21.12.2025 à 19:23
Publication de documents dans l'affaire Epstein : pourquoi les victimes méritent plus d’attention que la « liste » des hommes puissants
Texte intégral (3067 mots)

Contrainte par la loi, l’administration Trump a rendu publics, vendredi 19 décembre, plusieurs milliers de documents relatifs au criminel sexuel Jeffrey Epstein, décédé en 2019. Mais, alors que les hommes puissants associés à l’affaire sont nommés, analysés et disséqués en détail, les survivantes, en revanche, restent dans l'ensemble une entité floue, reléguée à l’arrière-plan.
Le ministère de la Justice états-unien a procédé à la divulgation partielle de documents issus de ce que l’on appelle désormais couramment les « dossiers Jeffrey Epstein ». D’autres publications sont attendues, à une date qui n’a pas encore été précisée. Sur une page dédiée de son site Internet, intitulée « Epstein Library », le ministère met à disposition divers documents, notamment des pièces judiciaires et d’autres archives rendues publiques en réponse à des demandes fondées sur la loi sur la liberté de l’information.
Leur publication a été ordonnée par le Congrès dans le cadre d’une loi bipartisane adoptée en novembre 2025. La date butoir fixée au 19 décembre 2025 a été respectée : le ministère de la Justice a rendu publics une partie des documents en sa possession environ huit heures avant l’expiration du délai.
Ces dossiers seront désormais scrutés, commentés et débattus par les responsables politiques comme par le grand public, avant d’être largement relayés dans les médias. Il s’agit du dernier épisode d’une affaire qui fait les gros titres depuis des années, mais selon un cadrage bien particulier. Une question domine en effet la couverture médiatique : « Quels hommes riches et puissants pourraient figurer sur la fameuse “liste” associée à ces dossiers ? » Les journalistes comme le public attendent de voir ce que ces documents révéleront au-delà des noms déjà connus, et si la supposée liste des clients" dont la rumeur fait état depuis déjà longtemps finira par se matérialiser.
La tension entre récit dominant et voix des victimes
Jusqu’à présent, les titres se sont surtout concentrés sur des élites anonymes et sur les personnalités susceptibles d’être compromises ou mises en cause, reléguant au second plan celles dont la souffrance a pourtant rendu cette affaire digne de l’attention médiatique : les jeunes filles et les jeunes femmes victimes d’abus et de trafic sexuels de la part de Jeffrey Epstein.
Parallèlement, aux États-Unis, de nombreux sujets ont été consacrés aux victimes dans les médias. Certains d’entre eux, notamment sur CNN, ont régulièrement donné la parole aux victimes d’Epstein et à leurs avocats pour qu’ils puissent réagir aux derniers développements de l’affaire. Ces articles, émissions et reportages rappellent qu’il existe une autre version des faits, centrée sur les jeunes femmes au cœur de cette affaire, pour essayer de comprendre ce qu’elles ont vécu. Cette approche traite les victimes comme de véritables sources d’information, et non comme de simples preuves de la chute ou de la disgrâce d’autrui.
La coexistence de ces deux récits met en lumière un problème plus profond. Après l’apogée du mouvement #MeToo, le traitement médiatique des violences sexuelles et le débat public à leur sujet ont clairement évolué. Davantage de victimes prennent aujourd’hui la parole publiquement sous leur propre nom, et certains médias ont su s’adapter à cette évolution.
Pourtant, des conventions solidement ancrées quant à ce qui est considéré comme une information journalistique — conflits, scandales, figures influentes et rebondissements dramatiques — continuent de déterminer quels aspects de la violence sexuelle accèdent à la une des journaux et lesquels demeurent relégués en marge de l’actualité.
Cette tension soulève une question essentielle : alors même que la loi états-unienne autorise largement la divulgation de l’identité des victimes de violences sexuelles, et que certaines survivantes demandent explicitement à témoigner à visage découvert, pourquoi les pratiques journalistiques continuent-elles si souvent à taire leurs noms et à reléguer ces victimes au second plan dans le traitement de l’information ?
Ce que la loi autorise aux États-Unis — et pourquoi les rédactions s’en abstiennent le plus souvent
La Cour suprême des États-Unis a, à de nombreuses reprises, jugé que le gouvernement ne peut généralement pas sanctionner les organes de presse pour avoir publié des informations véridiques issues de documents publics, y compris lorsque ces informations révèlent l’identité d’une victime de viol.
Lorsque, dans les années 1970 et 1980, certains États ont tenté de punir les médias qui identifiaient des victimes à partir de noms déjà mentionnés dans des documents judiciaires ou des rapports de police, la Cour suprême a estimé que ces sanctions violaient le premier amendement.
La réaction des rédactions a toutefois été paradoxale : plutôt que d’assouplir leurs pratiques, elles ont renforcé les limites qu’elles s’imposaient. Sous la pression des militantes féministes, des associations de défense des victimes et parfois de leurs propres journalistes, de nombreux médias ont adopté des politiques interdisant purement et simplement l’identification des victimes d’agressions sexuelles, en particulier sans leur consentement explicite.
Les codes de déontologie journalistique encouragent désormais les journalistes à « minimiser les dommages », à faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’ils nomment des victimes de crimes sexuels et à tenir compte des risques de retraumatisation ou de stigmatisation.
Autrement dit, ce que la loi américaine autorise est précisément ce que les règles éthiques des rédactions déconseillent.
Comment l’anonymat est devenu la norme et comment le mouvement #MeToo a rebattu les cartes
Pendant une grande partie du XXe siècle, les victimes de viol étaient systématiquement nommées dans les médias américains — une pratique qui reflétait profondément les inégalités de genre de l’époque. La réputation des victimes était perçue comme un bien public, tandis que les hommes accusés de violences sexuelles faisaient souvent l’objet de portraits empathiques et détaillés.
À partir des années 1970 et 1980, les mouvements féministes ont mis en lumière le sous-signalement massif des agressions sexuelles et la stigmatisation des victimes. Les militantes ont fondé des centres d’aide et des lignes d’assistance, documenté la rareté des poursuites judiciaires et souligné qu’une femme craignant de voir son nom publié dans la presse pouvait renoncer à porter plainte.
Les législateurs ont adopté des « lois sur la protection des victimes de viol » qui limitaient l’utilisation des antécédents sexuels des victimes devant les tribunaux. Certains États sont allés jusqu’à interdire explicitement la publication de leur identité.
Dans ce contexte, et sous l’effet conjugué de ces réformes et de la pression féministe, la plupart des rédactions ont adopté, dans les années 1980, une règle par défaut consistant à ne pas nommer les victimes.
Plus récemment, le mouvement #MeToo a marqué un nouveau tournant. Des victimes issues du monde professionnel, politique ou du divertissement ont choisi de témoigner publiquement, souvent sous leur propre nom, pour dénoncer des abus systémiques et des stratégies de dissimulation institutionnelle. Ces prises de parole ont contraint les rédactions à reconsidérer les voix qu’elles mettaient en avant dans leurs enquêtes.
Pourtant, #MeToo s’est aussi inscrit dans des conventions journalistiques préexistantes, où l’attention reste largement focalisée sur des hommes puissants et médiatisés, leurs chutes spectaculaires et des « moments de révélation ». Ce cadrage laisse peu de place aux réalités moins sensationnelles, mais essentielles, du processus de reconstruction, des incertitudes juridiques et des réponses communautaires.
Les effets involontaires du maintien de l’anonymat des survivantes
Il existe de bonnes raisons de préserver l’anonymat des victimes.
Les survivantes peuvent être exposées au harcèlement, à des discriminations professionnelles ou à des représailles de la part de leurs agresseurs si leur identité est révélée. Pour les mineures, se posent en outre des enjeux liés à la persistance des traces numériques. Dans certaines communautés où la violence sexuelle est fortement stigmatisée, l’anonymat peut littéralement constituer une protection vitale.
Mais des recherches sur le cadrage médiatique montrent que la manière dont les noms — ou leur absence — sont mobilisés n’est pas neutre.
Lorsque la couverture médiatique s’attache à décrire l’auteur présumé comme une figure complexe — dotée d’un nom, d’une carrière et d’une trajectoire — tout en reléguant la personne agressée au statut abstrait de « victime » ou « d’accusatrice », le public tend davantage à éprouver de l’empathie pour le suspect et à scruter le comportement de la victime.
Dans des affaires très médiatisées comme celle de Jeffrey Epstein, cette dynamique est exacerbée. Les hommes puissants qui lui sont associés sont nommés, analysés et disséqués. Les survivantes, sauf lorsqu’elles parviennent elles-mêmes à se faire entendre, demeurent une entité indistincte, reléguée à l’arrière-plan. L’anonymat censé les protéger tend alors à lisser leurs expériences, réduisant des récits singuliers de manipulation, de coercition et de survie à une catégorie sans visage.
Ce que cela révèle de notre conception de « l’actualité »
Cet effacement contribue à éclairer ce qui se joue aujourd’hui dans l’affaire Epstein. Le suspense médiatique ne réside pas tant dans la possibilité que d’autres victimes prennent la parole que dans les répercussions que ces témoignages pourraient avoir sur les hommes influents dont les noms seraient cités. Le cœur du récit s’est déplacé vers une question implicite : quels noms sont jugés dignes d’entrer dans l’espace médiatique — et lesquels restent en marge de l’histoire.
En anonymisant systématiquement les survivantes tout en traquant sans relâche une supposée liste de clients d’hommes puissants, les médias envoient, souvent malgré eux, un message clair sur les personnes qui comptent le plus.
Dans ce cadre, le scandale Epstein ne se concentre plus d’abord sur ce qui a été infligé pendant des années aux jeunes filles et aux jeunes femmes concernées, mais sur les membres de l’élite susceptibles d’être embarrassés, impliqués ou exposés publiquement.
Une approche journalistique véritablement centrée sur les survivantes partirait d’un autre ensemble de questions : quelles survivantes ont choisi de témoigner officiellement, et pour quelles raisons ? Comment les médias peuvent-ils respecter l’anonymat lorsqu’il est demandé, tout en continuant à restituer l’identité, la trajectoire et l’humanité des victimes ?
Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu éthique, mais aussi d’un choix éditorial. Il revient aux rédacteurs et aux journalistes de s’interroger sur ce qui fait réellement l’importance d’un article comme celui sur Jeffrey Epstein : la révélation du prochain nom célèbre sur une liste, ou le récit de la vie des personnes dont les abus ont précisément conféré à ces noms leur valeur médiatique.
Stephanie A. (Sam) Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.12.2025 à 11:36
Le marché du carbone européen a-t-il vraiment réduit les émissions du secteur électrique ?
Texte intégral (1288 mots)
À l’heure où la Banque mondiale dresse un état des lieux 2025 de la tarification du carbone, une évaluation a posteriori du secteur électrique sur les trois périodes réglementaires du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne livre des résultats éclairants. S’il n’a pas eu d’effet net au démarrage, il a engendré ensuite des baisses d’émissions significatives et croissantes.
Depuis 2005, le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE) fait payer les émissions de gaz à effet de serre pour inciter à les réduire. C’est le premier grand marché du carbone multipays et un modèle que l’on observe désormais dans le monde entier.
Selon le rapport « État et tendances de la tarification du carbone 2025 » de la Banque mondiale, la tarification du carbone couvre aujourd’hui environ 28 % des émissions mondiales, avec 80 instruments en vigueur (taxes et marchés du carbone), générant depuis deux ans plus de 100 milliards de dollars de recettes publiques annuelles. À l’échelle mondiale, le secteur de l’électricité reste celui où la couverture par la tarification du carbone est la plus élevée : plus de la moitié de ses émissions sont déjà soumises à un prix du carbone.
Le rapport souligne également les tendances actuelles, comme l’extension des systèmes existants, mais également la montée en puissance des systèmes d’échange d’émissions (ETS) dans les grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Turquie). En Europe, la création d’un « ETS 2 » couvrira dès 2027 les carburants, les bâtiments et le transport routier.
D’où une question simple mais décisive pour les décideurs : que nous apprend une analyse ex post rigoureuse du SEQE-UE sur sa capacité réelle à réduire les émissions, au moins là où il compte le plus : la production d’électricité ?
Ce que montre notre évaluation
Notre étude, parue récemment dans la revue Ecological Economics, évalue l’efficacité du SEQE-UE sur les émissions du secteur électrique au cours de ses trois premières périodes réglementaires complètes (2005–2020), à l’échelle des 24 États membres.
L’enjeu méthodologique est simple à formuler mais difficile à résoudre. En effet, nous n’avons accès qu’aux données historiques des émissions avec le SEQE en place, alors que pour mesurer son effet, il aurait fallu ce qu’elles auraient été sans celui-ci. Or, dans le secteur de l’électricité, beaucoup d’éléments évoluent en même temps : les politiques (soutien aux renouvelables, normes, etc.), la météo, la demande, les prix des énergies, etc.
Pour éviter une comparaison avec un « groupe témoin » arbitraire, nous avons construit un scénario de référence crédible. Il s’agit en pratique d’un « jumeau statistique interne » du secteur électrique européen, qui s’appuie uniquement sur des facteurs observables et non influencés par le SEQE. Par exemple : la température, le niveau de demande, la production éolienne/solaire, les indices internationaux des prix du pétrole, du gaz et du charbon.
Nous avons ensuite comparé les émissions historiques à celles prévues par ce scénario. L’écart entre les deux séries de données révèle l’effet du SEQE mois par mois et phase par phase.
Trois phases, trois résultats
Sur les trois phrases étudiées, nous observons des effets distincts.
La première, de 2005 à 2007, ne laisse pas voir d’effet statistiquement significatif sur les émissions du secteur électrique. Ce résultat s’explique notamment par une offre de quotas trop généreuse au démarrage, qui a affaibli le signal-prix.
Sur la deuxième phase, de 2008 à 2012, nous observons une réduction moyenne d’environ 12 % des émissions par rapport au scénario sans SEQE.
Enfin sur la phase de 2013 à 2020, la diminution constatée atteint environ 19 %. L’efficacité accrue coïncide avec des réformes de conception, en particulier l’abandon des allocations gratuites pour la production d’électricité et le resserrement du plafond.
En agrégeant la période 2005–2020 comme un seul et unique « choc politique », nous observons sur celle-ci une baisse significative (~15 %), cohérente avec l’analyse par phases.
Ces résultats tiennent compte des cycles économiques, contrôlent l’influence d’autres facteurs (comme les politiques nationales qui se superposent), et mettent ainsi en évidence qu’une fois ces éléments pris en considération, le marché du carbone a bien adhéré au système, et davantage au fur et à mesure qu’il est devenu plus exigeant.
L’électricité concentre à la fois des volumes d’émissions de gaz à effet de serre élevés et des interactions politiques qui compliquent l’évaluation de l’efficacité du marché carbone. Et cela, d’autant plus que la décarbonation de l’électricité démultiplie les effets en aval (industrie, mobilité) à mesure que l’économie s’électrifie – une dynamique soulignée par la Banque mondiale. C’est précisément pour cela que la robustesse de la méthodologie importe.
Des leçons pour les autres marchés du carbone
Ces enseignements dépassent largement l’Europe : alors que les grandes économies mettent en place ou renforcent leurs marchés carbone, la crédibilité du signal-prix et la qualité du cadre (plafond réellement contraignant, mécanismes anti-surallocation, mise aux enchères) apparaissent comme des conditions clés de réussite.
Notre lecture phase par phase souligne d’ailleurs que des réformes bien ciblées peuvent transformer un système initialement trop large en instrument efficace. À mesure que de nouveaux marchés émergent et s’interconnectent via des politiques comme les ajustements carbone aux frontières, ces repères peuvent guider les choix réglementaires.
Dans ce contexte d’extension rapide de la tarification du carbone – qui finance massivement la transition – de telles évaluations restent indispensables pour ancrer les prochaines étapes dans des preuves plutôt que des intentions.
L’Union européenne s’apprête en effet à étendre le principe du SEQE aux carburants des bâtiments et du transport routier à partir de 2027, dans une logique « amont » – c’est-à-dire en faisant porter l’obligation sur les fournisseurs de carburants, avant la consommation finale – déjà appliquée par certains systèmes d’échange de quotas carbone (Californie, Nouvelle-Zélande).
Notre étude complète les travaux réalisés sur d’autres secteurs et apporte une base empirique utile : évaluer après coup, secteur par secteur, ce qui fonctionne et pourquoi, reste la meilleure garantie d’un élargissement efficace et socialement acceptable des marchés du carbone.
Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.12.2025 à 11:35
Jouer aux échecs, un atout pour la réussite scolaire ?
Texte intégral (1587 mots)
Jouer aux échecs favorise-t-il les apprentissages scolaires ? Si cette question remonte au XIXᵉ siècle, c’est dans les années 2000 que des dispositifs visant la pratique des échecs se développent véritablement dans les établissements scolaires. Quels sont les intérêts réels de cette démarche ? Qu’en disent les enseignants ?
Les échecs, qui ont longtemps souffert d’une image poussiéreuse dans la société, sont aujourd’hui en vogue dans la jeunesse à la suite des séries, comme The Queen’s Gambit (2020), du développement du e-sport ou encore des initiatives de la star française de la NBA Victor Wembanyama. Ce dernier proposait ainsi en juillet dernier de mêler basket-ball et échecs dans une même compétition en soulignant : « On a besoin d’une variété de choses pour pouvoir grandir. »
Ainsi, depuis les années 1970, les initiatives, d’abord isolées, se multiplient pour faire entrer les échecs dans les classes, avec la conviction que la pratique de ce jeu développerait chez les élèves de nombreuses compétences et favoriserait les apprentissages scolaires.
Les premiers retours de terrain le confirment-ils ? Quelle approche des savoirs le recours au jeu d’échecs permet-il ?
Des expérimentations locales avant la généralisation
L’intérêt des échecs pour les apprentissages scolaires ne date pas d’hier. Dès le XIXe siècle, on en retrouve des traces, comme ce courrier d’un lecteur à une revue spécialisée proposant d’occuper les élèves pendant les temps de récréation avec une « distraction noble ». Mais il faut attendre les années 1970-1980 pour que des initiatives concrètes voient le jour, souvent sous la forme de clubs scolaires.
Dans quelques « établissements pilotes », les échecs sont parfois intégrés dans l’emploi du temps des élèves avec des heures obligatoires. Ceci dit, une thèse soutenue en 1988 montre que les échecs restent encore souvent une activité périscolaire ou extrascolaire.
Lorsque les enseignants s’en emparent dans la classe, avec l’accord de leur hiérarchie, certains soulignent qu’ils ont le sentiment que les échecs développent des compétences comme l’intuition et le raisonnement spatial, mais qu’ils n’ont pas la certitude que les progrès des élèves dans ces domaines soient attribuables uniquement à l’apprentissage des échecs.
En 2007, alors qu’une étude américaine a montré les bénéfice des échecs pour les élèves en difficulté en mathématiques et en résolution de problèmes complexes, la Fédération française des échecs, qui est devenue une fédération sportive, signe une convention-cadre avec l’éducation nationale pour encadrer et autoriser officiellement la pratique des échecs en classe.
Ces projets restent cependant l’apanage d’enseignants férus d’échecs, souvent des joueurs de club, qui convertissent pédagogiquement en classe leur expérience échiquéenne.
Le programme Class’Échecs
Tout au long des années 2000, sur le plan international, de nombreuses études montrent les bienfaits de la pratique du jeu d’échecs pour les élèves. Certains pays en intègrent la pratique dans les programmes scolaires ou mettent en place d’importants dispositifs.
En France, en 2022, la Fédération française des échecs (FFE) a lancé le programme Class’Échecs et signé un avenant à la convention pour promouvoir son développement dans les écoles primaires. Quatre principes ont ainsi été mis en avant :
le programme s’adresse à tous les enseignants, quel que soit leur niveau aux échecs ;
le jeu d’échecs devient un moyen de développer des compétences scolaires et n’est pas une fin en soi ;
le programme est coopératif, pour favoriser le développement de compétences sociales et relationnelles ;
les contenus sont pensés sous un angle didactique, pour la classe, et tous les supports sont gratuitement mis à disposition des enseignants. La FFE propose aussi une vente de kits de jeux à prix réduits afin que les écoles s’équipent à moindre coût.
Le succès de l’opération est rapide, environ 2 000 enseignants participent dès la première année et ils sont désormais, en 2025, plus de 8 000, ce qui représente 160 000 élèves initiés aux échecs chaque année.
L’enquête menée en 2022-2023 auprès d’enseignants qui proposent Class’Échecs permet de mieux comprendre leur intérêt pour le projet. Ils y voient un moyen de travailler les mathématiques différemment. Ils constatent une forte implication et un grand intérêt des élèves et considèrent aussi que ces séances développent des compétences en enseignement moral et civique. Or 87 % de ces enseignants connaissent très peu les échecs voire pas du tout et proposent donc cet enseignement sans en maîtriser le contenu, alors que les échecs sont souvent considérés comme un jeu compliqué.
Les clés de la réussite : une forme d’éducation intégrale
Pourquoi des professeurs des écoles non formés à l’enseignement des échecs et n’en maîtrisant pas les fondements se lancent-ils dans cette aventure ? Quelques pistes de réponse sont évoquées dans l’enquête de 2022-2023 et renvoient à une forme d’éducation intégrale dont les racines remontent au XIXᵉ siècle.
Tout d’abord, la démarche de projet dépasse le cloisonnement des disciplines scolaires ce qui résonne d’autant plus dans le premier degré où les enseignants sont polyvalents. Elle présente pour les enseignants un intérêt indéniable parce qu’elle donne du sens aux apprentissages, apportant un engagement plus fort des élèves qui associent davantage l’école au plaisir d’apprendre.
C’est une vision plus globale de l’élève qui est prônée où différentes compétences reliant le corps et l’esprit sont travaillées sur un même temps pédagogique. Le jeu d’échecs en tant qu’outil pédagogique apparaît particulièrement bien adapté : la dimension ludique stimule l’intérêt et l’engagement et la manipulation des pièces facilite le passage de l’expérimentation à l’abstraction.
Les connaissances langagières ne sont pas un prérequis pour la réussite, car le caractère visuo-spatial des situations s’adresse directement aux fonctions cognitives, sans nécessiter la maîtrise du code linguistique, réel obstacle pour certains élèves. La possibilité de créer des problèmes ouverts permet par ailleurs aux échecs de s’ancrer dans les mathématiques, véritable nécessité institutionnelle, tout en interrogeant la conscience disciplinaire des élèves.
Enfin, à l’heure où IA et Internet rendent les connaissances accessibles à tous, le projet invite les enseignants à changer de posture pour favoriser les échanges et l’argumentation, incitant les élèves à construire collectivement les apprentissages.
Yves Léal a été membre de la commission scolaire de la FFE jusqu'en 2021 et a effectué des formations sur le programme Class'échecs qui ont été financées par la FFE.
Fabien Groeninger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.