Il est utile pour nous tous de comprendre comment fonctionne l’information et d’où elle vient. Ce sont là des choses très modernes : Claude Shannon nous en a donné la première définition dans les années 1940.

J’essaie d’utiliser dans mes livres les images que nous projetons habituellement sur Dieu et la science. Dans la politique actuelle, on a l’impression que les grandes puissances sont devenues tribales — c’est le plus grand, le plus bruyant, le plus violent, le plus vil idiot, celui qui crie le plus fort, que l’on suivra malgré tout, en raison de réflexes très profonds. 

Toutefois, d’autres choses passent inaperçues. Certaines logiques « fantômes » opèrent dans notre science et dans notre technologie : nous devons les étudier. L’une des rares façons d’y parvenir par l’écriture est de raconter l’histoire des origines, afin que les gens comprennent comment nous en sommes arrivés là.

Quel fut donc le moment de formation de cette mythologie moderne à laquelle, sans nous en rendre compte, nous croyons ?

C’est quelque part entre les années 1920 et les années 1950 que notre monde moderne est né. À lire les histoires des hommes et des femmes à l’initiative des innovations techniques, à lire ce qu’ils souhaitaient ou rêvaient en les concevant, nous pouvons comprendre pourquoi le monde dans lequel nous vivons a pris cette forme.

Lors du Sommet Grand Continent 2024, Adam Curtis avait dit : « L’une des choses que nous ne pouvons pas oublier, surtout lorsque nous faisons de la politique, est que la forme que nous donnons au monde, même si elle peut sembler inévitable, n’est pas une fatalité. » Nous pouvons toujours refaire le monde de différentes manières. C’est très difficile aujourd’hui, car nous sommes tous dans un état de grande confusion. 

C’est une chose dont je parle dans When We Cease to Understand the World. Le titre de sa traduction espagnole, « Un Verdor Terrible », est bien meilleur que le titre anglais ; mais il est intraduisible.

Nous parlons des aspects positifs que peuvent avoir les histoires que nous nous racontons : pour moi, l’art devrait être traumatisant. Nous avons d’autres institutions pour soigner ces blessures et nous rassembler. Cependant, l’art devrait nous montrer ce que nous cachons sous le tapis.

Ce pont que bâtissent les histoires devrait donc nous mener vers l’inconscient, non vers la paix, l’avenir, le passé ou la mémoire ; il nous porterait vers cette immense région obscure qui se trouve en nous et vers laquelle nous n’avons jamais, en tant qu’espèce, créé de moyen d’accéder, si ce n’est pas par l’art. 

Pour moi, les livres devraient vraiment vous mener sur un chemin où vous prenez conscience des choses éternelles. 

Je ne pense pas non plus  que tout ait changé dans la réalité et dans la société : les choses fondamentales qui rendent la vie digne d’être vécue sont à portée de main, même dans les moments les plus horribles. Nos rêves ne se sont pas améliorés ; ils ne se sont pas détériorés non plus.

Où se situe donc le changement réel ?

Lorsque j’écris, je suis bien conscient que je ne peux comprendre d’aucune façon la façon dont ont été conçues ces technologies qui nous ont changé : je ne suis pas un mathématicien de formation, ni un logicien. Cependant je suis convaincu que si vous comprenez la vie et l’esprit des gens qui ont imaginé ces technologies, vous comprenez également à quel point ils ont immédiatement envisagé les choses qui nous font paniquer. La seule différence, c’est qu’à l’époque, le progrès technologique enthousiasmait les gens, alors qu’à présent il les angoisse. Ces inventeurs se réjouissaient à l’idée qu’une machine pourrait penser ; aujourd’hui, cela nous fait peur. 

Notre attitude s’est modifiée. La merveilleuse civilisation dans laquelle nous sommes a atteint son apogée dans le passé et, maintenant, nous traversons une période très déprimante. En Europe, tout le monde est déprimé, mais le reste du monde vient ici en vacances parce que c’est une merveille.

Comment exploiter cette peur du progrès technologique, pour en tirer quelque chose de meilleur ?

Notre préoccupation devrait être de questionner ce dont sont faits les rêves ; si nous ne créons pas d’art qui provoque soit des cauchemars, soit des rêves érotiques, je ne pense pas que nous fassions les choses correctement.

L’art devrait n’être qu’un processus pour provoquer des cauchemars ; il n’est pas de la politique, ni quoi que ce soit d’autre.

La promesse fondamentale de personnes comme Trump et d’autres — ceux que j’appelle les prédateurs — est d’opérer une forme de miracle.

Giuliano da Empoli

S’il s’agit, en un sens, de provoquer des cauchemars, comment dépasser le choc et faire de de ceux-ci autre chose qu’un traumatisme ? Quel contrat s’ébauche entre lecteur et auteur, dès lors que le premier accepte d’être violenté ?

Je pense que nous détestons les gens qui écrivent et racontent des histoires parce que nous savons à quel point celles-ci nous lient.

Nous ne vivons pas les récits : nous sommes vécus par eux. C’est là une chose douloureuse et horrible pour un écrivain : les livres tentent de réaliser une opération vraiment étrange dans laquelle les gens participent, tout en se laissant prendre.

Les histoires que je préfère me laissent dans une sorte de superposition quantique où je suis pleinement conscient qu’il s’agit d’une histoire, tout en participant à sa magie, en en voyant les contradictions et les paradoxes. C’est à ce moment-là que nous sommes les plus vivants. 

Beaucoup de monde vivent aujourd’hui un moment parmi les pires qui puissent être ; quand le monde est en feu, quand les choses font rage, c’est pourtant à ce moment que nous sommes les plus vivants. 

Je ne dis pas que de bonnes choses vont découler de la situation dans laquelle nous sommes, mais simplement que nous devons être conscients du moment unique que nous vivons, où toutes les vieilles histoires s’effondrent et les nouvelles n’ont pas encore pris forme. 

Nous sommes pris dans cette période d’interrègne : tout le monde le ressent. Ce n’est pas qu’une impression que ressentent les dirigeants, et chacun retire la même de sa vie quotidienne. 

Nous nous retrouvons ainsi dans un espace horrible où notre vision du monde ne s’applique plus, sans que nous puissions voir au-delà ; nous nous regardons les uns les autres, et parlons d’une « crise  de l’imagination ».

Ce moment est en quelque sorte le paroxysme de l’ignorance, mais aussi le paroxysme de la sagesse : nous atteignons alors un niveau de conscience que nous n’avions jamais touché auparavant. 

Il pourrait être presque impossible de construire une société ou de vivre une vie sans avoir de ces gigantesques histoires. Quiconque a déjà travaillé profondément sur soi-même comprend que ces années de crise font de vous ce que vous êtes.

Nous avons des croyances profondément ancrées qui s’emparent de nos sociétés et contre lesquelles nous n’avons aucune arme, car nous ne voulons pas les nommer. Au contraire, nous les balayons sous le tapis.

Benjamin Labatut

Cet état de panique que nous connaissons est celui où nous n’avons pas d’histoire à nous raconter sur nous-mêmes, de livre qui nous donne la réponse, de professeurs ou d’idoles qui puissent comprendre ce dont on parle.

Nous devons regarder un tel état en face.

Dans cette sidération, quels éléments ne parviennent pas encore à composer un récit d’ensemble ? Doit-on s’étonner de ne pas parvenir à les assembler, ou bien la chose est-elle par essence difficile ?

Emmanuel Carrère Nous avons en français une expression, « l’esprit de l’escalier », qui permet de comprendre davantage ce problème. Cette expression désigne la situation où l’on quitte une soirée après avoir discuté avec beaucoup du monde ; une fois dans l’escalier, en train de redescendre, nous vient à l’esprit la réponse que nous aurions dû faire.

Tout le monde a l’esprit de l’escalier, mais particulièrement les écrivains ; c’est une des raisons pour lesquelles on en devient un. On ne dit jamais la bonne chose au bon moment, alors on la rumine, puis elle vient. 

Thomas Mann disait qu’un écrivain était quelqu’un pour qui écrire était plus difficile que pour les autres. Je pense que c’est très vrai. 

Mon propre esprit de l’escalier ayant du grain à moudre, je songe depuis le début de notre conversation à cette idée naïve et confiante qu’on avait eue, il y a plusieurs décennies, d’envoyer dans l’espace une sorte de capsule qui contiendrait, à l’intention d’éventuelles civilisations extraterrestres, quelque chose qui nous présente, nous autres Terriens, sous un jour attrayant et en même temps compréhensible. 

Que mettre là-dedans ? Peut-être un tableau, quelque chose d’un peu binaire, donc plutôt du Mondrian que la Joconde. De la musique, davantage les Variations Goldberg que la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. Devrait-on alors mettre les Variations Goldberg  sous forme d’interprétation, comme celle de Glenn Gould, ou simplement de partition ? On pourrait aussi inclure des théorèmes mathématiques, comme les théorèmes de Fermat ou ceux de Gödel.

En vérité, si l’on avait voulu faire comprendre aux extraterrestres ce qu’était l’expérience humaine, dans ce qu’elle avait de plus extrême, dans la puissance avec laquelle elle avait été affrontée, il eût été bon d’envoyer le Requiem d’Akhmatova ou son extraordinaire livre d’entretiens avec Lydia Tchoukovskaïa, qui est, je trouve, une des choses les plus incroyables qu’on puisse lire.

Ce serait un exercice intéressant de songer à ce qu’on pourrait mettre d’autre dans la capsule.

Cet assemblage composite est là pour nous permettre de mieux comprendre le moment de mutation technologique que nous vivons. Cependant ce moment a déjà reçu son discours : on peut songer au techno-optimisme de nombre d’entrepreneurs de la Silicon Valley. Notre récit ne doit-il pas inclure le leur en creux ?

Giuliano da Empoli J’ai grandi à Rome, ce qui me donne une vision cyclique de l’histoire. C’est inévitable pour ceux qui y vivent : chaque matin, en se réveillant, si nous sommes encore assez forts pour nous lever et sortir, nous sommes envahis par cette vision cyclique des civilisations qui s’élèvent, prospèrent, puis commencent à décliner. 

Il m’a fallu beaucoup de temps pour intégrer l’idée que nous sommes en train d’atteindre une sorte de seuil. C’est peut-être ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, et c’est une perspective un peu vertigineuse.

Les personnes qui nous conduisent vers ce seuil — Trump et les entrepreneurs de la tech — convergent aujourd’hui d’une manière si explicite et si étonnante que cela nous pousse dans une nouvelle direction : chacune s’attelle à nous y conduire comme s’il s’agissait d’un jeu ; il y a un élément ludique dans leur démarche, et il est très effrayant pour nous de l’intégrer. 

Si les médias ne nous rapportent que les horreurs que Trump a pu dire lors de l’un ou l’autre de ses discours, ceux-ci contiennent aussi un élément ludique ; il ne nous amuse pas, mais il est bien présent. 

De même, si Musk ou Demis Hassabis sont en un sens très sérieux —  chacun d’entre eux a une idée différente, mais très précise de l’avenir qu’ils envisagent pour nous — ce sont aussi des joueurs. Ce n’est pas un hasard s’ils ont, comme les autres, une expérience dans le domaine des jeux vidéo ; on pourrait dire que les jeux vidéo structurent d’une certaine façon le nouveau monde dans lequel nous entrons. 

Je suis ennuyé de toujours me retrouver dans la position du rabat-joie, à demander à ce que tout soit aussi sérieux et ennuyeux que moi ; c’est aussi le rôle de l’Europe et des gens sérieux. Je ne pense pas que de tels gens sérieux puissent imposer leur vision aujourd’hui. Même si nous le faisons encore pour essayer de déjouer les joueurs aux commandes, je ne pense pas que nous puissions y parvenir aujourd’hui sans jouer le jeu, avec une forme de ludisme dans nos actions.

Nous devons être conscients du moment unique que nous vivons, où toutes les vieilles histoires s’effondrent et les nouvelles n’ont pas encore pris forme. 

Benjamin Labatut

Ce côté ludique de leurs propos est-il l’une des raisons de leur succès ? Si ce n’est la principale, quelle est-elle ? 

La promesse fondamentale de personnes comme Trump et d’autres — ceux que j’appelle les prédateurs — est d’opérer une forme de miracle.

En théologie, Dieu fait des miracles qui enfreignent les lois et les règles normales de fonctionnement du monde pour produire un effet sur la réalité. Techniquement, c’est ce que de telles personnes proposent : enfreindre ces règles qui auraient été écrites pour protéger le statu quo, les élites, la corruption et tout ce qui ne va pas.

Puisque tout est bloqué et que personne ne peut résoudre ces problèmes, il faut donc enfreindre les règles pour produire un effet sur la réalité. Les mesures prises contre l’immigration, de même que toutes ces scènes terribles que nous voyons tous les jours, sont un élément de cette logique.

Si l’on réagit à un tel récit en disant que le miracle est impossible et illégal, on ne dit guère que des choses sensées : la démocratie repose sur les règles et l’État de droit. Cependant, face aux défis auxquels nous sommes confrontés, c’est une réponse politiquement faible.

Dans un contexte européen, il y a une leçon à tirer de ce qui se passe, en particulier de cette offensive médiatique : le spectre des possibilités est en fait plus large que nous le pensions.

Il ne s’agit pas d’enfreindre la loi, mais d’être beaucoup plus ambitieux nous-mêmes.

Pouvons-nous jouer cependant un jeu avec quelqu’un déterminé à ne pas en respecter les règles ? Il semble qu’on s’empêche ainsi soi-même. Doit-on d’abord démasquer le tricheur, dévoiler ce qu’il fait ? 

Rick Perlstein George Orwell a dit que la chose la plus difficile au monde est de voir ce qui se trouve juste sous son nez ; pour cela, il faut des preuves éclatantes.

Il faut commencer par là.

À cette fin, je pense qu’il est éclairant de fournir des témoignages de l’existence d’une police secrète dans ma propre ville, Chicago, à des personnes qui doivent comprendre qu’il n’y a aucun profit à apaiser Trump, de même qu’il était vain de céder sur les Sudètes face à Hitler : cette reculade a conduit à l’invasion de la Pologne. 

À six kilomètres de chez moi, il existe une ville appelée Evanston, qui comprend une école primaire. Le jour d’Halloween, alors que les enfants se déguisent et demandent des bonbons, la police secrète a envahi le quartier. Les gens sont sortis de leurs maisons et de leurs voitures, et comme nous avons tous des sifflets à Chicago, ils se sont mis à siffler et à klaxonner pour prévenir que la police était là.

Avec votre permission, j’aimerais partager le témoignage de ce qui s’est passé lorsque la police secrète a débarqué dans un quartier résidentiel bucolique. Le témoin, Jennifer Moriarty est une femme au foyer de la classe moyenne, vivant à Evanston :

Il y avait des gens à vélo. Ils étaient dans la rue et soufflaient dans leurs sifflets. Tout le monde est donc sorti de sa voiture. Alors que je m’approchais avec mon téléphone portable, j’ai vu une jeune femme face contre terre, avec des agents sur elle. Et dès que je me suis approchée, un agent m’a attrapée par le cou, m’a repoussée et m’a jetée à terre. Il était sur moi. Puis un jeune homme est arrivé.

(Daniel Bist, le maire d’Evanston) – Puis-je vous interrompre avec quelques questions ? Pourquoi ont-ils fait ça ?

– Parce que je faisais partie des personnes qui faisaient exactement ce qu’elles étaient censées faire. Protester, alerter la communauté, filmer leurs actions et ce qu’ils faisaient. Je n’avais même pas eu le temps d’appuyer sur ‘enregistrer’ quand on m’a attrapé par le cou et jeté à terre. 

– Vous avez donc été agressé pour avoir osé avoir une opinion différente de la leur ? 

– Absolument. Tout à fait. Pour avoir été membre d’une communauté qui était en état d’alerte. 

– Désolé, continuez. 

– Ils ont d’abord fait monter la jeune femme dans la voiture. Elle a réussi à se glisser sur la banquette arrière et à ouvrir la porte de l’autre côté, puis à sortir avec l’aide d’un autre membre formidable de la communauté. L’un des agents, que j’appelle le rouquin, qui était le plus violent de tous, qui a sorti son arme à plusieurs reprises et l’a pointée sur le visage des membres de la communauté, et qui a tenté de pulvériser du gaz lacrymogène sur plusieurs personnes, a couru et l’a plaquée à nouveau. Ils m’ont fait monter et l’ont remise dans la voiture, côté passager. Et pendant tout ce temps, ils continuaient à frapper ce jeune homme à l’extérieur de la voiture, avant que nous ne puissions l’atteindre.

Jennifer Moriarty a ainsi été arrêtée ; après avoir été aspergée de gaz lacrymogène, elle a été emmenée dans un bureau du FBI situé à 25 km de là, pour être enchaînée à une barre. On lui a alors dit qu’elle n’était pas en état d’arrestation, mais qu’elle était détenue par les douaniers.

Après avoir été obligée d’attendre trois heures, elle a été relâchée sans aucune accusation ni document. 

Les migrants, qui la plupart du temps n’ont commis aucun crime et se trouvent dans le pays légalement, soit avec une Green Card, soit parce qu’ils sont citoyens, sont ainsi emmenés dans un centre appelé Broadview, dans la banlieue de Chicago.

Nous n’avions aucune idée de ce qui se passait à l’intérieur de ce centre : c’était une boîte noire totale. Le témoignage de Moriarty est le premier qui nous permette de comprendre l’intérieur de la boîte noire et comment cette police secrète fonctionne. 

Nous savons désormais ce qui se passe à l’intérieur du centre de l’ICE grâce à une décision judiciaire. Le centre dispose de deux salles. Chacune peut accueillir environ cinquante personnes, hommes et femmes, et dispose d’un sol en béton.

Les lumières restent allumées 24 heures sur 24, et il y a une seule toilette dans chaque salle. Ces salles sont ainsi conçues pour que les personnes y restent deux heures ; pourtant, certaines y sont restées jusqu’à deux semaines. Il n’y a pas de douches ni de savon. Nous avons aussi des preuves que des personnes y ont été battues. 

Les personnes dont les papiers d’identité et les documents ont été vérifiés et qui se trouvent en situation régulière aux États-Unis peuvent être libérées, comme elles peuvent être expulsées vers leur pays d’origine, où elles ne sont pas allées depuis des décennies. Certaines ainsi renvoyées vers un pays hispanophone ne parlent pas même espagnol. Dans l’hypothèse où ces personnes ont un casier judiciaire, et même si elles ont payé leur dette à la société, elles peuvent être renvoyées pour une durée indéterminée dans un pays comme l’Ouganda. 

Un récent article du New Yorker a documenté ces arrestations ; presque toutes les personnes qu’il mentionne ont obtenu des mesures de protection juridique qui empêchent le gouvernement de les expulser vers leur pays d’origine. 

Ces enlèvements secrets conduits par la police aux États-Unis ont commencé à Los Angeles ; ils se sont étendus à Chicago, puis à Charlotte, avant de se propager cette semaine en Caroline du Nord.

Jennifer Moriarty rapporte aussi que, partout où les agents s’arrêtaient sur leur trajet vers le centre, ceux-ci étaient assaillis par des citoyens ordinaires, ce qui les empêchait de procéder à leurs enlèvements. Les habitants ordinaires de Chicago ont ainsi créé une armée non violente qui terrifie ces agents armés de l’État.

C’est là ce qui se passe sous nos yeux. 

Rien de bon ne pourra advenir si nous cédons à Donald Trump.

S’il faut documenter la violence de l’autre, et si notre récit doit bien défaire celui qu’on nous propose déjà, il ne peut être une simple contre-proposition. Qu’avons-nous à proposer que l’on puisse vraiment déclarer nôtre ?

Benjamin Labatut Je viens d’Amérique latine, où des histoires telles que celle qui vient d’être racontée sont hélas très courantes.

Nous voyons tous ce qui est en train de se passer ; la politique est menée par de tels personnages. En retour, quelle est cette image de l’humanité que nous pourrions construire ? Que pourrions-nous envoyer ?

Il y a des aspects de notre être qui ne peuvent pas être envoyés dans l’espace parce qu’ils ne peuvent pas être condensés dans un message : c’est là une chose merveilleuse.

Il y a au cœur du monde actuel une question fondamentale, à laquelle nous n’avons pas de réponse. On peut la formuler de plusieurs manières ; l’une d’elles est celle-ci : qu’est-ce qu’un être humain peut faire qu’une machine ne peut pas faire ? Qu’est-ce qui ne peut être traduit en symboles ou en mots ? Quelles sont les limites de ces systèmes symboliques ?

C’est une question très difficile à laquelle nous devons tous réfléchir : les géants de la tech n’ont pas de réponse à celle-ci, et bien que ces limites soient constamment dépassées.

Sur les réseaux sociaux, la haine n’est plus marginale. Elle devient un mode dominant et efficace.

Charlotte Casiraghi

En quoi cette question, qui semble spéculative, est-elle en réalité politique ?

Nous avons construit nos sociétés autour des choses que nous pouvons dire, dont nous pouvons parler. Nous voyons comment des horreurs comme Trump surgissent des jeux dont nous parlons — les jeux de plus en plus violents auxquels nous jouons en politique. 

Aujourd’hui, nous voyons se produire aux États-Unis des choses qui semblaient impensables et qui, ailleurs, semblent simplement faire partie du quotidien avec lequel nous avons grandi. 

Il nous importe de réfléchir à une telle question car nous nous dirigeons vers un monde où ces décisions et cette violence s’aident de la technologie ; elles sont mises en œuvre par la technologie, et deviennent normalisées.

Notre climat politique est alimenté par la pensée et les systèmes algorithmiques ; ce ne sont pas les tyrans auxquels nous sommes habitués mais à un nouveau scénario, dont nous devons prendre conscience. 

Je n’ai pas grand-chose à dire aux décideurs, mais je pense que le travail des écrivains est de réfléchir à ces questions, de trouver comment nous pouvons faire quelque chose d’impossible et de miraculeux, qui consiste à mettre des mots sur l’indicible. 

L’une de ces questions essentielles — à savoir ce qui, dans l’humanité, ne peut être instancié dans un système différent — est quelque chose qui devrait guider notre existence quotidienne. 

Je pense que ce n’est pas quelque chose qui concerne uniquement les penseurs ou les techniciens ; il s’agit là de quelque chose que l’humanité dans son ensemble doit prendre en considération, car c’est en quelque sorte la direction principale que prend notre monde : nous nous détournons de plus en plus de cette partie de nous-mêmes dont nous savons qu’elle existe, mais dont nous ne pouvons parler.

C’est là quelque chose qu’essayaient de toucher tant la capsule qui fut envoyée dans l’espace avec son message, que les politiciens à la recherche d’un miracle à opérer.

Les gens peuvent faire l’impossible parce que nous faisons l’impossible ; nous l’avons fait de nombreuses fois. Nous devons simplement le faire une fois de plus.

Nous croyons qu’il est impossible de renverser certaines personnes ; au Chili, nous le pensions de Pinochet. Cependant, de telles personnes finissent par tomber. Je ne sais pas combien de temps cela prendra, mais je suis sûr que c’est possible.

Sources
  1. The Invisible Bridge : The Fall of Nixon and the Rise of Reagan, New York, Simon & Schuster, 2014.
4 / 4
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Issues
Korii
Lava
La revue des médias
Time [Fr]
Mouais
Multitudes
Positivr
Regards
Slate
Smolny
Socialter
UPMagazine
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
À Contretemps
Alter-éditions
Contre-Attaque
Contretemps
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
 
  ARTS
L'Autre Quotidien
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
AlterQuebec
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview