15.12.2025 à 12:19
Récit d'une journée de blocage contre l'abattage d'un troupeau de 207 bovins en Ariège
- 15 décembre / Avec une grosse photo en haut, 4, Mouvement
Face au risque d'épidémie de dermatose nodulaire contagieuse parmi les bovins français, le gouvernement assume une politique d'abattage des troupeaux. Depuis une semaine, les éleveurs se mobilisent à l'appel de la Coordination Rurale (proche de l'extrême droite) et de la Confédération Paysanne (de gauche). Premier symbole de la lutte, le 12 décembre dernier des centaines de paysans se sont regroupé autour d'une ferme de Mouriscou dans l'Ariège pour s'opposer à l'intervention des forces de l'ordre. Deux amies éleveuses nous ont transmis ce reportage embarqué. Elles racontent l'ambiance, les bottes de pailles enflammées, les lacrymos et les drapeaux français. Un petit air de Gilets jaunes, un étincelle à rejoindre.
[Nous publions à la suite de ce reportage le récent appel des éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre à rejoindre le mouvement.]
On s'en était parlé plusieurs fois, de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC), des abattages de troupeaux qui avaient lieu, des mesures absurdes mises en place par l'État pour continuer à exporter les bovins français coûte que coûte tout en essayant d'éradiquer la maladie. On s'en était parlé plusieurs fois dans nos solitudes et nos montagnes respectives, puis tout d'un coup, on y est allées.
Le pick-up roule à toute vitesse en direction de Bordes-sur-Arize. Il est 5h du mat', les vétos sont censés abattre le troupeau à 9h. Dans le pick-up il y a ce qui deviendra notre équipe : un maraîcher, un éleveur bovin, un éleveur-berger ovin, et nous, amies et ouvrières agricole. Aucun d'eux ne sont syndiqués et ça tombe bien, nous non plus.
On s'arrête au point de rendez-vous donné par la Confédération Paysanne à 6h30. Là, on nous explique pourquoi eux ont décidés de ne pas prendre de tracteurs, ça se distingue de la Coordination Rurale sur un mode pacifiste. Plus tard on blaguera, « en vrai à la conf ' ils ont des tracteurs pourris, ils auraient rendu l'âme avant d'arriver là ! » .
On arrive sur place, un son punko-révolutionnaire à fond dans le pick-up, on le laisse en bas et on entame la montée. La ferme est située sur une butte avec une vue à 360 sur les collines alentours et les Pyrénées enneigées au loin. Il y a quelque chose du château fort. Il fait nuit noire et il nous faut traverser les barricades déjà installées en amont : des tracteurs attelés de remorques en travers, une tranchée creusée à la pelleteuse dans le bitume et des arbres hâtivement abattus. À la ferme quelques tonnelles et des feux de camps de-ci de-là nous accueillent. Seulement deux routes mènent à la butte, on fait un tour à la seconde où l'on découvre de nombreuses autres barricades. Au moins 4 points successifs bloqués par les tracteurs. Entre ces points, des bottes de paille et des arbres couchés sur 2km de long. Les quelques maisons avoisinantes se trouvent prises à partie de la lutte.
Le petit matin éclaire nos dégaines. Autour de nous, majoritairement des hommes, principalement agriculteurs. On fait un peu tâche en découvrant les bonnets jaunes de la Coordination Rurale, les treillis militaires et les vestes de chasse, quand d'autres portent le béret, symbole de conservatisme selon les plus punks du pays. Puis quelques dreadeux et d'autres comme nous, un peu schlags. On trouve aussi des bâtons et des houlettes témoignant du territoire pastoral. Il y a des drapeaux de la Coordination Rurale et de la Confédération Paysanne, quelques uns des Jeunes Agriculteurs, et deux trois drapeaux français qui se courent après. On croise les vestes de la Coordination Rurale bardées des slogans « Mon métier mérite le RESPECT » et puis quatre gars arborant le tee-shirt de la FNSEA « Ma nature, mon futur, l'agriculture » qui, pour une fois, ne font pas les fiers. L'échiquier politique n'est pas ce qui nous relie ici. C'est une critique de la gestion sanitaire et administrative menée par l'État et le mépris paysan (malgré les pratiques très diverses) qui en résulte, ainsi que l'envie de s'y opposer par l'action. Alors peu importe, les gens se parlent, et la matinée passe vite, goût pastis.
Le blocage est donc à l'appel de la Coordination Rurale, on peut voir les tracteurs flambants neufs qu'ils ont amenés, les barricades montées en amont, les décisions stratégiques ont plutôt été prises par eux. Bien qu'il y ait des codes paysans partagés, on est plutôt déconcertées de se retrouver dans cette foule où l'on pourrait chercher des camarades absents. On apprivoise peu à peu l'environnement, au milieu des visages découverts et enjoués. Il y a beaucoup d'autodérision, ce qui nous permet de blaguer de nos différences avec une bande de jeunes gars céréaliers venus d'Eure-et-Loire. Malgré les codes militants absents on trouve des molotovs près d'une poubelle, des bidons d'essence circulent de mains en mains, des tas de cailloux glanés dans les champs sont préparés derrière les tracteurs et les barricades sont costaudes. Elles nous rappellent celles de la ZAD qu'on a jamais vues mais qu'on nous a tant décrit. Un groupe de jeunes bonnets jaunes s'active à en construire d'autres, l'un demande à son présumé supérieur s'ils peuvent « niquer la ligne haute tension, comme ça c'est sûr, on tient au moins trois jours. » Ça couperait l'électricité à cinq logements alors non, pas touche à la ligne, mais ils peuvent abattre plus d'arbres, et le grand peuplier là, oui lui aussi. Nous, on se demande si c'est sensé, on se dit que c'est pas insensé, mais pas très sensible.
C'est qu'ils ont les moyens : des tronçonneuses, des tracteurs, du rouge, des bottes de pailles... Ça nous excite un peu de se dire qu'on va tenir de belles barricades le moment venu. Mais le moment tarde, et la rumeur se répand : « ils arrivent ». 9h est passée, l'heure de l'abattage annoncé. Mais toujours pas de pliciers, pas de véto. Les vaches mangent paisiblement dans l'étable.
Un petit bonhomme à la voix aigüe et au bonnet jaune prend la parole : « Ne paniquez pas » dit-il, l'air complètement paniqué. « Soyons stratégiques et organisés. » La journée est longue et ponctuée de discours. Nos copains du pick-up s'avèrent être du même bord que nous, car nos rires tonnent parfois pendant les silences des discours syndicaux, alors que d'autres nous lancent des regards en coin. On entendra parler « d'agriculture française » comme de « monde paysan » selon les syndicats, d'autres ont un langage plus macroniste « une filière essentielle » diront-ils. Mais ce qui ressort c'est surtout une colère face à la « technocratie », face à l'absurdité des décisions ministérielles, face au non respect de pratiques paysannes, la défense d'une fierté agricole, et la détermination à agir pour tenir le blocage, pour que l'abattage cesse. La CR, la Conf', et des sans-drapeau prendront la parole ainsi que des « citoyens » plutôt de gauche et non-paysans. Le mode est assez viril et très déterminé. Mais les discours ne sont que quelques maigres paroles, face à cette étrange composition, et à toutes celles et ceux qui sont là sans syndicat.
Dans l'attente, on traîne assis sur des bûches, en se demandant parfois ce qu'on fout là quand on voit un drapeau français bardé d'une croix de Lorraine et d'un slogan FREXIT qui plane au dessus de nous. On lance alors au mec qui tient le drapeau, assis lui aussi sur le tas de bûches prêtes à cramer : « Ça va Jeanne d'Arc ? » et il s'enfuit du bûcher. Ça suffit à nous faire rire !
Une femme prend la parole. Elle ne se présente pas. Elle dit : « On a bien réfléchi, on pense niveau stratégie le mieux c'est que les femmes se mettent en première ligne. » La foule rit. Elle continue : « Et les hommes derrière, ils nous protègent ! » Celle-là, on ne l'avait pas vu venir ! On joue le jeu cinq minutes en se demandant ce que vaut véritablement cette stratégie. Les CRS tels qu'on les connaît, ils tapent au pif sur une foule de « gauchistes ». Mais dans ce contexte-là, seraient-ils vraiment attendris par une première ligne féminine ? En dehors du discours, l'une dans un regard complice nous dira : « une fois que j'aurais mis ma capuche on se rendra même pas compte si je suis une femme ou un homme ». Dans un autre discours l'un dira « on nous a demandé si les femmes pouvaient être en première ligne, bien sûr qu'elles peuvent ! » une espèce de progressisme paternaliste déconcertant, qui fini, lui aussi, par nous faire marrer. Puis on entend dire s'identifiant et se distinguant à la fois : « Ils vont pas nous tomber dessus comme sur les zadistes ! Ça, c'est sûr ! » Et nous on se demande de plus en plus ce qui les différencie des zadistes. La Marseillaise qui ponctue la fin d'un discours nous le rappelle. C'est peut être la volonté d'une cohésion mais on grince des dents, de si belles barricades et des chants patriotes…
Comment alors, vont-ils nous tomber dessus ?
Un groupe de femmes de tous âges confondus se met en route vers les barricades les plus proches. Elles se tiennent là et attendent. Des hommes nous encouragent joyeusement « Allez les filles ! On compte sur vous ! » La presse relaie l'info, la Dépêche titre « Dermatose nodulaire : les Centaures des gendarmes prêts à prendre d'assaut l'exploitation ariégeoise, les femmes agricultrices en première ligne. » Mais toujours pas de gyrophare à l'horizon.
Le soleil se couche avec le vrombissements des drones. L'hélico tourne au-dessus de nos têtes. Ils sont là cette fois. Il paraît qu'ils embarquent et renversent les voitures garées sur les bords pour laisser passer le porte-char, les deux centaures et les 17 fourgons envoyés. Les smartphones circulent de mains en mains pour montrer les vidéos, preuves à l'appui. Les flics ont même fait appel à des compagnies privées pour dégager la route. Un type crie spontanément « les gars souvenez vous, y'a une entreprise du 47 qui travaille avec les flics, y'a des collabos, on s'en occupera après ! » Certains proposent de faire une ligne humaine tout autour de la ferme, pour s'assurer qu'ils n'arrivent que d'un côté. Des CRS sont cachés dans la forêt, si loin sur la colline en face qu'on les confonds avec le troupeau de chèvres de la ferme voisine.
À ce moment-là, on se sent imprenable. C'est la fin de l'apéro. Les gens se pavanent en regardant au loin, un piquet de fer ou un bâton à la main. Notre ami moutonnier complotiste nous annonce qu'après avoir rencontré deux royalistes, il pense en être. « Je me sens bien plus proche d'eux que de ceux dont je devraient me sentir proche » nous dit-il. On se demande combien de pastis en trop il a bu.
La nuit tombe, un énorme feu s'allume sur la colline d'en face. On croit d'abord que la ferme voisine a allumé des bottes de foin pour montrer son soutien. Que nenni ! C'est la première barricade qui donne le signal, les flics arrivent, ils ont choisi d'attaquer par un seul côté, l'autre nécessitant de passer l'énorme tranchée enflammée.
L'assaut commence et la CR n'est plus décisionnaire de rien, c'est une organisation qui s'auto-gère, les infos passent des barricades avant à celles de l'arrière pour savoir quand les allumer. Quelques uns tronçonnent encore des arbres, d'autres se mettent à plusieurs pour trainer ceux qui restent sur le bas-côté. Il n'y a plus de chef, seul des individus qui cherchent des manières de faire ensemble et se trouvent dans un but commun : tenir le blocage. On avance dans la nuit qui s'épaissit, enjambant les multiples troncs et contournant les tracteurs. À un kilomètre de la ferme sur la deuxième barricade, le premier affrontement. La première ligne est assez dense. On s'affronte sur une route. Les deux royalistes sont là, les hippies du coin aussi, ainsi que la presse et quelques jeunes bonnets jaunes impatients.
On reste un peu en arrière, en se demandant comment ça va s'organiser, comment on va apprivoiser la peur collectivement, comment on va faire face à ce qui commence dangereusement à nous rappeler Sainte-Soline. Les flics débordent maintenant la route et passent à pied par les champs, peu leur importe que la prairie soit fraîchement semée, et que les brins d'herbe pointent leur nez, ils la piétineront et la joncheront de grenades et de palets de lacrymo. C'est un escadron de la mort, des lignes de blindés et de cars qui cherchent à passer coûte que coûte dans le seul but d'abattre 207 vaches. Une fois sortie du face à face étriqué, éparpillée dans les champs, la première ligne n'a plus rien de dense. On entend la colère qui monte face au dispositif policier, ça crie « assassins », « honte à vous », « qu'ils crèvent de faim ». Où sont-ils tous ces hommes qui appelaient à la fierté et à la force il y a quelques heures encore ? Nous sommes une bonne cinquantaine de corps éparses à l'avant, on a envie d'agir, d'y aller, de trouver une manière de les faire reculer. Mais on se sent à nu avec nos corps esseulés, nos visages découverts et nos vêtements de travail franchement repérables. On a du mal à voir ce qui risque de nous tomber sur la tête, grenades ou lacrymo ? On a envie de se serrer aux autres ou d'avancer collées aux tracteurs. On a envie de faire bloc, mais ce n'est pas de mise. Le dispositif nous fait reculer. Une petite bande tente d'attaquer la ligne de flics par le côté, l'hélico les rattrapent et les joyeux lurons reculent dans la forêt, déstabilisant les CRS quelques minutes. On fait des aller-retours avant-arrière, trainant quelques bouts de bois au passage. On croise BFM sur notre chemin, on se dit que c'est la première fois qu'on ne les voit pas filmer du côté des flics, quelqu'un hurle « BFmerde ! » puis on trace.
Lorsque la troisième barricade prend feu, nous faisons face à une curieuse image qui nous étonne tout en nous hérissant le poil. Une foule énervée tient des piquets et des pelles, au milieu, un drapeau français doté d'un A cerclé et annoté de « paix et amour » est brandi face à ceux qui défendent ce même drapeau. En somme, une image d'Épinal de la révolution française, on se dit alors qu'on a peut-être pas les mêmes références révolutionnaires. D'ailleurs, on se sent un peu seules bien qu'il y ait des paysannes réfractaires. Pourtant quelque chose ici nous touche : la défense du vivant, de savoirs paysans et d'un rapport sensible au monde. Dans cette composition on a trouvé la place du désaccord, le refus d'un État autoritaire, d'un système d'expertise administratif et d'une économie mortifère.
Les palets incandescents des lacrymos continuent de tomber. On découvre dans notre petite équipe du pick-up, une équipe de feu. On se tient ensemble. Lorsqu'on lance des « ahouuuu » dans le silence, tout le monde s'y met et on avance. Le vent est avec nous pour l'instant et pourtant nous ne faisons pas le poids. Les barricades tombent les unes après les autres. Quelques cailloux volent à chacune d'elle. Éblouies par les lampes torches des flics on ne sait même pas s'ils sont 50 ou 500 en face de nous. On se dit que les phares de travail des tracteurs seraient les yeux qui nous manquent. Mais à mesure que les flics se rapprochent, les tracteurs à 400 000 € reculent. On remonte vers la ferme pour aller les chercher, là on nous explique qu'ils ne peuvent pas descendre plus bas mais qu'ils feront face quand les flics arriveront.
On comprend alors que la présence des tracteurs est dissuasive, sur le même mode viril que les grands discours. En réalité ils coutent trop cher, les gars sont coincés. Ils ont tous un crédit à la banque pour ces grosses machines, chaque pièce à changer leur coûterait une fortune.
Autour de nous, sur la butte, une masse humaine regarde au loin sans se rendre compte que 500 mètres plus bas, c'est la galère. Le temps qu'on redescende, les flics ont déjà gagné quelques barricades et s'approchent dangereusement de la ferme. La panique s'installe. Le vent n'est plus avec nous, ni avec eux d'ailleurs.
La pluie de lacrymo et de grenades se transforme en un énorme nuage opaque, duquel apparaissent des hommes seuls et au téléphone : « Allô chérie, tout va bien à la ferme ? » Pour être là, il faut bien quelqu'une pour donner à manger aux bêtes. On recule si vite que sans s'en rendre compte on retrouve la masse de l'arrière, plusieurs bottes de pailles sont enflammées. Une femme s'enfuit ne voulant pas respirer ce « truc ». Le cordon de flic avance et tire sans plus s'arrêter. Nous voilà collées au bâtiment où sont les vaches. Nous sommes nombreux maintenant. Nous ne sommes plus silence. Mais il n'y a plus d'espoir. Ils nous marchent dessus. Deux tracteurs font face quelques minutes et finissent par se retirer. On se replie. Ils gazent la ferme. Ils gazent les vaches. On entend dire « Pas les animaux ! ». Des hommes pleurent et les larmes nous montent aussi. Certains appellent à lâcher le bétail, ou à s'enchaîner aux vaches. C'est le bordel.
Lorsqu'on un petit groupe approche l'étable, une vieille femme sort de la ferme. Elle crie : « Dégagez tous ! Dégagez ! Dégagez d'ici ! » Son cri transperce nos corps. Elle semble défendre ses vaches des gaz avec rage, fermeté et désespoir. Tout le monde réagit et s'en va.
À l'entrée de la ferme, le poney, qui peu de temps avant allait chercher des caresses, galope d'effroi, enfermé dans son parc. Certains couchent les piquets pour le laisser partir. Juste au dessus de lui, un escadron de CRS encercle l'étable d'où dépassent les museaux des vaches qui seront abattues demain. Ça nous submerge, les vaches meuglent et le métal claque dans l'étable. Les hommes aux allures viriles hurlent contre cette violence et parfois pleurent de rage. Maintenant tout le monde déteste la police qui, malgré notre repli unanime, continue de gazer partout où elle peut. Un gars dit « souvenez vous de ça, il y aura une vengeance, tous les commissariats aux alentours, qu'ils brûlent ! ». Eh oui… ACAB.
On est claquées. Un de nos camarades nous récupère. On a la gerbe et tellement d'émotions qu'on en devient vides. À l'arrière du camion on s'endort l'une sur l'autre.
Le lendemain matin, creusant les médias, on découvre que premièrement la gauche bourgeoise est totalement désintéressée de l'affaire. Le reste raconte n'importe quoi, évidement. La récupération politique s'enflamme. Les médias de Bolloré, ayant besoin de construire un ennemi intérieur, ont donc inventé la présence de « l'ultra-gauche » et de « black-blocs », ça ne pouvait être qu'une simple colère paysanne... !
Nous, la tête enfumée de la veille, on se dit qu'il y avait un air de Gilet Jaune et qu'il y a une étincelle à rejoindre.
Depuis jeudi, des blocages sur les autoroutes et les nationales ont lieu, ainsi que des appels à défendre les fermes touchées par les abattages.
Nous en sommes à 3000 bêtes abattues avec des pressions punitives invraisemblables des pouvoirs publics. Les élevages touchés depuis le début de l'épidémie sont sacrifiés, non pas en raison d'une rationalité sanitaire (il existe des stratégies alternatives d'endiguement de l'épidémie), mais pour maintenir le statut commercial dit "indemne" de la Ferme France et ainsi préserver les intérêts financiers des exportateurs. Ce que ne saisit pas la froide logique bureaucratique, c'est qu'un troupeau n'est pas "substituable" : la perte n'est pas seulement celle d'un outil productif qu'on pourrait remplacer une fois le foyer "éteint". Le troupeau et sa lente sélection, construction, sur plusieurs générations, est ce qui fait la singularité quasi artisanale du métier d'éleveur, que rien ne viendra remplacer. La destruction intégrale d'un troupeau est l'anéantissement des décennies de travail paysan et de compagnonnage sensible avec ses bêtes. Nous, éleveurs et éleveuses de la Coordination agricole des Soulèvements de la Terre, appelons à nous opposer et à mettre fin à cette aberration, par tous les moyens nécessaires et adéquats, et à rejoindre les blocages organisés partout à travers le pays .
Aux dirigeants du syndicalisme prétendument majoritaire qui nous accuseraient d'être "irresponsables", nous répondons que l'irrationalité sanitaire n'est pas du côté de ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux.
Aux dirigeants de la FNSEA qui nous appellent à la « responsabilité », nous répondons que l'irresponsabilité sanitaire est dans le choix répété de tout miser sur les marchés mondiaux. Les conséquences économiques à court terme d'une gestion raisonnable de l'épidémie, mettant en risque l'exportation massive de bétail, devrait être une occasion de repenser notre modèle agricole . Tenir ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux pour responsables des folies de l'agro-industrie est aussi indécent que scandaleux.
Le refus des autorités de mettre en place, au-delà des mesures de "dépeuplement" qui commencent à démontrer leur inefficacité, de réelles mesures préventives à la catastrophe sanitaire qui se profile avec le retour en masse après l'hiver des insectes hématophages, vecteurs de la maladie, met en danger la totalité des troupeaux du pays. Il y a urgence à rendre possible le déploiement des protocoles sanitaires alternatifs proposés par de larges pans de la profession agricole : travail sur l'immunité collective des animaux, surveillance renforcée, euthanasie des seuls animaux souffrants « pour abréger leur souffrance », positifs à la DNC, campagne de vaccination élargie et accessible à l'ensemble des fermes qui le souhaitent...
L'entêtement du gouvernement, l'inflexibilité du ministère de l'agriculture et des dirigeants de la FNSEA sont incompréhensibles si on ne saisit pas combien il ne s'agit pas là de politique sanitaire mais d'une arme du libre-échange, et combien c'est l'ensemble des dispositifs de gestion par les normes étatiques de la production animale qui s'appuient sur le "dépeuplement" comme arme de police administrative. Reculer à cet endroit ne serait pas seulement, pour le pouvoir, contraire aux intérêts des notables de la Fédération Nationale bovine, mais fragiliserait toute l'architecture du maintien de l'ordre dans nos campagnes. Il faut rappeler que le funeste destin de la fermeture administrative et du dépeuplement est ce qui, aujourd'hui, menace les élevages paysans et la polyculture élevage toute entière (en particulier l'élevage plein air de volailles et de porcs), pour lesquels il est le plus souvent impossible de se mettre en conformité avec des normes biosécuritaires taillées pour les filières industrielles : rappelons nous que de simples "non-conformités" aux règlementations en matière de biosécurité, de traçabilité et d'identification animales peuvent et ont déjà entraîné par le passé des abattages de cheptel, et nous comprendrons la centralité politique d'un tel dispositif. La remise en cause du dépeuplement comme arme souveraine du complexe agro-industriel pour mettre au pas les fermes et les pratiques faisant obstacle à son hégémonie et à ses intérêts ouvre ainsi aussi une brèche, une fenêtre de tir stratégique pour s'attaquer aux emprises bureaucratiques commandées par une rationalité industrielle et mercantile qui n'admet ni menace ni altérité.
La révolte en cours a lieu dans un réel contexte extrêmement inquiétant de démultiplication d'épizooties et de zoonoses dont l'émergence et l'expansion sont largement provoquées par des ravages environnementaux qui font tomber une à une les barrières écologiques qui constituent des freins à de telles pathologies (fièvre catarrhale ovine, maladie hémorragique épizootique, tuberculose bovine, dermatose nodulaire contagieuse, salmonelles, influenza aviaire, peste porcine africaine...). La destruction des écosystèmes, en éclatant les barrières inter-espèces, induit une prolifération de zoonoses, de sauts des pathogènes entre les espèces… L'appauvrissement de la biodiversité domestique fait également tomber un certain nombre de barrières immunitaires … Le réchauffement climatique est en grande partie responsable de l'expansion des maladies vectorielles (contre lesquelles les solutions d'éradication totale des insectes vecteurs demeurent des vues de l'esprit)… La concentration animale, l'hypersegmentation des filières et l'augmentation des flux industriels et internationaux d'animaux, où on passe constamment d'une unité spécialisée à une autre, avec des sites éloignés géographiquement, jouent comme des catalyseurs et accélérateurs pour l'expansion des maladies... De manière connexe, l'effondrement des populations de petits gibiers au profit de quelques espèces généralistes conduit les sociétés de chasse à se "spécialiser" dans le gros gibier (notamment le sanglier) qui devient lui-même l'objet d'un élevage "de masse" qui ne dit pas son nom, entraînant des surpopulations (les populations de sangliers ont été multipliées par 5 en 20 ans) impliquant des problèmes sanitaires dans les élevages (Peste Porcine Africaine, Brucellose...)…
Les politiques biosécuritaires d'Etat, se réduisant à de pures opérations de police, font indûment peser l'entièreté de la responsabilité des risques sanitaires sur les exploitations individuelles pour éviter une remise en cause du système de production industrielle, ce qui revient à invisibiliser la dimension socio-écologique et systémique de ces épizooties. Il n'y aura pas de salut sanitaire pour nos fermes sans une massification de l'agroécologie paysanne et sans reprise en main par les producteurs et restructuration des filières d'élevage.
Nous appelons ainsi à rejoindre et renforcer les blocages et actions organisés par nos camarades de la Confédération paysanne. La gravité et l'urgence de la situation nous fera peut-être nous tenir aussi aux côtés des adhérent-es de la Coordination rurale. Nous ne comprenons que trop et nous partageons la colère de ceux qui ne veulent plus qu'on les « laisse crever » en silence. Mais il est important de clamer que le poison identitaire que les dirigeants de la Coordination rurale inoculent dans les campagnes, en nous rendant aveugles aux désastres écologiques et sociaux qui s'amoncellent autour de nous, nous condamne à moyen terme aussi sûrement que la FNSEA. La longue agonie de la classe paysanne ne s'arrêtera pas par la dérive corporatiste et la fuite en avant dans l'intensification productiviste et par la recherche frénétique de nouvelles armes compétitives dans une guerre commerciale internationale perdue d'avance. Seule une politique d'autonomie paysanne et de souveraineté alimentaire articulée à un vaste mouvement social de masse, à une alliance des classes populaires contre le complexe agro-industriel et le libéralisme autoritaire, nous permettra de tirer le frein d'urgence et d'interrompre la marche forcée vers notre disparition.
Les éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre