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09.12.2025 à 19:01

« L’Europe a un vrai problème » : la réponse de Jamie Dimon à Donald Trump

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Le banquier le plus écouté de la planète a quelque chose à dire : « une Europe faible est néfaste — pour les États-Unis comme pour tout le monde civilisé ».

Après un an d’administration Trump, Wall Street a appris à parler le langage MAGA mais souhaite infléchir la ligne du Pentagone : « si l’Union se fragmente, les États-Unis en seront affectés plus que quiconque ».

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Texte intégral (7961 mots)

Au prestigieux Reagan National Defense Forum où il partageait un panel avec le CEO de Raytheon (RTX) Christopher Calio, Jamie Dimon — le banquier le plus écouté de Wall Street à la tête de JP Morgan depuis 2005 — a prononcé une intervention remarquée et lancé un avertissement.

Les États-Unis sont entrés dans une nouvelle ère : la guerre est là et le programme de Trump doit être pris très au sérieux — y compris dans sa dimension la plus confrontationnelle contre l’Union.

Dimon y dénonce en termes virulents ce qu’il considère comme de lourds handicaps : une bureaucratie qui freinerait les entreprises, la fragmentation du marché intérieur et le manque d’innovation.

Comme Mario Draghi, il alerte sur les risques existentiels pour l’Europe.

De manière essentielle, il ajoute toutefois — s’écartant en cela de la ligne dominante à Washington — qu’une « Europe faible est néfaste pour nous comme pour le monde civilisé ».

Alors que l’économie européenne risque de perdre pied et d’être tenue à distance, Dimon plaide juste après la publication d’une Stratégie de sécurité nationale ouvertement hostile à l’Union pour une grande stratégie de l’engagement.

Aujourd’hui aux États-Unis, le secteur des technologies de défense bénéficie d’une vague d’investissements sans précédent : SpaceX pourrait être valorisée à 800 milliards de dollars. Sur le territoire américain, une initiative de très grande ampleur se concentre sur la défense, la résilience et la stratégie. Où sont précisément investies ces sommes, et pourquoi ?

JAMIE DIMONJe suis heureux qu’une grande partie de ce capital-risque soit investi dans des domaines dont nous avons vraiment besoin — et non dans des domaines comme les réseaux sociaux, par exemple.

Cela fait un certain temps — depuis que l’Ukraine a été envahie par les armées russes il y a quatre ans — que nous aurions dû perdre toute illusion quant à notre sécurité.

D’une manière ou d’une autre, nous avons manqué beaucoup de choses : on entend aujourd’hui parler des terres rares, de changements rapides, du fait que certains composés de nos médicaments médicaux proviennent pour totalité ou à 85 % de Chine.

Nous avons écrit sur ce sujet, discuté de ces points.

Nous sommes une entreprise assez patriotique. Nous faisons déjà beaucoup mais nous avons commencé à nous demander ce que nous pouvions faire de plus. Nous embauchons des vétérans et nous avons analysé en profondeur ce que nous faisions déjà, notamment en matière de sécurité. Si nous travaillons avec Boeing par exemple, ce n’est peut-être pas tant pour leurs avions commerciaux que pour leurs avions militaires.

Nous avons décidé de faire au moins 50 % de plus au cours des dix prochaines années. Cela représente 1 500 milliards, puis 10 milliards d’investissements — un montant qui pourra facilement augmenter — pour financer spécialement les chaînes d’approvisionnement des fournisseurs avec qui Chris pourrait faire affaire : s’il veut doubler ou tripler la production de ses missiles, il doit demander à certains de ces fournisseurs de doubler ou tripler leur production.

Or, ces fournisseurs n’ont peut-être pas l’argent nécessaire : peut-être ont-ils besoin d’un peu de conseils ou d’aide — ou encore de construire une nouvelle usine.

À propos de ce sujet, et d’après ce que j’ai entendu dans la conversation qui vient d’avoir lieu avec les personnes ici présentes, je pense qu’il est très important de faire des recherches, par exemple sur l’écosystème de la construction navale qui doit être amélioré — puis sur les politiques qui s’imposent. Que pouvons-nous faire pour aller plus vite, mieux et plus rapidement ?

Vous l’avez entendu maintes fois : il ne reste pas beaucoup de temps.

Nous ferions donc mieux de nous organiser et, en matière de réglementation et de politique ; il est évident que ce sont les experts qui construisent les choses et que nous ne sommes qu’une partie de ce processus.

CHRISTOPHER CALIO C’est un point important : Jamie et moi nous en avons un peu parlé. Vous êtes aussi familier des discussions quant à la nécessité de reconstituer nos stocks de munitions ; pour toutes les raisons que Jamie vient d’évoquer.

La moitié de notre chaîne d’approvisionnement est constituée de petites et moyennes entreprises : il faut donc s’assurer qu’elles ont accès au capital, qu’elles ont la confiance nécessaire pour acheter ces matériaux et équipements à long délai de livraison, ou mieux encore, pour embaucher et former du personnel et obtenir la main-d’œuvre dont nous avons besoin.

C’est pour cette raison que je pense que le fonds dont parle Jamie est d’un grand intérêt : il va droit au cœur de ce dont nous aurions besoin pour augmenter notre production.

L’après-guerre froide nous a menés à la situation dans laquelle nous sommes : qu’avons-nous appris des erreurs que nous avons commises au cours des vingt à trente dernières années ?

Jamie et moi en avons discuté.

Aucun de nous deux n’aime se lamenter à propos du passé. Je dirais ceci : beaucoup d‘initiatives clefs de transformation présentées par le secrétaire à la Guerre touchent, de manière cruciale, à la manière dont nous en sommes arrivés là. Des visions assez convaincantes ont été proposées pour atteindre les niveaux de production dont nous avons besoin : la réduction de la bureaucratie, la rapidité, l’agilité et l’exploitation des technologies commerciales.

La moitié de l’activité de RTX est commerciale. Il s’agit donc de faire converger le commercial et la défense, puis obtenir des contrats à plus long terme afin que les gens se projettent à long terme et aient confiance pour investir, commander du matériel et embaucher — tout ce dont nous avons parlé précédemment.

JAMIE DIMON Pour arriver à nos fins, il n’est pas nécessaire d’être un génie de la stratégie : avoir l’armée la plus puissante est le meilleur moyen de dissuader les mauvaises actions.

Le monde a connu de grands changements, notamment la montée en puissance de la Chine — qu’on la considère ou non comme un adversaire ou un concurrent potentiel. Les États-Unis auraient dû élaborer une politique générale pour disposer de la meilleure armée du monde.

Quand on discute avec certains politiciens, on se rend compte que cela n’a pas été le cas.

L’armée a été subordonnée à d’autres considérations qui peuvent avoir de très bonnes raisons sociales. Aujourd’hui pourtant, la situation a bien changé : nous devons compter avec une guerre majeure en Europe, une menace beaucoup plus grande dans la région Indo-Pacifique… et c’est maintenant qu’il faut agir.

Nous aurions dû y réfléchir davantage, mais il s’agit de ne pas se lamenter : allons de l’avant et faisons ce qui s’impose.

Jamie Dimon, dans la lettre annuelle de JP Morgan, vous parlez depuis plusieurs éditions de « la paix par la force » ; ainsi, dans celle concernant l’année 2024, vous écriviez :  « Si cela ne tenait qu’à moi, je stockerais des munitions, des systèmes de défense aérienne et antimissile, des terres rares et d’autres composants essentiels pour préserver la paix. » À quels événements réagissiez-vous ainsi ? S’agissait-il du conflit entre l’Ukraine et la Russie, ou d’autre chose ?

L’Ukraine.

Je savais déjà cela avant l’Ukraine, mais elle rend tout cela patent.

Il y a eu beaucoup de guerres depuis la Seconde Guerre mondiale ; cependant, celles-ci étaient généralement isolées dans des régions mineures du monde ; elles mobilisaient une part plus faible de notre PIB et ne menaçaient pas directement certains de nos plus grands alliés.

Je vois que l’Ukraine est représentée à cette conférence ; hier soir, j’ai rencontré l’ambassadeur d’Estonie — ce pays aussi est directement menacé.

Maintenant, en Amérique, nous avons l’Atlantique et le Pacifique.

Nous sommes en paix avec nos voisins, ce qui est une chose merveilleuse.

Nous nous sentons en sécurité.

Mais ces autres nations ne se sentent pas en sécurité. Il existe un lien — et ce lien existe, vous pouvez en débattre toute la journée — entre l’Ukraine, l’Iran, la Corée du Nord, l’aide apportée par la Chine pour encourager tout cela, leur désir de démanteler le système mis en place par le monde occidental après la Seconde Guerre mondiale pour éviter une guerre mondiale. 

Ce lien est évident.

Lorsque vous voyagez au Japon, aux Philippines, à Taïwan, ou presque partout ailleurs, la question qui se pose est la suivante : les États-Unis seront-ils là pour nous lorsque le moment sera venu ?

C’est une question très importante, tant sur le plan économique que militaire.

Les États-Unis étaient comme un grand frère sur lequel on pouvait toujours compter, mais nous sommes devenus un peu moins fiables.

C’est ce genre de menace qui nous oblige aujourd’hui à agir.

Beaucoup de choses ont changé — et entraîné des changements.

CHRISTOPHER CALIO Je dirais que l’Ukraine nous a enseigné une leçon importante sur la fragilité de notre chaîne d’approvisionnement et, très sincèrement, sur notre propre capacité à monter en puissance.

Les commandes devaient être passées, les programmes devaient être lancés — mais il y avait d’énormes écarts de production dans certains de nos principaux programmes.

Pour le Patriot, par exemple, il y avait un écart de deux ans.

Pour le Javelin, un écart de plusieurs années.

Des milliers de fournisseurs n’ont pas reçu de commande depuis deux ans.

Que pensez-vous qu’il arrive à cette base d’approvisionnement ? Soit elle s’atrophie, soit elle licencie du personnel, soit elle se lance dans d’autres activités. Reconstituer cette chaîne d’approvisionnement au moment même où il faut assurer une montée en puissance est un véritable défi.

Quelle est votre responsabilité, à ce moment précis, pour garantir que votre chaîne d’approvisionnement se sente en confiance pour investir, afin de soutenir le gouvernement et acheter le matériel nécessaire ?

C’est un très bon point.

Quand je parle de chaîne d’approvisionnement, je ne désigne pas quelque chose dont nous serions séparés. Lorsque nous sommes face à nos clients, je dis que nous sommes notre chaîne d’approvisionnement.

Nous sommes responsables de la livraison des munitions comme du reste : en somme, nous sommes responsables de l’ensemble de cet écosystème. Il nous importe donc de nous assurer que les membres de cet écosystème investissent et embauchent, pour pouvoir répondre à cette demande croissante.

Comment faites-vous cela ?

Il faut examiner tous les goulots d’étranglement ainsi que les principaux fournisseurs ; des personnes sont envoyées sur le terrain, dans les usines, pour s’assurer que tout se passe bien.

JAMIE DIMON Il faut aussi compter avec les travailleurs. Calio a aussi besoin de travailleurs experts en fabrication de pointe, en soudage et dans d’autres domaines similaires. Une partie de l’effort doit donc être et sera philanthropique.

Si vous avez besoin de former davantage de soudeurs, nous pouvons intervenir et aider à doubler la capacité de cette école de soudage ; c’est une initiative de ce genre qui crée un écosystème.

Une telle chose s’est vue avant que nous ne nous engagions dans la Seconde Guerre mondiale : le livre Freedom’s Forge 1 le décrit.

Qu’est-ce qui permet au marché du travail d’être mis en forme selon nos besoins ? 

CHRISTOPHER CALIO Tout d’abord, je pense que nous devons continuer à investir dans la formation et le développement. Nous avons conclu un certain nombre de partenariats avec des écoles professionnelles et des collèges communautaires, où nous contribuons à élaborer des programmes d’études adaptés à nos besoins actuels.

Tout le monde n’a pas besoin d’aller à l’université pendant quatre ans. Nous voulons montrer aux gens qu’il existe des emplois hautement rémunérés et hautement qualifiés dans la défense et la fabrication aérospatiale commerciale, et comment nous pouvons adapter les programmes d’études pour attirer les personnes qui possèdent ces compétences.

Cependant, cette seule main-d’œuvre ne vous mènera pas très loin. C’est le second point : lorsque nous parlons d’innovation et d’investissement dans la technologie, nous faisons référence à la fabrication de pointe dans laquelle nous devons investir.

Il existe ici un certain nombre d’entreprises de technologie de défense qui sont actives dans la fabrication de pointe, dans lesquelles nous avons investi pour la plupart et qui font partie de notre base d’approvisionnement.

Nous avons besoin d’une stratégie à long terme pour aider les pays d’Europe à devenir forts. Une Europe faible est néfaste pour nous comme pour le monde civilisé.

Jamie Dimon

Comment continuer à tirer parti des progrès qu’elles réalisent dans la fabrication de pointe et les technologies numériques pour nous aider à éliminer les goulots d’étranglement et, encore une fois, à accélérer la production afin de compenser le manque de main-d’œuvre ?

La main-d’œuvre n’est pas tout  ; les ateliers ont aussi besoin de technologie.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, en sommes-nous au point où nous devons repenser la manière dont les gens sortent du système éducatif formel aux États-Unis ?

JAMIE DIMON Si je pouvais changer une chose, je m’y mettrais immédiatement.

Je vais vous donner un exemple. J’ai grandi dans une école de Jackson Heights, dans le Queens. L’école d’à côté s’appelle l’Aviation High School ; vous la connaissez probablement. Beaucoup de gens y vont, des minorités de toute la ville : leurs parents les y envoient.

Dans cette école, les élèves suivent des cours de mathématiques, de sciences, d’histoire, etc., mais ils apprennent également à entretenir un petit avion Cessna, à s’occuper des systèmes hydrauliques, électriques, des moteurs, etc. Je pense qu’entre cinq-cents et mille de ces élèves obtiennent leur diplôme chaque année. 95 % d’entre eux trouvent un emploi ; 70 % un emploi rapportant 80 000 dollars par an.

C’est ce que nous devrions faire.

Il s’agit là d’un type de formation différent : chaque école devrait pourtant s’intéresser au potentiel des emplois que trouvent ces jeunes. Il faudrait ensuite travailler avec les entreprises locales, collaborer — car nous savons que la collaboration est préférable à une séparation entre système éducatif et système de l’emploi.

Il suffit de demander aux directeurs d’école : « Vos élèves ont-ils obtenu leur diplôme ? Ont-ils trouvé un emploi ? Combien gagnent-ils ? » pour que cela ait un impact considérable. Nous pourrons peut-être mettre en place une politique pour faire ce genre de choses.

Il existe de nombreux exemples de ce type à travers le monde. Il suffit de les mettre en œuvre efficacement aux États-Unis.

À quel point pensez-vous que le salaire soit la motivation pour rendre ces secteurs attractifs ?

CHRISTOPHER CALIO Franchement, ce n’est pas le problème, car la demande est là, du côté de la défense ; la moitié de notre activité concerne l’aérospatiale commerciale.

Nous avons besoin d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et nous sommes prêts à la rémunérer ; il ne s’agit donc pas de nous inquiéter du salaire que nous devrions payer aux débutants. Nous verserons un salaire complet, équitable et compétitif, car nous avons besoin d’eux. Nous avons pris des engagements envers bon nombre de nos clients — dont beaucoup sont présents ici aujourd’hui — que nous devons respecter.

La main-d’œuvre joue donc un rôle important à cet égard.

Jamie Dimon, une partie des 1500 milliards de votre plan d’investissements est allouée au financement de start-ups. Aujourd’hui, on a l’impression que les banques sociétés de capital-risque se ruent actuellement vers les technologies de défense et sont prêtes à prêter ; dans quelle mesure considérez-vous cela comme une obligation de leur part ?

JAMIE DIMON Il existe toute une mosaïque de façons de financer ces projets à partir du capital-risque, et nous participons à certaines d’entre elles.

Il est très encourageant d’écouter des gens issus de l’armée ou d’entreprises. Leur niveau d’excellence, leur intelligence, leur capacité à résoudre les problèmes et leur volonté de faire ce qui est juste sont stupéfiants.

Notre modèle fonctionne donc déjà. Il faut simplement que cela continue ; nous serons présents dans l’ensemble du processus — financement, éducation, politique et recherche — pour faire avancer les choses.

Nous ne sommes qu’une partie de ce système. J’espère que beaucoup de gens feront la même chose.

Nous aurons des partenariats avec beaucoup de gens. Nous nous associerons à d’autres banques si nécessaire. Nous aurons des ennemis-amis.

Qu’en est-il des nombreuses start-ups que vous avez financées avec RTX ? Allez-vous renforcer votre position ou acheter ? Comment voyez-vous la concurrence qui s’annonce ?

CHRISTOPHER CALIO Je pense que Jamie me dirait et me conseillerait que les valorisations sont trop élevées pour que nous puissions acheter.

En réalité, nous voyons les choses de plusieurs façons.

Vous avez tout à fait raison de dire que le secteur des technologies de défense est en plein essor : beaucoup de gens apportent des innovations commerciales dans le domaine de la défense ; dans certains cas, nous investissons dans leur entreprise et finissons par les utiliser comme fournisseurs ou partenaires pour mener des programmes de démonstration afin de faire progresser la technologie.

Dans d’autres domaines, nous examinons nos produits obsolètes et nous nous demandons où cette technologie de défense pourrait être intégrée, qu’il s’agisse de l’IA, de l’autonomie ou d’autres éléments permettant de prolonger la durée de vie ou les capacités de ce programme obsolète.

Il s’agit donc d’une tendance générale, et pour nous, cela se traduit par un investissement continu : cette activité est à cycle long. Chez RTX, nous allons investir environ 5 milliards de dollars cette année dans la R&D et les dépenses d’investissement. Nous devons continuer à investir.

Lorsque nous examinons notre feuille de route technologique, nous voyons que nos investissements se font dans des domaines qui peuvent s’appliquer à la fois au secteur commercial et à la défense — l’IA, les engins autonomes, les matériaux haute température, la fabrication de pointe.

Aujourd’hui, nous voyons donc le secteur commercial, le sens des affaires et les entreprises s’intéresser à la défense. Nous devons continuer à tirer parti de nos activités commerciales pour le bien de l’industrie de la défense.

JAMIE DIMON Je vais vous donner un exemple concret. Nous avons des gens au ministère de la Guerre, autour d’Emil Michael, qui travaillent avec MP Materials 2 ; c’était une façon très intelligente de procéder, cela donne à l’entreprise une chance de réussir.

De notre côté, nous avons aidé la banque d’investissement, tout en investissant dans une autre entreprise spécialisée dans l’extraction d’antimoine ; nous avons déjà une dizaine d’entreprises qui travaillent dans le domaine pharmaceutique aux mêmes fins.

Ces entreprises existent déjà ; elles ont parfois besoin d’un contrat gouvernemental pour se remettre sur pied, mais leur travail est en cours. 

Prendre 10 % de certaines entreprises stratégiques serait donc une bonne chose. Cependant, Gavin Newsom s’est insurgé contre cette idée : « C’est de l’anticapitalisme. »

Tout ceci nous vient de la République populaire de Californie.

Nous devons mettre en place une certaine politique industrielle et nous devons le faire correctement. Si cela est fait correctement, c’est à notre avantage.

Je n’étais pas contre le CHIPS Act ; je pense que nous aurions dû offrir des terrains gratuits, doubler la déduction pour la R&D, doubler la déduction salariale et laisser le marché décider qui reçoit l’argent.

Lorsque le gouvernement décide qui reçoit l’argent, cela pose généralement problème. Vous pouvez passer en revue chacune de ces transactions ; il devrait y avoir une politique rationnelle selon laquelle nous devons accepter la valeur de la mort pour tout ce que nous faisons.

Je pense que c’est faisable.

Je critiquerais probablement certaines d’entre elles. Je ne connais toutefois pas tous les détails. Il y a peut-être des choses que je ne comprends tout simplement pas. Il m’est donc difficile d’avoir une opinion définitive.

Pensez-vous que cette « valeur de la mort » existe toujours pour les start-ups ?

Je vais laisser Christopher répondre à cette question. Mais avant cela, je tiens à préciser que la valeur de la mort existe aussi pour les grandes entreprises. Beaucoup d’entre elles meurent en chemin ; cela est généralement dû à la complaisance, à l’arrogance, à la bureaucratie — ces raisons sont aussi celles qui nous ont menés à aujourd’hui.

CHRISTOPHER CALIO Jamie soulève un point intéressant. En tant que grande entreprise, c’est quelque chose contre lequel nous nous prémunissons chaque jour ; les investissements dans les technologies de défense nous ont également aidés à y travailler.

Nous devrions utiliser notre capacité américaine pour imposer la démocratie, le commerce, l’investissement, afin d’inciter les pays d’Europe à agir dans leur propre intérêt.

Jamie Dimon

Nous n’avons pas le droit divin de conserver nos positions. Nous devons nous battre et mériter cette position chaque jour ; c’est pourquoi je dis que nous devons continuer à investir chaque année pour nous assurer de rester à la pointe de la technologie, de la fabrication de pointe et de tout ce dont nous aurons besoin pour continuer à servir nos clients.

Concevoir et innover est une chose ; construire un prototype en est une autre, de même qu’augmenter la production aux niveaux requis. C’est là un domaine dans lequel nous avons consacré beaucoup de temps.

Nos clients présents dans cette salle vous diront aujourd’hui que nous ne sommes pas parfaits : nous devons donc continuer à progresser pour respecter nos engagements. Pour atteindre les niveaux dont nous avons besoin, il va falloir faire preuve d’une grande concentration et d’une réelle expertise, pour savoir comment augmenter la production.

Vous qui attendez des contrats gouvernementaux pour que votre modèle commercial fonctionne, sommes-nous passés d’une phase d’annonce à une phase d’action ?

Lors de missions récentes avec le Pentagone, nous avons eu des réunions de suivi dans les 24 ou 36 heures suivant un jalon. Je disais alors : « Où en sommes-nous sur ce point ? Où en sommes-nous sur cet autre point ? Comment supprimer les obstacles ? Comment vous aider à augmenter votre production ou à résoudre ce problème ? »

Le rythme est soutenu et j’espère que cela continuera.

JAMIE DIMON Il ne fait aucun doute que cette administration tente de réduire certains éléments bureaucratiques qui freinent les États-Unis.

C’est une bonne chose ; nous pouvons le faire tout en continuant à assurer, entre autres choses, la sécurité mondiale, alimentaire et bancaire.

Quand on lit sur le sujet, il y a de quoi être stupéfait : la bureaucratie est ce qui a paralysé l’Europe ; nous devons donc être très prudents.

Je vais juste élargir un peu le débat. Nous parlons d’augmenter les impôts, d’augmenter les salaires et de réduire les dépenses. Tout cela est une bonne chose et nous devons le faire ; nous avons un très grand déficit, c’est un problème immense.

Cependant, une bonne politique peut stimuler la croissance. Nous ne faisons pas du bon travail dans ce domaine, que ce soit en matière d’éducation ou des compétences issues de l’immigration, toutes ces choses que nous pouvons faire et qui sont gratuites.

En tant que société, nous commettons une énorme erreur en pensant qu’il y a toujours à choisir entre la réduction des dépenses, l’augmentation des impôts et la réglementation.

Beaucoup d’entre vous contractent un emprunt immobilier, construisent une maison ou font quelque chose de ce genre. C’est stupéfiant tout ce qu’il faut subir pour cela de nos jours ; nous sommes devenus une société litigieuse. À mon avis, cela s’explique en partie par le fait que beaucoup de personnes au pouvoir — qu’il s’agisse de politiciens, de régulateurs ou d’agences — n’ont jamais eu d’emploi.

Je déteste vous dire que le monde réel n’est pas le même que le monde théorique. Il y a cette excellente citation, dont j’ai oublié l’auteur : « En théorie, la théorie et la pratique sont identiques, mais dans la pratique, elles ne le sont pas ».

Si cela ne tenait qu’à vous, que feriez-vous actuellement pour alléger le Pentagone de ses problèmes bureaucratiques ?

Je pense que vous avez déjà entendu beaucoup de choses lors de ces conférences. D’après ce que j’ai compris lors des sessions auxquelles j’ai assisté, le Pentagone doit simplement agir ; il ne peut pas établir de budget pluriannuel. Cela signerait la fin de RTX.

Le Pentagone ne peut pas attribuer certains contrats, ni fabriquer certaines choses ; certains militaires m’ont dit que cette incapacité pouvait leur coûter 5 milliards de dollars par an. On pourrait prolonger indéfiniment cette liste de problèmes.

Le Congrès doit modifier certaines règles et exigences afin de permettre au Pentagone de prendre des décisions plus rapidement, de conclure des contrats pluriannuels, de faire en sorte qu’une deuxième usine puisse être mobilisable afin de pouvoir fabriquer davantage de missiles Patriot si le pays entre en guerre.

Aujourd’hui, nous n’avons pas ces facilités. L’armée dit que si nous avons une véritable guerre dans la région indo-pacifique, nous serions à court de missiles en sept jours. Est-ce ainsi que nous allons gérer notre système ?

Pour remédier à ce problème, vous pouvez disposer d’une usine prête à l’emploi ; vous pouvez vous doter d’une usine qui dispose de ce qu’il faut pour construire de nouveaux missiles, mais qui est utilisée en temps de paix à des fins commerciales. Si vous en avez besoin pour la guerre, vous la videz et vous y mettez ce dont vous avez besoin pour les missiles.

Nous avons simplement besoin d’une bonne politique et de mesures réfléchies ; c’est un sujet qui a été amplement étudié. Certains pays font un excellent travail. Lorsque nous voyageons à travers le monde, nous voyons beaucoup de pays qui font des choses très intelligentes ; nous devons simplement les reproduire.

À quels pays songez-vous ?

Je pense que la formation professionnelle, telle qu’elle est conçue en Allemagne et en Suisse pour les jeunes âgés de 18 à 30 ans, est une bonne idée. Pour les jeunes de cette catégorie d’âge, dans ces pays, le taux de chômage est très faible, de l’ordre de 4 %.

En Allemagne et en Suisse, comme aux États-Unis, 70 % des jeunes ne vont pas à l’université, mais travaillent. Je crois d’ailleurs que l’université est de moins en moins productive. 70 % ne vont pas à l’université, mais ils acquièrent pourtant de vraies compétences. Même en étant plombier, électricien — tout ce que l’on peut faire dans une usine ou dans la fabrication de pointe — on peut progresser de la même façon que si l’on préparait un diplôme d’ingénieur.

D’un autre côté, en France, où les lois du travail sont très strictes — si vous voulez un pompier, vous devez le payer pendant cinq ans —, le taux de chômage des 18-30 ans est de 20 %. Ce problème dure depuis maintenant deux générations ; il s’agit simplement d’une question de politique.

CHRISTOPHER CALIO L’un des sujets sur lesquels il faut écrire touche à la promotion de politiques vertueuses, comme à la sensibilisation des gens à ces politiques ; il faut discuter de la manière d’en faire un élément permanent dans notre gestion du pays.

Je voudrais revenir sur ce que Jamie a dit tout à l’heure à propos de la bureaucratie et de la complaisance.

Vous avez demandé ce que Jamie ferait au Pentagone. Il nous faut aussi être honnêtes avec nous-mêmes ; dans de nombreux cas, nous avons reproduit une partie de la bureaucratie que nous avons observée chez nos clients, et nous sommes devenus complaisants.

Nous avons donc dû nous remettre sérieusement en question et nous dire : « Attendez une seconde. Je ne peux pas passer mon temps à blâmer les clients, le Congrès ou qui que ce soit d’autre pour ce qui se passe. » Nous avons intégré une partie de cela dans nos propres processus et dans notre propre infrastructure, pour nous demander comment être plus productifs, agiles et efficaces.

Il s’agit donc d’un changement de mentalité, changement que le secrétaire à la Guerre va exposer plus tard dans la journée.

Ce sont des choses que nous devons vraiment ancrer dans notre entreprise.

Comment faire pour les inculquer ?

Dans l’un de ses discours, Pete Hegseth a demandé à qu’une solution bonne à 85 % soit itérée pour arriver à une solution bonne à 100 %.

En général, nous ne sommes pas programmés pour faire une telle chose. Nous sommes programmés pour vous donner une solution correspondant à 110 % de ce qui est demandé, et non une solution à 85 % qu’il faudrait ensuite itérer.

C’est un changement de mentalité que nous devons concrétiser.

Il y a cependant certaines choses pour lesquelles vous devrez atteindre ce niveau de 100 %. Certaines technologies sophistiquées sont nécessaires pour certaines missions.

Dans d’autres domaines, je pense que nous pouvons prendre un peu plus de risques en termes d’exigences et de spécifications et travailler avec nos clients en leur disant : « Nous pouvons vous livrer cela plus rapidement, ce sera 85 % de la capacité que vous recherchez et nous travaillerons sur des mises à jour logicielles et matérielles au cours des deux prochaines années pour atteindre les 100 %. »

Le secrétaire à la Guerre encourage un changement de paradigme ; nous devons nous y rallier.

Vous êtes une entreprise mondiale et ne travaillez pas en vase clos ; or les dépenses de défense augmentent en Europe, principalement à l’initiative des États-Unis. La même chose se produit également en Asie. Selon vous, Christopher Calio, quels sont les pays qui s’en sortent le mieux ?

Je ne pense pas que quiconque réussisse vraiment.

L’administration Trump a bien fait d’avoir poussé l’Europe à aller chercher les 3,5 % du PIB en dépenses de défense et d’avoir incité les autres pays à s’assurer qu’ils disposent des ressources nécessaires ; on constate donc une augmentation des budgets mondiaux de défense.

Je pense qu’il faut continuer à travailler sur la question suivante : existe-t-il des endroits où il serait judicieux, avec certains de nos partenaires et alliés, de mettre en place une coproduction ou d’aider à créer des maillons supplémentaires dans la chaîne d’approvisionnement, de manière plus locale ?

L’entreprise de drones Anduril devrait ainsi ouvrir des usines en Australie, par exemple.

Absolument. Y a-t-il d’autres opportunités ? Nous sommes intervenus avec succès dans certains programmes, comme le programme Patriot en Pologne et ailleurs. Où pouvons-nous aider à réduire les goulots d’étranglement ?

Je m’intéresse au point de vue des clients : pensez-vous que l’Europe va vous passer davantage de commandes, ou bien celle-ci souhaitera-t-elle dépenser son budget théorique auprès d’entreprises de défense européennes ?

Je pense que vous la voyez pencher pour la seconde option ; pourtant, si nous voulons être sûrs de pouvoir faire face à la menace, nous allons devoir continuer à développer les technologies existantes aujourd’hui.

Nous avons de nombreux partenariats très solides avec de grandes entreprises européennes, dans le cadre desquels nous investissons.

J’essaie de ne pas voir cela comme un choix binaire : « acheter européen ou américain ». Il existe des domaines dans lesquels nous pouvons développer une solution combinée avec nos partenaires et alliés.

La Stratégie de sécurité nationale publiée cette semaine déplorait « l’effacement civilisationnel » de l’Europe. Croyez-vous que celle-ci souhaite travailler avec les États-Unis en ce moment ? Que peut-elle penser de cette Stratégie ?

JAMIE DIMON Je pense que l’Europe a un vrai problème. Le sol est en train de changer sous nos pieds.

Vous en avez entendu parler : pour les Européens, l’ennemi serait l’IA — en ce moment même, ses satellites planeraient au-dessus de nos têtes, tandis qu’il s’immiscerait dans les systèmes informatiques.

Le monde a changé.

L’Europe a donc un problème.

Lorsque la Communauté économique a été créée, de même que l’euro, les Européens ont fait une chose formidable ; de même lorsqu’ils dirent « vivons en paix et non en guerre ».

Les Européens ont connu la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale, mais ils ont aussi connu les guerres franco-russes, les guerres napoléoniennes, la guerre de Cent Ans, la guerre des Deux-Roses.

Vivre en paix est une bonne chose, mais le projet s’est enlisé.

L’Union n’a jamais achevé le marché commun ; en Europe, il faut vingt-sept nations pour prendre une décision. Les pays d’Europe ont aussi laissé leur armée se dégrader considérablement. L’Union est très bureaucratique, ce qui explique en partie pourquoi le Royaume-Uni l’a quitté — ce qui, à mon avis, n’a bénéficié à aucune des deux parties.

Le secrétaire à la Guerre encourage un changement de paradigme ; nous devons nous y rallier.

Christopher Calio

Il faut donc être honnête à ce sujet. Le sol peut continuer de bouger sous nos pieds durant les vingt prochaines années ; mais si jamais nous écrivions un livre sur la façon dont l’Occident a été perdu, ce serait pour plusieurs raisons.

Tout d’abord parce que nous n’aurions pas su organiser aux États-Unis ce que nous essayons de mettre en œuvre, que nous ne nous serions pas dotés de l’armée la plus puissante au monde et que nous aurions laissé l’Europe se désagréger.

J’ai un point de vue légèrement différent sur l’Europe. Elle a des atouts formidables, mais elle est passée de 90 % du PIB américain à 65 %.

Ce n’est pas parce que les États-Unis leur ont fait du tort ; c’est à cause de leur propre bureaucratie, de leurs propres coûts, de leurs propres mesures de protection sociale, qui sont certes formidables, mais qui ont chassé les entreprises et les investissements. Ils ont chassé l’innovation.

Les choses sont en train de changer. Je pense que les dirigeants Merz, Macron, Meloni et Starmer le savent.

La politique est une chose très difficile ; c’est pourquoi la fragmentation de l’Europe est exactement ce que certains de nos adversaires souhaitent. Ces adversaires veulent revenir à un monde qui ressemble à celui d’avant la Première Guerre mondiale : chacun n’agirait que dans ses intérêts, qui diffèreraient en matière de sécurité nationale, de nourriture, d’énergie ou d’eau.

La Chine est un pays immense qui souhaite mener des négociations bilatérales avec tous les autres. Si l’Union se fragmente, les États-Unis en seront affectés plus que quiconque, car celle-ci est un allié majeur à tous les égards, y compris en matière de valeurs communes, qui sont vraiment importantes.

Je pense donc que nous devrions utiliser notre capacité américaine pour imposer la démocratie, le commerce, l’investissement, afin d’inciter les pays d’Europe à agir dans leur propre intérêt, qu’il soit militaire ou économique – les deux peuvent être tout aussi importants.

Si ces pays ne représentent plus que 60 % de notre PIB, puis 55 %, puis 50 %, ils ne pourront plus se permettre d’avoir une armée ; ils seront davantage polarisés, ne disposeront plus d’une bouée de sauvetage, etc.

Je pense que nous avons besoin d’une stratégie à long terme pour aider les pays d’Europe à devenir forts. Une Europe faible est néfaste pour nous comme pour le monde civilisé ; elle est néfaste pour le monde libre et démocratique.

Pensez-vous que nous ne verrons pas cette fragmentation en Europe ? Est-ce que cela vous est profitable si le monde occidental souhaite augmenter ses budgets de défense ?

CHRISTOPHER CALIO Je pense simplement qu’il est avantageux pour nous tous de travailler avec le même équipement en termes d’interopérabilité et de coopération.

Jamie a raison. Nous voyageons, nous discutons avec les gens dans ces pays, et je constate une réelle volonté d’intensifier les efforts, de se réapprovisionner, de respecter les engagements pris envers l’OTAN.

Nous savons tous qu’il y a beaucoup de choses sur lesquelles ces pays ne se sont pas mis d’accord, notamment en ce qui concerne l’Ukraine, le soutien à l’Ukraine, le financement, etc., mais je constate un consensus général sur la nécessité de renforcer la défense.

D’après vous, Chris, où en est-on actuellement en matière d’innovation ? À quels perfectionnements faut-il réfléchir pour passer d’une technologie bonne à 85 % à une autre bonne à 100 % ?

En matière de défense, ce sont l’IA et l’autonomie qui concentrent l’attention.

Comment prendre des décisions sur le terrain et à la pointe de la technologie à un rythme et avec une accélération suffisants ?

Comment faire en sorte que certains de nos systèmes puissent faire leur propre discrimination, leur propre réacheminement ?

Je pense donc que l’IA et l’autonomie vont être deux éléments essentiels pour la défense.

J’en reviens donc à la fabrication de pointe : si vous voulez être en mesure de vous développer, par exemple en constituant des stocks, nous devons trouver différents moyens de mettre au point le type de fabrication dont nous avons besoin — dans ce pays et aussi avec nos alliés et partenaires.

Si nous sommes ici l’année prochaine, en 2026, faudra-t-il alors que nous ayons mis en œuvre la majeure partie de ce dont nous avons discuté ? Avons-nous jusqu’en 2030 ?

JAMIE DIMON À mon avis, nous avons cinq ans. 2030 n’est pas aujourd’hui, mais quand vous dites cinq ans, cela signifie que vous devez commencer à faire ce qu’il convient dès aujourd’hui.

Christopher Calio, pensez-vous vous aussi que nous n’avons que cinq ans ?

CHRISTOPHER CALIO Je réfléchis actuellement à notre situation actuelle, à notre retard et aux engagements que nous avons pris envers nos clients, car nous sommes actuellement en phase de ralentissement.

JAMIE DIMON Il vous faut commencer dès maintenant. C’est important. Personne n’a le droit divin au succès. Peu importe que vous soyez une ville, une entreprise ou un pays ; si le monde change et que vous voulez réussir, vous devez changer avec lui.

Nous pouvons tous rêver d’un monde de rêve, mais nous avons le monde que nous avons, et c’est un endroit compliqué et difficile. En ce moment, une guerre majeure se déroule en Europe ; la liberté est en jeu. 

Je pense que nous devons prendre cela très au sérieux, car certaines guerres durent dix, quinze ou vingt ans.

Vous parlez également de l’énergie nucléaire et des menaces nucléaires : les choses aujourd’hui sont très différentes de ce que nous avons connu par le passé ; je les prends très au sérieux.

Y a-t-il un conseil ou une réflexion que vous aimeriez que les gens retiennent en quittant cette salle ?

Faites ce que vous pouvez. Tous les efforts que nous déployons sont motivés par le fait qu’il a dit : « Au lieu de se plaindre, que pouvons-nous faire ? »

Je trouve incroyable que tant de personnes se soient manifestées pour dire qu’elles voulaient participer à ces efforts. Les gens veulent sauver le monde, œuvrer pour une cause importante et aider l’armée américaine.

L’armée bénéficie, comme vous l’avez vu ce matin, d’un soutien considérable. À ce stade, elle a juste besoin d’un peu plus d’aide de la part de notre Congrès et de nos politiques.

CHRISTOPHER CALIO Je dirais simplement que je suis toujours impressionné par l’innovation aux États-Unis et par leur capacité à développer des technologies. Je pense que c’est quelque chose dont nous devrions tous nous réjouir. Nous nous concentrons souvent sur les aspects négatifs de ce pays. Nous disposons d’un ensemble de capacités extraordinaires qui, si nous les exploitons, nous permettront d’atteindre dans cinq ans l’objectif dont parle Jamie.

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01.12.2025 à 18:40

« L’avenir peut — et doit — être construit ici » : l’appel de Mario Draghi pour une révolution technologique européenne

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À l'École polytechnique de Milan, Mario Draghi a prononcé un discours en rupture avec l’esprit de défaite qui empoisonne les démocraties européennes.

Un diagnostic réaliste — à lire pour continuer à cultiver l'espérance.

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Texte intégral (5031 mots)

Ce lundi 1er décembre, à l’occasion de l’ouverture de l’année universitaire à l’École polytechnique de Milan, Mario Draghi a prononcé un discours essentiel.

Pour l’auteur du dernier rapport clef de l’Union, un spectre hante l’Europe : celui du décrochage technologique. Pour l’éviter, il faut se défaire des vieilles préventions : « pour des raisons historiques et culturelles, l’Europe a souvent adopté une approche prudente, fondée sur le principe de précaution. »

Bridant la recherche et l’innovation, le poids des régulations agit comme un principe d’inertie.

Cette approche ne pourrait que pénaliser le continent : avec elle, l’Union se prive du levier économique que pourrait être l’IA. 

Alors que seul 14 % des mesures du rapport Draghi ont été mises en oeuvre 3, l’ancien président du Conseil italien nous met en garde : « Une politique efficace dans des conditions d’incertitude exige de la flexibilité ; c’est là que l’Europe s’est enlisée. »

Pour éviter de sombrer dans la « lente agonie », il appelle les dirigeants du continent à prendre des risques.

Nous le traduisons.

Pour soutenir le travail de veille de la première jeune revue indépendante européenne, abonnez-vous au Grand Continent à partir de 8 euros par mois.

Pendant plus de deux siècles, l’amélioration du niveau de vie a été alimentée par des vagues successives de progrès technologiques. À la fin du XVIIIe siècle, les machines à vapeur ont propulsé la révolution industrielle britannique. Au XIXe siècle, l’électrification a profondément transformé l’industrie et la vie domestique. Au début du XXe siècle, le procédé Haber-Bosch a permis d’extraire des engrais de l’air, favorisant ainsi un boom démographique ; plus tard, le conteneur a révolutionné le commerce mondial en réduisant considérablement les coûts de transport.

Aujourd’hui, la technologie reste le principal moteur de la prospérité, mais deux nuances cruciales s’imposent. 

Premièrement, les économies avancées ne peuvent plus compter uniquement sur le travail ou le capital pour soutenir la croissance comme elles le faisaient autrefois, ce qui rend la technologie encore plus essentielle à la prospérité future.

Nos populations vieillissent et une grande partie des infrastructures physiques datent de plusieurs décennies. Comme l’a montré Robert Solow au milieu des années 1950, une fois ce stade de développement atteint, la croissance à long terme dépend dans une large mesure de la productivité, ce qui, dans la pratique, passe par la création de nouvelles technologies et la diffusion de nouvelles idées.

Une illusion séduisante voudrait que la croissance serait moins essentielle une fois atteint un niveau de développement élevé ; le déclin démographique permettrait une augmentation du bien-être même si l’économie stagne. Cela n’est pourtant pas vrai en général, et en particulier pour les pays qui traînent un niveau d’endettement élevé. Ce qui importe pour la viabilité de la dette, c’est la taille globale de l’économie. Si l’économie cesse de croître alors que les intérêts continuent de courir, le ratio dette/PIB commencera à augmenter, jusqu’à devenir insoutenable.

À ce stade, les gouvernements sont contraints de faire des choix douloureux entre leurs ambitions fondamentales : entre les retraites et la défense ; entre la préservation du modèle social et le financement de la transition écologique. De plus, la croissance est essentielle pour répondre aux nouveaux besoins sociaux, politiques, économiques et sécuritaires auxquels un État est constamment confronté.

Deuxièmement, le rythme même du changement technologique s’accélère.

La question reste ouverte de savoir si les innovations d’aujourd’hui égaleront le pouvoir de transformation de celles du passé ; mais ce qui détermine la rapidité de leur impact économique, c’est la vitesse à laquelle elles se diffusent dans la société — et sur ce plan, le monde est entré en territoire inconnu.

La révolution industrielle s’est déroulée sur huit décennies ; les économies du monde ont mis environ trente ans à s’électrifier. En revanche, ChatGPT a été lancé en novembre 2022 et, d’ici quelques années, les investissements mondiaux dans les infrastructures d’IA devraient atteindre plusieurs milliers de milliards de dollars.

L’IA n’est peut-être qu’un outil, mais ce qui la rend exceptionnelle, c’est sa capacité à se répandre dans l’économie beaucoup plus rapidement que les révolutions technologiques précédentes.

Ainsi, l’écart entre les pays qui embrassent l’innovation et ceux qui hésitent à le faire va se creuser considérablement et rapidement dans les années à venir.

C’est pourquoi l’Europe vit aujourd’hui un moment de vérité.

Au cours des vingt dernières années, nous sommes passés d’un continent qui accueillait les nouvelles technologies, réduisant ainsi l’écart avec les États-Unis, à un continent qui a progressivement érigé des barrières à l’innovation et à son adoption ; nous l’avons déjà constaté lors de la première phase de la révolution numérique, lorsque la croissance de la productivité européenne est tombée à environ la moitié du rythme américain, la quasi-totalité de cet écart provenant du secteur technologique.

Ce schéma se répète aujourd’hui avec la révolution de l’IA. L’année dernière, les États-Unis ont produit quarante grands modèles fondamentaux, la Chine quinze et l’Union européenne seulement trois. Le même schéma s’observe à propos de nombreuses autres technologies de pointe, de la biotechnologie aux matériaux avancés en passant par la fusion nucléaire, où de nombreuses innovations importantes et investissements privés ont lieu en dehors de l’Europe.

Si nous ne comblons pas cet écart par une adoption à grande échelle de ces technologies, l’Europe risque de connaître un avenir marqué par la stagnation, avec toutes les conséquences que cela implique. Compte tenu de notre profil démographique, si l’Union se contentait de maintenir le taux de croissance moyen de la productivité de la dernière décennie, dans vingt-cinq ans, son économie aurait la même taille qu’aujourd’hui.

Pour décider comment réagir, nous devons d’abord avoir une vision claire de ce que cette nouvelle vague technologique, en particulier l’IA, offre réellement.

Se trouver à l’aube d’une nouvelle révolution technologique entraîne inévitablement une grande incertitude. Une évaluation lucide de l’IA doit reconnaître à la fois les risques légitimes et les avantages potentiels significatifs dont elle est porteuse.

Des estimations crédibles suggèrent que l’IA pourrait considérablement accélérer la croissance des économies avancées. Si la diffusion de l’IA suit le modèle du boom numérique américain de la fin des années 1990, la croissance de la productivité pourrait être d’environ 0,8 % par an. Si elle suit le modèle de la diffusion de l’électrification dans les années 1920, l’amélioration pourrait approcher 1,3 %. Même la tranche basse de ces estimations représenterait l’accélération la plus importante que l’Europe ait connue depuis des décennies. Face à ce potentiel, il existe pourtant un risque réel de substitution du travail, d’augmentation des inégalités et d’autres dommages pour la société tels que la fraude et les violations de la vie privée.

L’histoire économique montre que le chômage de masse n’est pas l’issue la plus probable. Les révolutions technologiques précédentes n’ont pas entraîné de pertes d’emplois permanentes ; au fil du temps, de nouvelles professions, industries et demandes ont vu le jour ; mais la transition est rarement linéaire. La discontinuité se fait sentir inégalement : certains travailleurs, certaines tâches et certaines régions subissent le poids du remplacement, tandis que d’autres en bénéficient de manière disproportionnée. Et si l’IA renforce la dynamique « winner takes most », la répartition des gains pourrait devenir encore plus déséquilibrée.

Il y a cependant deux éléments importants.

Premièrement, la vitesse et l’ampleur du remplacement du travail ne sont pas seulement déterminées par la technologie, mais aussi par les politiques mises en œuvre par les gouvernements : ce sont les choix qu’ils feront qui détermineront si la prospérité créée par l’utilisation de l’IA sera partagée avec tous les travailleurs ou, comme c’est le cas actuellement, ne profitera qu’à certains. Le risque de remplacement est proportionnel à la rapidité avec laquelle les entreprises peuvent adopter les nouvelles technologies, un facteur qui est lui-même influencé par la réglementation, la connectivité numérique, le coût de l’énergie et la flexibilité du marché du travail.

De même, la capacité des travailleurs à évoluer vers de nouvelles fonctions dépend des systèmes éducatifs, des programmes de formation et de la capacité des entreprises à requalifier rapidement leur main-d’œuvre.

Selon l’OCDE, la plupart des travailleurs exposés à l’IA n’auront pas besoin de compétences techniques spécialisées pour en tirer profit. Les compétences les plus recherchées dans les professions les plus exposées seront liées à la gestion et à l’entreprenariat, des compétences que des millions de personnes peuvent acquérir avec un soutien adéquat.

Deuxièmement, ce qui est souvent absent des discussions sur le sujet, c’est la prise en compte des possibles contributions de ces technologies dans la réduction de certaines des inégalités qui affectent le plus la vie quotidienne des gens.

Prenons l’exemple des soins de santé. Les différences dans les délais d’attente pour une intervention ou dans la rapidité avec laquelle une personne est examinée aux urgences influencent directement la perception de l’équité. Pourtant, la technologie contribue déjà à réduire ces écarts.

Une étude menée aux États-Unis rapporte que les outils de triage et de gestion des flux basés sur l’IA ont réduit les délais d’attente aux urgences de plus de 55 %, ce qui a permis d’économiser environ 200 heures de travail par mois, qui peuvent être consacrées aux soins des patients. Dans le domaine de l’imagerie diagnostique, d’autres études suggèrent que les priorités basées sur l’IA pourraient réduire le délai moyen d’obtention des résultats des cas les plus urgents d’environ 10 à 11 jours à environ 3 jours, permettant ainsi des diagnostics beaucoup plus rapides et un service étendu à un plus grand nombre de patients. 

Les inégalités sont également très présentes dans l’éducation. Aujourd’hui, une part importante des résultats scolaires dépend du hasard : rencontrer le bon enseignant au bon moment, reconnaître un talent, orienter un élève vers des filières où il pourra s’épanouir.

L’IA a le potentiel de réduire cette composante aléatoire. Les systèmes de tutorat personnalisé peuvent s’adapter au rythme et aux besoins de chaque élève, offrant en principe à chaque enfant l’accès à une éducation de haute qualité. Une étude récente montre que les élèves qui utilisent ces outils voient leurs performances s’améliorer, passant du 35e au 60e centile. Les améliorations sont deux fois plus importantes pour les élèves issus de milieux défavorisés.

Si des systèmes de ce type étaient adoptés à grande échelle dans les systèmes publics de santé et d’éducation en Europe, ils généreraient des avantages sociaux immédiats. Ces technologies, parmi d’autres, ne guériront pas les sociétés de tous leurs maux, mais elles peuvent améliorer leur état de santé. Dans quelle mesure ? Cela dépendra en grande partie des choix politiques qui guideront leur diffusion.

Juger et réglementer l’IA à l’avance nécessite d’évaluer un large éventail de résultats possibles — économiques, sociaux, éthiques — dans un contexte où la technologie elle-même évolue rapidement.

S’il existe un fil conducteur aux difficultés rencontrées par l’Europe pour suivre le rythme des changements technologiques, c’est bien notre incapacité à gérer ce type d’incertitude radicale.

Pour des raisons historiques et culturelles, l’Europe a souvent adopté une approche prudente, fondée sur le principe de précaution, selon lequel, lorsque les risques dont une nouvelle technologie est porteuse sont incertains, l’option la plus sûre consiste à en ralentir ou à en limiter l’adoption.

Cette méthode peut être appropriée dans des domaines clairement délimités, comme certains secteurs de la protection de l’environnement ; elle est inadéquate pour les technologies numériques à usage général telles que l’IA, où l’ampleur et la variabilité des résultats potentiels sont considérablement plus importantes. Dans de tels contextes, les régulateurs doivent inévitablement formuler des jugements ex ante, en pondérant les risques et les avantages avant que les faits ne soient pleinement connus.

Laisser simplement les nouvelles technologies se répandre sans contrôle, comme cela s’est produit avec les médias sociaux, n’est pas une alternative responsable ; mais bloquer leur potentiel positif avant même qu’il ne puisse émerger est tout aussi erroné.

Une politique efficace dans des conditions d’incertitude exige de la flexibilité : la capacité de revoir les hypothèses, de rééquilibrer ces pondérations, d’adapter rapidement les règles à mesure que des preuves concrètes apparaissent — s’agissant des risques et des avantages.

C’est là que l’Europe s’est enlisée. Nous avons traité les évaluations initiales et provisoires comme s’il s’agissait d’une doctrine établie — en les inscrivant dans des lois extrêmement difficiles à adapter aux évolutions du monde.

Prenons le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016. Celui-ci a accordé une très grande importance à la vie privée par rapport à l’innovation ; mais l’équilibre trouvé en 2016 continue de nous contraindre en 2025, alors que la frontière technologique a progressé beaucoup plus rapidement que le cadre réglementaire, et que les coûts économiques de cette approche sont de plus en plus évidents.

Des études montrent que le RGPD a surtout pénalisé les petites entreprises technologiques européennes en réduisant leurs bénéfices d’environ 12 %, en augmentant le coût des données d’environ 20 % par rapport à leurs concurrents américains et en réduisant les investissements en capital-risque dans le secteur technologique européen d’environ un quart. C’est comme si, à la première électrocution, nos ancêtres avaient décidé de limiter l’électricité elle-même, au lieu de concevoir des installations et des normes de sécurité permettant à la société d’exploiter son potentiel transformateur. 

Malgré ces contraintes, l’innovation n’a pas disparu en Europe.

Selon de nombreux indicateurs de production scientifique, les institutions européennes dans leur ensemble égalent, voire dépassent dans certains domaines, le volume de recherche américain. En matière de demandes de brevets internationaux, l’Europe représente environ un cinquième des demandes mondiales, soit légèrement plus que l’Amérique du Nord, mais loin derrière l’Asie. L’université polytechnique de Milan génère plus d’activités de brevetage que toute autre en Italie.

Certaines des règles que nous nous sommes fixées entravent pourtant la phase postérieure à l’innovation, en particulier pour les jeunes entreprises, qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour faire face à la complexité juridique et à la fragmentation des marchés des vingt-sept pays membres. Les Européens qui veulent aller vite et qui comprennent la rapidité exceptionnelle des cycles d’innovation actuels partent donc à l’étranger pour se développer et croître. Aujourd’hui, près des deux tiers des start-ups européennes s’étendent aux États-Unis dès la phase de pré-amorçage ou d’amorçage, contre environ un tiers il y a cinq ans. 

La première étape pour remettre l’Europe sur la voie de l’innovation consiste donc à changer cette culture de la précaution : réduire la charge de la preuve que nous imposons aux nouvelles technologies et accorder au potentiel de l’IA le même poids qu’aux risques qu’elle comporte. Il faut surtout faire preuve d’agilité pour reconnaître quand la réglementation est devenue obsolète en raison des évolutions technologiques et la modifier rapidement.

La bonne nouvelle, c’est que ce changement a déjà commencé.

Le rapport sur la compétitivité européenne publié l’année dernière a analysé en profondeur les obstacles structurels qui empêchent l’innovation de s’implanter en Europe, mettant en évidence les causes de notre perte de position dans les secteurs technologiques clefs.

Aujourd’hui, de nombreux dirigeants européens partagent ce diagnostic. Ils reconnaissent de plus en plus que, loin d’avoir défini une « norme d’excellence » mondiale en matière de réglementation technologique, nous avons poussé l’innovation vers la porte de sortie et accru notre dépendance à l’égard de ceux qui mènent le développement.

En conséquence, la Commission a commencé à revoir certaines des réglementations les plus controversées, dans le but de rétablir un meilleur équilibre. Par exemple, avec le prochain paquet « Digital Omnibus », elle propose une définition plus souple des données à caractère personnel pour l’entraînement des modèles et a déjà reporté certaines des dispositions les plus strictes relatives aux systèmes d’IA à haut risque.

Ce n’est qu’un début.

Même si l’Europe supprimait toutes les règles qui ont freiné l’innovation, cela ne suffirait pas à combler le fossé. La question décisive est de savoir ce que nous ferons de la liberté que nous regagnerons.

Les recherches montrent que les systèmes d’innovation les plus efficaces ont en commun certaines caractéristiques fondamentales.

Les institutions publiques jouent un rôle central en finançant la recherche fondamentale dans des domaines où les incitations privées sont faibles, en prenant des risques et en faisant des choix audacieux en misant sur des idées qui ont toutefois un fort potentiel de rendement. Les universités et les instituts de recherche utilisent à leur tour ces financements pour réaliser des progrès scientifiques, en amenant de nouveaux concepts jusqu’à leur application concrète. Les entreprises privées mènent ensuite ces idées à leur terme : elles les développent, les commercialisent et les traduisent en gains de productivité. On pense souvent que le moteur de ce cycle est le secteur de la défense : c’est le fameux « modèle DARPA 4 ». Aux États-Unis cependant, ce sont les agences scientifiques civiles, telles que les National Institutes of Health et la National Science Foundation, dont les financements sont les plus étroitement liés aux gains de productivité à moyen terme. Les brevets liés à ces financements publics ne représentent que 2 % du total, mais expliquent environ 20 % de l’augmentation de la productivité.

L’Europe a tout le potentiel nécessaire pour obtenir des résultats similaires. Le système universitaire européen offre un enseignement de haute qualité à un très grand nombre d’étudiants, mais il peine à s’imposer parmi les leaders mondiaux de la recherche, où la Chine et les États-Unis occupent les premières places.

Je ne pense pas que nous devrions abandonner notre modèle, mais plutôt mettre en œuvre certaines mesures efficaces. L’Europe ne manque pas de financement pour la recherche par rapport à d’autres régions. Les dépenses publiques en R&D dans l’Union, en pourcentage du PIB, sont comparables à celles des États-Unis  ; le problème est que seulement 10 % environ de ces dépenses sont effectuées au niveau européen, où elles pourraient être consacrées à de grands programmes de transformation disruptive.

Une meilleure coordination est donc essentielle pour se rapprocher de la frontière mondiale. C’est pourquoi le rapport sur la compétitivité européenne a proposé de doubler le budget consacré à la recherche fondamentale par l’intermédiaire du Conseil européen de la recherche, recommandation que la Commission européenne a intégrée dans sa proposition de budget.

Deuxièmement, nous avons en Europe d’excellentes universités polytechniques, comme votre université, mais nous devons veiller à ce qu’elles disposent des ressources nécessaires pour mener des recherches de niveau mondial et attirer les meilleurs talents.

L’Union consacre une part plus importante de ses fonds publics de R&D à l’enseignement supérieur que les États-Unis (56 % contre 32 %), mais les universités américaines disposent néanmoins de budgets de recherche globaux beaucoup plus importants, grâce à la combinaison de financements publics et de dotations privées et philanthropiques substantielles. En Europe, même les plus grandes universités disposent de budgets de recherche de quelques centaines de millions d’euros, tandis qu’aux États-Unis, certaines institutions investissent plus de 3 milliards de dollars par an dans la R&D, et une trentaine d’universités dépassent le seuil du milliard.

La différence est structurelle. Aux États-Unis, les donateurs privés bénéficient d’incitations importantes : reconnaissance publique par le biais de chaires et de laboratoires dédiés, et déductions fiscales substantielles. En Europe, en revanche, les universités manquent souvent de la même flexibilité dans la collecte de fonds. Dans de nombreux pays, les dons ne sont pas entièrement déductibles et les établissements universitaires sont soumis à des contraintes dans l’utilisation des fonds privés, notamment pour offrir des salaires compétitifs aux meilleurs chercheurs.

Il est essentiel de rendre les universités plus autonomes dans la collecte et l’utilisation des fonds, de soutenir le financement privé en faveur des universités et des centres de recherche publics, et de concentrer les ressources pour créer de véritables centres d’excellence si l’Europe veut être compétitive au niveau mondial. Le rapport sur la compétitivité européenne a proposé la mise en place d’un programme hautement compétitif visant à favoriser l’émergence d’institutions de recherche de niveau mondial, un « European Research Council pour les institutions ». Il a également recommandé la création d’un nouveau programme de « chaires européennes », financées directement par le budget de l’Union, afin d’offrir aux meilleurs chercheurs des postes stables et attractifs dans des domaines stratégiques. Comme l’a récemment fait remarquer le président de l’ERC, l’Europe pourrait devenir un « refuge » pour les chercheurs américains qui sont aujourd’hui confrontés à des restrictions en matière de financement et de liberté académique, mais seulement si nous créons les conditions nécessaires pour les attirer.

Troisièmement, il existe une marge considérable pour améliorer la commercialisation de la recherche fondamentale. Bien que les universités européennes génèrent un volume important de brevets, seul un tiers environ des inventions brevetées sont effectivement commercialisées. Cet écart résulte de plusieurs faiblesses structurelles : des règles peu claires en matière de propriété intellectuelle, une faible intégration dans des clusters où les start-ups, les grandes entreprises et les investisseurs peuvent se renforcer mutuellement, et des obstacles qui rendent la croissance difficile pour les jeunes entreprises. Clarifier la propriété intellectuelle, permettre aux fonds de pension et aux compagnies d’assurance d’investir dans le capital-risque et créer un véritable « vingt-huitième régime » pour les entreprises innovantes renforcerait considérablement l’écosystème européen de l’innovation.

Une réforme clef serait une version européenne du Bayh-Dole Act, adopté aux États-Unis en 1980, qui  permit aux universités de posséder et de concéder sous licence des inventions issues de la recherche financée par des fonds fédéraux. Au cours des deux décennies suivantes, les brevets universitaires aux États-Unis ont été multipliés par dix environ et des milliers d’entreprises issues des universités ont vu le jour.

Certains pays européens, comme l’Allemagne et le Danemark, se sont dotés d’instruments similaires, mais un cadre européen pourrait accélérer la commercialisation de la recherche, notamment dans la perspective des mesures visant à achever le marché unique. Ces réformes seraient particulièrement efficaces ici en Italie, où le tissu entrepreneurial est beaucoup plus dynamique que ne le suggèrent certains stéréotypes. Parmi les pays européens qui accueillent le plus grand nombre d’entreprises ayant connu les taux de croissance annuels les plus élevés au cours de la dernière décennie, l’Italie occupe la première place avec 65 entreprises. Et Milan se classe troisième parmi toutes les villes européennes, avec 11 entreprises à forte croissance.

Aucune de ces réformes ne nécessite de nouvelles dépenses importantes. Elles exigent une coordination, une concentration et une confiance en nos scientifiques et nos entrepreneurs.

Alors que vous commencez vos études universitaires, il est naturel de vous interroger sur le rôle qu’en tant que scientifiques et inventeurs de demain, vous jouerez dans cette transformation. Vous avez la chance et le talent de commencer votre carrière au cœur d’une révolution technologique. Cela vous place dans une position favorable pour faire face à l’incertitude qui l’accompagne inévitablement. 

Je vous encourage pourtant à ne pas considérer l’incertitude comme quelque chose à éviter. Même dans le domaine de la technologie, certaines catégories professionnelles, en particulier les postes juniors dans le codage dans les secteurs exposés à l’IA, évoluent rapidement. Dans un tel monde, la voie la plus sûre ne sera pas la plus prévisible. Ce sera celle qui fera de vous des producteurs d’idées et qui vous donnera la liberté de vous adapter à mesure que la technologie évolue. Cette voie passe également par l’entrepreneuriat.

Je vous invite également à réfléchir à la manière dont vous pouvez contribuer à faire de votre pays, et de votre continent, un lieu où l’innovation peut à nouveau prospérer. Vous avez déjà été formés par une société qui a investi en vous : par des familles qui vous ont soutenus, par des enseignants qui vous ont stimulés et par des institutions publiques qui vous ont donné la possibilité d’apprendre et de développer vos talents. C’est là une dette de gratitude que nous portons tous en nous.

Rembourser cette dette ne signifie pas que vous devez tous rester en Italie ou en Europe. La technologie est mondiale, et les talents vont là où ils trouvent les meilleures opportunités. Mais ne renoncez pas à construire ici : exigez les mêmes conditions qui permettent à vos pairs de réussir ailleurs dans le monde, combattez les intérêts établis qui vous oppriment, qui nous oppriment. Vos succès changeront la politique plus que n’importe quel discours ou rapport, ils obligeront les règles et les institutions à changer. L’Europe redeviendra un aimant pour les capitaux et les talents. La voix de ceux qui veulent que l’Europe se renouvelle se fera de plus en plus forte.

À notre époque, c’est cela, servir son pays. Lorsque je rencontre de jeunes scientifiques et entrepreneurs à travers l’Europe, je vois cette façon de penser émerger. Je vois une génération déterminée à utiliser ses compétences de manière responsable. Et je vois une conviction croissante que cet avenir peut – et doit – être construit ici.

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27.11.2025 à 18:14

Pourquoi la Chine est-elle en train de gagner ? Le théorème de Dan Wang

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En deux ans, Pékin a produit autant de ciment que les États-Unis en un siècle.

La Chine de Xi nous pose une question fondamentale : comment est-il possible de construire autant et aussi vite ?

Pour Dan Wang, face à l’État d’avocats du modèle américain, le Parti communiste chinois a inventé une nouvelle formule : le gouvernement des ingénieurs.

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Texte intégral (6272 mots)

Votre livre met en lumière l’influence de l’ingénierie et des sciences sur la façon de penser des élites chinoises ; vous y montrez en quelque sorte que la Chine est un pays dirigé par des ingénieurs, tandis que les États-Unis sont un pays dirigé par des avocats. Que voulez-vous dire exactement lorsque vous affirmez que la Chine est un « État d’ingénierie » ? Quelles sont les implications pour la conception et la mise en œuvre des politiques ?

À plusieurs moments de son histoire récente, la Chine a été dirigée par des dirigeants issus exclusivement du monde de l’ingénierie. En 2002, les neuf membres du Comité permanent du Politburo étaient tous titulaires d’un diplôme d’ingénieur. Le secrétaire général avait une formation en génie hydraulique. Le Premier ministre était géologue. Je pars de ce constat pour affirmer que la Chine façonne son environnement physique.

Pour comprendre la Chine des quarante dernières années, il faut considérer la façon dont elle s’est lancée dans une gigantesque vague de construction de routes, de ponts, de centrales à charbon, nucléaires et solaires, ainsi que de trains à grande vitesse à travers tout le pays. Ces ingénieurs sont des ingénieurs de l’environnement.

J’ai vécu en Chine entre 2017 et 2023 ; l’un des éléments centraux de la politique de Xi durant cette période a été, en 2021, sa tentative de démolition contrôlée du secteur immobilier : trop d’appartements étaient construits par des promoteurs publics surendettés. Xi a aussi essayé de réorienter un grand nombre de diplômés des meilleures universités chinoises vers les semi-conducteurs ou les technologies stratégiques de l’aviation plutôt que vers les cryptomonnaies et l’Internet grand public.

Breakneck  : China’s Quest to Engineer the Future, Londres, Allen Lane, 288 pages, ISBN 9780241729175

Il faut aussi compter avec les « ingénieurs de l’âme », une expression de Staline que Xi Jinping a reprise. Les dirigeants chinois sont fondamentalement des ingénieurs sociaux, comme en témoignent des mesures telles que la politique de l’enfant unique ou celle du zéro-Covid — politiques dont j’ai connu les effets. Ce souci du nombre transparaît jusque dans leur nom.

Il n’y a aucune ambiguïté quant à la signification de ces politiques ; elles considèrent la société comme un matériau de construction supplémentaire, à démolir ou à remodeler à leur guise, comme s’il s’agissait simplement d’un grand exercice d’ingénierie sociale ou d’optimisation.

C’est une façon d’aller au-delà de la compréhension de la Chine comme étant uniquement un État léniniste, socialiste ou autocratique.

Ce type d’ingénierie sociale ne conduirait-il pas à ce que James C. Scott 5 a décrit comme une entreprise hautement moderniste aux résultats parfois catastrophiques ?

Oui, c’est certainement une façon de comprendre la Chine comme étant à la fois léniniste et une forme de capitalisme d’État. Plusieurs de ces étiquettes peuvent s’appliquer, mais le cadre du « haut modernisme » est très pertinent.

Les Chinois pratiquent une forme avancée de modernisme. Dans le livre de James C. Scott, les exemples cités étaient les projets de Le Corbusier, l’Ouganda et divers autres endroits. La Chine pratique probablement des formes beaucoup plus intensives de ce modernisme : dans de nombreux endroits, les immenses blocs d’immeubles d’habitation semblent tout droit sortis de Brasilia ou de l’œuvre de Le Corbusier.

Pourquoi les ingénieurs sont-ils historiquement si bien représentés parmi les élites politiques chinoises ? Est-ce lié au système éducatif, à la manière dont le Parti communiste choisit ses dirigeants ou à autre chose ?

Après avoir pris la tête du pays à la fin des années 1970, Deng Xiaoping a hérité d’une Chine complètement détruite par Mao Zedong. En considérant son prédécesseur, il a jugé que Mao était d’abord un poète, ensuite un romantique, et enfin un seigneur de guerre.

Deng s’est demandé alors : quel est le contraire d’un poète ? C’est sans aucun doute un ingénieur. Dans La Montagne magique, l’écrivain Thomas Mann voulait rendre son protagoniste, Hans Castorp, aussi ennuyeux que possible. Comment s’y est-il pris ? Il en a fait un ingénieur.

Tout au long des années 1980, Deng Xiaoping a promu de nombreux ingénieurs au Comité central et au Politburo. Les ingénieurs sont ennuyeux et technocrates. Deng Xiaoping pensait que ces personnes formées dans des domaines techniques devaient diriger la Chine ; elles étaient après tout capables de construire de grands barrages et de démontrer que la Chine s’engageait dans des projets monumentaux, ainsi que dans le développement économique des zones rurales.

À l’heure actuelle, la Chine compte une trentaine de centrales nucléaires en construction. Les États-Unis n’en ont aucune. L’Allemagne en déconstruit deux.

Dan Wang

C’est en 1980 que Deng Xiaoping a mis en place la politique de l’enfant unique, fortement influencée par des scientifiques spécialisés dans les missiles. Cette politique fournit la base technique et technocratique de l’État moderne fondé sur l’ingénierie.

Il est peut-être possible d’éclairer cet état de fait à la lumière de l’histoire de la Chine impériale.

D’une part, lors de cette période, de grands projets d’ingénierie ont été entrepris : ainsi, par exemple, de la Grande Muraille ou du Grand Canal 6. Le premier était un système de fortification, le second un système de gestion hydraulique de l’eau.

D’autre part, sur le plan social aussi, la Chine impériale doit être comprise en partie à travers le système des examens impériaux, par lequel l’empereur ne permettait pas à une aristocratie héréditaire de régner. Il s’agissait principalement d’un système d’examens compétitifs visant à promouvoir les technocrates. Nous pouvons peut-être considérer cela comme un autre projet d’ingénierie.

Aujourd’hui, étudier l’ingénierie dans les universités chinoises est-il considéré comme la voie vers la réussite ? Est-ce la filière la plus prisée des étudiants ?

C’est l’une des filières les plus prisées. Les gens pensent que l’ingénierie est une très bonne filière, tout comme les sciences et les mathématiques. C’est généralement dans ces domaines que les Chinois essaient d’exceller : les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.

J’ai étudié la philosophie à l’université de New York. Le nombre total d’étudiants en philosophie en Chine est d’environ 30 000, ce qui est minuscule pour un pays si grand. Beaucoup de disciplines dans le domaine des humanités semblent être activement découragées.

Il existe toujours en Chine comme aux États-Unis un sentiment que la technologie et la finance sont les filières les plus lucratives. Celles-ci nécessitent davantage de parcours d’études centrés sur l’informatique, l’ingénierie ou les mathématiques.

Il devient aujourd’hui difficile de rivaliser avec l’industrie chinoise. Quel regard a-t-on en Chine sur les savoir-faire technologiques ?

Qu’est-ce que la technologie ? Je pense que la technologie comprend trois éléments.

Premièrement, il s’agit des outils et des équipements que nous pouvons observer. Par analogie, dans une cuisine, il s’agirait des casseroles ou des poêles.

Deuxièmement, il s’agit des instructions directes : les brevets, les plans, tout ce que l’on peut écrire, comme une recette.

La troisième technologie, et la plus importante, est la connaissance des processus, c’est-à-dire tout ce qui ne peut être écrit. C’est le type de connaissance qui existe dans la tête des gens, entre les gens et dans les mains des gens.

Nous comprenons tous que notre travail ne peut pas être simplement consigné dans un manuel. Il y a trop d’éléments immatériels en jeu. Si vous donnez à quelqu’un qui n’a jamais cuisiné de sa vie la cuisine la mieux équipée et la recette la plus détaillée qui soit, nous ne pouvons pas être sûrs qu’il sera capable de préparer quelque chose d’aussi simple que des œufs brouillés : cela même représente un défi de taille.

Les États-Unis ont toujours été gouvernés par des avocats, mais pendant un peu plus d’un siècle, ils ont eux-mêmes été un État d’ingénieurs.

Dan Wang

Beaucoup d’Américains ont perdu ce savoir-faire en délocalisant une grande partie de leurs emplois industriels à l’étranger. Les Chinois ont été très désireux d’acquérir l’expertise managériale nécessaire pour apprendre à développer d’excellents produits pour Walmart, Apple ou Tesla.

La culture du savoir est un peu plus répandue en Asie de l’Est. Le sanctuaire d’Ise, l’un des sanctuaires shintoïstes sacrés du Japon, en est un bon exemple : c’est un temple en bois que l’on démolit tous les 20 ou 25 ans, puis que l’on reconstruit à un autre endroit afin d’enseigner explicitement à la génération suivante comment préserver un savoir précieux. C’est assez remarquable.

Les traditions occidentales ont codifié une grande partie de leur technologie dans de grandes cathédrales comme Chartres ou Notre-Dame ; cependant Notre-Dame peut brûler. Sommes-nous sûrs de pouvoir reconstruire ces grands édifices en pierre ? C’est parfois possible, mais il semble que l’Occident ait perdu le savoir-faire nécessaire pour les bâtir.

Dans un cas au moins, les Japonais ont compris qu’un savoir-faire touchant à quelque chose d’aussi simple que le bois doit être pratiqué pour être entretenu.

Est-il possible de faire revivre le savoir-faire aux États-Unis ou en Europe, c’est-à-dire dans des pays plus désindustrialisés ? Ou s’agit-il plutôt de quelque chose qui, une fois perdu, est perdu pour toujours ?

Les Américains ont fait un travail fantastique pour oublier leur savoir-faire ; cela ne semble pas prometteur.

Il y a cependant beaucoup de choses que l’on peut réapprendre. Les Allemands et une grande partie des Français et des Italiens ont conservé une grande partie de leur savoir-faire industriel, principalement parce qu’ils n’ont pas délocalisé beaucoup d’emplois à l’étranger. 

Il me semble cependant que si les pays voulaient réapprendre à construire quelque chose comme une cathédrale ou quelque chose de plus important sur le plan économique, comme une industrie des semi-conducteurs ou de l’aviation, cela devrait être possible.

Oublier est un choix politique. Les Américains font de leur mieux pour réapprendre ; je dirais pourtant que l’administration Trump ne fait pas du bon travail. Elle crée beaucoup d’incertitude économique avec ses droits de douane, entre autres mesures.

Pensez-vous qu’il existe une réelle différence séparant la Chine des principaux États développementalistes — le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud ? Votre concept d’État-ingénieur cherche-t-il à mettre un mot sur cette réalité distincte ? 

Je pense que le cas chinois va un peu plus loin que ces autres expériences.

Le système chinois peut être considéré comme un mélange de trois choses : il est pour un tiers un État développementaliste d’Asie de l’Est – comme le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan –, pour un tiers un modèle de gouvernance léniniste de type soviétique ; enfin, il est pour un tiers proprement chinois. Ces influences sont mélangées, séparant la Chine du Japon et de l’ancienne URSS sur des points essentiels.

Par exemple, l’Union soviétique n’a jamais eu d’économie de consommation fonctionnelle ; or, la Chine a l’économie autocratique la plus efficace qui ait jamais existé. D’autre part, une différence essentielle avec le Japon est que ce dernier exportait presque entièrement sa valeur ajoutée ; du reste, il n’autorisait guère les investissements étrangers.

Lorsque la Chine s’est industrialisée, Deng Xiaoping a réalisé à quel point elle était en retard. La Chine a ainsi importé beaucoup d’expertise du Japon, d’Europe et surtout des États-Unis, en exportant beaucoup de produits Walmart, Apple et Tesla. À certains égards, la Chine est beaucoup plus ouverte que ne l’était le Japon.

Il ne fait aucun doute que l’expérience de la Chine s’inscrit dans la continuité de nombreuses expériences historiques ; néanmoins, elle les prolonge de beaucoup. Dans le secteur de la construction, la Chine est allée bien plus loin que le Japon.

Je ne pense pas non plus que les autres États développementalistes aient vraiment tenté, à cette époque de mondialisation, de forcer leurs meilleurs diplômés universitaires à rester à l’écart de certains secteurs pour travailler dans des domaines nationaux stratégiques.

La politique de l’enfant unique, le zéro-Covid, le système du hùkǒu 7, le fonctionnement des camps de détention pour siniser la foi musulmane au Xinjiang — tout cela va bien au-delà de ce qu’ont fait les autres États en Asie de l’Est. D’autres pays ont certes fait face à la pandémie, mais la Chine a mené la politique du zéro-Covid de la manière la plus agressive qui soit ; d’autres États d’Asie de l’Est ont mis en place des mesures de contrôle des naissances, mais la politique de l’enfant unique était de loin le système de hùkǒu le plus agressif. Je ne pense pas qu’aucun autre pays de cette région ait pratiqué la sinisation du bouddhisme tibétain et de la foi musulmane. 

Les dirigeants chinois considèrent la société comme un matériau de construction supplémentaire, à démolir ou à remodeler à leur guise.

Dan Wang

Dans votre livre, vous faites une distinction entre un État d’ingénieurs et une société d’avocats, la seconde étant plus hostile aux vastes programmes de construction. Au Japon pourtant, comme le souligne le livre MITI and the Japanese Miracle de Chalmers Johnson 8, l’une des plus grandes institutions développementalistes est peuplée d’anciens étudiants des meilleures facultés de droit de Tokyo. Face à ces projets d’ingénierie de l’État, l’obstacle n’est-il pas plutôt la société civile ?

Les freins à la construction ne viennent pas des avocats en tant que tels : les États-Unis ont toujours été gouvernés par des avocats, mais pendant un peu plus d’un siècle, ils ont eux-mêmes été un État d’ingénieurs. Du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, ils ont construit des réseaux de canaux, de chemins de fer, d’autoroutes, des gratte-ciel à Chicago et à Manhattan. Ils ont aussi entrepris le projet Manhattan et les missions Apollo.

Dans les années 1960 et 1970, quelque chose a changé dans la société civile américaine ;  les avocats ont cessé d’être des avocats de Wall Street créatifs, essayant de lever des fonds pour construire des chemins de fer ou utilisant la loi pour exproprier des propriétaires fonciers afin que les « barons voleurs 9 » puissent construire. De même, ces années-là, les Américains ont réagi contre l’État-ingénieur, par exemple contre la construction excessive d’autoroutes ou la pulvérisation de DDT et d’autres pesticides dans tout le pays. Les étudiants en droit issus de l’élite ont renoncé à devenir des dealmakers  ; ils sont devenus des régulateurs et des avocats plaidants.

J’ai été boursier à la Yale Law School, l’un des fleurons du système juridique américain. Aujourd’hui, les étudiants en droit veulent mener des procès pour entraîner un changement sociétal — par exemple, empêcher les entreprises ou le gouvernement de construire. C’est là ce qu’ils considèrent comme la meilleure utilisation du droit.

Les élites américaines se sont beaucoup plus orientées vers la réglementation et les litiges ;  elles ont abandonné cette tradition d’ingénierie. C’est un changement crucial.

Outre cette tendance au sein de la société civile américaine, le système politique américain est quelque peu anti-construction. Je suis membre de la Hoover Institution à Stanford et j’ai passé beaucoup de temps dans la région de la baie de San Francisco : elle compte environ vingt-six agences chargées de gérer les transports publics. C’est là une organisation sans rationalité, qui a des origines historiques : les Américains ont en partie hérité de la common law britannique.

Ce système a aussi eu une influence au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie ; dans tous ces endroits, il est assez difficile de construire. Lorsqu’il s’agit d’infrastructures publiques et de travaux publics, il ne faut faire confiance à personne qui parle anglais.

Dans les pays anglophones, il existe un certain débat autour de cette crise des infrastructures et du manque de projets de construction, pour remédier par exemple à la crise du logement. Quelle est la bonne réponse face à ces problèmes ?

L’abondance doit être la réponse. Les États-Unis manquent actuellement de logements ; même après les incendies qui ont ravagé Los Angeles au début de l’année, la ville n’accorde aucun permis de construire. C’est scandaleux. Elle doit construire beaucoup plus.

Los Angeles doit également développer davantage les transports en commun ; il nous faut un gouvernement capable de construire, comme il prétend vouloir le faire avec le projet de train à grande vitesse en Californie.

Les centres de données sont le meilleur contre-exemple de ce que l’Amérique a su très bien construire.

Dan Wang

Le projet de train à grande vitesse a été initialement approuvé par les électeurs lors d’un référendum en 2008. Malgré cette décision d’il y a bientôt vingt ans, je doute qu’en 2038, trente ans après le référendum, quiconque puisse prendre le train de San Francisco à Los Angeles. Il est scandaleux qu’un État gouverné depuis plus de dix ans par le même parti, comme l’est la Californie, ne puisse pas répondre aux demandes des électeurs.

Le Parti républicain s’oppose à la construction de toutes sortes de façons. Donald Trump semble détester les éoliennes en particulier ; c’est très bizarre.

À l’heure actuelle, la Chine compte une trentaine de centrales nucléaires en construction. Les États-Unis n’en ont aucune. L’Allemagne en déconstruit deux.

Vous établissez un contraste entre la société loyaliste américaine et l’État ingénieur chinois. Cependant, il y a actuellement un énorme effort de construction aux États-Unis dans un domaine très spécifique : les centres de données. Comment cela s’inscrit-il dans votre analyse ?

Les centres de données sont le meilleur contre-exemple de ce que l’Amérique a su très bien construire.

D’un point de vue général, je pense que les États-Unis fonctionnent très bien. L’un des avantages d’une société gouvernée par les avocats est que ceux-ci sont capables de défendre la richesse. Les États-Unis sont le meilleur pays au monde pour être riche ; dans ce pays, les riches se sentent à l’aise pour créer de grandes entreprises. En revanche, si vous créez une très grande entreprise en Chine, Xi Jinping vous cherchera des ennuis ; en Europe, il n’est plus possible de devenir riche : la plupart des richesses y semblent être transmises par héritage.

Il est remarquable que la côte Ouest américaine ait créé non pas une, mais plusieurs entreprises valant plus de mille milliards de dollars. Le fait que Nvidia vaille plus de quatre mille milliards de dollars est remarquable.

C’est ici que réside l’avantage : aux États-Unis, les riches font ce qu’ils veulent. Parfois, cela peut être utile.

Les centres de données font sans doute partie de ce tableau. Les terrains destinés aux centres de données sont éloignés des grands centres urbains, ce qui les rend relativement peu coûteux ; néanmoins, en raison de la quantité d’énergie et d’eau qu’ils consomment, ces centres susciteront des réactions politiques négatives.

L’Amérique doit fonctionner pour le plus grand nombre, qui a besoin de logements, de transports en commun et de coûts énergétiques moindres. Les avocats ont trop souvent été les serviteurs des riches ; ce dont nous avons besoin, c’est d’un gouvernement qui fonctionne pour tous.

Pensez-vous qu’il existe un autre État ingénieur que la Chine ? L’Allemagne, par exemple, est un pays qui compte beaucoup d’ingénieurs, d’étudiants et une grande industrie.

Je suis réticent à pousser cette analyse trop loin. Je parle des États-Unis et de la Chine en partie parce que j’ai passé la majeure partie de ma vie dans ces pays ; ce sont ceux que je connais le mieux.

Le politologue Edward Luttwak a inventé une expression très pertinente pour décrire ces deux grandes superpuissances : l’autisme des grandes puissances. Lorsque vous êtes l’une d’entre elles, vous pouvez vous spécialiser pour ne plus penser qu’à vous-mêmes.

Il est ainsi compréhensible que ces deux pays soient hyperspécialisés ; le Canada a peut-être un système politique plus raisonnable. Je m’interroge aussi sur la France, qui compte beaucoup de diplômés techniques réussissant très bien dans la gestion du système nucléaire. La France a eu beaucoup de mathématiciens qui occupaient des postes de haut niveau au sein du gouvernement ; peut-être donc que les Français sont plus proches d’être un État d’ingénieurs.

L’Union soviétique n’a jamais eu d’économie de consommation fonctionnelle ; au contraire, la Chine a l’économie autocratique la plus efficace qui ait jamais existé.

Dan Wang

Y a-t-il une forte culture de l’ingénierie en Europe ?

Malgré toute la folie qui règne actuellement aux États-Unis, je ne suis pas très optimiste au sujet de l’Europe. Le Danemark est censé être la grande réussite économique de l’Union, d’autant plus qu’il abrite l’entreprise pharmaceutique Novo Nordisk ; or, au cours de l’année 2025, le cours de l’action Novo Nordisk a chuté de 50 % ; le PDG a été licencié, principalement en raison de la concurrence actuelle avec les fabricants de médicaments américains.

Ce que je constate en Europe, c’est que celle-ci est sérieusement désindustrialisée par rapport à la Chine. C’est un phénomène manifeste en Allemagne, dans l’industrie automobile par exemple.

D’autre part, l’Europe est devancée par les Américains dans toutes sortes d’industries non manufacturières : que l’on considère la biotechnologie, les logiciels d’intelligence artificielle ou les services financiers, les Européens ne semblent pas très compétitifs. À l’heure actuelle, ce qui soutient le marché boursier de l’Union, c’est que les consommateurs asiatiques achètent des sacs à main français. Cela ne me semble pas durable.

À mesure que l’économie s’affaiblit, je soupçonne que la situation politique ne s’améliore pas. Les partis populistes de droite talonnent les dirigeants sortants presque partout et je pense qu’ils ne proposeront pas de programme ambitieux pour renforcer l’Europe. L’entrevue de Turnberry entre Donald Trump et Ursula von der Leyen est tout le contraire de ce renforcement ; les Européens n’ont pas d’esprit d’entreprise.

Les Américains et les Chinois se ressemblent beaucoup, tout comme les Européens et les Japonais. Les Américains et les Chinois ont le sens de l’initiative ; les premiers ont une expression pour cela, it’s time to make the donuts 10 — c’est une façon de dire qu’ils se soucient de l’argent ; pour cela, ils prennent des raccourcis. Partout dans le monde, les gouvernements pensent que ce sont de grands pays : tout le monde devrait donc les écouter.

Les Européens et les Japonais ont des villes bien plus belles et des transports en commun bien plus fonctionnels. Néanmoins, ils sont peu enclins à changer. Leurs gouvernements n’ont aucun sens des lieux où se trouve le pouvoir réel.

Bien que votre description soit assez sévère, elle résume bien la situation en une seule phrase : l’économie du mausolée.

En me promenant dans Vienne j’ai eu ce sentiment d’une « économie du mausolée » : trop de régions d’Europe semblent se contenter de préserver le passé pour satisfaire le tourisme. Venise semble être aujourd’hui une ville vide de sens, et même un court séjour à Barcelone laisse la même impression. Les Barcelonais sont très hostiles au tourisme : on peut les comprendre. Plus généralement, d’après mes allées et venues dans de nombreuses régions d’Europe, il y a trop d’endroits excessivement statiques.

À Paris, j’ai eu le sentiment d’une renaissance ; il y a l’ancien et le nouveau. On peut peut-être en dire autant de Londres.

Malgré ces pensées pessimistes sur l’Europe, j’espère pouvoir être réfuté un jour.

L’article Pourquoi la Chine est-elle en train de gagner ? Le théorème de Dan Wang est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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