15.12.2025 à 16:12
« Contre des affects, on ne peut jouer que d'autres affects »
- 15 décembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2
Il y a deux ou trois numéros, nous publiions [Les ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme-https://lundi.am/Les-ressorts-irrationnels-de-l-adhesion-au-fascisme] de Tristan Lefort-Martine. L'articule a suscité quelques réactions, peut-on rabattre la question du fascisme sur les mauvais calculs de ses partisans ? La rationalité contient-elle moins les ravages de l'époque que son supposé contraire ? etc. Ici, l'auteur propose de voir dans le fascisme, non pas une erreur mais un désir faible et mauvais et qu'il s'agit d'y opposer des affects plus puissants.
« Le racisme n'est pas une aberration de l'esprit [ni une passion sociale libre] : il est et sera la réaction petite-bourgeoise à la pression du grand capital. »
(Amedeo Bordiga [Martin Axelrad], « Auschwitz ou le grand alibi », dans Programme Communiste, no 11, 1960, p. 5).
Dans un article récent, Tristan Lefort-Martine (abrévié en « T. L-M » dorénavant) se proposait de revenir sur les « ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme ». J'aimerais moi-même revenir sur ce court article, pour le critiquer (je dis cela en toute camaraderie). La citation en épigraphe est donc une provocation, en ce sens, car elle n'exprime même pas ma position singulière. En tout cas, je vais essayer de faire aussi (si ce n'est plus) court.
D'abord le terme d' « irrationalisme ». Je veux parler premièrement de la confusion du début de l'article entre l'irrationalisme revendiqué des idéologues du fascisme historique et celui des masses saisies (c'est drôle, « saisies ») par ce même fascisme, et y adhérant. Il faudrait savoir : qui est l'irrationaliste princeps là-dedans ? Deuxièmement, que Hitler et d'autres, cités par Wilhelm Reich, arguent de la « féminité » du peuple n'est pas niable ; que pour autant il faille condamner toute référence à l' « action » nécessaire (plutôt qu'à une saine « réflexion » logique) ou aux « mauvais sentiments » (plutôt qu'aux bons – mais qui a le pouvoir de dire le bon et le mauvais ?) me semble nettement problématique (ce n'est pas exactement ce que dit T. L-M, certes). Car l'article repose (et il n'est pas le seul à promouvoir ce présupposé) sur l'idée que l'irrationalisme c'est mal. On se demande bien d'où serait vérifiée éternellement la vérité de cet énoncé… Deuxièmement car : cet article repose encore plus profondément sur cette autre idée bizarre que ce qui serait irrationnel ce seraient les « sentiments », les « émotions », les « affects » etc., etc. Idées partagées par tous les non-penseurs de la Démocratie (d'Eva Illouz à Cédric Villani, c'est pour dire) qui réclament à grands cris la bonne rationalité (pléonasme), contre les méchantes fake news et autres manipulations émotionnelles, et qui consiste en une espèce de pédagogie condescendante (pléonasme ?) avec tout plein de gentilles explications rationnelles et logiques dedans sur ce que seraient nos « intérêts objectifs » (à nous, pauvres nazes débiles trompés par nos affects – ou par une quelconque honteuse puissance ingérente étrangère manipulatrice, tant qu'elle n'est pas américaine bien entendu, ou notre alliée dans l'OTAN, ou relevant de notre propre nation par définition blanche comme neige, France ou Belgique – je suis belge). Troisièmement, que les ressorts présentés par T. L-M soient irrationnels, je le conteste formellement (je ne conteste pas qu'ils soient des ressorts effectifs des fascistes). Qu'ils soient disconvenants à T. L-M (et à d'autres, dont je fais partie) serait mieux dire (car il ne s'agit pas d'accepter cet état de fait), et permettrait de sortir (peut-être) (un peu) de l'impuissance des condamnations morales et/ou rationnelles d'un phénomène qui ne semble pas vouloir leur donner de prise. Si je puis même me permettre : les masses ainsi fascistement saisies sont en fait très rationnelles en ce sens qu'elles poursuivent les moyens de se procurer de la joie (que cela soit une illusion ne change rien à l'effectivité de cette joie), ou de la restaurer, quand bien même cette joie repose sur la tristesse de nombreux autres.
Reich a bien entendu dénoncé la nullité de l'argumentation économiciste des « socialistes » (bizarre aussi que T. L-M ne dise jamais « communistes » ; « socialiste » est aussi notoirement et depuis un certain temps une insulte) et ridiculisé d'avance les prétentions rationalistes des Humanistes (majuscule de dérision). Mais, selon T. L-M, Reich serait également ridicule et extravagant dans les détails de son argumentation. Et en effet, tout rabattre sur l'inhibition sexuelle, ça fait vraiment très léger. Je veux cependant exposer ceci : les « structures psychiques » définies par Reich sont en fait selon lui les résultats de millénaires de patriarcat (plus précisément, il dit : « la civilisation machiniste-autoritaire et son idéologie mécaniste-mystique ») ; les porteurs les plus radicaux de ces structures caractérielles sont les membres de la « petite-bourgeoisie brimée et révoltée » (Hitler, déjà, mais le prolétariat – nous sommes en 1930 – n'est pas démuni non plus, bien entendu, de cette cuirasse caractérielle qui trouve en effet dans le fascisme un exutoire à ses désirs sadiques) ; il est regrettable d'assimiler « désir » (ou libido) à « désir sexuel » et, à vrai dire, cette assimilation aura eu de tristes conséquences (et notamment de confondre la liberté sexuelle avec la liberté-tout-court) ; il serait opportun et nécessaire (mais je n'en ai pas le temps ici) de mettre à jour cette théorie, ancrée dans une situation historique bien précise (par exemple d'utiliser le concept de « désublimation répressive » d'Herbert Marcuse pour les années 1970 et suivantes) ; enfin, il serait bon de se pencher en détail sur le rôle desdites « classes moyennes » (ce n'est cependant pas le lieu non plus) dans le soutien au fascisme historique ou au néo-fascisme (Reich, Psychologie de masse du fascime, Payot, 2001, p. 87 : « Ce furent les classes moyennes qui fournirent à la croix gammée le gros de ses troupes »). Un certain comité aura pu ainsi, bien qu'il en provienne sans doute, comme beaucoup d'entre nous, parler de l'établissement contemporain de la « classe moyenne universelle » comme de la chape qui nous coule-coulera-coulerait définitivement dans le béton.
On oublie cependant encore généralement de parler de ce que Reich prônait (la critique conséquente s'accompagne normalement toujours d'un certain prônage). Outre la suppression de la « crainte génitale » et de la « peur du plaisir » (sapées aussi par la disparition nécessaire de la famille autoritaire), qui devait je l'ai dit produire de pauvres effets sous sa forme notamment marchande, Reich promouvait également de « faire appel au désir profond de l'homme de trouver le bonheur dans la vie et dans l'amour » (Reich, op. cit., p. 163–164) via l'institution d'une « démocratie naturelle du travail ». On peut évidemment faire un long nez devant ce soutien un peu lourdaud, moralisateur et planificateur à la joie de vivre et de travailler, mais il faut savoir tout de même que Reich liait libidinalement sexualité et travail, en tant qu'ils puisaient à la même source d'énergie biologique (ce qui relativise quelque peu son habituelle reductio ad lididinem sexualem). Je ne veux pas discuter ici le prônage de T. L-M, auquel d'ailleurs je ne suis pas opposé, mais signaler que si l'on reconnaît le pouvoir d'emportement et de séduction électrisante du fascisme, peut-être faudrait-il aussi reconnaître (et promouvoir, en un sens qui n'est pas celui du marketing faut-il le préciser) que le « communisme » en recèle un lui aussi, et que ce pouvoir est bon (savoir si cela est rationnel ou irrationnel est un faux et inopportun débat, à mon avis).
Il faut revenir finalement sur les limites généralement affichées de Reich (car je n'opère pas ici comme son défenseur inconditionnel, j'espère qu'on l'aura remarqué) : sans doute fait-on par-là allusion à son postulat d'une existence des « instincts » (et d'une bonne et naturelle et infantile « pulsion » à libérér, ce qui me semble intenable), à son tropisme sexuel et à ses choix de termes pour le moins connotés. « Impuissance orgastique » en fait partie. Nous préférons, suivant Jean-Pierre Voyer (Reich mode d'emploi, Éditions Champ Libre, 1971 – je suis bien désolé de le ressusciter) qui le met à jour au début des années 70, « incapacité à la tendresse » ou « défaillance de la faculté de rencontre » (Voyer jouait par ailleurs sur le terme « communication » ; moi pas).
Ce caractère, ce pli pris avant la dixième année, cette névrose caractérielle, c'est-à-dire la forme des résistances encastrées organiquement dans la personnalité, ne peut être dissous qu'en contestant la société entière (ceci en opposition avec Reich, soit dit en passant), ce qui commençait, selon Voyer, par la critique en actes du travail salarié. Mise à jour partielle de la théorie situationniste aussi (pour ce que cela vaut…), sous forme d'une longue équation : le rien secret de la vie quotidienne = le vrai secret d'État = la séparation sociale = l'autonomie exorbitante de le marchandise (le regard désabusé ne rencontre que des choses et leur prix) = le quantitatif règne.
On peut rire des deux derniers paragraphes, et rire aussi (encore plus fort) de Voyer et des situationnistes qui ont su si bien s'y prendre par ailleurs pour faire défaillir cette faculté de rencontre. Ceci est pourtant la ressaisie légitime – selon moi – de Reich : il s'agit d'affectif, il s'agit d'affects. Et ceci n'a rien à voir avec l'irrationnel, mais avec le fait que la misère est (est aussi ?) profondément affective et qu'ainsi le « communisme » (en un certain sens, très hétérodoxe, et en ce qui concerne sa puissance, pour celleux que cette question tracasse un peu) en reconnaît spécifiquement la centralité : contre des affects, on ne peut jouer que d'autres affects.
Anton M.
15.12.2025 à 15:32
Lorsque le thème de l'intelligence artificielle est abordé dans lundimatin, c'est soit pour en réfuter les croyances sous-jacentes, soit pour y déceler les prémices d'un appauvrissement et d'une fascisation du monde, soit pour en appeler au sens commun : la combattre et/ou la déserter [1]. La philosophe Anne Alombert vient de publier De la bêtise artificielle (Allia) qui défend une approche héritée de Bernard Stiegler et que l'on pourrait qualifier de beaucoup plus nuancée. Non pas en ce qui concerne l'expansion d'une bêtise artificielle en cours mais des bricolages qui pourraient être inventés pour la limiter, voire la rendre démocratique et contributive. Qui sait, une plateforme collaborative correctement algorithmée délibèrera peut-être un jour en faveur d'un programme résolument luddiste ?
Pour Stiegler, ce phénomène de prolétarisation ne concerne pas seulement les savoir-faire, mais aussi les savoir-vivre et les savoir-penser : aujourd'hui, force est de constater que ce ne sont plus seulement les savoir-faire qui sont extériorisés dans les machines outils, mais aussi les savoir-penser qui sont extériorisés dans les systèmes algorithmiques. Par exemple, lorsque l'algorithme de recommandation d'une plateforme me recommande un contenu, je délègue ma capacité de décision à un système de calcul automatisé. Il s'agit d'une nouvelle phase dans le processus d'extériorisation, d'automatisation et de prolétarisation des savoirs.
Aujourd'hui, avec l'IA générative, ce phénomène de prolétarisation des savoir-penser se poursuit et c'est cette nouvelle étape que j'essaie de décrire dans le livre : il me semble que l'on assiste aujourd'hui à la délégation de nos capacités expressives aux systèmes algorithmiques, qui génèrent des textes (des sons ou des images) à notre place. Des calculs probabilistes sur des quantités massives de données se substituent ainsi à l'exercice des facultés noétiques de mémoire, de synthèse et d'imagination qui sont à l'oeuvre dans les activités d'expression et qui sont éminemment singulières. À l'inverse, les calculs probabilistes effectués sur des quantités massives de données par les grands modèles de langage (LLM) renforcent les moyennes et les biais majoritaires, en éliminant les singularités idiomatiques (les écarts, les exceptions, les improbabilités). Cela risque de conduire à un langage très stéréotypés et uniformisé, qui sera aussi formaté en fonction de la manière dont les systèmes ont été entraînés, le plus souvent par des entreprises privées issues de la Silicon Valley, qui ont des agendas politiques et économiques bien déterminés.
Dans le livre, je cite une étude qui montre que des scientifiques utilisant ChatGPT pour écrire leurs papiers ont ensuite mobilisé de manière amplifiée certaines des expressions générées par le service numérique : nous risquons d'adopter les catégories de langage et les stéréotypes symboliques véhiculés par ces dispositifs et de conformer nos esprits aux idéologies des entreprises (souvent californiennes ou chinoises) qui les développent, selon des biais (linguistiques, politiques, statistiques) qui sont pourtant très problématiques. Nous risquons ainsi d'intérioriser très vite certaines catégories ou certains symboles, certaines manières de parler ou d'écrire qui sont aussi des manières de penser et de réfléchir… Aussi, nous critiquons les idéologies politiques des géants du numérique, mais nous utilisons quotidiennement et par millions les technologies qui implémentent ces idéologies, comme si ces technologies n'avaient aucun effet sur nous, or ces technologies ne sont pas neutres ! Aucune technologie n'est neutre, et encore moins des machines à écrire automatisées chargées de biais.
Il existe aussi des risques d'uniformisation et de standardisation importants, sous l'effet de l'exploitation probabiliste de la mémoire collective numérisée, qui se voit ainsi réduite à un stock ou un capital informationnel dont il s'agit d'extraire de la plus-value, en prédisant les séquences de signes les plus probables et les plus adaptées. Pour comprendre ce phénomène, il peut être utile de se référer aux travaux de Frédéric Kaplan sur le capitalisme linguistique [2] : Kaplan a montré comment les logiciels d'auto-complétion intégrés aux moteurs de recherche contribuaient à uniformiser les pratiques linguistiques en incitant les utilisateurs à se conformer aux expressions les plus probables. Les logiciels de génération fonctionnent sur la même base technologique que les logiciels d'auto-complétion : la prédiction algorithmique de séquence de signes probables, qui écrase les expressions originales, alors même que c'est à partir de ces expressions originales et idiomatiques que les langues peuvent se diversifier et évoluer. Et il en va de même pour les pratiques artistiques, scientifiques, philosophiques, qui ne se diversifient et ne se renouvellent qu'à partir des écarts, des exceptions, des improbabilités – et non à travers la répétitions des idées reçues, des opinions majoritaires ou des clichés.
Bien sûr, la génération automatique va démultiplier les contenus, mais démultiplier les contenus de mauvaise qualité peut être très dangereux car cela risque d'invisibiliser les contenus pertinents : le fait d'inonder la toile de contenus sensationnels et insignifiants est une stratégie politique dans le contexte de la post-vérité, qui permet de créer de la confusion et de la diversion.
Un article paru dans la revue Nature l'année dernière évoquait l'effondrement des modèles [3], lié au fait que lorsque ceux-ci effectuent leurs calculs à partir de contenus déjà automatiquement générés, la qualité de leurs résultats est dégradée. Cela me semble assez logique, puisque comme je l'expliquais, les calculs de probabilités renforcent les biais et les majorités : ils ne peuvent simuler des contenus humains qualitatifs que s'ils sont nourris par des contenus humains de bonne qualité, mais si les algorithmes sont entraînés sur des contenus de mauvaise qualité, alors ils générerons des contenus de mauvaises qualité également, à partir d'une recombinaison statistique de leurs éléments. Faire des calculs de probabilités sur des contenus déjà issus de calculs probabilistes, c'est un peu comme faire la photocopie d'une photocopie d'une photocopie : au bout d'un moment, la qualité est dégradée car le contenu original n'est jamais renouvelé.
Or dans le cas des IA génératives, qui sont en fait des « IA extractives [4] », comme l'expliquent Jean Cattan et Célia Zolynski, les contenus humains ont été exploités sans autorisation et sans rémunération de ceux qui les avaient produits (auteurs et créateurs d'œuvres numérisées, mais aussi contributeurs à une encyclopédie collaborative comme Wikipédia ou encore utilisateurs des réseaux sociaux). De plus, aucun mécanisme de redistribution des richesses n'est envisagé pour valoriser la production de contenus originaux. Dès lors, les contenus automatiques auront vite fait d'envahir la toile et les systèmes de s'entraîner sur leurs propres productions automatisées...
Cela fait écho à la double dimension de la notion de fétichisme : d'un côté, la dimension clinique et psychanalytique, à savoir la compensation de la peur de la rupture ou de la castration, le fétiche qui est un intermédiaire mais qui se met à être adoré comme tel ; et d'un autre côté, le fétichisme de la marchandise, moins affectif que social, en lien avec le marché. Le fétichisme est la forme marchande de la médiation : les gens entrent en contact avec des choses au lieu d'entrer en contact entre eux, les rapports entre des gens sont médiés par des rapports entre ordinateurs. Mais alors, ne pourrait-on pas considérer que c'est la solitude qui est le véritable problème, plutôt que les outils pour y remédier ?
Il me semble que ces dispositifs qui prétendent répondre au problème de la solitude ne peuvent que l'aggraver, en provoquant une automatisation de l'altérité, c'est-à-dire, en court-circuitant les liens collectifs à travers des miroirs numériques, qui engendrent une confusion entre reflet algorithmique de soi et rapport social à l'autre : c'est le mythe de Narcisse qui est implémenté dans ces technologies ! Comme Narcisse, qui prend son reflet pour une autre personne et qui en tombe amoureux, certains individus tombent aujourd'hui amoureux de leurs chatbots qui ne sont que de reflets algorithmiques d'eux-mêmes. Je ne crois pas que ces robots conversationnels constituent des remèdes à la solitude, mais plutôt des industries faisant de la solitude un nouveau marché : les entreprises de compagnons IA ont tout à gagner dans le fait que les utilisateurs tombent amoureux de leurs produits. N'est-ce pas le rêve de toute entreprise qui se plie à la loi du capitalisme consumériste ?
L' idée du fétichisme de la marchandise me semble très pertinente ici, effectivement : ce qui est peut-être nouveau dans la configuration actuelle est que non seulement les rapports avec des choses remplacent les rapports sociaux, mais les rapports avec des choses sont confondus avec des rapports sociaux – il me semble qu'une nouvelle forme de « fétichisme » voit le jour ainsi.
Par exemple, dans le cas de la machine-outil qui procède de la division industrielle du travail manuel, il me semblerait problématique de ne pas reconnaître que le travail à la chaîne a également des effets en retour sur le corps et les savoirs des ouvriers. De même, dans le cas des algorithmes de recommandation ou de génération, il me semble assez évident que ces technologies procèdent d'une grammatisation des facultés psychiques de décisions ou d'expression (donc d'une division du travail intellectuel), mais il me semble tout aussi évident que ces technologies rétroagissent également sur nous et ont des effets sur nos esprits. En fait, quand bien même on ne pourrait mécaniser des tâches qu'à condition de leur division ou de leur discrétisation préalable, cette mécanisation a des effets en retour également : la prolétarisation se situe à la fois en amont et en aval.
Plus généralement, je pense que la question du remplacement n'est pas nécessairement la bonne question, même si je crois que cette nouvelle phase d'automatisation pourrait avoir des conséquences très problématiques sur l'emploi et qu'elle requiert sans doute de repenser nos modèles économiques, comme le proposait Stiegler à travers le projet d'économie contributive, sur lequel je pourrais revenir ensuite. Mais dans le livre, j'essaie d'expliquer qu'on assiste moins à un remplacement à proprement parler qu'à une substitution : à un travail vivant ou à une activité interprétative se substitue un capital fixe ou un calcul automatisé. Et bien sûr, cela entraîne une dégradation du travail ou de l'activité, et des effets de prolétarisation, que nous avons déjà évoqués.
Mais le fait de poser les choses ainsi ouvre aussi une autre question : peut-on tout automatiser ? Peut-on substituer du calcul automatisé à toutes les activités ? Je ne crois pas que ce soit le cas : qu'il s'agisse des activités dites manuelles ou techniques ou des activités dites intellectuelles ou théoriques, il y a toujours une part irréductible d'interprétation liée à la singularité des personnes qui pratiquent les savoirs et à la singularité des situations, que ce soit dans le cas de la réparation d'une voiture ou d'un cours de mathématique. C'est cette diversité des savoirs vivants qui constitue la véritable richesse des sociétés et qui est au principe de leurs évolutions. Une société intégralement automatisée ne pourrait même plus évoluer.
Je me trompe peut-être, mais je ne suis pas convaincue par l'augmentation de la productivité au moyen de l'IA générative : non seulement l'intégration de solutions IA dans les entreprises pose des problèmes en terme de cybersécurité, mais on parle également aujourd'hui de « workslop » pour désigner la perte de temps et de confiance au travail, lié à l'usage des IA génératives (par exemple, des employés ou collègues qui s'envoient des documents automatiquement générés que les autres sont obligés de vérifier et de corriger). Cela se traduit par une perte d'efficacité et de productivité – sans même parler de la perte de sens que cela implique aussi. Ce type de phénomène me fait plutôt penser à ce qui s'était produit avec les réseaux sociaux commerciaux et la dégradation des facultés attentionnelles qu'ils impliquent, qui avait engendré des problèmes en terme de productivité, comme l'a souligné une étude récemment publiée [6]. J'ai le sentiment que le développement de plus petits modèles d'IA spécialisés dans des fonctions déterminées et conçus pour automatiser des tâches collectivement conçues comme automatisables dans tel ou tel secteur, seraient en fait plus efficace en terme de productivité.
Bien sûr, il est toujours possible d'imaginer que de telles plateformes soient trafiquées (plus vraisemblablement par des bots, car en général ce ne sont pas des humains qui sont directement payés pour détourner ces systèmes, ce sont plutôt des bots qui sont mobilisés) : c'est la raison pour laquelle il faut les soutenir économiquement et politiquement, afin de leur donner les moyens de se protéger au mieux grâce à des systèmes sécurisés. On peut remarquer que Wikipédia a très bien fonctionné pendant de nombreuses années, sur la base du bénévolat et des dons essentiellement, sans être nullement trafiqué – mais elle est aujourd'hui en danger et requiert donc un soutien plus important. De même, Tournesol est une plateforme sécurisée, elle ne peut donc normalement pas être détournée par des bots ou des fausses recommandations (contrairement aux algorithmes des réseaux sociaux commerciaux, très vulnérables à l'égard des techniques d'astroturfing), mais elle requiert elle aussi d'être soutenue pour pouvoir se protéger contre d'éventuelles cyberattaques et pour pouvoir être développée à plus grande échelle et affinée dans ses fonctionnalités.
Enfin, j'insiste surtout sur la technodiversité, c'est-à-dire la nécessité de diversifier nos systèmes et de permettre aux utilisateurs de choisir les dispositifs qu'ils jugent les plus appropriés à leurs besoins. La diversité des systèmes est la meilleure parade contre les menaces que vous évoquez : s'il y avait plusieurs algorithmes de recommandation parmi lesquels vous pourriez choisir (comme il y a de nombreux médias), quand bien même un système serait trafiqué, cela n'implique pas que tous le soient (de même, si un journal est infiltré, cela n'implique pas que tous le soient). C'est la raison pour laquelle dans le cadre du précédent Conseil National du Numérique, nous avions insisté sur la nécessité de mettre en œuvre un « pluralisme algorithmique [10] », proposition qui a été reprise depuis dans le rapport des États Généraux de l'Information [11] et dans le rapport de la commission d'enquête sur TikTok [12]. Une telle proposition me semble très importante aujourd'hui, dans un contexte où les algorithmes de recommandations quasi-hégémoniques des réseaux sociaux commerciaux représentent un danger pour les santés psychiques comme pour les régimes démocratiques : ce quasi-monopole sur la recommandation algorithmique est une aberration dans l'histoire des médias et fait des réseaux sociaux commerciaux des espaces privatisés et verticalisés, qui contreviennent structurellement à l'exercice de la démocratie.
En l'occurrence, le projet de clinique contributive [13] que j'évoque dans le livre (dirigé par Stiegler de 2018 à 2020) s'inscrivait dans un programme d'expérimentation de la recherche et de l'économie contributives, à travers lequel il s'agissait de faire travailler des chercheurs (en philosophie, psychologie, biologie, design) avec des citoyens, des professionnels (médecins, psychologues, puéricultrices) et des représentants politiques pour mettre en œuvre de nouvelles organisations sociales de soin, adaptées aux psychopathologies liées à la surexposition aux écrans des enfants. Le but était aussi, à plus long terme, de développer un réseau social à la fois physique et numérique permettant d'organiser collectivement les gardes partagées des enfants par différents parents du quartier et de leurs permettre échanger leurs pratiques éducatives.
Mais derrière ces activités, il y avait un projet politique : l'idée était d'expérimenter un revenu contributif rémunérant ces activités thérapeutiques, déprolétarisantes et contributives, à travers lesquelles les habitants partagent des savoirs et prennent soin les uns des autres. Même si ce revenu n'a pas pu être expérimenté, l'objectif, pour Stiegler, était de faire bifurquer le capitalisme numérique (fondé sur l'automatisation, l'emploi, la prolétarisation) vers ce qu'il décrivait comme une économie contributive (fondée sur la contribution, le revenu, la capacitation). En ce sens, le projet d'économie contributive ouvert par Stiegler a vocation à répondre aux enjeux du capitalisme computationnel et de l'automatisation numérique, mais pas à travers une simple solution technologique – il s'agit plutôt d'expérimenter un nouveau modèle économique, industriel, politique et social tout à la fois.
Cela dit, les technologies contributives que j'ai cités précédemment sont aussi de très bons exemples de l' « éthique hacker » : elles se fondent sur le logiciel libre et surtout sur l'engagement, la coopération, le partage. Contrairement aux services de génération algorithmique ou de recommandation algorithmique dominants, leur modèle économique n'est pas celui de la publicité et le but n'est pas l'accumulation de profit et de données : il ne s'agit pas de produire de la dépendance technologique mais plutôt de l'intelligence collective. Peut-être que l'utopie du libre s'est cassé la figure, mais je crois que les technologies herméneutiques et contributives (qui ne sont pas réductibles au logiciel libre), quant à elles, ne sont pas utopiques, car elles existent, mais sont complètement invisibilisés. Pourtant, elles me semblent vraiment nécessaires dans le contexte actuel : alors que la toxicité psychopolitique de la recommandation algorithmique et la génération algorithmique de contenus apparaît clairement, il n'a jamais été aussi urgent de promouvoir des alternatives numériques démocratiques, et de s'inspirer de celles qui fonctionnent déjà.
Par ailleurs, la perspective de l'économie contributive est elle aussi d'une grande actualité dans le contexte de l'IA générative : face à des industries extractives et entropiques qui pillent notre mémoire collective numérisée au point de l'épuiser, il semble nécessaire d'envisager des mécanismes de redistribution des richesses qui permettent de rétribuer les activités de contribution créatrice de valeur culturelle ou sociale. Dans le livre Le capital que je ne suis pas [15], co-écrit avec Gaël Giraud, nous avions envisagé la possibilité d'un « fonds pour un numérique contributif » auquel les entreprises d'IA générative qui tirent parti de nos contenus et de nos données devraient participer et qui servirait à financer la création de contenus originaux et le développement de plateformes contributives soutenables, qui permettent de les produire ou de les sélectionner - puisque de toutes façons, les IA génératives auront besoin de contenus de qualités pour fonctionner, à moins de dé-générer.
Même si Stiegler s'était beaucoup inspiré du logiciel libre pour penser l'économie contributive, l'un ne recoupe pas l'autre : dans un cas, il s'agit d'ouvrir l'accès aux logiciels et aux algorithmes, dans l'autre cas, d'envisager un nouveau modèle de redistribution des richesses – ce sont deux choses différentes, même si elles sont toutes deux complémentaires et nécessaires. Aujourd'hui, dans le contexte des IA de recommandation et de génération, la transparence des algorithmes, la diversification des fonctionnalités numériques et la transformation des modèles économiques sont trois enjeux fondamentaux, pour ouvrir un nouvel avenir à la fois technologique et politique.
[1] Ce n'est ici qu'un petit échantillon du très grand nombre d'article que nous avons publié sur le sujet.
[2] Pour une version résumée, voir Frédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l'or », Le Monde Diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925
[3] « AI models collapse when trained on recursively generated data », Ilia Shumailov, Zakhar Shumaylov, Yiren Zhao, Nicolas Papernot, Ross Anderson & Yarin Gal, Nature : https://www.nature.com/articles/s41586-024-07566-y
[4] Jean Cattan et Célia Zolynski, « Le défi d'une régulation de l'intelligence artificielle », AOC, 2023, https://aoc.media/analyse/2023/12/13/le-defi-dune-regulation-de-lintelligence-artificielle/
[5] Sur ce point, voire les divergences entre les analyses de Daron Acemoglu (prix Nobel d'économie 2024) et les analyses de Philippe Aghion (prix Nobel d'économie 2025) sur les rapports entre IA, croissance économique et productivité : alors que le premier estime que l'IA ne pourrait augmenter le PIB mondial que de 1 ou 2 % au grand maximum (tout en creusant les inégalités et en menaçant les démocraties), le second se montre beaucoup plus « optimiste » en la matière, soutenant que l'IA pourrait permettre d'automatiser les tâches de production et la « génération d'idées nouvelles » (perspective qui semble tout ignorer des enjeux liés à ce que Stiegler décrivait sous le nom de « prolétarisation noétique » et qu'une récente étude du MIT décrit sous le nom de « dette cognitive », à savoir la dégradation de nos capacités psychiques et cérébrales à travers l'usage de ces systèmes). Sur ce dernier point, voir l'étude du MIT intitulée « Your brain on ChatGPT : accumulation on cognitive debt when using AI assistant for essay writing task » : https://www.media.mit.edu/publications/your-brain-on-chatgpt/.
[6] S. Vhardon-Boucaud, « L'économie de l'attention à l'ère du numérique » , site du Ministère de l'Economie : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/09/04/l-economie-de-l-attention-a-l-ere-du-numerique
[10] « Pour un pluralisme algorithmique », Tribune, Le Monde, 25 septembre 2024 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/25/pour-le-pluralisme-algorithmique_6332830_3232.html
[11] Rapport des Etats Généraux de l'Information 2025 :
[12] Rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur TiTok : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/tiktok
[13] Archives du projet de clinique contributive et du programme « Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif » (2015-2020) : https://organoesis.org/projets-contributifs/plaine-commune-territoire-apprenant-contributif
[14] Pekka Himanen, L'éthique hacker et l'esprit de l'âge de l'information, Paris, Exils, 2001 https://ia601904.us.archive.org/31/items/LEthiqueHackerEtLEspritDeLEreDeLInformationPEKKAHIMANEN/L_Ethique_Hacker_et_l_esprit_de_l_ere_de_l_information_PEKKA_HIMANEN.pdf
[15] A. Alombert et G. Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l'économie et le numérique au service de l'avenir, Paris, Fayard, 2024.
15.12.2025 à 12:45
Tout le monde s'y accorde, l'horizon politique actuel en France est franchement déprimant. D'un côté, une fascisation évidente de la bêtise, de l'autre le revival kitch d'une gauche léniniste. On en arriverait presque à oublier que pendant presque 15 ans, disons du mouvement anti-CPE en 2005 au mouvement des Gilets jaunes en 2019, se sont déployées une pensée et une pratique anarchistes et destituantes autrement plus joyeuses et vivaces. La défaite (passagère) des uns fait toujours les choux gras des autres. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a d'heureux dans l'Histoire c'est que tout est toujours à re-penser et à recommencer, c'est ce que propose une nouvelle revue en ligne À bas bruits, des paysages anarchiques dont nous publions ici l'un des premiers articles signé Josep Rafanell i Orra que les lectrices et lecteurs de lundimatin connaissent bien. Une soirée de lancement est prévue le 24 janvier prochain à Paris.
L'anarchisme s'est toujours affirmé comme la ligne de fuite de la communauté contre la cage de fer sociale. Plus que jamais il vient troubler notre actualité et le temps vectorisé du désastre.
Commençons par le début, c'est-à-dire par le milieu. Par exemple dans un quartier d'exils, de migrations et de passages : tôt le matin au Jardin d'Éole dans le 18e arrondissement de Paris, un terrain clôturé par la mairie pour empêcher l'installation de migrants harassés, condamnés à errer dans la rue, un espace longé par une ferme urbaine avec quelques moutons pour donner une touche écolo à ce quartier où zonent des exilés, mais aussi des crackeurs tels des zombies, les uns et les autres harcelés par des dispersions policières. Il y a aussi le bâtiment d'une annexe du théâtre de la Villette barricadé derrière des murs grillagés où sont placardés des portraits voulant représenter « la diversité du quartier », manière d'exprimer gauchement l'intégration de l'équipement culturel dans cette géographie populaire. C'est dans ce lieu, à l'intérieur d'autres grillages, que des migrants se retrouvent pour prendre un petit déjeuner. Là trône un lourd module Algeco dont la laideur est dissimulée tant bien que mal par une couche de peinture. Dedans, des étagères où sont rangés des denrées alimentaires, des produits d'hygiène, un évier et un plan de travail avec une plaque de cuisson électrique. Et puis Latifa, la cinquantaine, devant une grande marmite, maitresse d'œuvre de la préparation du repas entourée d'autres personnes confectionnant les petits déjeuners qui vont être proposés ce matin. Dehors, dans le froid glacial de février, sous une bruine de pluie insistante, un groupe d'Afghans s'affaire pour monter des barnums sous lesquels aura lieu la distribution. De jeunes hommes et de jeunes femmes du quartier, des membres de collectifs disparates, parfois venant de loin, s'attellent à disposer la nourriture, les fruits, les thermos de café et de thé sur les tables, des dons proposés par les magasins des alentours. La collation a lieu, des conversations s'engagent au sein de cette petite foule composite de migrants, de crackeurs, de bénévoles. Quelqu'un active le haut-parleur de son téléphone portable et des musiques venues d'autres mondes entrainent quelques danses impromptues. Cela dure depuis bientôt dix ans. Toute une constellation de liens s'est instaurée reposant sur le palimpseste de l'histoire du quartier, ses luttes et solidarités, sa tradition d'entraide. Mais reste l'asymétrie troublante, le risque terrible d'instituer l'abjection d'un système de charité.
La vie d'un quartier qui demeure vivant se compose de « trafics d'influences », disait Isaac Joseph avec drôlerie dans la préface à Explorer la ville de Ulf Hannerz. Elle est la composition de déterminations qui déjouent les répertoires sociaux déjà donnés. Des formes de communauté que la figure de l'étranger rend respirables, inscrites dans les interstices des géographies existentielles. Des devenirs ingouvernables surgissent dans ce tissage obstiné composant un patchwork de relations, d'affections, de liens, de lieux, de pratiques, de formes de survie, de conflits, d'entraides, d'attentions où émergent les régimes mouvants de sensibilité qui font la texture d'une ville habitée. Il y a toujours des contre-cartographies potentielles qui résistent sourdement à l'asphyxie d'un espace administré et quadrillé par ses polices. Et il y a là de nouvelles formes de connaissance que des enquêtes peuvent faire surgir si l'on traverse les seuils entre des mondes disparates. Des connaissances portant non pas sur des identités et leurs représentations, mais sur des modes d'existence de l'expérience où se nouent des attachements et des interdépendances malgré l'adversité. Et où, parfois, soudainement, surgit avec éclat le soulèvement.
S'il faut ici parler de connaissance, c'est d'une connaissance migratoire dont il s'agit (David Lapoujade, Fictions du pragmatisme). Celle qui surgit dans des frontières sans cesse repoussées : « Mosaïque de petits mondes » où les passages d'un monde à un autre défont la totalité sociale. Société des sociétés, disait Landauer, ou la résurgence de la communauté qui sommeille dans les enclosures du corps social avec ses assignations et ses sujets. C'est la pornographie de la représentation qui est alors conjurée. C'est l'imagination qui est alors revitalisée. Car qu'est-ce que l'imagination si ce n'est l'expérience d'un devenir-autre, celle des métamorphoses, défaisant l'identité à soi et pour soi, lorsque nous rencontrons celles et ceux qui nous rendent étrangers à nous-mêmes ? Inestimable avantage que de pouvoir devenir étrangers dans un monde envahi par la démente prolifération de connexions entre des moi atomisés, où la surexposition des images repose sur la négation de la présence, anéantissant l'expérience du partage qui fait exister les lieux de la communauté, les éthopoïétiques des mondes animés.
Dans ces mondes en train de se faire, si nous nous y engageons, il est toujours question d'animation, là où nous pouvons nous faire une âme lors des rencontres avec d'autres âmes. Mais pour cela il faut sortir de la détestable familiarité qu'impose la représentation, entravant les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore.
Sortir des taules de l'identité pour ne pas perdre le monde au profit des sujets représentés. La désidentification, devient la condition de la communauté où nous pouvons devenir un peuple ambulant de relayeurs (Gilles Deleuze et Felix Guattari, Traité de nomadologie : la machine de guerre).
Deleuze et Guattari nous disent encore : lorsque la pensée emprunte sa forme au modèle de l'État, elle est captive des deux pôles de la fondation de sa souveraineté – en tension mais complémentaires. Le muthos, la fondation archaïque qui opère par capture magique. Et le pacte ou le contrat entre « des gens raisonnables », c'est-à-dire soumis à la rationalité de l'État (« obéissez toujours, car plus vous obéirez, plus vous serez maîtres... »). Voici le fascisme qui sommeille. Or l'une et l'autre ne peuvent exister sans un « dehors » parcouru par des pensées nomades qui conjurent les deux universaux, celui de la totalisation comme horizon de l'être et celui du Sujet comme condition de l'assujettissement (ou de « l'être pour-nous » du contrat social.)
Mais on peut trouver d'autres commencements, le surgissement d'autres temps qui partent à la dérive. Ainsi avec le soulèvement des Gilets jaunes, lors des centaines de blocages dans tout l'Hexagone. Ces moments où d'innombrables ronds points occupés devinrent des assemblées sauvages où les gens se retrouvèrent, partagèrent des histoires, construisirent des récits et des cabanes, s'entraidèrent et ourdirent des conspirations.
1er décembre 2018, comme les semaines précédentes et celles qui suivirent, des dizaines de milliers de personnes débarquent dans les beaux quartiers de la capitale. Dès le matin, une myriade de rassemblements se forme. Il en est de même dans des dizaines d'autres villes, sans qu'aucune organisation n'ait donné des consignes si ce n'est un surgissement d'appels désordonnés qui se propagent comme une trainée de poudre. Les Champs-Elysées attirent des foules en liesse. Des magasins de luxe sont pillés, des barricades en feu scandent les déambulations imprévues. Tantôt on flâne, tantôt on s'engage dans des courses effrénées affrontant ou fuyant les charges policières, au milieu de l'air saturé de gaz lacrymogènes et des explosions assourdissantes des grenades de désencerclement et des tirs de flash-ball. Ça discute, ça raconte des histoires, ça chante, ça hurle, des blagues fusent, des milliers de tags laissent la trace de cette déferlante. L'Arc de Triomphe est saccagé. Ailleurs, partout, des bâtiments sont attaqués, incendiés, pillés : des préfectures, des péages, des gendarmeries, des magasins et des supermarchés… Lors de ce mouvement insurrectionnel qui dure plusieurs mois, des dizaines de milliers de munitions sont utilisées contre les manifestants et les émeutiers. La cohorte de mutilés par les armes de la police se multiplie. A Marseille, Zineb Redouane, une femme de 80 ans, est tuée par des CRS à la suite de l'impact d'un tir de grenade sur son visage. Depuis, nous le savons, les braises ne se sont pas éteintes, l'émeute sommeille. Elle peut à tout moment se réveiller, comme lors de l'été 2023 à la suite de l'assassinat de Nahel Merzouk par la police. Ou en Nouvelle Calédonie, où le récent soulèvement s'est soldé par l'assassinat d'au moins dix kanaks.
Néo-fascisme. Libéral-fascisme. Capitalo-fascisme. Techno-féodalisme. Cyberfascisme... Le champ sémantique s'accroît pour tenter de répondre à l'incrédulité face au basculement qui précipite le monde dans une monstrueuse cacophonie, avec les coups d'éclat et l'excentricité brutale des têtes de gondole qui trônent dans les scènes du pouvoir. Il y a bien sûr des atavismes nationaux qui donnent leur coloration singulière à ces nouveaux fascismes, mais il n'en reste pas moins que les logiques de destruction, sur toutes les latitudes, charrient avec elles des formes d'homogénéisation, un nouveau contrat que le mot « occupation » pourrait bien résumer. Occupation absolue de la Terre par la marchandise dévastant les manières singulières de l'habiter, mais aussi occupation des âmes, en en faisant des êtres atomisés préoccupés par eux-mêmes, captifs d'une folle intranquillité.
À n'en pas douter, notre époque sait faire durer son stade terminal. Dans la planète libérale, le contrat social s'est fait hacker par les machineries socio-techniques avec des nazillons aux manettes qui remobilisent une arkhè fantasmée. L'ordre juridique international est devenu la serpillière avec laquelle on ne nettoie même plus le plancher où gisent les massacrés. Les anciennes coordonnées de l'énonciation politique, les conventions policées du régime de communication publique sont en train de s'effondrer. N'a-t-on pas pu entendre que la bande de Gaza, transformée en champ de ruines par des psychopathes surarmés, après les dizaines de milliers de massacrés, après la déportation à venir de ses habitants, pourrait être transformée en un parc d'attractions, en un nouveau plan d'investissement pour une bourgeoisie planétaire disjonctée ?
Des masses d'atomisés sont les proies de fusions identitaires dans toutes les géographies mondialisées. Même le Parti socialiste français, jamais en retard d'une ignominie, proposait il n'y a pas si longtemps de débattre sur l'identité des français. Les anciens antagonismes portés par un sujet de classe, instituant la division, se sont volatilisés ; n'en déplaise aux émancipateurs auto-proclamés qui s'agitent dans leur bocal médiatique, s'obstinant à imposer dans un paysage social dévasté leurs sujets fantasmés pour ainsi tenter d'exister. Mais dans le jeu de la propagande, le fascisme cybernétique aura désormais toujours le dessus. Avis aux néo-gauchistes : c'est peine perdue que de vouloir concurrencer Elon Musk et ses affidés dans le domaine tapageur de la représentation, via des plateformes numériques, nouvelle polis démente où se jouent les processus de reconnaissance absorbés par les logiques prédatrices d'un marché de la réputation.
Mais il se peut que la scène du politique porte en elle depuis toujours les germes de sa propre décomposition. Que la polis grecque ait été dès ses origines hantée par des prédateurs, ces « citoyens programmés, nous disait Marcel Detienne dans Les dieux d'Orphée, dressés à s'entretuer autour de leurs autels ensanglantés ». Aujourd'hui le démos avec ses autels sacrificiels, se déploie derrière un écran tactile envoûtant, dans la course folle aux followers, dans des pratiques de séduction qui perforent des fragments de l'espace publique, qui se veulent politiques mais qui ne font en fin de compte que contribuer à un esseulement universel. Royaume absolutiste d'une politique de la communication, métapolitique qui assassine le langage et la présence avec ses zones d'opacité. Dans leur obsession pour la communication mimétique les nouveaux gauchistes se condamnent alors à quitter les régions où se déploient les langues du peuple, celles de la communauté, « toute cette part d'ombre, d'indéterminé et de nuance, cette sorte de frisson qui ne peut s'exprimer que dans la langue du peuple et la langue du cœur » (Landauer). N'en déplaise aux apparatchiks néo-bolchéviques, la communauté ne peut être que si elle est pluralisée.
Sortir du présentisme imposé par la gouvernementalité avec ses projections vers un futur qui est déjà présent. Projections en faillite des vieilles institutions en ruines de l'État, faillite de la planification, auxquelles se substituent celles des machineries algorithmiques qui dépeuplent le monde, qui font du monde un monstrueux amoncellement de poubelles où s'entassent des clichés. Sortir des prisons de ce qui est pour retrouver ce qui diffère. Et pour cela s'aventurer dans « la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l'indique dans son altérité », là où naissent les devenirs inactuels qui dissipent l'identité « où nous aimons nous regarder nous-mêmes » (Michel Foucault, L'Archéologie du savoir).
Les formes de vie deviennent des modes d'existence anarchiques lorsqu'elles cessent de réclamer leur fondation, refusent l'enchaînement déterministe des causes et des effets, lorsqu'elles ne se complaisent plus dans la circularité morbide d'un statut de dominés, lorsqu'elles sont en mesure d'affronter la dépossession et se risquent alors à rejoindre des zones transitives de l'expérience entre les êtres, là où surgit ce qui en propre – les propriétés relationnelles – devient singulier, et où des régions de sensibilité s'instaurent lors des rencontres qui permettent de tisser à nouveau une multiplicité de temps.
Il nous faut faire archive des formes communales où s'enchevêtrent des manières d'exister, des interdépendances qui seules nous permettront d'échapper au temps du désastre vectorisé. Comment rendre possible leur héritage ? Comment recueillir des traces de ce qui n'a pas pu avoir lieu, ce qui aurait pu être, parfois dans le prolongement de ce qui fut pour en retrouver ses virtualité ? Rester éveillés malgré l'aveuglement d'un trop plein de lumière projeté sur le monde qui nous fait fermer les yeux. Jean-Christophe Bailly évoque ces cartographies singulières, en partie effacées, en partie à venir, qui surgissent lorsque nous regardons un regard. C'est alors que la communauté s'instaure : « communauté des regardants » dont les regards rendent présents des fragments du monde, nous invitent aux franchissement des frontières – à commencer par les frontières du moi – et nous engagent dans les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore. Vieille comme la pensée révolutionnaire, voici que l'intempestive et radicale pluralité du monde peut ressurgir si nous y prêtons attention, si nous en prenons soin. Mais ces lignes des temps pluriels, leurs bifurcations qui rendent présents des milieux de vie singuliers, ne nous sont pas données : elles sont à faire. C'est cette œuvre à jamais inachevée que nous appelons (à nouveau) anarchisme. Rapport au monde, entre les êtres, sans origine ni le commandement d'une raison qui nous précède. L'actualisation des virtualités révolutionnaires sont aujourd'hui, comme elles le furent jadis, des gestes de désertion de ce à quoi les machineries de gouvernement veulent nous assigner : à l'identité de notre statut de sujets.
Des résurgences et des insurgences peuvent à nouveau se nouer. Telle fut l'histoire des anarchismes qui avec leurs éclats interrompirent le cours du temps pour instaurer de nouveaux commencements. Mais c'est aussi l'histoire de la lenteur des formes communales, de la transmission, des liens créés parcimonieusement contre l'impitoyable brutalité socialisée qui conduit à l'atomisation et à l'obéissance. Il nous faut mettre à l'épreuve les manières d'en hériter dans une ère où c'est l'habitabilité de la Terre qui est mise en danger. Nous affirmons que les formes de vie anarchiques ne seront plus sociales. Elles seront cosmologiques. Peuplées d'une infinie variété d'êtres et de milieux. Habitées par des étrangers, les émigrants qui transportant une pluralité de mondes habités par des êtres-autres qui empêchent la reproduction du même. C'est dans les pénombres, loin de la clarté à laquelle prétendent les représentants avec leurs catéchismes et leurs clichés, que naissent de nouvelles manières de nous lier, de nouvelles sensibilités.
« J'ai l'impression que les vraies luttes, c'est toujours des luttes avec l'ombre. Il n'y a pas d'autres luttes que la lutte avec l'ombre. Les clichés sont déjà là, ils sont dans ma tête, ils sont en moi. » (Deleuze, Sur la peinture)
En 1919, année où Landauer fut sauvagement assassiné, Martin Buber dans un essai sur la communauté rappelait les mots de Ferdinand Tönnies avec lesquels il prenait acte de la mort de la culture, celle qui avait sombré sous les effets conjugués de l'entreprise marchande et des appareils d'État qui avaient conduit aux massacres industrialisés. Mais il disait aussi l'espoir de l'épanouissement discret d'une nouvelle culture à partir des germes dispersés, ensevelis mais toujours vivants, de la communauté. Nous en sommes là, à nouveau. À cultiver cette discrétion. C'en est fini du bavardage autour des monumentales théories sociales. Nous fuyons les scènes tapageuses des avant-gardes que des entrepreneurs politiques veulent ressusciter. Nous voulons cultiver l'attention vers l'expérience vulnérable de la communauté qui se loge dans des mondes ordinaires, mouvants, qui ne se laissent pas représenter. Et c'est ainsi, dans la présence, le partage, l'entraide, dans la mutualisation, que nous ferons vivre des lieux qu'il est bon d'habiter.
La communauté n'est pas exceptionnalité, elle est enchevêtrement des liens pleinement vécus dans des mondes ordinaires. Mais elle est aussi hospitalité : l'accueil de l'anomalie, de l'irrégularité, de ce qui lui est étranger, de ce qui la fait différer. Comment pourrions-nous ne pas prêter attention à l'engagement partagé qui fait tenir une équipe médicale exténuée après une nuit passée dans les urgences d'un hôpital de la Seine-Saint-Denis ? Ou à cette auxiliaire de vie qui ayant fui un Haïti ensanglanté, après dix ans de peines pour obtenir ses papiers, prend soin des vieux en fin de vie dans un Ehpad géré par une mafia qui cotise au CAC 40 ? Ou à cette enfant fracassée par des violences familiales qui mobilise une petite foule de travailleurs sociaux perplexes face à ses étranges crises de transe ? Ou à ces fous excentriques qui errent dans la ville, ayant échappé aux filets de la psychiatrie ? Où à ce bar kabyle dans l'angle d'une rue de mon quartier, où un vieillard mutique, avec ses longs cheveux blancs et ses airs de prophète, y a trouvé un lieu de vie se substituant à une institution psychiatrique qui l'aurait assigné à son statut de schizophrène, l'abrutissant avec des neuroleptiques ?
Il nous faut témoigner des mondes dans lesquels on peut partir à « la reconquête de nos relations » (Landauer) pour « nous emparer de quelque chose d'extérieur et d'étranger » (W. James). Prêter attention à ce qui diverge dans les quotidiennetés incertaines : c'est là que se trouvent les potentielles migrations qui sont l'arrière paysage des insurrections.
Il ne s'agit pas de convoquer une mystique de la communauté, mais la puissance des liens génératifs en lieu et place de la reproduction sociale de sujets atomisés. Il s'agit de convoquer des communautés hospitalières, prenant soin de la vulnérabilité, attentives à ce qui les fait différer – qui fuient et conjurent les cages sociales où l'on veut nous assigner. Dans des paysages anarchiques, des alliances peuvent avoir lieu sans condition d'identité. Les différences communiquent avec les autres par des différences de différences, disait Deleuze. « Les anarchies couronnées se substituent aux hiérarchies de la représentation ; les distributions nomades, aux distributions sédentaires de la représentation ». Cultiver des rapports à l'altérité c'est apprendre que les autres ont toujours leurs autres. Que notre ici aura toujours des ailleurs avec leurs propres ailleurs. Et ainsi de suite...
C'est ainsi que naissent des communautés ouvertes qui rendent le monde habitable.
L'anarchie n'a pourtant rien de cette évidence, de cette froideur, de cette clarté que les anarchistes ont cru pouvoir y trouver ; quand l'anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d'être un monde accessible au concept, alors leur ethos et leur pratique seront d'une seule et même espèce.
Gustav Landauer, « Pensées anarchistes sur l'anarchisme », in Gustav Landauer, une pensée à l'envers, p. 166.
Josep Rafanell i Orra
Contre le gigantisme d'une destruction planétaire, face aux nouveaux fascismes mondialisés, au sein de l'anéantissement de ce que fut sous certaines latitudes l'État social, ne restent que nos expériences et les nouveaux liens qu'elles permettent de créer. Cela serait dérisoire, mais nous disons au contraire que c'est l'attention portée aux mondes ordinaires invisibilisés, qui nous permettra de combattre la dépossession. La lutte contre l'écrasement de la sensibilité en est le point cardinal.
Nous voulons mener des enquêtes qui témoignent des formes d'entraide, d'attention à la vulnérabilité, du soin porté aux milieux de vie, des luttes et des résistances contre l'atomisation et ses fusions identitaires. Nous le savons, l'arme la plus redoutable contre le fascisme qui vient et qui est déjà là, c'est l'hospitalité, l'accueil de ce qui nous est étranger pour ne pas rester asphyxiés dans les cages de fer de l'identité.
L'émancipation n'a jamais été un enchaînement de causes et d'effets se déployant dans une seule ligne du temps qui attendrait ses interprètes autorisés. Elle naît de l'enchevêtrement anarchique d'une pluralité de lignes de vie qui se déploient dans des lieux singuliers.
Nous disons que la pensée est avant tout un acte de sympathie. Et que la sympathie est toujours une migration, le passage entre des mondes.
Avec À bas bruit nous voulons susciter des rencontres. La première aura lieu le 24 janvier prochain à la MJC des Hauts de Belleville. Par la suite, des rendez-vous réguliers seront proposés.
Après la présentation de la revue et un moment d'échanges, nous vous proposons de nous retrouver autour d'un verre.
La rencontre aura lieu le 24 janvier à partir de 19 h,
à la MJC des Hauts de Belleville
43 rue du Borrégo, 75020 Paris