19.12.2025 à 12:57
Libération massive de prisonniers politiques au Bélarus : le deal de Loukachenko avec Washington
Texte intégral (3323 mots)
Plus de mille prisonniers politiques croupissent toujours dans les geôles d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir sans discontinuer depuis 1994. Mais 123 d’entre eux, dont de nombreux responsables d’opposition de premier plan, viennent d’être libérés, en contrepartie de la levée de certaines sanctions américaines. Un « deal » qui s’inscrit dans le contexte plus large de l’implication de Minsk aux côtés de Moscou face à l’Ukraine.
La libération de 123 prisonniers politiques, le 13 décembre 2025, constitue un événement majeur pour le Bélarus, par son ampleur, par la notoriété de plusieurs détenus concernés, mais aussi par le contexte : cette vague s’inscrit dans une séquence de négociations et de marchandage diplomatique entre l’administration Trump et le régime d’Alexandre Loukachenko.
Selon Viasna, principale ONG bélarusse de défense des droits humains, il restait encore 1 110 prisonniers politiques au 15 décembre 2025. Depuis 2020 et la répression massive du mouvement de contestation né pour dénoncer le trucage par Alexandre Loukachenko de l’élection présidentielle tenue le 9 août de cette année-là, qui lui avait permis d’obtenir un sixième mandat consécutif, 4 288 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme pour des raisons politiques.
Une répression née en 2020 et devenue structurelle
En 2020, les arrestations ciblées avaient débuté dès le printemps, pendant la période préélectorale, dans une logique préventive visant à neutraliser des adversaires jugés dangereux – comme Viktor Babaryko ou Sergueï Tikhanovski, condamnés à respectivement 14 et 18 ans de prison en 2021.
Le pic correspond toutefois à l’après-élection présidentielle du 9 août 2020, période marquée par une mobilisation durable contre Alexandre Loukachenko, officiellement déclaré vainqueur – malgré les multiples preuves de fraude massive – avec 80 % des voix face à Svetlana Tikhanovskaïa, épouse de Sergueï et soutenue par l’ensemble de l’opposition démocratique.
Durant plusieurs mois, l’objectif du pouvoir est clair : étouffer une contestation perçue comme une menace pour la survie du régime. Arrestations, violences, condamnations : l’appareil coercitif est mobilisé pour briser la dynamique de rue et dissuader toute possibilité de protestation. Les années suivantes, la répression se poursuit, mais de manière plus diffuse : l’arbitraire et l’intimidation deviennent des instruments de contrôle, destinés à empêcher toute remobilisation.
Cette répression marque un durcissement du régime autoritaire bélarusse, qui se traduit également dans les modifications législatives : les infractions existantes voient leur définition élargie, et de nouvelles sont incluses dans le code pénal ; les peines sont alourdies ; des restrictions administratives et des outils de « labellisation » (extrémisme, terrorisme) permettant de criminaliser des actes ordinaires (reposts sur Internet, dons à des organisations indésirables, etc.) sont mis en place.
La répression ne vise plus seulement les personnes arrêtées à l’intérieur du pays. Depuis juillet 2022, une procédure pénale spéciale permet de juger un accusé en son absence, notamment lorsqu’il vit à l’étranger. Les procès par contumace deviennent ainsi un outil majeur de répression transnationale contre l’opposition en exil (responsables politiques, journalistes, activistes, chercheurs).
Dans ce cadre, 18 personnes – dont Svetlana Tikhanovskaïa (pour 14 ans) et son allié Pavel Latouchko (18 ans) – sont condamnées en 2023, et 114 autres en 2024.
Des libérations sous contrôle : de la mise en scène intérieure au marchandage externe
Les premières libérations significatives interviennent en 2023, avec un objectif d’abord tourné vers le public intérieur : montrer la « magnanimité » du bat’ka (« petit père », surnom de Loukachenko promu par la propagande), à l’égard de ceux qui acceptent de « se repentir ». Le régime met en scène ces séquences de manière spectaculaire, comme une véritable pédagogie de la soumission.
La libération, le 22 mai 2023, de Roman Protassevitch, qui avait été arrêté après l’atterrissage forcé d’un vol Ryanair en 2021, illustre cette logique : le détenu libéré a offert, face caméra, un récit de repentance, largement médiatisé, voué à servir d’exemple à tous ceux qui seraient tentés de se rebeller contre le régime.
Dans le même esprit, une « commission de retour » a été créée par le décret présidentiel n° 25 du 6 février 2023. Elle ne correspond pas à une commission de grâce au sens strict : il s’agit d’une structure interinstitutionnelle destinée à traiter les demandes des Bélarusses vivant à l’étranger (un demi-million de personnes ont émigré depuis 2020) et souhaitant rentrer, en particulier ceux qui reconnaissent avoir commis des infractions et demandent pardon. Parallèlement, des détenus arrêtés lors des manifestations commencent à être libérés progressivement, notamment parce qu’ils arrivent au terme de leur peine (plus de 50 libérations en septembre 2023).
En 2024, les libérations prennent la forme de « vagues de grâce » associées à des moments symboliques (commémorations du 9 mai, événements politiques). L’année 2024 consacre aussi une consolidation institutionnelle après la réforme constitutionnelle adoptée par référendum le 27 février 2022.
Dans une apparente normalité, un nouveau cycle électoral s’ouvre le 25 février 2024, par un « jour de vote unique » qui combine élections législatives (110 députés) et municipales (plus de 12 000 sièges). Les scrutins offrent une large victoire aux forces pro-gouvernementales, en particulier à Belaïa Rous’. Puis, les 24–25 avril 2024, la première réunion de l’Assemblée populaire pan-bélarusse (Vsebelorusskoe narodnoe sobranie, VNS), élevée au rang d’organe constitutionnel, se conclut par la désignation de Loukachenko à la tête de son présidium. Le 26 janvier 2025, l’élection présidentielle entérine sa reconduction pour un septième mandat, avec un score officiel proche de 87 % et une participation dépassant les 85 %.
En 2025, la logique change : les libérations s’inscrivent davantage dans une stratégie de marchandage externe, principalement avec l’administration de Washington, et traduisent la volonté de Minsk de tester une normalisation des relations avec les pays occidentaux sans susciter la désapprobation de Moscou.
Après la visite, le 12 février 2025, du diplomate américain Christopher Smith (chargé du dossier bélarusse au Département d’État), trois détenus sont libérés le même jour (dont un citoyen des États-Unis) et transférés vers la Lituanie. La visite de l’envoyé spécial Keith Kellogg, accompagné de son adjoint John Cole et de Christopher Smith, les 20–21 juin 2025, est suivie par la libération de 14 prisonniers, dont Sergueï Tikhanovski (époux de Svetlana Tikhanovskaïa).
Les 10–11 septembre 2025, une nouvelle visite permet la libération négociée de 52 prisonniers, transférés vers la Lituanie, en échange d’un assouplissement des sanctions américaines, notamment visant la compagnie aérienne Belavia. On note également la présence de militaires américains comme observateurs lors des exercices militaires russo-bélarusses Zapad-2025, organisés près de Borisov.
Finalement, le 12 décembre 2025, le retour de John Cole à Minsk se solde par la libération de 123 personnes, dont Ales Bialiatski (prix Nobel 2022, fondateur de Viasna), Viktor Babaryko, ou encore les éminents représentants de l’opposition Maria Kolesnikova et Maxim Znak.
Cent quatorze d’entre eux sont ensuite transférés vers l’Ukraine et reçus par le président Volodymyr Zelensky le 13 décembre.
Cette libération s’est faite en échange d’une levée des sanctions américaines sur la potasse. John Cole s’est dit confiant quant à la libération de milliers de prisonniers politiques restants dans les mois à venir.
Le troc libérations/sanctions : un mécanisme déjà éprouvé avec l’UE
Ce mécanisme n’est pas nouveau. Après l’élection du 19 décembre 2010, plus de 700 personnes avaient été arrêtées lors de la répression d’une manifestation de contestation, dont plusieurs candidats. Par la suite, au moins 40 avaient été condamnées à des peines de prison ferme. Elles seront libérées entre 2011 et 2015 via la grâce présidentielle, généralement à condition de reconnaître les faits, demander la grâce et promettre de cesser toute activité politique.
Après la répression de 2010–2011, l’UE lie explicitement toute amélioration durable des relations avec Minsk à des progrès en matière de droits fondamentaux – au premier rang desquels figure la libération des prisonniers politiques. Ces libérations conduisent à un assouplissement des sanctions de l’UE, puis à une relance à partir de 2015 d’une coopération (Partenariat oriental, discussions sur facilitation des visas et réadmission, etc.).
Plusieurs analyses soulignent toutefois qu’à l’époque l’UE privilégie une logique de stabilité régionale plutôt qu’un changement structurel du régime bélarusse.
Le retour américain : dividendes diplomatiques rapides et divers gains pour Minsk
Cette fois, ce n’est pas Bruxelles, mais Washington qui prend l’initiative. Ses démarches s’inscrivent dans un cadre plus large – celui des discussions autour d’un règlement de la guerre en Ukraine –, mais elles produisent des résultats rapides.
D’un côté, l’administration Trump peut revendiquer des « dividendes » visibles : des libérations, médiatisées, présentées comme des avancées en matière de droits humains. De l’autre, Loukachenko remporte une victoire diplomatique : l’accueil de délégations américaines le repositionne comme interlocuteur « fréquentable » et contribue à sa légitimation internationale après des années d’ostracisation.
Minsk gagne aussi sur le terrain économique, tant la potasse occupe une place structurante dans l’économie bélarusse. Pour rappel, le chlorure de potassium entre dans les engrais « potassiques » largement utilisés en agriculture. Sa disponibilité et ses prix ont une répercussion directe sur les coûts des produits agricoles au niveau mondial. Il est également utilisé en industrie chimique, notamment dans la fabrication de savons/détergents, et de manière plus marginale dans l’industrie alimentaire comme substitut de sel ou additif. En 2019, Belaruskaliï (monopole d’État) représentait près de 20 % de la production mondiale de potasse, environ 4 % du PIB et 7 % des exportations bélarusses, constituant une source majeure de recettes fiscales et de devises, aux côtés de la transformation du pétrole russe.
Les sanctions américaines (août 2021), puis européennes (2022), ont entraîné une chute importante de la production, une réorientation des exportations vers la Russie et la Chine à partir de 2023 et une pression sur les prix. En ce sens, la levée des sanctions sur la potasse peut améliorer les finances publiques et desserrer la dépendance accrue de Minsk vis-à-vis de Moscou.
La coopération américaine avec Minsk a déjà été perçue comme un moyen d’éloigner le Bélarus de la Russie. Durant le premier mandat Trump, la visite à Minsk de Mike Pompeo, alors secrétaire d’État, le 1er février 2020, s’inscrivait dans une tentative de normalisation après des années de gel diplomatique. Elle était intervenue à un moment de tensions entre Minsk et Moscou, notamment autour de l’énergie. Pompeo avait alors annoncé que les producteurs américains seraient prêts à fournir au Bélarus jusqu’à 100 % de ses besoins en pétrole à des prix « compétitifs », ce qui avait irrité la Russie. Ce rapprochement Washington-Minsk avait été mis à l’arrêt à partir de la répression à grande échelle déclenchée par Loukachenko à partir d’août 2020.
Une fracture possible entre Washington et Bruxelles ?
Commentant la levée partielle de sanctions, la cheffe de l’opposition en exil Svetlana Tikhanovskaïa a déclaré :
« Les sanctions américaines visent des personnes. Les sanctions européennes visent un changement systémique : mettre fin à la guerre, permettre une transition démocratique et garantir que les responsables rendent des comptes. Ces approches ne sont pas contradictoires ; elles se complètent mutuellement. »
Jusqu’ici, les positions américaine et européenne étaient globalement alignées (non-reconnaissance de la légitimité de Loukachenko, sanctions, soutien à l’opposition). Les initiatives de l’administration Trump ouvrent néanmoins une brèche : si Washington assouplit sa posture, combien de temps les Européens pourront-ils maintenir une ligne ferme – sanctions, soutien à l’opposition, refus de légitimation – dans un climat transatlantique plus incertain ?
Les responsables européens ont salué les libérations et la médiation américaine, tout en réaffirmant que les sanctions de l’UE relèvent de décisions européennes et qu’elles restent en place au regard des objectifs stratégiques de l’Union. Par ailleurs, d’après les informations publiques disponibles, l’UE ne semble pas avoir été associée aux négociations elles-mêmes ; elle aurait plutôt été informée et consultée en aval, notamment pour organiser l’accueil des personnes libérées.
De son côté, Loukachenko s’est empressé de dissiper tout doute quant à sa fidélité vis-à-vis de Moscou. Il a insisté publiquement sur le fait qu’un « gros deal » avec Washington ne se ferait « pas aux dépens de la Russie » et qu’il est « en plein accord » avec Vladimir Poutine. En l’absence de commentaire officiel du Kremlin, on peut supposer que les dirigeants russes ont été informés des négociations.
Quel impact sur le régime et sur l’opposition en exil ?
La rapidité des libérations interroge sur la perception que le régime a de l’opposition. Loukachenko semble suffisamment assuré de la solidité du système pour ne plus craindre une déstabilisation intérieure. À ses yeux, l’opposition en exil serait marginalisée, sans relais dans la société, et divisée par des rivalités internes. Le pouvoir n’a jamais cherché à emprisonner tous ses opposants : il leur a souvent laissé la possibilité de quitter le pays – ou l’a imposée (Maria Kolesnikova avait été emprisonnée après avoir déchiré son passeport à la frontière afin d’éviter une expulsion).
L’opposition s’est reconstituée à l’étranger, notamment entre Vilnius et Varsovie, avec des structures quasi gouvernementales : le bureau de Sviatlana Tikhanovskaïa, à la fois plate-forme de coordination des forces démocratiques, vitrine internationale et point de contact institutionnel ; le Cabinet transitoire unifié, conçu comme un « gouvernement en exil » préparant une éventuelle transition ; le Conseil de coordination, pensé comme une alternative au Parlement, malgré la difficulté à maintenir un lien organique avec la société restée au pays, comme l’a montré la faible mobilisation lors des élections qu’il a organisées en mai 2024. Dans ce contexte, l’action de l’opposition en exil se concentre sur le lobbying pour maintenir ou durcir les sanctions, la documentation des violations des droits humains et la préparation de scénarios de transition. Sa capacité à peser sur l’intérieur demeure limitée, faute de relais organisés et face au coût très élevé de l’engagement politique au Bélarus.
On peut toutefois se demander si Loukachenko n’est pas aveuglé par son opportunisme de court terme et s’il ne sous-estime pas les risques à long terme de ces libérations qui vont redynamiser l’opposition en exil. La diaspora bélarusse n’a jamais été aussi nombreuse (plus d’un demi-million de Bélarusses ont quitté le pays depuis 2020), l’opposition en exil n’a jamais été aussi bien structurée et institutionnalisée, et elle n’a jamais bénéficié d’un soutien aussi important de la part de la communauté internationale – ou, du moins, de l’UE.
Une nouveauté symbolique : l’Ukraine comme pays d’accueil
Si les prisonniers libérés lors des premières vagues ont été transférés vers la Lituanie, la majorité de ceux libérés en décembre 2025 a été, nous l’avons dit, accueillie par l’Ukraine – un fait symboliquement fort. Après 2020, de nombreux Bélarusses avaient fui vers l’Ukraine ; après le début de la guerre en février 2022, une partie a réémigré vers la Pologne et la Lituanie.
Jusqu’ici, l’attitude ukrainienne envers Minsk a été marquée par la prudence, afin d’éviter de pousser Loukachenko vers une implication plus active aux côtés de la Russie. Si Zelensky a condamné la répression de 2020, Kiev ne s’est pas engagé de manière systématique auprès de l’opposition bélarusse en exil. La séquence de décembre 2025 pourrait-elle ouvrir un changement ? Kiev pourrait-il devenir, aux côtés de Vilnius et Varsovie, un troisième pôle politique de l’opposition bélarusse ?
Olga Gille-Belova ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.12.2025 à 12:56
Le loup mal-aimé, les ressorts de la pub d’Intermarché au succès planétaire
Texte intégral (1853 mots)

En quelques jours, la publicité d’Intermarché a eu un succès viral époustouflant. Un milliard de personnes l’auront regardée. Un tel phénomène conduit à s’interroger sur les raisons de cette réussite, d’autant que l’enseigne, elle, n’est pas présente dans le monde entier ! Quels ressorts intimes ce film a-t-il mis en mouvement ? Il était une faim, ou le récit d’un conte ordinaire par Intermarché…
Le 6 décembre 2025, les chaînes françaises diffusent une publicité sous la forme d’un conte de Noël relatant l’histoire d’un loup rejeté par les habitants de la forêt. L’animation est accompagnée des paroles de Claude François le Mal-Aimé (1974), et se termine sur le logo de la grande enseigne de distribution française Intermarché avec la signature : « On a tous une bonne raison de commencer à mieux manger. » Le spectateur ne s’y trompe pas : il s’agit bien d’une publicité, doublée d’un discours moralisateur.
Si le format long (2 minutes 30) et le registre émotionnel constituent une formule habituelle de la part d’Intermarché et de son agence partenaire Romance, qui accompagne la marque depuis sept ans, le récit du Mal-Aimé surprend par son parti pris esthétique, alternant des plans en live et une partie animée en 3D, produite par la société montpelliéraine Illogic Studios, un format hybride qui tranche avec les publicités précédentes de l’enseigne.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’agence Romance signe un « conte de Noël » pour Intermarché. En 2017 déjà, elle racontait l’histoire d’un petit garçon qui, avec sa grande sœur, cherchait à sauver Noël en apportant des légumes au Père Noël pour que celui-ci puisse passer par la cheminée, le tout porté la chanson de Henri Salvador, J’ai tant rêvé (2003). L’agence Romance a confié qu’elle devait normalement tourner la suite de ce conte avant de finalement produire à la place le Mal-Aimé.
Un conte Made in France sans IA
Le conte du Mal-Aimé intervient dans un contexte bien particulier, marqué par une augmentation des images générées par l’intelligence artificielle (IA). Dernièrement, c’est Coca-Cola qui a sorti un nouveau film d’animation de Noël entièrement conçu par IA avec le studio américain Secret Level. Ce spot dure une minute et met en scène des animaux et les célèbres camions rouges de la marque pour un voyage à travers le monde. Le spot s’achève sur un père Noël inspiré des illustrations de Haddon Sundblom, figure emblématique de l’histoire de la marque.
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Le paysage audiovisuel et publicitaire tend à se modifier par le recours croissant aux images conçues par les intelligences artificielles génératives. Dans ce contexte, le choix d’Intermarché de conserver des techniques traditionnelles qui requièrent la participation d’une soixantaine de personnes est loué par les spectateurs en France comme à l’international.
Comme l’explique le cofondateur d’Illogic Studios Lucas Navarro :
« Pour le faire, c’était important de passer par de vrais artistes très talentueux et non pas de faire appel à l’IA donc, c’est vraiment un choix qu’on a fait. »
La logique du Père Noël en publicité
Ce conte auquel le public adhère va à l’encontre des théories qui présentent le public comme crédule et adhérant à tous les messages marketing. Le sociologue français Baudrillard présente la publicité comme une « logique de la fable et de l’adhésion », c’est-à-dire que les spectateurs veulent y croire, et cette acceptation reliée à l’émotion fait le succès de la publicité (au sens large).
En racontant l’histoire d’un loup mal-aimé qui apprend à manger sainement, Intermarché ne vend pas des légumes, mais propose un véritable conte de Noël aux spectateurs. La publicité en tant que « logique de la fable et de l’adhésion » telle qu’explicitée par Baudrillard bat ici son plein. Personne n’y croit vraiment, et pourtant nous y adhérons tous !
Comme l’explique le sociologue :
« C’est toute l’histoire du Père Noël : les enfants non plus ne s’interrogent guère sur son existence et ne procèdent jamais de cette existence aux cadeaux qu’ils reçoivent comme de la cause à l’effet – la croyance au Père Noël est une fabulation rationalisante. »
La publicité fonctionne en effet sur le même schéma : l’adulte accepte de redevenir un enfant à la vision de cette publicité qu’il reçoit comme un cadeau.
Le spectateur qui regarde le loup carnivore se transformer en loup végétarien pour se faire des amis devient également complice de cette fable. Et pour garder cette émotion intacte, Intermarché ne montre aucune trace de prix ou d’étiquette, relayant le discours commercial au second plan.
En effet, loin de la réalité quotidienne et des soucis économiques traversés par la France, ce conte de Noël se projette autour du vivre-ensemble. Les rires et les sourires parcourent les personnages différents de ce foyer français dans lequel le feu crépite, non loin d’une table autour de laquelle des adultes, dont une maman soucieuse de son fils qui s’ennuie et un oncle célibataire, apprécient les festivités dînatoires.
Quand le loup entre dans la bergerie
Le loup qui est un louvard (un loup adolescent) s’interroge sur son manque d’amis et les controverses qu’il soulève. Par sa personnalité en effet, le loup représente l’instinct sauvage, les pulsions qui guident le canidé à consommer de la viande et à menacer ses futurs amis jusqu’à les tuer, les sacrifier pour ses propres besoins alimentaires.
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Tel un serial killer infiltré dans la société qui doit apprendre à devenir végétarien pour être accepté. Bourdieu parlerait de la violence symbolique quand un changement d’identité est requis pour se fondre dans le groupe. Les spectateurs préfèrent y voir un sens de l’adaptation et le refus d’une violence qui pourrait détruire le groupe social et amical.
Mais le loup reste le malheureux anti-héros de l’histoire. Il est vrai que ce premier niveau de lecture sert à propager l’idée que la violence ne peut être admise dans un groupe social et qu’il est important durant ces festivités d’être soudé malgré les tempéraments de chacun et chacune.
La morale de cette histoire
L’utilisation du symbole de la restriction de la consommation de viande, sert-elle à déculpabiliser une clientèle qui économiquement ne pourra peut-être pas consommer de viande en ces périodes festives au profit du végétal ? Les motivations d’un changement de culture alimentaire peuvent aussi être écologiques (réduction d’eau, d’utilisation des terres, etc.), éthiques (protection animale…) ou exprimer la recherche d’être en meilleure santé.
Thierry Cotillard, le président du groupement Mousquetaires, qui détient les enseignes Intermarché, a tout de même tenu à clarifier son intention : « C’est pas ça le message. Le message, c’est “on n’exclut personne” […], c’est le vivre-ensemble », et non la promotion du végétarisme. Mais la démarche de l’enseigne est pourtant bien construite autour du « mieux manger », message que l’agence Romance parvient bien à mettre en scène depuis sept ans dans ses publicités.
En se positionnant comme accompagnatrice de ce changement de paradigme alimentaire, Intermarché endosse par là même un rôle de prescripteur moral qui dépasse sa dimension commerciale, rejoignant d’autres éthos de marques. La marque se présente en effet moins comme un distributeur que comme un garant éthique capable de guider ses consommateurs vers des choix plus responsables.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
19.12.2025 à 12:15
Pourquoi la hausse du prix des mémoires vives informatiques est une menace pour l’économie européenne
Texte intégral (2530 mots)
Les mémoires vives de type RAM sont des composants essentiels des produits électroniques et informatiques. Leur prix a fortement augmenté ces dernières semaines. Pour certains d’entre-eux, le prix a même été multiplié par quatre ou cinq en quelques semaines. Comment expliquer cette évolution ? Quel impact cela pourrait-il avoir sur le prix des ordinateurs, mais aussi sur l’inflation ou sur le développement de l’intelligence artificielle ? Les économies européennes seront-elles atteintes ? Julien Pillot répond à nos questions.
The Conversation : Pourquoi assiste-t-on depuis quelques semaines à une forte hausse du prix des mémoires vives ?
Julien Pillot : La hausse des prix concerne certains types de mémoires vives (RAM), qui constituent un ensemble beaucoup plus large. C’est l’évolution du prix de la DDR5 et la HBM3 qui inquiète de nombreux analystes actuellement. Pour comprendre les évolutions en cours, il faut avoir en tête que ces formats de mémoire vive sont essentiels à deux usages : la DDR5 est utilisée pour faire fonctionner l’ensemble de nos équipements informatiques et électroniques grand public, à des fins notamment de bureautique ou de gaming, quand la HBM est destinée aux supercalculateurs, essentiellement à des fins d’entraînement des intelligences artificielles (IA). Or, sur ce dernier point, nous observons une accélération sensible de la demande, en lien avec le vif engouement pour l’IA depuis deux ans et la construction de centres de données qui va de pair. Cette pression très forte de la demande explique le phénomène, suivant les canons de l’économie : quand la demande augmente et que l’offre ne suit pas, le prix croît. C’est d’autant plus vrai que cette croissance ne pouvait être que très imparfaitement anticipée, et que le secteur des composants informatiques connaît très souvent des cycles de surproduction/sous-production plus ou moins courts.
*Quel impact cela peut-il avoir ?
J. P. : L’augmentation des coûts de fourniture est une chose, mais il y a également un risque que les délais de production s’allongent, et que les prix des produits finis augmentent pour le grand public. Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut avoir en tête que la production est principalement le fait de trois entreprises : les Coréens SK Hynix et Samsung d’une part, et l’Américain Micron d’autre part. Cet oligopole très concentré réalise près de 93 % de la production mondiale. Pour faire face à la croissance de la demande, ils doivent puiser dans leurs stocks, mais surtout augmenter leur capacité de production, ce qui veut dire très concrètement construire de nouveaux sites ou agrandir les sites existants. Outre que créer de nouvelles unités de production prend du temps, cela représente aussi un important investissement.
Ces acteurs sont donc placés devant un dilemme : la hausse de la demande sera-t-elle suffisamment durable pour justifier ces investissements ? Rien ne serait pire pour ces acteurs que de se retrouver, à terme, avec des surcapacités de production qui, non seulement s’avèreraient difficiles à amortir, mais en outre pourraient créer un choc déflationniste sur leur production, comme cela s’est vu en 2022-2023 avec le ralentissement de la demande. C’est un cas classique en économie industrielle qui explique aussi pourquoi les trois géants de la mémoire vive limitent leurs plans d’expansion.
Cet accroissement de la demande n’était-il pas du tout prévisible ?
J. P. : L’accélération exponentielle, depuis 2023-2024, et l’avènement de ChatGPT ont surpris beaucoup de monde. Cet « effet blast » a eu pour principale conséquence le fléchage d’une quantité colossale de fonds vers le développement de l’IA et, par conséquent, vers les composants critiques des architectures essentielles à leur entraînement. Ce qui explique autant la valorisation record d’une entreprise comme Nvidia qui fournit les GPU [processeurs graphiques], que la hausse de la demande, et donc des prix, de la mémoire vive.
Ce mouvement a été d’autant plus fort que, dans le même temps, les autres véhicules d’investissement, comme la blockchain ou le métavers, marquaient une pause, voire s’effondreraient.
Si la situation à court terme est favorable aux producteurs de RAM qui bénéficient à plein de l’effet-prix qui résulte de l’accélération de la demande (SK Hynix, le fournisseur de Nvidia, aurait même déjà écoulé la totalité de sa production prévue pour 2026), elle nécessite néanmoins de pouvoir offrir au marché ce qu’il demande, car une pénurie durable ne profite à personne. Raison pour laquelle ils ont réagi.
De quelle façon ?
J. P. : En adaptant leur outil de production. Ils se sont focalisés sur la production des mémoires vives les plus demandées, quitte à en délaisser d’autres. Mais à un moment, on arrive au bout des capacités d’adaptation des acteurs, ce qui explique les goulets d’étranglement, par exemple sur les DDR5, les producteurs favorisant les mémoires HBM qui offrent de meilleures marges. Mais, retour de bâton, le goulet d’étranglement sur la DDR5 est tel que les producteurs envisagent désormais de la privilégier. Il faut dire que les perspectives de profits sont très alléchantes.
À lire aussi : Pourquoi la bulle de l’IA ne devrait pas éclater… malgré des inquiétudes légitimes
Cela veut-il dire que les biens électroniques et informatiques vont voir leur prix s’envoler à court terme ?
J. P. : C’est très très difficile à dire, car répondre à cette question revient à poser un problème avec beaucoup d’inconnues. Certains analystes tablent sur une augmentation de 20 % du prix des smartphones, mais ces conclusions me paraissent prématurées. Les facteurs d’incertitude sont bien trop nombreux pour être si catégorique.
L’impact va, en effet, dépendre des décisions prises par les entreprises, et des marges de manœuvre dont elles disposent… Nous avons déjà évoqué le dilemme qui concerne les producteurs de RAM. Leurs arbitrages à court terme seront déterminants dans les mécanismes de fixation des prix pour les différents types de RAM. Les autres inconnues concernent la demande, notamment celle qui émane des acteurs de l’électronique grand public.
À court terme, et à périmètre constant (stabilité de la demande et des prix des autres composants), la hausse du prix des mémoires vives augmente leurs coûts de production. Quant aux goulets d’étranglement, ils peuvent ralentir les cadences de livraison des composants, et donc allonger les délais de production et/ou réduire les quantités de produits finis produites. Avec des répercussions évidentes sur leur trésorerie.
Pour savoir l’impact sur le consommateur final, tout va dépendre de la capacité autant que la volonté des entreprises à répercuter ou non cette hausse sur leurs clients. Chaque entreprise va prendre sa décision en fonction de sa situation concurrentielle et financière propre, en arbitrant entre sa trésorerie et le risque de perdre des parts de marché. Une entreprise en position de force peut décider de répercuter la hausse. Une autre confrontée à une forte concurrence sera tentée de maintenir les prix actuels aussi longtemps que possible, et donc de rogner ses marges.
Autre facteur qui va jouer : l’évolution des prix des autres composants. Les produits électroniques sont complexes. Ils sont l’assemblage d’un tas de composants dont les prix varient indépendamment les uns des autres. Il est possible que, tandis que le prix de la RAM augmente, celui d’autres éléments baisse, ce qui peut permettre à un assembleur de faire une péréquation.
Enfin, la hauteur de gamme des produits finis va également jouer un rôle très important dans les arbitrages des producteurs. Sur les produits bas de gamme, il est probable que les producteurs soient peu incités à répercuter la hausse des coûts, car le consommateur est très sensible au prix. À l’inverse, pour du haut de gamme, l’entreprise retrouve des marges de manœuvre, car le prix n’est pas le critère de choix déterminant. Une entreprise, comme Samsung, qui couvre toutes les gammes de produits peut également jouer une péréquation en acceptant de réduire ses marges sur les produits d’entrée de gamme, et de « se rattraper » – au moins en partie – sur les produits haut de gamme.
Sans même évoquer les impacts imputables aux décisions de politique commerciale, ou d’éventuels chocs exogènes tels que celui qui avait frappé la production de disques durs en 2011-2012, tous ces éléments mis bout à bout font qu’il est déjà très difficile d’avoir une vue d’ensemble des répercussions macro-économiques de la hausse du prix, tant l’impact global dépend d’une infinité de décisions micro locales.
Ces mémoires vives sont utilisées pour les modèles d’IA. Faut-il craindre, dès lors, que cela pèse sur les entreprises du secteur alors que de nombreuses personnes évoquent une bulle financière ? En renchérissant les coûts de production de l’IA, la hausse du prix des mémoires vives ne va-t-elle pas déstabiliser l’équilibre financier des entreprises les plus fragiles du secteur ?
J. P. : Tout va dépendre des arbitrages des acteurs, et notamment des producteurs de mémoire vive. Vont-ils continuer ou non à favoriser la production des mémoires vives pour l’IA, les fameuses HBM ? Il pourrait aussi y avoir une bascule à moyen terme qui aboutirait à un ralentissement du rythme de développement de l’IA, le temps de digérer les investissements colossaux réalisés jusqu’ici. Pour quelles raisons ? Des pressions venant de la société ou des actionnaires. Ces derniers voient bien que la croissance de l’IA consomme beaucoup de cash, et s’inquiètent de perspectives de monétisation qui sont soit plus lointaines, soit moins importantes que celles promises par les acteurs de la tech.
Certains investisseurs pourraient bien être tentés de pousser les entreprises à se réorienter vers des projets moins gourmands en capacité de calcul, qui nécessitent moins d’énergie et de cash. À moins que ce ne soit les dirigeants d’entreprise eux-mêmes qui fassent ce choix par volonté à la fois de préserver leur trésorerie et de trouver des modèles peut-être plus frugaux, plus spécialisés et mieux adaptés aux besoins réels des acteurs du marché. Dans un cas comme dans l’autre, cela aurait un effet sur la demande de RAM. Cela ne reste qu’un scénario. En revanche, il me semble raisonnable d’estimer que tôt ou tard les gros argentiers de l’IA vont réclamer des éléments de preuve d’un possible retour sur investissement, ce qui poussera les entreprises spécialisées à chercher à réduire leurs coûts.
Deux Coréens, un États-unien, quel impact pourrait avoir l’absence de l’Europe dans cette technologie ?
J. P. : Les Européens se retrouvent encore une fois dans une extrême dépendance pour des biens d’une importance cruciale, stratégique et même vitale. Nous ne sommes pas complètement absents de l’industrie des semi-conducteurs – l’Europe compte même deux champions, avec ASML pour la fabrication d’équipements, et STMicroelectronics pour la fabrication de puces –, mais pour ce qui concerne la mémoire vive, nos entreprises sont totalement dépendantes des exportations de la Corée du Sud ou des États-Unis, deux pays avec lesquels il vaut mieux avoir de bonnes relations. Le déficit commercial européen pour les semi-conducteurs atteint 10 milliards à 20 milliards de dollars (entre 8,5 milliards et 17 milliards d’euros) par an !
Nous commençons à prendre conscience de nos dépendances multiples. L’European Chips Act (ECA) a été une première réaction qui vise à couvrir 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs. Une entreprise comme STMicroelectronics est bien placée, mais elle est absente du segment des mémoires vives. Il faudrait maintenant élargir le champ de l’ECA à ces composantes vitales de l’économie numérique. Le plus vite sera le mieux, car, vous l’aurez compris, ces composants électroniques ont acquis une dimension critique pour l’ensemble de l’économie qui se numérise à marche accélérée.
Propos recueillis par Christophe Bys.
Julien Pillot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.