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La Lettre de Philosophie Magazine

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11.09.2025 à 16:00

“Prove me wrong”

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“Prove me wrong” hschlegel

« “Tout le monde devrait être capable d’une grande violence. Car lorsqu’on n’est pas capable de violence, il n’y a aucune moralité à se restreindre.” L’aphorisme n’est pas de Gandhi mais de Louis Sarkozy qui, tout en muscles et couvert de tatouages faisant référence à l’Empire romain, a récemment jugé bon d’exposer sa pratique du jiu-jitsu brésilien à un journaliste du Figaro prêt à avaler ses niaiseries masculinistes.

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Lorsque j’ai vu cette vidéo, je me suis bêtement esclaffée face au ridicule de la mise en scène. Une semaine plus tard, j’en viens presque à considérer Louis Sarkozy comme un sage antique digne de la plus grande révérence tant le climat de violence politique s’est exacerbé. Hier, l’assassinat de Charlie Kirk, “influenceur” de 31 ans devenu une icône des jeunes Maga après contribué à faire élire Trump, semble avoir ouvert une nouvelle brèche dans l’opinion. Ce militant conservateur américain a été tué par un sniper lors d’une réunion publique sur un campus, le tireur étant sans doute un adversaire politique. Ironiquement, Kirk était connu pour défendre la liberté d’expression. Vêtu d’un T-shirt portant l’inscription Freedom (“Liberté”), il invitait le public à débattre avec lui de l’autorisation du port d’armes, qui selon lui n’était pas responsable des meurtres aux États-Unis. “Prove me wrong” (“Prouvez que j’ai tort”), aimait-il intimer à ses interlocuteurs.

Quelques jours avant cet assassinat, l’opinion avait été marquée par la mort atroce d’une jeune réfugiée ukrainienne, Iryna Zarutska, filmée dans un métro de Caroline du Nord, par un Afro-Américain. Sur les images, on voit la jeune femme assise dans une rame s’effondrer après avoir été brusquement poignardée au cou. Un meurtre qui semble gratuit mais que le même Charlie Kirk s’était empressé de commenter ainsi : “Si un Blanc lambda s’approchait pour poignarder subitement quelque brave personne noire qui n’avait rien demandé à personne, ça ferait un tollé inimaginable à l’échelle nationale, et une histoire dont on se servirait pour imposer des changements politiques radicaux à l’ensemble du pays.”

Face à des drames de ce type, une question m’obsède : à quel moment un événement fait-il basculer l’histoire ? Il y a quelques jours, en préparant un article, j’effectuais des recherches sur la nuit de cristal, lors de laquelle les Juifs d’Allemagne furent tués ou violentés, leurs commerces et leurs lieux de culte saccagés, le 9 novembre 1938. L’occasion de me rendre compte que j’étais incapable de me souvenir de son élément déclencheur – à savoir l’attentat perpétué contre Ernst vom Rath, un secrétaire de l’ambassade allemande à Paris. Celui-ci succomba à ses blessures après avoir été tué à coups de pistolet par le jeune Herschel Grynszpan, un Juif d’origine allemande qui avait alors 17 ans. À vrai dire, il est abusif de parler d’“élément déclencheur” : si les nazis voulurent faire croire que cet événement avait déclenché des violences spontanées, ce sont bien eux qui orchestrèrent ces atrocités. Je précise que je ne cherche pas ici à comparer l’administration Trump au régime hitlérien ; ce qui m’interpelle, c’est la difficulté que nous avons à identifier ce qui peut faire basculer l’opinion, ce qui la rend capable d’encaisser le passage à une violence débridée. La mort de Kirk sera-t-elle l’un de ces faits oubliés des décennies après mais qui auront infléchi le cours de l’histoire, en fournissant un prétexte idéal à certains pour franchir une étape supplémentaire vers la brutalisation politique ?

Après le décès du militant conservateur, Donald Trump, Elon Musk et des républicains se sont empressés d’accuser la gauche, “démon” responsable de sa mort d’après un conseiller de la Maison-Blanche, tandis que des pasteurs évangéliques et autres chrétiens conservateurs n’hésitent pas à le qualifier de “martyr”. Évidemment, ils omettent d’évoquer la montée de la violence vis-à-vis du camp adverse. En juin, l’élue démocrate Melissa Hortman et son mari ont été assassinés à leur domicile, tandis qu’un membre du Sénat du même État et son épouse ont été blessés. Quelques mois plus tôt, c’était le parti du Grand Capital qui était touché avec la mort de Brian Thompson, patron de l’assureur UnitedHealthcare, tué en pleine rue à New York. Son meurtrier, Luigi Mangione, est entretemps devenu une icône pour une partie de la gauche américaine qui n’hésite manifestement pas à prôner le recours à la force pour défendre ses valeurs.

“Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même”, disait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886). “Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi.” Lorsque je vois l’état de la politique américaine, je me demande sérieusement si sa population n’est pas déjà prête à la guerre civile. Vous pensez que je suis trop pessimiste ? Prove me wrong»

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11.09.2025 à 11:00

Avec la sommelière Pascaline Lepeltier : “Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique”

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Avec la sommelière Pascaline Lepeltier : “Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique” hschlegel

S’intéresser au vin, c’est s’interroger sur ce qui forme notre goût. Comment s’élabore cette connaissance corporelle ? Le goût du bon vin est-il universel ? Notre journaliste Cédric Enjalbert s’est entretenu avec la sommelière Pascaline Lepeltier, en amont de son intervention les 11 et 12 octobre lors des « Conversations sous l’arbre » au domaine de Chaumont-sur-Loire.

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En quoi consiste le métier de sommelier, qui nest pas celui de l’œnologue ? 

Pascaline Lepeltier : Cela fait presque vingt ans que je suis sommelière. Mon travail consiste, dans sa face visible, à recommander des boissons à des clients lors du service dans un restaurant, en salle. Il se distingue de l’œnologie car un sommelier n’a pas de formation scientifique, il nest pas le spécialiste de la production du vin ni le technicien qui aide les vignerons à prendre des décisions critiques, au niveau de la vinification. Je suis en fin de chaîne : je fais la sélection des bouteilles en accord avec l’économie du restaurant. Jai été formée pour connaître la géographie et l’histoire de la gastronomie et du monde viticole ainsi que certains standards de dégustation, c’est-à-dire des manières de goûter un vin selon une typologie. 

“Contrairement à l’œnologue, le sommelier n’a pas de formation scientifique” Pascaline Lepeltier

 

Quelle est la nature de cette “connaissance”, qui passe aussi par le corps ? 

L’entrée dans la sommellerie passe dabord par une connaissance des grandes appellations du vin. Jai appris à reconnaître des typologies, des composés structurels et aromatiques du vin, puis à les associer à des régions viticoles, des millésimes, des styles de vinification… Ce qui me pose aujourdhui beaucoup de problèmes ! 

 

Pourquoi ?

Jai appris à évaluer techniquement quasiment toutes les régions viticoles du monde, avec leur spécialités, leurs histoires et leurs producteurs. Mais cet apprentissage, à la base valide, repose beaucoup aujourdhui sur des standards préconçus, qui se trouvent finalement éloignés de lidée originelle de terroir (concept central dans le vin) et de ce qui se passe dans mon quotidien de sommelier.

“Le goût est un outil crucial pour la santé” Pascaline Lepeltier

 

À quoi pensez-vous ? 

Prenez un exemple : je dois apprendre ce quest le Sancerre, où il est produit, dans quelles communes, selon quelles règles, avec quels cépages, et que le Sancerre type et « de qualité » est un vin blanc sec, à base de sauvignon blanc, avec un profil aromatique précis lié à une technique de vinification très spécifique et validé aujourdhui par les standards de lAOC. Mais, en réalité, le Sancerre est un vin bien plus complexe : historiquement, cest la découverte dun lieu et de terroirs, Sancerre, permettant la production de vin de garde dès le Moyen Âge, dès lors prisé par les instances politiques et religieuses lappréciant pour sa richesse. C’est un vin longtemps vinifié en en bois avec du sucre résiduel. Il y a aussi une histoire pluri-centenaire du rouge et du rosé. Le standard frais et clinquant présenté comme absolu référent est extrêmement récent à l’échelle millénaire du vin de Sancerre, et il provient davancées technologiques. Projeter un standard à un instant t gomme toute perspective historique et anthropologique sur le produit, empêchant une véritable compréhension de celui-ci.

 

Dans ce cas, parler de “terroir” a-t-il encore encore un sens ? 

Le terroir, concept incroyable, est malheureusement aujourdhui brandi comme une explication idéalisée, presque transcendante de la qualité d’un vin. La question est : comment la plante, au cours de son cycle végétatif, peut-elle produire un raisin qui, une fois transformé, aura la capacité de faire penser que ce produit vient d’un endroit unique ? Cela met en jeu un territoire au sens géo-pédologique – qui concerne le sous-sol et le sol –, climatique, botanique et humain. Mais il ne faut pas oublier quil y a une part de construction sociale : tous les terroirs viticoles ont été totalement transformés par lhomme, pour suivre la pensée du grand géographe Roger Dion. Enfin, cette reconnaissance tient aussi à notre manière de goûter le vin à un moment donné. Pendant longtemps, les spécialistes ont cru pouvoir objectiver les sensations. Aujourdhui, des recherches sintéressent à la manière dont le goût et lodorat fonctionnent, à la façon dont les sensations et les perceptions se lient intellectuellement à des idées et à des standards, dont chaque individu goûte, à mi-chemin de lobjectivité et de la subjectivité. Cest la question de la relation objet-sujet.

“Projeter un standard à un instant ‘t’ gomme toute perspective historique et anthropologique sur le produit, empêchant une véritable compréhension de celui-ci” Pascaline Lepeltier

 

Peut-on parler dune universalité du goût ? 

Nous sommes quelques sommeliers à nous intéresser à ces questions sur un plan scientifique, pratique et professionnel, pour faire évoluer la façon de parler du vin – en toute humilité. Longtemps, la phase de reconnaissance a dominé. Il fallait qu’on reconnaisse un vin selon une typicité propre – cest toujours ce qui est attendu lors des concours et des dégustations à laveugle, quon dit analytiques : on essaie de déterminer le goût par une description des arômes, puis de la structure, de noter l’évolution du vin, de donner le nom du producteur, le millésime… Au final, cest très pavlovien, et ce n’est pas le plus intéressant dans la dégustation parce quil sagit simplement de calquer un standard de dégustation sur un standard de production. Malheureusement ce type de dégustation a participé du processus de standardisation de la production. Cela a aidé à déterminer des identités fortes, et a notamment assis la pertinence de lidée d’« appellation dorigine contrôlée ». Mais aujourd’hui, ce système ne marche plus, comme le montrent les brillants travaux de lhistorien Olivier Jacquet.

 

Existe-t-il donc dautres manières de goûter le vin ?

Il faut des capacités mémorielles importantes et un entraînement pointu pour parvenir à une reconnaissance sensorielle. Mais la reconnaissance demeure assez stérile. Jessaie de repenser cette approche en considérant leffet émotionnel du vin, qui suscite un plaisir sensoriel, capable de générer de limagination, du discours, des conversations entre spécialistes du vin et, au-delà, entre amateurs. Des philosophes sintéressent à cette nouvelle approche, comme Nicola Perullo en Italie, qui a écrit un essai dÉpistœnologie (Mimésis, 2024). Il ne pratique pas une philosophie du vin mais une philosophie avec le vin, qui est un produit incroyable en termes organoleptiques, à tel point qu’on peut l’utiliser pour repenser plus généralement notre approche de la connaissance.

“Malheureusement, le type de dégustation qu’on a longtemps attendue du sommelier a contribué à la standardisation de la production viticole” Pascaline Lepeltier

 

Comment en parler ? 

Les standards mis en place se sont révélés insuffisants pour décrire, puis pour communiquer la complexité qu’offrent les grands vins de terroir, qui tentent dincarner un territoire, loin des produits ultra-transformés. Décrire cette qualité est incroyablement complexe, dautant que lexpérience change à chaque gorgée. Je suis très contente ici davoir étudié Bergson et ses idées sur les limites des concepts et du langage ! Mon travail est une application de mes études, mais je ne suis quau début de mes recherches : comment puis-je penser et conceptualiser tous les vins que je goûte, pour moi, comment puis-je les comprendre, men souvenir, puis en parler avec mes différentes casquettes – sommelière, compétitrice, chroniqueuse, critique, etc. – qui chacune sont liées à un code linguistique particulier ? Au restaurant, je nai pas un langage du vin mais autant de langages que dinterlocuteurs : cela varie à chaque table, en temps réel et en face à face, en anglais ou en français. Il faut que j’arrive à comprendre rapidement, en analysant le verbal et le non-verbal de l’échange dans un contexte hyper saturé, chargé émotionnellement, où les clients ne sont jamais vraiment eux-mêmes, ce quils aiment. Très peu de gens savent décrire leurs goûts, et cela touche en fait profondément à lintime ! Puis mon travail est en fait non de marier un plat avec un vin, mais cette personne et ses invités avec une bouteille à un certain instant : il faut satisfaire quelqu’un gustativement, émotionnellement et socialement. Je dois donc comprendre quel est l’espace mental et émotionnel dans lequel ces clients se trouvent. Parfois, je parle très concrètement et techniquement du vin servi, mais généralement, cela narrive quune fois le vin dans le verre. Dans ses travaux appliquées à lagriculture, l’ethnobotaniste André-Georges Haudricourt (1911-1996) ma aidée à comprendre un peu ce que je faisais avec ses concepts d’action directe positive et daction indirecte négative. L’action directe positive est une méthode typiquement occidentale : le cultivateur intervient en permanence, selon des formes de domestication imposées a priori. Laction indirecte négative consiste à créer un espace de développement, à mettre la plante ou l’animal dans un lieu et à laisser faire, en agissant seulement sur le milieu, sans rien imposer a priori, en sapprochant d’un « retour à la nature ». Je crois que ce schéma daction et de pensée vaut aussi dans nos rapport politiques et sociaux, dans notre rapport à autrui. Dans mon domaine, disons que je favorise laction indirecte négative. Je mintéresse à un milieu de production, aux dynamiques qui permettent à un vin dexister, mais aussi aux conditions de la dégustation. Je ne dis pas aux gens : vous allez boire ceci et le goûter comme cela. Je le faisais au départ mais cela ne marche pas. Mon travail consiste à élargir le vocabulaire, en tablant sur la polysensorialité, nhésitant pas à employer un vocabulaire qui vient du toucher, de l’audition, de la vue. Quelles autres sensations arrivent et quelles images ? Décrire le vin de manière analytique paraît très stérile. Le vin minterroge beaucoup sur les fondamentaux de la communication, et sur ce que jessaie de transmettre : que le client ait une expérience dune bouteille aussi riche que la mienne. Ma maîtrise du langage nest quau service de la création dun espace de liberté du goût chez mon interlocuteur pour quil fasse lui même lexpérience de la qualité.

“Il faut réincarner nos savoirs en considérant la place du corps dans la cognition. La connaissance est intimement liée à la physiologie” Pascaline Lepeltier

 

Cela fait penser à la réflexion de Kant sur le jugement de goût, qui est subjectif mais qui prétend à luniversalité. Peut-on dire quil existe une certaine objectivité du jugement de goût, sagissant du vin ? Existe-t-il des “grands vins” immédiatement reconnus comme tels ? 

Selon mon expérience, il existe une certaine universalité d’un grand vin, qui permet à ceux qui le dégustent de se projeter immédiatement dans une expérience profonde, multi-sensorielle et cognitive – comme des grandes œuvres dart immédiatement appréciées. Ces vins qui suscitent ce consensus, quimporte le niveau technique et lhistoire personnelle de la personne qui le déguste, sont pour moi ces fameux « grands vins » – venant ou non de cépages, d’appellations, de vignerons reconnus. Cette universalité est actuellement un objet de recherche pour certains scientifiques et professionnels. Grâce ou à cause de ces vins, de nouvelles formes de dégustation apparaissent, recentrées sur le dégustateur – comme la « dégustation intuitive » de Franck Thomas ou la « dégustation géo-sensorielle » de Jacky Rigaux et Jean-Michel Deiss. Quand un sommelier aborde aujourd’hui un vin de manière analytique, il le prend, regarde sa couleur, le sent, détermine ses arômes puis le goûte. Il déduit par rapport à ce quil a vu ce quil sattend à goûter en bouche. Les nouvelles approches du vin essaient plutôt de s’intéresser à la qualité et à la dynamique des éléments entre eux. Au lieu de commencer par la vue et le nez, le dégustateur commence par exemple par la bouche, en se privant du côté optique, qui peut se montrer parasite. Il essaie de se concentrer sur un ressenti en bouche. En inversant ainsi la logique, vous vous libérez des chaînes de dégustation et des standards. Au lieu de créer une linéarité, vous créez un système, un réseau en communication, une dynamique. C’est tout le paradoxe de la dégustation qui se présente comme une méthode objective tout en employant des moyens subjectifs, où l’objet – le vin – et le sujet – le dégustateur – se construisent mutuellement, dans un mouvement de double naissance. Finalement, ce qui importe, ce n’est pas didentifier doù provient un vin mais de comprendre pourquoi il suscite chez nous des émotions et un désir de compréhension.

 

Faut-il parler de “phénoménologie” du vin ?

Phénoménologie, oui absolument, je crois ! Mais une phénoménologie holistique : ce nest pas juste la bouche qui travaille. Cest l’intégralité du corps qui est réceptif – jusquaux « tripes », avec toutes les découvertes sur les liens entre flore intestinale et cerveau, ou encore concernant lintéroception. Qu’est-ce que cette expérience sensorielle projette chez vous ? Quelle imagination ? Peut-on parler dintuition ? Comment cela informe-t-il lanalyse qui s’ensuit ? Ma pratique me dit quil est fondamental de réincarner nos savoirs, de les incorporer, en considérant la place du corps dans lactivité cognitive, en reconnaissant que la connaissance est intimement liée à la physiologie. Le travail de Nicola Perullo est fondamental ici, et incroyablement inspirant.

“Le vin minterroge beaucoup sur les fondamentaux de la communication” Pascaline Lepeltier

 

Découvre-t-on ainsi de nouveaux goûts ?

Les neurosciences sont en pleine ébullition, notamment sur la question de la physiologie du goût : cela serait bien plus complexe que nous pensions, avec de nouveaux capteurs, de nouvelles saveurs. Or de mon côté, jemploie depuis des années un vocabulaire qui est en fait très approximatif – et erroné ! On parle par exemple souvent d’un vin salé, or il ny a pas de sodium, techniquement, dans le vin. En revanche, il y a des sensations salines, qui pourraient être dérivées chimiquement de molécules qui jouent avec les capteurs de lumami, comme le calcium et le magnésium. « Salé » est un abus de langage, comme aussi « minéral ». Des mots venus dautres langues permettent denrichir notre vocabulaire pour discriminer les perceptions au-delà du salé, du sucré, de lamer et de lacide, comme lumami, découvert par le chercheur japonais Kikunae Ikeda et considéré comme une saveur depuis les années 1990, mais aussi plus récemment le kokumi, qui désigne en japonais le « goût riche » – cette saveur est reconnaissable dans les eaux très minéralisées. Le fait que dans notre culture occidentale, le goût ait été si peu et si mal aimé n’a pas favorisé la recherche esthétique et le développement dun vocabulaire dans ce domaine, pas autant que pour dautres sens comme la vue ou louïe, du moins. Il y a d’énormes erreurs diffusées sur le goût – comme la carte de la langue – que des esthésiologues, spécialistes de la perception des sensations, corrigent depuis des années. On sait aujourdhui que nous avons un récepteur pour le sucre ou l’acide en bouche, mais vingt-cinq pour lamer, doù des variations interindividuelles pour ce dernier bien plus importantes que pour les premiers. Pour réfléchir sur luniversalité ou lindividualité du goût, il faut se pencher sur les découvertes de lanalyse sensorielle, et sur certains invariants. Les travaux du neurobiologiste Gabriel Lepousez sont fantastiques à ce sujet. Donc la physiologie dun côté, mais évidemment aussi lire les travaux des anthropologues de lautre !

“On parle souvent d’un vin salé, or il ny a pas de sodium dans le vin. En revanche, il y a des sensations salines, qui pourraient être dérivées chimiquement de molécules qui jouent avec les capteurs de l’umami” Pascaline Lepeltier

 

Peut-on améliorer son goût ? Et si oui, comment ?

Il le faut ! Le goût est un outil crucial pour la santé. Par le goût, on peut savoir ce qu’il faut qu’on mange ou pas. Par le goût, je peux par exemple reconnaître des vins qui sont ultra-transformés et évidemment des aliments qui le sont aussi, et dont on connaît aujourdhui les effets incroyablement néfastes. Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique. Je crois que le goût et lalimentation sont des voies dentrées pour comprendre plus largement des questions fondamentales, politiques et sociales (rien de nouveau ici, je le sais bien). Aussi lointain que cela semble, le vin pour moi permet dincarner des travaux souvent loin des amateurs de belles bouteilles, et subitement de les rendre accessibles – notamment les questions écologiques au-delà de la question du vin biologique par exemple. Jai découvert le travail de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005) grâce à Christelle Pineau, elle-même anthropologue et qui a écrit sur le vin nature. Je vois bien que cette dichotomie nature-culture na aucun sens dans mon métier, et combien un produit comme le vin invite à repenser notre être au monde, à imaginer un nouveau « contrat naturel ». De même avec les travaux de Bruno Latour, issu lui-même dune famille de vignerons : je crois que nombre de ses idées se retrouvent incarnées dans ma pratique quotidienne, et subitement deviennent bien plus compréhensibles – et valides – pour qui peut sintéresser au vin. Pour nen citer quun, ses travaux sur la « zone critique » me parlent beaucoup, de la question de la biosphère, du rhizome de la vigne à la fermentation du vin, jusqu’à lesthétique, la dégustation, et donc les décisions politiques qui permettent que tout ceci soit préservé.

“En Occident, le goût a été peu et mal aimé. Ça n’a pas favorisé la recherche esthétique et le développement dun vocabulaire dans ce domaine” Pascaline Lepeltier

 

Vous avez été élue meilleur sommelier de France en 2018. Vous êtes arrivée quatrième au concours du meilleur sommelier du monde en 2023. Comment abordez-vous ces concours aujourdhui ?

Je m’étais préparée comme un sportif de haut niveau, avec un préparateur physique, un nutritionniste et un psychologue, le concours mêlant activité physique intense, concentration intellectuelle et performance scénique. Avec une intensité et un pragmatisme tout américains. Mais à un moment donné, j’ai touché une limite, et jai compris que j’étais engagée dans la mauvaise direction. Je suis alors tombée par hasard sur les livres d’Olivier Hamant, chercheur à lInrae, à propos de la performance contre la robustesse. Il sinspire du monde végétal pour montrer comment la robustesse permet de résister aux chocs et de sadapter aux crises, là où la performance met en danger sur le long terme la survie de lindividu. Il applique cette théorie à laction économique et en tire une « philosophie politique ». En le lisant, je me suis rendu compte avoir longtemps été dans une quête de performance dans ma façon dappréhender le vin. Désormais, je me demande plutôt comment aller chercher la robustesse, l’acceptation du changement incessant, de la non-efficience, via le développement dune meilleure compréhension du soi. Je me suis davantage tournée vers lOrient avec la pratique du yoga, de la méditation, et une réflexion sur les approches japonaises du cha-dō (la voie du thé) ou du kōdō (la voie des odeurs), pratiques extrêmement disciplinées mais aussi spirituelles qui ont beaucoup à apporter à la dégustation occidentale du vin. Cette quête du vin et du goût est une quête du soi bien plus satisfaisante… et, qui sait ? peut-être me mènera-t-elle à des performances victorieuses en compétition !

 

Pascaline Lepeltier interviendra les 11 et 12 octobre prochains lors des « Conversations sous l’arbre » au domaine de Chaumont-sur-Loire (41). Toutes les informations sont à retrouver sur le site officiel de l’événement.

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