07.12.2025 à 09:00
Cœur : pourquoi les athlètes qui pratiquent l’endurance ont-ils un risque plus élevé de fibrillation atriale ?
Texte intégral (1885 mots)

Pratiquer une activité physique est l’une des meilleures façons de garder un cœur en bonne santé. Pourtant, des travaux de recherche ont révélé que les athlètes qui pratiquent l’endurance à très haut niveau ont jusqu’à 4 fois plus de risques d’être atteints de fibrillation auriculaire (aussi appelée fibrillation atriale). Or, cette affection augmente le risque d’insuffisance cardiaque et d’accident vasculaire cérébral.
Si s’entraîner régulièrement et être en bonne forme physique réduit les risques de nombreuses maladies chroniques et préserve la santé mentale comme la santé physique, pourquoi est-ce que les gens qui sont le plus en forme sont plus à risque que les autres de développer des troubles cardiaques potentiellement mortels ? Les recherches suggèrent une piste d’explication : en matière de santé cardiaque, il se pourrait qu’il vaille mieux ne pas abuser des bonnes choses.
Lorsque nous nous penchons sur les indices rassemblés par les scientifiques, il apparaît clair que la pratique d’une activité physique joue un rôle clé dans le maintien en bonne santé du cœur et dans la diminution du risque de fibrillation auriculaire pour la majorité de la population.
Ainsi, une analyse menée sur plus de 400 000 personnes a révélé que les individus qui déclaraient pratiquer 250 à 300 minutes d’activité physique d’intensité modérée à vigoureuse chaque semaine présentaient un risque de développer une fibrillation auriculaire diminué de 10 à 15 % par rapport au risque encouru par les individus inactifs .
Des niveaux d’activité physique plus élevés pourraient n’avoir un effet protecteur que chez les femmes. En effet, l’étude a également révélé que lorsque les niveaux d’activité physique étaient jusqu’à trois fois supérieurs aux recommandations, le risque de fibrillation auriculaire était réduit d’environ 20 % supplémentaires chez les femmes, mais pas chez les hommes.
L’exercice physique apparaît également comme un traitement fondamental pour les patients déjà atteints de fibrillation auriculaire. Une méta-analyse menée par mes collègues et moi-même a montré que chez les patients atteints de fibrillation auriculaire, l’exercice physique réduisait le risque de récidive en matière d’arythmie de 30 %. Il améliorait également les symptômes, la qualité de vie et la condition physique desdits patients.
Il s’est cependant avéré difficile de déterminer quelle quantité d’activité physique pouvait être optimale pour la rééducation, car la durée du programme, la fréquence des exercices et la durée des séances variait considérablement d’un participant à l’autre.
Si nos conclusions confirment bien que l’activité physique joue un rôle important dans la santé cardiaque, elles soulignent également notre manque de connaissance quant à la quantité d’exercice nécessaire pour optimiser cet effet protecteur. Or, le savoir est une condition sine qua none pour la mise en place d’interventions de « médecine personnalisée ».
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En outre, étant donné la popularité croissante des épreuves d’endurance, qu’il s’agisse de marathons classiques ou d’ultra-trails en montagne, il est important de déterminer à partir de quels volumes d’exercices des conséquences délétères pour le cœur peuvent survenir.
La dose fait-elle le poison ?
Nos précédentes recherches ont démontré que la relation entre activité physique et risque de fibrillation auriculaire suit une courbe « en J ». En d’autres termes, cela signifie qu’augmenter son niveau d’activité physique jusqu’à atteindre les niveaux recommandés dans les directives des autorités sanitaires est associé à une réduction significative du risque de fibrillation auriculaire. Cependant, lorsque ces recommandations sont très largement dépassées, en pratiquant par exemple dix fois plus d’activité physique que ce qui est recommandé, une augmentation du taux de fibrillation auriculaire est constatée.
De nombreuses études ont mis en lumière que les athlètes qui s’astreignent à de longues et intenses périodes d’entraînement ciblant l’endurance peuvent développer des problèmes cardiaques.
Par ailleurs, des analyses d’imagerie menées sur des cœurs d’athlètes qui pratiquent l’endurance à haut niveau ont également révélé que certains d’entre eux présentaient des traces de cicatrices sur le myocarde (le tissu musculaire du cœur), lesquelles peuvent être un signe avant-coureur de fibrillation auriculaire ainsi que d’autres troubles cardiaques.
Une méta-analyse a par exemple montré que les athlètes avaient un risque près de quatre fois plus élevé de fibrillation auriculaire que les non-athlètes. Cette analyse incluait des personnes qui ne présentaient aucun signe ou symptôme d’autres problèmes cardiaques. Il est intéressant de noter que les athlètes plus jeunes présentaient un risque plus élevé de fibrillation auriculaire que les athlètes plus âgés. Ce constat souligne la nécessité de mener des recherches complémentaires pour comprendre la cause de cette situation.
En outre, hommes et femmes semblent présenter des profils de risque différents. Ainsi, une étude portant sur 402 406 personnes a révélé que les hommes qui déclaraient faire plus de dix fois la quantité hebdomadaire recommandée d’activité physique présentaient un risque de fibrillation auriculaire accru de 12 %. Ce risque ne semblait en revanche pas plus élevé chez les femmes qui s’entraînaient de la même façon. Pour avoir un ordre d’idée, ce niveau d’activité physique équivaut à peu près à sept heures d’exercice physique intense (course, vélo pratiqué à haute intensité) par semaine.
Ce risque moins important, à quantité d’exercice égale, chez les athlètes féminines pourrait être dû au fait que leur cœur subit moins de changements structurels et électriques en réponse à l’exercice. Cela pourrait s’expliquer par leurs taux plus élevés d’œstrogène, une hormone connue pour ses propriétés « cardioprotectrices » : celle-ci stabiliserait les adaptations cardiaques (en réponse à l’entraînement physique ainsi qu’au repos).
Autre point à souligner : il semblerait que le risque de fibrillation auriculaire chez les athlètes qui pratiquent l’endurance ne soit pas uniquement lié à la quantité d’exercice, mais également à la combinaison entre la charge globale d’entraînement et son intensité, sur le long terme.
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Ainsi, une étude suédoise portant sur environ 52 000 skieurs de fond a révélé que les sportifs qui participaient à un plus grand nombre de courses présentaient un risque de fibrillation auriculaire supérieur de 30 % par rapport aux autres. Le fait pour des athlètes de réaliser les chronomètres les plus rapides à l’arrivée était également associé à un risque accru de 20 %.
Or, le nombre de courses auxquelles un athlète participe et le temps qu’il met pour les terminer reflètent probablement la charge et l’intensité de son entraînement. On peut imaginer que plus il participe à des courses, plus sa charge d’entraînement est importante, et plus il termine les courses rapidement, plus son entraînement est intense. Ce constat suggère que la quantité et l’intensité de l’exercice sont deux éléments clés en matière de risque de fibrillation auriculaire.
Les scientifiques ne comprennent pas encore pleinement les mécanismes qui sous-tendent cette relation entre exercice physique et fibrillation auriculaire. Celle-ci s’explique probablement par plusieurs facteurs qui agissent simultanément. Ainsi, après de nombreuses années d’entraînement très intense, le stress subi par le cœur peut entraîner une hypertrophie des oreillettes (les deux cavités supérieures) ainsi qu’une augmentation de la pression sur leurs parois, ce qui peut produire des cicatrices (un remodelage pathologique du tissu cardiaque).
Même après un unique marathon en montagne, les scientifiques ont observé des pics d’inflammation courts et fréquents dans le cœur des athlètes, ainsi qu’un ralentissement transitoire de la conduction électrique dans leurs oreillettes cardiaques.
Au fil du temps et de la répétition des entraînements ainsi que des événements sportifs, ces contraintes subies par le cœur pourraient mener à l’augmentation de la taille des cavités cardiaques et à la formation de cicatrices, ce qui augmenterait le risque de fibrillation auriculaire.
S’il est peu probable qu’un coureur « normal » voit son risque de fibrillation auriculaire augmenter s’il ne prépare qu’un seul marathon, il est tout de même important de s’entraîner intelligemment.
Il faut notamment tenir compte du volume et de l’intensité de son entraînement, en particulier s’il est pratiqué durant plusieurs heures chaque semaine. Cela pourrait contribuer à réduire le stress cardiaque et donc à diminuer le risque de fibrillation auriculaire.
Pour conclure, soulignons que la fibrillation auriculaire peut être traitée et prise en charge efficacement. Afin de bénéficier d’un traitement approprié, il est essentiel de savoir en détecter les symptômes : un pouls irrégulier, des palpitations ou un essoufflement.
Ben Buckley a reçu des fonds de recherche à l'initiative des chercheurs de BMS/Pfizer, Huawei EU, NIHR, MS Society et Research England.
07.12.2025 à 08:59
Charles Fourier, ce penseur du XIXe siècle qui voyait le travail comme un plaisir
Texte intégral (2145 mots)

Charles Fourier (1772-1837) est l’un des premiers auteurs à développer une critique du capitalisme libéral. Un philosophe dénigré par Karl Marx pour son socialisme utopique. Considéré tantôt comme un être fantasque, tantôt comme un inventeur encombrant, il exerce une carrière de commerçant durant une grande partie de sa vie. Une de ses réflexions résonne dans notre actualité : qu’est-ce qui peut motiver l’individu à l’égard de son travail ?
Il est probablement l’auteur le plus original parmi les socialistes français du XIXe siècle, considérés comme utopiques, tels Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) ou Étienne Cabet (1788-1856). Les travaux que j’ai menés dans le cadre d’une thèse d’État sur les socialistes utopiques ont mis en évidence l’idée que, chez Charles Fourier, le travail n’était pas l’élément premier, mais une activité entraînée par des motivations, une « attraction passionnée ».
L’idée principale qui se dégage de son œuvre ? Les transformations des structures de production nécessitée par les crises, le chômage et la misère, doivent prendre la forme d’un collectivisme décentralisé. Ce dernier repose sur une propriété associée dont l’élément central est constitué par « la phalange » ou commune sociétaire.
Les nouvelles relations sociales sont analysées notamment dans la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), le Nouveau Monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle, distribuée en séries passionnées (1829), la Fausse Industrie morcelée, mensongère et l’antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique donnant quadruple produit (1835-1836). Ces ouvrages mettent l’accent sur l’aliénation économique, doublée d’une aliénation affective qui ne peut être dépassée qu’en libérant l’individu de toutes les contraintes qui l’empêchent de se réaliser.
Dans ce nouveau système, par quoi les travailleurs et travailleuses sont-ils motivés, en dehors de l’argent ?
Motivations non pécuniaires
L’existence de rapports humains dans la production implique pour Charles Fourier la prise en considération des motivations non pécuniaires. Il critique dans le premier tome de la Théorie de l’unité universelle « les méthodes qui laissent dans l’oubli la plus vaste, la plus nécessaire des études, celle de l’Homme, c’est-à-dire de l’attraction passionnée ». Une organisation doit reposer sur l’association libre des attractions entre les êtres humains pour atteindre l’harmonie. Plaisirs et travail ne sont pas opposés, mais promus.
L’étude du monde du travail doit être « celle de l’homme social » centrée sur le « social et le passionnel », en d’autres termes sur l’analyse des motivations. L’unité de production, en tant qu’organisation, est commandée à la fois par les impératifs économiques et techniques de la production, mais également par les besoins psychologiques des travailleurs.
Luxe des ateliers et bagne de l’usine
Le point de départ de sa réflexion est celui de l’adaptation physiologique, du corps, de l’individu à son travail. Charles Fourier insiste sur la nécessité d’usines harmonieuses, « le luxe des ateliers » et sa conséquence sur la santé des travailleurs. Une usine ne doit pas être un bagne. Il met l’accent sur l’importance des couleurs, des peintures souvent refaites, des conditions de température et de propreté des ateliers.
L’organisation du travail doit s’attacher à réduire les distances entre les postes de travail. Une opération de production va échoir à plusieurs groupes de travail et être décomposée en « éléments distincts ». Dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire, il souligne que cet « exercice parcellaire en fonctions » va favoriser le passage d’un poste de travail à l’autre. Il s’agit de permettre « au travailleur exécutant » de replacer cette opération dans le tout de la production.
Papillonner contre la monotonie
Le passage d’un poste de travail à l’autre satisfait le besoin de variété, analysé sous le nom de « papillonne ». Les attitudes désignées sous le nom d’ennui, liées « à la monotonie d’un travail sans diversion » soulignées dans La Fausse Industrie, peuvent être réduites par l’alternance des tâches. Ces dernières nécessitent un fractionnement de la journée de travail et l’introduction de pauses.
« Le but serait manqué si cet enchaînement de plaisirs ne coopérait pas au bien de l’industrie active » dit-il dans le tome III de la Théorie de l’unité universelle.
Pour Charles Fourier, le temps de travail doit être découpé en séances de deux heures. Cette division quotidienne pas à négliger les aspects économiques, tels que l’accroissement de la production et de la productivité.
« Perfection du tout » dans le travail en groupe
Il y a chez Charles Fourier l’idée que l’organisation du travail possède des propriétés sociales et psychologiques indépendantes de la technologie. Le machinisme ne peut répondre aux besoins des humains. C’est dans cette perspective qu’il faut développer le sentiment de coopération, d’appartenance à un groupe et l’émulation en favorisant le travail collectif.
C’est là que réside la profonde originalité du socialiste utopique. Son analyse rompt absolument avec l’hypothèse de la foule, associée à la perte du sentiment de responsabilité de l’individu, lorsqu’il rappelle dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire que le groupe est « une masse liguée par identité de goût pour une fonction exercée ». Des hommes et femmes avec la même « attraction passionnée ».
Le groupe n’est pas une simple collection d’individus. Selon Charles Fourier, il implique des relations stables entre sept à neuf personnes. Il est analysé comme un moyen d’expression des motivations individuelles. Le travail en groupe satisfait le besoin de comprendre la signification de la tâche. La compréhension du but aiguise le besoin de contribuer à « la perfection du tout », le besoin d’achever.
Sens de la vie
La motivation est dénommée par l’auteur « composite ». Dans ce contexte, les considérations affectives deviennent aussi importantes que les considérations économiques comme le taux de salaire, les horaires, etc.
« Le lien ne serait que simple s’il se bornait à exciter l’émulation industrielle par appât du gain. Il faut y joindre des véhicules tirés d’autres passions comme les rencontres amicales », précise Charles Fourier dans la « Théorie de l’unité universelle ».
Les relations affectives, faites de coopération et d’émulation, au sein du groupe de travail sont analysées sous le nom de « cabaliste ». Bien entendu, la motivation pécuniaire existe, mais l’aspect relationnel a pour conséquence de rendre plus complexe l’interprétation du comportement humain. « Les membres du groupe sont entraînés au travail par émulation, amour-propre, et autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt » rappelle-t-il dans la Théorie des Quatre Mouvements.
L’amour-propre nous amène à tenir compte d’autrui. Cet échange réciproque satisfait le besoin de dignité, d’être reconnu dans son travail.
De Charles Fourier se dégage l’idée actuelle que l’accroissement de la productivité est souvent le résultat de la double exigence de la production et de la recherche d’un bien-être de l’individu. « Pour découvrir notre fin, il était deux conditions à remplir, la première de créer la grande industrie, fabriques, sciences et arts ; quand la grande industrie est créée, il reste à remplir la deuxième condition, la recherche du sens de notre vie » rappelle-t-il.
Bernard Guilhon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.12.2025 à 08:59
À cent ans, « Gatsby le Magnifique » continue d’attirer lecteurs et… critiques
Texte intégral (2209 mots)

Le 10 avril 2025, « Gatsby le magnifique » (« The Great Gatsby », en anglais), roman de l’Américain Francis Scott Fitzgerald (1896-1940), célébrait son centième anniversaire. Bien qu’il ait déjà fait l’objet d'une bonne centaine d’ouvrages ou d’articles critiques, ce court récit continue d’inspirer les chercheurs.
Aux États-Unis, tout le monde connaît Gatsby, car les jeunes Américains étudient le livre au lycée. Il présente en effet l’avantage de ne compter que cent soixante-dix pages et d’être, à première vue, relativement simple.
Il a aussi donné lieu à des adaptations diverses qui ont contribué à sa popularité : un ballet, un opéra, des productions radiophoniques et théâtrales, et surtout cinq films. Parmi eux, deux ont connu un succès international : le film réalisé par Jack Clayton en 1974, avec Robert Redford dans le rôle de Gatsby et Mia Farrow dans celui de Daisy Buchanan, et celui de Baz Luhrmann, en 2013, avec Leonardo di Caprio et Carey Mulligan.
Un monument des lettres américaines
Gatsby le Magnifique, c’est l’histoire d’un amour malheureux entre une garçonne (flapper, en anglais) à la voix « pleine d’argent », comme le dit le héros, et un gangster très riche (le fameux bootlegger de la prohibition). C’est aussi le rêve américain et ses limites, la tragédie du temps qui passe, la débauche des années vingt, [l’« âge du jazz », comme l’a appelé Fitzgerald]), avec ses soirées extravagantes, ses excès de musique, de danse et surtout d’alcool. On n’a jamais autant bu que pendant la prohibition, aurait dit Fitzgerald. Et il savait de quoi il parlait !
Gatsby, c’est aussi un récit ciselé, sans un mot de trop, où le destin du héros finit par se confondre avec celui de l’Amérique. Le roman est devenu une sorte de monument des lettres américaines, « la chapelle Sixtine de la littérature américaine », écrit l’autrice, universitaire et critique littéraire, Maureen Corrigan dans un ouvrage de 2014, So We Read On : How The Great Gatsby Came to Be and Why It Endures (Little Brown and Company) (non traduit en français, nldr), où elle analyse justement la pérennité du récit. Selon elle, chaque fois qu’on lit Gatsby, on le trouve meilleur encore. En tout cas, on découvre des détails nouveaux, des indices, comme dans un roman policier (car c’en est un aussi, avec trois morts violentes), qu’on n’avait pas repérés auparavant.
Lors d’une conférence à la Librairie du Congrès à Washington à l’occasion de la sortie de son livre, Corrigan insiste sur l’influence qu’a exercée sur Fitzgerald, pendant l’écriture du livre, ce qu’on appelle, en français comme en anglais, la fiction hard-boiled, sous-genre de la fiction policière américaine qui met en scène des « durs » (hard-boiled). Elle demande aussi « Que reste-t-il à dire ? » sur Gatsby aujourd’hui.
À l’occasion du centième anniversaire du roman, un des chefs-d’œuvre de la littérature américaine, il m’a semblé opportun de publier un recueil d’articles académiques en anglais pour faire le point sur la critique fitzgeraldienne des deux côtés de l’Atlantique. C’est ainsi que F. Scott Fitzgerald. A Hundred Years after Gatsby (ouvrage non traduit en français, ndlr) est paru en septembre 2025 aux Presses universitaires de Bordeaux. En lançant ce projet, je ne cherchais pas du tout à répondre à la question de Corrigan tant j’étais convaincue qu’on ne me proposerait pas d’article sur Gatsby, qu’on avait déjà tellement écrit sur ce court roman que le sujet était comme épuisé. J’imaginais que les chercheurs américains, britanniques, français et suédois que j’ai sollicités me soumettraient plutôt des articles portant sur des nouvelles ou des textes peu connus.
Je me fourvoyais complètement.
La pérennité de Gatsby
Sur neuf articles, cinq sont consacrés à Gatsby le Magnifique, deux à Tendre est la nuit (Tender Is the Night, publié en 1934) et deux autres à des récits autobiographiques. Quatre sur les cinq ont été rédigés par des Américains, le dernier par un Britannique. Si la plupart des Européens répugnent désormais, semble-t-il, à revenir à Gatsby, les Américains n’ont pas les mêmes réserves. Et le pire, c’est qu’ils arrivent encore à faire parler le texte.
Un de ces cinq articles, signé James L. W. West, relève de la « critique génétique » et compare des versions plus anciennes du roman à celle qui a été publiée en 1925. Il se concentre, en particulier, sur un bal masqué que Fitzgerald a supprimé. Le passage montrait la différence profonde, une différence de classe et de culture, entre Daisy et Gatsby. Le nouveau riche avait invité des stars de cinéma, des gens à la mode, croyant faire plaisir à la jeune femme. Dans son monde à elle, cependant, celui des vieilles fortunes (old money), on ne s’intéresse pas aux célébrités. En supprimant cet épisode, Fitzgerald a donc privilégié l’implicite, l’allusion. Tout au long du récit, en effet, il appartient au lecteur de décoder ou de déchiffrer les rares indices qui lui sont donnés.
Un autre article (écrit par Dominic Robin) analyse l’œuvre au prisme du réalisme magique, sans craindre ni l’audace ni l’anachronisme d’une telle lecture, même si l’auteur reconnaît volontiers que son approche n’est pas sans faille. La formule « réalisme magique », forgée en 1925 par un critique d’art allemand, désigne d’abord la peinture avant de s’appliquer à la littérature sud-américaine dans les années 1960. Gatsby ne se révèle donc ni vraiment magique ni réaliste non plus, disons plutôt entre les deux.
Un troisième article (signé Tom Phillips) lit le roman à la lumière, ou plus exactement au rythme du jazz, et soutient que Fitzgerald a fait de la syncope, au fondement du jazz, son mode d’écriture. Ainsi, il dit les choses sans avoir l'air de les dire. Il appartient au lecteur, par exemple, de déceler l’identité métisse du personnage de Jordan Baker (l’amie de Daisy, ndlr).
Le quatrième article (celui d’Alan Bilton) compare l’art de Fitzgerald dans le roman à celui des thanatopracteurs. Sous le vernis de surface, entre grimage et camouflage, le romancier dissimulerait et dévoilerait tout à la fois différences sociales, corruption, et matérialisme.
Gatsby et les présidents américains
Quant au cinquième article (Kirk Curnutt), sans doute le plus novateur, il analyse la présence de Gatsby, ou plutôt celle de son nom dans le discours politique américain, plus particulièrement celui qui concerne les présidents des États-Unis.
Alors que Gatsby n’est pas un texte politique (à l’exception des allusions de Tom Buchanan, le mari de Daisy, aux questions de race et d’immigration), il a été utilisé, récupéré sans arrêt, pour qualifier les présidents, républicains ou démocrates, à commencer par Richard Nixon au moment du scandale du Watergate, au début des années 1970.
Il faut dire que la démission de Nixon en 1974 a coïncidé avec la sortie de l’adaptation cinématographique du roman réalisée par Clayton, laquelle a donné lieu à une campagne publicitaire féroce. Les deux noms, celui de Nixon et celui de Gatsby, se sont donc retrouvés dans les médias au même moment. Par la suite, la plupart des présidents américains ont été qualifiés de Gatsby, y compris Barak Obama et Donald Trump. Si on peut s’approprier ainsi son nom, avance aussi l’article, c’est sans doute en raison de l’identité incertaine, ambivalente même du personnage, à la fois idéaliste et gangster, naïf et pragmatique.
À la lumière de ces approches différentes et non moins fascinantes du roman, il apparaît que la critique littéraire traditionnelle, centrée sur le texte, est désormais condamnée au silence ou, pire encore, à la répétition. Gatsby le Magnifique semble devenu plutôt un « objet culturel », produisant de plus en plus de discours extérieurs au domaine littéraire, celui de la politique, de la musique… ou de la cosmétique funéraire, par exemple. C’est pour cette raison que les critiques américains, moins enfermés dans leur discipline sans doute, arrivent encore à produire des analyses nouvelles et novatrices de ce court récit.
Pascale Antolin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.