13.12.2025 à 09:02
Scolarité : Le privé fait-il mieux que le public ?
Texte intégral (2582 mots)
Lorsque l’on considère évaluations nationales et examens, les écoles privées affichent non seulement de meilleurs résultats que les écoles publiques, mais aussi de meilleurs taux de progression des élèves au fil de leur scolarité. Est-ce le simple reflet de leur composition sociale plus favorisée ? Ou faut-il y voir un « effet » propre à ces établissements ?
La question de l’école privée occupe aujourd’hui une place singulière dans le débat éducatif français. Elle revient d’ailleurs régulièrement au centre des discussions publiques, souvent au gré de polémiques autour des choix scolaires des ministres de l’éducation nationale eux-mêmes. La séquence s’est répétée récemment : Édouard Geffray, le nouveau ministre, a inscrit ses enfants dans le privé – comme ses prédécesseurs Amélie Oudéa-Castéra, en 2024, et Pap Ndiaye.
Si ces épisodes retiennent autant l’attention, c’est qu’ils cristallisent une tension devenue centrale : régulièrement crédité de meilleurs résultats scolaires que le secteur public, le secteur privé est largement financé par des fonds publics tout en étant autorisé à sélectionner ses élèves.
Ces différences de recrutement se traduisent par des écarts massifs dans la composition sociale des établissements entre public et privé. C’est ce que montrent les indices de position sociale (IPS) calculés par le ministère de l’éducation nationale en considérant les catégories socio-professionnelles des parents d’élèves.
Les graphiques ci-dessous traduisent ces disparités, académie par académie. Prenons l’exemple de Paris : l’IPS moyen des écoles publiques y est d’environ 118, contre 143 dans le privé sous contrat, soit un écart d’environ 25 points, l’un des plus élevés du pays. Autrement dit, les écoles privées parisiennes scolarisent un public en moyenne beaucoup plus favorisé socialement que les écoles publiques. Les distributions montrent également que le privé est concentré sur le haut de l’échelle sociale, tandis que le public accueille une population plus hétérogène, avec davantage d’élèves issus de milieux modestes.
Les meilleurs résultats des écoles privées aux évaluations nationales et aux examens viennent-ils réellement d’un « effet » propre au privé ou reflètent-ils avant tout la composition sociale plus favorisée de ses élèves ?
Des résultats scolaires plus élevés dans le privé
Les comparaisons internationales offrent un premier éclairage. Les évaluations PISA, menées auprès d’élèves de 15 ans, rappellent combien la France demeure l’un des pays où les résultats scolaires dépendent le plus du milieu social : près d’un cinquième des performances s’explique par l’origine sociale.
Dans ce contexte, les établissements privés – qui accueillent un public en moyenne plus favorisé – obtiennent logiquement de meilleurs scores bruts. Mais il s’agit d’une photographie instantanée, qui ne dit rien de la manière dont les élèves progressent dans le temps.
Lorsque l’on cesse de regarder uniquement les performances à un instant donné pour suivre les élèves au fil de leur scolarité, un autre constat apparaît. Du début à la fin du collège, les élèves scolarisés dans un établissement privé progressent plus que ceux du public, à milieu social comparable. Cette différence apparaît à la fois dans les évaluations de sixième et dans les notes finales du brevet : en moyenne, les trajectoires scolaires s’améliorent plus nettement dans le privé.
Lorsque l’on considère les épreuves terminales du brevet, dans les graphiques qui suivent, il apparaît que, dans chaque matière, les élèves scolarisés dans le privé sous contrat obtiennent en moyenne des notes plus élevées que ceux du public. Les distributions montrent également que les résultats des élèves du public sont plus dispersés, avec davantage d’élèves dans la partie basse de la distribution.
En examinant ces parcours de manière plus fine, un élément supplémentaire émerge : ces écarts ne sont pas uniformes selon le niveau initial. Une étude récente montre que l’avantage observé en fin de troisième est plus marqué pour les élèves initialement les plus faibles, en particulier en mathématiques. Autrement dit, les différences entre public et privé tiennent à la fois aux acquis de départ, mais aussi à la manière dont les élèves progressent au cours du collège.
Des progrès plus marqués au fil de la scolarité dans le privé
Un travail conduit par le service statistique du ministère de l’éducation nationale aboutit à un résultat très proche. En suivant une cohorte d’élèves du CP au début du lycée, ses auteurs montrent que, à contexte familial et scolaire comparable, la progression en français et en mathématiques au collège – et surtout en mathématiques – est plus élevée dans le privé que dans le public.
Ces différences de progression ne peuvent pas s’expliquer par certains facteurs souvent avancés dans le débat public. Les chiffres sont sans ambiguïté : les classes du privé comptent en moyenne 27,2 élèves, contre 24,7 dans le public ; le nombre d’élèves par enseignant y est plus élevé (14,6 contre 12,8) ; et le privé n’emploie pas davantage d’enseignants agrégés (4,5 % contre 13,4 % dans le public). Rien, dans ces indicateurs d’encadrement, ne suggère donc des conditions plus favorables dans le privé.
Les explications doivent être cherchées ailleurs. Deux pistes se dégagent. D’abord, la composition sociale : les établissements privés accueillent un public plus favorisé, ce qui peut mécaniquement tirer les résultats vers le haut et permettre d’enseigner à des niveaux plus élevés.
Ensuite, le libre recrutement des enseignants, qui permet de constituer des équipes pédagogiques plus cohérentes et plus stables, potentiellement mieux alignées sur un projet éducatif commun – un cadre qui peut là aussi soutenir un niveau d’exigence plus élevé.
Une composition sociale qui n’explique pas tout
Une fois posés ces constats, une question centrale demeure : dans quelle mesure les écarts public/privé s’expliquent-ils simplement par la composition sociale beaucoup plus favorisée des établissements privés ? Lorsqu’on compare des élèves de même origine sociale, et que l’on tient compte non seulement de leurs caractéristiques individuelles, mais aussi de la composition sociale des établissements et des classes dans lesquels ils sont scolarisés, l’avantage du privé sur le public ne diminue que très légèrement.
En pratique, seulement 15 à 23 % de l’avantage initial s’efface. Autrement dit, la composition sociale explique bien une partie de la différence… mais certainement pas tout. D’autres facteurs sont donc en jeu.
L’étude révèle un point essentiel : la composition sociale n’agit pas de la même manière selon l’origine des élèves. Pour les élèves issus de milieux favorisés, l’avantage apparent du privé tient surtout au fait qu’ils sont scolarisés dans des collèges où la part d’élèves aisés est nettement plus élevée que dans le public. Une fois que l’on compare des élèves favorisés inscrits dans des établissements au profil social similaire dans les deux secteurs, l’écart de performances entre public et privé devient quasi nul. Rien n’indique, en revanche, que ces élèves tirent leurs meilleures performances de spécificités pédagogiques propres au privé.
À l’inverse, pour les élèves issus de milieux modestes, la situation est tout autre : l’avantage du privé demeure nettement perceptible, même après avoir neutralisé les effets du milieu social et de l’environnement scolaire. Ce sont finalement ces élèves, pourtant très minoritaires dans le privé, qui tirent le plus de bénéfices de la scolarisation dans le privé en termes de résultats scolaires.
Interroger l’équité du système scolaire
S’ajoute une interrogation liée au fonctionnement même des établissements : si la composition sociale n’explique qu’une part modeste des écarts observés, où chercher les leviers restants ? Une piste souvent avancée concerne le mode de recrutement des enseignants, plus flexible dans le privé : dans le public, les enseignants sont affectés par l’administration, tandis que dans le privé sous contrat ce sont les chefs d’établissement qui recrutent directement les enseignants, ce qui leur laisse davantage de marge pour composer leurs équipes pédagogiques autour du projet d’établissement.
Rien n’interdit d’examiner ce que certaines pratiques propres au privé – par exemple le recrutement plus libre des enseignants par le chef d’établissement – pourraient inspirer au secteur public, comme l’expérimentation récente menée dans le cadre du plan « Marseille en grand ». Ce type de dispositif reste encore peu documenté par la recherche et constitue un terrain privilégié pour de futurs travaux.
Finalement, peut-on considérer comme durable un système où l’argent public soutiendrait, de fait, une organisation qui contribue à renforcer la ségrégation scolaire ? La question mérite d’être posée, ne serait-ce qu’au regard des principes mêmes inscrits dans le Code de l’éducation, selon lesquels « le service public de l’éducation […] contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative ».
L’enjeu est désormais de documenter précisément les mécanismes à l’œuvre, afin d’identifier quels leviers d’organisation scolaire pourraient, à terme, être mobilisés au service d’une plus grande équité du système éducatif.
Léonard Moulin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.12.2025 à 13:09
Le sort de Warner Bros suspendu au duel Netflix–Paramount
Texte intégral (1517 mots)
Ce pourrait être un épisode d’une série américaine sur le monde des affaires. Qui, de Paramount ou de Netflix, mettra la main sur la Warner Bros ? Les deux projets n’ont pas les mêmes motivations. Surtout, l’un et l’autre devront faire avec le droit de la concurrence aux États-Unis, mais aussi en Europe, mondialisation oblige. Résumé des premiers épisodes, si vous avez manqué le début…
La nouvelle a frappé Hollywood de stupeur. Le 4 décembre dernier, Netflix annonçait l’acquisition des studios Warner Bros. (WB) pour 83 milliards de dollars, coiffant au poteau le favori Paramount. La situation s’est depuis compliquée : le patron de Paramount, David Ellison, a surenchéri avec une offre hostile à 108 milliards de dollars pour l’ensemble du groupe WB Discovery, incluant les studios ainsi qu’un bouquet – en déclin – de chaînes de télévision, dont la célèbre chaîne d’information CNN.
L’issue de cette bataille est incertaine à l’heure actuelle. Les deux opérations sont de nature différente. Un achat par Paramount impliquerait une triple fusion entre deux studios, deux plates-formes de streaming – Paramount+ (79 millions d’abonnés) et HBO+ (128 millions d’abonnés) – et deux bouquets de chaînes de télévision (dont CNN et CBS). Ce serait une fusion horizontale entre des acteurs en concurrence directe sur leurs marchés. L’impact social pourrait être très lourd : l’opération prévoit 6 milliards de dollars de synergies, en grande partie via la suppression de postes en doublon.
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Si Netflix mettait la main sur WB, ce serait principalement pour acquérir le vaste catalogue de WB et de HBO, les chaînes du câble étant exclues de l’offre du géant du streaming. Les synergies anticipées, de l’ordre de 3 milliards, concerneraient les dépenses technologiques pour les deux tiers et seraient constituées, pour le reste, d’économies sur les achats de droits de diffusion. Netflix pourrait ainsi librement diffuser Game of Thrones ou Harry Potter auprès de ses 302 millions d’abonnés dans le monde. Ce serait une fusion verticale combinant un producteur de contenus, WB, et un diffuseur, Netflix, qui éliminerait au passage un concurrent notable, HBO+.
Des précédents coûteux
Ce type d’opération pourrait rendre nerveux quiconque se rappelle l’histoire des fusions de Warner Bros. Déjà en 2001, le mariage de WB et d’AOL célébrait l’alliance du contenu et des « tuyaux » – pour utiliser les termes alors en vogue. L’affaire s’était terminée de piteuse manière par le spin-off d’AOL et l’une des plus grosses dépréciations d’actifs de l’histoire – de l’ordre de 100 milliards de dollars. Quinze ans plus tard, AT&T retentait l’aventure. L’union fut de courte durée. En 2021, le géant des télécoms se séparait de WB, qui se voyait désormais associé au groupe de télévision Discovery, sous la direction de David Zaslav, aujourd’hui à la manœuvre.
Pourquoi ce qui a échoué dans le passé marcherait-il aujourd’hui ? À dire vrai, la position stratégique de Netflix n’a rien à voir avec celle d’AOL et d’AT&T. Les fusions verticales précédentes n’ont jamais produit les synergies annoncées pour une simple raison : disposer de contenu en propre n’a jamais permis de vendre plus d’abonnements au téléphone ou à Internet. Dans les deux cas, le château de cartes, vendu par les dirigeants, et leurs banquiers, s’est rapidement effondré.
Un catalogue sans pareil
Une fusion de Netflix avec WB délivrerait en revanche des bénéfices très concrets : le géant du streaming ajouterait à son catalogue des produits premium – films WB et séries HBO – dont il est à ce jour largement dépourvu. L’opération permettrait de combiner l’une des bibliothèques de contenus les plus riches et les plus prestigieuses avec le média de diffusion mondiale le plus puissant qui ait jamais existé. L’ensemble pourrait en outre attirer les meilleurs talents, qui restent à ce jour largement inaccessibles à Netflix.
En pratique, certains contenus, comme la série Friends, pourraient être inclus dans l’offre de base pour la rendre plus attractive et recruter de nouveaux abonnés. D’autres films et séries pourraient être accessibles via une ou plusieurs options payantes, sur le modèle de ce que fait déjà Amazon Prime, augmentant ainsi le panier moyen de l’abonné.
Le rapprochement de deux stars du divertissement ferait à coup sûr pâlir l’offre de leurs concurrents, dont Disney mais aussi… Paramount. Et c’est là que le bât blesse. Les autorités de la concurrence, aux États-Unis et en Europe, approuveront-elles la formation d’un tel champion mondial ? Si la fusion est confirmée, les procédures en recours ne tarderont pas à arriver.
CNN dans le viseur
C’est l’argument avancé par David Ellison, le patron de Paramount, qui agite le chiffon rouge de l’antitrust pour convaincre les actionnaires de WBD : que restera-t-il du studio si la fusion avec Netflix est rejetée après deux ans de procédures ? Ted Sarandos, le co-PDG de Netflix, pourrait lui retourner la pareille, car une fusion horizontale avec Paramount ne manquerait pas d’éveiller, elle aussi, des inquiétudes – d’autant plus qu’elle serait largement financée par des capitaux étrangers venant du Golfe.
Le fils de Larry Ellison, deuxième fortune mondiale, réputé proche du président américain, s’est assuré le soutien financier du gendre de ce dernier, Jared Kushner. Si Donald Trump se soucie probablement assez peu du marché du streaming, il pourrait être sensible au sort réservé à la chaîne CNN, une de ses bêtes noires. En cas de victoire de Paramount, CNN pourrait être combinée avec CBS et sa ligne éditoriale revue pour apaiser le locataire de la Maison-Blanche. Du côté du vendeur, David Zaslav laisse les enchères monter. Il pourrait empocher une fortune – on parle de plus de 425 millions de dollars.
À cette heure, le sort de WB est entre les mains de cette poignée d’hommes. Des milliers d’emplois à Los Angeles, et ailleurs, sont en jeu. Une fusion WB/Netflix pourrait par ailleurs accélérer la chute de l’exploitation des films en salles, dans un contexte d’extrême fragilité : le nombre de tickets vendus dans les cinémas en Amérique du Nord a chuté de 40 % depuis 2019. Netflix pourrait choisir de diffuser directement sur sa plateforme certains films de WB, qui représente environ un quart du marché domestique du cinéma. Pour les films qui conserveraient une sortie en salle, la fenêtre d’exclusivité réservée aux exploitants pourrait se réduire à quelques semaines, fragilisant un peu plus leur économie. Hollywood retient son souffle.
Julien Jourdan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.12.2025 à 13:08
Le smic protège-t-il encore de la pauvreté ?
Texte intégral (1885 mots)
Vendredi 12 décembre 2025, le Groupe d’experts sur le smic publie un rapport sur l’impact du salaire minimum sur l’économie française. Son impact sur la pauvreté n’est cependant pas univoque. Le smic ne suffit pas à expliquer les trajectoires personnelles de plus en plus diverses. Le revenu disponible qui prend en compte les aides perçues et les dépenses contraintes est un critère plus juste.
La question revient cette année encore avec le rapport du Groupe d’experts du smic publié ce vendredi 12 décembre : le salaire minimum protège-t-il encore réellement de la pauvreté ? Pourtant, comme l’ont rappelé l’Insee et l’Institut des politiques publiques (IPP) dans plusieurs travaux plus ou moins récents, le salaire brut, seul, ne détermine pas la pauvreté. Ce qui importe, c’est le niveau de vie, c’est-à-dire le revenu disponible après transferts sociaux de toutes sortes (qui s’ajoutent), impôts et charges contraintes (qui se soustraient). Dans un contexte de renchérissement du logement (13 % d’augmentation de l’indice de référence des loyers, IRL) et d’hétérogénéité croissante des situations familiales, la question ne doit plus être posée en termes uniquement macroéconomiques.
La littérature académique reprend ce constat. Antony B. Atkinson souligne que la pauvreté ne renvoie pas simplement à un « manque de salaire », mais à un insuffisant accès aux ressources globales ; Patrick Moyes rappelle que la structure familiale modifie profondément le niveau de vie relatif. Quant à France Stratégie et l’Insee, après sa publication faisant l’état des lieux de la pauvreté en France, ils documentent la montée de ce qu’on appelle la pauvreté laborieuse, c’est-à-dire le fait de travailler sans pour autant dépasser les seuils de pauvreté et sans possibilité de profiter de l’ascenseur social.
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Un amortisseur d’inflation ?
Notre premier graphique compare l’évolution du smic, des salaires et des prix depuis 2013. On y observe très nettement que le salaire minimum a servi d’amortisseur pendant la séquence inflationniste récente : ses revalorisations automatiques l’ont fait progresser aussi vite, souvent plus vite, que l’indice des prix à la consommation.
Figure 1 – Évolution du smic, du salaire mensuel de base (SMB), du salaire horaire de base des ouvriers et des employés (SHBOE) et de l’indice des prix à la consommation (IPC) hors Tabac – Sources : Dares, Insee, Rapport GES 2025 – Graphique de l’auteur.
Ce mouvement contraste avec celui des salaires moyens, dont la progression a été plus lente. Comme le soulignent plusieurs analyses de France Stratégie et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), cela a eu pour effet de resserrer la hiérarchie salariale, une situation déjà documentée lors de précédentes périodes de rattrapage du smic.
L’influence du temps de travail
Mais ce constat ne dit rien d’une dimension pourtant déterminante : l’accès au temps plein car une partie des salariés au smic n’y est pas à temps complet. Comme l’ont montré plusieurs travaux de l’Insee et de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares, ministère du travail), une proportion importante de travailleurs rémunérés au salaire minimum occupe des emplois à temps partiel, et souvent non par choix mais parce qu’aucun temps plein n’est disponible. C’est ce que les économistes appellent le temps partiel contraint.
Ce temps partiel modifie radicalement l’interprétation du smic : on parle d’un salaire minimum horaire, mais, concrètement, les ressources mensuelles ne reflètent pas ce taux. Un salaire minimum versé sur 80 % d’un temps plein ou sur des horaires discontinus conduit mécaniquement à un revenu inférieur et donc à une exposition accrue à la pauvreté.
Mais si l’on s’en tenait à cette comparaison, on pourrait conclure que le smic protège pleinement les salariés les plus modestes. Or, c’est précisément ici que la question se complexifie. Car la pauvreté ne dépend pas du seul salaire : elle dépend du revenu disponible et donc de l’ensemble des ressources du ménage. C’est ce que montrent les travaux sur la pauvreté laborieuse, un phénomène en hausse en France selon l’Observatoire des inégalités, environ une personne en situation de pauvreté sur trois occupe un emploi mais les charges familiales, le coût du logement ou l’absence de second revenu maintiennent le ménage sous les seuils de pauvreté.
Du smic au revenu disponible
Pour comprendre la capacité réelle du smic à protéger de la pauvreté, il faut observer ce qu’il devient une fois transformé en revenu disponible grâce aux données de l’Insee et de la Dares, c’est-à-dire le revenu après impôts, aides et charges incompressibles.
Le graphique suivant juxtapose trois situations familiales : une personne seule, un parent isolé avec un enfant et un couple avec un enfant dont les deux adultes perçoivent le smic.
Figure 2 – Revenu disponible et seuils de pauvreté selon trois profils de ménages rémunérés au smic Sources : Dares, Insee, Rapport GES 2025 – Graphique de l’auteur.
Dans le premier panneau, on observe qu’une personne seule rémunérée au smic dispose d’un revenu disponible supérieur au seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian. La prime d’activité joue un rôle important, mais c’est surtout l’absence de charge familiale et de coûts fixes élevés qui explique ce résultat.
Ce profil correspond à la représentation classique du smic comme filet de sécurité individuel. Comme le confirment les données de l’Insee et les travaux de France Stratégie, la pauvreté laborieuse y est encore relativement limitée. Cependant, même seul, un actif au smic pourrait avoir des dépenses contraintes extrêmement élevées dans des zones à forte demande locative.
La pauvreté laborieuse
Le deuxième panneau raconte une histoire totalement différente. Le parent isolé, même à temps plein au smic se situe clairement en dessous du seuil de pauvreté, plus grave encore, son revenu disponible ne compense plus le salaire net via les transferts. C’est ici que la notion de pauvreté laborieuse prend tout son sens. Malgré un emploi et malgré les compléments de revenu, le ménage reste dans une situation de fragilité structurelle.
Selon l’Insee, les familles monoparentales sont aujourd’hui le groupe le plus exposé à la pauvreté et notamment à la privation matérielle et sociale, non parce qu’elles travaillent moins, mais parce qu’elles cumulent un revenu unique, des charges plus élevées et une moindre capacité d’ajustement.
Dans le troisième panneau, un couple avec un enfant et deux smic vit lui aussi en dessous de la ligne de pauvreté. Ce résultat laisse penser que la composition familiale, même accompagnée de deux smic crée une pauvreté structurelle sur les bas revenus ; aussi le graphique montre-t-il que la marge est finalement assez limitée. Une partie du gain salarial disparaît en raison de la baisse des aides et de l’entrée dans l’impôt, un phénomène bien documenté par l’IPP et par le rapport Bozio-Wasmer dans leurs travaux sur les « taux marginaux implicites ». Dans les zones de loyers élevés, un choc de dépense ou une hausse de charges peut faire basculer ces ménages vers une situation beaucoup plus précaire.
Situations contrastées
Une conclusion s’impose : le smic protège encore une partie des salariés contre la pauvreté, mais ce résultat est loin d’être uniforme. Il protège l’individu à plein temps et sans enfant, mais ne suffit plus à assurer un niveau de vie décent lorsque le salaire doit couvrir seul les charges d’un foyer, notamment dans les configurations monoparentales. Cette asymétrie est au cœur de la montée de la pauvreté laborieuse observée par l’Insee et documentée par l’Institut des politiques publiques.
Ces résultats rappellent que la pauvreté n’est plus seulement un phénomène d’exclusion du marché du travail. Elle touche des travailleurs insérés, qualifiés et en contrat stable, mais dont le salaire minimum, appliqué sur un volume horaire insuffisant ou absorbé par des dépenses contraintes, ne permet plus un niveau de vie supérieur aux seuils de pauvreté. Le smic se révèle alors davantage un plancher salarial individuel qu’un instrument de garantie sociale familiale.
À l’heure où la question du pouvoir d’achat occupe une place centrale et où la revalorisation du smic reste l’un des outils majeurs d’ajustement, ces conclusions invitent à réorienter le débat. Ce n’est pas seulement le niveau du smic qu’il faut interroger, mais sa capacité à constituer un revenu de référence pour des configurations familiales et territoriales très hétérogènes. Autrement dit, le smic joue encore sa fonction de stabilisateur individuel, mais il n’est plus suffisant seul pour protéger durablement certains ménages.
La question devient alors moins « De combien augmenter le smic ? » que « Comment garantir que le revenu disponible issu d’un emploi au smic permette effectivement d’éviter la pauvreté ? ».
Hugo Spring-Ragain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.