14.12.2025 à 17:59
Airbus : D’où vient la panne qui a conduit l’entreprise à immobiliser des milliers d’avions ?
Texte intégral (2102 mots)
Fin octobre, Airbus demande aux compagnies aériennes de maintenir au sol 6 000 A320, à la suite d’un incident survenu en vol. L’entreprise l’explique par une mise à jour logicielle qui serait plus sensible aux rayonnements cosmiques. Si ce genre de problèmes existe, ils sont cependant détectés immédiatement en temps normal.
Le 30 octobre dernier, un vol de Cancún vers le New Jersey de la compagnie JetBlue a rapidement chuté en plein vol, avant que les pilotes puissent rétablir sa trajectoire, au bout de quelques secondes. Après un atterrissage en urgence en Floride, quelques passagers ont reçu des soins. À la suite de cet incident, Airbus a dû changer en urgence un logiciel de pilotage dans 6000 appareils de la famille A320. On a évoqué une « perturbation par une particule isolée » et le rôle des éruptions solaires. Qu’en est-il ?
Le palliatif proposé par Airbus est de faire revenir la version de certains logiciels de pilotage à une version antérieure. Sur les forums spécialisés, on spécule sur les causes techniques de ce dysfonctionnement, sur d’éventuelles fonctionnalités ajoutées entre ces deux versions, qui seraient insuffisamment protégées contre les effets que des rayonnements cosmiques peuvent avoir dans les composants informatiques. Il vaut mieux, toutefois, attendre le rapport officiel de l’enquête sur l’incident. En attendant, nous pouvons revenir sur l’explication invoquée et en quoi elle peut surprendre.
Les rayons cosmiques, ennemis de nos systèmes électroniques
La Terre est en permanence bombardée par des particules venant de l’espace – du Soleil ou de corps plus lointains. La plupart de ces particules sont déviées par le champ magnétique terrestre, une autre partie est absorbée ou transformée par l’atmosphère, mais certaines d’entre elles peuvent atteindre la surface terrestre. Elles forment une partie de la radioactivité naturelle, et sont plus abondantes en périodes d’éruption solaire.
Ces particules arrivant de l’espace ont des effets variés. Dans les régions polaires, moins protégées par le champ magnétique terrestre, elles provoquent de magnifiques aurores dans le ciel de nuit. On leur attribue également les flashes lumineux que les astronautes perçoivent dans leurs yeux. Comme il s’agit de rayonnements ionisants, les particules reçues peuvent avoir des effets sur la santé. Ainsi, Thomas Pesquet, en six mois de séjour dans la station spatiale internationale, a bien dépassé le quota annuel maximum d’exposition aux radiations permis pour un travailleur français.
Les particules issues de l’espace peuvent provoquer des dysfonctionnements dans les circuits électroniques. Par exemple, dans les années 1990, des composants électroniques de puissance, notamment conçus pour des trains, grillaient pour des raisons mystérieuses. Pour trier parmi les diverses hypothèses envisagées, on a essayé ces composants à la surface et dans une mine de sel, sous 140 mètres de roche : les problèmes ne se produisaient pas dans la mine ! Une fois le problème identifié, on a pu concevoir des composants et des modes d’utilisation beaucoup moins vulnérables.
Qu’est-ce qu’une perturbation par une particule isolée ?
Il est plus courant que, plutôt que de griller un composant, les particules modifient une donnée qui y est stockée. Les ordinateurs retiennent les informations sous forme de 0 et de 1, et une particule peut provoquer le basculement d’un 0 en 1 ou l’inverse, ce qu’on appelle une « perturbation par une particule isolée », ou single event upset en anglais.
En 2003, dans la commune belge de Schaerbeek, une liste a obtenu lors d’une élection un excès de précisément 4 096 voix, ce qui correspond exactement au basculement d’un 0 en 1 à l’intérieur d’un nombre écrit en binaire. Un tel basculement s’expliquerait par un single event upset.
Bien évidemment, et notamment pour les applications aérospatiales, particulièrement exposées, on a développé des parades. Certaines parades sont matérielles : par exemple, les mémoires vives peuvent être munies de codes correcteurs d’erreurs fondés sur du matériel spécifique pour coder et décoder très rapidement. C’est habituellement le cas de la mémoire vive des serveurs, les machines qui stockent des données dans les data centers, mais pas des ordinateurs de bureau ou des portables, du fait de leur coût. Ces codes permettent de corriger à coup sûr certaines erreurs et, dans d’autres cas, d’au moins signaler qu’il s’est passé quelque chose d’incorrect.
D’autres parades sont logicielles : procéder régulièrement à certaines vérifications, dupliquer des données à conserver sur de longues durées, éviter de garder trop longtemps des données dans des mémoires vulnérables, enregistrer certaines informations importantes d’une façon telle que le basculement d’un chiffre fournit une valeur absurde, donc détectable… Les possibilités sont nombreuses. Il y a par ailleurs des protocoles de test, y compris consistant à placer les circuits dans le faisceau d’un accélérateur de particules (grand instrument de sciences physiques).
Des commandes de vol électriques touchées par une panne
Voyons maintenant les implications pour l’aviation. La transmission des ordres des pilotes de ligne à leurs gouvernes, les parties mobiles de l’avion qui permettent de contrôler sa trajectoire, se faisait historiquement par des systèmes de câbles, de poulies ou de circuits hydrauliques assez compliqués. Il faut en plus assurer la redondance, c’est-à-dire prévoir plusieurs modes de transmission en cas de panne. Depuis les années 1980, les nouveaux modèles d’avions utilisent des commandes de vol électriques, c’est-à-dire que ces transmissions mécaniques sont remplacées par des câblages et des calculateurs électroniques.
Ces calculateurs diminuent la charge de pilotage (ils automatisent des actions que les pilotes devraient sinon faire manuellement) ainsi que la sécurité. Ils peuvent vérifier si les pilotes commandent une manœuvre qui sortirait l’avion du domaine des manœuvres qu’il peut faire en sécurité, et peuvent par exemple prévenir le décrochage. La panne qui a valu le rappel des avions Airbus concerne un calculateur appelé ELAC, qui commande les élévateurs et les ailerons, qui sont respectivement des gouvernes situées sur le stabilisateur arrière de l’avion et sur l’arrière du bout des ailes.
Les commandes de vol sont particulièrement sécurisées
Un point qui peut tout d’abord nous rassurer est que les problèmes de particules venues de l’espace se produisent plutôt à haute altitude, lorsqu’il y a moins d’atmosphère protectrice, alors que les étapes les plus dangereuses dans un vol sont plutôt le décollage et l’atterrissage. Ceci n’excuse cependant pas le dysfonctionnement constaté. Voyons un peu pourquoi ce problème n’aurait pas dû se produire.
Les calculateurs informatisés d’aviation civile sont classés, suivant les standards internationaux de l’aviation civile, en cinq niveaux de criticité, selon la sévérité des conséquences possibles d’un dysfonctionnement : du niveau A, où un dysfonctionnement peut provoquer une catastrophe aérienne, au niveau E, où il n’y aurait pas de conséquences pour la sécurité de l’aéronef. Les commandes de vol électriques sont du niveau A, elles sont donc soumises aux normes les plus sévères. On peut donc raisonnablement supposer que les commandes de vol des A320 sont équipées de mécanismes de détection et/ou de remédiation de dysfonctionnements, y compris dus aux radiations.
Sur les Airbus A330/A340, par exemple, il existe deux niveaux de commande de vol, primaires et secondaires. Il y a trois boîtiers de commandes primaires, et lorsqu’un boîtier a subi un problème, il est temporairement désactivé – ce n’est pas grave, car il en a deux autres pour le relayer. S’il y avait un problème générique sur les commandes primaires, on pourrait fonctionner avec les commandes secondaires, qui utilisent d’autres types de composants.
Chaque boîtier de commande de vol primaire consiste en deux calculateurs, l’un qui commande les gouvernes, l’autre qui surveille celui qui commande – ils doivent produire environ les mêmes résultats, sinon le système détecte que quelque chose ne va pas. Normalement, sur un tel système, en cas de dysfonctionnement d’un des calculateurs, le problème est rapidement détecté, le boîtier est désactivé, on passe sur un autre et une chute comme celle qui s’est passée en octobre est impossible.
Pourquoi les systèmes n’ont-ils pas détecté le problème ?
J’ai personnellement travaillé sur l’analyseur statique Astrée, un outil destiné à vérifier que des logiciels de contrôle ne se mettent jamais dans des situations d’erreur. Il a notamment été utilisé par Airbus sur ses commandes de vol électriques. J’ai eu l’occasion, au fil des années, d’apprécier le sérieux et la volonté de cette société de se doter d’approches à la pointe de l’état de l’art en matière de technologies logicielles, notamment de vérification formelle.
Plus récemment, j’ai également travaillé sur des contre-mesures à des erreurs de fonctionnement informatique provoquées volontairement à l’aide de rayonnements électromagnétiques. Il existe en effet la possibilité que des personnes induisent volontairement des pannes afin de les exploiter dans un but frauduleux, c’est donc nécessaire de travailler à prévenir ces tentatives pour des cartes à puce et d’autres équipements sécurisés.
L’hypothèse qu’il s’agisse bien d’une perturbation par une particule isolée reste plausible, mais il est surprenant qu’il ait fallu plusieurs secondes pour traiter le problème. Le système de sécurité du boîtier de commande affecté par l’irradiation aurait dû détecter l’incident, le boîtier touché aurait dû être automatiquement désactivé et l’avion basculé sur un autre, en secours. Il faut donc attendre d’autres éléments pour déterminer si c’est la bonne explication, et comment cela a pu alors se produire, ou si d’autres scénarios sont à envisager.
David Monniaux a reçu des financements de l'ANR (PEPR Cybersécurité). En tant que co-développeur de l'analyseur Astrée, il touche une prime d'intéressement à la valorisation de ce logiciel, donc à ses ventes.
14.12.2025 à 17:58
Changer les algorithmes des réseaux sociaux suffit à réduire l’hostilité politique
Texte intégral (1107 mots)

Les fils d’actualité des réseaux sociaux sont conçus pour capter notre attention. Mais de simples ajustements dans les algorithmes qui les sous-tendent permettent d’apaiser le débat public.
Réduire la visibilité des contenus polarisants dans les fils d’actualité des réseaux sociaux peut diminuer de manière tangible l’hostilité partisane. Pour parvenir à cette conclusion, mes collègues et moi avons développé une méthode permettant de modifier le classement des publications dans les fils d’actualité, une opération jusque-là réservée aux seules plateformes sociales.
Le réajustement des fils pour limiter l’exposition aux publications exprimant des attitudes anti-démocratiques ou une animosité partisane a influencé à la fois les émotions des utilisateurs et leur perception des personnes ayant des opinions politiques opposées.
Je suis chercheur en informatique spécialisé dans l’informatique sociale, l’intelligence artificielle et le web. Comme seules les plateformes de réseaux sociaux peuvent modifier leurs algorithmes, nous avons développé et rendu disponible un outil web open source permettant de réorganiser en temps réel les fils d’actualité de participants consentants sur X, anciennement Twitter.
S’appuyant sur des théories des sciences sociales, nous avons utilisé un modèle de langage pour identifier les publications susceptibles de polariser les utilisateurs, par exemple celles prônant la violence politique ou l’emprisonnement des membres du parti adverse. Ces publications n’étaient pas supprimées ; elles étaient simplement classées plus bas dans le fil, obligeant les utilisateurs à défiler davantage pour les voir, ce qui a réduit leur exposition.
Nous avons mené cette expérience pendant dix jours, dans les semaines précédant l’élection présidentielle américaine de 2024. Nous avons constaté que limiter l’exposition aux contenus polarisants améliorait de manière mesurable ce que les participants pensaient des membres du parti adverse et réduisait leurs émotions négatives lorsqu’ils faisaient défiler leur fil d’actualité. Fait notable, ces effets étaient similaires quel que soit le parti politique, ce qui suggère que l’intervention bénéficie à tous les utilisateurs, indépendamment de leur affiliation.
Pourquoi c’est important
Une idée reçue veut que l’on doive choisir entre deux extrêmes : des algorithmes basés sur l’engagement ou des fils purement chronologiques. En réalité, il existe un large éventail d’approches intermédiaires, selon les objectifs pour lesquels elles sont optimisées.
Les algorithmes de fil d’actualité sont généralement conçus pour capter votre attention et ont donc un impact significatif sur vos attitudes, votre humeur et votre perception des autres. Il est donc urgent de disposer de cadres permettant à des chercheurs indépendants de tester de nouvelles approches dans des conditions réalistes.
Notre travail ouvre cette voie : il montre comment étudier et prototyper à grande échelle des algorithmes alternatifs, et démontre qu’avec les grands modèles de langage (LLM), les plateformes disposent enfin des moyens techniques pour détecter les contenus polarisants susceptibles d’influencer les attitudes démocratiques de leurs utilisateurs.
Quelles autres recherches sont menées dans ce domaine
Tester l’impact d’algorithmes alternatifs sur des plateformes actives est complexe, et le nombre de ces études n’a augmenté que récemment.
Par exemple, une collaboration récente entre des universitaires et Meta a montré que passer à un fil chronologique n’était pas suffisant pour réduire la polarisation. Un effort connexe, le Prosocial Ranking Challenge dirigé par des chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley, explore des alternatives de classement sur plusieurs plateformes pour favoriser des résultats sociaux positifs.
Parallèlement, les progrès dans le développement des LLM permettent de mieux modéliser la façon dont les gens pensent, ressentent et interagissent. L’intérêt croît pour donner davantage de contrôle aux utilisateurs, en leur permettant de choisir les principes qui guident ce qu’ils voient dans leur fil – par exemple avec Alexandria, une bibliothèque des valeurs pluralistes ou le système de réorganisation de fil Bonsai. Les plateformes sociales, telles que Bluesky et X, s’orientent également dans cette direction.
Et après
Cette étude n'est qu'un premier pas vers la conception d’algorithmes conscients de leur impact social potentiel. De nombreuses questions restent ouvertes. Nous prévoyons d’étudier les effets à long terme de ces interventions et de tester de nouveaux objectifs de classement pour traiter d’autres risques liés au bien-être en ligne, comme la santé mentale et le sentiment de satisfaction. Les travaux futurs exploreront comment équilibrer plusieurs objectifs – contexte culturel, valeurs personnelles et contrôle par l’utilisateur – afin de créer des espaces en ligne favorisant des interactions sociales et civiques plus saines.
Retrouvez dans le Research Brief de The Conversation US une sélection travaux académiques en cours résumés par leurs auteurs.
Cette recherche a été partiellement financée par une subvention Hoffman-Yee du Stanford Institute for Human-Centered Artificial Intelligence.
14.12.2025 à 11:49
Dans l’Italie du XVIIIe siècle, les femmes s’insurgeaient contre le harcèlement sexiste et sexuel subi dans les confessionnaux
Texte intégral (1718 mots)
Blagues obscènes, questions intrusives, gestes déplacés : les archives inquisitoriales du Vatican montrent que le harcèlement sexuel au confessionnal était une réalité pour de nombreuses femmes dans l’Italie du XVIIIᵉ siècle – et que certaines ont osé le signaler.
L’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes définit le harcèlement sexuel comme « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Les agissements sexistes découlent du pouvoir et visent à exercer un contrôle psychologique ou sexuel. Dans les deux cas, les victimes se sentent souvent confuses, seules, et se croient parfois responsables des abus subis.
En tant qu’historienne, je cherche à comprendre comment les femmes ont vécu et affronté ces comportements intimidants. Je m’intéresse en particulier au harcèlement pendant la confession dans l’Italie du XVIIIe siècle. Les femmes catholiques se rendaient au confessionnal pour partager leurs doutes et leurs espoirs sur des sujets allant de la reproduction aux menstruations, mais elles étaient parfois confrontées à des remarques méprisantes ou déplacées qui les déstabilisaient.
Un déséquilibre des pouvoirs
Les archives du Vatican nous montrent que certains des hommes qui ont tenu ces propos avaient tendance à en minimiser la portée, les qualifiant de simples marques de camaraderie ou de curiosité, voire de vantardise. Ils ont pourtant rabaissé les femmes qui, après ces échanges, étaient bouleversées ou en colère. Ces femmes étaient souvent plus jeunes que leurs confesseurs, elles avaient moins de pouvoir et pouvaient subir des menaces les contraignant à se taire. Pourtant, les archives nous montrent également que certaines, jugeant ces échanges inappropriés, se sont opposées à ces abus.
Les archives contiennent les procès-verbaux des tribunaux de l’Inquisition, qui, dans toute la péninsule italienne, traitaient les signalements de harcèlement et d’abus dans les confessionnaux. Pour les femmes, la confession était primordiale car elle dictait la moralité. Le devoir d’un prêtre était de demander aux femmes si elles étaient de bonnes chrétiennes, et la moralité d’une femme était liée à sa sexualité. Les canons de l’Église enseignaient que le sexe devait être uniquement hétérosexuel, génital et se dérouler dans le cadre du mariage.
Mais si la sexualité était encadrée par un code moral de péché et de honte, les femmes étaient des agents sexuels actifs, apprenant par l’expérience et l’observation. Le fonctionnement interne du corps féminin était mystérieux pour elles, mais le sexe ne l’était pas. Alors que les hommes lettrés avaient accès à des traités médicaux, les femmes apprenaient grâce aux connaissances échangées au sein de la famille et avec les autres femmes. Cependant, au-delà de leur cercle quotidien, certaines femmes considéraient le confessionnal comme un espace sûr où elles pouvaient se confier, remettre en question leurs expériences et demander des conseils sur le thème de la sexualité. Les ecclésiastiques agissaient alors comme des guides spirituels, des figures semi-divines capables d’apporter du réconfort, ce qui créait un déséquilibre de pouvoir pouvant conduire à du harcèlement et des abus.
Signaler les cas de harcèlement
Certaines femmes victimes d’abus dans le confessionnal l’ont signalé à l’Inquisition, et les autorités religieuses les ont écoutées. Dans les tribunaux, les notaires ont consigné les dépositions et les accusés ont été convoqués. Au cours des procès, les témoins ont été contre-interrogés afin de corroborer leurs déclarations. Les condamnations variaient : un ecclésiastique pouvait être condamné à jeûner ou à faire des exercices spirituels, à être suspendu, exilé ou envoyé aux galères (travaux forcés).
Les archives montrent qu’au XVIIIe siècle en Italie, les femmes catholiques comprenaient parfaitement les blagues grivoises, les métaphores et les allusions qui leur étaient adressées. En 1736 à Pise, par exemple, Rosa alla trouver son confesseur pour lui demander de l’aide, inquiète que son mari ne l’aime pas, et il lui conseilla « d’utiliser ses doigts sur elle-même » pour éveiller son désir. Elle fut embarrassée et rapporta cet échange inapproprié. Les documents d’archives montrent fréquemment que les femmes étaient interrogées si leur mariage ne produisait pas d’enfants : on leur demandait si elles vérifiaient que leur mari « consommait par derrière », dans le même « vase naturel », ou si le sperme tombait à l’extérieur.
En 1779, à Onano, Colomba a rapporté que son confesseur lui avait demandé si elle savait que pour avoir un bébé, son mari devait insérer son pénis dans ses « parties honteuses ». En 1739, à Sienne, une femme de 40 ans sans enfant, Lucia, s’est sentie rabaissée lorsqu’un confesseur lui a proposé de l’examiner, affirmant que les femmes « avaient des ovaires comme les poules » et que sa situation était étrange, car il suffisait à une femme « de retirer son chapeau pour tomber enceinte ». Elle a signalé cet échange comme une ingérence inappropriée dans sa vie intime.
Les archives du confessionnal montrent des exemples de femmes à qui l’on disait : « J’aimerais te faire un trou » ; qui voyaient un prêtre frotter des anneaux de haut en bas sur ses doigts pour imiter des actes sexuels ; et à qui l’on posait la question suggestive de savoir si elles avaient « pris cela dans leurs mains » – et chacune de ces femmes comprenait ce qui était insinué. Elles comprenaient aussi que ces comportements relevaient du harcèlement. Autant d’actes et de paroles que les confesseurs considéraient, eux, comme du flirt – comme lorsqu’un prêtre invita Alessandra à le rejoindre dans le vignoble en 1659 – étaient jugés révoltants par les femmes qui rapportaient ces événements (Vatican, Archivio Dicastero della Fede, Processi vol. 42).
L’effet déconcertant des abus
À cette époque, le stéréotype selon lequel les femmes plus âgées n’avaient plus de sexualité était très répandu. En effet, on croyait que les femmes dans la quarantaine ou la cinquantaine n’étaient plus physiquement aptes à avoir des rapports sexuels, et leur libido était ridiculisée par la littérature populaire. En 1721, Elisabetta Neri, une femme de 29 ans qui cherchait des conseils pour soulager ses bouffées de chaleur qui la mettaient hors d’état de fonctionner, s’est entendu dire qu’à partir de 36 ans, les femmes n’avaient plus besoin de se toucher, mais que cela pouvait l’aider à se détendre et à soulager son état.
Les femmes étaient également interrogées de manière fréquente et répétée sur leur plaisir : se touchaient-elles lorsqu’elles étaient seules ? Touchaient-elles d’autres femmes, des garçons ou même des animaux ? Regardaient-elles les « parties honteuses » de leurs amies pour comparer qui « avait la nature la plus grande ou la plus serrée, avec ou sans poils » (ADDF, CAUSE 1732 f.516) ? Pour les femmes, ces commentaires représentaient des intrusions inappropriées dans leur intimité. D’après les harceleurs masculins, il s’agissait d’une forme de curiosité excitante et une façon de donner des conseils : un frère franciscain, en 1715, a ainsi démenti avoir fait des commentaires intrusifs sur la vie sexuelle d’une femme (ADDF, Stanza Storica, M7 R, procès 3).
En quête de conseils avisés, les femmes confiaient leurs secrets les plus intimes à ces érudits, et elles pouvaient être déconcertées par l’attitude que leurs confesseurs affichaient souvent. En 1633, Angiola affirmait avoir « tremblé pendant trois mois » après avoir subi des violences verbales (ADDF, vol. 31, Processi). Les remarques déplacées et les attouchements non désirés choquaient celles qui en étaient victimes.
Le courage de s’exprimer
Il est indéniable que la sexualité est un objet culturel, encadré par des codes moraux et des agendas politiques qui font l’objet de négociations constantes. Les femmes ont été sans cesse surveillées, leur corps et leur comportement étant soumis à un contrôle permanent. Cependant, l’histoire nous enseigne que les femmes pouvaient être conscientes de leur corps et de leurs expériences sexuelles. Elles discutaient de leurs doutes, et certaines se sont ouvertement opposées au harcèlement ou aux relations abusives.
Au XVIIIe siècle en Italie, les femmes catholiques n’avaient pas toujours les mots pour qualifier les abus dont elles étaient victimes, mais elles savaient reconnaître qu’elles ne vivaient pas toujours un échange « honnête » dans le confessionnal, et parfois elles ne l’acceptaient pas. Elles ne pouvaient pas y échapper, mais elles avaient le courage d’agir contre un tel abus.
Une culture d’abus sexuels est difficile à éradiquer, mais les femmes peuvent s’exprimer et obtenir justice. Les événements des siècles passés montrent qu’il est toujours possible de dénoncer, comme c’est encore le cas aujourd’hui.
Note de l’auteur : les références entre parenthèses dans le texte renvoient à des documents consultables conservés dans les archives du Vatican.
Giada Pizzoni a reçu une bourse Marie Skłodowska-Curie de la Commission européenne.