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06.05.2024 à 16:01

Paniques morales anti-trans

dev

ou comment les guerres culturelles bénéficient aux extrêmes-droites

- 6 mai / , ,
Texte intégral (2009 mots)

Le 5 mai 2024, un peu partout en France, des personnes trans* et leurs allié.es organisaient une « riposte trans » aux attaques législatives et médiatiques transphobes orchestrées par la droite et l'extrême-droite française. Une occasion pour se rappeler que le ciblage des minorités de genre est une stratégie politique cynique à laquelle la réponse nécessaire reste, encore et toujours, la coalition.

Les 19 mars et 11 avril 2024, le Parlement français a enregistré deux propositions de loi venant respectivement de LR et du RN qui visent à interdire, sous peine d'amende (jusqu'à 30.000€), l'accompagnement des personnes mineures trans et en questionnement de genre. Ces attaques législatives paraissent dans un contexte d'accélération de la transphobie dans l'espace public, où les militant.es anti-trans français.es s'allient avec les maisons d'édition d'extrême-droite (ainsi du récent Transmania paru aux éditions extrême-droitistes Magnus) et gagnent en visibilité dans les médias nationalistes (CNews, Le Figaro, RMC...). Des alignements politiques qui donnent une importante lumière sur les orientations politiques de la transphobie : alliées des fascistes et des masculinistes, les attaques transphobes sont les partisanes objectives du statu quo sexiste et du capitalisme racial qu'il sous-tend.

L'opportunisme de ces attaques est clair : orchestrées à des moments clefs (comme ici, juste avant les élections européennes), elles permettent de galvaniser les votes au service de « guerres culturelles » tout droit empruntées au trumpisme. S'il est donc important de lutter contre ces lois liberticides pour les personnes trans, il est aussi essentiel de se rappeler qu'elles sont au service d'un projet fasciste plus général de contrôle sur les corps (des enfants, des femmes, des minorités sexuelles, des personnes racisées) qui forme le socle idéologique des extrêmes-droites contemporaines et de leurs alliances internationales.

Quant aux premières personnes concernées, les enfants trans et leurs parents, il est peut-être bon de rappeler les réalités matérielles de leurs existences. D'abord, notons qu'iels représentent une minorité statistique : en France, en 2020, il y avait 295 mineur.es qui étaient accompagné‧es dans des transitions médicales (d'après un rapport de la Haute Autorité de Santé en 2022). Sur ces 295 mineur‧es, certain‧es recevaient des bloqueurs hormonaux (une pratique par ailleurs assez courante dans les cas de pubertés précoces chez le reste de la population), et très rares étaient celleux qui avaient recours à des chirurgies. Au reste, seule la torsoplastie peut être envisagée avant 18 ans, et encore est-ce de façon bien encadrée : à partir de 16 ans, avec l'accord des parents et en concertation avec l'équipe médicale. Comme le pointent les parents d'enfants trans dans leur tribune « Nous ne cacherons pas nos enfants trans » : « les bloqueurs de puberté permettent à nos enfants de vivre plus sereinement leur adolescence et de baisser fortement leurs tentatives de suicide ce qui, vous le comprendrez aisément, nous est primordial. (…) Les enfants transgenres existent et ils ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c'est que nous, parents, sommes aujourd'hui prêts à les écouter et à les accompagner, à leur rythme et quel que soit leur cheminement, pour qu'ils vivent heureux et sereins en accord avec leur autodétermination de genre. »

La persistance des vies trans dans l'histoire est un enjeu qu'il reste important de continuellement rappeler. Comme l'historien médiéviste Clovis Maillet l'a montré dans ses Genres fluides. De Jeanne d'Arc aux saints trans, il existe une longue histoire des transitions sociales qui n'a pas attendu les avancées de la médecine hormonale et chirurgicale pour se manifester (de Matrôna, disciple transmasculin de Saint Paul, au Ier siècle de notre ère à Eugène-Eugénie et Marin-Marine, deux saints trans célébrés dans la Légende Dorée). Plus récemment, l'historienne de la médecine Jules Gill-Peterson a montré dans Histories of the Transgender Child que les pratiques de transition médicale chez les enfants n'ont rien de la nouveauté qu'on leur prête, puisque dès l'invention des premiers protocoles de transition hormonale et chirurgicale au XXe siècle, des enfants et des adolescenz trans réclament et parfois se voient octroyer des accompagnements médicaux.

Il est vrai que si l'on en croit les statistiques concernant les enfants trans dans d'autres pays plus progressistes en termes de droits sociaux, la proportion d'enfants et d'adolescenz trans (qu'iels recourent à des suivis médicaux ou pas) est de plus en plus importante. Ainsi, « sur un échantillon représentatif aléatoire de 8166 jeunes du secondaire en Nouvelle-Zélande, 1,2 % ont dit être “transgenres” et 2,5 % ont dit hésiter ou être “en questionnement”. Parmi ces jeunes transgenres ou en questionnement, 27,3 % l'on su avant l'âge de 8 ans, 17,9 % entre 8 et 11 ans, et 54,8 % à 12 ans ou plus. Il faut noter que 65,2 % de ces jeunes ne l'avaient jamais dit à personne avant de répondre à l'étude. » (Clark et al., 2014 cités in Pullen Sansfaçon et Medica, 2021) Ces proportions sont en contraste avec la proportion moyenne des personnes trans dans la population générale, adultes et enfants confondu.es, estimée à 0,6 % (selon une étude de 2016 réalisée par le Williams Institute de UCLA).

Cette différence entre jeunes et adultes est parfois employée par les militant‧es et écrivain‧es anti-trans pour brandir le spectre d'une contagion. Ainsi Elizabeth Roudinesco : « Il y a une épidémie transgenre. Il y en a trop ». Ou encore Jacques-Alain Miller et Éric Marty : « les idées des sectateurs du genre, pour le dire avec les mots du président Mao, ont pénétré les masses et sont devenues une force matérielle ». La rhétorique de la contagion est un trope commun des phobies concernant les personnes étrangères et migrantes, comme celles concernant les minorités de genre : elles sont trop nombreuses ; elles sont un danger pour nos enfants (et/ou pour les femmes blanches) ; elles exercent une influence culturelle trop importante ; elles changent nos manières de penser, d'écrire, de représenter le monde.

Tout cela, dans une certaine mesure, est vrai. Il y a quelques années de cela, des collègues d'une école supérieure où j'enseignais ont envoyé un e-mail à la direction de l'établissement qui s'inquiétait de mon « influence sur les étudiant(e)s ». L'e-mail précisait : « la question du changement de genre et de ses bienfaits semble être partagée au-delà du cadre pédagogique », et se concluait sur un appel la « vigilance » : « la partie est délicate mais il ne faut pas la sous-évaluer ». De fait, les transitions de genre ne laissent pas indemnes leurs entourages : elles peuvent fonctionner comme des puissances d'autorisation, et rappeler à chacun‧e ce qui, peut-être, avait été oublié ou jamais envisagé. Mais croit-on les personnes, mineures ou majeures, si influençables par les mots et les images qu'elles seraient susceptibles d'engager un changement aussi profond que celui impliqué dans une transition de genre (qu'elles soit sociale et/ou médicale) ? Étant donnée la transphobie régnante et étant donnée la domination adulte, on devrait au contraire s'étonner de voir tant de jeunes personnes trouver l'incroyable courage de dire au monde qui les entoure : non ; ce que vous pensiez savoir de moi, la manière dont vous parliez de moi, la manière dont vous m'habillez, les papiers que vous avez enregistrés à mon nom ; tout cela est faux.

Comment rendre compte des (dés)identifications trans et non-binaires contemporaines ? En 2017, face à la montée trumpiste des législations et des rhétoriques anti-trans, la biologiste Julia Serano avait proposé une analogie avec ce qu'au début du XXe siècle, certains analystes ont désigné comme une dangereuse épidémie de mains gauche : alors qu'on commençait à cesser de corriger les enfants gauchers à l'école, une augmentation vertigineuse (de 2 à 4 % en moyenne en 1900 à 10 à 12 % à partir des années 1950) troublait les journalistes et les médecins au point de parler de contagion, de mode, d'influence dangereuse de l'école… tous termes qui résonnent fortement avec les paniques morales actuelles. Après une augmentation fulgurante au cours des premières décennies où les abus envers les personnes gauchères ont diminué, un plateau statistique a été atteint (autour de 10 %) resté stable jusqu'ici.

Où est ce plateau statistique pour les personnes trans et en questionnement de genre ? Difficile à dire, surtout étant donnée la continuation des brutalités dont les personnes trans, mineure et adultes, font encore l'objet. Ce qui est certain, c'est que la criminalisation des existences trans et de celleux qui leur viennent en aide n'a pas seulement pour vocation de nuire aux personnes trans, ni même pour seul résultat d'augmenter la mortalité des personnes trans – des meurtres aux suicides, qui sont le résultat direct du climat transphobe orchestré par les militant.es et écrivain.es anti-trans. Les militant‧es et acteurices politiques d'extrême-droite sont peut-être transphobes, mais ce n'est pas la principale raison pour laquelle iels portent leurs discours anti-trans : dans leurs rhétoriques, les vies trans (jamais considérées pour elles-mêmes) ne sont qu'une opportunité cynique pour servir le projet plus vaste de droitisation de la société et de stabilisation des oppressions de genre.

À la fin deTrans*. Brève histoire de la variabilité de genre, le théoricien culturel Jack Halberstam cite une phrase des Sous-communs Fred Moten et Stefano Harney que l'on peut répéter à notre tour en ces temps sombres où les fascismes emploient les vies trans comme chair à canon : « Je n'ai pas besoin de ton aide. J'ai juste besoin que tu comprennes que cette merde te tue toi aussi, même si elle le fait plus lentement. Tu captes, espèce d'enfoiré*e ? » Voilà la formule de la coalition à laquelle les mouvements trans appellent : pas seulement la défense des vies trans (dont nous avons certes urgemment besoin), mais aussi la réalisation que les attaques sur les vies trans sont un dangereux cheval de Troie pour faire insister, dans nos imaginaires, l'idée selon laquelle personne ne devrait avoir le droit d'inventer des manières d'échapper à l'oppression.

Emma B.

06.05.2024 à 12:22

La cape d'invisibilité

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« Presque tous les livres cachent leur propre source »

Lionel Ruffel

- 6 mai / , , , ,
Texte intégral (3422 mots)

Après Forever Décaméron, Lionel Ruffel revient vers nous avec un excellent conte satirique sur, dit-il, « l'édition contemporaine et le marché du livre qui pose la question de la surproduction et de la démocratisation ». Et il ajoute : « j'ai vraiment eu l'impression de l'écrire pour lundimatin, donc je vous le propose en espérant que vous l'apprécierez. » On l'apprécie énormément.

Peut-être que tout à l'heure, ou demain ou bientôt quoi qu'il arrive, vous lirez un livre. Pour que vous soyez en mesure de le faire, toute une petite usine s'est mise en branle, une usine qui produit des matières, des flux, des stocks, des croyances, une usine faite de réseaux, d'actrices et d'acteurs et de contrats.

Cette usine a quelque chose en plus, comme beaucoup d'usines : une cape d'invisibilité. À peine commence-t-elle à se mettre en branle qu'elle s'en drape et nous ne la voyons pas. Les plus radicales de ces capes, il n'y a aucune fierté à en tirer, elles sont certainement françaises, elles sont blanches, elles sont pures, comme nos couvertures de livres. On dit qu'elles sont blanches, comme la célèbre collection de Gallimard alors qu'elle n'est même pas blanche mais crème. Elle nous dit quelque chose de plus que la blancheur, elle nous dit qu'elle est pure, ce qui n'est pas sans poser de problèmes puisque cette association blancheur/pureté date du plus fort du colonialisme français. Et du reste même les couvertures qui ne sont pas blanches, par exemple quand elles sont bleues, témoignent de la même idée de pureté. Toutes les couvertures unies, qu'elles soient blanches, jaunes, bleues ou autre, sont en fait blanches, en France, en Allemagne (Suhrkamp), et même aujourd'hui au Royaume-Uni (Fitzcarraldo). Ce sont plutôt des capes d'invisibilité et des habits d'intensité, un peu comme un white cube. Elles nous disent : ici a eu lieu une transsubstantiation, des êtres vivants en noms d'auteurs, des manuscrits en livres, des objets manufacturés en ouvrages de l'esprit.

Elle nous dit « Don't look down ! » comme d'autres disent « Don't look up ! ». Et nous nous exécutons, en ne scrutant que le ciel des idées, de la beauté, des théories, du texte et rien que du texte, etc.

On a lu tant de livres qui remontent aux sources, aux origines, du Danube ou d'Ithaque mais presque tous les livres cachent leur propre source.

Alors pour une fois, faisons-le.
Imaginons, ça y est, vous êtes chez vous, vous avez le livre entre les mains. Rappelez-vous ce qui a précédé.
Disons que vous l'avez acheté ce livre.

Dans le meilleur des cas, vous avez peut-être eu accès à une librairie indépendante de quartier. Dans le meilleur des cas votre libraire était peut-être de bonne humeur. Mais souvent, si vous arrivez le matin, vous la voyez accablée, derrière des montagnes de cartons. Elle a mal au dos, elle n'en peut plus de tous ces livres qui se déversent tous les matins jusqu'à l'en dégoûter. Bien sûr, la plupart du temps, elle reste enthousiaste, elle aime les livres qu'elle reçoit, elle a envie de vous en parler. Mais elle se dit que c'est ingérable, cette librairie ressemble de plus en plus à un port de conteneurs, sans l'automatisation. On se croirait à Rotterdam. Des livreurs viennent sans cesse amener et reprendre des livres. Elle gère des flux toute la journée, lorsque les objets qu'elle vend exigent de prendre du temps.

Je parlais du meilleur des cas, pour vous procurer un livre en tout cas. Vous êtes dans une ville, qui a encore un centre où quelques courageuses, des passionnées, des fidèles se sont installées. Vous avez enfourché votre vélo, ou vous en avez profité pour faire une petite balade à pied, en buvant un café en terrasse. C'est la vie comme on l'aime, lorsqu'on aime habiter en ville bien sûr. Mais tout aussi bien, je le sais, dans un grand nombre de cas, la première librairie indépendante est à quelques dizaines de kilomètres, alors vous n'avez que deux choix : prendre votre voiture et faire trente kilomètres pour aller au Cultura de la zone commerciale ou alors commander sur amazon.

Je ne sais pas ce qui est le pire à vos yeux. Ça dépend de tant de choses : les paysages que vous traversez, l'état de votre voiture, de vos finances, du prix du pétrole ou de la recharge électrique. Ça dépend de ce que vous pensez d'un des plus grands prédateurs de tous les temps : Jeff Bezos. Et puis, certain·es ne supportent pas de voir des livres dans des galeries commerciales ou des supermarchés culturels, à côté d'autres objets, des jeux vidéos, de la papèterie, des jouets, des disques. Comme s'ils étaient profanés en ces lieux. Certain·es ne veulent pas de cette expérience physique, je les comprends. D'autres au contraire se disent, à raison, que ce n'est pas leur faute s'il n'y a plus une librairie à la ronde, et qu'au point où on en est, il vaut mieux qu'un livreur crame du pétrole pour plusieurs client·es que de le faire individuellement. Pourquoi pas ? C'est vrai c'est quoi le pire ? Prendre son moteur thermique individuel, ou faire rouler un camion de livraison ? Au moins dans le premier des cas, on est sûrs que chez Cultura les vendeuses et vendeurs doivent avoir des contrats de travail. Parce que, pour le reste, pour ce qui concerne la livraison, il ne vaut mieux pas trop creuser.

Don't look down !

Mais si vous avez pu vous rendre dans votre libraire du centre labellisée Qualité française (« QF, le pays de la littérature ») bien sûr, comme moi, vous aurez tendance à ne pas trop vous poser de questions. Le livre que vous cherchez est là, parfait, il n'est pas là, ce n'est pas grave, on peut commander. On attendra quelques jours au lieu de l'avoir chez soi en « Prime ». Et alors ? Et puis il y a tous ces livres auxquels vous ne pensiez même pas. Ils sont là, c'est magique. Et puis il y en a plein d'autres, dans plein de cartons, dont vous vous demandez comment ils pourront finir sur les étagères qui en débordent déjà. Et là un doute vous étreint, parce que, comme moi, quand même vous êtes fans des circuits courts et de la nourriture bio. Mais qu'est-ce qu'ils font là tous ces livres ? Comment sont-ils arrivés ?

À ce moment-là, un livreur entre, puis un autre, et un autre, et finalement rien ne les distingue du livreur qui vous a amené votre colis amazon que dans un instant de faiblesse éthique vous avez quand même fini par commander. Bon c'était pour un aspirateur, ce n'était pas pour un livre. Vous restez un peu en librairie, et ça continue encore et encore, des camionnettes passent et repassent, se garent devant la librairie, sans même éteindre leur moteur et repartent, parfois en prenant un autre colis que votre libraire lui donne. Mince, vous n'aviez jamais pensé qu'il fallait autant de gasoil pour vos livres.

Vous restez un moment dans la librairie QF car ils ont installé un fauteuil de lecture. Vous vous souvenez, car comme moi, vous n'êtes pas si jeune, que lorsqu'ils avaient installé ce beau fauteuil en cuir chiné dans quelque brocante, on y respirait bien. Mais là, il est envahi, submergé par les livres qui l'environnent et on étouffe. Ils l'ont même déplacé, et calé dans le coin poésie qui autrefois formait un fier et beau rayonnage. Le fauteuil de lecture, comme la poésie, a été remisé en coin, cornérisé.

Mais vous y êtes quand même installé. Et là, vous faites un petit calcul. Vous vous dites, il est entré aujourd'hui beaucoup plus de livres que cette librairie ne peut en vendre. C'est tous les jours comme ça ? Mais où vont donc les livres qui ne sont pas vendus ? Mince, en voilà une question. Et vous repensez au livreur à qui la libraire donnait un carton. Vous aimez la logique alors vous poursuivez et vous vous demandez : faut-il deux camionnettes, une à l'aller, une au retour, pour chaque livre non-vendu ? Un vertige vous saisit. Et si c'était le cas de la majorité des livres ? Et pourquoi du reste y a-t-il autant de livres ?

Vous remarquez qu'à la place du rayon poésie, il y a maintenant un rayon écologie. Il déborde, et la libraire qui ouvre un carton qu'un livreur vient d'apporter redirige un livre sur trois dans ce rayon. Vous jetez un œil distrait et sans y prêter une attention particulière, vous remarquez que cinq d'entre eux ont le mot « arbre » dans leur titre. Il y a « Mémoires d'un arbre », « Penser comme un arbre », « La société des arbres », « S'aimer comme des arbres », « L'arbre et le territoire ». Vous espérez que tous seront lus, pour tous ces arbres qui sont devenus livres.

Alors vous vous dites : ils viennent d'où tous ces camions qui convoient des livres sur les arbres ? Pas directement de la forêt c'est sûr. Et vous vous dites, mais qui gère tout ça, qui passe la commande, ça en doit en faire des tableaux excel ? Vous vous dites : mais si on paye toute une logistique à l'aller et au retour, alors si j'étais un capitaliste, je me dirais on a quand même intérêt à organiser des allers et des retours sans fin. Vous vous dites, si j'étais un capitaliste, alors j'aurais presque intérêt à ce que tous ces livres sur les arbres ne se vendent pas pour prendre ma commission à l'aller et au retour. Comme ça ils circuleraient d'un endroit à l'autre, et je me ferais comme le dit élégamment le président de la république française un « pognon de dingue ». Mais comme beaucoup, comme moi, sinon je n'aurais pas écrit ce texte et vous ne seriez pas en train de le lire, vous êtes un piètre capitaliste.

Vous vous dites : On ne va quand même pas payer des entreprises à faire tourner des livres dans des camions indéfiniment ? Il faudra bien les poser quelque part à un moment. Mais qui va payer pour ça ? Les flux ça coûte, le stockage peut-être plus encore. Est-ce qu'il existe un cimetière pour les livres que personne n'a lus. Vous aimeriez penser à un lieu sacré, une bibliothèque de Babel en quelque sorte. Mais même si vous êtes, comme moi, un piètre capitaliste, vous buttez, vous êtes sans solution. Vous vous dites que ça ne marche pas, vous faites un petit calcul, et même, si comme moi, vous êtes assez mauvais en maths, vous vous dites que ça irait au moins jusqu'à la Lune. Non ce n'est pas possible. Alors, comme, comme moi, vous êtes un piètre capitaliste qui a tendance à penser écolo, vous pensez recyclage. Les livres c'est du papier non ? Mais avec tout ce numérique c'est vrai qu'on utilise moins de papier. Heureusement il y a le papier hygiénique et les essuie-tout. Va donc pour le recyclage en papier hygiénique !
Ouf, vous voilà rassuré, comme moi, chaque fois que j'entends recyclage.

Mais ça ne dure qu'un temps, comme chaque fois qu'on est rassurés. On sait que c'est passager. Car vous vous dites, ok il nous faut des arbres et de la chimie pour produire du papier hygiénique en grand nombre. Mais faut-il vraiment en passer par l'étape des dizaines de livres pas forcément lus sur les arbres pour passer de l'arbre au papier hygiénique ?

La question reste sans réponse. Alors vous décidez de reprendre votre démarche expérimentale. Soit un livre que vous avez récemment acheté. Il s'appelle « Mémoires d'un arbre ». Il est vraiment beau, et en plus bien écrit par quelqu'un qui s'y connaît vraiment dans son domaine, mais qui a envie de nous emporter en nous racontant des histoires. C'est chouette cet effort pour partager un savoir !

Et on se dit qu'on est peu de choses à l'échelle des arbres, qu'ils pensent comme nous pensons, que toutes les distinctions entre espèces sont artificielles au mieux, mais au pire le produit d'une histoire humaine prédatrice et colonisatrice. Vous ne pouvez pas être plus d'accord. Vous avez honte d'être humain. Comme moi, vous voulez penser désormais comme un arbre.

Mais un reste d'humanité persiste en vous, une curiosité vous point. Vous vous dites : si ce livre n'était pas simplement une belle histoire capable de vous faire penser autrement, comme un arbre, mais aussi un objet qui vient de quelque part et dont vous pourriez retrouver la trace ? Sur sa couverture, peu de signes, une vraie cape d'invisibilité. Vous vous étonnez qu'on ne mentionne pas le nom du livreur qui l'a apporté à la librairie QF de votre quartier. Il n'y a pas grand-chose à part ce titre, très beau et provocateur « Mémoires d'un arbre », et le nom de l'auteur. Mais vous n'allez quand même pas le traquer.

Heureusement il y a un autre nom, celui de la maison d'édition. Et comme vous êtes à Paris, vous suivez votre idée, vous vous rendez à l'adresse de la maison d'édition. Vous avez de la chance, on peut entrer facilement dans la cour intérieure, et vous avez encore de la chance car de larges fenêtres vous permettent de voir à l'intérieur. C'est comme vous l'imaginez ! On devrait l'inclure dans les programmes touristiques. Pour les JO, ce serait super.

Ce qui vous frappe, comme dans la librairie, c'est le ballet des livreurs qui amènent des cartons de livres et des dizaines d'enveloppes presque toute similaires. Les deux ne vont pas au même endroit. Les enveloppes par dizaines sont envoyées à droite, où trois personnes assez jeunes les ouvrent et lisent des liasses de papier. Elles semblent lire très vite et en vous approchant vous vous apercevez qu'elles ont les yeux très rouges et des cernes très noirs. Elles semblent accablées par l'ampleur de la tâche. Chaque fois qu'elles finissent une liasse, elles griffonnent sur une fiche bristol. Vous arrivez à percevoir d'un peu loin c'est vrai comme un code. Chaque demi-journée, elles sortent de leur bureau avec leurs fiches bristol qu'elles amènent à une autre jeune femme, moins jeune, mais jeune encore qui lit attentivement des fiches bristol et les trie. Elle n'a pas les yeux rouges, mais des cernes noirs. À côté d'elle, dans un bureau séparé, une autre jeune femme, qui n'a pas les yeux rouges, mais des cernes noirs, est constamment collée au téléphone, elle a des écouteurs et un micro et regarde en permanence un ordinateur. Et puis encore deux autres jeunes femmes les yeux rivés sur un ordinateur. L'ambiance est studieuse, silencieuse. On dirait un monastère.

Tout à coup, un grand fracas. Un homme corpulent, entre deux âges pénètre dans les bureaux, accompagné d'un jeune homme. Il parle fort, il rigole. Il installe le jeune homme derrière des piles de livre, il est rejoint par la personne toujours collée au téléphone, et deux heures durant le premier signe des centaines de livres. Se peut-il qu'il ait autant d'ami·es ? C'est curieux quand même. L'homme entre deux âges va dans son bureau et fait un petit somme. À son réveil, on lui apporte une sélection de fiches bristol avec les liasses associées. Les autres liasses sont passées à la broyeuse.

Vous ressortez de cette cour intérieure un peu sonné. Vous décidez d'aller boire un petit café sur la place à côté. Au kiosque, vous achetez Libé, ça faisait longtemps, vous avez envie de lire un peu de critique littéraire. Mais non, le jeudi il n'y en a plus, et de toute façon il n'y a plus que quatre pages. Mais dans ces quatre pages que vous lisez quand même, une information à la rubrique économie vous intéresse. Le groupe pétrolier Total Energies lance, par l'intermédiaire de sa filière Total Publishing une OPA hostile sur les activités d'édition du numéro 1 français du secteur, le groupe Bolloré. Si le rachat intervenait, dit Libé, et parce que Total Publishing a déjà racheté Penguin-Random House, Total Publishing deviendrait le plus grand groupe éditorial mondial. L'Elysée est pour (Le président dit « La littérature c'est moi ! ») la commission européenne est contre (ach, la concurrence avant tout !). À voir, dit Libé. Hasard du calendrier, infime particule de cet Empire, nous dit Libé, la maison d'édition « Futurs désirables » vient de se tailler un beau succès critique et commercial avec les « Mémoires d'un arbre ». C'est la première fois nous dit Libé que l'Académie Goncourt après, c'est vrai, un repas particulièrement arrosé et alors que des soupçons de favoritisme concerne quatre de ses membres qui viennent d'être nommés, malgré la limite d'âge fixée à 80 ans qu'ils dépassent allègrement, membres du CA de la fondation Total, c'est donc la première fois que l'académie couronne des mémoires et pas un roman. Si l'on en croit la retranscription hasardeuse de l'annonce confuse faite par le secrétaire de l'académie, le monde a dû changer d'ère. Selon toute vraisemblance, il aurait dit pour justifier le prix : « que cela nous plaise ou non, il semble qu'après le temps des cochons, voici venu le temps des arbres. Dont acte ».

Tout ça aurait quand même une petite tendance à vous indisposer, à vous faire douter, même si, comme moi, vous avez la foi. Mais dans le même temps, dans Le Monde cette fois-ci, qui contient un peu plus que quatre pages, vous lisez un entretien d'une jeune autrice. Elle est formidable, son livre a l'air passionnant. Mais l'entretien est court, trop court, et pas assez informé. Du coup, vous basculez sur votre téléphone en vous disant que si Le Monde y arrive, c'est qu'elle a dû donner des entretiens à Diacritik, En attendant Nadeau ou Médiapart qui seront plus informés et fouillés. C'est le cas, vous en lisez un. Vous apprenez qu'elle a fait un master de création littéraire dans une université de la banlieue parisienne. C'est vrai que vous en entendez de plus en plus souvent parler de ces endroits et, comme moi, ça vous intéresse. Elle dit que c'était bien d'être à plusieurs à vouloir écrire, ensemble et séparément. Elle dit qu'elle a eu l'impression que ce qui allait venir, peut-être publier, peut-être être lu, était moins intimidant quand on était plusieurs, et que peut-être on pourrait même agir sur tout ça, le rediriger s'il le faut. Elle dit oui qu'il y a surproduction, et que ces masters y contribuent, mais c'est aussi un effet de la démocratisation. Et pourquoi pas elles et eux ? C'est toujours le même problème, elle dit, avec les capitalistes, le grand nombre pour eux c'est du big business. Mais pour nous ça peut juste vouloir dire démocratisation.

Tout est en train de se dérégler, elle dit, même la littérature. Tu ne peux rien faire si tu ne soulèves pas la cape d'invisibilité pour voir ce qui a dessous. Après tu joues avec, tu la remets, tu l'enlèves, tu la retournes, mais t'arrêtes de te dire que c'est comme ça et que tu n'y peux rien.

06.05.2024 à 11:33

L'ombre de la traite atlantique

dev

À propos de :
M'hamed Oualdi, L'Esclavage dans les mondes musulmans. Des premières traites aux traumatismes

- 6 mai / ,
Texte intégral (3492 mots)

Voici un livre qui tombe à pic dans mon programme de lecture, puisque je viens juste de traiter de Capital et race, de Sylvie Laurent, lequel démontre par A + B la responsabilité de la dite accumulation primitive du capital dans la création de la « race », à travers, d'une part, l'invention de la plantation comme modèle de surexploitation des humain·e·s de couleur par les Blancs, et, d'autre part, la traite négrière transatlantique [1]. Qu'en est-il alors des autres filières de traite, particulièrement de celles des mondes musulmans ?

Le sujet est réputé « tabou » dans les pays arabes et musulmans. Ce cliché a encore été renforcé récemment lorsque la chaîne de télévision qatarie al-Jazeera choisit, en 2018, de diffuser les Routes de l'esclavage, documentaire produit par Arte, mais… amputé de son premier volet. Celui-ci, intitulé « Derrière le Sahara de 437 à 1375 », « expliquait notamment les débuts de la traite transsaharienne et de l'esclavage dans les mondes musulmans », rappelle M'hamed Oualdi. Gêne et censure entourent la question, pour une raison simple à comprendre, poursuit-il :

Derrière cette gêne et cette censure se cachent […] de nombreuses séquelles et de multiples traumas de l'esclavage, que ces sociétés ont encore du mal à affronter : la difficulté, pour certains, à reconnaître des pratiques d'esclavage dans les demeures de leurs ancêtres, ou à admettre que ces ancêtres furent des esclaves ; et, surtout, parmi les effets les plus importants de cette longue histoire de l'esclavage, le problème majeur du racisme anti-noir, dirigé aussi bien contre les citoyens noirs des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord que contre des migrants qui viennent d'autres régions du continent africain et qui transitent par la Méditerranée pour se rendre en Europe. (Introduction, p. 14)

Ce qui ne l'empêche pas de nous mettre en garde contre le cliché du tabou « entretenu [2] » dans les pays concernés autour de l'esclavage. En réalité, il existe de nombreuses recherches, études de sciences humaines et aussi nombre de publications de fictions autour de la question dans ces pays. Mais :

Répéter et imposer le lieu commun du silence et du tabou, c'est faire de ces sociétés, encore et toujours, des spectatrices apathiques se complaisant dans l'ignorance, qu'il faudrait sauver d'elles-mêmes et sans cesse civiliser. […] Comme si ces sociétés attendaient leurs sauveurs, des justiciers et des justicières venus d'Europe et d'Amérique du Nord, pour révéler en pleine lumière ce qu'elles ne voudraient pas voir : leur long passé d'esclavage, le racisme anti-noir lié à ce passé… (Introduction, p 26-27)

À quoi j'ajouterais, pour ma part : comme si nos sociétés occidentales avaient elles-mêmes déjà réglé leur dette envers les descendants de leurs propres esclaves… Bien au contraire, c'est probablement pour escamoter cette dette, éviter toute remise en question autocritique et encore plus toute question de réparations qu'un certain nombre d'historiens et d'orientalistes conservateurs n'ont pas hésité à « comparer » la traite atlantique avec – au choix – une « traite arabo-musulmane », ou une « traite islamique », voire des « traites orientales ». Ce faisant, ils plaquent une vision monolithique issue de la traite atlantique sur une réalité bien plus diversifiée

de multiples traites régionales, des mouvements forcés et réguliers d'hommes, de femmes et d'enfants, et surtout ceux d'esclaves contraints de quitter des régions aussi diverses que l'Afrique subsaharienne, le sud de l'Europe ou le Caucase, pour être asservis en Afrique du Nord, au Proche-Orient et dans les régions musulmanes d'Asie durant les périodes médiévale et moderne, jusqu'au XIXe siècle (chap. 1, p. 35).

Bien sûr, certains historiens (occidentaux) ont cherché, probablement en toute bonne foi, à comparer l'ensemble de ce qu'ils nommaient les « traites orientales » à la traite atlantique, particulièrement du point de vue du nombre de personnes réduites en esclavage et vendues comme telles
[3]. Mais, poursuit M'hamed Oualdi, cette comparaison pouvait

avoir, sous certaines plumes, une finalité plus idéologique : il fallait démontrer que les « Occidentaux » n'avaient pas été les seuls esclavagistes à l'époque moderne et que les « Orientaux » avaient aussi eu leur part de responsabilité dans l'asservissement et la vente de femmes et d'hommes africains, voire que les musulmans s'étaient montrés davantage coupables que les Européens en ce qui concerne les traites d'Africains (chap. 1, p. 36).

Le problème d'une telle comparaison est qu'elle se prête relativement facilement à ce type de récupération idéologique dans la mesure où elle donne l'image de deux phénomènes quasi identiques. M'hamed Oualdi cite quelques-unes de ces tentatives de récupération qui servent aujourd'hui encore de références à l'extrême droite et plus largement à la droite, voire à une grande partie de la gauche de gouvernement des pays occidentaux afin d'étayer leurs politiques islamophobes.

Voyons tout d'abord le cas de l'historien Robert C. Davis. Celui-ci publie la version originale (en anglais) d'Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans. L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800) – titre de la traduction française de son livre [4]– « au lendemain des attentats terroristes du 11 septembre 2001 ». Le titre à lui seul, qui plus est dans une atmosphère d'islamophobie exacerbée, est assez explicite en lui-même. On comprend tout de suite qu'il s'agit de dénoncer une forme de racisme anti-blanc…

Robert C. Davis affirme, rapporte M'hamed Oualdi, que le sort des esclaves chrétiens au Maghreb aurait jusque-là [jusqu'à lui, of course] peu intéressé les historiens, notamment car les « courants de la pensée postcoloniale et postmoderne étaient en effet plus enclins à considérer, ne serait-ce qu'implicitement, ceux qui y furent esclaves comme des pré-impérialistes et leurs maîtres comme des proto-nationalistes » (chap. 1, p 71).

Jugeant que « l'esclavage dans le monde méditerranéen fut plus important que la traite transatlantique durant le XVIe siècle et une partie du XVIIe siècle », Davis

va même jusqu'à affirmer que l'esclavage transatlantique avait avant tout une visée « commerciale, non passionnelle », tandis que pour les « Barbaresques », existait toujours une « dimension de revanche, presque de jihad ». […]

Tout en niant la grande violence de la traite transatlantique, Robert C. Davis n'hésite pas, en dernier lieu, à chercher les racines de la violence totalitaire non pas dans son foyer d'origine en Europe, mais […] au Maghreb, dans les bagnes où étaient enfermés les captifs et les esclaves chrétiens. Il reprend les termes de Stephen Clissold, selon lequel la « vie de bagne » des esclaves chrétiens au Maghreb « tenait à la fois du camp de concentration nazi, de la prison pour dette anglaise et du camp de travail soviétique » (chap. 1, p. 72).

Excusez du peu… Voilà que ces maudits Arabes ont inventé tous les maux qui nous ont accablés ensuite. Retournement ahurissant. Comme le fait observer M'hamed Oualdi,

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'ouvrage de Robert C. Davis a été promu non seulement dans la presse conservatrice aux États-Unis et en France, mais aussi par des milieux d'extrême droite et des suprémacistes blancs à l'origine de fake news, de vidéos sensationnalistes et mensongères – dont l'une, intitulée « L'esclavage des Blancs : l'histoire taboue et oubliée enfin révélée », a été visionnée plus d'un demi-million de fois l'année de sa publication sur YouTube, en 2021 (chap. 1, p. 73).

Pourtant, certains auteurs vont encore plus loin que Davis. M'hamed Oualdi cite ainsi l'économiste Tidiane N'Diaye qui a publié en 2008, chez Gallimard s'il vous plaît, un ouvrage intitulé Le Génocide voilé [5]. Enquête historique.

[…] non seulement [il] reproche à ceux qu'il appelle les « Arabes » d'avoir fait le « malheur de l'Afrique » en aiguillant « le continent noir vers le patriarcat » et en y « généralisant la polygamie », mais il les accuse aussi d'avoir perpétré un « génocide ». [Ils] auraient selon lui castré « la plupart » des 9 millions de victimes de la traite saharienne […]. Cette « entreprise, ajoute-t-il, ne fut ni plus ni moins qu'un véritable génocide, programmé pour la disparition totale des Noirs du monde arabo-musulman, après qu'ils furent utilisés, usés, assassinés » (chap. 1, p. 73-74).

C'est évidemment faire bon marché des descendant·e·s de ces esclaves qui vivent aujourd'hui encore dans les pays de l'aire musulmane… Comme le dit Oualdi, « la grande violence des traites est incontestable, mais, pour parler de génocide, il faut des preuves étayées de sources précises ». Or, ce n'est absolument pas le cas dans ce livre qui se contente d'évoquer « des hypothèses, des récits de griots, des recoupements et des témoignages directs et indirects » – p. 74-75, les soulignements sont de l'auteur, qui ajoute :

Que les éditions Gallimard aient publié un texte dénué de tout appareil critique et de méthode scientifique en dit long sur un racisme savant et diffus qui peut prendre place dans les maisons d'édition française pourtant perçues comme des institutions culturelles de référence.

Je passe sur une partie de la critique formulée par Oualdi – particulièrement à propos de la reprise du vocabulaire colonial par N'Diaye qui parle en termes essentialistes des « Arabes », des « Berbères » et des « Noirs » sans plus de distinctions – pour en arriver à sa conclusion :

[…] tout [son] propos […] est de minimiser la gravité de la traite atlantique en refusant de voir son extrême violence. Ainsi n'hésite-t-il pas à écrire que, « bien qu'il n'existe pas de degrés dans l'horreur ni de monopole de la cruauté, on peut soutenir sans risque de se tromper que le commerce négrier et les expéditions guerrières provoquées par les Arabo-Musulmans furent, pour l'Afrique noir et tout au long des siècles, bien plus dévastateurs que la traite transatlantique ». Il ose même trouver des avantages et des vertus à cette traite atlantique, dans laquelle « un esclave, même déshumanisé, avait une valeur vénale pour son propriétaire. » (chap 1, p. 76-77)

Tidiane N'Diaye s'accorde ainsi avec Robert C. Davis pour trouver bien des vertus à la traite atlantique, qui relèverait, elle, d'une rationalité commerciale « apaisée », en quelque sorte. Leurs deux livres, dit M'hamed Oualdi, sont « devenus des références dans certains milieux académiques et parmi des cercles militants très variés : conservateurs et extrémistes de droite, suprémacistes blancs pour Davis ; panafricanistes ou soutiens de la cause noire dans le cas de N'Diaye ».

Ces deux livres avaient été précédés de bien d'autres, en particulier ceux de Bernard Lewis, « célèbre néo-orientaliste » qui a soutenu, en gros, « que l'avènement de l'islam a correspondu à une séquence de diffusion d'idées racistes à mesure que l'empire politique des musulmans s'étendait dans le monde » – en plus de l'invention des systèmes totalitaires évoquée plus haut, les musulmans auraient donc inventé le racisme [6].

M'hamed Oualdi conclut son premier chapitre, justement intitulé « L'ombre de la traite atlantique », par la citation d'analyses qui cherchent à décrypter ce que signifient les comparaisons entre traites « islamiques » et « atlantique ».

L'historienne et anthropologue canadienne Ann McDougall a démontré à quel point les cadres de cette comparaison sont problématiques. Les sociétés musulmanes ont pratiqué l'esclavage, c'est incontestable. Mais la « notion d'“esclavage islamique”, écrit-elle, est une création occidentale, à consommation occidentale, par pure distinction de l'esclavage réel du Nouveau Monde ». La notion de « traite islamique » apparaît en effet au XIXe siècle, au temps de l'expansion coloniale européenne et d'un orientalisme savant qui essentialise les mondes musulmans, les transforme en « l'autre », en un ennemi du monde occidental. Cette notion de « traite islamique » induit aussi l'idée que l'Afrique serait extérieure à ces mondes musulmans, que le musulman esclavagiste, le prédateur, c'est l'Arabe. […] Le fait même de concevoir la traite « transsaharienne » comme une traite extérieure à l'Afrique est problématique, alors que le Maghreb et l'Afrique subsaharienne font partie du même continent.

Mohamed Hasan Mohamed a exploré la généalogie de ce paradigme – qui est au cœur de l'ouvrage de Tidiane N'Diaye – qui consiste à penser le nord de l'Afrique comme extérieur au continent. Cette représentation a été construite par des abolitionnistes chrétiens européens au XIXe siècle, qui entendaient distinguer des esclaves noirs à émanciper de leurs maîtres et maîtresses « arabes » musulmans. Ces abolitionnistes ont alors adopté une idée plus ancienne, forgée à l'époque moderne par des missionnaires occidentaux, et qui est centrale dans l'ouvrage de Robert C. Davis : l'idée d'un nord de l'Afrique musulman violent, qui avait été le lieu de captivité de nombreux Européens. (chap 1, p. 80-81)

C'est ainsi que procèdent toujours les Blancs, non ? On commence par se livrer au commerce infâme du « bois d'ébène », auquel on trouve toutes sortes de justifications, à commencer par une hiérarchisation des « races » humaines. Puis, poussés par la nécessité (la révolution en Haïti, entre autres), on décide qu'il n'y a plus lieu d'acheter ni de vendre de la chair humaine – et bientôt, même plus d'en « posséder » au titre de bien meuble comme cela avait été le cas jusque-là. Dès lors, forts de ces belles résolutions et pleins d'un esprit véritablement philanthropique, on va instrumentaliser notre supériorité de civilisés contre ces « barbares » qui osent encore posséder et faire le commerce d'esclaves… Comme aujourd'hui, alors que les femmes blanches ont dès longtemps abandonné les fichus dont elles se couvraient les cheveux pour aller à l'église, on se prévaut de ce « progrès » pour criminaliser les « autres », qui n'ont pas encore compris que le voile, c'est mal.

Une manière plus instructive d'étudier ces traites [« orientales »] consisterait à ne pas seulement les comparer avec la traite atlantique, dit encore M'Hamed Oualdi, mais à les saisir dans leurs contextes pluriels, de la côte atlantique à l'océan Indien […]. Il s'agirait aussi d'articuler les logiques de domination et les discours de racialisation aux processus de production à l'œuvre dans ces différentes régions : quels groupes sont dominés ? selon quelles logiques, quelles pratiques et suivant quels discours ? (chap. 1, p. 82-83)

C'est ce à quoi s'attaque l'auteur dans les chapitres suivants de son livre, après avoir en quelque sorte « déblayé » le terrain en s'attaquant aux lieux communs racistes diffusés par le néo-orientalisme et les discours qui relèvent de la soi-disant « guerre des civilisations. Ces chapitres sont très instructifs – on y apprend quelles étaient les différentes fonctions des esclaves dans les sociétés musulmanes (chap. 2 : « Trois figures d'esclaves : domestiques, concubines et travailleurs de la terre »), puis comment se sont déroulées « Les abolitions du XIXe siècle » (« Fin de l'esclavage ou renouveau du capitalisme ? », chap. 3), quelles traces ont laissé les esclavages dans les mondes musulmans d'aujourd'hui (chap. 4 : « Post-esclavages ») et enfin quelles perspectives de recherches propose l'auteur en conclusion (« Horizons »).

Voici donc un ouvrage indispensable à qui veut aller au-delà des « fantasmes » et autres « instrumentalisations » suscités par ce soi-disant « tabou » de l'esclavage dans les mondes musulmans. Je précise que l'auteur, « prof à Sciences Po Paris et historien du Maghreb moderne et contemporain », s'exprime dans un style clair et précis, de plus très accessible, et ce même si son livre s'appuie manifestement sur une solide documentation. À mettre entre toutes les mains, donc.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 6 mai 2024.


[1] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, Seuil, 2024. Voir ma recension par ici

[2] Entretenu de différentes façons : par la barrière linguistique qui permet à des « journalistes, experts, intellectuels et universitaires occidentaux […] d'écrire des articles et des livres entiers sur l'esclavage et sur bien d'autres sujets qui concernent des pays musulmans sans connaître aucune des langues écrites de la région » ; par « l'affaiblissement constant des lieux de production de savoirs au sein des pays musulmans », dû aux « politiques de restriction budgétaire [préconisées par] la Banque mondiale et le Fonds monétaire international », à « l'imposition aussi d'un ordre néolibéral et de pratiques de népotisme et de corruption » qui ont amené les États de ces régions à cesser d'investir dans les universités publiques, sans parler de la faiblesse des maisons d'éditions locales dont les moyens ne leur permettent pas de rivaliser avec les maisons européennes et états-uniennes (Introduction, p. 25).

[3] Ainsi, M'Hamed Oualdi cite-t-il Ralph Austen et Olivier Pétré-Grenouilleau qui avancent (avec prudence toutefois, évoquant des marges d'erreurs statistiques pouvant aller jusqu'à 25%, ce qui paraît évidemment assez énorme) des chiffres globaux de 17 millions de personnes victimes de la « traite islamique méditerranéenne » (Austen) ou des traites « orientales (Pétré-Grenouilleau) contre 12 millions pour la traite atlantique. Lorsque l'on considère ces chiffres, il faut également considérer les périodes historiques différentes des traites atlantique et « islamique-méditerranéenne » : moins de 4 siècles pour la première (début XVIe-fin XIXe), de 12 à 13 pour la seconde, « des débuts de l'islamisation de l'Afrique du Nord en 667 jusqu'aux années 1920).

[4] Traduction publiée en 2006 chez Jacqueline Chambon.

[5] L'utilisation du qualificatif « voilé » n'est certainement pas innocente (et ce, que l'on attribue la paternité du titre à l'auteur ou à son éditeur) dans un contexte français empoisonné par les campagnes islamophobes, dont on sait de reste à quel point elles ont instrumentalisé (et continuent de le faire) les dites « affaires du voile »…

[6] M'hamed Oualdi cite en particulier l'ouvrage de Bernard Lewis Race and Slavery in the Middle East. An Historical Enquiry, New York, Oxford University Press, 1990.

06.05.2024 à 11:25

L'EZLN célèbre ses 30 ans dans une joie commune

dev

« Bref, nous sommes zapatistes. »

- 6 mai / , , , ,
Texte intégral (3553 mots)

L'armée zapatiste de libération nationale célèbre le trentième anniversaire du soulèvement avec des milliers de personnes des 12 Caracoles, du Mexique et du monde, qui témoignent de la façon dont l'organisation se renforce dans cette nouvelle étape organisationnelle. Récit et photos.

Dolores Hidalgo. - Les lumières d'une trentaine de lampes de poche brillent entre les montagnes et la nuit étoilée qui enbrassent le Caracol zapatiste VIII 'Resistencia y Rebeldía : Un Nuevo Horizonte' [Résistance et Rébellion : Un nouvel horizon]. « C'est ainsi que nous communiquions au moment du soulèvement, avec les lumières », raconte une femme zapatiste aux visiteuses, en indiquant que quelque chose est sur le point de se produire. « Ils sont en train de communiquer », assure-t-elle.

Immédiatement, une centaine de miliciennes font résonner leurs bottes sur la terre humide de la jungle montagneuse. Face à elles sont déjà alignés des centaines de miliciens qui, au rythme de « 17 ans » de Los Angeles Azules, font défiler leurs bataillons ; puis au rythme de « La Carencia » de Panteon Rococo.

Puis on entend la voix du Sous-commandant Moisés, d'abord en tseltal, puis en castillan. La mémoire est le fil conducteur du message ; on dispose les chaises des absents, ceux qui sont tombés au combat, les disparus, les prisonniers ou les assassinés. Ses premières paroles s'adressent aux zapatistes : « On ne peut pas humaniser le capitalisme. »

Le message de l'EZLN durant les trois jours de célébration sera le travail en commun et la non-propriété qui guident sa nouvelle étape d'organisation. La terre en commun, l'alimentation, la santé en commun, le gouvernement, l'éducation, la justice, les arts, l'organisation, la défense, la vie. Le Sous-commandant explique :

C'est pour ça que nous avons une tête, pour penser. Et c'est pour ça que nous avons des yeux, pour nous rendre compte. Et c'est pour ça que nous avons l'odorat, pour pouvoir sentir : ce qui est commun et ce qui n'est pas commun (…)

Il y a deux choses ici : la propriété doit être au peuple et commune ; et le peuple doit se gouverner lui-même. Nous n'avons pas besoin de ceux qui sont là-bas. Ils croient tout savoir.

Ils décident pour les professeurs, ils décident pour les docteurs, ils décident pour tous les secteurs de travailleurs. Comme on dit … ce sont des jesaistout parce que, comme ça, ils gagnent de l'argent sans travailler, sans transpirer. C'est pour ça que le peuple doit savoir se gouverner, compañeros.

Compañeras zapatistas, c'est cela que nous démontrons depuis 30 ans.

Pendant quatre jours, la joie est commune. Cela se voit dans les yeux de celles et ceux qui, cette fois-ci, ne portent pas de cagoules mais des masques, mais aussi dans le sourire des participant.es du Mexique et du monde qui sont témoins de l'organisation de l'évènement et des représentations artistiques exprimant la façon de voir le monde des peuples de racine maya.

Les pièces de théâtre-danse-musique jouées par les jeunes zapatistes des 12 Caracoles représentent les promesses contenues dans la série de communiqués récemment publiés : le diagnostic de l'organisation de ces 30 premières années et le chemin de la nouvelle étape dont les communautés zapatistes ont pris la décision en commun.

Les zapatistes ont d'abord fait une analyse critique qui a duré 10 ans à travers leurs assemblées. Ils ont échangé à propos de leur forme de gouvernement propre et ont fait des propositions pour l'améliorer dans tous les Caracoles. Ils appellent cela « autocritiquer les erreurs de fonctionnement, d'administration et d'éthique. »

Dans ces représentations, ils montrent leur histoire, depuis l'esclavage dans les grandes propriétés, le Traité de libre-échange, le soulèvement, les Municipes autonomes rebelles (MAREZ), en passant par les Conseils de bon gouvernement, jusqu'à la nouvelle étape des Assemblées des collectifs de gouvernements locaux.

À partir de l'analyse collective, ils font l'autocritique de la forme pyramidale. La verticalité ne fonctionne pas, comme le montrent leurs pièces de théâtre. De plus, avec le regard plus large qu'a permis la Traversée zapatiste en Europe, ils voient dans le monde la même tempête et les mêmes cœurs cherchant la façon de lutter pour la vie.

« La boussole te dit que c'est par là. Que nous commencions à avancer, pour que la terre, l'eau, les ressources naturelles soient travaillées en commun, distribuées en commun. Les compañeras, les gardiennes du fleuve Metlapanapa, le font déjà avec les semailles. Personne n'enseigne à personne. Notre mémoire est très importante, que nous construisons en tant que peuples originaires. Les compañeros zapatistes sont les grands frères du CNI. Ils nous disent ce qui a fonctionné pour eux, et ce qui n'a pas fonctionné », assure Miguel Lopez Vega, conseiller nahua cholultèque du Conseil indigène de gouvernement créé par le Congrès national indigène (CIG-CNI).

La mémoire des anciens est mise en commun et l'histoire est tissée maintenant par les plus jeunes qui n'ont pas connu l'esclavage. Ils en sont conscients. Il y a eu un changement de génération. Les Zapatistes qui ont entre 7 et 25 ans le représentent par la musique, dans des performances, des poèmes ou du rap. Et ils évoquent également ce qu'a construit l'EZLN, en plus de la nouvelle structure.

Ils dénoncent les atrocités des gouvernements capitalistes, depuis Carlos Salinas, son TLC et la réforme de l'article 27 de la Constitution, jusqu'au programme Sembrando Vida [En semant la vie] et au méga-projet du Train Maya d'Andrés Manuel Lopez Obrador.

« Les jeunes oublient… comme en Argentine, où le président actuel vient blanchir la dictature et veut faire oublier les crimes. La mémoire est très importante quand on fait du théâtre et des représentations. Ici où la mémoire est en train de s'effacer car tout n'est qu'immédiateté et seule compte la satisfaction des choses instantanées. Effacer la mémoire, c'est grave. Nous nous retrouvons perdus dans l'espace. Manipulables. Incapables de prendre position. Ce que montrent les zapatistes est éminemment important », affirme l'acteur et metteur en scène Daniel Jimenez Cacho.

Dans leur spectacle, les jeunes zapatistes mettent en scène le fait qu'avec les méga-projets, c'est la mort qui prévaut, et que même AMLO ne sera pas épargné, puisque la destruction de la nature nous affecte tous de la même manière. De son côté, la nouvelle bataille de la Guerre contre l'oubli ne se fait pas en prenant les armes mais en luttant à partir du commun pour la vie.

Dans l'exemple qu'iels donnent du travail en commun, qui est la base de la nouvelle étape, iels évoquent les communautés favorables aux partis ou non zapatistes qui utilisent ce qu'iels ont construit, comme les dispensaires ou les semailles. Iels les intègrent dans la nouvelle forme d'organisation qui est une étape d'apprentissage et de réajustement. Elles aussi bénéficient des avantages de l'autonomie et de la liberté construites par les zapatistes.

Les jeunes montrent qu'à travers le travail commun, iels en ont fini avec les grandes exploitations. Avec cette mémoire vive, iels voient que le commun est nécessaire pour affronter la tempête que vit le monde à cause du capitalisme néolibéral.

« C'est assez simple, il suffit de voir comment est le système capitaliste. Qui ne veut pas le voir, ça sera de sa responsabilité », dit le Sous-commandant Moises au micro.

« Le travail commun commence, maintenant, dans l'occupation de la terre », a dit Moises au capitaine Marcos dans une interview. « Nous aurons une étape d'apprentissage et de réajustement. C'est-à-dire que nous ferons beaucoup d'erreurs et que nous aurons beaucoup de problèmes parce qu'il n'y a pas de manuel ou de livre qui te dise comment faire. Nous tomberons souvent, certes, mais nous nous relèverons encore et encore pour continuer à cheminer. Bref, nous sommes zapatistes. »

Pour travailler la terre en commun, les Gouvernements autonomes locaux (GAL), les Collectifs de GAL et l'Assemblée des CGAL sont les instances qui contrôlent et font valoir les règles d'usage commun.

Il aura fallu au moins un mois d'organisation et de préparation pour réaliser l'évènement. Des miliciens des 12 Caracoles ont aidé à construire en commun les structures de la scène, les bancs, et affiner les détails des toilettes, la cuisine, les banderoles. Pour que tout soit prêt.

La préparation de la nourriture aussi s'est faite en commun et des membres des 12 Caracoles sont arrivés depuis le 26 novembre pour les préparatifs. Les bases d'appui zapatistes ont même envoyé du pinole, des galettes de maïs et des haricots. Chacun des Caracoles a fourni un bœuf pour alimenter les bases mais aussi les visiteurs.

Le Commandement de l'EZLN a disposé un autel face à la scène avec les photos des compañeros morts au combat ou à cause de maladies, comme le commandant Pedro, la commandante Ramona, le commandant Abel et le maître Galeano entre autres.

Dans le Caracol « Resistencia y rebelión : Un nuevo horizonte » [Résistance et Rébellion : Un nouvel Horizon], il y a plus de 120 promoteurs de santé, dont des dentistes, échographistes, sage-femmes, hueseros [spécialistes des os], promotrices, coordinateurs. Le village où se trouve le Caracol s'appelle Dolores Hidalgo, il a été fondé en 1994 sur des terres récupérées.

« Avant, ici c'était une grande exploitation, mais nos grands-parents ont lutté. C'est pour cela qu'on l'appelle Dolores, à cause de ce qu'iels ont vécu pendant le soulèvement. Et Hidalgo, c'est pour Miguel Hidalgo », précise un promoteur de santé du Caracol VIII. « L'empathie de celles et ceux qui nous rendent visite nous encourage beaucoup », dit-il en faisant référence aux participantes.

Dolores Hidalgo, c'est la zone où viennent les zapatistes de toute la région pour se former. Il explique qu'il y a 5 ambulances, pour chacun des 5 premiers Caracoles, et on les prête à celui qui en a besoin. Iels voient la santé de manière commune.

Maintenant, iels étrennent les vélos dans les cliniques autonomes. Les zapatistes ouvrent de nouveaux chemins pour l'autonomie de la santé en commun, de manière littérale et métaphorique. Ouvrir des chemins, puisque là où l'on pouvait passer, les routes sont maintenant bloquées et qu'il est important que les médicaments parviennent à destination. Mais, avec cette nouvelle étape, iels ouvrent aussi des chemins pour l'organisation.

Salvador Campanur, du peuple p'urepecha de Cherán, qui fait partie du Congrès national indigène, estime qu'il était important de voir les pièces de théâtre qui ont été présentées par les jeunes femmes zapatistes. « Ça nous aide à voir comment nous avons progressé, mais aussi ce qui reste à faire et dans quelle direction aller. »

Les équipes de basket et de volley zapatistes ont affronté les équipes visiteuses au milieu des montagnes qui entourent la rencontre. Elles ont montré comment elles s'organisent et s'entraînent. Elles se sont embrassées à la fin des matchs, qu'elles aient gagné ou perdu. « Vive les femmes », ont-elles crié pendant le match de Nahualas de Mexico contre Résistance et Rébellion du Caracol XII.

« Nous avons pu partager de plus près avec les zapatistes pendant le mach. De plus, la joie… partager la joie, voir comment elles s'organisent, comment elles nous transmettent leurs énergies. Je ramène avec moi le message que nous devons continuer et faire des choses sur notre territoire. Que nous ne devons pas nous rendre parce que nous savons que eux aussi ont été attaqués par les paramilitaires. Des choses qui se passent également dans le Guerrero », déclare Julieta, membre na savi du Congrès national indigène qui a participé à ce match de basket.

« Ici nous nous rencontrons et nous savons que nous sommes une famille en commun », déclare une base de soutien zapatiste du Caracol 11 Tulán Kaw. Elle explique qu'elle a déjà visité les 12 Caracoles, après qu'ils se soient multipliés il y a trois ans, grâce aux évènements qu'ils réalisent. « L'empathie de ceux qui nous rendent visite nous encourage beaucoup », dit-elle en faisant référence aux visiteurs du Mexique et du monde.

« Je ramène avec moi le message d'espoir. Lorsque nous nous rencontrons grâce aux invitations des compañeros zapatistes, nous partageons notre vie avec d'autres compañeros de différents endroits ainsi qu'avec les bases d'appui elles-mêmes. C'est incroyable de voir comment ils se mobilisent, ils s'organisent et nous reçoivent avec beaucoup de gentillesse, alors je rentre avec beaucoup d'espoir et d'énergie, je rentre bien rechargée », explique Erendira Sandoval du collectif de Droits humains Criptopozol. Elle voyage avec une nouvelle membre de son collectif à peine âgée de deux ans.

« Il n'y a pas besoin de faire beaucoup d'études. Ce dont on a besoin maintenant, c'est de penser à comment changer les choses et personne ne va nous dire comment le faire. Nous, nous sommes les peuples, femmes, hommes. Nous allons continuer ce chemin et nous allons nous défendre. Nous n'avons pas besoin de tuer les soldats ni les mauvais gouvernements. Mais s'ils viennent, nous nous défendrons », lance le Sous-commandant Moisés en guise d'avertissement.

En dépit du crime organisé qui cherche à intimider la population, les zapatistes s'engagent sur ce nouveau chemin en lui donnant une perspective d'avenir, basée sur la liberté des femmes et des peuples dans 120 ans. Aujourd'hui même les arrière-petits-enfants de celles et ceux qui se sont soulevé.es par les armes pour se rebeller participent.

La vigueur du mouvement est présente dans ses actions, cela éclaire l'avenir et permet de le visualiser, comme le font les lampes des miliciens dans l'obscurité de la nuit de la nouvelle année.


Les femmes Zapatistes réalisent une cérémonie nahua de Tehuacan, Puebla.


Veronica dialogue avec le capitaine Marcos.


Le Sup Moisés affirme que le voyage en Europe a permis d'élargir la pensée zapatiste.



Danse du Kurdistan.


Jeunes zapatistes s'entraînent au vélo.


Zone archéologique de Tonina dans le Caracol VIII.


Paysages vus depuis les communautés du Caracol VIII Resistencia y rebelión : Un nuevo horizonte [le Caracol VIII Résistance et Rébellion : Un Nouvel Horizon]. Il y a eu des affrontements avec les paramilitaires de l'ORCAO dans cette région.

(https://piedepagina.mx/ezln-celebra-30-anos-con-alegria-en-comun/)

Par Daliri Oropeza X : @Dal_air
Texte et photos de Daliri Oropeza Alvarez
3 janvier 2024

06.05.2024 à 10:47

Alep Quinze heures du matin

dev

« Alep qui s'appelle Guernica, ou d'un autre nom »

Claude Favre

- 6 mai / , ,
Texte intégral (1425 mots)

Bonjour,

je me permets de vous proposer un texte - un fragment, presque l'incipit un peu remanié - d'un livre paru chez Al Dante : Alep quinze heures du matin. Il me semble que cela aurait du sens qu'il soit accueilli parmi vos propositions. Parce qu'Alep n'est pas que le nom d'Alep, mais aussi celui de Guernica, Srebrenica ou Gaza, ou tant d'autres. Parce que face à ces horreurs que les hommes sont capables de faire aux hommes, même si cela est dérisoire, il me semble qu'il est important de dire les choses qui sont, le redire avec obstination et faire ce qu'on dit. Je vous remercie de votre attention. Claude Favre

il est quinze heures du matin, c'est un trou dans nos nuits
c'est un théâtre

cela pourrait s'appeler de noms beaux comme l'aurore
cela pourrait s'appeler Alep

il y a des images de liesse, filmées par la télévision officielle
syrienne
des armes pour la joie, des langues pour la haine
des photographies géantes de Bachar Al-Assad
il y a des sapins scintillants, des messes dites
il y a des corps à terre
parfois ce ne sont même plus des corps
des gens qui fuient, après la faim les bombes, qui ne savent où fuir, comment, et si
comment après les tracts largués durant des semaines par l'aviation syrienne et russe
« Vous savez que tout le monde vous a abandonnés. Ils vous ont laissés seuls face à votre destin et personne ne vous aidera. »

il y a des enfants qui ne pleurent même plus

cela s'appelle Alep, c'est le nom des pertes, le nom d'un monde à sa perte qui, de longue date se reproduit
un nom de siècles, de millénaires, de faits, de preuves, de discours, de pièces qui mentent
ce n'est pas la fin d'un monde, ça a de loin commencé, Alep, un des noms des hommes à bout, cela s'appellera toujours Alep, de dessous les décombres d'échanges millénaires, de décisions pourrissant

il y a le courage, la ténacité
cela s'appelle Alep
le nom de notre indifférence, de nos feintes, de notre lâcheté, un peu de riz, de l'eau dans des bidons, des enfants qui ont faim, des
blessés sur des charrettes tirées à bras d'hommes ou
par des ânes,
la peur des ânes à Alep, des morts déchiquetés dans la poussière, un nom à fragmentation comme une bombe désormais dans nos têtes, ployées

tic-tac, tic-tac

(je ne veux pas quitter Alep, je ne veux pas, je ne veux pas)

cela pourrait s'appeler d'un autre nom
cela ne s'appelle pas toujours Alep, mais toujours, toujours je dois quitter Alep, jeter mémoires, quitter Alep, Alep qui s'appelle Guernica, ou d'un autre nom, Idleb, Sarajevo
happés, des enfants dans la guerre

il y a des mots, pléthore de mots, des flots, flux de mot et des indignations
et puis les fêtes
les mots du pire
le pire déjà digéré, il y a des chiffres, des morts qui sont des chiffres, des morts qu'on ne compte plus, cela s'appelle Alep, et c'est le nom du temps compté, et c'est le nom d'aujourd'hui, des atermoiements

des mots à chair de poule, des mots de corps intacts, de chairs douces, entières, des mots à sonne-creux, à langue rongée, indignée, des mots d'antienne, des mots d'entre les dents, caisses vides, quand le sang coule des bouches à Alep, coule dans la tête, tête qui tombe, pan, t'es mort

il est quinze heures du matin et c'est le temps des fêtes, on n'y croit pas, on croit qu'on n'y croit plus, on est nombreux, on vacille, il faut sauver les fêtes, on frémit on commerce, on n'a rien vu à Hiroshima, à Grozny, à Kiyv
et à portée de mains, toujours, toujours, les anxiolytiques

cela pourrait s'appeler l'histoire, de longue date, cela pourrait s'appeler l'espoir, meilleurs vœux, le temps passe, on s'offre des souhaits, le temps passe, des souhaits pas des faits, la vie passe, déjà des morts, des blessés, un attentat à Istambul, un attentat à Mossoul, à Mogadiscio, des morts à Kharkiv Marioupol

on regarde les images intenables, on tient
on les revoit, hallucinantes, la vie continue il faut bien
on entend, on sait, on regarde à nouveau les images, déchirantes,
parfois même on se documente

on tient raison

on pense à autre chose

il neige sur Alep

cela pourrait s'appeler la vie

ne me laisse-pas tomber
ne me laisse pas tomber avec mon sang qui de toi coule
avec ton sang en lettres de haine
avec les images intenables, hallucinantes
il pleut sur Alep des bombes barils et des regrets, on aurait dû, aurait fallu
on a des mots pansements et des anxiolytiques et on suce, on mâche, radote
cela s'appelle la mort
tu sais la mort
cela s'appelle irrémédiable

à partir de là
tic-tac, tic-tac
ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas, Alep
ne me laisse
pas

cela s'appelle tombe, libération d'Alep
il y a des mots
il y aura des mots, libérés
il y a des mots, il y aura des mots, il y aura des trains, il y aura des mots, il y aura des trains

des échelles de poussières

je n'ai rien vu à Srebrenica Hiroshima
cela s'appelle Alep, n'appelle pas assez les mots
rejette les mots, les couronnes de mots écrits avec grâce
les mots fascinants dans des bouches fascinantes, Alep
crache nos
mots avec son sang, il n'y a plus de rêves

(parfois à la rescousse, à certaines heures du désespoir, Alep appelle encore l'amour, parfois appelle à la rescousse, appelle ses anges intérieurs

ne me laisse pas tomber, en finir, tomber jusqu'à
ne me laisse pas, ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas, tomber, tomber
tomber
en finir)

il y a des mots, il y aura des mots, il y aura des trains, il y aura des mots, il y aura des trains

_et l'espérance incessante et mortelle

laisse-moi, laisse-moi, tombe tombe Alep
tombe Alep à chacun de nos mots, chacun de nos mots creuse la
tombe d'Alep
tombe Alep, Alep qui tombe, grain de rage dans nos gorges, de honte, la mort
par
nous
tombe Alep, la tombe de nos derniers espoirs, y aura-t-il retours d'espoir à Odessa
tombe Alep, tombe, le nom d'un sacrifice, d'anathèmes, d'épidémies
on a des images des mots, il y a nous
et les autres
tout ce qui
sous nos yeux
la proie pour
l'ombre

_incessante et mortelle

alors laisse moi tomber, laisse-moi, laisse-moi
laisse-moi tomber, tomber, tomber
laisse-moi tomber
laisse-moi

laisse-moi

laisse-moi
tomber

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