22.12.2025 à 12:34

Entre jeux, désobéissances et miracles, les textes apocryphes montrent un Jésus enfant espiègle, mais déjà conscient de sa divinité.
Les scènes de la nativité présentées à l’époque de Noël montrent généralement un bœuf et un âne aux côtés de l’enfant Jésus. Dans l’Évangile selon saint Luc, Marie plaça son enfant dans une crèche – une mangeoire destinée à nourrir les animaux – « parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie ».
Loin d’être de simples figurants, le bœuf et l’âne renvoient au Livre d’Isaïe 1 :3, un verset que les premiers chrétiens ont interprété comme une prophétie de la naissance du Christ. Dans certaines œuvres anciennes, ces bêtes de somme s’agenouillent pour manifester leur révérence, reconnaissant dans ce nouveau-né emmailloté, venu au monde dans l’humilité, une figure seigneuriale.
Les Évangiles canoniques, ces récits de la vie de Jésus inclus dans le Nouveau Testament, ne mentionnent à aucun moment la présence de ces animaux accueillant le nouveau-né. Pourtant, le motif apparaît déjà dans des œuvres d’art du IVᵉ siècle. Il a ensuite été largement diffusé par l’Évangile du Pseudo-Matthieu, un texte apocryphe – c’est-à-dire non retenu dans le canon des Écritures. Rédigé par un moine anonyme, probablement au VIIe siècle, le Pseudo-Matthieu rassemble de nombreux récits consacrés à l’enfance de Jésus.
Car après le récit de la naissance de Jésus, la Bible demeure presque totalement silencieuse sur son enfance. En revanche, des légendes sur ses jeunes années ont largement circulé au Moyen Âge – un phénomène au cœur de mon livre publié en 2017. Si la présence du bœuf et de l’âne est aujourd’hui familière à de nombreux chrétiens, rares sont ceux qui connaissent les autres récits saisissants transmis par les textes apocryphes.
La Bible ne rapporte qu’un seul épisode célèbre de la jeunesse de Jésus : celui où, à l’âge de 12 ans, il reste au Temple juif de Jérusalem sans que ses parents s’en aperçoivent. Après l’avoir cherché avec une vive angoisse, ils le retrouvent en pleine discussion avec des maîtres de la Loi, posant des questions et les stupéfiant par ses réponses. Au XIVe siècle, le peintre Simone Martini le représente dans « Le Christ retrouvé au Temple » debout face à ses parents, les bras croisés – un adolescent entêté, manifestement peu enclin à s’excuser de les avoir laissés dans l’inquiétude pendant plusieurs jours.
L’Évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu – en particulier dans les versions qui intègrent des éléments d’un texte apocryphe encore plus ancien, l’Évangile de l’enfance selon Thomas – se concentre précisément sur l’enfance de Jésus. À l’image de l’épisode du Temple, ces récits décrivent un enfant parfois difficile, doté d’une sagesse hors du commun qui émerveille autant qu’elle déroute, voire choque, ses maîtres. Plus radicalement encore, les textes apocryphes le montrent exerçant un pouvoir divin dès son plus jeune âge.
À l’image du Jésus adulte du Nouveau Testament, cet enfant Christ des récits apocryphes accomplit souvent des prodiges pour venir en aide à ceux qui en ont besoin. Selon l’Évangile de Matthieu, Marie et Joseph emmènent l’enfant Jésus en Égypte après qu’un ange les a avertis en songe qu’Hérode, roi de Judée, cherchait à le faire mourir. Dans la version de cet épisode développée par le Pseudo-Matthieu, Jésus, âgé de moins de 2 ans, se dresse courageusement sur ses pieds face à des dragons surgissant d’une grotte où sa famille s’est arrêtée pour se reposer.
Ces dragons terrifiants se prosternent devant lui avant de s’éloigner, tandis que Jésus affirme avec assurance à ceux qui l’entourent qu’il est « l’homme parfait » et qu’il peut « dompter toute espèce de bête sauvage ». Plus tard, il ordonne à un palmier de se courber afin que Marie, épuisée, puisse en cueillir les fruits, et il abrège miraculeusement leur traversée du désert.
Par moments, le Jésus de ces légendes apparaît largement responsable des malheurs qui l’entourent. Les carreaux médiévaux de Tring datés du XIVe siècle, aujourd’hui conservés au British Museum, montrent l’un de ses amis emprisonné par son père dans une tour. Le Christ l’en extirpe par un minuscule trou, à la manière d’un chevalier courtois sauvant une demoiselle en détresse. Le père avait tenté de protéger son fils de l’influence de Jésus – une précaution compréhensible, tant de nombreuses légendes décrivent Jésus provoquant la mort de ses camarades de jeu ou d’autres garçons qui l’avaient, d’une façon ou d’une autre, contrarié.
Dans un récit qu’un chercheur a résumé par l’expression « la mort pour avoir bousculé Jésus », un garçon le heurte en courant. Celui-ci le maudit, et l’enfant s’effondre aussitôt, mort – avant que Jésus ne le ramène à la vie, après une brève remontrance de Joseph.
Dans un autre récit, transmis par une traduction anglo-normande consignée dans un manuscrit enluminé, Jésus enlève son manteau, le pose sur un rayon de soleil et s’assoit dessus. En voyant cela, les autres enfants « pensèrent qu’ils pourraient faire de même… Mais ils se montrèrent trop empressés et tombèrent tous en même temps. L’un après l’autre, ils sautèrent sur le rayon de soleil, mais l’expérience tourna mal, car chacun se brisa la nuque ». À la demande de ses parents, Jésus guérit ensuite les garçons.
Joseph reconnaît alors devant ses voisins que Jésus « est vraiment trop turbulent » et décide de l’envoyer ailleurs. Âgé de 7 ans, Jésus est placé en apprentissage chez un teinturier, qui lui donne des consignes très précises pour teindre trois pièces de tissu dans trois cuves différentes. Sitôt son maître parti, Jésus désobéit et jette tous les tissus dans une seule cuve – obtenant pourtant le résultat attendu. Lorsque le teinturier revient, il croit d’abord avoir été « ruiné par ce petit garnement », avant de comprendre qu’un prodige vient de se produire.
Ces légendes apocryphes montrent aussi l’enfant Jésus exerçant son pouvoir sur le monde animal. Lorsqu’il pénètre dans une caverne redoutée où vivent des lions, les lionceaux « courent autour de ses pieds, le caressant et jouant avec lui », tandis que « les lions adultes se tiennent à distance, l’adorent et agitent la queue devant lui ». Jésus explique alors aux témoins que les bêtes leur sont supérieures, car les animaux, eux, « reconnaissent et glorifient leur Seigneur ».
Ces récits dressent ainsi le portrait d’un Jésus parfois hautain, conscient de sa nature divine et peu disposé à accepter qu’on le traite comme un simple petit garçon. Mais ils le montrent aussi comme un véritable enfant, aimant jouer. Le jeune Jésus y apparaît enfantin dans sa manière d’agir souvent sur un coup de tête, sans prêter beaucoup d’attention aux remontrances de ses aînés.
Son lien avec les animaux contribue également à son image d’enfant. De manière frappante, dans les textes apocryphes, les bêtes – à commencer par le bœuf et l’âne – semblent souvent percevoir que Jésus n’est pas un enfant ordinaire avant même que les personnages humains ne s’en rendent compte.
L’insinuation subtile des légendes selon laquelle de nombreux Juifs entourant Jésus ne seraient pas aussi perspicaces que les animaux reflète l’antisémitisme répandu dans l’Europe médiévale. Dans un sermon du Vᵉ siècle, Quodvultdeus, évêque de Carthage, s’interroge sur le fait que la reconnaissance de Jésus dès la crèche par les animaux n’ait pas été un signe suffisant pour les Juifs.
Dans la Bible, Jésus accomplit son premier miracle à l’âge adulte, lors d’un festin de noces à Cana. Les récits apocryphes, en revanche, explorent l’idée que l’Homme-Dieu manifeste son pouvoir dès l’enfance. Selon ces légendes, le caractère enfantin du Christ distrayait souvent ceux qui l’entouraient, les empêchant de reconnaître qu’il était le Messie. Cela permet aux textes apocryphes de ne pas contredire la Bible, qui présente Jésus comme « simplement le fils du charpentier », loin de l’image d’un enfant prodige.
Chaque Noël, les chrétiens occidentaux modernes célèbrent principalement la naissance de Jésus, avant de laisser rapidement de côté la figure de l’Enfant-Christ. Les chrétiens du Moyen Âge, en revanche, étaient fascinés par les récits de la jeunesse du Fils de Dieu. Malgré ses exploits de dompteur de dragons, de guérisseur ou de magicien, le jeune Jésus des textes apocryphes passe largement inaperçu, dissimulant sa divinité derrière son apparence de « petit garnement ».
Mary Dzon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.12.2025 à 19:23

Contrainte par la loi, l’administration Trump a rendu publics, vendredi 19 décembre, plusieurs milliers de documents relatifs au criminel sexuel Jeffrey Epstein, décédé en 2019. Mais, alors que les hommes puissants associés à l’affaire sont nommés, leurs profils analysés et disséqués en détail, les victimes survivantes, en revanche, restent le plus souvent une entité floue, reléguée à l’arrière-plan.
Le ministère de la justice états-unien a procédé à la divulgation partielle de documents issus de ce que l’on appelle désormais couramment les « dossiers Jeffrey Epstein ». D’autres publications sont attendues, à une date qui n’a pas encore été précisée. Sur une page spécifique de son site Internet, intitulée « Epstein Library », le ministère met à disposition divers documents, notamment des pièces judiciaires et d’autres archives rendues publiques en réponse à des demandes fondées sur la loi sur la liberté de l’information.
Leur publication a été ordonnée par le Congrès dans le cadre d’une loi bipartisane adoptée en novembre 2025. La date butoir fixée au 19 décembre 2025 a été respectée : le ministère de la justice a rendu publique une partie des documents en sa possession, environ huit heures avant l’expiration du délai.
Ces dossiers seront désormais scrutés, commentés et débattus par les responsables politiques comme par le grand public, avant d’être largement relayés dans les médias. Il s’agit du dernier épisode d’une affaire qui fait les gros titres depuis des années, mais selon un cadrage bien particulier. Une question domine en effet la couverture médiatique : « Quels hommes riches et puissants pourraient figurer sur la fameuse “liste” associée à ces dossiers ? » Les journalistes comme le public attendent de voir ce que ces documents révéleront au-delà des noms déjà connus, et si la supposée liste des clients dont la rumeur fait état depuis déjà longtemps finira par se matérialiser.
Jusqu’à présent, les titres se sont surtout concentrés sur des élites anonymes et sur les personnalités susceptibles d’être compromises ou mises en cause, reléguant au second plan celles dont la souffrance a pourtant rendu cette affaire digne de l’attention médiatique : les jeunes filles et les jeunes femmes victimes d’abus et de trafic sexuels de la part de Jeffrey Epstein.
Parallèlement, aux États-Unis, de nombreux articles ou reportages ont été consacrés aux victimes dans les médias. Certains d’entre eux, notamment sur CNN, ont régulièrement donné la parole aux victimes d’Epstein et à leurs avocats pour qu’ils puissent réagir aux derniers développements de l’affaire. Ces articles, émissions et reportages rappellent qu’il existe une autre version des faits, centrée sur les jeunes femmes au cœur de cette affaire, pour essayer de comprendre ce qu’elles ont vécu. Cette approche traite les victimes comme de véritables sources d’information, et non comme de simples preuves de la chute ou de la disgrâce d’autrui.
La coexistence de ces deux récits met en lumière un problème plus profond. Après l’apogée du mouvement #MeToo, le traitement médiatique des violences sexuelles et le débat public à leur sujet ont clairement évolué. Davantage de victimes prennent aujourd’hui la parole publiquement sous leur propre nom, et certains médias ont su s’adapter à cette évolution.
Pourtant, des conventions solidement ancrées quant à ce qui est considéré comme une information journalistique – conflits, scandales, figures influentes et rebondissements dramatiques – continuent de déterminer quels aspects de la violence sexuelle accèdent à la une des journaux et lesquels demeurent relégués en marge de l’actualité.
Cette tension soulève une question essentielle : alors même que la loi états-unienne autorise largement la divulgation de l’identité des victimes de violences sexuelles, et que certaines survivantes demandent explicitement à témoigner à visage découvert, pourquoi les pratiques journalistiques continuent-elles si souvent à taire leurs noms et à reléguer ces victimes au second plan dans le traitement de l’information ?
La Cour suprême des États-Unis a jugé, à de nombreuses reprises, que le gouvernement ne peut généralement pas sanctionner les organes de presse pour avoir publié des informations véridiques issues de documents publics, y compris lorsque ces informations révèlent l’identité d’une victime de viol.
Lorsque, dans les années 1970 et 1980, certains États ont tenté de punir les médias qui identifiaient des victimes à partir de noms déjà mentionnés dans des documents judiciaires ou des rapports de police, la Cour suprême a estimé que ces sanctions violaient le premier amendement de la Constitution états-unienne.
La réaction des rédactions a toutefois été paradoxale : plutôt que d’assouplir leurs pratiques, elles ont renforcé les limites qu’elles s’imposaient. Sous la pression des militantes féministes, des associations de défense des victimes et parfois de leurs propres journalistes, de nombreux médias ont adopté des politiques interdisant purement et simplement l’identification des victimes d’agressions sexuelles, en particulier sans leur consentement explicite.
Les codes de déontologie journalistique encouragent désormais les journalistes à « minimiser les dommages », à faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’ils nomment des victimes de crimes sexuels et à tenir compte des risques de retraumatisation ou de stigmatisation.
Autrement dit, ce que la loi américaine autorise est précisément ce que les règles éthiques des rédactions déconseillent.
Pendant une grande partie du XXᵉ siècle, les victimes de viol étaient systématiquement nommées dans les médias américains – une pratique qui reflétait profondément les inégalités de genre de l’époque. La réputation des victimes était perçue comme un bien public, tandis que les hommes accusés de violences sexuelles faisaient souvent l’objet de portraits empathiques et détaillés.
À partir des années 1970 et 1980, les mouvements féministes ont mis en lumière le sous-signalement massif des agressions sexuelles et la stigmatisation des victimes. Les militantes ont fondé des centres d’aide et des lignes d’assistance, documenté la rareté des poursuites judiciaires et souligné qu’une femme craignant de voir son nom publié dans la presse pouvait renoncer à porter plainte.
Les législateurs ont adopté des « lois sur la protection des victimes de viol » qui limitaient l’utilisation des antécédents sexuels des victimes devant les tribunaux. Certains États sont allés jusqu’à interdire explicitement la publication de leur identité.
Dans ce contexte, et sous l’effet conjugué de ces réformes et de la pression féministe, la plupart des rédactions ont adopté, dans les années 1980, une règle par défaut consistant à ne pas nommer les victimes.
Plus récemment, le mouvement #MeToo a marqué un nouveau tournant. Des victimes issues du monde professionnel, politique ou du divertissement, ont choisi de témoigner publiquement, souvent sous leur propre nom, pour dénoncer des abus systémiques et des stratégies de dissimulation institutionnelle. Ces prises de parole ont contraint les rédactions à reconsidérer les voix qu’elles mettaient en avant dans leurs enquêtes.
Pourtant, #MeToo s’est aussi inscrit dans des conventions journalistiques préexistantes, où l’attention reste largement focalisée sur des hommes puissants et médiatisés, leurs chutes spectaculaires et des « moments de révélation ». Ce cadrage laisse peu de place aux réalités moins sensationnelles, mais essentielles, du processus de reconstruction, des incertitudes juridiques et des réponses communautaires.
Il existe de bonnes raisons de préserver l’anonymat des victimes.
Les survivantes peuvent être exposées au harcèlement, à des discriminations professionnelles ou à des représailles de la part de leurs agresseurs si leur identité est révélée. Pour les mineures, se posent en outre des enjeux liés à la persistance des traces numériques. Dans certaines communautés où la violence sexuelle est fortement stigmatisée, l’anonymat peut littéralement constituer une protection vitale.
Mais des recherches sur le cadrage médiatique montrent que la manière dont les noms – ou leur absence – sont mobilisés n’est pas neutre.
Lorsque la couverture médiatique s’attache à décrire l’auteur présumé comme une figure complexe – dotée d’un nom, d’une carrière et d’une trajectoire – tout en reléguant la personne agressée au statut abstrait de « victime » ou « d’accusatrice », le public tend davantage à éprouver de l’empathie pour le suspect et à scruter le comportement de la victime.
Dans des affaires très médiatisées, comme celle de Jeffrey Epstein, cette dynamique est exacerbée. Les hommes puissants qui leur sont associés sont nommés, leurs profils analysés et disséqués. Les survivantes, sauf lorsqu’elles parviennent elles-mêmes à se faire entendre, demeurent une entité indistincte, reléguée à l’arrière-plan. L’anonymat censé les protéger tend alors à lisser leurs expériences, réduisant des récits singuliers de manipulation, de coercition et de survie à une catégorie sans visage.
Cet effacement contribue à éclairer ce qui se joue aujourd’hui dans l’affaire Epstein. Le suspense médiatique ne réside pas tant dans la possibilité que d’autres victimes prennent la parole que dans les répercussions que ces témoignages pourraient avoir sur les hommes influents dont les noms seraient cités. Le cœur du récit s’est déplacé vers une question implicite : quels noms sont jugés dignes d’entrer dans l’espace médiatique – et lesquels restent en marge de l’histoire.
En anonymisant systématiquement les survivantes tout en traquant sans relâche une supposée liste de clients d’hommes puissants, les médias envoient, souvent malgré eux, un message clair sur les personnes qui comptent le plus.
Dans ce cadre, le scandale Epstein ne se concentre plus d’abord sur ce qui a été infligé pendant des années aux jeunes filles et aux jeunes femmes concernées, mais sur les membres de l’élite susceptibles d’être embarrassés, impliqués ou exposés publiquement.
Une approche journalistique véritablement centrée sur les survivantes partirait d’un autre ensemble de questions : quelles survivantes ont choisi de témoigner officiellement, et pour quelles raisons ? Comment les médias peuvent-ils respecter l’anonymat lorsqu’il est demandé, tout en continuant à restituer l’identité, la trajectoire et l’humanité des victimes ?
Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu éthique, mais aussi d’un choix éditorial. Il revient aux rédacteurs et aux journalistes de s’interroger sur ce qui fait réellement l’importance d’un article par exemple sur l’affaire Jeffrey Epstein : la révélation du prochain nom célèbre sur une liste ? ou le récit de la vie des personnes dont les abus ont précisément conféré à ces noms leur valeur médiatique ?
Stephanie A. (Sam) Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.12.2025 à 11:36
À l’heure où la Banque mondiale dresse un état des lieux 2025 de la tarification du carbone, une évaluation a posteriori du secteur électrique sur les trois périodes réglementaires du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne livre des résultats éclairants. S’il n’a pas eu d’effet net au démarrage, il a engendré ensuite des baisses d’émissions significatives et croissantes.
Depuis 2005, le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE) fait payer les émissions de gaz à effet de serre pour inciter à les réduire. C’est le premier grand marché du carbone multipays et un modèle que l’on observe désormais dans le monde entier.
Selon le rapport « État et tendances de la tarification du carbone 2025 » de la Banque mondiale, la tarification du carbone couvre aujourd’hui environ 28 % des émissions mondiales, avec 80 instruments en vigueur (taxes et marchés du carbone), générant depuis deux ans plus de 100 milliards de dollars de recettes publiques annuelles. À l’échelle mondiale, le secteur de l’électricité reste celui où la couverture par la tarification du carbone est la plus élevée : plus de la moitié de ses émissions sont déjà soumises à un prix du carbone.
Le rapport souligne également les tendances actuelles, comme l’extension des systèmes existants, mais également la montée en puissance des systèmes d’échange d’émissions (ETS) dans les grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Turquie). En Europe, la création d’un « ETS 2 » couvrira dès 2027 les carburants, les bâtiments et le transport routier.
D’où une question simple mais décisive pour les décideurs : que nous apprend une analyse ex post rigoureuse du SEQE-UE sur sa capacité réelle à réduire les émissions, au moins là où il compte le plus : la production d’électricité ?
Notre étude, parue récemment dans la revue Ecological Economics, évalue l’efficacité du SEQE-UE sur les émissions du secteur électrique au cours de ses trois premières périodes réglementaires complètes (2005–2020), à l’échelle des 24 États membres.
L’enjeu méthodologique est simple à formuler mais difficile à résoudre. En effet, nous n’avons accès qu’aux données historiques des émissions avec le SEQE en place, alors que pour mesurer son effet, il aurait fallu ce qu’elles auraient été sans celui-ci. Or, dans le secteur de l’électricité, beaucoup d’éléments évoluent en même temps : les politiques (soutien aux renouvelables, normes, etc.), la météo, la demande, les prix des énergies, etc.
Pour éviter une comparaison avec un « groupe témoin » arbitraire, nous avons construit un scénario de référence crédible. Il s’agit en pratique d’un « jumeau statistique interne » du secteur électrique européen, qui s’appuie uniquement sur des facteurs observables et non influencés par le SEQE. Par exemple : la température, le niveau de demande, la production éolienne/solaire, les indices internationaux des prix du pétrole, du gaz et du charbon.
Nous avons ensuite comparé les émissions historiques à celles prévues par ce scénario. L’écart entre les deux séries de données révèle l’effet du SEQE mois par mois et phase par phase.
Sur les trois phrases étudiées, nous observons des effets distincts.
La première, de 2005 à 2007, ne laisse pas voir d’effet statistiquement significatif sur les émissions du secteur électrique. Ce résultat s’explique notamment par une offre de quotas trop généreuse au démarrage, qui a affaibli le signal-prix.
Sur la deuxième phase, de 2008 à 2012, nous observons une réduction moyenne d’environ 12 % des émissions par rapport au scénario sans SEQE.
Enfin sur la phase de 2013 à 2020, la diminution constatée atteint environ 19 %. L’efficacité accrue coïncide avec des réformes de conception, en particulier l’abandon des allocations gratuites pour la production d’électricité et le resserrement du plafond.
En agrégeant la période 2005–2020 comme un seul et unique « choc politique », nous observons sur celle-ci une baisse significative (~15 %), cohérente avec l’analyse par phases.
Ces résultats tiennent compte des cycles économiques, contrôlent l’influence d’autres facteurs (comme les politiques nationales qui se superposent), et mettent ainsi en évidence qu’une fois ces éléments pris en considération, le marché du carbone a bien adhéré au système, et davantage au fur et à mesure qu’il est devenu plus exigeant.
L’électricité concentre à la fois des volumes d’émissions de gaz à effet de serre élevés et des interactions politiques qui compliquent l’évaluation de l’efficacité du marché carbone. Et cela, d’autant plus que la décarbonation de l’électricité démultiplie les effets en aval (industrie, mobilité) à mesure que l’économie s’électrifie – une dynamique soulignée par la Banque mondiale. C’est précisément pour cela que la robustesse de la méthodologie importe.
Ces enseignements dépassent largement l’Europe : alors que les grandes économies mettent en place ou renforcent leurs marchés carbone, la crédibilité du signal-prix et la qualité du cadre (plafond réellement contraignant, mécanismes anti-surallocation, mise aux enchères) apparaissent comme des conditions clés de réussite.
Notre lecture phase par phase souligne d’ailleurs que des réformes bien ciblées peuvent transformer un système initialement trop large en instrument efficace. À mesure que de nouveaux marchés émergent et s’interconnectent via des politiques comme les ajustements carbone aux frontières, ces repères peuvent guider les choix réglementaires.
Dans ce contexte d’extension rapide de la tarification du carbone – qui finance massivement la transition – de telles évaluations restent indispensables pour ancrer les prochaines étapes dans des preuves plutôt que des intentions.
L’Union européenne s’apprête en effet à étendre le principe du SEQE aux carburants des bâtiments et du transport routier à partir de 2027, dans une logique « amont » – c’est-à-dire en faisant porter l’obligation sur les fournisseurs de carburants, avant la consommation finale – déjà appliquée par certains systèmes d’échange de quotas carbone (Californie, Nouvelle-Zélande).
Notre étude complète les travaux réalisés sur d’autres secteurs et apporte une base empirique utile : évaluer après coup, secteur par secteur, ce qui fonctionne et pourquoi, reste la meilleure garantie d’un élargissement efficace et socialement acceptable des marchés du carbone.
Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.