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20.10.2025 à 09:08

Guerre d'Espagne, guerre sociale

F.G.

■ Freddy GOMEZ FOLIES D'ESPAGNE Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p. « Je n'écris que pour être relu. » Walter Benjamin, Conversation avec André Gide. Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2968 mots)


■ Freddy GOMEZ
FOLIES D'ESPAGNE
Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre

L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p.

« Je n'écris que pour être relu. »
Walter Benjamin, Conversation avec André Gide.

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Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il y eut cette fondamentale rencontre avec un couple d'amis qui me fit bifurquer et entrevoir les rivages du continent Anarchie – et de sa fille aînée : la Révolution espagnole. Avouons, surtout, que de cette grande fresque humaine je ne comprenais pas grand-chose et que, pétrifié par mon inculture, je me décidai à y remédier en lisant tout ce qui me tomberait sous la main. Mon premier achat fut aussi hasardeux que malheureux, un poche intitulé sobrement La Guerre d'Espagne d'un certain Guy Hermet [1]. Fier de ma trouvaille, je le présentai à mes amis qui grimacèrent : pas sûr que je trouve là-dedans matière à penser les enjeux soulevés par ces trois années de guerre civile. Pas sûr non plus que j'y rencontre la Révolution...

Des années plus tard, je l'ai revisité sommairement ce bouquin édité en mars 1989. Il suinte la posture mandarinale et l'académisme aux ordres où la guerre civile espagnole se résume ainsi : dans son tortueux chemin vers l'unité nationale et la démocratie libérale, l'Espagne s'est déchirée au cours d'une séquence vue comme le « rattrapage dramatique [d'un] retard historique ». Avec comme malheureux corollaire, ces excès commis par les « extrémistes de gauche comme de droite »… L'historien Hermet semble voir dans la visée libertaire un exotisme à la fois perché et terrifiant ; en Aragon, « l'hégémonie des courants les plus illuminés de l'anarchisme y fait que la propriété et la monnaie s'y trouvent purement et simplement abolies en mains endroits ». Dans cette « mutation sociale un peu trop forcée », règne ici un « puritanisme moral assez hallucinant » tandis qu'ailleurs, dans le Sud andalou par exemple, des « nouveaux bandits de grand chemin deviennent les gardes civils qui ont pris le maquis et survivent en volant alentour ». Selon Hermet, « l'exubérance révolutionnaire assez terrifiante des anarchistes » a tout fait pour saper le rempart républicain antifasciste. Pire : « Le règne des milices ouvrières ne fait pas obstacle ou participe même à la furie meurtrière qui frappe l'Espagne dite loyaliste pendant les premiers mois de la guerre civile. » Surtout, Hermet-le-pieux semble particulièrement hanté par l'« holocauste » antireligieux – la « plus grande hécatombe anticléricale avec celle de la France révolutionnaire puis du Mexique d'après 1911 » – auquel il consacre de nombreuses pages. Voilà pour le topo circonstancié de ce spécialiste de l'histoire des démocraties et des populismes. Voilà pour cette mise en bouche qui aurait pu, alors, me vacciner contre l'« extrémisme anarchiste ». Fort heureusement la suite a été toute autre.

Liquider les utopies d'hier

« Illuminés », « hallucinant », « holocauste »… Quelles sont donc ces « folies d'Espagne » capables de pousser un observateur de la chose politique du gabarit de Hermet dans des débordements aussi outranciers ? Une piste ? Hermet est un habitué des colonnes de Catholica, revue de réflexion politique et religieuse. Une inclinaison toute légitime mais qui conditionne quelque peu sa vision des hommes et de leurs combats. Malgré ses sources chiffrées et sa cuirasse honoris causa reconnue par ses pairs de l'Alma Mater madrilène, l'historien reste un idéologue. Petit soldat pour qui l'Histoire est un fléchage, souvent accidenté, mais forcément ascensionnel où l'ordre et la raison, souvent du côté des puissants, s'affrontent dans un combat sans cesse rejoué à la déraison des masses bestialisées ou manipulées. Une fois purgés ces moments de « folies » meurtrières, les passions s'éteignent et se sédimentent ; alors sur un charnier encore tiède, les vainqueurs promeuvent un esprit de concorde à la faveur d'un grand pardon œcuménique – ou d'un business plan planétaire. « Au lendemain de la mort de Franco, écrit Freddy Gomez, la “transition démocratique” naquit d'un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d'entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. […] Deux ans après la mort de Franco, les commentateurs fascinés du modèle espagnol pouvaient ainsi s'extasier : la guerre était enfin finie. Et de fait, elle l'était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l'a dit abusivement, du moins l'oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l'histoire contemporaine de l'Espagne. » Approche résolument objectivée aurait pu être écrit en italique tant son format responsable et dépassionné cache une charge : celle visant à liquider les utopies d'hier afin de les rendre indisponibles pour les combats d'aujourd'hui. Privé de mémoire, un peuple est un poisson rouge qui tourne en rond. Pour les requins de la pire espèce, c'est alors open-bar.

Mémoire donc ! Mémoire surtout ! Mais laquelle ? Celle, espagnole, de 1936-1939 est un canevas d'une densité remarquable. Elle fut la raison première pour laquelle la revue À contretemps existât, du début des années 2000 jusqu'en 2014 sous sa forme papier, puis sous ce format numérique dans lequel ces lignes apparaissent. Au lecteur, on ne fera pas l'affront de présenter son principal animateur : Freddy Gomez. On se permettra juste de souligner la position, assez cocasse, du soussigné attaché à son tour à recenser… une collection de recensions.

La recension est un drôle d'exercice critique : objet à la fois autonome et lié au texte auquel elle se réfère. Elle est susceptible de provoquer sa propre mise en abîme d'où naitra une nouvelle recension. Nous y sommes, au cœur d'une boucle rétroactive constituée d'un échantillon de 35 longues notes de lecture rassemblées en un recueil au titre inquiétant : Folies d'Espagne : ombres et lumières d'un anarchisme de guerre. Ça commence par un « tombeau », celui de Durruti, et ça se termine par une « imposture », celle de Jorge Martínez Reverte, « commentateur journalistique et essayiste approximatif ». Autant dire que le ton est donné : celui d'une balistique précise et affûtée passant au crible le bref été révolutionnaire, les années de guerre, la lutte antifranquiste et la transition démocratique. Un peu moins de quatre décennies donc où Freddy Gomez pèse et soupèse une multitude d'enchaînements circonstanciels, entre embrasements collectifs et choix tactiques, qui vit une partie du peuple espagnol, sur ses terres ou depuis l'exil, tenter de dépasser l'historique fatalité de son assujettissement.

Éxécutif « stalino-républicain »

Pour qui s'intéresse de près ou de loin à cette guerre sociale, ces Folies d'Espagne constituent une somme incontournable. Les habitués du titre À contretemps le savent : la plume de Freddy Gomez est redoutable. Par son savoir, précis jusque dans les plis les plus serrés de la grande fresque libertaire, par son art de mettre au jour et de problématiser des angles morts souvent douloureux, par son expression qui chemine entre art du portrait au ras des chairs et poétique crépusculaire. Par cette habileté, fort rare au demeurant, consistant à manier subjectivisme situé et objectivisme critique. Chroniquant un ouvrage de Francisco Carrasquer, ancien milicien de la colonne Durruti devenu essayiste et traducteur, et donc porteur de la mémoire révolutionnaire espagnole, Freddy Gomez le complimente pour son « habile juxtaposition de la connaissance et du sensible ». On ne croit pas se tromper en indiquant que la plume gomézienne trempe dans le même encrier.

Une précision d'importance : si la plupart des livres auxquels se réfèrent les recensions compilées ici ont été édités en espagnol, il n'est absolument pas nécessaire de les avoir lus pour en tirer la substantifique moelle. Les textes de Freddy Gomez sont à prendre comme autant de petits essais s'attachant à travailler les nœuds les plus complexes et douloureux de ce qui se révéla être, pour les anarchistes, un « conflit immédiat et définitif entre utopie et principe de réalité ».

Appuyer et creuser là où ça fait mal. Non par sadisme mais parce que c'est précisément dans ces plaies du passé mal cicatrisées – ou trop rapidement refermées – que se nichent les scories encore chaudes et encombrantes de ce que fut cet « anarchisme de guerre ». Guerre tous azimuts, ouverte ou bien larvée, frontale ou traître : contre l'ennemi fasciste, l'allié républicain de circonstance, l'épurateur stalinien.

À partir du moment où la dynamique libertaire se nourrit de l'irréductible intuition que rien de bon pour le peuple n'adviendra tant que le pouvoir (politique, économique, coercitif, etc.) n'aura pas été aboli, elle s'expose irrémédiablement à une multiplicité d'ennemis mortels provenant de l'ensemble du spectre politique. En période de guerre, cette loi d'airain ne peut que porter son fer jusqu'à l'incandescence.

Une des leçons les plus cuisantes de ces Folies d'Espagne tient à l'impitoyable diagnostic que ce livre pose : si le bloc bourgeois préférera toujours Hitler au Front populaire, les circonstances pourront amener son avatar – « le bloc républicain » – à miser sur Staline pour balayer le risque de contagion anarchiste. Ainsi de l'exécutif « stalino-républicain » étouffant méthodiquement les conquêtes de la révolution libertaire et liquidant dans un même élan les militants marxistes révolutionnaires et antistaliniens du POUM. 1937 fut une terrible année de purge, en Russie comme en Espagne.

L'antifascisme, une abstraction absolue

Si l'agenda révolutionnaire classique implique, dans son moment inaugural, une lutte contre l'État et la classe des possédants, que faire lorsque le conflit armé est déclenché, non par les révolutionnaires, mais par les fascistes ? Que faire quand la révolution se déploie dans les seuls espaces libérés par la déroute étatique ? Que faire lorsque les « rebelles » sont les bruns et que les anars se voient objectivement contraints de défendre l'ordre légal défaillant ? Dès le départ, l'« anarchisme de guerre » espagnol s'est vu placé en situation révolutionnaire comme on l'est devant un fait accompli. Tout est allé vite : le 17 juillet 1936, les putschistes se soulèvent au Maroc espagnol ; deux jours après, à Barcelone et Madrid, les militaires sont défaits. En Catalogne, la CNT et la FAI engagent la mise sur pied de milices antifascistes tandis que la terre est reprise par les paysans et l'industrie collectivisée. La guerre et la révolution, la guerre ou la révolution : en cet été 1936, ce tellurique diptyque est source de passions euphorisantes, mais aussi d'inquiétants vertiges.

Freddy Gomez résume ainsi le casse-tête des acteurs de l'époque : « Cette révolution se présenta, dès le début, sous la configuration étrange d'une résistance à un coup d'État militaire antirépublicain. Autrement dit, elle n'eut pas la forme prévue par les anarchistes d'une levée en masse pour l'émancipation sociale, mais celle d'un soulèvement populaire aux motivations aussi contradictoires que pouvaient l'être, d'une part, la défense d'une légitimité démocratique mise à mal par des putschistes et, de l'autre, la croyance que l'écrasement des croisés de l'ordre nouveau n'avait de sens que si elle permettait de subvertir l'ordre démocratique ancien. »

C'est dans un texte intitulé Monologue intérieur sur une révolution empêchée encensant le livre Ascaso y Zaragoza du déjà cité Francisco Carrasquer que Freddy Gomez examine l'échec que la révolution anarchiste semble s'auto- administrer alors que les vents de l'Histoire lui sont, pour une rare fois, favorables : « Il faut en convenir : quand il était possible de lui porter le coup de grâce, l'anarchisme décida, par peur du vide et par crainte de lui-même, de perfuser la République bourgeoise agonisante. Au nom d'une abstraction absolue : l'antifascisme, cette machine à faire voler le front de classe. Ce piège, nul ne niera que la direction de la CNT se l'est tendue toute seule, car seule elle était en mesure de décider de la route à suivre. » Bien entendu, ce jugement sera plus tard nuancé par le fait que la CNT, irrégulièrement implantée sur le territoire espagnol, ne s'est peut-être pas sentie d'un poids suffisant pour continuer à jouer la partition révolutionnaire. Mais peu importe, au fond, et rien n'empêche les méninges d'imaginer a posteriori un autre scénario. Plutôt que d'envoyer quatre ministres cautionner le gouvernement de Largo Caballero et d'accepter la militarisation des milices en octobre 1936, la CNT, notamment en Catalogne, aurait pu adopter une forme de soutien critique au gouvernement de la République, mais sans s'y rallier institutionnellement. En agissant de la sorte, de manière autonome en somme, elle eût été, à ce moment-là et vu sa force combattante, en état d'exiger des armes pour ses milices et la reconnaissance de ses nombreuses collectivités agraires. Seul un positionnement de ce type aurait pu l'autoriser à mener de front la guerre et la révolution, mais surtout à éviter les compromissions, les trahisons et les saloperies à venir, du genre de celles qu'incarnèrent ces « tribunaux spéciaux de la République » où, particulièrement « efficaces en matière de geôles clandestines et d'exécutions sommaires », les mercenaires staliniens du Service d'investigation militaire (SIM), s'en donnèrent à cœur joie, sous couvert d'antifascisme, dans la répression des révolutionnaires.

Démythifier, toujours

S'il n'est pas question, dans ces Folies d'Espagne, de distribuer de bons ou de mauvais points, l'agencement de ces recensions comme une suite de chroniques permet d'éclairer, sous de multiples focales, « l'extraordinaire complexité de la révolution espagnole » et de ses suites, mais aussi de démythifier la geste romantique anarchiste, de démythifier certains de ses héros combattants (de Durruti à… Rouillan), de démythifier des lectures de l'Histoire par trop galvanisantes ou simplistes (par exemple, des élites révolutionnaires promptes à collaborer avec l'État républicain et, a contrario, une base pure et spontanée ; ou encore « cette merde programmatique du marxisme-léninisme militarisé »). Démythifier, en somme, pour faire de l'histoire à hauteur d'hommes – parce que, paradoxalement, c'est quand l'Historie s'accélère, et qu'elle place des gens ordinaires dans des circonstances extraordinaires, que les historiens aux ordres vont tenter de la figer en un récit souvent borgne et appauvri. Il convient alors de ne pas leur laisser la main.

Le « front antifasciste » mue interminablement. Il était là hier, il sera là demain. Le temps d'une peur commune tout à fait légitime, il agglomère les résistances – issues pourtant de camps historiquement antagonistes. Passée l'épreuve du barrage « républicain », un mélange d'hébétude et d'amertume s'empare, immanquablement, des castors les plus radicaux. L'impression que si le mal a été neutralisé, tout reste pourtant à faire. Inlassablement. Comme si, encore une fois, le coche avait été loupé. S'il est un intérêt majeur de ces Folies d'Espagne – et de la Révolution qu'elles ont servie –, c'est de nous permettre de renouer avec « la claire conscience, un temps exprimée avec force par ses combattants les plus aguerris, que fascisme et République devaient être balayés pour que tombent leurs chaînes ».

La gageure paraît d'autant plus béante que, vue depuis notre sale époque ensablée, jamais l'utopie n'a paru aussi éloignée. Raison de plus pour garder le cap. En temps de guerre comme en tant de paix – l'autre nom de la guerre sociale.

Sébastien NAVARRO


[1] Guy Hermet, La Guerre d'Espagne, Points-Histoire, 1989.

13.10.2025 à 09:51

1358 : la Grande Jacquerie

F.G.

■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères (…)

- Jacqueries et luttes paysannes
Texte intégral (2179 mots)


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■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères logiques inspire, année après année, des soulèvements tout aussi logiques. Sous les crachats incessants des valets de plume du capital et la violence de la terrible répression que le pouvoir lui réserva, le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 fut sans doute un cas paradigmatique d'irruption sociale sauvage au long cours. Depuis, comme émancipées de leurs réserves, fréquentes ont été les résistances désencadrées, intempestives, imaginatives, combatives qui, même intégrées par défaut au décorum syndical et à ses grand-messes, ont tenté d'ouvrir la voie à autre chose. Car c'est ailleurs que tout se joue, dans l'indiscernable s'entend. Bien sûr, il y a des ratés, nombreux, mais ce qui monte, semble-t-il, c'est une évidente aspiration à la dé-domestication des formes de lutte et à un retour de l'action directe.

On se souvient que, compulsant leurs notes, des experts diplômés dissertèrent à foison sur la caractérisation la plus appropriée pour rattacher les Gilets jaunes à quelque chose. Et, absurdement, « jacquerie » revint souvent sous leur plume. Absurdement, car, si la majorité des Gilets jaunes étaient de province, ils n'étaient pas paysans – contrairement aux « Jacques » – et qu'ils revendiquaient, avec force et conviction, leur refus de l'étiquetage. Bien sûr, leur âpreté au combat les désignaient naturellement, aux yeux des cadors de l'expertise, comme forcément régressifs et assurément sauvages. Autrement dit, le retour de cette appellation était une manière de les ramener à leur condition de gueux. Car telle était bien leur intention.

À bien y penser, c'est sûrement cela qui, chez nous, fut à l'origine d'un désir d'aller voir ce qu'il y avait derrière ces « jacqueries », désir qui se concrétise aujourd'hui avec l'ouverture de cette nouvelle rubrique : « Jacqueries et luttes paysannes ». Comme pour « Sous les pavés la grève », nous puiserons abondamment », pour l'alimenter, aux textes publiés dans les excellentes revues d'histoire populaire que furent Le Peuple français (1971-1980) et Gavroche (1981-2011), deux exemples inégalés de mise en avant du rôle et de l'importance des luttes sociales dans l'histoire.

Bonne lecture !

– À contretemps –




La Jacquerie de 1358, qui devait par la suite prêter son nom à toutes les révoltes paysannes du Moyen Âge, fut une insurrection brève, mais d'une ampleur remarquable, puisqu'elle embrasa la plus grande partie de la France du Nord. Elle s'inscrivait dans la série des grands soulèvements agraires qui secouèrent toute l'Europe au XIVe siècle : néo-pastoureaux (1320), révolte des Flandres (1323-1328), tuchiens (1363), travailleurs anglais (1381).

Au moment où elle se déclenche, la France traverse la période la plus noire de la guerre de Cent Ans. Et, pour bien comprendre la nature de ce mouvement, il faut prendre en considération la condition paysanne de l'époque.

Pour les paysans, le XIVe siècle est synonyme de guerre, de persécution, de peste et de famine. Il y a d'abord la guerre de Cent Ans, avec son cortège de villages pillés, rançonnés, brûlés, auquel succèdent, en temps de paix, les ravages des soudards sans travail, groupés dans les Grandes Compagnies, qui volent, tuent, violent et pillent sur leur passage.

La persécution est, de plus, le fait des seigneurs français qui accablent leurs serfs de corvées, banalités, tailles et services de toutes sortes. Ces abus se complètent d'un avilissement systématique du paysan, ramené constamment au rang de bête par !es railleries, grossièretés et bassesses du noble.

Le « vilain » doit en outre se battre contre la lèpre et surtout la peste, qui sévissent à l'état endémique, tandis que les variations climatiques le réduisent à la famine, au point de le pousser à détacher les corps suspendus au gibet pour se nourrir. En 1358, la Picardie, pourtant riche, n'a pas été labourée depuis deux ans.

Pour finir, après les défaites répétées de la chevalerie française devant la « piétaille » anglaise, Jean le Bon, roi de France, tombe entre les mains de ses adversaires. L'événement fait grand bruit. Les paysans n'ont, bien entendu, aucune envie de venir au secours des nobles, qui sont leurs plus directs ennemis. De plus, de tous ces événements, ils tirent une leçon qui réveille leur ardeur : les seigneurs, qu'ils craignaient tant hier encore, se sont montrés lâches et incapables au combat ; ils ne sont pas invincibles ; ils ont livré leur roi.

La révolte des bourgeois parisiens, dirigée par Étienne Marcel, va, indirectement, mettre le feu aux poudres. Inquiets des conséquences possibles de ce mouvement et se sentant de plus en plus isolés, les nobles réunissent, le 4 mai 1358, les États du Vermandois, et appellent les paysans à prendre les armes contre Paris. Ceux-ci entendirent l'appel, mais, c'est pour retourner, le moment venu, leurs armes contre la noblesse.

La révolte commence le 18 mai 1358, à Saint-Leu-d'Esserant, sur les bords de l'Oise, en aval de Creil. Ce jour-là, un convoi de ravitaillement, dirigé par neuf chevaliers, est attaqué par les paysans. Complètement pris de court, les nobles n'ont pas le temps de se défendre et sont égorgés.

Le premier pas franchi, il n'est plus question de reculer, car, de toute façon, la répression s'annonçait implacable. En dix jours, la révolte se répandit à travers le nord de la France : la Picardie, le Santerre, l'Amiénois, le Vermandois, le Laonnois, l'Île-de-France, la Brie, la Champagne, le Gâtinais, le Hurepoix, le Perthois, la Haute-Normandie prirent successivement les armes, et quelques bandes se formèrent dans des régions avoisinantes.

Le recrutement de l'insurrection est assez hétérogène. La masse des révoltés est bien entendu formée de miséreux, mais les chefs appartiennent à des catégories sociales plus favorisées : commerçants, prêtres, clercs, fonctionnaires royaux, gros laboureurs.

Le nombre des Jacques est impossible à déterminer. Chaque canton constitue ses propres groupes dont les effectifs varient de 30 à 1 000 paysans armés. La colonne la plus importante rassemble 6 000 hommes. Les dirigeants sont mal connus, car leurs noms furent oubliés des chroniqueurs de l'époque, qui travaillaient exclusivement au service des nobles. Pourtant, un nom se détache, celui de Guillaume Calle, issu d'une famille de paysans aisés. La révolte est assez anarchique à son début, et Calle doit surmonter l'indiscipline des Jacques. Mais l'organisation semble plus poussée que Maurice Dommanget ne le laisse entendre [1]. Calle devait être doté de responsabilités militaires, judiciaires et administratives et être soutenu par des groupes de révoltés organisés au niveau des paroisses.

Cela dit, les formes d'action des révoltés sont à la mesure des niveaux d'oppression et d'avilissement qui, depuis si longtemps, leur sont imposés. Ils brûlent nombre de châteaux, pillent les biens nobiliaires, massacrent des chevaliers et leurs familles. Autant de gestes qui contribuent à donner à cette révolte son autre nom, celui de « l'Effroi » [2]. Malgré tout, indique Gérard Walter [3], les massacres ne furent pas aussi nombreux que certains chroniqueurs le rapportèrent. Beaucoup de nobles s'étant, en effet, réfugiés dans les villes, seuls leurs châteaux, symboles d'oppression, furent le plus souvent jetés à bas.

Malgré son ampleur, la Jacquerie ne dure guère plus de quinze jours, et ce pour une bonne raison : la révolte paysanne contre les nobles et l'insurrection bourgeoise contre le pouvoir royal ne savent pas s'unir, malgré le soutien que quelques villes, comme Meaux et Senlis, apportent au mouvement des campagnes. La grande bourgeoisie urbaine, qui profite du système, se refuse, elle, à faire cause commune avec la paysannerie.

Ce que les Jacques remettent en cause, c'est le noble local, l'individu qui les opprime directement. Ils n'ont pas encore pris conscience que leur ennemi quotidien fait partie d'un système global qu'il faudrait, pour vaincre, remettre en cause dans son entièreté. Il faut noter que les Jacques ne se sont pas attaqués non plus à l'Eglise en tant qu'institution directement liée à leur exploitation, mais qu'ils se sont contentés de malmener les curés et les moines qui s'opposaient à eux.

Pour toutes ces raisons, le mouvement échoue rapidement, et la principale colonne des Jacques est écrasée dans une bataille contre les nobles, près de Clermont-en-Beauvaisis, le 10 juin 1358. Cette bataille relève incontestablement d'une erreur de jugement des Jacques, qui auraient dû refuser la lutte en terrain découvert, exercice dans lequel excellaient leurs adversaires.

La réaction des nobles dépassa en sauvagerie tout ce que les paysans avaient pu faire. Ce fut la revanche d'une classe qui avait tremblé pour sa domination et qui entendait faire payer ses « effrois ». 1 500 Jacques furent massacrés à Poix, 800 près de Roye, 300 furent brûlés vifs dans un monastère, 1 000 furent exterminés à Gaillefontaine. À Meaux, 7 000 Jacques furent égorgés, « ainsi que bêtes », tandis que la ville brûla pendant quinze jours. Le comble du massacre fut atteint en Picardie où 20 000 paysans, « fautifs » ou innocents, furent tués par les nobles français, aidés de leurs comparses belges. À cette répression physique, il faut ajouter des impôts écrasants destinés à reconstruire les châteaux détruits.

Sur ces monceaux de cadavres, la noblesse rétablit son système d'exploitation et de terreur. Tout le problème posé par les Jacques restait entier. Comme le prouvèrent les révoltes successives des paysans français au cours des trois siècles qui suivirent.

Michel LUSSAC
Le Peuple français, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 14-15.


[1] Dans La Jacquerie, in : Bulletin du Syndicat national des instituteurs, n° 60, mai 1958 (numéro spécial).

[2] Le nom de « Jacques » provient, lui, de la veste portée par les paysans.

[3] In : Histoire des paysans de France, Flammarion, 1963

06.10.2025 à 09:10

Éloge d'un artisan du livre

F.G.

■ Edmond THOMAS PLEIN CHANT Histoire d'un éditeur de labeur L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p. Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2419 mots)


■ Edmond THOMAS
PLEIN CHANT
Histoire d'un éditeur de labeur

L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p.


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Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand je croise un ami commun qui l'a visité, je m'intéresse à ce qu'il publie, j'achète ses livres et il arrive même qu'il m'en adresse en services de presse. Car, pour être franc, si nous ne nous sommes jamais parlé de vive voix, il est arrivé que nous échangions par écrit à propos de tels projet ou parution. C'est qu'Edmond Thomas suit le travail d'À contretemps depuis ses origines – au format papier, bien sûr. M'est avis d'ailleurs, mais peut-être n'est-ce qu'une impression, qu'il fut un peu chagrin le jour où notre « bulletin de critique bibliographique » changea de formule et émigra vers le monde virtuel où, bientôt vingt ans après son lancement, on le lit désormais et, pourquoi le taire, avec une audience très augmentée.


Comment dire le plaisir d'une lecture sans en amoindrir la force d'évocation ? Comment restituer le tremblement de l'âme que cette lecture a suscité sans en atténuer l'intensité ? Comment restituer, avec de justes mots, ce qu'on y a appris, en s'y plongeant, sur l'auto-émancipation d'un homme « issu d'une famille démunie qui, poussé par la curiosité, s'est intéressé au livre et en a fait une vie » ? Oui, ce Plein Chant du singulier éditeur de Plein Chant est un cadeau dont il faut remercier ses initiateurs. À l'origine, là encore, une histoire d'amitié, de connivence, de dialogue, celle qu'Edmond Thomas entretient depuis longtemps avec trois êtres de qualité – Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier – qui, chemin faisant, et l'air de rien, ont recueilli ses souvenirs d'éditeur-imprimeur. Un vrai boulot, car Plein Chant, c'est cinquante ans d'activité, cinq cents livres, dix collections, deux revues. Il faut du temps pour raconter ça, de la constance, beaucoup de café et un enregistreur en état de marche. Ce livre, écrivent en le présentant les trois complices, « est le résultat de tout cela. D'une pluie de questions, d'une quarantaine d'heures d'enregistrement, puis d'une correspondance nourrie. Nous avons transcrit, coupé, monté et poli pour en faire un texte qui se lise comme nous aimons écouter Edmond. Celui-ci nous a relus et a ajouté une dernière touche de sa main, faisant de ce livre une aventure plus collective encore. »

Ce résultat, on l'a sous les yeux. Un régal : un long témoignage d'Edmond Thomas, vif à souhait, dénué de toute auto-complaisance, souvent drôle, toujours inspiré. L'histoire d'une vie d'homme libre, en somme, un homme qui se cherche et qui se trouve. Certif en poche, c'est l'atelier, mais la lime lui est hostile. Assez, en tout cas, pour qu'il comprenne que l'école buissonnière peut être une forme de vie enviable. Paris, alors, le Paris populaire de son enfance, c'est comme un refuge pour les poulbots et les blousons noirs. Lui, c'est du côté de la rue Broca qu'il glande et qu'il fume des P4. Mais il ne fait pas que cela, le bougre, il s'applique à vivre, c'est-à-dire à risquer. Apprenant qu'on l'a lourdé de l'école d'apprentissage, sa mère lui trouve une piste par l'entremise d'un ancien magistrat chez qui elle fait des ménages. Le bonhomme connaît tous les grands patrons du quartier. C'est ainsi qu'un matin de juillet 1959, il embauche comme arpette à l'imprimerie Brodard & Taupin. On le colle à la reliure industrielle. Il s'y fait un pote. Les « ratés », il les lui refile, notamment ceux de la « Série noire », dont il raffole. Reste juste à les sortir en loucedé, mais le gamin a du métier. Et puis ça bouge dans sa tête, vite ; son pote lui glisse, un jour, un exemplaire mal relié de Paroles, de Prévert. Une lumière ; une révélation. « Il était, écrit-il, possible d'écrire simplement, d'écrire dans une langue comprise par tous, et puisque les écrivains n'étaient pas forcément des gens qui maniaient la langue autrement que la parole qu'on échange, il était possible d'écrire quand, comme moi, on venait de nulle part, qu'on travaillait à l'usine et que le soir on avait envie penser à autre chose » (p. 27). Quand le fil est tiré, il faut le suivre avec constance. Et les découvertes, chavirantes, débordent : Henry Poulaille, d'abord, et son Nouvel Âge littéraire, qui a recensé les auteurs « prolétariens ». Un continent : Marcel Martinet, Jean-Richard Bloch, Émile Guillaumin, Neel Doff, Lucien Bourgeois, Charles-Louis Phillipe, d'autres. Pour les trouver, il n'y a qu'à faire les bouquinistes. À l'époque, ils ne vendent pas n'importe quoi.


À l'origine, il y a toujours la curiosité. Le jeune Edmond n'en manque pas. Les rencontres vont avec. Il suffit de ne pas les rater. Celle avec Fernand Tourret, poète proche de la bande de la revue charentaise La Tour du feu, sera décisive dans son parcours. Un « fou du livre », écrit-il, et, au-delà, un chineur, un collectionneur, un érudit, un initiateur, un éclaireur. Si la poésie est entrée dans le monde d'Edmond Thomas, c'est par Prévert, on l'a dit, mais si elle s'y est installée, c'est sans aucun doute par Tourret. Poulaille d'un côté, Tourret de l'autre. Bonne pioche, à chaque coup. Le talent est là. Pour Edmond Thomas, cela dit, la pratique est décisive. Dans son cas, elle prendra la forme de Zymase, une revue de poésie portée par quelques copains de quartier, et dont il sera le « rédacteur en chef » pendant une vingtaine de numéros, plus quelques plaquettes. Côté boulot, d'arpète chez Brodard & Taupin, il passera, en 1964, grouillot chez Armand Colin. Faut bien gratter.

Ce qu'on retient d'abord du livre d'Edmond Thomas, c'est l'image qu'il se donne d'un modeste à idées fixes. Modeste parce qu'il l'est quand il croise des pointures comme Poulaille – dont il nous livre un splendide portrait ; à idées fixes parce que, l'air de rien, c'est encore et toujours vers le livre, l'objet livre, celui du trésor déniché dans une boîte de bouquiniste ou celui que, comme éditeur, il cherchera à tirer de l'oubli, qu'obsessionnellement ses déambulations le mènent. Et ce depuis qu'il a l'âge de déraison, comme pourraient le susurrer certains illettrés de notre basse époque pour qui l'attachement au livre relèverait désormais d'une sorte de pathologie.

En mai 68, le « gauchiste parallèle » qu'est Edmond Thomas, ne lance pas de pavés. En archiviste d'un printemps délicieusement foutraque, il collationne des tracts et des affiches. Pour l'Histoire. À l'époque, il a embauché chez Yves Lévy, qui tient une formidable librairie de livres rares et anciens sise à deux pas de Notre-Dame. On peut dire qu'elle aura marqué bien des guetteurs d'utopie dont je me loue d'avoir été, cette cave aux trésors. Edmond Thomas y est dans son élément. Il sert la clientèle, s'occupe des livraisons, travaille au catalogage, manie la ronéo, chine dans les libraires d'occasion. Il pense aussi à son avenir de labeurier du livre, car il sait qu'Yves Levy, dont le négoce est en faillite, va fermer boutique. C'est la fin d'une belle aventure, et pour Edmond Thomas, la croisée des chemins. Nous sommes à l'été 1971.


La vie est faite d'appels que le plus souvent on ignore. Par paresse ou par mollesse, tutto uguale. Lui, ce n'est pas son genre. Yves Levy lui a légué la mobylette de la librairie. Ni une ni deux. L'intuition est là. Pour le Parisien qu'il est, la capitale a perdu de son charme. C'est vers un ailleurs qu'il faut aller. Un ailleurs charentais qu'inspire une Tour de feu, celle qui célèbre chaque année – le 14 juillet, de surcroît ! – un banquet estival autour de la poésie. Pierre Boujut (1913-1992), poète, pacifiste et libertaire, en est le grand maître. Edmond charge sa mule, la pétrolette, et prend le large. Après dix heures de route, l'adresse qu'il a en main le conduit à une porte, il frappe. Une Marylou – de son vrai nom Mary Boardman – lui ouvre, et c'est l'embardée. Voilà, simple comme un rêve ou une ivresse. Le reste, ce sont des rencontres essentielles – dont celle du poète et imprimeur Jean Le Mauve (1939-2001), qui le marquera à jamais –, et Bassac, un petit village proche de Jarnac et de sa Tour du feu. Edmond Thomas découvre le coin et s'y installe à l'arrache. Il y restera longtemps puisqu'il y est toujours.

Au départ, Plein Chant, c'est une revue de poésie ronéotée tirée à 300 exemplaires. Confidentielle, donc, et s'assumant comme telle. À mi-voix et pauvrement. L'idée travaille Edmond de changer de braquet en passant de la Gestetner à l'offset. L'occasion lui en sera fournie par Georges Monti, aujourd'hui vaillant éditeur du Temps qu'il fait, qui, lui-même installé alors à Bassac avant de rejoindre Cognac, lui propose une association. L'atelier qui les abrite est exigu, mais il fait l'affaire. Bien sûr, on y bricole, mais les aides sont nombreuses et les bouquins sortent. La revue prend une autre gueule, elle devient thématique, son tirage augmente et des plaquettes suivent. Le reste, c'est la campagne. Un bonheur pour Edmond. Plus facile d'y vivre dans la pauvreté sans y ressentir d'humiliation. Quelques travaux de commande suffisent à ne pas sombrer dans la misère.

Oui, c'est sûr, cet homme est entêté. Il peut douter, manger son pain noir, mais ne faiblit pas. Et c'est probablement parce qu'il se sent porteur d'une mission à remplir, celle de réhabiliter la voix de ceux d'en bas, poètes du peuple, écrivains prolétariens, chansonniers de la mouise. Son domaine de prédilection, ce sont les années 1830-1870, comme l'atteste son livre Voix d'en bas : la poésie ouvrière du XIXe siècle, édité en 1979 par François Maspero dans sa collection « Actes et mémoires du peuple » [1]. En cela, Edmond Thomas est bien le digne héritier d'Henry Poulaille, son indiscutable inspirateur. « Voix d'en bas » deviendra le nom d'une collection de Plein Chant, probablement la plus « visible », comme il l'admet lui-même.


Longtemps, j'ai imaginé Edmond comme un solitaire veillant scrupuleusement à ce que personne ne trouble son goût pour le retrait. On se le disait entre lecteurs. D'où cette réputation assez largement partagée qu'il était quelqu'un de pas commode. À vrai dire, ça m'allait assez. J'aime bien les solitaires. Il me faut convenir, cela dit, que j'étais dans l'erreur tant ce témoignage atteste que l'amitié joue un grand rôle dans son histoire. Amitiés de hasard souvent, les plus belles sans doute. Celles qui naissent d'un coup de main, d'une rencontre fortuite, d'un désir informulable ou d'un hasard objectif. Nombreux sont les exemples qu'en donne ici l'auteur et évidente l'importance, pas seulement pratique, que ces conjonctions ont joué dans son désir toujours maintenu de remettre la barque à l'eau pour accoster d'autres rives, toujours incertaines pour faire du cash-flow, mais exaltantes pour la vie de l'esprit.

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce livre admirable à tous points de vue – intention, conception et réalisation –, mais on s'en tiendra là, en espérant avoir contribué à ce qu'on le lise. On ne le regrettera pas.

Freddy GOMEZ


[1] Cet ouvrage est disponible en libre accès sur Gallica.

29.09.2025 à 10:04

Fabrique du nazisme

F.G.

■ Johann CHAPOUTOT LES IRRESPONSABLES Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard, 2025, 304 p. Sur le site de Radio France, l'auditeur ronchon a la possibilité de saisir une médiatrice pour exprimer son indignation. À titre d'illustration, on peut lire ce commentaire outré suite à la diffusion de l'émission « d'actualité, d'analyse et d'humour » « Zoom Zoom Zen » du 13 mars 2025 accusée d'avoir déroulé le « tapis rouge » à un « pseudo-historien racont[ant] qu'être centriste c'est être (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2918 mots)


■ Johann CHAPOUTOT
LES IRRESPONSABLES
Qui a porté Hitler au pouvoir ?

Gallimard, 2025, 304 p.


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Sur le site de Radio France, l'auditeur ronchon a la possibilité de saisir une médiatrice pour exprimer son indignation. À titre d'illustration, on peut lire ce commentaire outré suite à la diffusion de l'émission « d'actualité, d'analyse et d'humour » « Zoom Zoom Zen » du 13 mars 2025 accusée d'avoir déroulé le « tapis rouge » à un « pseudo-historien racont[ant] qu'être centriste c'est être extrême » : « Choquants et violents, les propos répétés de l'invité du jour, “historien” semble-t-il, et LFIste certainement. Tous les centristes sont de droite, socialement et fiscalement et “un peu moins racistes, sexistes et homophobes que l'extrême droite”. C'est honteux sur une radio publique. Le sujet de la tempérance, des positions réfléchies et posées calmement ainsi que la recherche du consensus méritaient mieux. »

La raison de l'énervement de ce bayrouiste chafouin ? L'émission a ouvert son micro à Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme. Or le chercheur, loin de congeler la période nazie en la ramenant à une séquence à jamais close, ne cesse, dans ses travaux, de la scruter non plus seulement comme une sorte d'anomalie historique, mais comme s'inscrivant dans un processus pensé et porté par le Zentrum à la faveur d'une division entre une social-démocratie gagnée à la respectabilité et un Parti communiste (KPD) en voie de stalinisation. Éclairante, cette approche nous offre indubitablement un nouvel angle pour interroger notre présent à l'aune de ce passé. Si les années 1930 ne sont certes pas devant nous (l'Histoire ne repasse pas les plats), il se pourrait bien que leur cycle ne soit pas pour autant achevé. Répétons-le : le nazisme n'est pas plus un accident historique qu'un raptus génocidaire né dans la tronche de quelques Teutons dégénérés. Visitant les ruines d'Oradour-sur-Glane, on se souvient de cette Française manifestant son effroi : « Mais comment ont-ils pu faire ça ? ». Peut-être parce que tes ancêtres, ingénue mangeuse de grenouilles, avaient fait la même chose en d'autres temps et d'autres lieux. En gros : parce que la voie leur avait été ouverte, notamment par des nations qui se piquaient, alors, d'appartenir au gratin civilisationnel. Colonisation, eugénisme, darwinisme social, industrialisme, etc. : Enzo Traverso a tout dit de la généalogie européenne de la violence nazie [1]. Et donc s'il y eut une longue période pré-nazie, quid d'un post-nazisme ? Des décennies plus tard, quelles vesses lâchées par le cul de la bête immonde continuent à empuantir notre Zeitgeist libéral et démocratique ?

En 2020, Chapoutot publiait déjà l'étonnant et passionnant Libres d'obéir [2], essai dans lequel il démontait avec brio la vision faussement étatiste et hyper-administrée du « totalitarisme nazi ». Bien au contraire, les années 1930 allemandes ont été ce laboratoire où ont été pensés et mis en œuvre bon nombre de dogmes managériaux ayant percolé, dès l'après-guerre, l'entreprise et des États du monde libre.

Prenons ces taules modernes cherchant par tous les moyens à gommer leur infâme hiérarchie interne en nommant leurs salariés « collaborateurs », soit autant d'agents prétendument autonomes et prêts à toutes les initiatives pour que la boîte gagne en efficience. Eh bien ! les nazis, « frères de race », kiffaient l'efficience horizontale où « tous, chefs et subordonnés, travaill[ai]ent librement et joyeusement au bien commun, celui de la communauté du peuple, de la race germanique et du Reich ». De fait, il se pourrait bien que la contre-révolution néolibérale des années 1980 n'ait fait que recycler ce vieux tropisme nazi où l'État était vu comme une machine à « entraver et étouffer les “forces vives” par une réglementation tatillonne, mise en œuvre par tous les ronds-de-cuir sans imagination et tous les eunuques serviles qui peuplent la fonction publique ». Bien entendu, les « forces vives » de l'époque hitlérienne étaient tout entières contenues dans l'hystérie dominatrice de la race aryenne alors qu'aujourd'hui le schème s'est étendu à l'ensemble des agents d'un Marché planétaire.

« Bolchevisme culturel »

En décembre 2023, le Sénat français a adopté définitivement une énième loi « immigration ». Chapoutot explique que le déclic pour s'atteler aux Irresponsables s'est fait à ce moment-là : quand la Macronie poussait à l'ignition un énième point de surchauffe commun avec le RN. Avec cette intuition que l'engrenage politicard auquel on était confronté, soit la tripartition de la représentation nationale en blocs de gauche, du centre et d'extrême droite n'avait rien d'inédit. Surtout, il confirmait une vérité historique cent fois révélée : délégitimé, le bloc bourgeois n'a d'autre choix pour continuer à accroître sa capacité d'extorsion que de faire grossir et de s'adosser à une extrême droite hégémonique ; un travail de balancier qui implique une fracture sans cesse rejouée de la gauche entre sa partie molle, prête à toutes les fumisteries pour gouverner, et sa partie dure, objet de tous les ostracismes et évictions du prétendu « arc républicain ». Des dernières années de Weimar à la lente agonie de la Ve République – dont les fondements, nous apprend l'historien dans l'épilogue, ont beaucoup puisé à la Constitution weimarienne, la démocratie libérale n'en finit plus de tomber ce masque où le cœur du Pouvoir apparaît tel qu'il est réellement : grossier, goinfre et (souvent mauvais) calculateur. Chez les éditocrates, le virage autoritaire se commente à hue et à dia, alimentant une fièvre sécuritaire et xénophobe sans borne, bénissant le coffrage des libertés dites « publiques », relativisant la surpuissance d'un exécutif shooté à une présidentialisation toujours plus décomplexée de l'exercice du pouvoir.

Vue depuis les berges du continent libertaire, la révélation n'a rien d'un scoop. Elle prend cependant un sel particulier quand, sous la plume de Chapoutot, elle s'attache à nous révéler les minables coulisses de ces trois années ayant précédé l'accession d'Hitler et de sa clique de psychopathes au pouvoir en janvier 1933. Quelque chose de terriblement familier et de contemporain se hume au fil de ces 300 pages, même si, répétons-le, il ne s'agit pas ici de poser quelque équivalence entre les duettistes Le Pen/Bardella et Hitler. L'enjeu est ailleurs : dans un contexte charriant ses invariants historiques : ambiance de guerre et de crise, instabilité parlementaire, politique austéritaire pour les uns et orgie de dividendes pour les autres, peur d'un « bolchevisme culturel » (promouvant l'homosexualité et l'art moderne, peuplant la débauche des nuits berlinoises – soit le péril « woke » des années 1930 allemandes), éternelles figures de boucs émissaires, flambée brune, etc. L'enjeu est aussi dans le sous-titre des Irresponsables : « qui a porté Hitler au pouvoir ? ». Une question à laquelle l'historien répond dès l'introduction : « L'arrivée des nazis au pouvoir procéda d'un choix, d'un calcul et d'un pari. Choix des élites économiques (industriels, financiers, assureurs) et patrimoniales (rentiers, actionnaires, Besitzbürgertum – bourgeoisie possédante, en allemand). Calcul d'une rationalité froide : face aux gains continus du Parti communiste qui ambitionnait de faire advenir, à court ou moyen terme, une “Allemagne soviétique” (Sowjetdeutschland), la force militante du NSDAP et les rangs fournis de ses milices […] offraient un contrepoids rassurant, qu'il fallait à tout prix mettre au service d'une défense résolue de l'ordre social et économique. Pari, enfin : les nazis étant inexpérimentés, les flanquer de politiciens madrés et éprouvés permettait de les domestiquer dans le cadre d'un pouvoir partagé dans un gouvernement de coalition. » Une coalition que jamais l'aboyeur autrichien n'accepta, son goût pour le pouvoir étant à l'image de son eschatologie raciale : totale et absolue, étant entendu que « seule la violence est l'accoucheuse de l'histoire ».

Sur Wikipédia, la gueule de Hindenburg parle d'elle-même : le barbon replet fixe l'objectif d'un œil matois, ses cheveux blancs en brosse et ses moustaches à l'impériale témoignent d'une immuable martialité. Président du Reich depuis 1925, Hindenburg est aussi général d'infanterie à la retraite. Pétri de valeurs prussiennes, il déteste les sociaux-démocrates du SPD, sans parler des syndicats qu'il « abomine » et des communistes qu'il a « en horreur ». Le 30 janvier 1933, c'est lui qui nommera Hitler chancelier – contrairement à une idée tenace voulant qu'Hitler aurait été élu. « Jamais » insiste Chapoutot. Pendant les trois années précédant ce sinistre épilogue, Hindenburg verra se succéder plusieurs chanceliers : Brüning (Zentrum) bandant secrètement pour une restauration monarchiste, Von Papen (Zentrum), libéral proche des barons de l'industrie et des grands agrariens pour qui les douceurs fiscales sont un devoir et, enfin, Von Schleicher, militaire d'extrême droite et fin stratège, animateur de la « camarilla », soit un groupe de conseillers du prince censé guider la main, parfois coléreuse et imprévisible, de Hindenburg. Von Schleicher sera l'homme de la dernière chance : ultime chancelier du Reich (de décembre 1932 à janvier 1933), il pèsera de tout son poids pour impulser une division du parti nazi alors en perte de vitesse électorale. Un échec qui jouera sûrement dans sa liquidation lors de la Nuit des longs couteaux.

De nos ancêtres castors électoraux

Face à une telle instabilité politique et sociale, le président Hindenburg se radicalise. Outre-Rhin, l'ancêtre du 49-3 se nomme 48-2, ça ne s'invente pas. Grâce à cet article, le président peut gouverner en se passant de l'avis du Reichstag. Il ne s'en prive pas. Le célèbre juriste nazi Carl Schmitt méprise la démocratie représentative et prône sa propre vision de la démocratie directe : le peuple élit son chef qui, résume Chapoutot, sera « l'homme de la totalité alors que les partis sont les fourriers du fractionnement ». Le libéralisme-autoritaire assoit ses bases. Il n'a rien à craindre du SPD qui, allié au Zentrum dans la « coalition de Weimar », a permis la réélection de Hindenburg face à Hitler en 1932 – taquin et inspiré, Chapoutot voit dans ces appareillages politicards nos « ancêtres castors électoraux » appelés régulièrement à « faire barrage ». Surtout et plus sérieusement, on n'oublie pas que le SPD a fourni des gages de respectabilité à la bourgeoisie grâce à la figure de Gustav Noske, ancien ministre de la Défense ayant piloté l'écrasement des spartakistes berlinois. C'était en janvier 1919, autant dire hier [3].

Le Zentrum est une baudruche capitaliste et catholique qui, attentive au vent, vire de plus en plus à droite. De Brüning à Von Papen, il fournit ces chanceliers qui vont réfléchir à toutes les combinaisons possibles pour stabiliser le Reichstag et neutraliser les nazis en tentant vainement de se les acoquiner ou de les battre dans d'incessantes élections. Impossible équation surtout quand, dans le même élan, il faut permettre aux possédants de continuer à engranger des profits tout en saignant la plèbe. L'élection de Von Papen en 1932 est à ce sujet révélatrice au plus haut point. Son cabinet ministériel, vrai « cabinet de barons », « est en effet un assemblage, inédit depuis 1918, de tout ce que les élites patrimoniales du capital industriel, bancaire, agrarien, aristocratique et militaire offrent de plus caricatural. Dans la France actuelle, compare l'historien, on parlerait de gouvernement hors-sol, de gouvernement de millionnaires, de ministres déconnectés et dépourvus de toute légitimité ».

En embuscade au fond du bois, le NSDAP attend son heure. Son acronyme (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) ne trompe que les imbéciles. Les travailleurs désireux d'améliorer leur condition pourront aller se brosser, l'adjectif « socialiste » du parti n'étant là que pour séduire des masses essorées et les détourner des communistes du KPD : « antimarxiste, le NSDAP prône le respect de la propriété privée, l'adhésion à l'économie de marché et la dérégulation sociale », rappelle Chapoutot. Invité à maintes reprises à discourir dans des clubs patronaux, Hitler a fait les comptes : « Nous avons en Allemagne 15 millions de gens qui ont une orientation antinationale et, aussi longtemps que ces 15 millions […] ne seront pas ramenés dans le giron du sentiment national commun, tout ce que l'on dit à propos du relèvement économique et du relèvement national n'est que du bavardage sans intérêt. » La lutte des races plutôt que la lutte des classes. L'opération séduction lancée par Hitler à l'attention du patronat est un succès : « la solution nazie est privilégiée par le monde des affaires après les élections du 6 novembre 1932 ». Trop instable, la démocratie parlementaire de Weimar n'est plus ce cadre permettant au capitalisme d'outre-Rhin de turbiner plein gaz. Il faut purger le corps social de ses éléments parasites.

Il faut aussi lire avec attention le solide épilogue qui vient clore la magistrale démonstration opérée par Johann Chapoutot. Il y explique tout : sa démarche, sa « philosophie », ses audaces patiemment étayées. Il sait le point Godwin qu'on va lui fourrer sous le nez, le sempiternel « comparaison n'est pas raison » qu'on va lui opposer. L'historien rappelle qu'en sciences sociales l'objectivité, vue comme gage de neutralité et donc d'impartialité, n'existe pas. Une fumisterie de planqué ou de courtisan. À l'« objectivité », l'historien préfère l'« honnêteté ». Notamment celle de démontrer, faits à l'appui, que les « centristes », mais pas qu'eux, ont été ces idiots utiles grâce auquel le fascisme a gangrené la vieille Europe.

Tout comme le nazisme, l'extrême-centre, fief des « libéraux autoritaires » a une histoire plus ancienne qu'il n'y paraît. L'historien Pierre Serna la fait remonter aux premières années du Directoire qui viennent clore, brutalement, la séquence émancipatrice de la Révolution française. Régime censitaire, spéculation, appétit guerrier : sous son apparente bienveillance et tempérance, le bloc bourgeois nous tond la laine sur le dos depuis plus de deux siècles. N'en déplaise aux amnésiques anémiés de France Inter, on a le droit d'être lassés et légèrement énervés.

Sébastien NAVARRO


[1] Enzo Traverso, La Violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002.

[2] Johann Chapoutot, Libres d'obéir : le management, du nazisme à aujourd'hui, Gallimard, 2020.

[3] Gustav Noske (1868-1949), député de l'aile droite de la social-démocratie allemande, fut en charge de mater, fin octobre 1918, la révolte des marins de la ville de Kiel dont il était gouverneur. Au vu de sa réussite et alors qu'il était devenu, en récompense, ministre de la Défense, le chancelier social-démocrate Ebert lui renouvela, en janvier 1919, son contrat avec pour mission, cette fois, d'écraser l'insurrection spartakiste berlinoise, tâche à laquelle Noske se livra avec zèle. C'est à son crédit qu'il faut mettre la traque et l'assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, justifiés par avance par cette déclaration : « Si l'un d'entre nous doit être le chien sanglant, je ne crains pas la responsabilité. » Dans la mémoire de la gauche révolutionnaire allemande, cette mare de sang fit tache indélébile.

23.09.2025 à 10:36

L'ombre haute de Carlo Cafiero

F.G.

Ce texte d'Emile Carme fut initialement publié sur le site « Ballast » sous le titre original de « Carlo Cafiero : chacun pour tous, tous pour chacun ». Paris porte le deuil depuis six ans : la République a sabré la Commune. Certains de ses survivants croupissent en Nouvelle-Calédonie et Karl Marx, de Londres, commentait : « Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît de façon de plus en plus ouverte (…)

- Odradek
Texte intégral (808 mots)


Ce texte d'Emile Carme fut initialement publié sur le site « Ballast »
sous le titre original de « Carlo Cafiero : chacun pour tous, tous pour chacun ».


Paris porte le deuil depuis six ans : la République a sabré la Commune. Certains de ses survivants croupissent en Nouvelle-Calédonie et Karl Marx, de Londres, commentait : « Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît de façon de plus en plus ouverte [1]. » La Première Internationale a éclaté sous les coups de boutoir des gouvernements européens et les dissensions en son sein. Le mouvement ouvrier est exsangue. Bakounine est mort il y a peu et Blanqui purge sa peine derrière les barreaux de Clairvaux, dans l'Aube. Le décor, ainsi planté, n'augure que peu d'espoirs émancipateurs ; un groupe d'hommes tente pourtant, ce 8 avril 1877, de contrarier l'air du temps. Le village de Letino, situé à 180 kilomètres au sud de Rome, compte un peu plus d'un millier d'âmes ; trente révolutionnaires environ [2] y pénètrent un dimanche matin.

Carlo Cafiero et Errico Malatesta, moins de soixante ans à eux deux, avaient élaboré ce projet de concert. La région est connue pour ses soulèvements populaires, son brigandage et son hostilité à l'État unificateur du Padre della Patria, le roi Victor-Emmanuel II. Un espace clé pour lancer un soulèvement révolutionnaire, d'autant que ses reliefs montagneux entraveront les forces militaro-étatiques dans la guérilla que leur opération ne manquera pas de déclencher. Les discours ne suffisent plus ; les analyses s'entassent sous les bonnes intentions ; les réunions et les livres végètent en vase clos : il faut agir, pensent-ils, incarner le socialisme, le matérialiser par une pratique insurrectionnelle. Non plus la promesse d'un Paradis sur terre, tombé d'on ne sait quelle grâce dialectique, mais la mise en œuvre hic et nunc des intuitions ou des programmes révolutionnaires. Les révolutionnaires annoncent aux paysans rassemblés qu'ils sont en train de libérer leur village de la tutelle monarchique : le socialisme s'apprête enfin à prendre ses quartiers ! « Vive l'Internationale ! Vive la République communiste de Letino ! » Les habitants, déroutés mais enthousiastes les écoutent parler de l'abolition des impôts et de la conscription. Cafiero s'exprime en dialecte et promet une nouvelle société, sans militaires ni propriétaires, sans esclaves ni maîtres (tous ses autres compagnons, à l'exception de Malatesta, n'entendent goutte de la langue des locaux). Le communisme libertaire, en somme, auquel Cafiero œuvre depuis sa rupture avec les deux auteurs du Manifeste du parti communiste et sa rencontre avec l'anarchiste russe Bakounine.

La suite est à lire ici

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[1] Karl Marx, La Commune de Paris, Le Temps des cerises, 2013, p. 42.

[2] Selon les sources, on compte vingt-six, vingt-sept ou trente personnes. Certaines se montrent plus approximatives — à l'instar de Daniel Guérin qui, dans Ni Dieu ni maître, parle d'environ trente personnes. Dans La Fédération jurassienne (Canevas éditeur, p. 186.), Marianne Enckell évoque une « petite bande armée ».

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