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02.09.2024 à 10:00

Les silences de l’adolescence

Le premier roman d’Eliot Ruffel explore l’un des premiers temps de la vie, l’adolescence, cette période de transition où il est si difficile de trouver ses mots. Il se situe entièrement dans une station balnéaire, au bord de la Manche, jamais nommée – même si « la fête du hareng » et les galets de la plage rappellent Dieppe –, au cours d’un été caniculaire, où Max et Lou, les deux héros, vident des canettes de bière, la nuit, sur un bunker, pour oublier leur ennui : « Avec Max », raconte Lou, « on a décidé de vivre la nuit, de dormir le jour. Au petit matin, dans deux heures, j’irai me vautrer dans mon lit suffisamment imbibé pour m’éteindre jusqu’aux dernières lueurs du jour. On a pris le pli rapidement, celui du rythme inverse. Ma mère et les parents de Max ont réglé l’affaire en nous traitant de branleurs. On a pas bronché, branleurs ou pas, on a rien à faire pendant les vacances, à part en attendre la fin. » Pères et frères : des modèles défaillants Max est né dans cette ville où Lou s’est installé avec sa mère un an plus tôt. Du haut du bunker, ils regardent s’en aller les ferrys et se demandent ce qu’est devenu Yvan, le grand frère de Max, parti voir ailleurs pour échapper à une famille mortifère. Les pages qui décrivent les gestes gênés de Max pour dissimuler les bleus laissés par les coups de son père sur ses flancs, un soir de défaite de l’OM devant le PSG, comptent parmi les plus belles du roman. Les mères ont la plus belle part dans cet univers désolé, où elles sont encore capables de tendresse, malgré tout. L’écriture se fait acide pour décrire les rapports de classe dans cette ville balnéaire où les groupes se côtoient sans se parler : « Chacun a son bar ici, c’est comme une religion. Les connards en chino-bateau fraîchement débarqués de Paris se retrouvent au même bar que nos bobos. Mo l’épicier, non seulement il déteste le Russe sans l’avoir vu mais les bobos d’ici c’est encore autre chose. La plupart du temps, Mo les croise la nuit parce que la journée pour eux c’est Biocoop. » Écrire les silences Cette amitié s’inscrit au creux des silences des deux personnages, des jeux qu’ils inventent autour des mots et de tout ce qui ne tiendrait pas dans les mots précisément : « Des silences j’en ai connu un tas, mais avec Max, pas avec d’autres. Avec lui ça avait du sens que nos paroles ou nos silences en aient pas. Mais avec des inconnus ça change pas mal la donne, surtout que, depuis tout ça, j’ai commencé à en avoir peur des silences, au point que le moindre flottement me terrifie, au point de me mettre à chercher tout et n’importe quoi pour meubler. Un grand appartement témoin qu’on remplirait d’IKEA bien nul juste pour éviter que ça résonne trop fort. » Le lecteur sera surpris de certaines dissonances dans cette langue qui prend ses aises avec la syntaxe, mais qui se souvient que la locution conjonctive « après que » se construit avec l’indicatif… Peu importent ces détails dans le lissage de l’ensemble. À mesure que Lou fait entendre sa voix, il semble qu’Eliot Ruffel cherche sa voie dans l’écriture, et la trouve dans ce roman pudique de la fin de l’innocence et du temps pour rien.

29.08.2024 à 10:00

Mouloud Feraoun: littérature, anticolonialisme et quête d’émancipation

Figure majeure des lettres algériennes, instituteur humaniste et anticolonialiste de Kabylie, homme lucide sur les enjeux de son temps et critique intransigeant des dérives autoritaires du mouvement national algérien, le soixantième anniversaire de l’Indépendance algérienne coïncide avec celui de l’assassinat de Mouloud Feraoun par un commando de l’O.A.S au matin du 15 mars 1962 à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Loin des commémorations et discours officiels sur l’auteur du Fils du pauvre et son œuvre, Relire Feraoun. Entre lucidité, combat et engagement , paru sous la direction de Tassadit Yacine et Hervé Sanson aux éditions Koukou, est un livre collectif qui vient jeter un regard nouveau sur l’itinéraire tant littéraire que politique de cette grande voix native de Tizi Hibel. L’œuvre de ce témoin de l’ère coloniale, notamment son Journal. 1955-1962 (Seuil, 1962), donne l’occasion de repenser l’héritage de l’anticolonialisme et de l’émancipation politique et sociale dans les limites de la dignité humaine. Dans l’optique de redécouvrir les facettes oubliées de la vie et de l’œuvre du classique algérien de langue française qu’est Mouloud Feraoun, Hervé Sanson, docteur en littérature française, spécialiste des littératures francophones du Maghreb et membre associé à l’ITEM (CNRS), a accepté de répondre aux questions de Nonfiction .   Nonfiction : Pouvez-vous nous dire qui était Mouloud Feraoun ? Hervé Sanson : Mouloud Feraoun présente plusieurs facettes tout aussi importantes les unes que les autres : instituteur en premier lieu, pédagogue, formé à l’École Normale de Bouzareah, toute son existence a consisté à transmettre aux générations suivantes : tant son étude sur Si Mohand parue chez Minuit en 1960 que son recueil de courts récits intitulé Jours de Kabylie , mais aussi sa collection de manuels scolaires nommée L’Ami fidèle , attestent de ce souci pédagogique et de cette volonté de transmission. Mais Feraoun, c’est aussi un authentique humaniste, fidèle à certaines valeurs, qu’il entend ne jamais sacrifier aux contingences ou aux choix tactiques de l’heure. C’est enfin un grand écrivain : auteur du Fils du pauvre , classique de la littérature algérienne de langue française, il mérite d’être lu et relu, tant pour ses deux autres romans, La Terre et le sang , et Les Chemins qui montent – un pur chef-d’œuvre selon moi ! – que pour son Journal de guerre qui témoigne d’un souci de composition indéniable ainsi que de qualités d’écriture frappantes.   Votre livre invite à « relire Feraoun ». Qu’entendez-vous par cette expression ? N’a-t-on pas encore véritablement lu cet instituteur algérien de Kabylie ? On a bien évidemment produit des lectures de l’œuvre de Feraoun depuis soixante ans. Mais trop souvent ces lectures étaient réductrices ou falsificatrices : ou bien les approches littéraires exhaussaient le producteur d’un classique du roman autobiographique qu’est Le Fils du pauvre , reléguant par là même les deux autres romans, tout aussi aboutis et d’une grande richesse de contenu, au second plan ; ou bien l’homme et son parcours étaient attaqués, minorés, voire diffamés, au nom de lectures très orientées idéologiquement, faisant de Feraoun un « assimilé » au mieux, un « traître » dans le pire des cas. Or, Feraoun possédait parfaitement sa culture d’origine, à savoir la culture kabyle, et n’était pas plus « assimilé » que les autres écrivains francophones. On l’a très certainement dit car il était un fonctionnaire de l’Éducation Nationale française, mais il enseignait dans le bled, et n’avait d’autre objectif que d’assurer l’instruction et l’émancipation de ses petits élèves, de même origine que lui-même, afin de leur donner les outils pour se définir et se défendre. Il faut néanmoins préciser que certains travaux au début des années 2000, tels ceux de Robert Elbaz et Martine Matthieu-Job, rompaient avec ces lectures réductrices, analysant la complexité de l’écriture de Feraoun, complexité longtemps ignorée. Notre ouvrage, Relire Feraoun , entendait interroger des œuvres peu abordées jusque-là, tels Jours de Kabylie , ou Les Chemins qui montent , ou bien encore expliciter davantage le parcours intellectuel, engagé, de l’homme, documents à l’appui (correspondance de l’écrivain, rapports administratifs, rapports de l’Armée, journaux de l’époque, etc…). Il a tâché également de proposer des angles d’approche peu utilisés jusque-là à propos de l’œuvre de Feraoun : études de genres, génétique des textes…   Selon vous, qu’est-ce qui a fait de Mouloud Feraoun une cible pour les autorités coloniales ? Feraoun est l’écrivain, l’intellectuel, qui, durant la guerre de libération nationale, a été le plus pris entre deux feux, enserré dans un étau peu à peu ingérable. En tenaille entre des autorités coloniales lui demandant des gages de soutien jour après jour et une Armée de libération nationale (ALN) lui demandant les mêmes preuves d’engagement, il marchait sur un fil d’équilibriste continûment. Les pressions de plus en plus fortes exercées à son encontre, par des officiers français notamment, le conduiront à l’été 1957 à demander sa mutation et à quitter la Kabylie pour Alger où il croit alors trouver un refuge, ce qui ne sera nullement le cas, nous le savons. Les autorités coloniales devaient savoir que Feraoun soutenait le principe de l’indépendance de l’Algérie ; en outre, son honnêteté, sa droiture, le respect dont il jouissait parmi la population, sa remarquable maîtrise de la langue française, les relations importantes qu’il entretenait devenaient dangereuses à partir du moment où Feraoun ne soutenait pas l’Algérie française. N’oublions pas en outre qu’il était également, pour l’armée française, un témoin gênant des exactions commises en Kabylie, et qu’il pouvait précisément témoigner à un moment donné de ce qu’il avait vu ou de ce qu’on lui avait rapporté.   Que pouvez-vous nous dire à propos des dimensions littéraires, humanistes, anticoloniales et pluralistes du Journal de Mouloud Feraoun, cet écrit historique qu’il considérait comme « une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd », celui de la guerre de Libération algérienne ? Le Journal de Feraoun est le seul journal tenu en période de guerre par un Algérien et ce, sur la durée entière de la guerre (de novembre 1955 au 14 mars 1962, la veille de son assassinat). J’ajouterai : le seul journal tenu par un Algérien vivant directement le quotidien de la guerre, d’abord dans le bled kabyle, puis à Alger. Feraoun avait pleine conscience du danger qu’il encourait à produire un tel document : il cachait régulièrement les cahiers d’écolier qu’il remplissait de son écriture soignée et serrée, parmi les cahiers de ses élèves, pour le cas où il aurait été confronté à une perquisition soudaine de l’armée française. Ce Journal possède une valeur incommensurable pour plusieurs raisons : il rapporte des scènes d’exactions commises par l’Armée française – mais aussi parfois par les maquisards algériens – qu’il est le seul à pouvoir rapporter ainsi par écrit. De plus, Feraoun a le sens de la description, de l’image, et son art du récit, couplé à son sens du dialogue, produisent une forte impression sur l’esprit du lecteur. Il interroge également à partir des anecdotes, des événements relatés, un certain nombre de problématiques essentielles : le rapport à la violence, sa légitimité ou son illégitimité, la question du statut des femmes en période de conflit, le viol utilisé comme arme de guerre, etc. Feraoun interroge : « La fin justifie-t-elle les moyens ? » Et il répond : pas à n’importe quel prix. Enfin, les qualités d’écriture de ce journal, ainsi que le relais entre différents points de vue sur l’événement, en faisant une polyphonie ouverte, le montage entre différents types de textes (récit, coupure de presse, dialogue, essai, méditation de type philosophique…), forgent la singularité de ce témoignage, qui n’est donc pas un simple témoignage.   Mouloud Feraoun n’a jamais été adepte d’un nationalisme étroit, chauvin et essentialiste. S’il était incontestablement anticolonialiste par sa plume et ses actes, par son métier d’instituteur et son engagement dans la direction des Centres Sociaux avec Germaine Tillion, il a toujours été lucide et critique vis-à-vis des dérives autoritaires qu’il voyait au sein du mouvement national algérien, notamment sur les questions du pluralisme démocratique et de la violence. Est-ce pour cette raison qu’il a été considéré comme un « acculturé », un « tiède », voire un « traître », par certains politiques, universitaires et intellectuels en Algérie ? Vous avez effectivement formulé les termes de la question et livré des éléments de réponse. Toute révolution – et toute guerre d’émancipation nationale – établit deux camps tranchés, résolument antagonistes, et ne peut souffrir les modérés, les partisans du dialogue. Bien que favorable à l’indépendance, sans équivoque possible, Feraoun était un produit de l’école républicaine française – celle de la III e République – héritière des Lumières et de l’esprit cartésien. Ainsi, au nom des principes républicains et des idéaux de la Révolution française, Feraoun ne peut que soutenir l’indépendance de l’Algérie et le droit du peuple algérien à disposer librement de son destin, mais au nom de l’esprit critique acquis et de la défense « pure » des idéaux dont nous parlions, il ne peut taire dans son Journal les dérives, les abus – déjà – du FLN et de l’ALN. C’est cette critique raisonnée de certaines méthodes qu’il désapprouvait qui l’a fait condamner à une certaine époque, alors qu’un soutien plein et entier était attendu de tout militant pour l’indépendance. Feraoun préservait ainsi le droit pour l’intellectuel à exercer son sens critique, à questionner et à réfuter toute vérité dogmatique. Un positionnement difficilement audible durant les années de guerre, puis durant les premières années de l’indépendance, alors que la nation est en train de se construire. Il est certainement plus aisé aujourd’hui de mesurer et de comprendre la complexité d’un homme tel que Feraoun.   Quelles sont les singularités de l’esthétique feraounienne ? On a longtemps catégorisé l’écriture de Feraoun comme une écriture « scolaire », accessible, transparente. Ce qui était le résultat d’une lecture au premier degré. Or, l’écriture de Feraoun est le fruit d’une élaboration lente et concertée : les multiples cahiers d’écolier contenant les différentes versions de chacune de ses œuvres – détenus par la Fondation Feraoun sise à Alger – montrent cette maturation de l’œuvre. L’esthétique feraounienne est composée à la fois d’un souci de structuration pour chacun de ses romans : Feraoun subvertit subtilement le genre romanesque dans chaque opus. L’ironie qui traverse son écriture, le feuilleté des voix et des points de vue orchestrant la narration, le sens de la description par lequel l’écrivain déplace les schèmes de représentation établis par la littérature coloniale, tout cela fonde l’originalité de son écriture, faussement simple par conséquent.   Pour le lecteur qui n’aurait pas encore lu Mouloud Feraoun, quels livres lui conseillerez-vous ? Je conseillerais deux œuvres pour aborder deux aspects de sa personnalité littéraire. Tout d’abord, pour découvrir le merveilleux conteur qu’est Feraoun, on peut lire Jours de Kabylie , un ensemble de récits brefs donnant à voir une Kabylie savoureuse et inattendue. Mais pour connaître le témoin indépassable qu’il est et demeurera quant à la société de son temps, il faut lire le Journal 1955-1962 dont j’ai souligné l’intérêt pluriel. Bien évidemment, commencer par ce classique qu’est Le Fils du pauvre est aussi tout à fait indiqué.  

26.08.2024 à 10:00

Ce que l'IA fait au travail

L’excellente revue de la CFDT Cadres consacre, dans son numéro de juillet , un dossier à l’intelligence artificielle et à ses conséquences sur le travail. Dominique Desbois se demande dans un article ce que l’IA fait au travail humain. Si l’arrivée de l’IA générative fait craindre de nouvelles disparitions d’emplois liées à l’automatisation et à la transition numérique, les études sur des exemples de mise en application de systèmes d’intelligence artificielle (SIA) montrent surtout les transformations négatives du travail humain. Ces observations plaident pour une intégration des SIA en tenant compte du travail réel et en associant les utilisateurs à leur conception et évolution. Le lecteur intéressé pourra se reporter également à l' étude que vient de faire paraître l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) sur le sujet. Le sociologue du travail Romain Bertrand exprime une position très hostile au modèle de société promu par les entrepreneurs de l’IA. Il décrit une vie sans contacts humains, parfois considérés comme des « temps morts », où le travail risque d’être vidé de tout sens. Plusieurs auteurs de ce dossier insistent sur la nécessité d’associer les travailleurs et leurs représentants au déploiement des outils d’IA. Ils soulignent également que ces évolutions questionnent le rôle des cadres, à la fois parce qu’ils sont responsables de leur mise en œuvre opérationnelle, mais aussi parce qu’ils sont directement touchés par les changements qu’elles induisent, peut-être plus que les autres salariés. Pour que les entreprises françaises puissent tirer le meilleur parti de cette nouvelle étape de la transition numérique et rattraper leur retard, un dialogue social sur l’IA est indispensable. Cependant, ce dialogue peine encore à se mettre en place, malgré l’existence de deux accords-cadres européens sur la transformation numérique, des entreprises d'une part et des administrations d'autre part, qui restent, pour l’heure, lettres mortes ou presque dans l'Hexagone. On peut penser que cela est en partie dû à la faiblesse des négociations sur l’organisation et les conditions de travail, ainsi qu’aux fortes réticences des directions d’entreprise sur le sujet. Vincent Mandinaud , qui travaille à l'Agence nationale pour les conditions de travail (Anact), avance également, comme autre raison, que la conception du rapport à la technique et aux technologies accorde trop peu de place à la dimension sociopolitique. Certaines collectivités pourtant, comme la métropole de Brest ou la région Occitanie, confrontées au même problème, ont réussi à instaurer un dialogue social inclusif et des mesures de prévention des risques liés au numérique, comme l'illustrent deux autres contributions du dossier. Les entreprises pourraient s’en inspirer. Le dossier manque d'exemples concrets d'application des SIA et distingue encore insuffisamment les questions que posent l'IA générative (et les grands modèles de langage) et la transformation numérique en général. Le développement très rapide de ses usages, parallèlement à l'entrée en application du règlement européen sur l'IA , devrait inciter à s'y pencher plus en détail, peut-être dans d'autres livraisons de la revue.

09.08.2024 à 19:00

Peindre caché dans le Lot pendant l’Occupation

Du 8 juin au 29 décembre 2024, au Musée Henri Martin, à Cahors, une exposition passionnante réunit sept peintres qui ont vécu et travaillé dans le petit village tout proche de Marminiac. Priscilla Fougères, commissaire de l’exposition, et Cécile Léon, petite-fille du peintre Jean Léon, présentent dans quatre salles du Musée récemment rénové des œuvres, des photos, des documents, des lettres de Roger Bissière, Charlotte Henschel, Jean Léon, Walter LeWino, Alfred Manessier, François Rylsky et Nicolas Wacker. Céret, Cassis, Saint-Rémy, Aix-en-Provence, Pont-Aven, Auvers-sur-Oise, Barbizon sont réputés être des hauts lieux de la peinture. Peu nombreux sont ceux qui connaissaient ce village du Quercy où, dans les années 1930, quelques peintres de Montparnasse venaient travailler l’été à Boissièrette à l’invitation de Roger Bissière, représentant de la Seconde École de Paris, qui y possédait une vaste maison et une chapelle à l’orée d’une forêt de chênes. Cela dit, le département du Lot avait aussi séduit André Breton à Saint-Cirq-la Popie. Ossip Zadkine et son épouse, le peintre Valentine Prax, avaient acheté une maison noble dans le village des Arques, et installé un atelier dans une vaste grange. Proche d’André Malraux, Zadkine avait attiré son attention sur la belle église romane en triste état ; elle fut restaurée. Un Christ en bois d’ormeau dans la nef, et une piéta, dans la crypte, y sont exposés de façon permanente, tandis qu’autour du joli Musée qui abrite ses œuvres, quelques grandes sculptures en bronze sont installées dans son environnement immédiat. A Montparnasse, Zadkine avait probablement croisé les peintres qui travaillaient sur le motif pendant l’été à Marminiac, situé à une dizaine de kilomètres des Arques. Se rencontraient-ils ?   Bissière et la Seconde École de Paris Des artistes venus du monde entier rejoignirent l’Académie Ranson dont Bissière dirigeait l’atelier de peinture. Charlotte Henschel et Nicolas Wacker, puis Alfred Manessier, lorsque Bissière ouvrit en outre l’atelier de fresque en 1934. A Boissièrette, Léon et LeWino y furent bientôt rejoints par Rylsky. Ils exposent ensemble sous la bannière Témoignage, le groupe formé à Lyon, en 1936 par Marcel Michaud. Roger Bissière (1886-1964) avait étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux, puis de Paris. Critique d’art et journaliste, il y vécut de 1910 à 1920. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il résida à Boissièrette. Il dût se consacrer aux travaux agricoles pour survivre. De retour à Paris en 1945, il recommença à peindre dans un langage pictural nouveau. Ses œuvres exposées dans les galeries parisiennes, furent l’objet de rétrospectives dans plusieurs musées européens. Il reçut le Grand prix national des arts en 1952 et une mention d’honneur lors de la Biennale de Venise en 1964, année de sa mort.   Boissièrette refuge pour les artistes persécutés Certains amis de Bissière se trouvaient déjà dans le Lot, quand la guerre éclata en septembre 1939, tandis que d’autres furent mobilisés, ou internés dans des camps de concentration français. Il n’y en avait pas moins de 200 en France. Boissièrette devint alors un refuge pour ces sept peintres « ressortissants de puissances ennemies », ou Juifs, victimes des lois « raciales » promulguées par le gouvernement de Vichy. Les ressortissants allemands ou autrichiens fuyant l’Allemagne nazie, étaient systématiquement arrêtés, tout comme les Juifs. Jusqu’en 1942, les hameaux de Benauge, les Rigals, Boissièrette, situés dans la zone non occupée, furent à l’abri des rafles. Mais le 11 novembre 1942, la « zone libre » fut envahie, et toute la France occupée par la Wehrmacht. LeWino, né à Londres en 1887, avait acheté une maison à Benauge, en 1925. Il vécut sous la protection de Roger Bissière à partir de 1940, après avoir échoué à rejoindre l’Angleterre. En 1943, ce dernier le dissuada de se rendre à une convocation de la Kommandantur de Cahors. Il le cacha dans son atelier jusqu’à la Libération. A quelques kilomètres de Marminiac, la promulgation du 3 octobre 1940 de la loi portant statut des Juifs contraignit Zadkine, victime d’une dénonciation, à fuir le Lot. Il réussit à gagner les États-Unis grâce au journaliste américain Varian Fry qui, à Marseille, en peu de mois, sauva 2 500 Juifs et intellectuels antinazis en leur procurant un sauf-conduit pour quitter la France. Charlotte Henschel (1892-1985) avait le malheur d’être à la fois juive et allemande. Née à Breslau, aujourd’hui Wroclaw, en Pologne, elle avait étudié aux Beaux-Arts de Breslau, puis de Berlin. Elle arriva à Paris en 1926 et s’inscrivit à l’Académie Ranson. Dans la tourmente de la débâcle et de l’Occupation, Charlotte Henschel eut beaucoup de chance. Deux fois assignée à résidence, d’abord en tant qu’Allemande, puis en tant que Juive, elle fut internée au camp de triage de Puy-L’Évêque, puis aux Dames Noires à Cahors. Transférée au camp de Gurs, elle fut libérée grâce à l’entremise de Bissière. De retour au hameau des Rigals, fichée et assignée à résidence, elle s’installa dans une maisonnette d’une seule pièce, sans chauffage ni électricité, non loin de celle où s’était réfugié Alfred Manessier et de son épouse Thérèse. Ils y demeurèrent jusqu’au printemps 1941, puis retournèrent à Paris à l’appel de Bazaine. Alfred Manessier devint célèbre au lendemain de la guerre, et de nombreux prix internationaux couronnèrent son œuvre, dont le Grand prix de peinture de la Biennale de Venise en 1962. Charlotte Henschel recommença à peindre après la guerre. Elle partageait son temps entre les Rigals et Paris. Elle exposa dans les galeries parisiennes et lyonnaises, ainsi que dans plusieurs musées en France et en Allemagne. Elle a légué des œuvres à la ville de Cahors. Un fonds Charlotte Henschel a été récemment créé au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme et, cette année, à l’occasion de cette exposition, un important catalogue dû à la plume de Priscilla Fougères a été publié conjointement par le MAHJ et le Musée Henri Martin. François Scibor- Rylsky (1901-1970), dit Ahü, puis Rylsky, acheta une maison aux Rigals en 1930. Il étudia la peinture aux Beaux-Arts de Paris, également l’architecture. Fait prisonnier, il fut libéré en 1941 et retrouva son poste de direction artistique des grands magasins Aux Trois Quartiers. Proche de Bazaine et de Manessier, il s’engagea dans l’art sacré. A partir de 1948, il exposa à la Galerie Jeanne Bucher. Nicolas Wacker (1897-1957) est né à Kiev, alors située dans l’Empire russe. Après la révolution d’Octobre, il réussit à quitter l’URSS porteur de faux papiers allemands. Il arrive à Berlin où il étudie les arts appliqués, la peinture et la philosophie. Il rencontre Charlotte Henschel dans l’atelier de Karl Hofer et la rejoint à Paris. Il devient l’assistant de Bissière à l’Académie Ranson. Considéré comme allemand à cause de ses faux papiers, il est arrêté et interné à plusieurs reprises. Ayant réussi à prouver sa nationalité russe, il est libéré en novembre 1942 et accueilli avec sa compagne Madeleine par Bissière, à Boissièrette. Un an plus tard, il s’installe dans le hameau des Cazettes et construit des métiers à tisser. Il recommence à peindre en 1961, lors d’un séjour au sanatorium de Montfaucon, dans le Lot.   Survivre à Boissièrette pendant l’Occupation Les tickets d’alimentation ne suffisaient pas ; il fallait trouver de quoi subsister. Bissière renonça à son art pour fabriquer du charbon de bois destiné au gazogène. Les peintres, installés dans des maisons primitives, et dans une grande pauvreté, se consacraient aux travaux agricoles avec la complicité d’Antonin et Pélagie Bargues (qui cachèrent une petite fille juive de six ans parmi leurs huit enfants, et furent nommés Justes parmi les Nations par l’Institut Yad Vashem en 1999) et du maire Molinié, qui alloua des tickets d’alimentation pour deux à Walter LeWino et son épouse Albertine. Charlotte Henschel se voit dévolu la tâche de bergère. « Charlotte est préposée à la garde des moutons, mais j’ai l’impression que c’est plutôt les brebis qui la gardent ; elle court derrière elles affolée, et en a toujours perdu une partie. », se souvient un de ses amis. Roger Bissière revint à Paris en 1945 et recommença à peindre dans un langage pictural nouveau. Ses œuvres furent exposées dans les galeries parisiennes, et fut l’objet de rétrospectives dans des musées européens. Il reçut le Grand prix national des arts en 1952 et une mention d’honneur lors de la Biennale de Venise en 1964, année de sa mort. Jean Léon (1893-1985), ami de Bissière, l’artiste passionnant présenté dans cette exposition, découvre le Lot et y achète la maison des Rigals en 1928. Il s’y réfugie en 1939, puis rejoint la Résistance au sein des FFI au maquis de Plattu. Il avait étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux dans la classe de peinture décorative de Gustave Lauriol (1842-1916) et Jean Artus (1868-1931), peintres décorateurs du Grand Théâtre de Bordeaux, avant de passer un an « en sculpture » chez Gaston Leroux (1854-1942), statuaire officiel de la ville, et enfin ses deux dernières années en peinture d’histoire chez Paul Quinsac (1858-1929) qui formait les futurs prix de Rome. Au début de la Première Guerre mondiale, il devance l’appel sous les drapeaux, s’engage et est blessé au Chemin des Dames. Après avoir passé neuf mois à l’hôpital, il est renvoyé au front, fait prisonnier sur le champ de bataille de la bataille de Verdun, puis interné au camp de Friedrichsfeld en Rhénanie, d’avril 1916 à janvier 1919. Il a vingt-six ans lorsqu’il est démobilisé, au mois de septembre 1919. A Paris, il vit avec sa compagne Laure Boffard-Coquat, alias Lolotte, alias Sibille, qui anime un atelier de tissage fréquenté par Bissière, LeWino, Aronson et le modèle Kiki de Montparnasse. Jean Léon, décorateur et graphiste, crée de superbes vases et une assiette à la Poterie d’art de Ciboure. Mauboussin, Isabey, Siégel figurent parmi ses clients. Éclectique, Léon s’intéresse aussi aux inventions modernes pour l’exposition L’Art et la Science, au Palais de la découverte. Inventeur, avec son frère Joseph qui est ingénieur, il travaille à la sonorisation des salles de cinéma, et crée un système d’enregistrement sonore portatif, le MonoblocVV3. En 1948, Joseph Léon est nommé directeur général de Multimoteur devenu Elipson, en 1951. Jean travaille à ses côtés pour le dessin et la conception des modèles en plâtre, ainsi que pour les essais acoustiques. Au lendemain de la guerre, Jean Léon apprend que sa sœur Sarah, dite Lollyse, dont il était très proche, a été déportée depuis le camp de Drancy et assassinée, au mois de mars 1943, au camp d’extermination de Sobibor. Cette mort atroce le plonge dans une profonde tristesse. Il peine à se remettre au travail. En 1945, il épouse Marie-Antoinette Meynard, dite Mimi, institutrice à Salviac. Convaincu d’exposer par le critique Jean Bouret, il présentera ses œuvres dans trois galeries parisiennes, au début des années 1960. Voici ce qu’écrit ce dernier dans sa préface pour l’exposition « Jean Léon : Refuge des forêts », galerie Jeanne Castel, 1961. Jean Léon est mort en 1985, à l’âge de 91 ans, les pinceaux à la main. Sa tombe se trouve dans le petit cimetière de Boissièrette.

15.07.2024 à 09:00

Bel été et à bientôt sur Nonfiction !

Merci pour votre fidélité tout au long de l'année. Nonfiction prend ses quartiers d'été et marque une pause dans ses publications de nouveaux articles jusqu'au 26 août. En attendant, vous retrouverez sur notre site une sélection d'articles issus de nos archives.
Texte intégral (2088 mots)

Merci pour votre fidélité tout au long de l'année. Nonfiction prend ses quartiers d'été et marque une pause dans ses publications de nouveaux articles jusqu'au 26 août.

En attendant, vous retrouverez sur notre site une sélection d'articles issus de nos archives.

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