10.12.2025 à 16:54
L’Australie interdit les réseaux sociaux aux moins de 16 ans : un modèle bientôt suivi par d’autres pays ?
Texte intégral (2358 mots)

C’est le résultat de plusieurs années de campagne du gouvernement australien et de parents d’enfants victimes de harcèlement en ligne : l’entrée en vigueur d’une loi interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Des applications telles qu’Instagram, Snapchat, X, Facebook ou encore Reddit sont désormais soumises à l’obligation de bannir tous les utilisateurs de moins de 16 ans sous peine d’amendes. Si cette loi soulève de nombreuses questions sur son efficacité réelle et ses modalités de mise en œuvre, et si d’autres pays privilégient des mesures moins contraignantes, le texte n’en constitue pas moins une première mondiale et suscite un intérêt à l’international. Affaire à suivre…
Après des mois d’attente et de débats, la loi sur les réseaux sociaux en Australie est désormais en vigueur. Les Australiens de moins de 16 ans doivent désormais composer avec cette nouvelle réalité qui leur interdit d’avoir un compte sur certaines plates-formes de réseaux sociaux, notamment Instagram, TikTok et Facebook.
Seul le temps dira si cette expérience audacieuse, une première mondiale, sera couronnée de succès. En attendant, de nombreux pays envisagent déjà de suivre l’exemple de l’Australie, tandis que d’autres adoptent une approche différente pour tenter d’assurer la sécurité des jeunes en ligne.
Un mouvement global
En novembre, le Parlement européen a appelé à l’adoption d’une interdiction similaire des réseaux sociaux pour les moins de 16 ans.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré qu’elle avait étudié les restrictions australiennes et la manière dont elles traitent ce qu’elle a qualifié d’« algorithmes qui exploitent la vulnérabilité des enfants », laissant les parents impuissants face au « tsunami des big tech qui envahit leurs foyers ».
En octobre, la Nouvelle-Zélande a annoncé qu’elle allait introduire une législation similaire à celle de l’Australie, à la suite des travaux d’une commission parlementaire chargée d’examiner la meilleure façon de lutter contre les dommages causés par les réseaux sociaux. Le rapport de la commission sera publié début 2026.
Le Pakistan et l’Inde visent à réduire l’exposition des enfants à des contenus susceptibles de leur porter préjudice, en introduisant des règles exigeant l’accord parental et la vérification de l’âge pour accéder aux réseaux sociaux, ainsi que des exigences en matière de modération adressées aux plates-formes.
La Malaisie a annoncé qu’elle interdirait l’accès aux réseaux sociaux aux enfants de moins de 16 ans à partir de 2026. Cette mesure s’inscrit dans la continuité de l’obligation imposée à partir de janvier 2025 aux réseaux sociaux et aux plates-formes de messagerie comptant au moins huit millions d’utilisateurs d’obtenir une licence d’exploitation et de mettre en place des mesures de vérification de l’âge et de sécurité des contenus.
De son côté, la France envisage d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans et d’imposer un couvre-feu de 22 h à 8 h pour l’utilisation des plates-formes aux 15-18 ans. Ces mesures font partie des recommandations formulées par une commission d’enquête française en septembre 2025, qui a également prescrit d’interdire les smartphones à l’école et d’instaurer un délit de « négligence numérique pour les parents qui ne protègent pas leurs enfants ».
En 2023, la France a promulgué une loi contraignant les plates-formes à obtenir l’accord des parents des enfants de moins de 15 ans pour que ces derniers puissent créer un compte sur les réseaux sociaux. Pour autant, cette mesure n’a pas encore été mise en application. C’est également le cas en Allemagne : dans ce pays, les enfants âgés de 13 à 16 ans ne peuvent accéder aux plates-formes qu’avec l’accord de leurs parents, mais dans les faits, aucun contrôle réel n’est exercé.
En Espagne, l’âge minimum pour créer un compte sur les réseaux sociaux passera de 14 ans actuellement à 16 ans. Les moins de 16 ans pourront tout de même créer un compte à la condition expresse d’avoir l’accord de leurs parents.
La Norvège a annoncé en juillet son intention de restreindre l’accès aux réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Le gouvernement a expliqué que la loi serait « conçue dans le respect des droits fondamentaux des enfants, notamment la liberté d’expression, l’accès à l’information et le droit d’association ».
En novembre, le Danemark a annoncé souhaiter « l’interdiction de l’accès aux réseaux sociaux à toute personne âgée de moins de 15 ans ». Cependant, contrairement à la législation australienne, les parents peuvent passer outre ces règles afin de permettre aux enfants âgés de 13 et 14 ans de conserver leur accès à ces plates-formes. Toutefois, aucune date de mise en œuvre n’a été fixée et l’adoption du texte par les législateurs devrait prendre plusieurs mois. On ignore la façon dont l’interdiction danoise sera appliquée. Mais le pays dispose d’un programme national d’identification numérique qui pourrait être utilisé à cette fin.
En juillet, le Danemark a été sélectionné pour participer à un programme pilote (avec la Grèce, la France, l’Espagne et l’Italie) visant à tester une application de vérification de l’âge qui pourrait être lancée dans toute l’Union européenne à l’intention des sites pour adultes et d’autres fournisseurs de services numériques.
Des résistances
Pour autant, ce type de restrictions n’est pas appliqué partout dans le monde.
Par exemple, la Corée du Sud a décidé de ne pas adopter une interdiction des réseaux sociaux pour les enfants. Mais elle interdira l’utilisation des téléphones portables et autres appareils dans les salles de classe à partir de mars 2026.
Dans la ville de Toyoake (au sud-ouest de Tokyo, au Japon), une solution très différente a été proposée. Le maire de la ville, Masafumi Koki, a publié en octobre une ordonnance limitant l’utilisation des smartphones, tablettes et ordinateurs à deux heures par jour pour les personnes de tous âges.
Koki est informé des restrictions imposées par l’Australie en matière de réseaux sociaux. Mais comme il l’a expliqué :
« Si les adultes ne sont pas tenus de respecter les mêmes normes, les enfants n’accepteront pas les règles. »
Bien que l’ordonnance ait suscité des réactions négatives et ne soit pas pas contraignante, elle a incité 40 % des habitants à réfléchir à leur comportement, et 10 % d’entre eux ont réduit le temps passé sur leur smartphone.
Aux États-Unis, l’opposition aux restrictions imposées par l’Australie sur les réseaux sociaux a été extrêmement virulente et significative.
Les médias et les plateformes états-uniens ont exhorté le président Donald Trump à « réprimander » l’Australie au sujet de sa législation. Ils affirment que les entreprises états-uniennes sont injustement visées et ont déposé des plaintes officielles auprès du Bureau américain du commerce.
Le président Trump a déclaré qu’il s’opposerait à tout pays qui « attaquerait » les plates-formes états-uniennes. Les États-Unis ont récemment convoqué la commissaire australienne à la sécurité électronique Julie Inman-Grant pour témoigner devant le Congrès. Le représentant républicain Jim Jordan a affirmé que l’application de la loi australienne sur la sécurité en ligne « impose des obligations aux entreprises américaines et menace la liberté d’expression des citoyens américains », ce que Mme Inman-Grant a fermement nié.
Maintien de la vigilance mondiale
Alors que la plupart des pays semblent s’accorder sur les préoccupations liées au fonctionnement des algorithmes et aux contenus néfastes auxquels les enfants sont exposés sur les réseaux sociaux, une seule chose est claire : il n’existe pas de solution miracle pour remédier à ces problèmes.
Il n’existe pas de restrictions faisant consensus ni d’âge spécifique à partir duquel les législateurs s’accorderaient à dire que les enfants devraient avoir un accès illimité à ces plates-formes.
De nombreux pays en dehors de l’Australie donnent aux parents la possibilité d’autoriser l’accès à Internet s’ils estiment que cela est dans l’intérêt de leurs enfants. Et de nombreux pays réfléchissent à la meilleure façon d’appliquer les restrictions, s’ils mettent en place des règles similaires.
Alors que les experts soulignent les difficultés techniques liées à l’application des restrictions australiennes, et que les jeunes Australiens envisagent des solutions de contournement pour conserver leurs comptes ou trouver de nouvelles plates-formes à utiliser, d’autres pays continueront à observer et à planifier leurs prochaines actions.
Lisa M. Given a reçu des financements de l'Australian Research Council et de l'eSafety Commission australienne. Elle est membre de l'Académie des sciences sociales d'Australie et de l'Association for Information Science and Technology.
10.12.2025 à 16:18
Aliments ultratransformés : quels effets sur notre santé et comment réduire notre exposition ?
Texte intégral (4313 mots)
Souvent trop sucrés, trop salés et trop caloriques, les aliments ultratransformés contiennent en outre de nombreux additifs, arômes et autres substances résultant de leurs modes de fabrication industriels. Or, les preuves des liens entre leur consommation et divers troubles de santé s’accumulent. Le point sur l’état des connaissances.
The Kraft Heinz Company, Mondelez International, Post Holdings, The Coca-Cola Company, PepsiCo, General Mills, Nestlé USA, Kellogg’s, Mars Incorporated et Conagra Brands… au-delà de leur secteur d’activité – l’agroalimentaire – et de leur importance économique, ces dix entreprises partagent désormais un autre point commun : elles sont toutes visées par une procédure judiciaire engagée par la Ville de San Francisco, aux États-Unis. Selon le communiqué de presse publié par les services du procureur de la ville David Chiu, cette plainte est déposée, car
ces sociétés « savai[en]t que [leurs] produits rendaient les gens malades, mais [ont] continué à concevoir et à commercialiser des produits de plus en plus addictifs et nocifs afin de maximiser [leurs] profits ».
Cette procédure survient quelques jours après la publication, dans la revue médicale The Lancet, d’un long dossier consacré aux effets des aliments ultratransformés sur la santé. Parmi les travaux présentés figure l’analyse approfondie de la littérature scientifique disponible sur ce sujet que nous avons réalisée.
Voici ce qu’il faut savoir des conséquences de la consommation de tels aliments, en tenant compte des connaissances les plus récentes sur le sujet.
Qu’appelle-t-on « aliments ultratransformés » ?
À l’heure actuelle, en France, on estime qu’en moyenne de 30 à 35 % des calories consommées quotidiennement par les adultes proviennent d’aliments ultratransformés. Cette proportion peut atteindre 60 % au Royaume-Uni et aux États-Unis. Si dans les pays occidentaux, les ventes de ces produits se sont stabilisées (quoiqu’à des niveaux élevés), elles sont en pleine explosion dans les pays à revenu faible et intermédiaire.
Comme leur nom l’indique, les aliments ultratransformés sont des aliments, ou des formulations issues d’aliments, qui ont subi des transformations importantes lors de leur élaboration. Ils sont fabriqués de façon industrielle, selon une grande diversité de procédés (chauffage à haute température, hydrogénation, prétraitement par friture, hydrolyse, extrusion, etc.) qui modifient radicalement la matrice alimentaire de départ.
Par ailleurs, les aliments ultratransformés sont caractérisés dans leur formulation par la présence de « marqueurs d’ultra-transformation », parmi lesquels les additifs alimentaires destinés à en améliorer l’apparence, le goût ou la texture afin de les rendre plus appétissants et plus attrayants : colorants, émulsifiants, édulcorants, exhausteurs de goût, etc. À l’heure actuelle, 330 additifs alimentaires sont autorisés en France et dans l’Union européenne.
En outre, des ingrédients qui ne sont pas concernés par la réglementation sur les additifs alimentaires entrent aussi dans la composition des aliments ultratransformés. Il s’agit par exemple des arômes, des sirops de glucose ou de fructose, des isolats de protéines, etc.
En raison des processus de transformation qu’ils subissent, ces aliments peuvent également contenir des composés dits « néoformés », qui n’étaient pas présents au départ, et dont certains peuvent avoir des effets sur la santé.
Dernier point, les aliments ultratransformés sont généralement vendus dans des emballages sophistiqués, dans lesquels ils demeurent souvent conservés des jours voire des semaines ou mois. Ils sont aussi parfois réchauffés au four à micro-ondes directement dans leurs barquettes en plastique. De ce fait, ils sont plus susceptibles de contenir des substances provenant desdits emballages.
Les procédés possibles et les additifs autorisés pour modifier les aliments sont nombreux. Face à la profusion d’aliments présents dans les rayons de nos magasins, comment savoir si un aliment appartient à la catégorie des « ultratransformés » ?
Une classification pour indiquer le niveau de transformation
Un bon point de départ pour savoir, en pratique, si un produit entre dans la catégorie des aliments ultratransformés est de se demander s’il contient uniquement des ingrédients que l’on peut trouver traditionnellement dans sa cuisine. Si ce n’est pas le cas (s’il contient par exemple des émulsifiants, ou des huiles hydrogénées, etc.), il y a de fortes chances qu’il s’agisse d’un aliment ultratransformé.
La classification NOVA
Dans les années 2010, le chercheur brésilien Carlos Monteiro et son équipe ont proposé une classification des aliments fondée sur leur degré de transformation. Celle-ci comporte quatre groupes :- les aliments pas ou peu transformés ;
- les ingrédients culinaires (sel, sucre, matières grasses animales et végétales, épices, poivre…) ;
- les aliments transformés combinant les deux premiers groupes ;
- les aliments ultratransformés.
Dans le groupe des aliments ultratransformés figurent par exemple les sodas, qu’ils soient sucrés ou édulcorés, les légumes assaisonnés de sauces contenant des additifs alimentaires, les steaks végétaux reconstitués ou les pâtisseries, les confiseries et barres chocolatées avec ajout d’additifs, les nouilles déshydratées instantanées, les yaourts édulcorés…
Saucisses et jambons, qui contiennent des nitrites, sont classés comme « aliments ultratransformés », tandis qu’une viande simplement conservée en salaison est considérée comme des « transformée ». De la même façon, les soupes liquides en brique préparées uniquement avec des légumes, des herbes et des épices sont considérées comme des « aliments transformés », alors que les soupes déshydratées, avec ajout d’émulsifiants ou d’arômes sont classées comme « aliments ultratransformés ».
Des aliments qui contiennent plus de sucre, plus de sel, plus de gras
Les aliments ultratransformés sont en moyenne plus pauvres en fibres et en vitamines que les autres aliments, tout en étant plus denses en énergie et plus riches en sel, en sucre et en acides gras saturés. En outre, ils pousseraient à manger davantage.
De nombreuses études ont également montré que les régimes riches en aliments ultratransformés étaient par ailleurs associés à une plus faible consommation d’aliments nutritionnellement sains et favorables à la santé.
Or, on sait depuis longtemps maintenant que les aliments trop sucrés, trop salés, trop riches en graisses saturées ont des impacts délétères sur la santé s’ils sont consommés en trop grande quantité et fréquence. C’est sur cette dimension fondamentale que renseigne le Nutri-Score.
Il faut toutefois souligner que le fait d’appartenir à la catégorie « aliments ultratransformés » n’est pas systématiquement synonyme de produits riches en sucres, en acides gras saturés et en sel. En effet, la qualité nutritionnelle et l’ultra-transformation/formulation sont deux dimensions complémentaires, et pas colinéaires.
Cependant, depuis quelques années, un nombre croissant de travaux de recherche ont révélé que les aliments ultratransformés ont des effets délétères sur la santé qui ne sont pas uniquement liés à leur qualité nutritionnelle.
Des effets sur la santé avérés, d’autres soupçonnés
Afin de faire le point sur l’état des connaissances, nous avons procédé à une revue systématique de la littérature scientifique sur le sujet. Celle-ci nous a permis d’identifier 104 études épidémiologiques prospectives.
Ce type d’étude consiste à constituer une cohorte de volontaires dont les consommations alimentaires et le mode de vie sont minutieusement renseignés, puis dont l’état de santé est suivi sur le long terme. Certains des membres de la cohorte développent des maladies, et pas d’autres. Les données collectées permettent d’établir les liens entre leurs expositions alimentaires et le risque de développer telle ou telle pathologie, après prise en compte de facteurs qui peuvent « brouiller » ces associations (ce que les épidémiologistes appellent « facteurs de confusion » : tabagisme, activité physique, consommation d’alcool, etc.).
Au total, 92 des 104 études publiées ont observé une association significative entre exposition aux aliments ultratransformés et problèmes de santé.
Les 104 études prospectives ont dans un second temps été incluses dans une méta-analyse (autrement dit, une analyse statistique de ces données déjà publiées), afin d’effectuer un résumé chiffré de ces associations.
Les résultats obtenus indiquent que la mortalité prématurée toutes causes confondues était l’événement de santé associé à la consommation d’aliments transformés pour lequel la densité de preuve était la plus forte (une vingtaine d’études incluses dans la méta-analyse).
Pour le formuler simplement : les gens qui consommaient le plus d’aliments ultratransformés vivaient en général moins longtemps que les autres, toutes choses étant égales par ailleurs en matière d’autres facteurs de risques.
Les preuves sont également solides en ce qui concerne l’augmentation de l’incidence de plusieurs pathologies : maladies cardiovasculaires, obésité, diabète de type 2 et dépression ou symptômes dépressifs.
La méta-analyse suggérait également une association positive entre la consommation d’aliments ultratransformés et le risque de développer une maladie inflammatoire chronique de l’intestin (quatre études incluses).
En ce qui concerne les cancers, notamment le cancer colorectal, les signaux indiquant une corrélation potentielle sont plus faibles. Il faudra donc mener d’autres études pour confirmer ou infirmer le lien.
Des résultats cohérents avec les travaux expérimentaux
Au-delà de ces études de cohorte, ces dernières années, diverses études dites « interventionnelles » ont été menées. Elles consistent à exposer des volontaires à des aliments ultratransformés et un groupe témoin à des aliments pas ou peu transformés, afin de suivre l’évolution de différents marqueurs biologiques (sur une période courte de deux ou trois semaines, afin de ne pas mettre leur santé en danger).
C’est par exemple le cas des travaux menés par Jessica Preston et Romain Barrès, qui ont montré avec leurs collaborateurs que la consommation d’aliments ultratransformés entraînait non seulement une prise de poids plus importante que les aliments non ultratransformés, à calories égales, mais qu’elle perturbait aussi certaines hormones, et était liée à une baisse de la qualité du sperme.
Ces résultats suggèrent que ce type de nourriture serait délétère à la fois pour la santé cardiométabolique et pour la santé reproductive. Les résultats de plusieurs essais randomisés contrôlés menés ces dernières années vont dans le même sens. Cinq ont été répertoriés et décrits dans notre article de revue, et d’autres sont en cours.
Les aliments ultratransformés impactent donc la santé, et ce, très en amont du développement de maladies chroniques comme le diabète.
D’autres travaux expérimentaux, comme ceux de l’équipe de Benoît Chassaing, révèlent que la consommation de certains émulsifiants qui sont aussi des marqueurs d’ultra-transformation perturbe le microbiote. Elle s’accompagne d’une inflammation chronique, et a été associée au développement de cancers colorectaux dans des modèles animaux.
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Rappelons que la majorité des additifs contenus dans les aliments ultratransformés n’ont pas d’intérêt en matière de sécurité sanitaire des aliments. On parle parfois d’additifs « cosmétiques », ce terme n’ayant pas de valeur réglementaire.
Ils servent uniquement à rendre les produits plus appétissants, améliorant leur apparence ou leurs qualités organoleptiques (goût, texture) pour faire en sorte que les consommateurs aient davantage envie de les consommer. Ils permettent aussi de produire à plus bas coût, et d’augmenter les durées de conservation.
Au-delà du principe de précaution
En 2019, à la suite de l’avis du Haut Conseil de la santé publique, le quatrième programme national nutrition santé (PNNS) introduisait pour la première fois la recommandation officielle de favoriser les aliments pas ou peu transformés et limiter les aliments ultratransformés, tels que définis par la classification NOVA.
À l’époque, cette recommandation se fondait sur un nombre relativement restreint de publications, notamment les premières au monde ayant révélé des liens entre aliments ultratransformés et incidence de cancers, maladies cardiovasculaires et diabète de type 2, dans la cohorte française NutriNet-Santé. Il s’agissait donc avant tout d’appliquer le principe de précaution.
Aujourd’hui, les choses sont différentes. Les connaissances accumulées grâce aux nombreuses recherches menées ces cinq dernières années dans le monde ont apporté suffisamment de preuves pour confirmer que la consommation d’aliments ultratransformés pose un réel problème de santé publique.
Dans le cadre de la cohorte NutriNet-Santé, nous avons, par exemple, désormais publié une douzaine d’articles montrant des liens entre la consommation d’émulsifiants, de nitrites, d’édulcorants ainsi que celle de certains mélanges d’additifs et une incidence plus élevée de certains cancers, maladies cardiovasculaires, d’hypertension et de diabète de type 2.
De potentiels « effets cocktails » ont également été suggérés grâce à un design expérimental mis en place par des collègues toxicologues. Des indices collectés lors de travaux toujours en cours suggèrent également que certains colorants et conservateurs pourraient eux aussi s’avérer problématiques. Rappelons en outre qu’en 2023, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a classé l’aspartame comme « possiblement cancérigène » pour l’être humain (groupe 2B).
Le problème est que nous sommes exposés à de très nombreuses substances. Or, les données scientifiques concernant leurs effets, notamment sur le long terme ou lorsqu’elles sont en mélange, manquent. Par ailleurs, tout le monde ne réagit pas de la même façon, des facteurs individuels entrant en ligne de compte.
Il est donc urgent que les pouvoirs publics, sur la base des connaissances scientifiques les plus récentes, s’emparent de la question des aliments ultratransformés. Mais par où commencer ?
Quelles mesures prendre ?
Comme souvent en nutrition de santé publique, il est nécessaire d’agir à deux niveaux. Au niveau du consommateur, le cinquième programme national nutrition santé, en cours d’élaboration, devrait pousser encore davantage la recommandation de limiter la consommation d’aliments ultratransformés.
Il s’agira également de renforcer l’éducation à l’alimentation dès le plus jeune âge (et la formation des enseignants et des professionnels de santé) pour sensibiliser les publics à cette question.
En matière d’information des consommateurs, l’étiquetage des denrées alimentaires joue un rôle clé. La première urgence reste de rendre obligatoire le Nutri-Score sur l’ensemble des produits, comme cela est plébiscité par plus de 90 % de la population française, d’après Santé publique France. Les citoyennes et citoyens ont leur rôle à jouer en ce sens, en signant la pétition sur le site de l’Assemblée nationale.
À ce sujet, soulignons que des évolutions du logo Nutri-Score sont envisagées pour mieux renseigner les consommateurs, par exemple en entourant de noir le logo lorsqu’il figure sur des aliments appartenant à la catégorie NOVA « ultratransformé ». Un premier essai randomisé mené sur deux groupes de 10 000 personnes a démontré que les utilisateurs confrontés à un tel logo nutritionnel sont nettement plus à même d’identifier si un produit est ultratransformé, mais également que le Nutri-Score est très performant lorsqu’il s’agit de classer les aliments selon leur profil nutritionnel plus ou moins favorable à la santé.
Il est également fondamental de ne pas faire porter tout le poids de la prévention sur le choix des consommateurs. Des modifications structurelles de l’offre de nos systèmes alimentaires sont nécessaires.
Par exemple, la question de l’interdiction de certains additifs (ou d’une réduction des seuils autorisés), lorsque des signaux épidémiologiques et/ou expérimentaux d’effets délétères s’accumulent, doit être posée dans le cadre de la réévaluation de ces substances par les agences sanitaires. C’est en particulier le cas pour les additifs « cosmétiques » sans bénéfice santé.
Les leviers économiques
Au-delà de la réglementation liée à la composition des aliments ultratransformés, les législateurs disposent d’autres leviers pour en limiter la consommation. Il est par exemple possible de réguler leur marketing et de limiter leur publicité, que ce soit à la télévision, dans l’espace public ou lors des événements sportifs, notamment.
Ce point est d’autant plus important en ce qui concerne les campagnes qui ciblent les enfants et les adolescents, particulièrement vulnérables au marketing. Des tests d’emballage neutre – bien que menés sur de petits effectifs – l’ont notamment mis en évidence.
Autre puissant levier : le prix. À l’instar de ce qui s’est fait dans le domaine de la lutte contre le tabagisme, il pourrait être envisageable de taxer les aliments ultratransformés et ceux avec un Nutri-Score D ou E et, au contraire, de prévoir des systèmes d’incitations économiques pour faire en sorte que les aliments les plus favorables nutritionnellement, pas ou peu ultratransformés, et si possible bio, soient les plus accessibles financièrement et deviennent les choix par défaut.
Il s’agit aussi de protéger les espaces d’éducation et de soin en interdisant la vente ou la distribution d’aliments ultratransformés, et en y améliorant l’offre.
Il est également fondamental de donner les moyens à la recherche académique publique, indemne de conflits d’intérêt économiques, de conduire des études pour évaluer les effets sur la santé des aliments industriels. Ce qui passe par une amélioration de la transparence en matière de composition de ces produits.
Un manque de transparence préjudiciable aux consommateurs
À l’heure actuelle, les doses auxquelles les additifs autorisés sont employés par les industriels ne sont pas publiques. Lorsque les scientifiques souhaitent accéder à ces informations, ils n’ont généralement pas d’autre choix que de faire des dosages dans les matrices alimentaires qu’ils étudient.
C’est un travail long et coûteux : lors de nos travaux sur la cohorte NutriNet-Santé, nous avons dû réaliser des milliers de dosages. Nous avons aussi bénéficié de l’appui d’associations de consommateurs, comme UFC-Que Choisir. Or, il s’agit d’informations essentielles pour qui étudie les impacts de ces produits sur la santé.
Les pouvoirs publics devraient également travailler à améliorer la transparence en matière de composition des aliments ultratransformés, en incitant (ou en contraignant si besoin) les industriels à transmettre les informations sur les doses d’additifs et d’arômes employées, sur les auxiliaires technologiques utilisés, sur la composition des matériaux d’emballages, etc. afin de permettre l’évaluation de leurs impacts sur la santé par la recherche académique.
Cette question de la transparence concerne aussi l’emploi d’auxiliaires technologiques. Ces substances, utilisées durant les étapes de transformation industrielle, ne sont pas censées se retrouver dans les produits finis. Elles ne font donc pas l’objet d’une obligation d’étiquetage. Or, un nombre croissant de travaux de recherche révèle qu’en réalité, une fraction de ces auxiliaires technologiques peut se retrouver dans les aliments.
C’est par exemple le cas de l’hexane, un solvant neurotoxique utilisé dans l’agro-industrie pour améliorer les rendements d’extraction des graines utilisées pour produire les huiles végétales alimentaires.
Le poids des enjeux économiques
Le manque de transparence ne se limite pas aux étiquettes des aliments ultratransformés. Il est également important de vérifier que les experts qui travaillent sur ces sujets n’ont pas de liens d’intérêts avec l’industrie. L’expérience nous a appris que lorsque les enjeux économiques sont élevés, le lobbying – voire la fabrique du doute – sont intenses. Ces pratiques ont été bien documentées dans la lutte contre le tabagisme. Or, les aliments ultratransformés génèrent des sommes considérables.
Enjeux économiques
- Entre 2009 et 2023, les ventes mondiales sur le marché des aliments ultratransformés sont passées de 1 500 milliards de dollars à 1 900 milliards de dollars (en dollars américains constants de 2023, à prix constants ; soit environ de 1 290 milliards à 1 630 milliards d’euros), principalement tirés par la croissance rapide des ventes dans les pays à faible et moyen revenu ;
- Entre 1962 et 2021, plus de la moitié des 2 900 milliards de dollars (environ 2 494 milliards d’euros aujourd’hui) versés aux actionnaires par les entreprises opérant dans les secteurs de la production alimentaire, de la transformation, de la fabrication, de la restauration rapide et de la vente au détail, l’ont été par les fabricants de produits ultratransformés.
Cependant, si élevés que soient ces chiffres, les découvertes scientifiques récentes doivent inciter la puissance publique à prendre des mesures qui feront passer la santé des consommateurs avant les intérêts économiques.
Il s’agit là d’une impérieuse nécessité, alors que l’épidémie de maladies chroniques liées à la nutrition s’aggrave, détruit des vies et pèse de plus en plus sur les systèmes de santé.
Mathilde Touvier a reçu des financements publics ou associatifs à but non lucratif de l'European Research Council, l'INCa, l'ANR, la DGS...
Bernard Srour a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), de INRAE et de l'Institut national du cancer (INCa) dans le cadre de ses recherches. Il a reçu des honoraria dans le cadre d'expertises ou de présentations scientifiques de la part de l'American Heart Association, l'European School of Oncology, et de la Danish Diabetes and Endocrine Academy.
10.12.2025 à 16:17
La « littérature rectificative » : quand les personnages littéraires sortent de leur silenciation
Texte intégral (2162 mots)
Fin octobre 2025 sortait sur nos écrans une nouvelle adaptation d’une œuvre littéraire : « l’Étranger », d’Albert Camus, revisité par François Ozon. Cet événement cinématographique nous rappelait, une fois encore, que les personnages de fiction peuvent avoir une vie qui échappe à leur créateur ou créatrice, au point parfois d’avoir envie de les croire « autonomes ».
L’autonomie des personnages de fiction, c’est ce que le professeur de littérature française Pierre Bayard défend dans son ouvrage la Vérité sur « Ils étaient dix » (2020). Il s’autoproclame d’ailleurs « radical » parmi les « intégrationnistes », soit parmi celles et ceux qui, commentant et pensant la fiction, affirment que nous pouvons parler des personnages littéraires comme s’il s’agissait d’êtres vivants.
Donner une voix aux personnages silenciés
Avant le film d’Ozon (L’Étranger, 2025), l’écrivain Kamel Daoud, en publiant Meursault, contre-enquête (2013), entendait donner la parole au frère de celui qui, dans le récit de Camus, ne porte même pas de nom : il est désigné comme « l’Arabe ». Son projet était de rendre compte de cette vie silenciée
– et partant, du caractère colonial de ce monument de la culture francophone – en lui donnant une consistance littéraire. Il s’agissait en somme de « rectifier » non pas une œuvre, l’Étranger (1942), mais la réalité de ce personnage de fiction qui, nous parvenant à travers les mots seuls de Meursault, ne disait rien en propre et dont la trajectoire de vie ne tenait en rien d’autre qu’à l’accomplissement de son propre meurtre.
Plus récemment, l’écrivain américain Percival Everett, lauréat du Pulitzer 2025 pour James (2024), a quant à lui donné la parole au personnage secondaire homonyme de l’esclave apparaissant dans le roman les Aventures de Huckleberry Finn (1848), de Mark Twain. Son projet, selon les propres mots d’Everett était de créer pour James une « capacité d’agir ».
De telles entreprises sont plus fréquentes qu’il n’y paraît. Dans le Journal de L. (1947-1952), Christophe Tison proposait en 2019 de donner la plume à la Lolita de Nabokov dont le grand public ne connaissait jusqu’alors que ce qu’Humbert-Humbert – le pédophile du roman – avait bien voulu en dire. Celle qui nous parvenait comme l’archétype de la « nymphette » aguicheuse et dont la figuration était devenue iconique – alors même que Nabokov avait expressément demandé à ce que les couvertures de ses livres ne montrent ni photos ni représentations de jeune fille –, manifeste, à travers Tison, le désir de reprendre la main sur son propre récit.
À lire aussi : « Lolita » de Nabokov en 2024 : un contresens généralisé enfin levé ?
Il en est allé de même pour Antoinette Cosway, alias Bertha Mason, qui apparaît pour la première fois sous les traits de « la folle dans le grenier » dans le Jane Eyre (1847), de Charlotte Brontë. Quand l’écrivaine britannique née aux Antilles, Jean Rhys décide de raconter l’histoire de cette femme blanche créole originaire de Jamaïque dans la Prisonnière des Sargasses (1966), elle entend montrer que cette folie tient au système patriarcal et colonial qui l’a brisée en la privant de son identité.
Margaret Atwood, quant à elle, avec son Odyssée de Pénélope (2005) s’attache à raconter le périple finalement très masculin de « l’homme aux mille ruses » notamment à travers le regard de Pénélope. Celle qui jusqu’alors n’était que « l’épouse d’Ulysse » se révèle plus complexe et plus ambivalente que ce que l’assignation homérique à la fidélité avait laissé entendre.
Ces œuvres singulières fonctionnent toutes selon les mêmes présupposés : 1. La littérature est faite d’existences ; 2. Or, celles de certains personnages issus d’œuvres « premières » y sont mal représentées ; 3. une nouvelle œuvre va pouvoir leur permettre de dire « leur vérité ».
Ces textes, je propose de les rassembler, sans aucune considération de genres, sous l’intitulé « littérature rectificative ». Leur ambition n’est pas celle de la « réponse », de la « riposte » ou même du « démenti ». Ils n’établissent pas à proprement parler de « dialogue » entre les auteurs et autrices concernées. Ils ont seulement pour ambition de donner à voir un point de vue autre – le point de vue d’un ou d’une autre – sur des choses (trop peu ? trop mal ?) déjà dites par la littérature.
Ce n’est probablement pas un hasard si les textes de cette littérature rectificative donnent ainsi la parole à des sujets littéraires victimes d’injustices et de violences, qu’elles soient raciales, sexistes et sexuelles ou autres, car, au fond, ils cherchent tous à savoir qui détient la parole littéraire sur qui.
Le cas du « Consentement », de Vanessa Springora
Parmi eux, un texte qui aura considérablement marqué notre époque : le Consentement de Vanessa Springora (2020). Dans ce livre, elle raconte, sous forme autobiographique, sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, qu’elle rencontre en 1986 à Paris, alors qu’elle a 14 ans et lui environ 50. Elle s’attache à décrire les mécanismes d’emprise mis en place par l’auteur ainsi que l’acceptation tacite de cette relation au sein d’un milieu où sa réputation d’écrivain primé lui offrait une protection sociale.
Si l’on accepte qu’il est autre chose qu’un témoignage à seule valeur référentielle et qu’il dispose de qualités littéraires (ou si l’on entend le « témoignage » dans un sens littéraire), alors il semble clair que le « je » de Vanessa Springora est un personnage. Il ne s’agit en aucun cas ici de disqualifier ce « je » en prétendant qu’il est affabulation, mais bien de le penser comme une construction littéraire, au même titre d’ailleurs qu’on peut parler de personnages dans les documentaires.
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La spécificité de Vanessa Springora est que son texte ne vient pas « rectifier » la réalité instituée par un autre texte, mais par une somme d’écrits de Gabriel Matzneff. Elle détaille (p. 171-172) :
« Entre mes seize et vingt-cinq ans paraissent successivement en librairie, à un rythme qui ne me laisse aucun répit, un roman de G. dont je suis censée être l’héroïne ; puis le tome de son journal qui couvre la période de notre rencontre, comportant certaines de mes lettres écrites à l’âge de quatorze ans ; avec deux ans d’écart, la version poche de ce même livre ; un recueil de lettres de rupture, dont la mienne […] Plus tard suivra encore un autre tome de ses carnets noirs revenant de façon obsessionnelle sur notre séparation. »
À travers tous ces textes, écrit-elle, elle découvre que « les livres peuvent être un piège » :
« La réaction de panique des peuples primitifs devant toute capture de leur image peut prêter à sourire. Ce sentiment d’être piégé dans une représentation trompeuse, une version réductrice de soi, un cliché grotesque et grimaçant, je le comprends pourtant mieux que personne. S’emparer avec une telle brutalité de l’image de l’autre, c’est bien lui voler son âme. » (p. 171).
Ce qu’elle décrit ici, cet enfermement dans un personnage qui n’est pas elle, n’est pas sans rappeler le gaslighting, soit ce procédé manipulatoire à l’issue duquel les victimes, souvent des femmes, finissent par se croire folles. Il doit son nom au film de George Cukor, Gaslight (1944), Hantise dans la version française, qui raconte l’histoire d’un couple au sein duquel l’époux tente de faire croire à sa femme qu’elle perd la raison en modifiant des éléments a priori anodins de son quotidien et en lui répondant, quand elle remarque ces changements, qu’il en a toujours été ainsi (parmi eux, l’intensité de l’éclairage au gaz de leur maison, le « gas light »).
Springora montre en effet que la « réalité littéraire » construite par M. l’a précisément conduite à douter de sa propre réalité (p. 178) :
« Je marchais le long d’une rue déserte avec une question dérangeante qui tournait en boucle dans ma tête, une question qui s’était immiscée plusieurs jours auparavant dans mon esprit, sans que je puisse la chasser : quelle preuve tangible avais-je de mon existence, étais-je bien réelle ? […] Mon corps était fait de papier, dans mes veines ne coulait que de l’encre. »
Le Consentement est certes le récit d’une dépossession de soi – d’une emprise. Il est cependant aussi une forme d’acte performatif puisque Springora y (re)devient le plein sujet de sa propre énonciation après en avoir été privée. Ne serait-ce pas là la portée pleinement politique de cette littérature rectificative, à savoir donner aux sujets littéraires les moyens de conquête leur permettant de redevenir des pleins sujets d’énonciation, soit cette « capacité d’agir » dont parlait justement Percival Everett ?
Si la littérature est un formidable exercice de liberté (liberté de créer, d’imaginer, de choisir un langage, un style, une narration), elle peut être aussi un incroyable exercice de pouvoir. Les auteurs australiens Bill Aschroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin l’avaient déjà montré dans l’Empire vous répond. Théorie et pratique des littératures post-coloniales (The Empire Writes Back, 1989, traduction française 2012). À partir du cas de l’empire colonial britannique, l’ouvrage mettait ainsi au jour les façons dont la littérature du centre s’est imposée (par ses formats, ses styles, ses langages, mais encore par ses visions de l’ordre du monde) aux auteurs de l’empire et la façon dont ceux-ci ont appris à s’en défaire.
À l’ère des « re » (de la « réparation des vivants » ou de la justice dite « restaurative »), la littérature rectificative a sans aucun doute un rôle politique à jouer. D’abord, elle peut nous aider à poursuivre notre chemin dans le travail de reconnaissance de nos aveuglements littéraires et collectifs. Ensuite, elle peut faire la preuve que nos sociétés sont assez solides pour ne pas avoir à faire disparaître de l’espace commun des œuvres que nous jugeons dérangeantes. La littérature rectificative ne soustrait pas les textes comme pourrait le faire la cancel culture. Au contraire, elle en ajoute, nous permettant ainsi de mesurer la distance qui nous a un jour séparés de cet ordre du monde dans lequel nous n’avons pas questionné ces existences littéraires subalternes et silenciées.
Hécate Vergopoulos ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.