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07.05.2024 à 18:41

La nouvelle infrastructure du monde : l’Europe face au projet contre-hégémonique chinois

Marin Saillofest

« La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale. »

Contre Washington, Pékin veut mettre en place une réorganisation sino-centrée du capitalisme global. Son programme n’est pas frontal : il exige le déploiement d’un vaste projet contre-hégémonique à plusieurs dimensions. Benjamin Bürbaumer propose de prendre au sérieux cette stratégie — et les limites de sa compréhension dans une Europe qui n'arrive pas à bifurquer.

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Texte intégral (6097 mots)

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La mondialisation est victime de son succès. Sa réussite la plus prodigieuse — la Chine — entend la remplacer par un marché mondial sino-centré. Bien entendu, Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

L’histoire semble se répéter. Pour échapper à la crise de suraccumulation des années 1970, les États-Unis ont impulsé la construction de la mondialisation1. La Chine, alors en pleine transformation capitaliste, s’insère dans cette dynamique en tant que fournisseur d’une main-d’œuvre bon marché. Les profits des sociétés multinationales américaines remontent et le taux de croissance de la Chine explose. Pourtant, sous cet attelage en apparence gagnant-gagnant, des contradictions sont à l’œuvre et s’expriment ouvertement dès les années 2000. 

Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

Benjamin Bürbaumer

Bien avant l’ascension au pouvoir de Donald Trump et Xi Jinping, la Chine est accusée d’inonder les marchés étrangers. En effet, en bonne élève du capitalisme, elle essaie, elle aussi, d’externaliser ses déséquilibres macroéconomiques internes par la conquête des marchés étrangers et, plus fondamentalement, la mise en place d’infrastructures favorisant cette extraversion économique2. Sauf qu’à la différence de la crise de suraccumulation américaine des années 1970, le marché mondial est alors déjà sous contrôle hégémonique des États-Unis. Pour s’en défaire, la réorganisation sino-centrée du capitalisme global, que Pékin appelle de ses vœux, exige donc le déploiement d’un projet contre-hégémonique3.

Hégémonie mondiale

Dans le débat politique et intellectuel contemporain, l’ascension fulgurante du terme « hégémonie » l’a paradoxalement vidé de sa richesse analytique. Souvent, il est rabougri au synonyme de domination. Or chez Antonio Gramsci, l’hégémonie ne désigne précisément pas la capacité d’une puissance d’imposer ses choix aux autres, elle fait référence à sa capacité d’être perçue comme bienveillante par les autres. Plus précisément, dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects. Une puissance n’utilisant que l’arme de la coercition verrait le monde entier se liguer contre elle et, tôt ou tard, elle entrerait en déclin. De même, une puissance mobilisant exclusivement le levier de la séduction pourrait bâtir une influence internationale considérable, mais resterait vulnérable aux coups de force. Son édifice aurait la solidité d’un château de cartes. L’hégémonie, tout comme sa contestation, ne se construisent qu’en articulant la force et le consentement.

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Appliquons cette grille d’analyse au trait majeur du monde contemporain : la contestation chinoise de l’hégémonie américaine solidement établie depuis l’après-guerre. Il s’agit dès lors de comprendre la popularité croissante de la Chine dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial. Au vu de la nature autoritaire de son régime politique, cette évolution peut en effet surprendre et mérite à ce titre un examen plus détaillé.

Dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects.

Benjamin Bürbaumer

Le charme des Nouvelles routes de la soie

Le projet des Nouvelles routes de la soie, né en 2013, vise d’abord à alléger la surproduction chinoise. En construisant des infrastructures à l’étranger, la Chine réussit en effet à exporter des marchandises et des capitaux excédentaires. Toutefois, il serait erroné de réduire cette démarche à un gigantesque plan de bétonisation de pans entiers de l’Asie, l’Afrique et l’Amérique sud. Car du point de vue des pays participant aux Nouvelles routes de la soie, la Chine répond à un vrai besoin. Selon l’ONU, des investissements annuels de 1 000 à 1 500 milliards de dollars sont requis pour combler le sous-financement criant des infrastructures dans la périphérie. Les Nouvelles routes de la soie réduisent cet écart entre les besoins et les équipements existants, qui s’est notamment creusé dans le cadre de la fabrique américaine de la mondialisation. En effet, les programmes d’austérité imposés aux pays sous-développés à travers le Consensus de Washington des années 1980 et 1990 ont fortement dégradé la qualité des infrastructures locales.

Inquiet de la perte d’influence des États-Unis, l’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers a cité cette formule poignante d’un décideur d’un pays de la périphérie : « La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale »4. Cette opposition reflète assez fidèlement la distinction entre les idéologies communicationnelles et les idéologies non communicationnelles, développée par Fredric Jameson.

Tandis que les premières visent à unifier différents espaces par le biais des valeurs de l’un d’entre eux, les secondes relient les voies d’accès entre les différents territoires tout en reconnaissant ce que Fernand Braudel appelait leur « si irréductible originalité »5. Les conditionnalités de dérégulation associées aux plans d’ajustement structurel ou le libéralisme politique promus par Washington sont des exemples d’idéologies communicationnelles par lesquelles les États-Unis tentent de transmettre leurs valeurs à d’autres pays. Par contraste, les Nouvelles routes de la soie suivent une approche non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable. Elle s’attaque à un blocage de la vie réelle — le manque d’infrastructures — le dépasse sans imposer des conditionnalités particulières en termes de régime politique et, ce faisant, nourrit la popularité de Pékin à l’étranger.

Bien entendu, le déploiement réel des Nouvelles routes de la soie n’a rien d’aussi lisse et linéaire. Il comporte des risques de corruption et de surendettement, ainsi que de nouveaux rapports de dépendance. Mais les faits sont là : en dehors des États-Unis et de quelques-uns de leurs alliés les plus proches, les Nouvelles routes de la soie alimentent une image positive de l’action de la Chine dans le monde.

Les Nouvelles routes de la soie suivent une approche idéologique non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable.

Benjamin Bürbaumer

Le soft power à caractéristiques chinoises

Joseph Nye est connu pour avoir formalisé l’idée de soft power. Dans sa formulation initiale, ce concept est étroitement lié à l’existence d’une démocratie libérale accordant à ses citoyens un certain nombre de droits fondamentaux. Ces droits sont censés favoriser un épanouissement créatif plus grand de la population. Dans cette logique, les démocraties libérales développent une vie culturelle plus attractive, susceptible de rayonner y compris en dehors de leurs frontières. Cette attractivité rétroagit positivement sur la position internationale de l’État émetteur. En toute cohérence, Nye doute de la transposabilité de son concept au régime autoritaire chinois.

Pourtant, la Chine lui donne tort. C’est du moins ce que suggère l’évolution de son système universitaire. Ce dernier se trouve aujourd’hui à la quatrième place des pays accueillant le plus d’étudiants étrangers. Cette performance impressionne d’autant plus que la langue chinoise est beaucoup moins répandue en dehors de son territoire d’origine que l’anglais. Ce fait se reflète dans le constat que les trois premières places du classement sont occupées respectivement par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada. Pour les jeunes Africains, la France continue à attirer le plus grand nombre, mais la Chine a d’ores et déjà dépassé le Royaume-Uni et se place en deuxième position.

Comme dans d’autres domaines, la vitesse de croissance de popularité de la Chine est notable. D’une part, elle n’a commencé sa diplomatie éducative qu’au début des années 2000 et, d’autre part, contrairement aux langues des anciens colonisateurs, le chinois est peu présent dans les systèmes d’enseignement étrangers. À rebours de certains pays occidentaux augmentant les frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers, cette réussite est à chercher dans la mise en place d’un système de bourses.

La proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent s’accroît.

Benjamin Bürbaumer

Il serait pourtant superficiel d’interpréter ces politiques comme une tentative d’« acheter » des étudiants internationaux. En réalité, dans le choix des étudiants étrangers de venir en Chine, le facteur financier ne pèse pas plus lourd que l’attrait culturel ou le développement économique du pays, mais il rend concrètement faisable le séjour en Chine. Si ces échanges universitaires ne créent pas des centaines de milliers de para-diplomates qui porteraient docilement la voix de la Chine dans le monde, force est de constater que s’accroît ainsi la proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire, à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent. Au passage, ils absorbent pendant leurs études des connaissances culturelles et linguistiques propices à resserrer les liens entre leur pays et la Chine. Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Toutefois, les étudiants partis à l’étranger ne représentent qu’une petite proportion de la population de leur pays. Diffuser une image bienveillante de la Chine uniquement par ce biais comporte donc une limite évidente en termes d’ordre de grandeur. Dans l’optique d’atteindre des franges plus larges des populations étrangères, la Chine a notamment mis en place un vaste réseau de médias diffusant en langues étrangères ainsi qu’une diplomatie sanitaire performante.

Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Benjamin Bürbaumer

La sécurité internationale sans hypocrisie

Si Washington échoue à l’heure actuelle à contrer l’idéologie non communicationnelle sur laquelle s’appuie le projet hégémonique chinois, sa gestion des grands dossiers géopolitiques contemporains pourrait même apparaître contre-productive pour son hégémonie.

Récemment, le politologue Matias Spektor a publié un article dans la revue Foreign Affairs soulignant à quel point l’hypocrisie des États-Unis et de leurs alliés affaiblit leur soft power6. Selon Spektor, les pays périphériques ne comprennent pas pourquoi l’invasion russe de l’Ukraine serait plus condamnable que l’invasion américaine de l’Irak, alors que ni l’une ni l’autre n’ont reçu le soutien de la communauté internationale. Ce double standard ainsi que l’anticipation de l’affaiblissement politique de Washington dans un futur proche expliqueraient pourquoi nombre de ces pays ne suivent pas les sanctions contre la Russie, considérant qu’elles leur causent des problèmes supplémentaires en termes de hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation. Se prononçant sur les risques pesant sur la sécurité alimentaire de millions d’Africains, l’ex-président de l’Union africaine et du Sénégal Macky Sall a déclaré : « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants »7.

Un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Benjamin Bürbaumer

Le sentiment d’hypocrisie n’a fait que se renforcer à la suite des bombardements à Gaza à partir de l’automne 2023. De multiples pays ont relevé avec amertume le traitement particulier réservé aux seules victimes ukrainiennes, des Européens, par rapport aux dizaines de milliers de victimes en Palestine ou ailleurs. Ils ont également remarqué que les sommes toujours si difficiles à débloquer pour le développement ont été facilement mobilisées pour armer l’Ukraine ou Israël. Face à cette situation, un diplomate senior d’un pays du G7 versait dans le fatalisme : « Nous avons définitivement perdu la bataille pour le Sud global. […] Tout le travail réalisé [dans sa] direction […] à propos de l’Ukraine est réduit à néant. […] Oubliez les règles, oubliez l’ordre mondial. Ils ne nous écouteront plus jamais »8. Par contraste, un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Il importe de préciser que la popularité croissante de la Chine ne se confine pas aux dirigeants des pays périphériques. Une série d’enquêtes d’opinion montre qu’en Asie, en Afrique et en Amérique latine, son image s’est nettement améliorée9. Malgré un soft power américain installé depuis longtemps, la Chine y talonne, voire dépasse, les États-Unis. Visiblement, le régime politique domestique du porteur d’un projet hégémonique importe moins que la perception de l’ordre mondial qu’il porte. C’est donc un double désastre pour les États-Unis : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Les États-Unis font face à un double désastre : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Benjamin Bürbaumer

Le piège de l’hégémonie

Si les résultats de telles enquêtes sont à interpréter avec précaution, le tableau n’en reste pas moins saisissant, d’autant qu’il entre en résonance avec des analyses qualitatives. L’idéologie communicationnelle des États-Unis perd en attractivité. À l’inverse, le positionnement de la Chine dans les conflits internationaux apparaît plus cohérent avec l’idéologie non communicationnelle qu’elle déploie notamment depuis la mise en place des Nouvelles routes de la soie.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force. Mais s’accrocher à la bonne vieillerie de la puissance militaire plutôt que de faire face à la mauvaise nouveauté de l’essor du soft power chinois est une pente glissante : plus l’hégémon troublé agit autoritairement, plus il sape sa légitimité aux yeux des autres pays du monde, sans pour autant fondamentalement entraver le projet hégémonique chinois. Voilà le piège de l’hégémonie. Seule une réaction sur le plan non communicationnel — un soutien aux infrastructures et autres besoins de développement sans imposer des conditionnalités contraignant la politique économique nationale des pays bénéficiaires — comme le fait la Chine, y parviendrait.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force.

Benjamin Bürbaumer

Or aujourd’hui la course à l’armement bat son plein dans l’Indopacifique. Non seulement les dépenses militaires de la Chine ont quintuplé en 20 ans, mais elle les oriente de plus en plus vers la construction de navires, de porte-avions et de sous-marins. Voilà le fondement matériel de ses activités croissantes en mer de Chine méridionale, que les pays voisins considèrent comme relevant du harcèlement maritime. Néanmoins, face à la puissance économique de Pékin, ces pays semblent s’en accommoder, voire se rapprocher de la Chine. C’est du moins l’analyse qu’en fait le spécialiste des relations internationales en Asie du Sud-Est David Shambaugh. Bien entendu, la diplomatie n’est pas figée ad vitam. Le débat sur les alliances dans la région est vif et peut évoluer en fonction des chefs d’État. Mais force est de constater que l’évolution majeure est un « déplacement de ces pays dans l’orbite de la Chine depuis 2017 »10. Pour l’instant, la manne des Nouvelles routes de la soie accorde des passe-droits militaires à Pékin — c’est un indice du consentement que des pays voisins lui accordent.

Si la Chine se rapproche du montant des dépenses militaires des États-Unis, le Pentagone reste toutefois de très loin le ministère de la défense le plus riche au monde. Même pendant les moments les plus chauds de la Guerre froide, les États-Unis n’ont pas autant dépensé en armement qu’aujourd’hui. Avec près de 400 bases militaires en Asie-Pacifique, un réseau d’alliés en Asie du Sud-Est et une concentration des forces militaires autour de la Chine depuis le pivot asiatique de 2011, on assiste à une « escalade à bas bruit »11. Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Benjamin Bürbaumer

Faute de saisir l’enjeu fondamental de la réorganisation du marché mondial et en l’absence de projet hégémonique propre — les premières conclusions du rapport Draghi à paraître en sont la dernière illustration en date —, les pays européens risquent d’assister de manière impuissante à la déstabilisation du monde à l’œuvre sous nos yeux. 

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Présenté par son auteur comme un « changement radical », l’aperçu du rapport publié dans ces pages préconise trois mesures phares : rationaliser la production et libéraliser la réglementation afin de mieux bénéficier d’économies d’échelle continentales ; centraliser certaines dépenses publiques au niveau européen ; sécuriser, enfin, l’approvisionnement en ressources et en intrants considérés comme essentiels.

À travers ces trois points, les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel. La profondeur de la rivalité entre les deux grandes puissances ne se comprend qu’à partir du constat que la Chine souhaite méthodiquement remplacer la mondialisation sous supervision américaine par une réorientation sino-centrée du marché mondial. Car superviser le marché mondial permet de dépasser des instabilités politico-économiques domestiques tout en bénéficiant simultanément de retombées économiques colossales et d’un pouvoir politique extraterritorial immense. À cette fin, la Chine construit aujourd’hui des infrastructures — monétaires, physiques, techniques, militaires, numériques — concurrentes à celles mises en place depuis longtemps par les États-Unis. Ces derniers contre-balancent : les différentes sanctions technologiques et commerciales illustrent cette démarche en cours déjà depuis l’administration Obama. L’Union ne semble pas avoir saisi cet enjeu fondamental. À l’heure où les règles du marché mondial évoluent, elle tente de mieux jouer selon les anciennes règles americano-centrées — qui, au demeurant, ne lui ont pas été particulièrement favorables. En matière de prise de conscience de l’ampleur de la tempête qui secoue la mondialisation, le rapport Draghi sera la pointe avancée des Européens. Pourtant, le cœur du projet chinois leur échappe toujours. Tout se passe comme si l’Europe avançait sans véritablement comprendre la profondeur des lignes de fracture contemporaines.

Si elle se décidait à réagir, deux options se présentent : soit elle s’engage dans la même course que la Chine et les États-Unis et tente d’élargir son contrôle sur les infrastructures du marché mondial — par le biais d’une véritable politique industrielle probablement adossée à une augmentation significative des capacités d’intervention militaires — ; soit elle décide d’un découplage sélectif par rapport au marché mondial — rétrécissement contrôlé des chaînes de valeur, conditionnalités environnementales, politiques redistributives. 

Les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel.

Benjamin Bürbaumer

Selon l’option retenue, la question de l’hégémonie se pose différemment : la première exigerait la formulation d’un projet hégémonique mondial très activiste ; la deuxième questionnerait la pertinence même du développement d’un projet hégémonique mondial. En réalité, la rivalité sino-américaine sonne l’heure de vérité pour l’Europe : la trajectoire du passé n’étant plus praticable, sous peine d’un décrochage grandissant envers les deux superpuissances, il faut bifurquer.

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07.05.2024 à 17:30

Le discours intégral de Poutine pour son investiture à la tête de la Fédération de Russie

Marin Saillofest

Dans un exercice de communication bien rodé, Vladimir Poutine, qui dirige de fait la Russie depuis 1999, a célébré depuis le Kremlin son investiture pour un cinquième mandat de président à la tête de la Fédération. Il avait été « réélu » au mois de mars à la suite d’un scrutin fabriqué et largement truqué.

Nous publions l’analyse et le texte intégral de son allocution.

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Texte intégral (2397 mots)

Dans une prise de parole relativement brève adressée à la nation, Vladimir Poutine reprend certains éléments de son long discours de campagne devant la Douma où il projetait sa vision pour la Russie jusqu’en 2030.

  • Cette intervention est propédeutique à une allocution plus longue attendue pour le 9 mai, fête de la victoire et jour de défilé militaire — à l’occasion duquel le président russe pourrait faire des annonces.

Dans les prochains jours sont également attendues les nominations des nouveaux membres de son gouvernement.

  • En 2018, à la suite de sa quatrième élection à la présidence, Vladimir Poutine avait annoncé dès le 7 mai — date de son investiture — qu’il avait choisi Dmitri Medvedev pour diriger son gouvernement1.
  • Le vote de confirmation par la Douma d’État, exigé par la constitution, avait eu lieu le lendemain, le 8 mai.
  • Depuis 2020, le président du gouvernement de la Fédération de Russie est Mikhaïl Michoustine.

Cette année, il faudra peut-être attendre plusieurs jours. Des sources proches de l’administration russe interrogées par Meduza décrivent une ambiance « plutôt tendue » dans les cercles du pouvoir russe. 

  • Au-delà de quelques bruits de couloir, personne ne semble savoir à quoi pourrait vraiment ressembler le prochain cabinet de Vladimir Poutine, ni qui se verrait potentiellement relégué ou promu.
  • Le président doit soumettre à la Douma un candidat au poste de Premier ministre dans les deux semaines à venir.
  • Le vote pour ce candidat pourrait avoir lieu dès la prochaine session de la Douma, le 10 mai, suite à un report inopiné de la session parlementaire au cours de laquelle le choix de Poutine sera approuvé2.

L’arrestation manu militari de l’ancien vice-ministre de la Défense Timour Ivanov3 à la fin du mois d’avril suggère néanmoins que Poutine pourrait chercher à opérer des changements au sein de la branche de l’exécutif la plus exposée depuis le lancement de l’invasion de février 2022 : l’armée. 

Certains experts au fait des conversations ont activement discuté ces dernières semaines de l’éventuelle « démission » de Sergueï Choigou, dont l’arrestation d’Ivanov pourrait constituer un signe avant-coureur4.

À la mi-avril, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes déclarait que le Kremlin s’était fixé l’objectif de capturer la ville stratégique de Tchassiv Yar d’ici le 9 mai, Jour de la Victoire.

  • Il est aujourd’hui presque certain que l’armée russe ne sera pas en mesure d’apporter à Vladimir Poutine une victoire symbolique pour célébrer le 79ème anniversaire de la victoire de l’Union soviétique sur le Troisième Reich.
  • Si elle continue de progresser dans l’Est de l’Ukraine et marginalement dans le Sud et si elle conserve son rythme actuel moyen, l’armée russe ne peut espérer revendiquer une victoire stratégique avant plusieurs mois.
  • Dans le même temps, les soutiens de Kiev augmentent leurs capacités de production et pourraient débloquer un prêt de plus de 50 milliards de dollars dès 2025 lors du sommet du G7 qui se tiendra du 13 au 15 juin.

Du côté de Kiev, le gouvernement ukrainien ne reconnaît pas la légitimité des élections ayant eu lieu sur les territoires occupés par la Russie.

  • Par la voix de son ministère des Affaires étrangères, l’Ukraine a fait par conséquent savoir qu’elle ne « voyait aucun fondement juridique pour reconnaître [Poutine] comme le président démocratiquement élu et légitime de la Fédération de Russie »5. En fonction des scénarios, cette non-reconnaissance pour la première fois aussi explicite pourrait créer des obstacles juridiques supplémentaires à d’hypothétiques pourparlers entre les deux pays.

Discours intégral

Chers citoyens de Russie ! Mesdames et Messieurs ! Chers amis !

En ces moments solennels et responsables de la prise de fonction du président, je voudrais remercier cordialement les citoyens russes de toutes les régions de notre pays, les habitants de nos terres historiques qui ont défendu le droit d’être ensemble avec leur mère-patrie.

Je tiens à me prosterner devant nos héros, les participants à l’opération militaire spéciale, tous ceux qui se battent pour la patrie.

Je vous remercie une fois de plus pour votre confiance et votre soutien, et je m’adresse maintenant à tous les citoyens de Russie.

Je viens de réciter les paroles du serment présidentiel. Ce texte concentre l’essence de l’objectif le plus élevé du chef de l’État : protéger la Russie et servir notre peuple.

Je comprends qu’il s’agit là d’un grand honneur, d’un devoir et d’une obligation sacrée. C’est ce qui a défini le sens et le contenu de mon travail au cours des années précédentes. Je vous assure que je continuerai à placer les intérêts et la sécurité du peuple russe au-dessus de tout.

La volonté consolidée de millions de personnes est une force colossale, une preuve de notre ferme conviction commune que nous déterminerons le destin de la Russie nous-mêmes et seulement nous-mêmes, dans l’intérêt des générations actuelles et futures.

Vous, les citoyens de Russie, avez confirmé la justesse de l’orientation du pays. Cela revêt une grande importance aujourd’hui, alors que nous sommes confrontés à de sérieux défis. J’y vois une profonde compréhension de nos objectifs historiques communs, la détermination de défendre fermement notre choix, nos valeurs, la liberté et les intérêts nationaux de la Russie.

Je suis convaincu que nous traverserons dignement cette période difficile et décisive, que nous deviendrons encore plus forts et que nous mettrons résolument en œuvre des plans à long terme et des projets de grande envergure visant à atteindre les objectifs de développement.

Il s’agit avant tout de sauver notre peuple. Je suis sûr que le soutien des valeurs familiales et des traditions multiséculaires continuera d’unir les organismes publics et religieux, les partis politiques et tous les paliers de pouvoir.

Nos décisions sur le développement du pays et des régions doivent être efficaces et équitables, améliorer le bien-être et la qualité de vie des familles russes.

Nous avons été et resterons ouverts au renforcement des bonnes relations avec tous les pays qui considèrent la Russie comme un partenaire fiable et honnête. Il s’agit en effet de la majorité mondiale.

Nous ne refusons pas de dialoguer avec les pays occidentaux. C’est à eux de choisir s’ils ont l’intention de continuer à essayer de freiner le développement de la Russie, de poursuivre leur politique d’agression et de pression incessante sur notre pays au fil des ans, ou de chercher la voie de la coopération et de la paix.

Je le répète : une conversation, y compris sur les questions de sécurité et de stabilité stratégique, est possible. Mais pas à partir d’une position de force, sans arrogance et exceptionnalisme, mais seulement sur un pied d’égalité, dans le respect des intérêts de chacun.

Avec nos partenaires de l’intégration eurasienne, avec d’autres centres de développement souverains, nous continuerons à œuvrer à la formation d’un ordre mondial multipolaire et d’un système de sécurité égal et indivisible.

Dans un monde complexe qui évolue rapidement, nous devons être autonomes et compétitifs, et ouvrir de nouveaux horizons à la Russie, comme cela s’est produit à de nombreuses reprises au cours de notre histoire.

Mais il est important que nous nous souvenions de ces leçons, que nous n’oubliions pas le coût tragique des troubles6 et des bouleversements internes. C’est pourquoi notre État et notre système sociopolitique doivent être forts et absolument résistants à tous les défis et à toutes les menaces, et garantir le développement progressif et stable, l’unité et l’indépendance du pays.

En même temps, la stabilité n’est pas synonyme de rigidité. Notre État et notre système social doivent être flexibles, créer des conditions propices au renouvellement et à l’évolution.

Nous voyons comment l’atmosphère de la société a changé, comment la fiabilité, la responsabilité mutuelle, la sincérité, la décence, la noblesse et le courage sont hautement appréciés aujourd’hui. Je ferai de mon mieux pour que les personnes qui ont fait preuve des meilleures qualités humaines et professionnelles, qui ont prouvé par leurs actes leur loyauté envers la patrie, occupent des postes de premier plan dans l’administration de l’État, dans l’économie — dans tous les domaines.

Nous devons assurer une continuité fiable dans le développement du pays pour les décennies à venir, élever et éduquer les jeunes générations qui renforceront la puissance de la Russie, développer notre État, qui est basé sur l’harmonie interethnique, la préservation des traditions de tous les peuples vivant en Russie, dans le pays-civilisation, unis par la langue russe et notre culture multinationale.

Chers amis !

Je ferai tout ce qui est nécessaire, tout ce qui est en mon pouvoir pour mériter votre confiance, et j’utiliserai à cette fin tous les pouvoirs du chef de l’État, qui sont inscrits dans la Constitution. En même temps, je voudrais souligner que les résultats de ce travail dépendent essentiellement de notre unité et de notre cohésion, de notre volonté commune de servir la patrie, de la protéger, de travailler avec un dévouement total.

Aujourd’hui, en effet, nous sommes responsables devant notre histoire millénaire et nos ancêtres. Ils ont atteint des sommets apparemment inaccessibles, parce qu’ils ont toujours placé la patrie au premier plan, parce qu’ils savaient qu’il n’était possible d’atteindre de grands objectifs qu’avec leur pays et leur peuple, et parce qu’ils ont créé une puissance mondiale, notre patrie, qui a remporté de tels triomphes qui nous inspirent aujourd’hui.

Nous regardons vers l’avenir avec confiance, nous planifions notre avenir, nous définissons et mettons déjà en œuvre de nouveaux projets et programmes pour rendre notre développement encore plus dynamique, encore plus fort.

Nous sommes une grande nation unie et c’est ensemble que nous surmonterons tous les obstacles et que nous réaliserons tout ce que nous avons prévu. Ensemble, nous gagnerons !

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07.05.2024 à 15:17

À Rafah, Israël déclare vouloir « maintenir la pression militaire » sur le Hamas pour obtenir des meilleures conditions de cessez-le-feu

Marin Saillofest

Mardi 7 mai dans la matinée, après avoir refusé les termes d’un cessez-le-feu auxquels le Hamas avait consenti la veille, Israël est entré à Rafah avec des chars d’assaut et a pris le contrôle du point de passage vers l’Égypte. Le Cabinet de Netanyahou revendique ouvertement se servir de son offensive comme d’un moyen de pression visant à faire plier le Hamas.

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Lundi 6 mai, le Hamas a annoncé avoir accepté une proposition de cessez-le-feu négociée par l’Égypte et le Qatar. Considérant que les termes de l’accord sont « loin de répondre aux exigences fondamentales d’Israël », Tel-Aviv a lancé hier une « opération limitée » à Rafah visant à « démanteler des infrastructures utilisées par le Hamas »1. Aujourd’hui, mardi 7 mai dans la matinée, Tsahal a pris le contrôle du point de passage vers l’Égypte.

  • Il est important de noter qu’Israël a ordonné aux populations palestiniennes d’évacuer la partie sud de Rafah avant que le Hamas n’accepte la proposition qatari-égyptienne2.
  • Tel-Aviv accuse les États-Unis de ne pas avoir mis au courant le cabinet de Netanyahou des nouveaux termes de l’accord avant que celui-ci ne soit accepté par le Hamas — ce que Washington dément : « Il n’y a pas eu de surprises »3.
  • La Maison-Blanche a déclaré que Biden avait appelé le Premier ministre israélien durant 30 minutes avant que le Hamas n’annonce qu’il acceptait les termes de l’accord4.

Tel-Aviv justifie son refus des termes de l’accord en arguant avoir été maintenu dans le noir par le Hamas, les négociateurs (Qatar et l’Égypte) et les États-Unis. Le Cabinet de guerre de Netanyahou revendique néanmoins ouvertement se servir de son offensive militaire à Rafah comme d’un moyen de pression visant à faire plier le Hamas, et consentir à la libération des otages en échange de concessions limitées5. Dans le même temps, Israël a signalé son intention de continuer à participer aux négociations en envoyant une délégation au Caire.

  • Lors de l’attaque du 7 octobre, le Hamas a pris en otage 252 personnes sur le territoire israélien. Selon la Société de radiodiffusion publique israélienne, 112 de ces otages ont été rapatriés vivants et 49 ont été tués.
  • En prenant en compte les quatre civils et militaires israéliens capturés par le Hamas avant le 7 octobre 2023, 95 personnes sont à ce jour toujours retenues en otage par divers groupes terroristes dans la bande de Gaza.

Selon une copie de l’accord obtenue par Al Jazeera, la proposition de cessez-le-feu acceptée par le Hamas prévoit une première phase de 42 jours au cours de laquelle 33 otages (vivants ou morts) détenus à Gaza seraient libérés en échange d’un certain nombre de prisonniers détenus en Israël6. Ce nombre serait décidé en fonction du genre, de l’âge et de l’état physique des otages libérés.

À la fin de cette première période, « le retour à un calme durable doit être annoncé et prendre effet avant l’échange de captifs et de prisonniers encore en vie (civils et soldats) ». La troisième et dernière phase prévoit la reconstruction de la bande de Gaza sur une période de trois à cinq ans, supervisée par l’Égypte, le Qatar et les Nations unies.

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07.05.2024 à 11:39

Iran : Les Gardiens du chaos, les faucons de la Révolution islamique dans l’escalade au Moyen-Orient

Matheo Malik

Qui sont les Gardiens de la Révolution ? Quelle est leur doctrine et pourquoi occupent-t-il une place de plus en plus centrale à Téhéran ? Avec Afshon Ostovar, un mois après la première attaque directe de l’Iran contre Israël, nous dressons un portrait du Sepâh — les Gardiens du Guide et de l’Imam caché.

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Texte intégral (6858 mots)

L’attaque iranienne contre Israël a eu lieu le 13 avril, il y a presque un mois. Elle n’a pas conduit à l’escalade majeure que beaucoup craignaient. Comment expliquez-vous la désescalade des deux côtés, ou du moins l’absence d’escalade majeure ? 

Il ne faut pas se tromper : l’attaque de l’Iran contre Israël était une attaque majeure, avec plus de 300 armes, dont 110 missiles balistiques. Certains se plaisent à dire que cette attaque était symbolique : il n’y a rien de symbolique à envoyer 110 missiles balistiques contre le territoire d’un autre État.

Ce qui a permis d’éviter l’escalade, c’est d’abord le manque de succès de l’attaque. Plus de la moitié des missiles balistiques ont explosé en vol — soit juste après leur lancement, soit très rapidement dans leur trajectoire vers Israël — et n’ont pas atteint leur cible. Israël, ses alliés et ses voisins ont également réussi à détruire en vol un grand nombre de ces armes. Nous ne connaissons pas l’étendue réelle des dommages causés à Israël, mais nous savons que certains missiles ont atteint un objectif, entre sept et neuf. Certains ont touché une base de l’armée de l’air, mais aucun d’entre eux ne semble avoir causé de dommages importants. 

Ensuite, si l’on en croit les rapports publiés, Israël voulait tout de même mener une réponse plus importante, mais l’administration Biden a fortement encouragé les Israéliens à ne pas répondre du tout. Par conséquent, Israël a réagi de manière largement symbolique en lançant ce qui semble être une seule arme ou quelques armes sur le territoire iranien, causant quelques dégâts mineurs à une batterie de défense anti-aérienne. Le but de l’opération semblait être, davantage que de causer des dommages, de faire passer le message qu’Israël pouvait frapper l’Iran s’il le souhaitait.

Ce qui a permis d’éviter l’escalade, c’est d’abord le manque de succès de l’attaque.

Afshon Ostovar

Enfin, et c’est le point clef, aucune des parties ne souhaite une guerre. Dans un jeu de réponses et de représailles, chacun essaie de faire tout ce qu’il peut mais sans franchir un certain seuil. Ce seuil est très gris et flou — plus nous avançons dans ce conflit, plus les altercations pourraient être dangereuses.

Le détail des débris de ce que l’on pense être un missile iranien intercepté est visible près de la ville d’Arad, dans le sud d’Israël, le lundi 29 avril 2024.© AP Photo/Maya Alleruzzo

Vous avez récemment expliqué cette attaque en disant que les faucons du Sépâh — le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, ou Sepâh-e Pâsdârân-e Enghelâb-e Eslâmi — avaient acquis une plus grande influence sur les décisions de politique étrangère à Téhéran. Qui sont-ils, et comment expliquer leur gain d’influence ? 

Le spectre idéologique de la République islamique est très étroit. Je parle ici surtout du spectre idéologique au sein du Sepâh et du régime. Par régime, j’entends les institutions non élues du pouvoir en Iran, c’est-à-dire le Sepâh et le Bureau du Guide suprême. On peut inclure d’autres institutions comme le Conseil des gardiens ou la justice, mais elles sont toutes essentiellement une extension de l’autorité du Guide suprême. 

Lorsqu’on parle de faucons, de modérés ou de pragmatiques au sein du régime d’aujourd’hui, les marges de différence sont en réalité très fines. Ces marges sont si fines qu’il est très difficile de les décrire en français. J’ai du mal à trouver un terme pour les décrire, car on pourrait dire « conservateurs », « ultra conservateurs », « ultra-ultra conservateurs » — mais cette gradation finit par n’avoir aucun sens. 

Cette attaque est l’aboutissement d’années de frustration au sein du Sepâh en raison de son incapacité à frapper Israël de la manière dont Israël le frappait.

Afshon Ostovar

Les faucons politiques du Sepâh se trouvent principalement au sommet de la hiérarchie du Sepâh, très proches du Guide suprême. Ce sont ses hommes. Ce sont eux qu’il a placés aux commandes, en raison de leur mérite, mais surtout de leur engagement idéologique en faveur de ses intérêts, à savoir une politique étrangère intransigeante à l’égard des États-Unis et d’Israël et une politique étrangère très ambitieuse au Moyen-Orient et à l’échelle mondiale.

Des personnes comme le commandant en chef du Sépâh, Hossein Salami, ou le commandant de l’aérospatiale, Amir Ali Hajizadeh, sont des individus qui croient fermement aux objectifs de la République islamique et souhaitent étendre son influence et son pouvoir au Moyen-Orient, en utilisant les capacités militaires croissantes de l’Iran afin de réduire le pouvoir des États-Unis et de leurs partenaires.

À cet égard, l’attaque du 13 avril est l’aboutissement d’années de frustration au sein du Sepâh. Israël répond aux agressions iraniennes depuis une dizaine d’années. Les forces aériennes israéliennes ont frappé les positions et les cargaisons d’armes des Gardiens en Syrie. Le Mossad a pour sa part conduit de nombreuses opérations de sabotage et d’assassinat à l’intérieur même de l’Iran. Israël a tué d’éminents responsables comme Mohsen Fakhrizadeh, le plus haut responsable nucléaire du Sepâh, en 2020. Il faut rappeler qu’en 2020 toujours, Israël a également participé à l’assassinat de Qassem Soleimani. Israël a réussi à placer des bombes à l’intérieur de l’installation nucléaire de Natanz. Il a kidnappé des officiers des Gardiens, les a interrogés et les a peut-être tués. La liste est longue, en particulier au cours des cinq dernières années pendant lesquelles Israël a pu pénétrer la sécurité iranienne et exposer la porosité des défenses de l’Iran. 

Dans tous ces cas, l’Iran n’a pas été en mesure de riposter contre Israël. Il ne peut pas infiltrer Israël directement. Il ne peut pas assassiner ses fonctionnaires. Il ne peut pas saboter ses installations militaires. Ils ont essayé à de nombreuses reprises de tuer des Israéliens à l’étranger, en Turquie, en Azerbaïdjan, à Chypre, en Inde, en Thaïlande et en Europe : presque toutes ces tentatives ont échoué. Ils ont réussi à attaquer des navires israéliens dans l’océan Indien et en mer Rouge, mais ce n’est pas grand-chose au regard de ce qu’ils veulent accomplir.

L’Iran n’a pas été en mesure de riposter contre Israël. Il ne peut pas infiltrer Israël directement. Il ne peut pas assassiner ses fonctionnaires. Il ne peut pas saboter ses installations militaires.

Afshon Ostovar

C’est en partie pour cette raison qu’ils ont célébré le 7 octobre comme s’il s’agissait d’un acte qu’ils avaient accompli eux-mêmes — sans que l’on sache vraiment s’ils ont été impliqués ou non. C’était une expérience cathartique. Leurs clients, leurs mandataires, le Hamas ont pu faire quelque chose qu’ils n’avaient jamais réussi à faire. Parce que les Gardiens avaient armé et entraîné le Hamas, et financé leur armée, ils ont perçu ce succès comme le leur. 

Dans ce contexte général de frustration, l’attaque contre Israël a été le moment où le Guide suprême a permis aux militaires d’attaquer autant qu’ils le voulaient, ce qu’ils ont fait, en lançant tous les types d’armes qu’ils possédaient et pouvaient atteindre Israël. 

L’attaque contre Israël a été un moment où le Guide suprême a permis aux militaires d’attaquer autant qu’ils le voulaient. 

Afshon Ostovar

Cette attaque ratée suffira-t-elle à apaiser la frustration accumulée ?

Les Gardiens aiment imaginer des situations difficiles et tenter d’en tirer le meilleur parti. Ils ont probablement été frustrés par cet échec. D’un autre côté, ils ont prouvé qu’ils pouvaient le faire. Ils ont surtout prouvé qu’ils avaient la volonté de le faire, qu’ils étaient prêts à prendre le risque. Ils ont frappé Israël, même si ce n’était pas avec toutes leurs armes. Plus encore, ils ont prouvé que les États-Unis et Israël hésitent à laisser la guerre aller plus loin. En termes de combat de rue, Israël les a frappés, ils ont pu riposter, puis les États-Unis se sont interposés et les ont séparés. 

Par conséquent, ils ne considèrent pas du tout cela comme un échec. Ils considèrent cela comme le plus grand succès qu’ils aient jamais connu. CNN vient d’être invitée par le Sépâh à filmer les armes utilisées contre Israël. Ils tirent tous les avantages qu’ils peuvent en tirer — et Israël doit désormais prendre en compte la possibilité d’une attaque directe sur son territoire.

Dans votre livre Vanguard of the Imam, vous vous appuyez sur le concept de comitatus pour aider à comprendre le fonctionnement du Sepâh. Qu’est-ce qu’un comitatus  ? Ces derniers événements confirment-ils l’idée que vous avez défendue en 2016 ? 

À l’époque classique, un comitatus était l’avant-garde ou le cercle intérieur des guerriers et des commandants de l’armée d’un roi. Dans les cas les plus extrêmes, à la mort du roi, le comitatus se suicidait rituellement. Ils ne pouvaient pas exister sans le roi. L’ensemble des Routes de la soie, si vous trouvez l’argument de Christopher Beckwith convaincant1, a consisté à enrichir le comitatus. Selon lui, l’autonomisation des élites était en effet le moteur de cette économie. Si le suicide rituel a progressivement cessé d’exister, l’intense relation entre le chef et ses commandants militaires est demeurée une caractéristique de la période islamique. 

Le Sepâh fonctionne comme le comitatus d’Ali Khamenei.

Afshon Ostovar

Au-delà de ces cas extrêmes, le concept de comitatus permet de décrire une relation symbiotique entre le dirigeant et ses commandants. Au sein du comitatus, les commandants faisaient tout pour soutenir le dirigeant par loyauté et service. En retour, le dirigeant créait des conditions telles que tout ce qu’il fait est en partie destiné à ses fidèles. Il les enrichissait, les intégrait, leur donnait du pouvoir. Il faisait tout pour rendre son comitatus heureux, satisfait et à l’aise. 

Le débris d’un missile balistique intercepté tombé près de la mer Morte est photographié en Israël, le dimanche 21 avril 2024. © AP Photo/ Ohad Zwigenberg

En ce sens, le Sepâh fonctionne comme le comitatus d’Ali Khamenei. Ils le maintiennent au pouvoir et ne permettent à personne de remettre en question son autorité ou sa légitimité. En retour, il leur donne essentiellement les clés du royaume, toutes les ressources dont ils ont besoin, tous les pouvoirs qu’ils demandent et presque toutes les politiques qu’ils préfèrent. En ce sens, le Sepâh est très attaché à Khamenei, parce que ce dernier lui donne la plupart des choses qu’il demande, la plupart du temps. C’était vrai en 2016 et cela l’est encore en 2024. Ce qui change, c’est que Khamenei vieillit progressivement. Un jour, il ne sera plus Guide suprême, qu’il meure en fonction ou qu’il soit frappé d’incapacité. 

Le Sepâh devra alors se trouver un nouveau bienfaiteur. Le remplacement du Guide suprême est déjà un processus en cours. Quiconque succèdera à Khamenei et accèdera à la direction suprême aura cependant un rôle très délimité. Certes, le Sepâh veut un Guide suprême qui maintienne la légitimité de la République islamique. Il ne peut y avoir de République islamique sans Guide suprême car le Sepâh ne peut pas diriger directement le pays : cela cesserait de les rendre légitimes. Ils sont les « Gardiens de la Révolution islamique ». Le principe animateur de la Révolution islamique est le rôle central qu’y joue l’autorité religieuse.

Il ne peut y avoir de République islamique sans Guide suprême car le Sepâh ne peut pas diriger directement le pays : cela cesserait de les rendre légitimes. Ils sont les « Gardiens de la Révolution islamique ».

Afshon Ostovar

Cependant, ils voudront un Guide suprême plus faible que l’actuel. Dans l’ère post-Khamenei, le Sepâh aura moins d’obstacles à surmonter pour obtenir ce qu’il veut. Khamenei a beaucoup de pouvoir et le Sepâh lui est très attaché. J’ai du mal à croire ou à prévoir que le prochain Guide suprême puisse avoir la même relation avec le Sepâh. 

Diriez-vous qu’à cet égard Ali Khamenei est une force qui modère les actions des Gardiens, au sein du régime ?

Ali Khamenei est, par son pouvoir et son autorité, une contrainte pour le Sepâh. S’il donne des pouvoirs et des moyens au Sepâh, il lui impose également des contraintes. Il agit comme un parent pour le Sepâh. En ce sens, on peut dire qu’il est une force modératrice, pas en termes d’idéologie, car sa vision du monde est très radicale, mais plutôt de stratégie. Il peut considérer qu’il est sage de ne pas déclencher une guerre avec les États-Unis ou Israël, mais cela ne signifie pas qu’il ne partage pas le désir des Gardiens de la mener.

En ce sens, il est l’adulte dans la pièce. Si dans une pièce se trouve un grand nombre de généraux tête brûlée qui veulent attaquer, il est celui qui invitera à ne pas tomber dans le piège de l’adversaire. À cet égard, il faut reconnaître que l’Iran a réussi à atteindre ses objectifs et à éviter ce qu’il craint le plus — à savoir une guerre avec des puissances plus fortes que lui, telles que les États-Unis.

Dans l’ère post-Khamenei, le Sepâh aura moins d’obstacles à surmonter pour obtenir ce qu’il veut.

Afshon Ostovar

Pourriez-vous expliquer le titre de votre livre, « L’avant-garde de l’Imam » et les références chiites qu’il suggère ? Comment cela permet-il de comprendre le fonctionnement des Gardiens ?

L’expression « l’avant-garde de l’imam » a un double sens. 

D’une part, il s’agit d’une référence à Khomeini et à Khamenei. Lorsque Khomeini s’est trouvé à la tête de la Révolution de 1979, il a reçu le titre honorifique d’« imam ». Ce terme peut être utilisé avec une minuscule ou une majuscule. Avec une minuscule, « imam »  signifie simplement chef. Dans la culture islamique, un imam est le chef de prière dans une mosquée, comme un prêtre ou un prédicateur dans une église chrétienne. 

Mais « Imam » a une signification beaucoup plus profonde dans le chiisme. Les débuts de l’islam sont marqués par un conflit à propos de la succession du prophète Mahomet. Les chiites pensaient que le cousin et gendre de Mahomet, Ali, devait être le successeur. La majorité des musulmans de l’époque n’était pas d’accord et a choisi des successeurs connus sous le nom de califes — terme qui signifie simplement « successeur ». Les califes ont fini par diriger la très grande majorité de la communauté musulmane, les sunnites.

L’islam, tout comme le christianisme et le judaïsme, comporte une prophétie apocalyptique sur la fin des temps.

Afshon Ostovar

Pour les chiites, douze Imams se sont succédé à partir d’Ali. Descendants de Mahomet par sa fille Fatima, ils étaient tous considérés comme les véritables chefs légitimes de l’islam, même s’ils n’ont jamais vraiment exercé le pouvoir après Ali, qui l’a exercé pendant une courte période. En somme, dans le chiisme, « Imam » ne désigne pas un simple chef religieux mais aussi les successeurs légitimes du prophète Mahomet.

Dans la forme particulière de chiisme que l’on trouve en Iran, le chiisme duodécimain, on considère que le douzième imam — Muhammad Mahdi ou Imam Mahdi — est entré dans une occultation spirituelle. En d’autres termes, il a disparu, soustrait par Dieu à la vue de l’humanité. La croyance veut qu’il revienne à la fin des temps. L’islam, tout comme le christianisme et le judaïsme, comporte une prophétie apocalyptique sur la fin des temps. Au cours de cette période, l’imam Mahdi est censé revenir.

Ainsi les chiites s’attendent toujours au retour du Mahdi, notamment lors de périodes de bouleversements. La révolution islamique de 1979 a été l’une de ces périodes, au point que certains pensaient que l’ayatollah Khomeini lui-même, descendant du Prophète, était l’Imam caché.

Or les chiites attendent le retour de l’imam pour qu’il ramène l’islam à sa juste pratique, que le chiisme s’impose dans le monde entier, que les sunnites deviennent chiites et que le monde, après une phase de violence, atteigne la paix universelle, une fois la guerre gagnée par l’Imam et ses alliés.

Lorsque les gens ont commencé à appeler l’ayatollah Khomeini « Imam », cela signifiait qu’il était un dirigeant vénéré, mais suggérait aussi qu’il était une figure messianique

Afshon Ostovar

Les gens pensaient que Khomeini était peut-être l’Imam. Lorsqu’un journaliste étranger lui a demandé s’il était l’Imam, Khomeini s’est abstenu de répondre. Je pense quant à moi que Khomeini savait qu’il n’était pas l’Imam, mais qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les autres le pensent. Lorsque les gens ont commencé à l’appeler Imam, cela signifiait qu’il était un dirigeant vénéré, mais suggérait aussi qu’il était une figure messianique. 

Le Sepâh a été constitué comme l’armée privée de Khomeini et comme l’armée de la nouvelle théocratie qu’il a établie. En ce sens, ils ont agi comme son avant-garde, comme sa force de première ligne. C’est ce que l’expression « avant-garde de l’imam » signifie : ils sont la force de première ligne de Khomeini lui-même, mais s’inscrivent aussi dans un horizon eschatologique chiite. Ils sont les protecteurs à la fois d’un dirigeant et d’une figure potentiellement messianique. 

Les Gardiens sont la force de première ligne de Khomeini lui-même, mais ils s’inscrivent aussi dans un horizon eschatologique chiite. Ils sont les protecteurs à la fois d’un dirigeant et d’une figure potentiellement messianique.

Afshon Ostovar

Juste après l’attaque contre Israël, Mohammad Baqeri a déclaré que si Israël voulait attaquer l’Iran, il y aurait une nouvelle contre-attaque à partir du territoire iranien contre Israël. Il n’a cependant pas été très clair dans sa définition des intérêts vitaux de l’Iran. Quelle est la géographie politique du Sepâh et sa définition des intérêts vitaux iraniens ?

Le Sepâh considère la plupart des endroits où il opère comme des territoires stratégiques, mais pas nécessairement comme son « domaine » propre — il n’adopte pas un langage impérialiste et ne s’identifie pas à ces régions.

Le Liban et la Syrie font partie intégrante de la géographie stratégique des Gardiens. Ils sont absolument vitaux pour ce que le Sepâh veut accomplir vis-à-vis d’Israël, mais aussi dans la région. Si les positions du Sepâh étaient menacées dans ces pays, ils ressentiraient le besoin de réagir. C’est la raison pour laquelle l’Iran est intervenu si fortement pour protéger Bachar el-Assad après le printemps arabe. Il considérait que la Syrie était absolument vitale pour sa dissuasion élargie et ses ambitions stratégiques. 

Le Liban et la Syrie font partie intégrante de la géographie stratégique des Gardiens.

Afshon Ostovar

L’Irak est également devenu crucial, en raison là aussi de sa proximité avec l’Iran. C’est aussi un espace que les Iraniens disputent depuis longtemps aux États-Unis. Ils ont appris à gérer leurs intérêts dans ce pays. Les États-Unis n’y ont pas nécessairement une présence militaire, de sorte qu’ils ne menacent pas leur présence, mais ils constituent une nuisance et un facteur contraignant.

Le Yémen est un nouveau terrain d’importance stratégique pour le Sepâh. Lorsqu’il s’est impliqué dans le conflit au Yémen, il ne donnait pas l’impression qu’il allait tout faire pour aider les Houthis. Mais au fil du temps, les Gardiens ont trouvé un moyen de rendre leur assistance utile et efficace dans la guerre avec les Saoudiens et les Émiratis, notamment en leur fournissant des armes balistiques, des systèmes de ciblage et des drones que les Houthis pourraient utiliser en dehors de leurs frontières.

Comme nous l’avons vu avec la guerre à Gaza, les Houthis ont utilisé le Yémen comme base pour attaquer les navires, en particulier autour du Bab-el-Mandeb et dans la mer Rouge. Dans toutes ces attaques, les Houthis appuient peut-être sur la gâchette, mais c’est le Sepâh qui fait tout le reste. Aujourd’hui, si les Houthis étaient en danger au Yémen, l’Iran s’en préoccuperait, bien plus qu’il y a dix ans, car le Sepâh a compris que le Yémen pouvait aider à repousser les États-Unis, cibler Israël et faire pression sur le transport maritime mondial. 

Les Houthis appuient peut-être sur la gâchette, mais c’est le Sepâh qui fait tout le reste.

Afshon Ostovar

Ce sont les domaines qui intéressent le plus le Sepâh. L’Iran s’intéresse également à des régions plus petites. L’ouest de l’Afghanistan, par exemple. Herat est important. Il y a des barrages dans l’ouest de l’Afghanistan et des problèmes d’eau qui sont importants. Le trafic de stupéfiants est important pour le Sepâh de différentes manières, à la fois en termes de lutte et de facilitation.

Des personnes se rassemblent autour d’un débris de missile balistique intercepté tombé près de la mer Morte en Israël, samedi 20 avril 2024. © AP Photo/Itamar Grinberg

Comment évaluez-vous les effets de ces attaques contre Israël sur le soft power du Sepâh ? D’une part, il s’agit de la seule puissance étatique prête à combattre directement Israël et désireuse de le faire. D’autre part, le Sepâh semble moins menaçant que le Hamas ou le Hezbollah. 

Bien sûr, l’attaque et son impact ont été limités, mais peu de pays veulent s’essayer à nouveau à ce genre d’opérations. Personne n’a envie de voir à nouveau le Sepâh lancer une centaine de missiles balistiques sur Israël.

Le Sepâh a fait preuve d’une grande prudence et d’un grand sens du calcul. Les frappes ont été longuement préparées. Ils ont annoncé ce qu’ils allaient faire, du moins dans une certaine mesure. Mais l’ampleur de l’attaque était peut-être inattendue. Ils ont lancé une série de drones, de missiles de croisière et de missiles balistiques, qui ont des trajectoires, des altitudes et des vitesses différentes. Ce mélange peut submerger les radars et embrouiller les détecteurs.

Les Gardiens pourraient également agir différemment à l’avenir. Là, ils ont tout tiré depuis l’Iran, mais ils auraient pu tirer depuis l’Irak, la Syrie, le Liban. Si l’attaque contre Israël avait été combinée à des tirs de roquettes du Hezbollah, de l’artillerie et des drones en provenance de Syrie, il aurait été beaucoup plus difficile pour Israël de réussir à tout détruire. À cet égard, je pense que l’impact ou l’effet de l’attaque iranienne a été plus ou moins ce qu’ils espéraient.

Personne n’a envie de voir à nouveau le Sepâh lancer une centaine de missiles balistiques sur Israël.

Afshon Ostovar

Les prochaines étapes dépendent de la manière dont Israël analyse la situation. Si Israël considère que ce n’était pas important et qu’ils pourraient repousser aisément d’autres attaques, c’est un problème pour le Sepâh, car cela signifie que l’attaque n’a pas eu d’effet réel. 

Je pense qu’Israël prend la chose au sérieux et se rend compte que cela aurait pu être pire. Même si la moitié des missiles balistiques a échoué, cela pourrait ne pas se produire la prochaine fois. Le Sepâh va tirer les leçons de ces expériences. Il faut bien voir que tout ce que font les Gardiens est aussi une forme d’entraînement. Le Sepâh n’a pas lancé beaucoup de frappes de missiles en dehors de ses frontières. C’est la quatrième ou cinquième fois qu’ils le font, et c’est de loin la plus importante. À chaque tentative, ils apprennent, ils acquièrent des connaissances et affinent leurs capacités. Si cela devait se reproduire, les choses ne se passeraient pas de la même manière.

Tout ce que font les Gardiens est aussi une forme d’entraînement. À chaque tentative, ils apprennent, ils acquièrent des connaissances et affinent leurs capacités. 

Afshon Ostovar

Vous allez bientôt publier un livre intitulé Wars of Ambitions : United States, Iran and the Struggle for the Middle East. Dans cet ouvrage, vous considérez que l’invasion de l’Irak lancée par les États-Unis en 2003 est l’une des principales causes de la politique iranienne dans la région. Dans quelle mesure cela explique-t-il le conflit actuel et les vives tensions contemporaines ?

À bien des égards, ce conflit a commencé en 1979. Après la Révolution, l’Iran a nourri l’ambition de détruire Israël comme État juif et de mettre fin à la présence des États-Unis comme puissance au Moyen-Orient. Ils avaient également l’ambition de mettre au défi les pays occidentaux pour renverser l’ordre mondial. Ce désir de changer le monde a été occulté par la guerre Iran-Irak, qui a obligé l’Iran à se préoccuper avant tout de sa survie. La guerre a ruiné l’Iran, qui a passé la majeure partie des années 1990 à réparer les dommages et à se concentrer sur sa politique intérieure. 

Le 11 septembre a changé la donne, en obligeant les États-Unis à adopter une politique interventionniste au Moyen-Orient. Quand ils ont envahi l’Afghanistan en 2001, l’Iran n’était initialement pas trop gêné par cette situation. Ils ont même proposé d’aider les États-Unis, considérant les Talibans comme des ennemis.

Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, il y avait des forces américaines de part et d’autre de l’Iran et un président américain au pouvoir qui avait parlé de Téhéran comme faisant partie de l’« Axe du mal ». L’invasion de l’Irak représentait un danger pour l’Iran, mais aussi une opportunité. L’Iran avait essayé pendant huit ans de vaincre Saddam Hussein et réfléchi aux conséquences de sa potentielle disparition. Ils voulaient instaurer une république islamique en Irak. L’invasion de 2003, qui a renversé Saddam Hussein, a donné à l’Iran l’occasion de poursuivre cet objectif.

L’invasion de l’Irak représentait un danger pour l’Iran, mais aussi une opportunité.

L’Iran est entré en Irak avec trois objectifs principaux : premièrement, il voulait s’assurer que les baasistes ne reviendraient jamais au pouvoir et que Saddam et ses acolytes seraient éliminés. Deuxièmement, ils voulaient s’assurer que leurs alliés qu’ils avaient hébergés en Iran, ces expatriés irakiens qui vivaient en Irak depuis près de vingt ans, retourneraient en Irak et feraient partie du nouvel Irak. Troisièmement, ils voulaient empêcher les États-Unis d’accomplir ce qu’ils souhaitaient en Irak : construire une démocratie pro-américaine et pro-occidentale.

Ils ont poursuivi cet agenda en développant un réseau à l’intérieur de l’Irak, un nouveau groupe de combattants. Ces militants ont combattu les États-Unis de 2004 jusqu’à la fin. Lorsque les États-Unis ont quitté l’Irak en 2011, l’Iran y a vu une victoire. Et l’Irak est devenu le point de départ d’une politique étrangère très ambitieuse qu’ils ont commencé à mener dans toute la région.

Le printemps arabe leur a ouvert de nouvelles portes. En Syrie et au Yémen, ils profitent du chaos. Grâce à un effort acharné et déterminé, ils ont progressivement réussi à étendre leur influence, à développer des proxys et des clients, et à déployer leurs armes sur une vaste zone géographique au Moyen-Orient. Ce faisant, ils ont pu renverser l’ordre politique dans ces pays et empêcher leurs adversaires, y compris les États-Unis et leurs alliés, de s’y implanter. 

En Syrie et au Yémen, les Gardiens profitent du chaos.

Depuis 2003, on assiste à une compétition entre deux puissances ambitieuses, l’une, une grande puissance, les États-Unis, et l’autre, une puissance mineure, l’Iran, avec deux agendas différents quant aux objectifs à atteindre au Moyen-Orient.

Les États-Unis voulaient répandre la démocratie et la liberté. Ils voulaient répandre un type de politique et de gouvernance au Moyen-Orient qui fasse passer le Moyen-Orient du stade où il se trouvait à un stade plus occidental, plus ouvert, moins chaotique, moins violent à l’égard des populations qui y vivent, etc. L’Iran veut rendre le Moyen-Orient plus conforme à sa politique, à son idéologie.

L’Iran a eu beaucoup plus de succès. Depuis l’administration Obama, les États-Unis ont abandonné la plupart de leurs efforts pour changer le Moyen-Orient, ils se sont contentés de gérer le chaos, alors que l’Iran a avancé en ligne directe, s’efforçant d’obtenir ce qu’il voulait dans la région.

Dans mon livre, je décris l’affrontement de ces deux agendas. Avec le temps, l’Iran a surpassé les États-Unis et ses alliés dans la plupart des conflits. Nous sommes à un moment où rien ne s’oppose à la croissance de l’influence de l’Iran et à la mise en œuvre de son agenda. 

Téhéran continue à utiliser la force et la violence pour accroître son rôle, tandis que les pays voisins ne souhaitent plus s’y opposer. Le seul État qui tente d’empêcher l’Iran d’atteindre ses objectifs est Israël, parce que un des objectifs centraux de l’agenda de l’Iran est d’affaiblir Israël et de mettre fin au projet d’État juif par la violence. 

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07.05.2024 à 10:02

Israël : anatomie d’une tragédie : une conversation avec le Prix Pulitzer Nathan Thrall

Matheo Malik

L'armée israélienne a annoncé avoir pris le contrôle du point de passage de Rafah. Depuis le 7 octobre, la spirale du conflit s'intensifie, semblant rendre la situation de plus en plus inextricable. Alors que le journaliste et auteur Nathan Thrall vient de recevoir le Prix Pulitzer pour son livre Une journée dans la vie d'Abed Salama, nous republions aujourd'hui l'entretien exclusif qu'il nous avait accordé.

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Texte intégral (5206 mots)

Vous êtes un auteur prolifique qui a couvert le conflit israélo-palestinien. Dans votre dernier livre, Une journée dans la vie d’Abed Salama, à travers le parcours personnel d’un père, vous racontez l’histoire de l’occupation et de « l’apartheid », que vous avez largement documentés dans vos précédents ouvrages. Dans votre livre précédent, The only language they understand, vous décriviez comment la seule chose qui ait jamais poussé Israéliens et Palestiniens vers un compromis a été l’utilisation de la force, parfois extrême. Cela signifie-t-il que ce qui s’est passé le 7 octobre était d’une certaine manière inévitable, et que seule une éruption de la violence pouvait faire évoluer la situation ? Était-ce une fatalité ?

D’une manière générale, l’escalade de la violence était absolument inévitable. Il n’y avait aucun moyen pour Israël de maintenir ce contrôle indéfiniment sans provoquer une réponse violente, même lorsque cette violence produit des résultats relativement modestes.

Mais personne n’avait prévu cette attaque particulière ni son ampleur. Il y a plusieurs années, une marche du retour a eu lieu à Gaza, au cours de laquelle des milliers de personnes sont venues manifester. Des centaines de personnes ont été tuées par des tireurs d’élite israéliens. À l’époque, on en avait beaucoup parlé en Israël : que ferait l’armée si ces milliers de personnes devenaient des dizaines ou des centaines de milliers ? Que se passerait-il s’ils franchissaient la barrière et commençaient à entrer en Israël ? Cette image était présente dans l’esprit de certains Israéliens, mais ce type d’attaque sophistiquée n’avait pas été prédit par les analystes et les commentateurs. Il s’agissait pourtant d’un objectif du Hamas connu des dirigeants militaires et politiques depuis le printemps 2014, lorsque Benyamin Netanyahou et le chef d’état-major de l’époque, Benny Gantz, ont été prévenus d’un projet d’attaque de ce type à partir de Gaza. La réaction israélienne et son inadéquation montrent clairement qu’Israël n’était pas préparé à cette éventualité et que ses dirigeants ne l’avaient même pas envisagée comme un scénario plausible.

L’attaque aurait été bien moins dévastatrice pour Israël s’il avait simplement déployé davantage de troupes à la frontière. Les Israéliens pensaient vraiment avoir trouvé une solution technologique au siège de Gaza. Ils se sont trompés. 

En revanche, la réponse d’Israël et l’utilisation d’une force écrasante semblent avoir été pleinement prévisibles. La formation du cabinet de guerre peu après le 7 octobre, réunissant toutes les forces politiques autour de la table, a semblé créer un soutien politique et social pour répondre à la force par une force extrême. La stratégie de sécurité israélienne est-elle remise en question aujourd’hui ?

En effet, au tout début, il n’y avait aucun doute qu’Israël répondrait avec une force écrasante et à une échelle que nous n’avions jamais vue auparavant à Gaza. Mais le cabinet de guerre a plutôt été formé pour empêcher une escalade au-delà de Gaza et éviter une attaque israélienne simultanée sur le Liban, que Yoav Galliant, le ministre de la Défense, appelait de ses vœux.

Les Israéliens pensaient vraiment avoir trouvé une solution technologique au siège de Gaza. Ils se sont trompés. 

Nathan Thrall

C’est la raison pour laquelle Benny Gantz et Gadi Eisenkot ont rejoint le cabinet de guerre, afin d’empêcher une attaque que le ministre de la défense et d’autres préconisaient. Maintenant, si l’on considère Gaza, au cours des premières semaines de la guerre, il n’y a eu pratiquement aucune dissidence au sein des cercles politiques israéliens, pas même une remise en question de ce qui, pour tous les observateurs extérieurs, était manifestement des objectifs inatteignables.

Par contre, du Premier ministre au chef d’état-major de l’armée, Israël a répété à l’envi que la guerre ne s’arrêterait pas tant que le Hamas n’aurait pas été éliminé. Il n’a pas reculé. Ils n’ont pas réduit leurs objectifs. Ils n’ont pas commencé à adapter les objectifs à la réalité, en disant par exemple qu’ils allaient sérieusement dégrader les capacités du Hamas pour s’assurer qu’il serait neutralisé pendant de nombreuses années. C’est le langage qu’Israël utilisait à la fin des précédents conflits qui l’ont opposé au Hamas.

Voyez-vous un débat émerger autour de cette question ?

Aujourd’hui encore, ils ne cessent de répéter que l’objectif est l’élimination du Hamas. Mais ce qui s’est passé ces dernières semaines, c’est que nous avons commencé à voir des personnes s’interroger sur la possibilité d’atteindre ces objectifs. Aujourd’hui, de nombreux journalistes israéliens affirment explicitement qu’il est inutile de poursuivre cette guerre et qu’il est impossible d’éliminer le Hamas. Tous les négociateurs d’otages vous diront ce que Gadi Eisenkot a récemment déclaré : il n’y a aucun moyen de récupérer les otages israéliens sans un échange majeur de prisonniers, ce qui serait une humiliation pour Israël. Pour la première fois, les gens remettent en question ce que le Premier ministre a toujours dit, à savoir que l’un des objectifs de la guerre est d’exercer une pression militaire sur le Hamas, de le forcer à libérer des otages. Aujourd’hui, on voit des personnes dire explicitement que c’est un mensonge, que ces deux objectifs sont incompatibles l’un avec l’autre. En fait, le premier échange de prisonniers qui a eu lieu n’était pas le résultat d’une pression militaire, c’était juste un échange de prisonniers. Et le prochain, s’il a lieu, sera lui aussi juste un échange de prisonniers. L’objectif du Hamas était de prendre des otages israéliens afin de libérer des prisonniers palestiniens des prisons israéliennes. Soit ils atteindront leur objectif, ce qui constituerait l’une des plus grandes victoires de l’histoire de la politique et des opérations militaires palestiniennes, soit les otages mourront à Gaza.

Ce qui s’est passé ces dernières semaines, c’est que nous avons commencé à voir des gens s’interroger sur la possibilité d’atteindre ces objectifs.

Nathan Thrall

Rien ne prouve que la campagne militaire aboutira à la libération des otages. En fait, nous savons que de nombreux otages sont morts à la suite de la campagne militaire. Certains d’entre eux ont même été accidentellement abattus par des soldats israéliens qui leur ont tiré dessus alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et criaient en hébreu, parce que l’armée pensait qu’il s’agissait de Palestiniens.

Certains hommes politiques israéliens, et des membres du gouvernement considèrent que c’est l’occasion de réoccuper définitivement Gaza et d’y implanter de nouvelles colonies une fois l’opération militaire terminée.

Les Israéliens sont divisés sur la question des colonies en Cisjordanie et à Gaza, et la question de savoir si ce mouvement va prendre de l’ampleur est liée à la durée de l’occupation de Gaza par Israël. Il ne s’agit pas seulement de la zone tampon, qui est à mon avis une question distincte, mais de la durée pendant laquelle Israël occupera réellement l’ensemble de la bande de Gaza. Cela dépendra à son tour du succès des négociations sur les différentes propositions de cessez-le-feu et sur certaines propositions plus ambitieuses visant à instaurer une sorte de gouvernement palestinien à Gaza, autre que le gouvernement israélien.

Si la guerre se déroule de telle manière qu’Israël occupe toujours Gaza dans un an, et que cette coalition gouvernementale est toujours au pouvoir, — c’est-à-dire cette coalition de droite favorable à la colonisation —, il y aura une pression énorme pour que la colonisation recommence à Gaza, comme illustré par le rassemblement en faveur de la colonisation de Gaza qui s’est tenu ce week-end, auquel ont participé des milliers de personnes et un tiers du cabinet. Mais, je pense que Netanyahou ne souhaite pas cela. Il sait que ce serait désastreux du point de vue des relations publiques et que cela nuirait aux relations avec les États-Unis. Mais si Trump est président, si cette coalition est toujours au pouvoir et si Israël occupe toujours Gaza, il sera très difficile de mettre fin à l’occupation. 

La plupart des Israéliens, du centre ou du centre-gauche, qui ont participé en grand nombre aux manifestations contre la coalition actuelle et qui espèrent faire tomber ce gouvernement ne veulent pas que Gaza soit à nouveau occupée, mais ils ne seront pas en mesure de s’y opposer.

Israël et d’autres parties, y compris l’Arabie Saoudite et, au début, les États-Unis, ont paru déployer des efforts diplomatiques assez intenses pour conclure un accord avec l’Égypte en vue de l’ouverture du point de passage de Rafah, ce qui aurait pour effet de vider Gaza et d’ouvrir le terrain pour l’opération militaire avant, à terme, une occupation à long terme. Cette option est-elle désormais exclue ? 

Au tout début de la guerre, cette option circulait du côté d’Israël, mais ses dirigeants ont dû constater qu’elle avait peu de chances d’aboutir lorsque les États-Unis ont essayé de convaincre les pays de la région et qu’ils se sont heurtés à des fins de non-recevoir très fermes. Je ne vois pas l’Égypte changer de position. Si un grand nombre de Gazaouis se rendent en Égypte, ce sera contre la volonté des autorités égyptiennes. Cela se produirait dans le cadre d’un bombardement israélien du point de passage de Rafah, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au début de la guerre, forçant ainsi les civils à franchir la frontière pour ensuite les empêcher de revenir.

Si Trump est président, si cette coalition est toujours au pouvoir et si Israël occupe toujours Gaza, il sera très difficile de mettre fin à cette occupation. 

Nathan Thrall

Dans ce scénario, Israël mettrait en péril son traité de paix avec l’Égypte d’autant que la pression exercée sur Israël pour qu’il admette le retour de ces réfugiés à Gaza serait énorme. Cyniquement, nous pourrions dire qu’Israël vit depuis des décennies avec des gens qui exigent le retour de réfugiés. Il pourrait donc continuer — il n’y aurait rien de nouveau. Mais il s’agit d’un risque énorme pour Israël. C’est pourquoi la nature du débat sur le dépeuplement de Gaza est désormais différente : il s’agit de transferts volontaires, d’encourager d’autres pays à accueillir quelques milliers de personnes par-ci, quelques milliers par-là, de trouver des personnes pour financer la relocalisation des réfugiés de Gaza, de leur donner des incitations financières pour qu’ils quittent la bande de Gaza. Mais je ne pense pas que quelqu’un qui examine la situation froidement et rationnellement et constate le peu de volonté réelle d’autres pays de participer à un programme de ce genre puisse croire que celui-ci entraînerait réellement le départ d’un très grand nombre de Gazaouis.

Les objectifs déclarés sont-ils réalisables sans une campagne militaire beaucoup plus meurtrière et beaucoup plus longue ? Le Hamas peut-il être irrémédiablement affaibli sans envahir tout le sud de Gaza et sans détruire les tunnels qui existent sous le point de passage de Rafah ?

Israël mène déjà son opération dans le Sud de la bande de Gaza. Il n’y qu’à Rafah que les troupes israéliennes ne sont pas encore entrées avec des forces terrestres. Celles-ci ont maintenant terminé leurs opérations militaires dans le nord, affirmant avoir atteint leurs objectifs, bien qu’à ce jour, des roquettes continuent d’être tirées depuis le Nord et que, chaque semaine, nous apprenons que des soldats israéliens sont tués. Il est désormais tout à fait possible qu’Israël mène une opération à Rafah, maintenant que tout le reste de la bande de Gaza est couverte, d’autant que cette zone a été déclarée essentielle à la réalisation des objectifs de la guerre. 

Mais ce sera une opération beaucoup plus difficile à mener parce qu’il y a maintenant plus d’un million de personnes dans cette zone : toute la population de Gaza a reçu l’ordre de se déplacer vers le Sud et la plupart d’entre eux ont été forcés d’obtempérer. Pour moi, quelle que soit l’ampleur de l’opération à Rafah, quelle que soit la profondeur à laquelle Israël pénètre dans Gaza, il n’y a en fin de compte aucun moyen d’éliminer le Hamas. Israël peut sérieusement dégrader ses capacités, mais à moins de vouloir garder Gaza pour toujours, il faudra la quitter à un moment ou à un autre. Et à ce moment-là, le Hamas sera prêt. 

Est-il réaliste de penser que l’Autorité palestinienne pourrait gouverner Gaza ?

Quand Israël se retirera de Gaza, le Hamas sera la force dominante sur place, indépendamment de l’affaiblissement de ses capacités militaires par Tsahal. On le voit déjà, après la déclaration de victoire d’Israël au Nord et la fin de ses opérations, le Hamas a recommencé à s’occuper de la population, comme à Jabaliya, sous une forme ou une autre.

L’idée que l’Autorité palestinienne, depuis la Cisjordanie, puisse prendre le contrôle de Gaza, comme le souhaitent Israël et les États-Unis, est purement illusoire. Cela ne se produira que si le Hamas y consent. Les seuls scénarios envisageables pour l’avenir de Gaza sont soit une occupation continue par Israël, soit le Hamas au pouvoir de facto, directement ou derrière une façade : un gouvernement technocratique, ou l’Autorité palestinienne, ou toute autre forme acceptée par le Hamas.

Quand Israël se retirera de Gaza, le Hamas sera la force dominante sur place. 

Nathan Thrall

Ces options sont les seules envisageables, et personne ne croit sérieusement qu’une force multinationale arabe ou que l’Autorité palestinienne puissent s’implanter, sauf comme façade du Hamas. L’unique alternative serait la création d’un État palestinien où toutes les milices de Gaza, pas seulement le Hamas, mais aussi le Jihad islamique et d’autres groupes, pourraient être intégrés dans les forces de sécurité d’un tel État, après qu’elles ont été soumises à un processus de contrôle. Sans cela, le Hamas continuera de se reconstruire et d’attaquer Israël, qui sera donc confronté à une situation où il contrôlera la bande de Gaza avec le Hamas comme force principale sur le terrain.

La situation que vous décrivez, fait-elle partie des discussions sur les plans d’après-guerre pour Gaza ?

Malheureusement, les discussions sur l’après-guerre à Gaza reposent sur des hypothèses très irréalistes. C’est comme si le monde entier ignorait que le Hamas est désormais le leader du mouvement national palestinien. Nous pouvons parler toute la journée d’un nouveau Premier ministre de l’Autorité palestinienne sous l’autorité d’Abou Mazen, ou du remplacement d’Abou Mazen par un membre de son cercle intime qui pense exactement comme lui, mais en fin de compte, c’est le Hamas qui décidera de ce qui se passera à Gaza. 

Il faut que les États-Unis, ainsi que ceux qui suggèrent la reprise de Gaza par une Autorité palestinienne renouvelée, affrontent la réalité. Aucun de ces plans ne se concrétisera sans l’accord du Hamas. Pour moi, toute discussion sur l’avenir de Gaza basée sur la disparition du Hamas relève du fantasme. Sans cette prise de conscience, il est impossible de proposer une solution réaliste au conflit.

Assistons-nous à une prise de conscience progressive en Israël ?

Cette prise de conscience commence en Israël, mais avec réticence. Les chroniqueurs des grands journaux commencent à l’exprimer de plus en plus ouvertement.

Le problème est que, presque tout le spectre politique israélien étant convaincu que le Hamas peut et sera totalement éradiqué, il est difficile de trouver en Israël une force politique qui prône une stratégie différente.

Selon moi, il est temps que des personnalités comme Gantz et Eisenkot expriment cette réalité plus franchement. Récemment, ce dernier a fait une déclaration très médiatisée sur la nécessité d’un échange de prisonniers, affirmant que c’était la priorité absolue et que sans un grand accord, les prisonniers ne seraient pas libérés. Il a également déclaré que « ceux qui parlent d’une défaite absolue et d’un manque de volonté et de capacité ne disent pas la vérité. Voilà pourquoi il ne faut pas raconter des histoires à dormir debout ». Cela représente un pas vers la reconnaissance du Hamas comme une force incontournable sur le terrain.

L’objectif du cabinet de guerre d’éviter une attaque simultanée sur le Liban a-t-il changé ? Lors d’une conférence de presse fin décembre, Benny Gantz a semblé plus ouvert à l’idée d’une confrontation militaire au Liban.

L’objectif immédiat d’Eisenkot et de Gantz en rejoignant la coalition et en formant ce cabinet de guerre était effectivement d’éviter une guerre simultanée. Il a toujours été prioritaire d’éviter ce qu’Israël appelle une guerre sur deux fronts. C’est un petit pays et il est très désavantageux pour lui de combattre simultanément. C’était l’objectif principal. La question d’une attaque préventive contre le Hezbollah au Liban n’a pas été exclue, elle a simplement été reportée. 

Toute discussion sur l’avenir de Gaza basée sur la disparition du Hamas relève du fantasme.

Nathan Thrall

L’ensemble des dirigeants israéliens, du chef d’état-major de l’armée au Premier ministre en passant par les autres membres du cabinet de guerre, ont fait une déclaration intéressante sur le retour des habitants du Nord — environ 80 000 personnes —, qui sont désormais déplacés à l’intérieur du pays. Israël ne cesse de donner des dates différentes pour leur retour. La dernière était fin février, mais le gouvernement israélien affirme que les habitants du Nord ne rentreront pas tant que les forces du Hezbollah ne se seront pas déplacées au nord du fleuve Litani. Cela se situe à plus d’une douzaine de kilomètres de la frontière israélienne.

En principe, les combattants du Hezbollah sont tenus par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU de se tenir au Nord du fleuve Litani, mais cette résolution n’a jamais été pleinement appliquée, n’est-ce pas ?

C’est exact. Aujourd’hui, la ligne d’Israël est la suivante : le Hezbollah se déplacera au Nord du Litani, soit par un accord diplomatique, soit par la force : d’une manière ou d’une autre, c’est la condition du retour des habitants du Nord d’Israël. Il s’agit là de déclarations très fortes. Il leur sera difficile de revenir dessus après avoir dit à ces plus de 80 000 personnes qu’ils vivraient dans ces conditions à leur retour. 

On pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un acte de bluff et d’une stratégie utilisée par Israël pour faire pression dans les négociations diplomatiques afin de s’assurer que le Hezbollah accepte un accord, qui consisterait plus ou moins à ce qu’il déplace ses forces vers le nord et qu’Israël abandonne les fermes de Shebaa et réaligne marginalement la frontière avec le Liban.

Mais Israël ne cesse de répéter cette position : ils n’ont jamais dévié. Il lui serait politiquement difficile de revenir sur cette déclaration. Ceci dit, il n’est pas impossible qu’un accord diplomatique pousse le Hezbollah à bouger. Ce ne serait sans doute pas aussi loin qu’Israël le désire, mais il y aurait un mouvement. Si cela ne se produit pas, il sera très difficile pour Israël de ne pas entrer en guerre.

L’autre élément est que les États-Unis ont dit à Israël dès le début que leur première exigence était de ne pas déclencher une guerre avec le Liban, avec le Hezbollah et avec l’Iran, en l’échange de quoi les États-Unis ont assuré à Israël qu’ils protégeraient son territoire en cas d’attaque. C’était le but de l’envoi des deux porte-avions en Méditerranée, spécifiquement pour dissuader le Hezbollah et l’Iran. Mais les États-Unis ont insisté sur le fait qu’ils ne voulaient pas être entraînés dans une guerre régionale. 

Si le Hezbollah ne se retire pas, il sera très difficile pour Israël de ne pas entrer en guerre.

Nathan Thrall

Si Israël veut une guerre avec le Hezbollah, il devra faire croire que c’est le Hezbollah qui l’a déclenchée. Ce qui ne devrait pas être très difficile à faire, étant donné que les deux parties échangent des tirs toutes les heures à la frontière nord. Il est très facile que cela dégénère en une véritable guerre. 

Comment l’ordonnance préliminaire de la Cour internationale de justice sur l’affaire portée par l’Afrique du Sud est-elle couverte en Israël ? Cela change-t-il la nature du débat politique ? 

L’ordonnance de la CIJ est vraiment couverte en Israël, et elle a un rôle important dans le débat public. La réaction israélienne naturelle a été exprimée par le ministre de la défense qui a publié une déclaration furieuse condamnant la Cour après que les ordonnances préliminaires ont été émises vendredi : « L’État d’Israël n’a pas besoin de recevoir des leçons de morale… La Cour internationale de justice de La Haye a dépassé les bornes lorsqu’elle a accédé à la demande antisémite de l’Afrique du Sud de discuter de l’allégation de génocide à Gaza… Ceux qui recherchent la justice ne la trouveront pas sur les fauteuils en cuir des salles d’audience de La Haye ». Le Premier ministre a été beaucoup plus prudent, essayant à la fois de condamner le tribunal mais aussi de le tourner positivement en soulignant qu’il n’avait pas appelé à un cessez-le-feu et qu’il approuvait donc le droit d’Israël à continuer à se défendre et à poursuivre la guerre telle qu’Israël l’avait menée.

Dans le même temps, la presse de gauche condamne le Premier ministre pour avoir créé une situation dans laquelle Israël se trouve en dans une situation plausible de violation de la convention sur le génocide. En fait, la presse israélienne interprète la situation de toutes les façons possibles. 

L’ordonnance de la CIJ est vraiment couverte en Israël, où elle a un rôle important dans le débat public.

Nathan Thrall

Pour moi, concrètement, l’effet le plus important de cette ordonnance est ailleurs : les pays tiers seront désormais beaucoup plus prudents quant à leur propre complicité dans ce que la CIJ a considéré comme un cas plausible de génocide. Je suis sûr que les principaux avocats des ministères de la défense des proches alliés d’Israël, y compris les États-Unis, travaillent sur la manière de s’assurer qu’ils ne sont pas jugés complices — ce serait un cas très difficile à défendre parce qu’ils sont clairement complices de ce que fait Israël — mais je pense que l’effet de l’arrêt est vraiment d’alerter ces tierces parties.

En Israël, l’effet est plus limité. Ce dimanche, par exemple, des civils israéliens ont manifesté devant le point de passage de Kerem Shalom vers Gaza pour demander l’arrêt des camions d’aide, affirmant que tant que les otages n’étaient pas libérés, aucune aide ne devait être acheminée vers Gaza. La police a essayé d’arrêter ces manifestants avec beaucoup plus de force pour permettre aux camions d’entrer. L’arrêt de la CIJ, l’ordonnance préliminaire autorisant l’entrée de l’aide humanitaire, a été invoqué pour justifier l’entrée de cette aide. Je pense qu’Israël sera plus prudent dans sa conduite au cours du prochain mois au moins, ce dont il devra maintenant rendre compte à la CIJ.

Depuis le début de cette guerre, deux choses sont frappantes. Tout d’abord, le gouvernement américain semble avoir perdu son influence sur Israël, et le gouvernement israélien a gagné beaucoup plus d’indépendance par rapport aux autorités américaines. Êtes-vous d’accord ?

Je ne pense pas que la guerre ait démontré un quelconque affaiblissement de l’influence des États-Unis sur Israël. Elle montre plutôt que l’administration Biden a décidé de donner à Israël tout ce qu’il voulait, de lui donner carte blanche et de se plier en quatre pour le soutenir, même au prix d’un lourd coût politique.

Vous ne seriez pas d’accord pour dire que Blinken a essayé à plusieurs reprises d’influencer le cours de la guerre, sans succès ?

Je ne diras pas que Blinken a essayé et échoué parce qu’il n’a jamais utilisé les outils dont il dispose. La guerre a montré de manière explicite à quel point Israël est incroyablement dépendant des États-Unis, qu’il a eu besoin de livraisons d’armes d’urgence pour mener cette guerre. Les États-Unis les ont fournies sans condition.

Que pensez-vous du rôle croissant de l’Arabie saoudite dans la diplomatie arabe ? Que pouvons-nous en attendre ?

Le rôle principal de l’Arabie saoudite dans cette équation est de savoir si elle accepterait de normaliser les relations avec Israël en échange de quelque chose. Avant le 7 octobre, le quelque chose dont tout le monde discutait — autrement dit, la principale chose que l’Arabie saoudite voulait —, c’était des programmes nucléaires civils soutenus par les États-Unis, en plus d’un traité de défense. Bref, elle voulait des concessions de la part des Washinton. En outre, avant le 7 octobre, il était question d’accorder quelques miettes à l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. De l’avis de la plupart des observateurs, les États-Unis étaient plus intéressés que les Saoudiens à exiger des concessions pour l’Autorité palestinienne.

L’effet le plus important de l’ordonnance de la CIJ est ailleurs : les pays tiers seront désormais beaucoup plus prudents quant à leur propre complicité dans ce que la cour a considéré comme un cas plausible de génocide.

Nathan Thrall

Aujourd’hui, la presse rapporte que l’Arabie saoudite exige la création d’un État palestinien, et pas seulement une voie vers un État palestinien. Nous devons attendre et voir si c’est vraiment le cas. Il y a tellement d’obstacles à la normalisation israélo-saoudienne, y compris celui d’amener le Congrès américain à accepter toutes les demandes de Riyad. Le pays n’est pas populaire aux États-Unis, en particulier au sein du parti démocrate, et le temps dont dispose le Congrès pour accepter de manière plausible toute demande est limité en raison du cycle électoral américain. Bientôt, non seulement les démocrates mais aussi les républicains s’opposeront à un grand accord avec l’Arabie saoudite : les démocrates parce qu’ils ne considèrent pas qu’il est dans l’intérêt des États-Unis de forger des liens étroits avec l’un des États les plus répressifs du monde, et les républicains parce qu’ils ne voudront pas donner à Biden une victoire en matière de politique étrangère avant l’élection de novembre. 

Quoi qu’il en soit, ces conversations sur des concessions à accorder à l’Autorité palestinienne ne sont pas pertinentes tant qu’elles ne prennent pas en compte l’acteur politique palestinien le plus puissant aujourd’hui, le Hamas.

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