30.11.2025 à 22:50
Le chat dans un jeu de quilles
■ Floréal CUADRADO DU RIFIFI CHEZ LES ARISTOS Ou le crépuscule du Syndicat CGT du Livre parisien Le Lys Bleu Éditions, 2025, 498 p. Dix ans après son Comme un chat – recensé ici – sous-titré « Souvenirs turbulents d'un anarchiste – faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle », Floréal Cuadrado, toujours dans le registre du souvenir, remet le couvert sur une période postérieure de sa vie, celle où, par un étrange concours de circonstances, l'anar anti-syndicaliste qu'il était (…)
- Recensions et études critiquesTexte intégral (2358 mots)
■ Floréal CUADRADO
DU RIFIFI CHEZ LES ARISTOS
Ou le crépuscule du Syndicat CGT du Livre parisien
Le Lys Bleu Éditions, 2025, 498 p.
Dix ans après son Comme un chat – recensé ici – sous-titré « Souvenirs turbulents d'un anarchiste – faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle », Floréal Cuadrado, toujours dans le registre du souvenir, remet le couvert sur une période postérieure de sa vie, celle où, par un étrange concours de circonstances, l'anar anti-syndicaliste qu'il était se trouva propulsé, d'étape en étape, à la tête du très singulier Syndicat des correcteurs, et ce en un moment historique particulièrement complexe. Dans les années 1990, en effet, le Syndicat CGT du Livre parisien – « l'aristocratie de la classe ouvrière », comme on le qualifiait au vu des conquis sociaux qu'elle avait à son palmarès – entra dans un conflit interne de haute intensité où, derrière une opposition radicale entre défenseurs des syndicats de métier et de leur autonomie et partisans avoués de leur fusion en un syndicat unique d'industrie, s'affrontaient, certes, deux lignes stratégiques opposées depuis longtemps, mais aussi, ce qui n'étonnera personne, des intérêts de pouvoir contradictoires.
Que le lecteur se rassure, l'intention n'est pas d'entrer, ici, dans le détail des coups tordus, des bassesses avérées et des tenaces rancœurs que cette guerre intra-syndicale activa, mais il convient, pour la clarté, d'en révéler quelques éléments. Par son histoire, par la place tout à fait singulière qu'il occupait au sein du Comité intersyndical du Livre parisien (CILP), le Syndicat des correcteurs, héritier d'une longue tradition syndicaliste révolutionnaire – celle de la glorieuse CGT des origines – faisait figure de défenseur tenace des syndicats de métier et de leur autonomie. C'est ainsi que, lorsque, à l'automne 1997, les sections des imprimeurs-rotativistes (force de frappe du Syndicat du Livre) et des Messageries (Paris Diffusion Presse – PDP – et Routage, expédition, communication – REC) choisirent, contre les diktats de leur direction, la voie de la dissidence en risquant par là-même d'être déconfédérées, le Syndicat des correcteurs, à la demande des dissidents et fidèle à sa tradition de solidarité, leur accorda, à titre transitoire, d'être hébergés par ses soins.
Faire mémoire
Il est clair que ce récit aura peu de lecteurs hormis ceux d'un petit cercle de happy fews [1] d'une époque radicalement close. Au demeurant, il est probable que le spadassin Floréal Cuadrado s'en foute. Ce qui l'intéresse et le motive (c'était déjà vrai dans Comme un chat, c'est de faire mémoire de tranches de vie ou d'aventures existentielles et politiques qui l'ont confronté à un collectif contradictoire en motivant, en son for intérieur, des implications assumées. Il y a du jeu là-dedans comme il y a un côté vachard dans le jugement de certains camarades, des mises en perspective contestables, des surinterprétations discutables. Ce n'est pas là un livre d'histoire, mais de témoignage, une plongée dans les entrailles d'un paritarisme – de négociation ou de confrontation – où, entre représentants du Livre et patrons de presse, les accords se signaient à la bonne franquette sur le coin de table d'un luxueux restaurant parisien ou à la faveur (ou défaveur) d'un rapport de forces brut, voire sauvage, instauré par le Syndicat du livre, comme du temps de la longue lutte (1975-1977) contre Émilien Amaury, patron du Parisien libéré qui s'était mis en tête de se passer des ouvriers du Livre. Sous la plume acérée et volubile de Cuadrado, rien ne nous est épargné des mécanismes de collaboration, parfois limites il faut bien en convenir, car non exempts d'une certaine corruption, que ce paritarisme induisait presque naturellement.
Dans ce jeu de quilles, le « chat » apprend vite. Il est vrai que le bonhomme manifeste – son expérience d'activiste et son premier volume de souvenirs en attestent – un certain goût pour l'aventure, voire l'aventurisme. Ainsi, débarquant, comme représentant du Syndicat des correcteurs, dans le saint des saints du Livre – le Comité intersyndical du Livre parisien (CILP) – il n'en mène pas large mais ne le montre pas. Sa réputation n'est pas déjà faite, mais son profil est pour le moins atypique. Il ne vient pas du syndicalisme, mais de l'illégalisme. Comme, par ailleurs, il est probable que les Renseignements généraux aient organisé des fuites du côté des instances patronales et syndicales, on le regarde comme une bête curieuse – et d'autant plus inquiétante qu'il a du sang ibère dans les veines et quelques appétences pour la provocation. Mais bon, le CILP est une grand-messe où l'on n'intervient pas à tort et à travers. Il prend donc des notes pour se mettre à niveau, ce qui ne tardera pas.
C'est plutôt à l'intérieur de la confrérie – le Syndicat des correcteurs, celui auquel appartinrent (excusez du peu !) Pierre Monatte, Marcel Body, Nicolas Lazarevitch, Victor Serge, Louis Lecoin, Benjamin Péret ou May Picqueray – que son secrétaire affrontera une opposition confuse, mais déterminée à le faire chuter. La question du pourquoi cette hostilité, Floréal Cuadrado l'aborde dans le détail, mais sans viser toujours juste. À la manœuvre, il discerne, en son sein, un conglomérat aux contours flous allant de quelques ralliés au syndicat unique d'industrie – finalement rares –, de quelques aspirants à la direction des affaires jouant misérablement de ce conflit pour y parvenir et d'un « marais » plus attentiste qu'interventionniste. Factuellement juste, cette explication omet pourtant l'essentiel, à savoir la nette perte de substance militante du Syndicat des correcteurs depuis que, à partir des années 1980, il s'est mis, par obligation plus que par choix, dans une situation de subordination à d'autres intérêts que les siens propres en matière de recrutement [2]. Cette époque, Floréal Cuadrado ne l'évoque pas, ce qui est bien normal après tout si l'on admet que notre « chat » avait alors des occupations probablement plus exaltantes que celles relevant d'une quotidienne gestion des affaires syndicales. De l'avoir connue pourtant, cette époque, il aurait constaté que ce qui, de génération en génération, avait fait la singularité du Syndicat des correcteurs, à savoir sa capacité à se pérenniser sans jamais renier sa filiation syndicaliste révolutionnaire originelle et les méthodes qu'il préconisait, était en train de changer avec le passage du temps. Certains virent dans ce moment de modernisation informatique l'occasion de s'appuyer sur les projets patronaux pour favoriser une professionnalisation du syndicat et, du même coup, une normalisation de ses méthodes. D'autres, moins acquis aux avantages supposés de la mutation et plus portés au militantisme de base n'oubliaient jamais de rappeler aux nouveaux que leurs conditions de travail, ils les devaient surtout aux anciens, qui les avaient arrachées de haute lutte. Et que, la roue tournant, il faudrait bien qu'ils s'y mettent un jour pour ne pas tout perdre.
Vieille garde et jeune troupe
À diverses reprises, Floréal Cuadrado insiste sur l'importance qu'eut dans le Syndicat des correcteurs ce qu'il appelle la « vieille garde » qui formait une sorte d'assemblée des sages dont l'avis était précieux pour éviter les bourdes. Chacun de ces « sages » avait exercé, à différentes périodes de sa vie militante, des responsabilités syndicales. Ils connaissaient, tous, les statuts du syndicat sur le bout des doigts. Ils avaient une culture des luttes et des conflits internes au Livre qui pouvait être très précieuse en cas de besoin. J'ai souvenir qu'il n'était pas rare, dans les assemblées générales syndicales, auxquelles les retraités participaient, qu'un « sage » prenne la parole pour offrir une porte de sortie à un débat qui, faute de références et de repères tangibles, risquait de s'enliser. Cette transmission opérait naturellement, au gré du quotidien de la vie syndicale. C'est à partir des années 1980, désastreuse époque, qu'elle commença à s'effriter et qu'apparurent les premiers signes d'une évidente mutation d'imaginaire chez nombre de nouveaux adhérents finalement acquis à l'idée que le statut d'ouvrier du Livre était moins enviable – dans l'ordre symbolique, s'entend – que celui de journaliste. Dans ce processus, il est certain que les nouvelles formes de recrutement et de formation jouèrent un rôle non négligeable dans le formatage de nouvelles aspirations. Ainsi, il n'était pas rare, j'en fus témoin, de voir débarquer au bureau de placement syndical des gens ayant vu leur formation validée par l'école et cherchant du boulot, qui n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être un syndicat et à quoi il pouvait bien servir.
Quinze ans plus tard, à l'époque où se situe le « rififi » que Floréal Cuadrado nous narre dans le moindre détail, c'est sans doute encore une fois – la dernière probablement – que la « vieille garde » joua son rôle de vigie en éclairant le conflit en cours de son savoir et en encourageant son secrétaire à ne pas déroger aux principes des syndicats de métier et de leur autonomie de fonctionnement. C'est en ce sens qu'elle approuva la proposition qui fut faite aux dissidents du Syndicat général du Livre de les héberger le temps nécessaire au règlement de leur conflit interne. Quant aux affiliés du Syndicat des correcteurs, ils naviguèrent pour beaucoup à la godille, sans idées bien arrêtées sur le conflit en cours et les enjeux stratégiques qui le sous-tendaient. Les coups tordus internes vinrent d'ailleurs. D'une hybride fraction apparemment moderniste du syndicat qui, peu instruite de son histoire et incapable de s'en inspirer, était prête, par opportunisme, à profiter de ce conflit pour en finir avec les « archaïsmes » d'une Vieille Cause qui leur semblait peu porteuse pour réaliser leurs plans de carrière. Elle fut battue, c'est sûr, et plutôt largement, cette fraction hétéroclite, mais son juridisme foireux, son manque de courage, sa manière de défaire des réputations et la constance qu'elle mit à salir des engagements, dont ceux de Floréal Cuadrado, marquèrent indubitablement un moment inédit dans l'histoire du Syndicat des correcteurs : celui où une conjuration de médiocres et d'arrivistes rate sa cible, mais atteint l'image même de l'organisation qui, faute de vigilance et d'implication, l'a laissée prospérer. Autrement dit, elle révèle que ce syndicat à bien des égards exemplaire n'était plus ce qu'il avait été.
C'est en quoi Du rififi chez les aristos dresse un portrait étayé sur un moment d'histoire agité du Syndicat CGT du Livre parisien et ses répercussions au sein du Syndicat des correcteurs. Ses détracteurs y verront surtout un autoportrait complaisant de son auteur en Commandeur, mais il serait étonnant qu'ils lui répondent. Hier comme aujourd'hui, ils ont toujours eu la mémoire courte.
Freddy GOMEZ
[1] Presque trente ans après le conflit évoqué dans cet ouvrage, le Syndicat CGT du Livre parisien n'est plus que l'ombre de lui-même et le « syndicat » des correcteurs est devenu « section » du Syndicat général du livre et de la communication (SGLCE).
[2] Coforma, première école de formation du syndicat, fut fondée en 1978. Vingt ans plus tard, elle fut remplacée par Formacom. Auparavant, on devenait correcteur syndiqué sur passage d'un test – particulièrement vicelard – du Syndicat des correcteurs. Une fois admis au test, l'impétrant bénéficiait des pistes du bureau de placement syndical pour trouver du boulot. Ce n'est que sur présentation de six feuilles de paye et le parrainage de deux correcteurs syndiqués à jour de leurs cotisations, que l'admission était soumise au vote d'une assemblée générale statutaire du syndicat.
23.11.2025 à 18:35
La vie contre les aménageurs
■ Jean-Marc GHITTI LA TERRE CONFISQUÉE Critique de l'aménagement du territoire La Lenteur, 2025, 160 p. Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly . Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; (…)
- Recensions et études critiquesTexte intégral (2576 mots)
■ Jean-Marc GHITTI
LA TERRE CONFISQUÉE
Critique de l'aménagement du territoire
La Lenteur, 2025, 160 p.
Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly [1]. Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; quant au fleuve, il suffit de corréler son état critique à l'effondrement des précipitations dans les Pyrénées-Orientales – et de rappeler qu'une des incidences du chaos climatique est de flinguer le cycle de l'eau.
Pour décrire l'usine et le fleuve, j'ai fait des portraits de gens vivant dans leur environnement. Au fil des échanges, un invariant est apparu : les riverains de l'usine ou du fleuve n'ont aucune maîtrise du territoire qu'ils habitent. Ils subissent : une menace difficile à cartographier, une parole publique discréditée, une injonction à faire preuve de résilience car seule la résilience contiendrait une promesse d'adaptation à la catastrophe – nucléaire ou écologique – en cours.
Habiter un territoire, c'est habiter un concept car le territoire est une revendication permanente : de ses habitants qui croient le peupler, des politiques qui en font une marque promotionnelle, de l'Europe qui les met en concurrence, des aménageurs qui sont avant tout les agents de la modernisation, mot creux et commode pour désigner notre déracinement perpétuel en vue de nous arrimer aux artefacts de la société industrielle.
Perversion dialectique : le territoire fixe tout en expropriant les gens qui vivent sur son sol. De fait, le territoire est une accoutumance forcée : aux pollutions, au dépérissement, à la laideur, à l'impuissance collective, à un futur bouché. Le territoire est la nature sous cloche maintenue fonctionnelle grâce à une ingénierie pondue par une technocratie au faîte de sa puissance. Par exemple, si le fleuve Agly coule encore certains mois de l'année, c'est grâce à des lâchés d'eau faits depuis un barrage ; laissé à son état naturel, ce fleuve âgé de plusieurs millions d'années ne serait plus que caillasses blanches. Bref, la modernité maintient en vie d'une main ce qu'elle tue de l'autre. Le territoire est une unité de soins palliatifs.
J'en étais là de mes sombres ruminations lorsque le bouquin de Jean-Marc Ghitti m'est arrivé par la poste. C'est une évidence : on ne sait jamais ce que renferme un livre avant de l'avoir lu. Celui-ci plus que tout autre : avec son titre énigmatique et sa couverture illustrée par le cul d'un grumier, La Terre confisquée est un objet étrange dont le sous-titre – Critique de l'aménagement du territoire –, sous une apparente austérité et technicité, n'annonce rien de la richesse et de l'acuité de la pensée de son auteur. Professeur de philo à la retraite, Jean-Marc Ghitti vit en Haute-Loire, pays de forêts, de scieries et donc de grumiers. Respectant la tradition philosophique, son enquête part d'un étonnement : celle d'une route nationale vide (la RN 88 reliant Lyon à Toulouse) durant un confinement de 2020. Une route sans trafic c'est comme un corps désapé : alors que tout se dévoile, une nouvelle chape de mystère se forme, nimbant la nudité. Un mystère que va questionner et creuser le philosophe dans une passionnante « enquête philosophique ». Au début du XIXe siècle et ce pendant des décennies, la RN 88 épousait encore le relief tortueux du Massif central. Elle en suivait les courbes et les déclivités. La main bitumeuse de l'homme s'adossait encore au relief de la nature. Puis, à la faveur des progrès de l'ingénierie routière, le rapport de forces s'est inversé. À la manière d'une gigantesque défonceuse, la RN s'est faite ligne droite : elle a imposé son tracé de balafre à un paysage devenu modelable. « Mais qu'y a-t-il derrière ce combat de la route contre la montagne ? », se demande alors Jean-Marc Ghitti.
Isolés ensemble
Pour faire parler l'énigme, l'auteur fait feu de tout bois. La Terre confisquée conjugue histoire (ancienne et contemporaine), théorie critique, sémiologie, philosophie, sociologie. Jean-Marc Ghitti puise aux meilleures sources : l'École de Francfort, Illich, Marcuse, Debord – Debord qui a précisément consacré son chapitre VII de La Société du Spectacle [2] à « l'aménagement du territoire », chapitre bref mais clé dans lequel il insiste (thèse 172) sur cette analyse majeure qu'après nous avoir isolés, l'urbanisme nous a réunis en tant qu' « individus isolés ensemble ». Cette idée n'est pas simplement un motif romantique destiné à illustrer le sentiment d'isolement dans l'anonymat des foules, elle est aussi un axe politique permettant de comprendre notre désagrégation sociale, et donc notre impuissance à faire peuple. À cette coupure des uns avec les autres s'en ajoute une autre, majeure aussi : celle avec notre environnement, transformé en un décor flottant. « Sur l'autoroute ou dans le train, note Ghitti, je vois la nature comme un spectacle qui défile, un film. » Simulacre ou marchandise, c'est pareil, le paysage se consomme au gré de déplacements où tout n'est que vitesse et délire ubiquitaire. Être partout et nulle part à la fois. Ballotté au gré d'une signalétique indiquant ici un « bourg de caractère », ailleurs les vestiges d'un oppidum préromain, le nomadisme du citoyen-monade n'est plus qu'un flux savamment cadré au milieu d'autres flux marchands.
« Le capitalisme produit la ville en image, il produit la campagne en paysage, il produit, depuis peu, la Terre entière numérisée : je peux faire la visite des lieux les plus lointains en restant dans mon fauteuil, plaid sur les genoux », écrit Ghitti. Et pendant que le double de notre planète se numérise par la magie du pixel, la vraie voit ses équilibres écologiques s'effondrer dans une indifférence affolante. Pendant que la Terre se glace en une « planète géopolitique », les possibilités de simplement l'habiter pour y mener une vie à hauteur humaine se contractent dangereusement.
Penser notre présente condition peut provoquer son lot de vapeurs angoissées et de vertiges. Penser le sol qui se dérobe, les éléments empoisonnés, le futur soudain plombé : voilà un privilège dont on se serait bien passé. Mais si tout n'est plus que simulacre, pire serait notre sort si on y rajoutait des œillères. Né à Saint-Étienne, Jean-Marc Ghitti connaît la puissance du vert : couleur de l'espoir et du renouveau. On se marre comme on peut ; Ghitti, lui, bosse et remonte le temps. Il a envie de comprendre d'où nous vient cette maniaquerie géographique consistant à cadastrer et parcelliser la nature – car, sans ce premier pécher originel, pas de mise en coupe réglée de notre biotope. Il se pourrait que la société industrielle s'enracine dans la très vieille histoire, celle remontant à la Rome antique où l'imperium (la puissance régalienne) aurait accouché de la notion de territoire vue comme « réalité géo-administrative », soit l' « inscription du pouvoir sur le sol terrestre ». Dès le départ, le territoire est la marque administrative de l'empire. Le philosophe explique : « C'est par l'aménagement des villes et des routes, urbes ed viae, que le territoire s'invente, au cœur du système impérial, comme une réalité nouvelle promise à un long avenir. »
La Chrétienté et la période médiévale opèrent un virage à 180° : la seule maison des Hommes étant le royaume de Dieu, le territoire promu par l'imperium passe au second plan. Camarade lecteur, souviens-toi : dans La Fin de la mégamachine – en ligne ici –, Fabian Scheidler avait déjà pointé le Moyen Âge comme période de relâchement de la pression économico-politique sur les humains et la nature. Mais le « territoire » reprend du poil de la bête à la faveur de la création des États-nations et de la fièvre rationaliste du XIXe siècle.
Du côté de la critique anti-industrielle, quelque chose coince avec l'héritage des Lumières et de la raison. Si l'esprit critique et la possibilité de penser par soi-même ont gagné en force et en autonomie, nous délestant du poids abrutissant des religions, ce fut au prix d'une autre aliénation : celle visant à remettre les clés de notre destin commun aux mains du clergé du Progrès. La nature insatiable du Capital n'en demandait pas tant qui trouva dans la technocratie naissante (soit l'alliance de la science et de la politique) un point d'ancrage définitif faisant des communautés humaines un vivier de forces vives à encaserner dans ses manufactures et de la nature un stock de matières à extraire. Le capitalisme industriel accouchait alors d'un ordre politique où vivre dans une relative symbiose avec la nature devint un arc-boutement d'un autre temps. Les premiers trains furent mis sur rail pour transporter des marchandises, puis on eut l'idée d'y faire circuler les gens. Pour le Capital, les priorités ont toujours été claires.
Le monde rétrécissait ; notre capacité à comprendre « ce que la politique fait à la Terre » aussi. L'enchantement quittait les forêts, les rivières, les aurores boréales et les vols de grues pour le magnétisme vicié de lendemains farcis de promesses. Désormais, le présent se conjuguerait au futur dont les bourgeons annonçaient les fruits d'une interminable Croissance. Fantasme d'une vie désentravée – déterritorialisée ? Même pas, puisque désormais les « territoires » nous cernaient. « Tout processus de développement atteint, à un certain moment, son point de bascule à partir d'où ce qui était croissance devient corruption, énonce Jean-Marc Ghitti. Par conséquent, il n'y a pas de croissance infinie : un développement qui se poursuit indéfiniment s'inverse de lui-même en une dégénérescence. »
Contre la raison organisatrice
Vivons-nous une époque de dégénérescence ? L'auteur de La Terre confisquée est allé chercher des éléments de réponse du côté d'Adorno et d'Horkheimer. Dans un bref mais essentiel chapitre intitulé Le retournement de la raison de dévoilement en une raison technocratique, Ghitti nous rappelle cette trouvaille mise à jour par les deux philosophes de l'École de Francfort : si la raison est recherche de vérité, il ne faut pas oublier que la vérité fait souvent peur. C'est ainsi que la raison peut louvoyer pour ne pas heurter, voiler ses intentions tout en dévoilant la vérité. Stratégie ? Jeu de dupe ? Peu importe au fond : la raison ne se comprend qu'à la lumière de ses usages pas toujours neutres ou avouables. Citons copieusement le philosophe : « Historiquement, les deux philosophes [Adorno et Horkheimer] situent au XIXe siècle cette inversion d'une raison émancipatrice des Lumières en une raison scientifique au service du pouvoir : dès le règne de Napoléon, disent-ils, mais c'est le positivisme du philosophe Auguste Comte qui parachèvera ce retournement. “L'adaptation au pouvoir du progrès implique le progrès du pouvoir” », lit-on dans La Dialectique de la Raison. Et les auteurs vont même jusqu'à parler de “malédiction” à propos de ce retournement d'une rationalité en une autre. Le mal, en l'occurrence, tient à ce que la raison cesse d'être démystificatrice et critique : elle devient principalement organisatrice. »
Une raison qui organise, on sait ce que ça donne : l'administration de la vie sous toutes ses coutures. Soit notre mise en ressources humaines. Auquel cas les routes ne sont plus construites pour relier les hommes entre eux mais pour les mener d'un point A à un point B en un temps toujours plus record. Ghitti parle de « soumission des hommes aux puissances du rationnel » ; de son côté, Carole Delga, cheffe BTP de l'Occitanie, thatchérise : « Il n'y a pas d'alternative »… à l'A69.
« Pour entraver la réduction de la Terre à ses territoires et la réduction de l'existence à ses fonctions dans le corps global, une philosophie critique est indispensable, énonce l'auteur de La Terre confisquée. Il faut éclaircir les évolutions historiques qui ont tourné les choses en ce sens. À ne pas le faire résolument, l'écologie contemporaine souffre souvent d'incohérence. » Avant de postuler un peu plus loin : « Il n'est jamais judicieux d'adopter le langage et le système de représentation de ceux qu'on veut combattre. » Ici se niche un enjeu de taille : ne pas singer la langue de l'ennemi au risque de rester les éternels débiteurs d'abstractions mathématiques et les dindons de politiques de compensation écologique.
Le premier territoire à libérer est mental : ainsi se réamorcera la pompe de nos imaginaires et de notre capacité à peupler la Terre autrement que comme des bipèdes en voie de dématérialisation.
Sébastien NAVARRO
16.11.2025 à 18:53
Pouvoir et sociétés primitives
■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, (…)
- OdradekTexte intégral (3536 mots)
■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega [1] (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, 1974), fut sollicité pour collaborer à cette singulière revue qui, dès son premier numéro, énonçait un constat – « le mouvement anarchiste se montre inférieur à ses possibilités » – et une conviction – « nous ne concevons pas de mouvement sans lucidité ».
Pour avoir été de cette aventure, j'eus la chance d'assister, chez Mercier, à une rencontre avec Clastres à propos du texte que nous publions ici. Claire m'apparut alors la connivence qui existait entre les deux hommes, mais aussi l'intérêt manifeste que Mercier éprouvait pour cette idée, centrale chez Clastres, que les « sociétés primitives » (ou sans État) étaient éminemment politiques au sens où elles s'instituèrent comme sociétés non coercitives, en accordant pour seul rôle – de transmission – au chef le pouvoir de rappeler périodiquement aux membres de la communauté les lois des ancêtres. Dans une sorte de dialectique inversée par rapport aux « sociétés à État », cette manière de procéder attestait d'une volonté égalitaire assumée comme telle. Tous les membres de la communauté (chef compris) étaient tenus de perpétrer les lois de leur société.
Un mot encore : les thèses de Clastres eurent sans doute pour premier effet de lui mettre à dos une partie non négligeable (très majoritaire même) des anthropologues qui, structuralistes dans la stricte descendance de Lévi-Strauss ou plus proches de positions positivistes-évolutionnistes, voire occidentalistes, qui faisaient alors position dominante au sein de l'Alma-Mater. Le soir de la conversation chez Mercier, il leur adressa de très sévères piques, mais sans se faire beaucoup d'illusions sur sa capacité à les convaincre. Car, disait-il, ils étaient le pouvoir dans tout ce qu'il a d'arrogance et de désir de se perpétuer. L'exact contraire des « sauvages » qu'il aimait. – Freddy Gomez.
Au cours des deux dernières décennies, l'ethnologie a connu un développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à leur destin (la disparition) du moins à l'exil auquel les condamnait, dans la pensée et l'imagination de l'Occident, une tradition d'exotisme très ancienne. À la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à tout autre système de société s'est peu à peu substituée la reconnaissance d'un relativisme culturel qui, renonçant à l'affirmation impérialiste d'une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s'abstenant de les juger, la coexistence des différences socioculturelles. En d'autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l'amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, on les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu'où va cette prise au sérieux.
Qu'entend-on précisément par société primitive ? La réponse nous est fournie par l'anthropologie la plus classique lorsqu'elle veut déterminer l'être spécifique de ces sociétés, lorsqu'elle veut indiquer ce qui fait d'elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans État, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique. C'est selon la présence ou l'absence de l'État que l'on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes : les sociétés sans État et les sociétés à État, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à État soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l'État et rien ne permet de confondre entre eux l'État despotique archaïque de l'État libéral bourgeois ou de l'État totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d'éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l'État totalitaire, on retiendra qu'une propriété commune fait s'opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toutes cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans État, c'est énoncer qu'elles sont, en leur être, homogènes parce qu'elles sont indivisées. Et l'on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n'ont pas d'organe séparé du pouvoir, le pouvoir n'est pas séparé de la société.
Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en effet, les définit parfaitement : on ne peut y isoler une sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, dès son aurore grecque, la pensée politique de l'Occident a su déceler dans le politique l'essence du social humain (l'homme est un animal politique), tout en saisissant l'essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c'est le politique, le politique c'est l'exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héraclite, comme pour Platon et Aristote, il n'est de société que sous l'égide des rois, la société n'est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et, là où fait défaut l'exercice du pouvoir, on se trouve dans l'infra-social, dans la non-société.
C'est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d'Amérique du Sud à l'aube du XVI° siècle. Constatant que les « chefs »ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n'y commandait ni n'y obéissait, ils déclaraient que ces gens n'étaient point policés, que ce n'était point de véritables sociétés, mais des Sauvages « sans foi, sans loi, sans roi ».
Il est bien vrai que, plus d'une fois, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu'il s'agissait non point tant de comprendre, mais simplement de décrire, cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l'on nomme les leaders sont démunis de tout pouvoir, la chefferie s'institue à l'extérieur de l'exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela paraît absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? À quoi servent les chefs, s'il leur manque l'attribut essentiel qui ferait d'eux justement des chefs, à savoir la possibilité d'exercer le pouvoir sur la communauté ? En réalité, que le chef sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu'il ne sert à rien : il est au contraire investi par la société d'un certain nombre de tâches et l'on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l'essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d'apparaître comme une totalité une, c'est-à-dire l'effort concerté, délibéré de la communauté en vue d'affirmer sa spécificité, son autonomie, son indépendance par rapport aux autres communautés. En d'autres termes, le leader primitif est principalement l'homme qui parle au nom de la société lorsque les circonstances et les événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis. Avec les premiers, il s'agit de nouer ou de renforcer des relations d'alliance ; avec les autres, il s'agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, des opérations guerrières. Il s'ensuit que les fonctions concrètes, empiriques, du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations internationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d'activité : habileté, talent diplomatique en vue de consolider les réseaux d'alliance qui assureront la sécurité de la communauté, courage, dispositions guerrières en vue d'assurer une défense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d'expédition contre eux.
Mais ne sont-ce point-là, objectera-t-on, les tâches mêmes d'un ministre des affaires étrangères ou d'un ministre de la défense ? Assurément. À cette différence près néanmoins, mais fondamentale, c'est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son propre chef (si l'on peut dire) en vue de l'imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d'alliance qu'il développe, la tactique militaire qu'il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l'intention de faire la guerre n'est proclamée qu'autant que la société veut qu'il en soit ainsi. Et il ne peut naturellement en être autrement : un leader aurait-il en effet l'idée de mener, pour son propre compte, une politique d'alliance ou d'hostilité avec ses voisins, qu'il n'aurait de toute manière aucun moyen d'imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. Il ne dispose, en fait, que d'un droit, ou plutôt d'un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société.
Qu'en est-il, d'autre part, des fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe lui-même ? Il va de soi que, si la communauté le reconnaît comme leader (comme porte-parole) lorsqu'elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d'un minimum de confiance garantie par les qualités qu'il déploie, précisément au service de sa société. C'est ce que l'on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend ainsi fort bien qu'au sein de sa propre société l'opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cas échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l'attention particulière dont on honore (pas toujours d'ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu'à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu'autant qu'il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pas d'ordres, dont il sait d'avance que personne n'y obéirait, mais qu'il ne peut même pas (c'est-à-dire qu'il n'en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d'une loi absente dont il serait l'organe, mais de l'apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du chef jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indivisé.
Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées, et pour cela chacune se veut totalité : une société sans classes – pas de riches exploiteurs des pauvres – et sans division entre dominants et dominés – pas d'organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s'y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? À cette question, la « pensée évolutionniste » – et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu'il en est bien ainsi, et que cela tient au caractère primitif, c'est-à-dire premier, de ces sociétés : elles sont l'enfance de l'humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles, incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l'a-politique au politique. Le destin de toute société, c'est la division, c'est le pouvoir séparé de la société, c'est l'État comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de le leur imposer.
Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans État. L'absence de l'État marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu'un tel jugement n'est en fait qu'un préjugé idéologique impliquant une conception de l'histoire comme mouvement nécessaire de l'humanité à travers des figures du social qui s'engendrent et s'enchaînent mécaniquement. Mais dès lors que l'on refuse cette néo-théologie de l'histoire et son continuisme fanatique, les sociétés primitives cessent d'occuper le degré zéro de l'histoire, grosses qu'elles seraient en même temps de toute l'histoire à venir, inscrite d'avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l'anthropologie peut alors prendre au sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans État ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes, et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n'ont pas d'État parce qu'elles le refusent, parce qu'elles refusent la division du corps social entre dominants et dominés. La politique des Sauvages, c'est bien, en effet, de faire sans cesse obstacle à l'apparition d'un organe séparé du pouvoir, d'empêcher la rencontre, sue d'avance fatale, entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive il n'y a pas d'organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n'est pas séparé de la société, parce que c'est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l'apparition en son sein de l'inégalité entre des maîtres et des sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c'est l'exercer ; l'exercer, c'est dominer ceux sur qui il s'exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l'inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu'à renoncer à cette lutte, qu'à cesser d'endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission, et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l'irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu'elles y perdraient leur liberté.
La chefferie n'est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent, du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C'est le corps social lui-même qui le détient et l'exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s'exerce en un seul sens, il anime un seul projet : maintenir dans l'indivision l'être de la société, empêcher que l'inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s'ensuit que ce pouvoir s'exerce sur tout ce qui est susceptible d'aliéner la société, d'y introduire l'inégalité : il s'exerce, entre autres, sur l'institution d'où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser.
L'exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n'est pas inhérente à l'être du social, qu'en d'autres termes l'État n'est pas éternel, qu'il a bien, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l'origine de l'État doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d'être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l'État défaillent-ils à tel ou tel moment de l'histoire ? Il est hors de doute que seule l'interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d'éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l'État éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort.
Pierre CLASTRES
[Texte originellement paru dans Interrogations, n° 7, pp. 3-8, juin-juillet 1976.]
[1] Voir la fiche biographique de Louis Mercier Vega sur Le MaitronLa revue Interrogations, publication quadrilingue – français, anglais, espagnol et italien –parut de décembre 1974 (n° 1) à octobre 1978 (n° 16). Selon un principe fondationnel bien établi, elle devait changer de comité de rédaction tous les deux ans. Sa première saison (1974-1976) fut parisienne ; sa seconde turino-milanaise (1977-1978).
